Bien avant l’explosion du Cambrien, le patrimoine génétique mondial avait commencé sa lente et longue genèse. Il s’est constitué à travers toutes les formes de vie, les expériences vécues et le gouffre insondable des mémoires, dont l’ADN à la double étreinte fait partie.
Depuis plus de quatre milliards d’années, des acquis génétiques ténus mais répétés, tenaces et résilients, et d’innombrables mutations ont augmenté le trésor commun, l’ont modifié ou l’ont transformé, condamnant les impasses, lançant de nouvelles directions.
Tous les vivants y ont contribué, peu ou prou, – fungi et oomycètes, amibes et oursins, coraux et lombrics, ptérodactyles et stégosaures, buses et bisons, bonobos et aïs,i hominidés et homininés…
La planète Terre, infime goutte de boue et de feu perdue dans la nuit cosmique, abrite et transporte toute cette vie, ramassée comme en une archenoétique.
Je dis une arche, car elle doit affronter le déluge des millénaires, et la menace d’extinctions massives (cinq depuis la fin du Cambrien, et une sixième en cours, depuis le début de l’Anthropocène).
Je dis noétique, car toute vie biologique se résume en fin de compte à de l’information, du moins quant à sa transmission. Cette information porte du sens, qui demande à se faire entendre. Elle se traduit en un ensemble de noèmes, ces « unités minimum de sens »ii. Les molécules d’ADN ne se réduisent donc pas à des séries de nucléotides. Elles véhiculent aussi du ‘sens’, elles ‘signifient’ des formes vivantes passées et à venir, – des essences végétales ou des manières animales d’exister. Chaque gène incarne un ‘mode’ d’existence, toute gamète contient en puissance une certaine ‘idée’ de l’être.
L’arche noétique mondiale emporte avec elle toutes sortes d’idées de l’être vivant, accumulées dans le temps, du moins celles dont la mémoire a été conservée et transmise. Mais elle n’en a aucune conscience. Elle continue, impavide, son voyage à travers le temps, nef errante, sans fin ni pourquoi, livrée à l’inconscience. Elle est le symbole, fragile et flottant, de la vie jetée dans le vide cosmique, pour y survivre. Mais elle n’est certes pas seule.
L’arche des noèmes de la vie ici-bas n’est que la figure locale, terrestre, d’une vie elle aussi inconsciente, mais plus vaste, universelle, cosmique. On n’en connaît ni l’origine ni la fin. On sait seulement que cette vie inconsciente, totale, a toujours précédé l’apparition des formes de vie conscientes : toutes les formes de proto-conscience que recèle le cosmos en ont émergé, parce qu’elle les contenait toutes, en puissance.
L’« arche » est en fait une idée très générale, elle représente un paradigme, une image du soi, et de la séparation entre l’intérieur et le vaste, dangereux et stimulant extérieur. La moindre paramécie est déjà une sorte d’« arche », enveloppant de sa membrane plasmique, le cytoplasme, le macronoyau, les miconoyaux, les vacuoles, le péristome, le cytostome, le cytopharynx et le cytoprocte… Mais cette enveloppe n’est pas étanche. La cellule absorbe de l’eau par osmose, ou l’évacue par les vacuoles pulsatiles. Elle se nourrit de bactéries qu’elle ingère à l’aide du péristome et du cytostome.
Filons la métaphore. Une autre « arche » encore, faite de fer et de feu, occupe le centre de la Terre. On sait que le noyau terrestre, liquide dans sa partie extérieure et solide dans sa partie intérieure (qui est appelée la « graine »), est séparé du manteau terrestre par la « discontinuité de Gutenberg ». L’énorme masse de métal en fusion du noyau externe est continuellement brassée par convection ; elle interagit avec la rotation de la Terre et influe sur son mouvement de précession.
De même, l’arche du vivant, telle une puissance tellurique, mais d’essence noétique et même psychoïde, se métamorphose dans ses profondeurs et se renouvelle sans cesse, au long des millions de millénaires. Dans cette vivante orogenèse, des formes de vie émergent par lentes et subconscientes extrusions. Depuis la nuit du temps, des couches de vie sous-jacentes, profondes, chthoniennes, se mettent en mouvement. Elles font irruption en coulées crustales ; leurs subductions ne cessent de se fondre et de se refondre ; elles font surgir au jour, c’est selon, des gneiss ou des migmatites, des pépites d’or natif ou des diamants dans leur gangue, – autant de pauvres métaphores de l’infinie variété des proto-consciences.
Il faudrait peut-être un Hésiode ou un Homère pour évoquer la puissance cosmogonique, originaire, de ces innombrables formes de subconscience ou de proto-conscience, parcourues de strates hadales, truffées de diapirs, de dykes et d’intrusions, coupées de sills…
On les imagine peuplées de plutons mentaux,nimbées d’étranges songes, d’intuitions mi-liquides mi-solides, traversant lentement des abysses métamorphiques, sans fond ni origine imaginables.
Flottant légèrement sur l’océan de ces proto-consciences en gésine, comme un vent ou une vapeur, on pourrait appeler ‘esprit’ ce qui, en elles, cherche aveuglément la lumière, ce qui toujours les précède, ce qui vient du bas et du profond, ce qui veut le lointain et le large, ce qui se lie à l’avenir, ce qui se désenlace du passé sans s’en lasser.
L’arche est une métaphore locale du soi. Mais on peut bien sûr supputer qu’existent, éparpillées dans l’univers, d’autres consciences encore, des proto-, des para- ou même des supra-consciences, dont l’exo-, ou la xéno-biologie donnent une première idée.
Ces formes de conscience, élusives, exotiques, exogènes, traversent sans doute les mondes et les univers, les infusent, les épient, les guettent, s’en nourrissent ou les couvent, les blessent ou les soignent, et qui sait ?, les vivifient, les élèvent et les transcendent.
On se prend à rêver que, plus haut, bien au-dessus de l’horizon cosmologique, des nébuleuses inouïes de supra-consciences, des épaisseurs sapientiales, des éthers séraphiques, des éclairs impalpables, tourbillonnent en silence comme des autours, ou des pèlerins.
D’un empilement si considérable de sauts ontiques, des lourds magmas aux gaz étoilés, de l’ADN à l’âme, du silex aux chérubins, comment rendre en mots la dynamique des frissons, la puissance des transformations ?
Le recours à l’ellipse, à l’allusion, au trope, est un expédient.
On forme l’hypothèse qu’à travers le cosmos tous sortes de niveaux de conscience et de subconscience se plissent sans fin, s’érigent ou s’effondrent, se disjoignent ou se rejoignent.
En s’abaissant, en s’enfonçant, en s’élevant, ils lient en eux des lieux oubliés. En se dépliant ou en se repliant, en comprimant leurs noyaux, faits de granits rêveurs ou de gabbros songeurs, les couches les plus stratosphériques de la supra-conscience enveloppent comme des langes toutes les strates intermédiaires ; ces célestes entités englobent en leur sein les feux chthoniens, qui palpitent pourtant loin en dessous, ainsi que les centres du vide.
Ou, à l’inverse, selon les archétypes topologiques de la boule, de la sphère, et du ‘tout’, ce sont les couches profondes qui se plissent d’elles-mêmes, qui accouchent de lambeaux de conscience émergente, et qui font surgir en leur cœur le feu qui engendre les sphères ultérieures, difficilement dicibles.
Autrement dit, que le Soi soit au centre de la sphère par lui unifiée, au cœur de l’Un total, ou qu’il soit lui-même l’Englobant, le Totalisant, revient topologiquement au même.
Comme le serpent mystique, l’Ouroboros, le Soi (ou le Dieu qui en est le symbole) se sacrifie en se dévorant par sa fin, et par son commencement. Il nourrit son centre par sa périphérie, pour que vivent les mues et les nymphes.
Il faut apercevoir ce processus dans sa totalité et le comprendre dans son essence, et non considérer seulement ses formes locales, qu’elles soient fugaces, empilées, sphériques, serpentines, métamorphiques, spiralées ou trouées.
Cette totalité des consciences en mouvement s’anime à l’évidence d’une énergie originaire, primale, encore que conjecturale.
On peut se la représenter comme suit.
Toute conscience, la plus haute, la plus signifiante, comme la plus infime, la plus humble, n’est que la manifestation locale, singulière, d’une énergie totale, commune.
Pour sa part, la conscience humaine n’est dans l’univers ni la plus haute, ni la plus humble. Elle est d’une nature intermédiaire, alliant un héritage biologique (la mémoire génétique, corporelle et sensorielle) et les formes psychiques, les formes archétypales de l’inconscient général, en devenir depuis le temps des Préhumainsiii.
Dans toute conscience humaine coexistent le moi ‘conscient’ et une mémoire ancienne, profonde, celle du soi. Cette mémoire provient en partie des proto-consciences de générations d’hominidés et d’homininés. S’y ajoutent les souvenirs de consciences plus affirmées, plus récentes, par exemple celles des générations d’individus du genre Paranthropus, ou Australopithecus, qui ont précédé le genre Homo.
Cette mémoire accumulée, additive, récapitulative, s’ajoute à l’ensemble des représentations inconscientes, des archétypes et des formes symboliques qui constellent la conscience d’Homo sapiens.
Des formes symboliques, archétypales, « instinctuelles », moulent en permanence la psyché humaine. La psyché est une substance immatérielle, qui existe séparément de la matière : elle paraît en être même un des principes organisateurs, un moteur de mouvement et de métamorphose.
D’autres formes archétypales, dites « instinctives », restent liées au substrat biologique, et tiennent leur nature de la matière vivante, en tant que celle-ci est plus organisée, plus téléologique que la matière non vivante.
La Tradition nous a légué un grand principe, celui de la métamorphose continue des formes psychiques, analogue en un sens à celle, moins pérenne, des corps.
Jadis, Ovide chanta ces métamorphoses.
« Je veux dire les formes changées en nouveaux corps.
Dieux, vous qui faites les changements, inspirez mon projet. »iv
Dans son mouvement multimillénaire, la conscience humaine ne connaît pas la nature de sa propre matière, de sa substance intime, même si elle en subit sans cesse les effets.
Elle ne connaît pas non plus la nature et l’essence des archétypes psychiques qui la structurent et l’orientent.
Elle est coincée dans sa réalité propre, qui lie le biologique et le psychique. Elle n’a pas les moyens de se les représenter clairement, puisque toutes ses représentations sont obscurément fondées sur eux, induites par eux, et non l’inverse.
La conscience humaine est issue d’un moule psychique dont la nature lui échappe entièrement. Comment une forme prise dans un moule pourrait-elle concevoir l’essence de ce moule, et les conditions du moulage ?
Comment une chose ‘mue’ pourrait-elle concevoir l’essence du ‘moteur’ qui la meut et l’anime ?
La conscience humaine peut se représenter des idées, des images, des symboles, des formes. Mais elle ne peut pas se représenter d’où ces idées, ces images, ces symboles et ces formes émergent. Elle ne perçoit que les effets de l’énergie psychique dans laquelle elle est immergée.
Elle ne conçoit ni la nature de ce qui la nourrit, ni son origine, et moins encore sa finalité.
Malgré leur différence de nature, peut-on chercher des éléments de comparaison entre les instincts (liés au substrat biologique) et les archétypes (qui appartiennent à une sphère englobant le psychique, sans nécessairement s’y limiter) ?
Y a-t-il quelque analogie possible entre les formes instinctives, biologiques, et les représentations symboliques, archétypales, psychologiques ?
On peut faire deux hypothèses très différentes à ce sujet.
La première, c’est que les instincts et les archétypes sont tous des phénomènes énergétiques, et sont au fond de même nature. Quoique d’origine différente, ils pourraient représenter des modulations, à des fréquences très différentes, d’une même énergie, primale, fondamentale.
La seconde hypothèse trace par contraste une ligne de séparation radicale entre instincts et archétypes, entre matière et esprit.
Dans le premier cas, on peut conjecturer qu’une fusion intime ou une intrication partielle est possible entre instincts et archétypes, entre biosphère et noosphère, au sein du Tout. Ils ne représenteraient que des aspects différents d’une même réalité, d’une même substance.
Dans le second cas, le Tout comporterait en son sein une brisure interne, une solution de continuité, une coupure ontologique entre, d’une part, ce qui appartient à la matière et à la biologie, et d’autre part, ce qui relève de l’esprit et de la psychologie.
Mais dans les deux cas, l’archétype du Tout, sa présence en notre psyché, n’est pas remis en cause. Ce qui s’offre à la conjecture c’est sa nature même (intriquée ou brisée) :
-Soit le Tout est une entité fusionnelle, intérieurement mobile, en apparence, mais au fond statique. Le Tout en tant qu’il est l’Un, l’unique Un, est Un-Tout et Tout-Un.
-Soit le Tout se renouvelle sans cesse par un jeu de forces contradictoires, de synthèses partielles, provisoires, ouvertes. Rien de sa puissance, de ses métamorphoses et de sa fin n’est connu ni connaissable. Tout reste possible, et le plus sûr c’est qu’éternellement du nouveau transfigurera le Tout en un Tout Autre..
Deux idées du Tout, donc : une fusion unifiée (et globalement statique), ou une polarisation vivante, agonistique et dialogique.
Avec ces deux modèles du Tout, ce sont aussi deux modèles archétypaux du divin qui se présentent: le modèle océanique (la fusion finale), et le modèle dual ou duel (le dialogue interne, et toujours créateur du Theos avec le Cosmos et l’Anthropos).
Dans le modèle océanique, fusionnel, il faudra pouvoir expliquer la présence irréductible du mal comme voisin du bien. Il faudra comprendre si le mal pourra être in fine « résorbé » ou métabolisé par la victoire ultime de l’unité-totalité.
Dans le modèle dual ou duel, on pourrait considérer que les dialectiques bien/mal ou Dieu/Homme ne seraient que des représentations humaines d’une dialectique d’un ordre bien supérieur : celle du Divin avec Lui-même.
L’existence même d’une telle dialectique, interne et propre à la Divinité, impliquerait qu’elle ne soit pas « parfaite », qu’elle ne soit pas complète (à ses propres yeux, sinon aux nôtres). Elle serait toujours en devenir, en acte d’auto-complétion et toujours en puissance de complétude, toujours en progression dans la mise en lumière de sa propre nuit, dans l’exploration de ses abysses et de ses cieux.
On pourrait supputer que le Divin inclut éternellement en Lui-même, dans sa source et dans son fond, dans son origine même, des entités comme le ‘néant’ ou le ‘mal’.
On déduirait qu’il tirerait du néant ou du mal en lui des éléments nouveaux pour sa vie en devenir, – autrement dit, il y trouverait de quoi toujours exercer à nouveau sa ‘volonté’ pour affermir son ‘règne’.
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i Aï: Paresseux tridactyle. Quadrupède d’ Amérique du Sud, mammifère de la famille des édentés, du genre Bradypus, qui se déplace avec une extrême lenteur .
iiNoème : « Unité minimum de sens, inanalysable, constituant un primitif sémantique, du code qui construit le sémantisme d’une langue. » (CNRTL)
iii« La lignée des Préchimpanzés et celle des Préhumains se sont séparées il y a une dizaine de millions d’années, la seconde s’établissant dans un milieu moins boisé que la première. On y voit ces Préhumains se mettre debout, marcher mais grimper encore. Six genres et une douzaine d’espèces illustrent ainsi cette extraordinaire radiation qui s’épanouit de 7 à 2 millions d’années dans l’arc intertropical, du Tchad à l’Afrique du Sud en passant par l’Éthiopie, le Kenya, la Tanzanie et le Malawi. » Yves Coppens et Amélie Vialet (Dir.). Un bouquet d’ancêtres. Premiers humains: qui était qui, qui a fait quoi, où et quand? Académie pontificale des Sciences et CNRS Éditions. Paris, 2021
ivOvide. Les Métamorphoses. Livre I, 1-2. Traduit du latin par Marie Cosnay.Ed. De l’Ogre, 2017
Selon les Upaniṣad, le but ultime du Véda est la connaissance métaphysique. Ils en donnent, dans une langue précise et allusive, quelques aperçus précieux.
En quoi consiste-t-elle ?
Certains sages disent qu’elle tient en une seule phrase.
D’autres, plus diserts, indiquent qu’elle touche à la nature du monde et à celle du Soi. Ils énoncent que « le monde est une triade consistant en nom, forme et action »i, qu’il est aussi « un », et que cet « un », c’est le Soi.
Qui est le Soi? Il est en apparence « comme » le monde, mais il possède l’immortalité. « Le Soi est un et il est cette triade. Et il est l’Immortel, caché par la réalité. En vérité l’Immortel est souffle, la réalité est nom et forme. Ce souffle est ici caché par eux deux. »ii
Dans le monde, le nom et la forme ‘cachent’ le souffle immortel, lequel agit sans parole ni forme, en restant ‘caché’.
Pourquoi cette opposition entre, d’un côté, ‘nom, forme, action’, et de l’autre le ‘souffle’ ? Pourquoi cette séparation entre la réalité et l’immortel, si tout est un ? Pourquoi la réalité du monde est-elle en réalité si irréelle, puisqu’elle est à l’évidence fugace, mortelle, éphémère et séparée de l’Un ?
Peut-être que, d’une façon pour l’homme difficile à concevoir, la réalité participe en quelque manière à l’Un, et qu’en conséquence, elle participe à l’Immortel ?
La réalité est apparemment séparée de l’Un, mais on dit aussi qu’elle le ‘cache’, qu’elle le ‘couvre’ du voile de sa ‘réalité’ et de son ‘apparence’. Elle en est séparée, mais d’une certaine façon elle est en contact avec Lui, comme une cachette contient ce qu’elle cache, comme un vêtement couvre une nudité, comme une illusion recouvre une ignorance, comme l’existence voile l’essence.
Pourquoi cela est-il ainsi agencé? Pourquoi ces grandioses entités, le Soi, le Monde, l’Homme? Et en quoi cette séparation entre ces grandioses entités, le Soi, le Monde et l’Homme, métaphysiquement disjointes, séparées, est-elle nécessaire ? A quoi riment le Monde et l’Homme, dans une aventure qui semble les dépasser entièrement, s’ils sont séparés du Soi ?
Quelle est la raison d’être de ce dispositif métaphysique ?
Une piste de recherche s’est ouverte avec C.G. Jung. Il identifie le Soi, l’Inconscient, – à Dieu.
« En ce qui concerne le Soi, je pourrais dire qu’il est un équivalent de Dieu. »iii « Le Soi dans sa divinité (c’est-à-dire l’archétype) n’est pas conscient de cette divinité (…) Dans l’homme, Dieu se voit de l’«extérieur » et devient ainsi conscient de sa propre forme. »iv
L’idée fondamentale est que Dieu a besoin de la conscience de l’homme. C’est là la raison de la création de l’homme. Jung postule « l’existence d’un être [suprême] qui pour l’essentiel est inconscient. Un tel modèle expliquerait pourquoi Dieu a créé un homme doté de conscience et pourquoi il cherche à atteindre Son but en lui. Sur ce point l’Ancien Testament, le Nouveau Testament et le bouddhisme concordent. Maître Eckhart dit que ‘Dieu n’est pas heureux dans sa divinité. Il lui faut naître en l’homme.’ C’est ce qui s’est passé avec Job : lecréateur se voit lui-même à travers les yeux de la conscience humaine. »v
Qu’implique, métaphysiquement, le fait que le Soi n’a pas une entière conscience de soi, et même qu’il semble plus inconscient que conscient ? Comment l’expliquer ? Le Soi est si infini qu’Il ne peut absolument pas avoir une conscience pleine, absolue, de Lui-même. Toute conscience implique une attention à soi, une focalisation sur elle-même. Ce serait donc contraire à l’essence d’une conscience, fut-elle infinie, qu’elle soit ‘consciente’ d’infiniment tout, à la fois, pour tous les temps infiniment à venir, et les temps infiniment passés.
L’idée d’une omniscience intégrale, d’une ‘omni-conscience’, met en contradiction le concept d’infini et celui de conscience. Si le Soi est réellement infini, il l’est à la fois en acte et en puissance. Or la conscience est seulement en acte, puisque le fait d’être conscient est un acte, non une puissance. En revanche, l’inconscient n’est pas en acte, mais en puissance.
On pourrait concevoir que le Soi peut se mettre en acte, partout dans le monde, au cœur de chaque homme. Mais on ne peut pas concevoir qu’il puisse mettre en acte, ici et maintenant, tout ce qu’il y a de puissance (non encore réalisée) dans l’infini des possibles. Le Soi ne peut pas se mettre ‘en acte’, dès aujourd’hui, dans l’esprit des hommes qui n’existent pas encore, dans l’esprit des hommes qui existeront demain, des hommes des innombrables générations à venir, qui sont encore ‘en puissance’ d’advenir à l’existence.
Il y a donc une importante part d’inconscient dans le Soi. Le Soi n’a pas une conscience totale, absolue, de soi, mais seulement une conscience de ce qui en Lui est en acte. Il a donc ‘besoin’ de réaliser la part d’inconscient qui est en Lui, qui reste en puissance, et dont il dépend du monde et de l’Homme qu’elle se réalise…
Le rôle de la réalité, du monde et de la triade ‘nom, forme, action’ est d’aider le Soi à réaliser sa part de puissance inconsciente.
Seule la ‘réalité’ peut ‘réaliser’ ce que le Soi attend d’elle. Cette ‘réalisation’ contribue à faire émerger la part d’inconscient, la part de puissance, que le Soi ‘cache’ dans son in-conscient in-fini.
Le Soi poursuit sa propre marche, depuis toute éternité, et la poursuivra dans les éternités à venir. Dans cette aventure in-finie, le Soi désire sortir de sa propre ‘présence’ à soi-même. Il veut ‘rêver’ à ce qu’il ‘sera’. Le Soi ‘rêve’ la création, le monde et l’Homme, pour continuer de faire advenir ‘en acte’ ce qui est encore ‘en puissance’ en Lui.
C’est de cette manière que le Soi se connaît mieux Lui-même, par l’existence de ce qui n’est pas le Soi, mais qui en participe. Le Soi en apprend ainsi plus sur Lui-même que s’il restait seul, mortellement seul. Son immortalité et son infinité viennent de cette puissance de renouveau, — un renouveau absolu puisqu’il vient de ce qui n’est pas absolument le Soi, mais de ce qui est autre que Lui (l’Homme, le monde).
Le monde et l’Homme sont dans le rêve du Dieu. Mais le Véda donne aussi à l’Homme le nom du Dieu, Puruṣa, qui est aussi le Seigneur des créatures, Prajāpati, et que les Upaniṣad nomme le Soi, ātman.
L’Homme est le rêve du Dieu qui rêve à ce qu’Il ne sait pas encore ce qu’Il sera. Ce n’est pas là une ignorance positive, mais seulement négative. Ce qui est ignoré c’est seulement l’in-fini d’un à-venir.
Ailleurs, sur le mont Horeb, le Soi a livré un autre de ses noms : « Je serai qui je serai. »vi אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה éhyéh acher éhyéh. Dieu se révéla à Moïse à travers un verbe à l’aspect ‘inaccompli’. La langue hébraïque permet de lever un pan du voile. Dieu est ‘inaccompli’, comme le verbe qui le nomme.
Dieu a fait un ‘pari’ en créant sa création, en acceptant que du non-Soi coexiste avec le Soi, dans le temps de Son rêve.
Quelle est la nature du pari divin ? C’est le pari que l’Homme, par les noms, par les formes, et par les actions, viendra aider la divinité à accomplir la réalisation du Soi, qui reste toujours à faire, toujours à créer, toujours en puissance.
Le Dieu rêve que l’Homme le délivrera de Son absence (à Lui-même).
Sa puissance dort d’un sommeil sans rêves, dans les infinies obscurités de Son in-conscient. Elle est ce à quoi rêve le Dieu qui, dans Sa lumière, ne connaît pas d’autre nuit que la sienne.
L’aliéné est perdu, il est allé hors de lui-même, et là, il s’est perdu. D’où son nom, l’aliéné, le ‘devenu autre à lui-même’, ‘autre aux autres’. C’est du moins le diagnostic des spécialistes de la psychiatrie. Ce diagnostic, cet arrêt, semble si évident qu’il est repris par le poète même, qui en généralise la portée à d’autres genres d’aliénation.
« L’aliéné à lui-même par maladie, l’aliéné à lui-même pour avoir pris une drogue hallucinogène, l’un comme l’autre a subi une perte, la conscience qu’il avait de son corps a subi une perte, bizarre, abrupte, énorme. »i
L’aliéné n’a plus de lieu. Il a perdu son corps. Ou plutôt c’est son corps qui s’est absenté.
« Avec son corps il a perdu ‘sa demeure’. Il a perdu toutes les demeures ; il a perdu la jouissance du phénomène ‘demeure’, il en a perdu le recueillement et presque l’idée… Sa pensée tourne maintenant autour du corps soustrait inexplicablement, d’une soustraction qui n’a pas de nom, d’une soustraction méchante, comme un ‘tu ne rentreras pas’ proféré indéfiniment. »ii
Mais est-ce que l’aliénation psychiatrique est formellement comparable aux effets des « drogues hallucinogènes» ? Ceci n’est pas établi. Michaux ne semble pas désireux de clarifier leur éventuelle différence de nature, si elle existe. Il tend à assimiler l’une à l’autre, l’aliénation (psychiatrique) et l’aliénation qui viendrait de l’emprise d’hallucinogènes. En effet, l’aliénation (psychiatrique) ne serait elle-même que le résultat de drogues endogènes, produites par le corps de l’aliéné…
« Celui qui a pris une drogue hallucinogène, et celui qui n’est victime que de la drogue sécrétée en son corps par ses organes mêmes, l’un comme l’autre il ne sait quoi de mouvant le traverse, fait de multiples, insaisissables, incessantes modifications. Fini le solide. Fini le continu et le calme. Une certaine infime danse est partout. »iii
L’une et l’autre se ressemblent en ce qu’elle produisent de façon comparable « un ébranlement vaste et stupide », une « désappropriation de soi et du monde », un « tremblement où tout se détériore et devient dérisoire », une « mouvance réductrice de réalité et de permanence », et des « surrections prodigieuses de panorama intérieur ».iv
Dans ce bric-à-brac, dans cette « Babel des sensations », il y a un point commun : « l’augmentation de l’impression de comprendre ». Apparaît aussi « le plus grave des pièges : celui qui va faire se refermer sur lui les portes de l’asile, le sentiment de la certitude totale »v…
L’aliéné se caractérise donc par « l’accroissement incomparable du sentiment de certitude »vi, lequel semble s’accompagner, fort paradoxalement et même contradictoirement, de pensées rien moins que stables, sûres et certaines d’elles-mêmes… « Pensées lysées. Pensées oscillatoires. Pensées xénopathiques. Pensées scotomisées. Évanouissement soudain de pensée.»vii
Comment peut-on être incomparablement certain de soi-même si le cerveau est une sorte d’auberge espagnole ?
« On entre et on sort dans son cerveau. On en fait sortir ce qu’on veut. On apporte. On emporte. On se sert. On place des idées étrangères. »viii
Quelle certitude est-elle possible quand on pense de façon incessamment instable, infiniment fluctuante, ce que Michaux appelle « penser à la vitesse c » ?
« A cette vitesse autrement excessive, les pensées filant à la file indienne, subissent un traitement, subissent des déchiquetages comme si elles étaient des objets… Pensée absolument instable, incessamment soumise à des déplacements, à des fluctuations infinies… Pensées brisées et brisantes… »ix
Quelle certitude est-elle possible devant ce « phénomène d’oblitération de la pensée »x ? Toute confiance disparaît alors. La conscience est « découragée », elle constate qu’« à rien il n’y a de sens, que le sens est du surajout, du plaqué… »xi.
Elle plonge, épouvantée, dans une angoisse essentielle, métaphysique, une « angoisse des angoisses », « à la fois confusion, lessivage, néant de connaissance, absence au monde et méchanceté intense »xii, et elle se trouve enfin confrontée au non-sens absolu, à l’« in-sens », qui est le substantif correspondant à l’insensé.
Bizarrement, dans sa confusion ou dans son épouvante, l’aliéné, ce « mutilé psychique », peut avoir l’occasion de faire « commerce avec l’infini », de devenir un « Homo metaphysicus », et même de se prendre pour Dieu :
« Excité, exalté, se voyant lui-même Dieu, ou angoissé de surnaturel ou collé à l’occulte ou grave et seul face à face avec le Grand Problème, ou cafouillant entre les souvenirs de son catéchisme ou tricheur et faux saint, l’Infini, l’Incommensurable, toujours occupe l’aliéné, le fascine, le terrorise, le traque ; lui est familier. Autant que le sexe et plus singulièrement, Dieu est libéré dans la folie. Le dieu immanent, le dieu expérimental. Il n’en sera plus lâché. Exilé dans l’Infini, privé du fini, dans une incessante défaite de son fini. »xiii
L’aliéné fait face au Plus Grand Problème qui soit, mais il y fait face seul, enfermé dans sa folie, sans autre armes intellectuelles que les miettes d’un « catéchisme » oublié, bafouillé. Il sait aussi qu’en fait il « triche », car il n’a rien du « saint », du vrai saint, qui, lui, a un rapport authentique avec Dieu. Cependant, malgré tout, et, là encore, c’est un véritable paradoxe, l’aliéné atteint des sommets dans sa « folie ». Ce ne sont pas des sommets de petites collines ou de montagnettes, mais les sommets de l’Infini et de l’Incommensurable. L’aliéné acquiert ainsi de facto une sorte de supériorité sur l’homme du commun, sur l’homme normal, le non-aliéné, qui n’est jamais monté si haut. L’aliéné se confronte effectivement à l’Infini, il lutte avec l’Infini, comme jadis Jacob avec l’Ange, et il finit par en être « brisé ».
« Plus que tout autre homme, — le saint excepté – l’Infini est sur lui. Infiltration en lui de l’Infini. Lutte qu’il mène avec lui pour sauvegarder son existence. Sans cesse l’Infini lèche l’enveloppe de son fini, ne lui laissant pas de trêve. Le secouant jusqu’à en faire une poupée brisée. Brisé par l’Infini. »xiv
Cette brisure n’est qu’un commencement. Les paradoxes (ou les contradictions?) vont continuer. L’aliéné, « brisé », est pourtant rien moins qu’humble, il est nullement effacé. Bien au contraire, il se montre arrogant, et même « impudent ». Il s’estime plus proche de Dieu que quiconque, en tout cas certainement plus proche que les autres hommes, et que tous ceux qui le prennent pour un aliéné, précisément.
« L’Infini est-il pour lui la personne de Dieu, presque jamais on ne le verra aller à Lui, avec dévotion, humilité, amour, comme pourtant on le lui a enseigné, mais plutôt avec impudence, ne se sentant pas très différent de Dieu, se sentant plus près de Dieu que de qui que ce soit. »xv
Il est si proche de Dieu que peut-être se prend-il pour Dieu lui-même. Michaux formule l’hypothèse. Mais, dans un même mouvement, il réduit l’aliéné à son énorme et navrante médiocrité.
« Lui, il y est arrivé : fier d’être Dieu. Combat de l’Incommensurable et du Médiocre, voilà le résultat pitoyable. »
Michaux n’a pas de pitié pour les errements métaphysiques de l’Homo metaphysicus, il raille les visions délirantes et trompeuses de l’aliéné égaré dans ses confusions.
Cependant, tout entière reste posée la question de « l’irruption inarrêtable », de la « masse d’énergie pure » avec ses « décharges effrayantes », qui réduisent la pensée en « charpie », bref, l’« essentielle insurrection psychique quoique sans âme »xviqui se produit dans l’intériorité de l’aliéné.
Les italiques sont de Michaux. Elles indiquent à quel point il dés-animise l’aliéné. L’aliéné n’a plus d’âme au sens propre, cette âme a été mise en miettes, elle a été réduite en charpie.
D’ailleurs, il n’y a pas d’âme qui puisse tenir, pense Michaux, devant « cet absolument sauvage, cet absolument immodéré » qui envahit « l’aliéné », et qui le fait aspirer « à se décharger de sa tension par n’importe quoi, presque indifféremment, mais plutôt par véhémence, violences, brisements, éclats, renversements de tout, de meubles, d’objets, de personnes, d’ordre installé, d’interdits sociaux ou familiaux ou personnels, par massacres, par destruction, de lui-même comme d’autres, par renversements, par écrasements, broiements, dislocations, par éventration (aussi bien d’ailleurs de matelas ou de coussins que de chiens ou de femmes). »xvii
L’énumération assez longue des agressions potentiellement subies par l’âme de l’aliéné se conclut sur une image viscéralement révulsive, et délibérément choisie par Michaux, celle de « l’éventration de femmes ».
Michaux ajoute alors, sans doute pour justifier le choix stylistique de cette image brutale, que « ça », la pulsion de dislocation et d’éventration, « ça » fait un « crime ». On pouvait s’en douter, mais c’est bien de le rappeler.
« ‘Ça’, qu’aucune dépense de force n’affaiblit, qui pourrait détruire un homme comme un rat »xviii, peut aussi « commettre le crime ». Et « à sa surprise extrême, le meurtre commis, il trouve le calme. »xix
Michaux en conclut que « tuer était donc l’action privilégiée et secrète cachée sous les troubles [de l’aliéné] »xx.
Mais peut-être cette pulsion de meurtre, si extrême soit-elle, ou si fantasmée, n’est-elle encore qu’une fulguration fugace, un éclair éphémère ? L’aliéné n’est-il pas, par définition, toujours ailleurs qu’en lui-même, et donc bien incapable de se rendre en personne au lieu de son acte ?
« Des idées passent, fulgurantes, mais qu’il ne reverra plus (inutilisables). Des impressions à changer toute une vie, mais aussitôt perdues dans les coulisses du néant. »xxi
Il faut prendre ces mots à la lettre. Il existe, en théorie, des idées qui sont capables de « changer toute une vie ». Des idées peuvent apparaître dans la pensée d’un homme, brillant comme des millions de soleils, et le métamorphoser. Mais ici, les idées de l’aliéné sont « inutilisables ». Et d’ailleurs elles sont « aussitôt perdues ». Alors, autant les oublier sans délai, ces idées condamnées à être sans avenir.
Cependant, et comme à regret, celui qui les a vues une fois, étincelantes en son cerveau, peut se dire que, même s’il n’en reste plus rien, il restera encore le souvenir persistant du fait même qu’il a eu en lui ces idées maintenant oubliées, et dont il se souvient qu’elles étaient à nulle autre pareilles.
Il les a eues, fugacement, et elles ont disparu sans retour, non sans laisser cependant la trace effacée, brûlante, inoubliable, de leur passage.
Mais, autre hypothèse encore, peut-être n’est-ce même pas lui qui les a pensées, ces idées, au fond ?
Peut-être n’est-il qu’un support passif pour le « ça » qui pense en lui, à sa place ?
« Idées fringantes, prodigieusement interrelationnées, tenant par vingt valences, éclairées à la lumière d’un phare invisible. Il voit, il a compris, mais dans un tournoiement tout disparaît… Ça pense, ça n’a pas besoin de lui pour penser. Ça se passe entièrement de lui. Ça le laisse en dehors. »xxii
L’aliéné est toujours en dehors de lui-même, et en dehors de sa propre pensée, qui n’est d’ailleurs pas la sienne, mais celle du « ça ». Où est-il alors ? Il reste en dehors de lui, c’est-à-dire dans l’immense, dans un immense Immense, que l’on a déjà rencontré, et qu’on a nommé Infini.
« Immense est autour de lui, est en lui, est sur lui. Immense le traverse. (Comment ? Pourquoi ? Pour qui ?) Immense coexistant. Quel immense ? Une tête manque à cette gestation énorme… »xxiii
Cet immense est inconnaissable, incommensurable. Si la conscience ne peut le connaître, ni seulement évaluer l’étendue de son immensité, pour leur part le subconscient et, a fortiori, l’inconscient, peuvent du moins le désirer.xxiv
A cet égard, il faut « laisser faire » le subconscient, et « donner des vacances à la conscience ».
La vérité, c’est que, pour Michaux, le subconscient importe plus que la conscience. Cette dernière, au fond, est « facultative ».
« La conscience, il faut avoir pris une drogue, pour savoir comme c’est facultatif, comme c’est peu indiqué, comme ça se met en travers, comme c’est peu ‘nous’ et encore moins notre bien, conscient qui nous lie les mains, qu’il faut savoir dépasser, pour une conscience seconde, conscient tantôt à endormir à contretemps, tantôt à réveiller à contretemps, conscient qu’il faut apprendre à lâcher, quand il se montre, et à ranimer quand il disparaît, que surtout dans les états exceptionnels des états parapsychiques ou presque miraculeux, il ne faut pas laisser disparaître, à moins que de se contenter là-dessus du savoir d’hommes sans doute extraordinaires mais aux idées préconçues, préreçues, prédirigées ; conscient enfin qui laisse échapper à peu près tous les mécanismes du mental normal, pourtant singuliers, extraordinaires, méconnus, que (si on tient à les détecter) il va donc falloir prendre en traître et avec l’artillerie qui convient. »xxv
Le conscient « se met en travers », il « nous lie les mains ». Il faut le « dépasser », le « lâcher », l’« endormir » ou le « réveiller », suivant les cas, et toujours à contretemps.
Le point essentiel, c’est que même dans l’acmé des « états miraculeux », il ne faut pas laisser disparaître le conscient. Dans l’acmé même, il reste le dernier phare, la dernière balise.
Cette leçon-là est radicalement contraire à celle du « lâcher prise » des philosophies orientales, ou de celles de ces hommes « extraordinaires » dont les idées sont, au jugement de Michaux, « préconçues, préreçues, prédirigées ».
Elle est aussi détachée de tous les mécanismes du « mental normal », qui, en cette occurrence, n’ont plus guère d’usage.
La conscience, en effet, dans ces moments extrêmes, reste consciente même quand elle se sent « engloutie »xxvi, même quand elle est consciente qu’elle est devenue une sorte de « gélatine », une substance protoplasmique, « demi-liquide ».
On sait que le subconscient et l’inconscient ont leurs propres mystères, abyssaux, et qu’ils sont liés à l’Infini, à l’Incommensurable. Mais la conscience elle aussi, et malgré toutes les apparences, est un mystère à elle-même, peut-être plus profond encore. Elle n’est jamais fixe, elle est assaillie d’ « imprévisibles résonances », quand « des instants-pics traversent des étalements sourds ».xxvii La conscience, qui devrait être le rocher du moi, se révèle dérivante, migrante, exilée d’elle-même.xxviii Pour seule « résidence », pour seul socle ferme, où elle puisse demeurer, elle revendique un unique désir. Ce désir est son rocher, son lieu. C’est le désir, sans doute destiné à n’être jamais assouvi, d’une « évidence essentielle ».xxix
Cette évidence assurée, inaltérable, lui est refusée. Au lieu de celle-ci, elle ne trouve, au loin, au-delà d’étendues sans fin, des consciences, d’autres consciences. Il en est des myriades, de ces consciences autres, qui pourtant tiennent lieu d’évidence.
Parmi elles, il y a des consciences « infimes », destinées à l’immédiat néant de leurs « courtes vies ».
Il y a aussi, par contraste, des consciences « immenses », absolument « énormes », parfaitement hors d’atteinte. Mais celles-ci souffrent de certains handicaps : leur énormité même ne leur permet pas de « percer le mystère des infiniment petits. »xxx
Tout se passe comme si les consciences, infimes ou immenses, avaient leurs propres « champs » de validité. Aux consciences infimes revient le royaume de l’infinitésimal, de l’ultra-fugace. Aux consciences immenses sont attribués les énormes dimensions, les cosmos tentaculaires, qui ignorent les détails de ce qui se trame dans leurs entrailles.
Toutes ces myriades de consciences se côtoient en un sens, et s’ignorent aussi en un autre sens, mais toutes sont, peut-être, à leur manière immanente, des « larves de la transcendance »xxxi. Grouillent en elles des formes inouïes de divin, d’un divin caché, non dicible, dont les théologies anthropomorphes ignorent tout, naturellement, tant elles sont parties explorer, inexorablement, leurs propres sentes, mais s’y réduisant alors.
De ces multiplicités de consciences entrelacées, enchevêtrées, inconscientes de leurs treillis, de leurs lacis, de leurs synchronicités, on peut à loisir former des représentations, qui n’engagent jamais que les vrais rêveurs. On peut imaginer par exemple que certaines consciences s’attirent de fort loin, à l’échelle des cosmos, comme sous l’action de phéromones, ou bien s’évitent absolument, dominées par des pressentiments d’incompatibilité radicale.
On peut se les représenter comme autant de rus clairets et de ruisseaux mousseux, comme des rivières alanguies ou des torrents impétueux, visant tous à s’écouler cependant vers le bas, c’est-à-dire vers l’abîme de quelque mer, vers les profondeurs d’un océan primordial qui les accueillerait sans fin, non pour les noyer en lui, mais pour leur donner une autre vie, sous l’action de soleils surpuissants.
On peut imaginer que des milliards de myriades de consciences pulvérisées, malaxées à des échelles pan-cosmiques, aspirées vers le haut par des nébuleuses psychiques, ressusciteront une à une comme de nouveaux agrégats de consciences, d’autres ‘moi’ et d’autres ‘soi’, d’autres glus.
Qu’auront-elles reconnu et gardé de leurs passés anciens, ailés ou tourmentés, ces nouvelles glus ?
Que sauront-elles de leurs immanences silencieuses ? De la danse de leurs transcendances ?
Presque rien sans doute, tant leur mémoire aura été sublimée en quelques granularités quantiques.
Presque tout peut-être, si elles cherchaient leur lieu dans le chœur atonal des synchronicités.
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iHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.97
iiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.98
iiiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.101-102
ivHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.103
vHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.118
viHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.119
viiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.120
viiiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.121
ixHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.121
xHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.124
xiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.124
xiiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.126
xiii Henri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.128
xivHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.128
xvHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.128
xvi Henri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.130
xviiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 131
xviiiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 131
xixHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 132
xxHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 132
xxiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 133
xxiiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 134
xxiiiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 136
xxiv« Le subconscient, le conscient second a différentes profondeurs. Plus on est loin de la conscience première, plus la conscience B ou conscience seconde a prise profonde, plus elle a accès à une connaissance étendue, mais toujours à la condition qu’il y ait un immense désir de l’incommensurable. Sinon il n’y a que vide ou foire dans la conscience seconde… Le subconscient, tout ce qui est aspiration insatisfaite s’y trouve, subconscient désirant, subconscient savant aussi… » Henri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 151
xxvHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 152
xxviHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Appendice. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 160. « Ce qui est intéressant, c’est qu’on puisse être constamment conscient d’être englouti. Je suis devenu une gélatine psychique ( …) Je reste occupé par une immense chose… qui lutte contre ‘Michaux existe’.»
xxviiHenri Michaux.Vents et poussières, VII. « Le Champ de ma conscience ».Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 208.
xxviii« Depuis le long temps que je vis, en ma conscience ne s’est pas bâti de résidence. » Ibid.
xxix« Depuis le long temps que je vis, en ma conscience ne s’est pas bâti de résidence. Seulement s’y trouve, s’y retrouve un persistant désir d’évidence, d’une évidence essentielle, au sein de laquelle je pourrai enfin trouver résidence. Vain vouloir. Dans le champ de ma conscience, il y a surtout d’indéfinies, d’incessantes intermittences. » Ibid.
xxxHenri Michaux.Vents et poussières, VII. « Le Champ de ma conscience ».Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 211
La conscience est ombre, lumière, miroir, reflet. On veut la saisir dans son ombre, mais on n’étreint, fugace, que sa lumière ; on veut voir cette lumière, mais on l’aperçoit comme dans un miroir, en abîme, en énigme ; on traverse ce miroir, et l’on s’égare dans ses reflets ; on désire les saisir, les réfléchir et s’y réfléchir, mais on est noyé par l’obscurité de leur origine.
Tout dans la conscience est flux et immanence, précision des détails et flou de l’ensemble, tout en elle est à la fois enfouissement et dépassement, accumulation et exaltation, étrécissement et transcendance .
Quand la conscience se croit consciente, elle se fait croyance. Elle se pense croyance, elle devient pensante. Elle s’imagine penser, mais elle doute de sa raison et de ses images. Elle pèse son doute, et accroît sa présence à elle. Elle se représente sa présence, et par là s’en sépare, s’en absente un tant soit peu ; en se représentant elle s’échappe d’elle-même, croyant aller vers elle-même. Elle est immanente à elle-même, mais trouve des voies transcendantes. Plus elle vise celles-ci, plus elle se reconnaît en celle-là, et réciproquement.
La structure de la conscience n’a cessé de déconcerter les philosophes. Ils ont voulu l’expliquer, les uns par l’infini, les autres par l’idée, ou l’idée de l’idée, et d’autres encore par le soi. Ces théories de la conscience (l’infini, l’idée, le soi) n’expliquent pourtant ni son origine ni sa fin. Elles décrivent seulement certains de ses aspects, non pas son essence. Elles la réduisent à ce que nous croyons comprendre d’elle, ce qui est peu, alors qu’elle s’augmente en silence de ce que nous en ignorons.
La notion de soi ne définit pas même l’être de la conscience, mais s’applique seulement à l’une de ses figures, l’une de ses représentations, il est vrai parmi les plus immédiates, et les plus profondes, mais aussi les plus insaisissables.
En fait, le soi ne peut être saisi. Il n’existe pas comme existe une pierre, un brin d’herbe, une cellule eucaryote, un quark ou une idée.
Le sujet conscient ne peut pas ne pas être son soi, puisque c’est le soi qui le constitue, qui le fait sujet, et qui l’habille d’un vêtement de conscience.
Le sujet conscient ne peut non plus être seulement ce soi, car s’il l’était, il disparaîtrait en soi, s’y engloutirait, il serait enfermé dans sa clôture, et tout ce qui en lui n’est pas le soi, et cela fait beaucoup, ne verrait plus dès lors la lumière, ni la nuit.
Le soi représente donc une sorte d’intermédiaire, un metaxu, à la manière de Platon.
Il est entre immanence et transcendance, entre ombre et lumière.
Il est à la fois ce qui donne une sensation d’identité au sujet, en le posant provisoirement comme unité, et ce qui la lui dérobe, en exhibant ses failles, en attisant ses fissures, en vrillant des ouvertures sur l’abîme.
Le soi est en équilibre perpétuellement instable entre cette identité labile, peu fondée, mais d’apparence cohésive, et cette pluralité innommable, grouillante, marécageuse, où ne cesse de bouillonner la vie.
Cet équilibre vain, fragile, toujours menacé, sans racines, est ce que nous appelons fort mal à propos la présence à soi.
La présence à soi est ce que la conscience réussit à s’approprier de ce continent inconnu, dont le soi n’est que le nom, mais non la substance.
Cette présence du soi à la conscience est bien plus qu’une demi-absence (de tout ce qui n’est justement pas accessible à la conscience), mais elle est quand même aussi le signe d’un véritable oubli de soi, dont la « présence » est occultée par la conscience.
Le soi, par sa couche consciente, cherche à assumer son être propre, qui n’est pas l’être total de l’homme, mais seulement ce que l’on pourrait appeler, faute de mieux, son être-pour-soi-comme-conscience, pensant y trouver des indications sur son fondement, des indices sur ses racines. Il espère ainsi accéder à quelque voie raccourcie vers une plus pleine présence à soi.
Mais le soi ne peut pas être présent en lui-même à tout ce qui n’est pas le soi, à tout ce qui n’a pas de nom. La présence à soi est peut-être une présence d’esprit, mais non présence de l’esprit. C’est une présence incomplète, imparfaite, inachevable. Par exemple, elle n’est pas présence à l’abîme, elle n’est pas présence à l’universel, au Tout, où, il faut le dire, le soi n’est plus au fond guère qu’un fétu dans le vent de l’Être.
L’être d’une conscience affranchie, libre, ne peut ignorer que le soi est aussi une frontière, un passage, un col dans la montagne. Le voyage commence seulement. Il lui reste encore bien des massifs à traverser et une succession de chaînes sommitales. Le paysage, vu du col, soudain s’élargit de façon impensable, insoutenable. On ne savait pas. On ne pouvait pas savoir. Tout se redessine. Le soi est laissé un moment de côté, car de bien plus grandes choses s’ouvrent aux yeux de la conscience surprise, confondue. Elles se tiennent toutes dans la distance, dans la brume au loin, dans le halo qui cèle.
La conscience découvre, en jetant son regard vers cet horizon immense, qu’elle existe en quelque manière dans cette projection, dans la carte inouïe du monde inconnu qu’elle se forme. Elle existe aussi dans cette distance soudaine prise par rapport au soi, et elle découvre que dans cette distance elle est aussi comme présente à soi.
L’abîme vertical qu’elle portait en elle, désormais l’aspire puis la propulse vers des hauteurs non dicibles, des perspectives horizontales, des lacs obliques, des collines douces, des marais rhizomiques.
Le soi, dans cette tension nouvelle, on le devine, se fissure, se sépare, se fragmente.
La conscience se voit comme un rien projeté en dehors d’elle, éjecté dans ce qu’elle nie, dans ce qu’elle ignore.
Mais elle ne peut plus méjuger en elle ce rien, ni cet en dehors, ni cette négation. Elle ne peut plus avoir seulement l’être qu’elle était en tant qu’elle ne voyait pas, en tant qu’elle ne désirait pas découvrir l’énormité de son ignorance.
Cette négation elle-même étant niée, ouvre d’un côté vers un néant absolu, et d’un autre côté vers un être autre, un pouvoir être autre.
D’un côté, un pouvoir d’anéantir, une conscience se saisissant comme néant, appréhendant le néant dans son être, au sein de son soi.
D’un autre côté, la conscience s’éveille à ses possibles, à sa puissance. Rien ne l’y avait préparé. Nulle part elle n’avait pu se saisir ainsi dans son essence, qui est à la fois un néant massif, mais passif au fond, et qui est aussi un univers virtuel, une promesse de germination, un peuplement futur, un ciel empli de descendances.
Auparavant, il lui fallait, d’une façon ou d’une autre, se limiter au soi, conférer à l’être-en-soi seul un statut de réalité, dont elle pressentait le vide, et le possible néant, sans pouvoir se l’assurer.
Pourtant Parménide l’avait bien montré : le néant qui surgit au cœur de la conscience n’est pas.
Mais le soi n’a pas lu Parménide. Il ne sait pas lire d’ailleurs. Il ne sait qu’être et n’être pas, en même temps.
Il est quelque chose qui n’est pas. Il n’est pas quelque chose qui est.
Le sens ici est tout dans l’emphase, portée par les italiques.
Rien de statique, notons-le bien, seulement du devenir, de l’être en devenir.
Je serai. Ehyeh. אֶהְיֶה
Ce quelque chose qui n’est pas (encore) a cependant déjà une sorte d’existence, qui engendre des croyances, des idées, des désirs. La croyance, par exemple, que le soi n’est pas une entité contiguë au non-soi, voisine de son contraire. Ou encore le désir d’être autre, ou même d’être un autre être, qui aurait sa propre présence à soi, sa propre procession vers l’être.
L’unité du soi n’est jamais acquise. Elle peut s’effondrer, se granuler, ou se démultiplier par scissiparité en plusieurs soi. Ainsi le soi peut-il être son propre double, ou son propre néant.
Pour qu’il existe un soi, il faut que son unité et son essence comporte cette part de néant (qui est la négation du même) et une part de non-néant (la naissance, la mise au jour de l’identique).
La naissance de la conscience est le type même du problème métaphysique. Je peux m’imaginer comme embryon, cet unique embryon qui jour après jour se constitue de toutes parts, de l’intérieur de la moelle, jusqu’aux alvéoles pulmonaires et aux plus fines ramifications nerveuses. Mais pourquoi cet embryon plutôt qu’un autre ? Pourquoi cette naissance continue, cette épigenèse dans l’inconscience, avant d’arriver dans un jour qui n’est pas encore la conscience, mais qui fait surgir le cri.
Ce n’est pas un problème ontologique. L’être de l’embryon est sans pourquoi, et sans comment. Il est son être sans en rien savoir, sinon cette vague continue de croissance qui le multiplie dans toutes les directions, intérieures et extérieures. La conscience apparaîtra à soi-même beaucoup plus tard. Elle fera briller une sorte de lumière ou de nuit, la présence à soi, qui annonce la négation de l’ombre, le refus du sommeil, le désir de l’éveil, l’accomplissement d’une autre naissance, d’une venue à soi. Cette nouvelle naissance survient un jour, sans prévenir, par exemple lors de la septième année. L’esprit neuf s’ek-stasie alors d’être enfin présent à lui-même, il découvre dans le soi tout ce qu’il n’est pas, ou n’est plus, et tout ce qui devant soi demande à survenir, à advenir.
Être conscient, c’est naître à l’être en devenir.
Les philosophes existentialistes disent qu’il y a deux modes d’être radicalement distincts, celui du pour-soi « qui a à être ce qu’il est », c’est-à-dire « qui est ce qu’il n’est pas et qui n’est pas ce qu’il est », et celui de l’en-soi « qui est ce qu’il est ».
Mais cette dichotomie paraît encore trop simple.
Ni l’en-soi ni le pour-soi ne peuvent être ainsi narrés, verbalisés.
L’en-soi « est », soit, mais il n’est pas non plus ce qu’il « est », parce qu’il ne sait ni ce qu’il est ni ce qu’il n’est pas. Comment être ce qu’on est si l’on ne sait pas ce que c’est que cet être, ni même ce que c’est qu’être ?
Et le pour-soi est plus encore caricaturé, quand les existentialistes disent qu’il est ce qu’il n’est pas et qu’il n’est pas ce qu’il est. La formule sonne peut-être, mais vide. Elle est d’un sophisme digne d’un Gorgias.
Le pour-soi, en effet, n’est pas ce double néant (ne pas être ce qu’on est, et être ce qu’on n’est pas). Il y a en lui une puissance, une force, une mémoire sourde et une volonté têtue d’être.
Il n’est pas comme un « trou » d’être au sein de l’Être. Il est plutôt comme assis au bord de ce trou, dont il contemple l’obscur. Le soi conscient a une réalité ontologique autre que cette béance, ce néant ouvert. D’abord, il est au bord, c’est-à-dire qu’il est sur la frontière, objet ontologique par excellence. Il peut y voir ensemble et séparées les deux faces de l’être, ce Janus, la face d’ombre et la face de lumière, l’abysse et la plage.
Et aucun sophiste ne lui fera alors la leçon. Le pour-soi sait qu’il est lui-même et non un autre, il se sait singulier et non multiplié, particulier et non général. Le pour-soi n’est pas avalé par le néant des mots, il est calme sur le bord de l’abîme, et s’il le veut il peut se lever, se retourner, et marcher dans la plaine réelle, gravir les collines des mondes, les cimes de quelques univers.
Ce faisant, il se sera certes privé d’une part de son mystère. Il n’aura pas plongé dans le vide, comme Empédocle dans la lave. Mais, la belle affaire ! Il aura eu un autre destin, fait de désirs, de marches, et d’envols.
Le pour-soi est absolument libre, en réalité. Il est la négation même du néant, le refus affirmé de l’abîme ; il est non celui qui aura toujours été, seulement été, mais celui qui pourra encore et toujours devenir. Il s’annonce exister par lui-même. Il se fait être ce qu’il a à être. Sans doute.
Si le doute conduit nécessairement hors de soi, si la conscience qui doute est une pente glissante, au moins sait-elle qu’elle peut s’accrocher aux branches, agripper les rocs, se rejeter en arrière, refuser l’appel du vide, le signe du néant.
La conscience n’a alors plus qu’une seule vue, en dehors de son sens interne, c’est de se livrer sans retour à la révélation de l’être. Révélation singulière, unique, qui lui est faite, à elle seule, à elle personnellement.
Elle se sait alors « autre » à elle-même, « autre » qu’elle ne se voit, et la curiosité de ce qu’il y a de mystère dans sa puissance à être la ravit par sa force, l’élève.
Elle a donc en elle deux êtres, son être-pour-soi, et son pouvoir-être-autre. Elle sent le prix de cette double essence, qui lui ouvre un destin de devenirs.
Alors elle doit avancer plus loin encore : elle doit voir que cet autre, cet autre qu’elle n’est pas, mais qu’elle pourrait être, ne pourra avoir un semblant d’existence que comme conscience. Conscience sourde, peut-être, mais conscience quand même, conscience du possible.
Devenir autre que son être, implique d’être conscient de soi comme puissance.
Une puissance capable d’unifier l’être, l’autre, le devenir, et l’ek-stase.
Devenir, c’est être conscient que l’ek-stase à soi promise, la sortie vers le jour, la montée dans la nuit, la rencontre avec l’autre, ne peuvent avoir lieu que si l’on a le savoir d’être déjà autre, et pas encore soi.
Ainsi, la conscience devient pour elle-même une absolue substance et une absolue transcendance : un sujet et un projet. Elle s’y révèle spécialement dense et singulièrement vaporeuse, lourde, volatile, explosive et sublimée.
Sa réalité est en même temps et tour à tour affirmation, négation, interrogation et exclamation.
Si la conscience peut se poser des questions, c’est qu’elle-même s’affirme, s’en étonne, et se sait en puissance de se nier. Elle est toujours en question et elle n’a jamais de réponse, sinon son propre étonnement, qui la mène surprise…
Son être ne lui est jamais donné, car elle doute toujours. Mais ce doute l’enivre et l’emmène plus haut. Elle s’interroge, puisqu’elle est toujours séparée d’elle-même depuis qu’elle est partie à la recherche de cet autre qu’elle se sait être. La conscience, dans son pour-soi, reste en suspens, parce qu’elle se constitue d’exclamations.
L’apparition de la conscience est l’événement absolu qui vient à l’être. Elle n’y vient pas seule. Aussitôt l’accompagnent et fourmillent les questions. Pourquoi ma conscience, cette conscience-là, surgit-elle à partir de moi, être hier encore endormi ? C’est ainsi, dès le jeune âge, que la métaphysique s’empare des âmes tendres. Il y a de moins prometteuses façons d’errer.
Pourquoi est-ce qu’il y a de l’être ? Question bateau, fameuse et sans réponse.
Il y a de l’être, peut-être, parce que l’être est en soi sa propre réponse, — aux questions qu’il ne se pose pas, comme à celles qu’il se pose.
Tous les « pourquoi », en étant posés, supposent que l’être existe. Longtemps l’être a été. Mais maintenant que l’être existe, il ne se contente plus d’être et d’avoir été. Il veut devenir ce qu’il n’est pas encore. Mais pour devenir, il faut savoir ce qu’on est et ce qu’on n’est pas. Cela demande un peu de raison, un soupçon de sagesse, une analyse des causes, une vue des nécessités, une appréhension des hasards et une intuition des fins.
L’être naît contingent, c’est entendu. Mais cette contingence originelle a pour conséquence, du moins pour la conscience qui raisonne, de se trouver elle-même parfaitement contingente par rapport à la nécessité de la raison, la rigueur de la logique, la puissance de l’inférence.
Plus que tout, la contingence est contingente par rapport à la promesse du sens, – qui est l’exact contraire, l’antagoniste absolu, de la contingence.
Cette promesse du sens exige une sorte de circoncision, si j’ose dire : la séparation de l’être et de la conscience.
La conscience projette de se fonder hors de sa nature, hors de son être donné. Il lui faut donc se séparer du prépuce du soi.
La pensée une fois circoncise conduit nécessairement hors du soi ; de même la conscience est comme une pente glissante sur laquelle elle ne peut se poser elle-même, sans se trouver jetée au-dehors de l’être-en-soi.
Une fois projetée hors d’elle, la conscience n’a plus aucune raison de rester un sujet absolu, arrêté, éternellement le même.
La conscience a désormais cette obligation précise de suivre son intuition, de cultiver sa révélation, d’exhiber son désir de fuir, son envie d’exil. La conscience a cette obligation : devenir Autre.
L’Autre, quel qu’il soit, ne peut commencer d’avoir un semblant d’existence que dans la conscience.
Être Autre, et même être autre que l’être, c’est être conscience pleine, c’est pouvoir devenir soi dans une autre unité et dans l’ek-stase.
Et que peut lui signaler cet Autre, sinon une métaphore, comme la lumière, et le reflet ?
L’Autre, pour exister comme autre, doit se refléter dans une conscience elle-même devenue lumière.
La totalité de l’être, si celle-ci existe, ne pourrait être que la totalité de la conscience et de l’inconscient, du pour-soi et de l’en-soi. Ce n’est donc pas une totalité unie, c’est une totalité essentiellement divisée.
Cette totalité fissurée contient toujours en elle quelque chose qui est autre qu’elle, quelque chose qui la nie comme totalité légitime, comme la nie comme idée totale, allant de soi…
La conscience, déjà, est autre que l’inconscient, le pour-soi est l’autre de l’en-soi.
L’inconscient est, purement et simplement. Il n’est pas, quant à lui, l’autre de la conscience, il est seulement ce qu’il est. Alors que la conscience n’est pas, elle devient, elle est devenir.
Conscience et inconscient s’ignorent. Ils sont autres l’un à l’autre, et au lieu de se reconnaître comme autres, ils s’ignorent comme autres.
C’est pour cela que le rapport de l’inconscient à la conscience, de l’en-soi au pour-soi, n’est pas l’équivalent du rapport de la conscience à l’inconscient, du pour-soi à l’en-soi. Il n’y a pas ici de symétrie, ni de miroir.
Si je suis conscient de saisir que je suis, de saisir l’être en moi, ma conscience devient tout entière seulement saisie de cet être, elle n’est plus que de cela, et non d’autre chose. Mais l’être que je saisis ne se pose pas en dehors de moi, ne se met pas à distance de moi, pour me saisir à son tour ; l’être est ce qui est saisi (par la conscience). Il n’est pas ce qui saisit (la conscience). La proie n’est pas l’ombre, ni le lion la proie.
Pour compliquer les choses, l’être ne coïncide aucunement avec ce qui est saisi, quand je tente de le saisir. Car je ne saisis que des ombres, et l’être n’est pas de l’ombre, il est essentiellement lumière. Il n’y a pas de plus grande distance que celle qui sépare l’ombre et la lumière.
J’existe ici et maintenant parce que, étant né, et étant devenu conscient, je suis désormais engagé dans la totalité du réel, par toutes mes fibres.
De cette « existence » je puis croire me former une conscience exhaustive, je puis (en théorie) épuiser le sujet que je suis, épuiser exhaustivement tout ce qu’il y a à en dire et à en penser, puisque je suis tout à la fois la conscience de mon être, et conscient d’être cette conscience, je suis à la fois la conscience de mon soi, et conscient de mon inconscience de cet en-soi.
Mais cette prétendue exhaustivité n’est évidemment qu’un mirage.
En fait, l’être est opaque à lui-même. Il est rempli de lui-même et ne peut donc prendre la distance nécessaire, le recul indispensable pour se voir être. L’être est ce qu’il est. Il n’est donc ni conscient qu’il est, ni d’être ce qu’il est. Il est, simplement il est.
Pour sa part, la conscience n’est pas l’être, mais seulement la conscience de l’être. Elle n’est pas, elle est seulement consciente qu’elle doit être, qu’elle a à être, et qu’elle a à devenir, qu’elle est un flux, une pulsion, une montée, une éruption, une ek-stase à venir.
La conscience et l’inconscient sont des notions relatives, entremêlées. Il y a des états de conscience qui sont en réalité dominés par l’inconscient, et d’autres où la conscience l’emporte sur lui. On ne peut jamais être certain d’appréhender la véritable nature des contenus de la conscience, leur sens le plus profond, leurs implications possibles, et le réseau de leurs relations avec les autres contenus de l’inconscient. Des contenus se présentent à la conscience assurément, mais ils ne se dévoilent pas entièrement, et ils s’échappent bientôt, ils s’évaporent, ils s’enfuient, ils disparaissent sans retour, ou parfois reviennent à l’improviste, sous d’autres apparences.
On ne peut de ce fait espérer acquérir une conscience claire et totale de tout ce qui vit dans les profondeurs. Il n’y a pas de maîtrise possible de l’ensemble des contenus de la conscience, ni de chacun d’eux, tant ils sont liés aux abysses de l’inconscient.
« Il n’y a pas de contenu conscient dont on puisse affirmer avec certitude qu’on en a une conscience totale, car il faudrait pour cela une totalité de conscience impensable. »i
On peut interpréter cette observation de Jung de deux manières. D’une part, on ne peut jamais avoir une conscience « totale » de quelque contenu de la conscience que ce soit. D’autre part, l’idée même de « totalité de la conscience » ne se laisse pas saisir. Il est effectivement impensable que la conscience puisse être « totalisée ».
La conscience n’est jamais totale, elle ne peut se saisir comme un tout. Elle n’est jamais consciente par exemple de toutes ses puissances possibles, de tous ses devenirs en germe, ni de tout ce qu’elle a été, dont elle a perdu le souvenir, parfois provisoirement, et parfois sans retour et à jamais. La conscience la plus aiguë est encore dans une grande mesure inconsciente de ce qu’elle est vraiment, et de ce qu’elle pourrait être amenée à devenir. Aucune « lumière » de la conscience n’émerge sans révéler toujours davantage la profondeur de ses parts d’ombre.
Mais de ce constat plutôt négatif, de cette impuissance à pénétrer la nuit de ce qu’il y a d’inconscient dans la conscience, on peut tirer une conclusion stimulante. S’il n’y a pas de conscience qui ne soit baignée d’inconscience, on peut en inférer aussi qu’il n’y a pas d’inconscient qui ne soit en partie conscient.
« Nous en arrivons à la conclusion paradoxale qu’il n’y a pas de contenu de la conscience qui ne soit inconscient à un autre point de vue. Peut-être n’y a-t-il pas non plus de psychisme inconscient qui ne soit en même temps conscientii. »iii
Cette symétrie, ou cette intrication, entre psychisme conscient et psychisme inconscient n’est ici qu’hypothétique, mais elle ouvre d’immenses perspectives, en laissant entrevoir non seulement de multiples états « intermédiaires » entre la conscience et l’inconscient, mais aussi des états de « consciences approximatives ».iv
Ces idées de consciences « intermédiaires » ou « approximatives » incitent à aller plus loin encore. On pourrait supputer a priori l’existence de consciences d’une tout autre nature – par exemple des consciences sans moi, des consciences sans contenu, des consciences sans représentation ou sans volonté, ou des consciences sans « lumière ».
Un tel élargissement du champ des types de consciences est-il légitime?
C’est là une question clé. On peut en effet choisir de restreindre a priori la notion de conscience en la considérant seulement du point de vue humain.
C’est le choix fait par l’Académie française. Pour elle, la conscience est la « perception que nous avons de notre existence, des états et des actes de notre esprit, de ce qui se passe en nous, et de l’effet produit en nous par ce qui se passe hors de nous. »
Cette définition ne s’applique qu’à la conscience de l’homme, pris génériquement (comme le révèle l’emploi du pronom « nous »). Elle ne s’embarrasse pas de la difficulté d’identifier de possibles formes de conscience chez les autres êtres animés du règne animal, mais aussi dans le règne végétal.
Le Centre National de Ressources Textuelles et Littérales (CNRTL) prend plus de risques. Dans le spectre des définitions proposées, une allusion oblique est faite à la possible conscience des animaux ou des végétaux, en introduisant cette idée par le biais de quelques citations, sans toutefois en proposer de définition directe:
« Radicale aussi, (…) est la différence entre la conscience de l’animal, (…) et la conscience humaine. Car la conscience correspond exactement à la puissance de choix dont l’être vivant dispose; elle est coextensive à la frange d’action possible qui entoure l’action réelle : conscience est synonyme d’invention et de liberté. Or, chez l’animal, l’invention n’est jamais qu’une variation sur le thème de la routine. » (Henri Bergson, L’Évolution créatrice, 1907, p. 264.)
Plus généralement, d’autres auteurs envisagent que la Nature ou même l’Univers tout entier possèdent aussi une forme de conscience:
« Dans toute la Nature, il [l’artiste] soupçonne une grande conscience semblable à la sienne. » (Auguste Rodin, L’Art, 1911, pp. 218-219)
« Sache que tout connaît sa loi, son but, sa route; Que, de l’astre au ciron, l’immensité s’écoute; Que tout a conscience en la création… » (Victor Hugo, Les Contemplations, t. 3, La Bouche d’ombre, 1856, p. 435.)
Ces intuitions poétiques, animistes, ou pan-psychiques, font rêver bien sûr. On ne peut les écarter. Elles serviront d’étoiles, pour notre navigation future.
Mais à ce stade une définition plus précise de la conscience humaine reste indispensable, pour fixer une base de départ à notre réflexion sur la nature de la conscience. Elle servira de référence pour rappeler, le moment venu, tout ce qui devra alors être adapté dans cette première définition, si l’on veut ouvrir des perspectives plus générales, et imaginer sur cette terre ou dans les profondeurs de l’univers, la possibilité d’autres types de consciences, non-humaines.
Le CNRTL définit la conscience de l’homme comme une « organisation de son psychisme qui, en lui permettant d’avoir connaissance de ses états, de ses actes et de leur valeur morale, lui permet de se sentir exister, d’être présent à lui-même »v.
L’essence de la conscience (humaine) serait donc de « se sentir exister », d' »être présent à soi-même ».
Mais le protozoaire ou l’olivier, êtres vivants eux aussi, ne sont-ils pas en conséquence nécessairement présents à eux-mêmes, ne serait-ce que confusément? Ne se sentent-ils pas obscurément exister? Ne disposent-ils pas, a minima, d’une sorte de « conscience inconsciente »?
Il nous faudrait caractériser davantage la nature essentielle de la conscience humaine, si l’on veut la différencier de la conscience de l’amibe ou du cèdre.
Trois philosophes seront convoqués ici pour donner leurs vues à ce sujet.
Pour Maurice Blondel, la conscience est une « synthèse originale », elle se définit comme un « dépassement », effectué lors du passage à l’acte de ce qu’elle contient en puissance.vi Dans ce « dépassement », la conscience est déterminée par des appétits, des instincts, des automatismes souterrains, des mécanismes sous-jacents, mais elle arbore aussi une « spontanéité », qui pointe dans la clarté du jour subjectif, quand les « germes inconscients de la conscience » se manifestent et s’épanouissent dans la lumière de la conscience.vii
La conscience est essentiellement un phénomène dynamique. Elle se révèle sans cesse par l’action de « stimulants internes » qui se présentent en partie, mais qui restent aussi en partie voilés. Les contenus qui lui apparaissent continuent de recouvrir d’autres contenus, qu’ils « dominent » précisément en les occultant.
La conscience résulte de cette « domination » dynamique et incessante de tous ses propres « germes inconscients ». Elle s’apparaît à elle-même comme une « clarté intérieure », une clarté formée de tous les « rayons » qu’elle concentre et fait jaillir au-dehors de ses profondeurs.
Par contraste, pour Jean-Paul Sartre, « la conscience est conscience de part en part »viii. Il n’y a donc pas dans la conscience de zone d’ombre, il n’y a pas en elle comme un « demi-inconscient » ou une « passivité » qui pourraient la dénaturer. Il n’y a en elle qu’une seule conscience, dont l’essence est son existence même. Il n’y a pas d’un côté ce que Sartre appelle une « conscience (de) soi », et d’un autre côté des moments ou des actes particuliers de conscience, qui en seraient comme des attributs, ou des états passagers. Tous les contenus qui traversent la conscience, par exemple l’intention, le plaisir ou la douleur, sont immédiatement conscients d’eux-mêmes, et ils forment de ce fait la substance de la conscience elle-même. Ces contenus sont la « conscience (de) soi » elle-même, et ils ne s’en distinguent pas.ix
Le « de » a été mis délibérément entre parenthèses par Sartre dans l’expression « conscience (de) soi »x. Sartre pense que la grammaire nous met sur une fausse piste. Il n’y a pas de conscience de soi, car la conscience ne se réfléchit pas elle-même, elle n’a pas et n’est pas une « connaissance » d’elle-même. La « conscience (de) soi » ne se réfléchit pas. Elle est une « conscience/soi ». La réflexion relève du domaine du cogito, non de la conscience. Mais c’est pourtant la conscience, non-réfléchissante, qui assure le fondement de la réflexion, et la matière de la cogitation.xi
La « conscience (de) soi » est parfaitement, absolument, intimement, consciente d’elle-même. Elle est consciente qu’elle est véritablement, qu’elle existe. Elle est son soi, elle est son existence même.
La conscience étant « conscience de part en part », cela signifie qu’elle est toujours en acte, et non en puissance. Si la conscience est consciente de l’existence en elle de virtualités, elle réalise en pleine conscience que ce sont là ses propres virtualités. Ces virtualités lui apparaissent en pleine lumière consciente, et non comme des virtualités possibles, latentes, ou cachées.
Toutes les virtualités de la conscience ne sont pas « en puissance », elles sont déjà en acte, elles sont des « consciences de virtualités ».xii
La conscience est essentiellement « indivisible », « indissoluble », parce qu’elle est toute entière une « existence de part en part ». Il n’y a jamais d’arrière-monde, de virtualités celées, dans cette évidence (pour la conscience) de sa propre existence. La conscience est totalement consciente que son existence est son être même.xiii
C’est en réalisant sa propre existence que la conscience sartrienne accède elle aussi à la « lumière », non pas une lumière générique, universelle, mais une lumière qui lui est propre, constitutive, intrinsèque, — la lumière qui est singulièrement attachée à cette existence, cette unique existence.
Tout le raisonnement sartrien débouche sur un renversement complet de l’ontologie classique. Ce n’est pas une essence abstraite (platonicienne, métaphysique) qui précède l’existence de la conscience, c’est l’inverse. C’est l’existence même de la conscience qui constitue son essence. C’est sa « motivation » propre qui fait que la conscience est ce qu’elle est, et non pas telle autre conscience.
La conscience est entièrement pleine d’elle-même. Son caractère premier est qu’elle se détermine elle-même seulement par elle-même. « La conscience existe par soi ».xiv
Sartre précise qu’il faut éviter de dire que la conscience est « cause de soi », cette expression laissant entendre que la conscience serait à la fois sa propre cause et l’effet de cette cause. La conscience n’est pas le fondement de son être, car rien n’est cause de la conscience. L’être de la conscience est entièrement contingent, et la conscience n’est seulement « cause que de sa propre manière d’être »xv.
L’absolu, dit Sartre, se définit par le primat de l’existence sur l’essence. L’absolu n’est ni une essence, ni une substance, il n’est que le phénomène de son existence, — absolue. De même la conscience est « absolue », en tant que c’est son existence qui prime sur son essence.
Mais si elle n’a pas d’abord une essence, si elle n’est que son existence, elle n’a donc rien de substantiel non plus, elle est un pur phénomène, une pure ‘apparence’, en ce sens qu’elle n’existe pas « en soi », mais seulement « pour soi ». Elle n’existe que dans la mesure où elle s’apparaît à elle-même.
Comme « pure apparence », la conscience est donc un « vide total » (puisque le monde entier est en dehors d’elle), et, conclusion magistrale, sartrienne, « c’est à cause de cette identité en elle de l’apparence et de l’existence qu’elle peut être considérée comme l’absolu. »xvi
Cette conclusion, il faut le dire, est absolument paradoxale, une fois effacée la magie des formules sartriennes, et que nous revient la nécessité de l’analyse, l’effort de la critique.
Comment concevoir « l’absolu » comme un « vide total », sinon en le représentant en fait comme un « vide absolu »?
Et quel sens donner à un « absolu » qui serait essentiellement un « vide absolu », sinon le non-sens d’un absolue absence de sens, d’un non-sens absolument absurde?
Décidément la grammaire aime jouer ses propres tours, dans la langue scintillante de Sartre. Le substantif (l’absolu sartrien) s’y transforme impunément en un adjectif, dont il qualifie l’absolu de son propre vide.
Maurice Merleau-Ponty aura-t-il plus une vision moins absolument absurde, moins essentiellement vide (quoique existentiellement pleine) de la conscience ? Il semble que oui. Il associe à la conscience les idées de sa « construction », de sa « constitution », de sa « synthèse ».
Pour lui l’unitéde la conscience n’est pas donnée d’emblée, mais elle se « construit » toujours, de proche en proche, par des synthèses successives, qu’il appelle des « synthèses de transition ». La conscience est un « miracle », dit-il, un miracle qui fait apparaître des phénomènes, en synthétisant leur diversité, leur multiplicité, leurs éclatements et leurs brisures, et elle se sert de ces synthèses pour rétablir toujours à nouveau l’unité de son objet (d’attention).xvii
La conscience, lorsqu’elle prête « attention », constitue activement ses objets, les explicite et les thématise, elle les ressaisit et les pose devant elle, elle les place enfin sous sa dépendance.
L’acte de l’attention n’est pas une simple association d’images, ni la reprise d’une pensée entièrement maîtresse d’elle-même et de ses objets. L’acte de l’attention est fondé sur la vie propre de la conscience, laquelle, à chaque instant, fait paraître des sens nouveaux, s’en nourrissant tout en les élaborant, suite continue de sens qui constituent le cours de la pensée même.
La conscience doit sans cesse chercher à se mettre en « présence » de sa propre vie, vie qui peut être en partie irréfléchie, ensommeillée, et qu’il s’agit toujours à nouveau de réveiller, de sortir de son propre oubli de soi.xviii
L’effort incessant de la conscience de sortir de son oubli tacite, de son sommeil latent, est sa manière propre d’exister, non comme une « essence », mais comme une « réflexion », et une critique de toutes les pseudo-évidences.
Je peux me croire être dans mon corps, et croire ce corps pris dans ce monde. Ma conscience semble alors « entourée par mon corps », mais si j’ai conscience de cette prise, de cet embrassement, de cette enceinte, c’est que précisément j’en suis déjà sorti, je suis déjà détaché de son « inhérence ». Par la seule force de ma conscience je me suis échappé de mon corps au moment même où je me le représente comme me détenant, me retenant. C’est parce que je me sens provisoirement assigné à ce monde, que je m’en suis déjà délivré. Si je me représente comme une « chose pensante », c’est que je ne suis plus seulement une « chose », mais je suis avant tout « pensée pensante », et donc « conscience », — la conscience unique d’un être singulier, inouï, et qui n’est jamais, nulle part, irrévocablement arraisonné. Je suis un moi qui à sa guise peut naviguer dans tous les espaces de sens, quels qu’ils soient, jouer de toutes les miroitantes métaphores, louvoyer dans tous les rêves, et laisser exploser les désirs.xix
Le moi découvre une « pensée infinie » qui n’est pas immanente à la perception, aux nourritures terrestres dont elle se gave. Elle s’en libère, en s’en augmentant.
Mais cette pensée d’où vient-elle? Dénote-t-elle son origine d’une essence abstraite de la conscience, qui l’exsuderait comme les racines la sève (brute)? Ou ne représente-t-elle pas plutôt « une forme d’inconscience », dont il reviendrait à la conscience de la faire monter en son plus haut point de clarté, en passant du « voir » au « savoir », de la multiplicité à l’unité ?
Pour chercher l’origine de la conscience, on ne se satisfera pas de mots ou de définitions. Il faut pouvoir atteindre cette présence du moi au moi, si singulière, si unique, qu’elle est tout entière l’essence de notre propre mystère.
Le monde des phénomènes fonde a priori l’être de notre conscience et il en constitue la matière première, mais il n’en révèle pas la nature, l’essence ou la forme, dont il faut placer l’origine ailleurs, sans doute.
La conscience seule est capable de se donner à elle-même le sens dont elle a besoin pour ses propres fins. Mais ce sens ne paraît que sur un fond d’obscurité, un abîme de mystères, le mystère des origines, le mystère du monde, le mystère de la pensée, et le mystère du moi, unique et singulier.xx
—
Les philosophes que l’on vient d’évoquer emploient tous les trois des métaphores liées à la lumière, mais avec des divergences considérables de sens.
Pour Blondel, la conscience s’apparaît à elle-même comme une « clarté intérieure », illuminée par tous les « rayons » qu’elle concentre et fait jaillir.
Pour Sartre, en revanche, la conscience ne reçoit pas ses contenus conscients « comme un faisceau de lumière ».xxi Car elle est tout entière « conscience de part en part ». Elle constitue « un être indivisible, indissoluble ». Toute autre « lumière », on l’imagine alors, serait une sorte d’intruse qui troublerait la pureté de son soi « absolu ».
Quant à Merleau-Ponty, il emploie certes les métaphores de l’éclaircissementxxii, de la clarté et de la lumièrexxiii, mais selon lui la clarté de l’acte d’attention n’apporte rien de nouveau, et sa lumière n’éclaire pas la diversité ni la nature des intentions de la conscience.
La métaphore de la lumière et ses formes dérivées ne suscitent pas, on le voit, l’adhésion unanime de ces philosophes.
On le conçoit. Sporadiques ou continues, obscures ou illuminées, divisibles ou indivisibles, toutes les formes de conscience ne peuvent être décrites seulement par des images associées à la lumière, et à ses représentations dans le monde visible.
Il faut chercher autre chose que la lumière pour nous éclairer en cette matière.
Si la conscience était réellement une sorte de lumière, elle pourrait avoir de nombreux degrés de clarté, et différentes qualités de luminosités. Or toutes les lumières ne se ressemblent pas, il y a des lumières noires, d’autres infra-rouges, des lumières scintillantes, à éclats ou à occultations, pour rester dans les métaphores optiques.
Mais il est aussi vraisemblable que l’ombre et l’abîme font partie de l’essence de la conscience, ou de son existence. La lumière a ses propres limites, à commencer par sa vitesse, finie.
Il faudrait en toute hypothèse conjecturer l’existence de formes de conscience, qui iraient bien au-delà ou bien en-deçà du domaine métaphorique de la lumière physique qui baigne tant le règne végétal que le règne animal, mais pas forcément le monde psychique, et ce qu’il y a d’inconscient dans toute conscience.
Au stade infantile de la conscience humaine règne une conscience diffuse, fragmentée, dissociée, une conscience en forme d’ « île » ou d’ « archipel ».xxiv Il n’existe pas encore de véritable unité du moi. Le moi se fait sentir, comme par éclats fugaces, par brusques irruptions, lorsque des surprises, des chocs, des ébranlements le sortent de sa torpeur. La conscience n’est pas encore pour elle-même une totalité pleine, stable, intégrée. Elle est en mouvement, en épigenèse, elle semble pouvoir grandir, s’élargir et s’approfondir toujours davantage. Pourquoi s’arrêterait-elle en si bon chemin? D’île solitaire, elle se voit devenir bientôt un immense continent émergé. Mais alors, pourquoi ne rêverait-elle pas d’autres Amériques encore? Et combien de nébuleuses inimaginables n’attendent-elle pas encore d’être découvertes?
Malgré tout, la métaphore de la lumière est souvent prisée pour dénoter certains états de conscience. Des petits éclats de lumière correspondent à de petits phénomènes de conscience. De grands soleils aveuglants donnent l’idée d’une conscience dépassée par un afflux de lumière tel que la conscience tout entière en est submergée.
Ces soleils-là seraient-ils la limite supérieure de la conscience humaine, poussée dans son exaltation suprême? Mais ne peut-on imaginer des consciences bien plus hautes encore, qui se seraient affranchies de toute « lumière », et pour lesquelles la métaphore du soleil ne figurerait plus que la lumière d’une chandelle?
La question mérite examen. L’hypothèse semble à nos yeux, vite aveuglés par des lumières optiques, quasi fantastique. Pourtant, elle ouvre une piste prometteuse. La conscience n’est pas simplement une « lumière », asservie à des gammes d’éclairements qui vont du lumignon au grand éclat solaire. Des nébuleuses lointaines, invisibles attendent. Et le « trou noir », horizon indépassable de tous les « événements » de lumière, contient peut-être une métaphore plus éclairante que toute lumière.
Il faut imaginer des consciences illuminées autrement que par la lumière, quelle qu’elle soit.
La lumière peut être froide ou chaude, mais elle n’est pas chaleur. Elle éclaire, illumine, mais elle n’embrase pas.
Et ce que la conscience désire le plus au fond de son abîme, c’est peut-être d’abord de la chaleur.
Apollon Pythien enjoint de se connaître soi-même. Et cette connaissance est une sorte de lumière encore. Peut-être faut-il non seulement se connaître soi-même, mais aussi se résoudre à s’aimer d’abord, et ce serait là une sorte de chaleur, plus nécessaire encore que toute connaissance.
Husserl préfère une autre formule, plus pudique peut-être, en tout cas plus transcendantale.
« L’oracle delphique ‘Connais-toi toi-même’ a acquis un sens nouveau (…) Il faut d’abord perdre le monde par l’épochê pour le retrouver ensuite dans une prise de conscience universelle de soi-même. Noli foras ire, dit saint Augustin, in te redi, in interiore homine habitat veritas« .xxv
Pierre Hadot offre ce commentaire: « Cette phrase d’Augustin: « Ne t’égare pas au dehors, rentre en toi-même, c’est dans l’homme intérieur qu’habite la vérité » fournit à Husserl une formule commode pour exprimer et résumer sa propre conception de la prise de conscience. Il est vrai que Husserl donne à cette phrase un sens nouveau. L’ « homme intérieur » d’Augustin devient, pour Husserl, l’ « ego transcendantal » en tant que sujet de connaissance qui retrouve le monde « dans une conscience de soi universelle ». »xxvi
Selon certains commentateurs, l’expression d’Augustin « in interiore homine habitat veritas« est aussi une allusion à un passage de la Lettre aux Éphésiensxxvii, qui contient en effet ces mots, à l’exception du mot veritas, remplacé par Christus, et ces mots sont assemblés d’une manière un peu différente xxviii.
Il vaut surtout la peine de compléter la très courte citation que fait Husserl du texte d’Augustin. On y trouve de quoi nous inciter à comprendre que si l’essence de la conscience est de viser la vérité, elle est aussi de se dépasser toujours, pour enfin transcender tout ce qui seulement en elle pense et réfléchit…
Peut-être Husserl aurait-il dû lire Augustin jusqu’au bout, s’il avait rêvé de transcender l’ego même, fût-il transcendantal….
« Noli foras ire, in teipsum redi ; in interiore homine habitat veritas ; et si tuam naturam mutabilem inveneris, transcende et teipsum. Sed memento cum te transcendis, ratiocinantem animam te transcendere. »xxix.
« Au lieu d’aller dehors, rentre en toi-même; c’est dans l’homme intérieur qu’habite la vérité. Et, si tu ne trouves que ta nature, sujette au changement, va au-delà de toi-même, mais en te dépassant, souviens-toi que tu dépasses ton âme qui réfléchit… »
__________________
iC.G. Jung, Les Racines de la conscience, Trad. Yves Le Lay, Buchet/Chastel, Paris, 1971, p.581-582
iiNote de Jung : « L’inconscient psychoïde est expressément excepté, puisqu’il comprend en lui ce qui n’est pas susceptible de conscience et qui est seulement analogue à l’âme. » Ibid. Note 61, p.582
iiiC.G. Jung, Les racines de la réalité, Trad. Yves Le Lay, Buchet/Chastel, Paris, 1971, p.582
ivC.G. Jung, Les racines de la réalité, Trad. Yves Le Lay, Buchet/Chastel, Paris, 1971, p.583
vi« La conscience puise ses aliments dans l’immense milieu qu’elle résume en soi; mais elle ne le résume et ne le contient qu’en le dépassant, qu’en formant une synthèse originale, qu’en devenant l’actede toutes ces conditions et de ces puissancessubalternes. »Maurice Blondel. L’Action. 1893, p. 103
vii« Dès que [la conscience] apparaît sous la forme de l’appétit ou du besoin instinctif, [il y a] spontanéité victorieuse du déterminisme mécanique, automatisme déjà tout psychologique. Sans doute ces stimulants internes dépendent de causes plus profondes et pour ainsi dire souterraines comme des germes inconscients de la conscience ; mais dès l’instant où ils s’élèvent et s’épanouissent dans la vie subjective, ils dominent par ce qu’ils manifestent, tout ce qu’ils recèlent. Ainsi le principe même de tout phénomène conscient est un dynamisme ; et plus cette clarté intérieure se lève, mieux elle concentre les forces et les rayons de la nature. »Maurice Blondel. L’Action. 1893, p. 103
viii« Il est impossible d’assigner à une conscience une autre motivation qu’elle-même. Sinon il faudrait concevoir que la conscience, dans la mesure où elle est un effet, est non consciente (de) soi. Il faudrait que, par quelque côté, elle fût sans être conscience (d’) être. Nous tomberions dans cette illusion trop fréquente qui fait de la conscience un demi-inconscient ou une passivité. Mais la conscience est conscience de part en part. Elle ne saurait donc être limitée que par elle-même. » Jean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. 1943. p.22
ix« Cette conscience (de) soi, nous ne devons pas la considérer comme une nouvelle conscience, mais comme le seul mode d’existence qui soit possible pour une conscience de quelque chose. De même qu’un objet étendu est contraint d’exister selon les trois dimensions, de même une intention, un plaisir, une douleur ne sauraient exister que comme conscience immédiate (d’) eux-mêmes. L’être de l’intention ne peut être que conscience, sinon l’intention serait chose dans la conscience. »Jean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. 1943. p.20
x« C’est la nature même de la conscience d’exister ‘en cercle’. C’est ce qui peut s’exprimer en ces termes: toute existence consciente existe comme conscience d’exister. Nous comprenons à présent pourquoi la conscience première de conscience n’est pas positionnelle: c’est qu’elle ne fait qu’un avec la conscience dont elle est conscience. D’un seul coup elle se détermine comme conscience de perception et comme perception. Ces nécessités de la syntaxe nous ont obligé jusqu’ici à parler de la ‘conscience non positionnelle de soi’. Mais nous ne pouvons user plus longtemps de cette expression où le ‘de soi‘ éveille encore l’idée de connaissance. (Nous mettrons désormais le ‘de‘ entre parenthèses, pour indiquer qu’il ne répond qu’à une contrainte grammaticale.) » Jean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. 1943. p.20
xi« C’est la conscience non-réflexive qui rend la réflexion possible: il y a un cogito préréflexif qui est la condition du cogito cartésien. » Jean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. 1943. p.20
xii« Le plaisir ne peut exister ‘avant’ la conscience de plaisir — même sous la forme de virtualité, de puissance. Un plaisir en puissance ne saurait exister que comme conscience (d’)être en puissance, il n’y a de virtualités de conscience que comme conscience de virtualité. » Jean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. 1943. p.21
xiii« [Le plaisir] n’est pas plus une qualité de la conscience (de) soi que la conscience (de) soi n’est une qualité du plaisir. Il n’y a pas plus d’abord une conscience qui recevrait ensuite l’affection ‘plaisir’, comme une eau qu’on colore, qu’il n’y a d’abord un plaisir (inconscient ou psychologique) qui recevrait ensuite la qualité de conscient, comme un faisceau de lumière. Il y a un être indivisible, indissoluble — non point une substance soutenant ses qualités comme de moindres êtres, mais un être qui est existence de part en part. » Jean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. 1943. p.21
xiv« Cela signifie que la conscience n’est pas produite comme exemplaire singulier d’une possibilité abstraite, mais qu’en surgissant au sein de l’être elle crée et soutient son essence, c’est-à-dire l’agencement synthétique de ses possibilités. Cela veut dire aussi que le type d’être de la conscience est à l’inverse de celui que nous révèle la preuve ontologique: comme la conscience n’est pas possible avant d’être, mais que son être est la source et la condition de toute possibilité, c’est son existence qui implique son essence. (…) La conscience est un plein d’existence et cette détermination de soi par soi est une caractéristique essentielle. Il sera même prudent de ne pas abuser de l’expression ’cause de soi’, qui laisse supposer une progression, un rapport de soi-cause à soi-effet.. Il serait plus juste de dire, tout simplement: la conscience existe par soi. Et par là il ne faut pas entendre qu’elle se ‘tire du néant’. Il ne saurait y avoir de ‘néant de conscience’ avant la conscience. ‘Avant’ la conscience, on ne peut concevoir qu’un plein d’être dont aucun élément ne peut renvoyer à une conscience absente. Pour qu’il y ait néant de conscience, il faut une conscience qui a été et qui n’est plus et une conscience témoin qui pose le néant de la première conscience pour une synthèse de récognition. La conscience est antérieure au néant et ‘se tire’ de l’être. (…) En effet, d’où ‘viendrait’ la conscience, si elle pouvait venir de quelque chose? Des limbes de l’inconscient ou du physiologique. Mais si l’on se demande comment ces limbes, à leur tour, peuvent exister et d’où elles tirent leur existence, nous nous trouvons ramenés au concept d’existence passive, c’est-à-dire que nous ne pouvons absolument plus comprendre comment ces données non-conscientes, qui ne tirent pas leur existence d’elles-mêmes, peuvent cependant la perpétuer et trouver encore la force de produire une conscience. » Jean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. 1943. p.22-23
xv« Cela ne signifie nullement que la conscience est le fondement de son être. Mais au contraire, comme nous le verrons plus loin, il y a une contingence plénière de l’être de la conscience. Nous voulons seulement indiquer: 1° Que rien n’est cause de la conscience; 2° Qu’elle est cause de sa propre manière d’être. » Ibid. note 1, p.22
xviJean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. 1943. p.23
xvii« L’unité de la conscience se construit ainsi de proche en proche par une « synthèse de transition ». Le miracle de laconscience est de faire apparaître par l’attention des phénomènes qui rétablissent l’unité de l’objet dans une dimension nouvelle au moment où ils la brisent. » Maurice Merleau-Ponty. Phénoménologie de la perception, 1945, p. 39.
xviii« Il faut mettre la conscience en présence de sa vie irréfléchie dans les choses et l’éveiller à sa propre histoire qu’elle oubliait, c’est là le vrai rôle de la réflexion philosophique et c’est ainsi qu’on arrive à une vraie théorie de l’attention. » Maurice Merleau-Ponty. Phénoménologie de la perception, 1945, p. 40
xix« C’est un fait que je me crois d’abord entouré par mon corps, pris dans le monde, situé ici et maintenant. Mais chacun de ces mots quand j’y réfléchis est dépourvu de sens et ne pose donc aucun problème: m’apercevrais-je «entouré par mon corps» si je n’étais en lui aussi bien qu’en moi, si je ne pensais moi-même ce rapport spatial et n’échappais ainsi à l’inhérence au moment même où je me la représente? Saurais-je que je suis pris dans le monde et que j’y suis situé, si j’y étais vraiment pris et situé? Je me bornerais alors à être où je suis comme une chose, et puisque je sais où je suis et me vois moi-même au milieu des choses, c’est que je suis une conscience, un être singulier qui ne réside nulle part et peut se rendre présent partout en intention. Tout ce qui existe existe comme chose ou comme conscience, et il n’y a pas de milieu. La chose est en un lieu, mais la perception n’est nulle part, car si elle était située elle ne pourrait faire exister pour elle-même les autres choses, puisqu’elle reposerait en soi à la manière des choses. » Maurice Merleau-Ponty. Phénoménologie de la perception, 1945, p. 47
xx« Le monde phénoménologique n’est pas l’explicitation d’un être préalable, mais la fondation de l’être, la philosophie n’est pas le reflet d’une vérité préalable, mais comme l’art la réalisation d’une vérité. On demandera comment cette réalisation est possible et si elle ne rejoint pas dans les choses une Raison préexistante. Mais le seul Logos qui préexiste est le monde même, et la philosophie qui le fait passer à l’existence manifeste ne commence pas par être possible : elle est actuelle ou réelle, comme le monde, dont elle fait partie, et aucune hypothèse explicative n’est plus claire que l’acte même par lequel nous reprenons ce monde inachevé pour essayer de le totaliser et de le penser. La rationalité n’est pas un problème, il n’y a pas derrière elle une inconnue que nous ayons à déterminer déductivement ou à prouver inductivement à partir d’elle: nous assistons à chaque instant à ce prodige de la connexion des expériences, et personne ne sait mieux que nous comment il se fait puisque nous sommes ce nœud de relations. Le monde et la raison ne font pas problème; disons, si l’on veut, qu’ils sont mystérieux, mais ce mystère les définit, il ne saurait être question de le dissiper par quelque « solution », il est en deçà des solutions. »Maurice Merleau-Ponty. Phénoménologie de la perception, Gallimard, Collection TEL, 2005, Avant-propos, p.xv-xvi
xxi« Il n’y a pas plus d’abord une conscience qui recevrait ensuite l’affection ‘plaisir’, comme une eau qu’on colore, qu’il n’y a d’abord un plaisir (inconscient ou psychologique) qui recevrait ensuite la qualité de conscient, comme un faisceau de lumière. » Jean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. 1943. p.21
xxii« Puisque j’éprouve dans l’attention un éclaircissementde l’objet, il faut que l’objet perçu renferme déjà la structure intelligible qu’elle dégage ». Maurice Merleau-Ponty. Phénoménologie de la perception, Gallimard, Collection TEL, 2005, p.5
xxiii« La conscience n’est pas moins intimement liée aux objets dont elle se distrait qu’à ceux auxquels elle s’intéresse, et le surplus de clarté de l’acte d’attention n’inaugure aucun rapport nouveau. Il redevient donc une lumière qui ne se diversifie pas avec les objets qu’elle éclaire et l’on remplace encore une fois par des actes vides de l’attention « les modes et les directions spécifiques de l’intention ». » Maurice Merleau-Ponty. Phénoménologie de la perception, Gallimard, Collection TEL, 2005, p.35
xxivC.G. Jung, Les racines de la réalité, Trad. Yves Le Lay, Buchet/Chastel, Paris, 1971, p.583
xxvE. Husserl. Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1974, p.134, citant Augustin, De vera religione, 39, 72, citant à son tour Paul, Épître aux Ephésiens, 3, 16-17
xxviPierre Hadot. Éloge de la philosophie antique, p.52-53
xxviii« …Qu’Il daigne vous armer de puissance par son Esprit pour que se fortifie en vous l’homme intérieur, que le Christ habite en vos cœurs par la foi, et que vous soyez enracinés, fondés dans l’amour. Ainsi vous recevrez la force de comprendre, avec tous les saints, ce qu’est la Largeur, la Hauteur et la Profondeur, vous connaîtrez l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance. » Eph. 3, 16-19
xxixLe texte d’Augustin continue ainsi: « Illuc ergo tende, unde ipsum lumen rationis accenditur. Quo enim pervenit omnis bonus ratiocinator, nisi ad veritatem? cum ad seipsam veritas non utique ratiocinando perveniat, sed quod ratiocinantes appetunt, ipsa sit. Vide ibi convenientiam qua superior esse non possit, et ipse conveni cum ea. Confitere te non esse quod ipsa est: siquidem se ipsa non quaerit; tu autem ad eam quaerendo venisti, non locorum spatio, sed mentis affectu, ut ipse interior homo cum suo inhabitatore, non infima et carnali, sed summa et spiritali voluptate conveniat. » Saint Augustin, De vera religione, XXXIX, 72, Bibliothèque augustinienne, t. 8, p. 131. Voir aussi le texte en ligne sur le site de l’Université de Zürich: http://mlat.uzh.ch/
Le Cantique des cantiques a fait couler beaucoup d’encre, et suscité de multiples interprétations.
Parmi elles, beaucoup me chaut (du verbe chaloir) la figure de la Sulamite comme métaphore de la conscience, face à son propre mystère, et face à son Créateur.
« Je dors mais mon cœur veille ». Ani yéchnah, vé libbi ‘er.i
Quand la conscience est assoupie, une autre forme de conscience, — dont nous n’avons pas clairement conscience –, semble veiller encore.
Comment, et pourquoi? Existe-t-il d’autres formes de ‘conscience’ encore, dont nous n’aurions pas conscience, et qui par exemple opéreraient lors du sommeil profond?
Quand notre conscience active est apparemment « endormie », reste en éveil une conscience dans la nuit, qui semble résider dans le « cœur », et qui « veille » sur le sommeil de la conscience du jour. Cette conscience sise dans le « cœur » n’est pas de l’ordre du mental, puisqu’en l’occurrence le mental dort. Relève-t-elle alors de l’intuition, de la psyché, de l’âme, ou de quelque autre entité spirituelle?
Que signifie d’ailleurs le ‘cœur’ (levav, en hébreu, lev en chaldéen), particulièrement dans le contexte biblique?
A les examiner attentivement, il apparaît clairement que le cœur est lui-même bien plus profond et plus complexe qu’on ne saurait l’exprimer, et que son essence ne saurait être rendue par quelque acception que ce soit. Non seulement une formule singulière ne saurait le définir, mais toutes celles que l’on peut lui attribuer ouvrent incessamment de nouvelles pistes à la recherche.
Si le cœur veille sur la conscience qui sommeille, on peut en induire en principe la possible mise en parallèle de la conscience classique avec d’autres modalités plus cachées et plus diversifiées de conscience. D’autres formes de conscience, plus subtiles, peuvent habiter souterrainement le même moi…
Pour fixer les idées, et entamer le débat, je distinguerai ici cinq formes possibles de conscience.
Mais comme la conscience est un phénomène éminemment complexe, il pourrait y en avoir bien davantage. Des dizaines de niveaux de conscience pourraient être envisagés a priori.
On pourrait même postuler l’hypothèse d’une infinité de niveaux de conscience, si l’on se représente que la conscience divine est infiniment repliée sur elle-même, ou, ce qui revient au même, qu’elle se déplie infiniment elle-même dans l’infini de sa puissance. Dans ses plis, elle cache ce qu’elle fut (en puissance), et dans ses replis elle donne de la lumière à ce qu’elle est en train de devenir (en acte).
Les cinq formes possibles de conscience que j’énonce ici représentent diverses manières de conjuguer conscience et inconscient, ou au contraire de les séparer:
1.Il y a la conscience qui sent, pense, raisonne, cogite, veut, et qu’on appellera ‘conscience consciente’.
2.Il y a la conscience du ‘cœur’, pour reprendre l’image du Cantique des cantiques. Elle semble sub-consciente et elle ne se révèle que lorsque la ‘conscience consciente’ s’assoupit, montrant alors qu’elle veille, sur notre sommeil, nos rêves, et nos aspirations.
3.Il y a, comme l’enseignent Freud et Jung, chacun à sa manière, un inconscient (personnel) dont on a bien conscience qu’il existe en effet, sans avoir exactement conscience de la profondeur et de la nature de son contenu.
A propos de l’inconscient personnel, la ‘conscience consciente’ et la ‘conscience du cœur’ se forment une conscience sous-jacente, implicite, latente, et peu informée, en fait, de la réalité de l’inconscient cosmique.
4. Il y a dans cet ‘inconscient cosmique’, infini en soi, plusieurs niveaux de profondeurs et d’obscurité. On y trouve par exemple le ça, le Soi, et les archétypes de l’inconscient dit « collectif », auxquels on pourrait ajouter tous les archétypes du vivant non-humain, et même, pourquoi pas les archétypes du non-vivant animé (comme les virus, les prions, ou les particules élémentaires…).
Cet inconscient infini est pour partie ‘conscient’ du Soi. Cette conscience du Soi représente une quatrième forme de conscience.
5. Mais, et c’est là une hypothèse, il y a aussi une part infinie de l’inconscient cosmique qui reste ‘inconsciente’ du Soi.
Notons que ces cinq catégories hybrident de façon spécifique conscience et inconscient. Elles sont seulement indicatives, et elles seraient propres à de nouvelles hybridations, et dépassements, sur d’autres bases, restant à découvrir.
On pourrait d’ailleurs, comme on l’a dit, imaginer que Dieu Lui-même dispose d’une infinité de niveaux de conscience.
Pourquoi parler d’une infinité de niveaux et non pas d’une seule conscience (divine) puisque le Dieu unique est un Dieu Un?
Dans le contexte du judaïsme, pourtant peu suspect de renoncer facilement au principe du Dieu Un, la Cabale juive n’hésite pas à poser dix Sefirot, comme autant d’émanations du Dieu Un, susceptibles de le « représenter » dans le monde ici-bas, d’une manière plus singularisée.
Si le Dieu du monothéisme juif se fait représenter par dix Sefirot, et si la Torah enseigne que le Dieu unique est apparu à Abraham sous la forme de trois « hommes », on pourrait formuler l’idée que, après tout, certaines synthèses supérieures sont peut-être possibles entre monothéisme et polythéisme.
Les théologies de l’Un et du Multiple, de la transcendance ou de l’immanence, sont-elles irréconciliables? En apparence oui.
En réalité, il se pourrait que l’Un ne soit pas réellement « un », comme le disait déjà Damascios, citant Platon: « L’Un, s’Il est, n’est même pas un. »iii
L’Un, qu’il soit platonicien, plotinien ou hébraïque, dans sa pure transcendance, ne peut certes pas être limité par un attribut quantitatif, comme l’idée toute arithmétique de « l’un ». Et s’il n’est pas numériquement « un », c’est que le concept infiniment riche de « l’Un » inclut et intègre nécessairement le multiple dans son unitéiv.
Plutôt que d’employer la formule de « l’Un », Damascios préfère d’ailleurs l’expression grecque ‘panté aporêton‘, qui peut se traduire comme « l’absolument indicible ». Elle rend compte de l’idée de Platon selon laquelle l’Un est inconnaissable (agnostôn) et indicible (arrêton).v
Si la Divinité est « absolument indicible », peut-être n’est-Elle pas entièrement dicible pour Elle-même, et à Elle-même?
Elle serait donc en partie inconsciente d’Elle-même.
Certes il faudrait alors, provisoirement, renoncer au dogme de l’omniscience divine, et reporter la mise en acte de cette omniscience à quelque fin des Temps, éminemment reculée…
Mais ce dogme est fortement problématique, de toutes façons.
En effet si Dieu était effectivement absolument omniscient et omnipotent, Il aurait alors les moyens de prévenir dès avant la Création l’existence de tout Mal. Ce qu’Il n’a pas fait. C’est donc, soit qu’Il n’est pas Omniscient et Omnipotent, soit qu’Il n’est pas Bon.
Dans les deux cas, il y a place pour un Inconscient divin…
Autrement dit, et par contraste, il se pourrait que dans l’infinité en puissance de la Divinité, il y ait bien, latente, une infinité de niveaux de conscience et d’inconscient.
Mais revenons aux cinq niveaux de conscience que je décrivais un peu plus haut.
Dans la tradition védique, on trouve explicitement énoncés quatre niveaux de conscience, présentés comme les quatre états de l’Ātman, ou du Soi.
La Divinité, une et suprême, que les Upaniṣad appellent le brahman, se présente elle-même ainsi:
« Je suis le Voyant, pur, et par nature, Je ne change pas. Par nature, il n’y a pas d’objet pour Moi, étant l’Infini, complètement plein, de face, à travers, en haut, en bas et dans toutes les directions. Je suis non-né, et Je réside en Moi-même. »vi
Puis la Divinité décrit les trois niveaux de conscience des créatures rationnelles et humaines (éveil, rêve, sommeil profond) et indique qu’ils sont absolument incapables d’entrer en rapport avec Elle-même de manière signifiante.
Elle oppose en fait ces trois niveaux de la conscience humaine à un quatrième niveau de la conscience, qui correspond à la sienne propre, et qu’elle nomme elliptiquement « le Quatrième ».
« Que ce soit dans l’état de sommeil profond, d’éveil ou bien de rêve, aucune perception trompeuse n’apparaît dans ce monde-ci, qui puisse Me concerner. Comme ces trois états de conscience n’ont aucune existence, ni autonome ni dépendante, Je suis toujours le Quatrièmevii, le Voyant et le non-duel. »viii
Ces quatre états de la conscience sont finement explicités par la Māṇḍūkya-Upaniṣad.
« Car le brahman est ce Tout. Le brahman est ce Soi (ātman), et ce Soi a quatre quarts.
L’état de veille, connaissant ce qui est extérieur, ayant sept membres, dix-neuf bouches, faisant l’expérience du grossier, est Vaiśvānara « l’universel »ix — le premier quart.
L’état de rêve, connaissant ce qui est intérieur, ayant sept membres, dix-neuf bouches, faisant l’expérience du subtil, est Taijasa « le lumineux » — deuxième quart.
Lorsque, endormi, on ne désire aucun désir, on ne voit aucun rêve, c’est le sommeil profond. L’état de sommeil profond est un, il est un seul bloc de connaissance car, fait de félicité, il fait l’expérience de la félicité. Il est la bouche de la conscience, il est le connaissant (prājña) — troisième quart.
C’est lui le Seigneur de tout, lui le connaisseur de tout, lui le maître intérieur; il est la matrice de tout, car l’origine et la fin des êtres.
Ni connaissant ce qui est intérieur, ni connaissant ce qui est extérieur, ni connaissant l’un et l’autre ensemble, ni bloc de connaissance, ni connaissant ni non-connaissant, ni visible, ni lié à l’action, insaisissable, indéfinissable, impensable, innommable, essence de la connaissance du Soi unique, ce en quoi le monde se résorbe, tout de paix, bienveillant, non duel — on le considère comme le Quatrième. C’est lui, le Soi qu’il faut discerner. »x
Le « Quatrième » (état de conscience). En sanskrit: turīya. On voit qu’il ne se définit que par une série de négations, mais aussi deux affirmations positives: il est « tout de paix » et « bienveillant ».
Il est intéressant de s’arrêter un instant sur la racine du mot turīya(तुरीय): TṜ (तॄ) dont le sens est « traverser ». Louis Renouxi estime qu’elle révèle l’essence du mot « quatrième » (turīya), qu’il faut comprendre comme « ce qui traverse, ce qui est ou ce qui conduit au-delà ».
On ne peut résister au plaisir de rapprocher cette racine sanskrite TṜ (तॄ) de la racine hébraïque ‘abar (עבר) qui a le même sens: « passer, aller au travers, traverser; aller au-delà, franchir, dépasser », et qui est aussi la racine même du mot « hébreu »…
Comme on a vu, la Sulamite est consciente de deux états, celui de la veille et celui du sommeil, pendant lequel c’est le cœur qui veille.
Mais que se passe-t-il, pourrait-on demander, quand la Sulamite n’est même plus consciente que son cœur veille?
Que se passe-t-il pour elle quand elle entre dans le « sommeil profond »?
Un autre commentaire de Śaṅkara permet de cerner cette notion de sommeil profond, et ce qu’elle implique.
« Lorsque l’on pense: ‘Je n’ai rien vu du tout dans l’état de sommeil profond’, on ne dénie pas sa propre Vision, on nie seulement ses propres notions. »xii
Autrement dit, on ne nie pas sa capacité à voir, qui reste intacte dans le sommeil profond, on constate seulement qu’il n’y a alors rien à voir, du moins apparemment.
En effet on peut arguer qu’il reste à voir dans le sommeil profond qu’il n’y a rien à y voir, et aussi qu’il reste à observer la conscience en train de prendre conscience de sa singulière nature, qui est de continuer d’exister, alors qu’elle est censée n’être plus consciente d’elle-même, ce qui est un paradoxe, admettons-le, pour une « Pure Conscience »…
La Pure Conscience continue d’exister, bien qu’elle n’ait (momentanément) rien à considérer, mais comment prend-elle conscience de sa pure existence, sans avoir le moyen de l’exercer sur quelque réalité « visible »?
« Personne ne voit rien dans l’état de sommeil profond, mais ceci ne veut pas dire que dans le sommeil profond, la Pure Conscience cesse d’exister. C’est seulement parce qu’il n’y a aucun objet visible que rien n’est vu dans le sommeil profond, et non pas parce que la Pure Conscience cesse d’être. C’est grâce à la Pure Conscience que l’on peut dénier alors l’existence d’objets visibles. »xiii
Les Écritures (védiques) affirment « l’existence de la Conscience et son immuabilité, disant que telle personne atteint sa propre ‘illumination’xiv et que ‘il n’y a pas de disparition de la vision pour le voyant, à cause de son indestructibilité’xv, déclarant la périssabilité des notions. Ainsi les Écritures elles-mêmes séparent les notions de l’Éveil. »xvi
La tradition védique, on le voit, a longuement théorisé ces quatre états de la conscience: la veille, le rêve, le sommeil profond, et ce qu’elle appelle le « quatrième » [état], à savoir l’Éveil.
Il y a là une sorte d’échelle de Jacob de la conscience, avec quatre niveaux successifs.
Ceci n’épuise pas le tout du mystère.
On subodore que chacun de ces niveaux de conscience développe en lui-même des profondeurs propres.
Reprenant l’image de la conscience dont la Sulamite nous offre l’image inoubliable, on en vient à imaginer d’autres ordres de complexité encore.
Chaque niveau de conscience possède sa richesse propre, qui est développable horizontalement, en quelque sorte, et pas seulement verticalement, par intrication avec des niveaux supérieurs.
Pour aider à percevoir ces phénomènes d’intrication entre l’horizontal et le vertical, l’hébreu biblique peut fournir de précieuses indications, comme langue mémorielle, au moins autant que le sanskrit, langue sacrée, chacune avec son génie propre.
Partons du mot « veille »,עֵר, ‘er, employé par la Sulamite.
Ce mot vient du verbe hébreu עוּר, ‘iwer,« être éveillé, veiller, se réveiller ». Cette racine verbale possède un autre sens, particulièrement remarquable dans le contexte où nous nous situons: « aveugler, rendre aveugle ».
Tout se passe comme si « être éveillé » équivalait à une sorte de cécité.
Lorsque l’on cherche dans le texte biblique toutes les racines verbales associées d’une façon ou une autre à l’idée de ‘veille’, on en trouve principalement cinq:
Ces cinq racines représentent une espèce de spectrographie de la gamme des sortes de conscience que le génie hébraïque porte en lui, et qui peuvent se caractériser selon les thèmes suivants:
S’ÉVEILLER – DORMIR (La conscience dort ou s’éveille).
VOIR – ESPÉRER (La conscience voit, ou bien elle pressent, et si elle ne voit pas, elle espère).
VEILLER – PRÉVENIR (La conscience veille toujours, et elle peut de ce fait annoncer l’avenir au bénéfice de ce qui en elle dort encore).
GARDER – CONSERVER (La conscience conserve la mémoire. On peut ajouter qu’elle « crée » aussi le présent, car « conserver » = « créer » selon la 3ème Méditation métaphysique de Descartesxxi).
SURVEILLER – PROTÉGER (La conscience garde du mal et elle protège).
Philosophiquement, on en déduit ces caractérisations:
La conscience est une figure de la naissance et de la mort.
La conscience est intuition — de la réalité, ou des possibles.
La conscience (prémonitoire) relie l’avenir au présent.
La conscience (inductrice) noue mémoire et création.
La conscience protège l’homme du monde et de lui-même.
Sans la conscience, donc:
Pas de différence entre la vie et la mort; entre la réalité et le possible.
Pas de liens entre l’avenir et le présent; entre la mémoire et l’invention.
Pas de séparation entre l’homme et le monde, l’homme et le mal.
Autrement dit: l’inconscient relie la vie et la mort; la réalité et le possible; il sépare l’avenir du présent; et la création de la mémoire. Il assimile l’homme au monde et au mal.
Plus profondément encore, on voit que dans la conscience, comme dans l’inconscient, il y a à la fois une forme de séparation entre ce qui relève de la ‘séparation’ et ce qui ressort du ‘lien’, et une forme de continuité entre ce qui relève de la ‘séparation’ et ce qui ressort de la ‘continuité’.
Ceci peut être subsumé par l’idée d’intrication, non pas quantique, mais métaphysique.
Autrement dit:
Toute forme de conscience possède une part d’inconscient, et réciproquement.
Ceci s’applique aussi à la conscience divine, et à l’inconscient cosmique.
ii On relève dans le Sander-Trenel les acceptions suivantes: a) Le cœur comme incarnant la vie elle-même. « Vos cœurs vivront dans l’éternité » (Ps. 22,27). b)Le cœur comme siège des sens et des passions (joie, tristesse, confiance, mépris, amertume, colère, dureté), et surtout de l’amour. « (Aime Dieu) de tout ton cœur. » (…be-kal levev-ḥa, Dt 6,5). c) Le cœur comme siège des sentiments moraux. Un cœur ‘pur’, ‘fidèle’, ‘droit’, ‘simple’, ‘profond’, ‘impénétrable’, ‘fier’, ou au ‘contraire’, ‘pervers’, ‘corrompu’, ‘hypocrite’, ‘double’. d) Le cœur comme siège de la volonté et du jugement.
iiiDamascius dit que selon Platon « l’Un s’il est, n’est même pas un; et s’il n’est pas, aucun discours ne lui conviendra, de sorte que de lui il n’y a même aucune négation (apophasis), ni aucun nom, de sorte que l’Un est incomplètement inconnaissable (agnostôn) et indicible (arrêton) ». Damascius Pr. t.1, p.9, 3-8 . Cf. Platon, Parménide 141 e 10-12 , 142 a
ivDe tout ceci on pourrait aussi tirer l’idée que Dieu est un infini en puissance, non un infini en acte (comme le pensait Descartes). Si Dieu était un infini en acte, alors il n’y aurait aucune place en Lui pour du fini (ou du non-infini) ou encore pour de l’être en puissance, puisque tout en Lui serait infini et en acte. La kénose consisterait alors pour Dieu à se vider de son actualité infinie, pour laisser en dehors de Lui une possibilité d’existence à des créatures finies, toujours en puissance de se transformer.
vi« I am Seeing, pure and by nature changeless. There is by nature no object for me. Beeing the Infinite, completely filled in front, across, up, down, and in every direction, I am unborn, abiding in Myself. » Śaṅkara. A Thousand Teachings,traduit du sanskrit en anglais par Sengaku Mayeda. University of Tokyo Press, 1979. I, ch. 10, « Seeing », p.123 §2
viiLe commentaire de Śaṅkara explique ce terme de cette façon: « The ātman in the waking state is called vaiśvānara (Upad I, 17,65), that in the dreaming state taijasa (Upad I,15,24), and that in the state of deep sleep prājña(Upad I, 15,25).These three kinds of ātman are not the true Ātman. The true Ātman transcends all these three, and It is called Turīya (Upad I, 10,4). »
viii« Whether in the state of deep sleep or of waking or of dreaming, no delusive perception appears to pertain to Me in this world. As those [three states] have no existence, self-dependent or other-dependent, I am always the Fourth, the Seeing and the non-dual. » Ibid.§4
ixIl est Vaiśvānara « car il mène diversement tous les êtres (viśvā–nara) à leur bonheur » (MaUB 3)
xMāṇḍūkya-Upaniṣad. 2-7. Trad. du sanskrit par Alyette Degrâces. Les Upaniṣad, Ed. Fayard, 2014, p. 506-508
xi L. Renou. »Sur la notion de Brahman ». in L’Inde fondamentale, 1978, p.86
xiiŚaṅkara. A Thousand Teachings,traduit du sanskrit en anglais par Sengaku Mayeda. University of Tokyo Press, 1979. I, ch. 18, §97, p.182
xiiiŚaṅkara. A Thousand Teachings,traduit du sanskrit en anglais par Sengaku Mayeda. University of Tokyo Press, 1979. Introduction, p.45.
xiv« En vérité, cet Homme, le Puruṣa, a deux états: ce monde-ci et l’autre monde. L’état de rêve, un troisième, en est la jonction. Se tenant dans cet état de jonction, il voit les deux états, ce monde-ci et l’autre monde. Et quelle que soit l’approche par laquelle il advient dans l’autre monde, par cette approche il est entré et il voit l’un et l’autre, les maux et les joies. Quand il rêve, il reprend le matériel de ce monde en son entier, il le détruit par lui-même, il le crée par lui-même. Il rêve par son propre rayonnement, par sa propre lumière. En ce lieu, l’Homme devient sa propre lumière. » Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad 4,3,9 (Trad. du sanskrit par Alette Degrâces)
xvBṛhadāraṇyaka Upaniṣad 4,3,23. Trad. du sanskrit par Alette Degrâces, in op.cit. p.288
xviŚaṅkara. A Thousand Teachings,traduit du sanskrit en anglais par Sengaku Mayeda. University of Tokyo Press, 1979. I, ch. 18, §98, p.182. J’ai employé ici le mot « Éveil » pour traduire le mot anglais « Awareness » employé par S. Mayeda.
xvii« Les yeux sur les nations, il veille » Ps 66,7
xviii« Voici, je vais veiller sur eux pour leur malheur » Jr 44,27
« Alors le Seigneur a veillé sur ces malheurs » Bar 2,9
« Je répondis, je vois une branche de veilleur » Jr 1,11
« YHVH a veillé à la calamité, il l’a fait venir sur nous » וַיִּשְׁקֹד יְהוָה עַל-הָרָעָה Dan 9,14
« je veille et je suis comme un oiseau seul sur un toit » Ps 102,8
« le gardien veille en vain » Ps 127,1
« je veille contre eux (pour leur faire du mal) » Jr 44,27
» tous ceux qui veillent pour commettre l’iniquité » Is 29,20
« Tu as bien vu que je veille sur ma parole pour l’accomplir » Jr 1,12
שָׁקֵד signifie aussi « amandier » (un arbre qui fleurit tôt dans l’année et donc veille à la venue du printemps)
xix « Plus que toute chose veille sur ton cœur » Pr 4,23
« toi qui veilles sur les hommes (notzer ha-adamah) » Job 7,20
« Veille sur ton âme (v-notzer nafchekh) » Pr 24,12
xx« Garde avec soin ton âme (vou-chmor nafchekh méor) » Dt 4,9
« Prenez garde à vos âmes (tichamrou b-nafchoutéikhem) » Jr 17,21
« Veilleur où en est la nuit? veilleur où en est la nuit?
שֹׁמֵר מַה-מִּלַּיְלָה chomer ma mi-laïlah ? שֹׁמֵר מַה-מִּלֵּיל chomer ma mi-leïl? » Is 21,11
« Tu veillais avec sollicitude sur mon souffle, ( שָׁמְרָה רוּחִי, chamrah rouḥi) » Job 10,12
« Ces jours où Dieu veillait sur moi, (אֱלוֹהַּ יִשְׁמְרֵנִי , Eloha yichmréni)« Job 29,2
xxi« Car tout le temps de ma vie peut être divisé en une infinité de parties, chacune desquelles ne dépend en aucune façon des autres; et ainsi, de ce qu’un peu auparavant j’ai été, il ne s’ensuit pas que je doive maintenant être, si ce n’est qu’en ce moment quelque cause me produise et me crée, pour ainsi dire, derechef, c’est-à-dire me conserve. » Descartes. Méditations métaphysiques. 3ème Méditation. GF Flammarion, 2009, p.134-135
Pour Stanislas Dehaene le cerveau est un « administrateur central », un acteur de haut niveau décisionnel, mais il n’est composé que de mécanismes élémentaires. Il n’est pas un deus ex machina. Il n’est qu’une machina…
Le cerveau peut-être, mais la conscience ?
« Le schéma simpliste d’un traitement réflexe, entrée-sortie, doit donc être bouleversé au profit d’un modèle où s’exerce un fort contrôle descendant : notre cerveau est un organe intentionnel, qui se fixe des buts et recherche activement les informations et les actions qui mènent à ces buts. Il y a en chacun de nous un administrateur central (comme au Collège de France !), dont le rôle est de contrôler les tâches, de gérer les conflits ou les erreurs ; mais cet opérateur mental, trop longtemps resté un homunculusou un deus ex machinade la psychologie, doit lui-même s’analyser en mécanismes élémentaires. »i
Suivant la pente micro-analytique de la modernité matérialiste, positiviste, déterministe, S. Dehaene voit seulement à l’œuvre, dans les plus hauts mouvements de l’esprit et de la conscience, une série de « mécanismes élémentaires » appartenant à une « machine étonnamment lente », et de plus contrainte par un « goulot d’étranglement central» par lequel passent toutes les prises de décision :
« Même s’il est constitué de multiples processeurs parallèles, au plus haut niveau cognitif, le cerveau humain se comporte comme une machine étonnamment lente et sérielle, qui ne peut faire qu’une opération à la fois. (…) Ni la perception des stimuli, ni l’exécution de la réponse motrice, ne sont différées pendant l’accomplissement simultané de deux tâches. Seule une étape dite ‘centrale’ semble subir un goulot d’étranglement où les opérations mentales s’exécutent en série et non en parallèle. (…) Seule la prise de décision stochastique semble responsable du goulot d’étranglement central. Nous pouvons reconnaître plusieurs objets ou effectuer plusieurs réponses en parallèle, mais pas prendre plusieurs décisions simultanément.»ii
Ce « goulot d’étranglement » ralentit les prises de décisions et il révèle ainsi l’existence d’une « supervision centrale » qui prend en quelque sorte son temps avant de trancher dans l’incertain et le probable, et qui peut être parfois dépassé par des conflits de priorité.
Le contrôle cognitif, dans les cerveaux de l’espèce humaine, est divisé en de multiples processus : orientation de l’attention, détection d’erreurs, branchement tactique vers d’autres opérations, mise en place d’une stratégie…
Parmi ces processus la perception subliminale joue un rôle important. Par définition elle est activée en l’absence de conscience.
Inversement, les opérations exigeant un contrôle cognitif poussé semblent ne pas pouvoir s’exécuter sans que nous en soyons conscients.
Il y a des perceptions subliminales, mais il n’y a pas de connaissance inconsciente.
Tout ce qui relève de l’inconscient échappe donc à la ‘connaissance’, du moins si l’on donne à ce mot le sens d’une cognition ‘claire’, et non le sens plus large d’intuitions plus ou moins obscures, telles qu’étudiées par la psychologie des profondeurs.
Pour la psychologie cognitive, la division hiérarchique de la cognition s’organise principalement suivant la distinction faite entre opérations conscientes et inconscientes, – ou plutôt non-conscientes, puisque l’inconscient n’est plus très à la mode chez les psychologues cognitifs.iii
Un stimulus non-conscient peut traverser une série d’étapes perceptives, conceptuelles et motrices, qui doivent être préparées puis intégrées au niveau d’une instance centrale, laquelle joue un rôle essentiel dans la prise de conscience.
D’où ce résultat, que Stanislas Dehaene présente comme un acquit nouveau: « La conscience apparaît associée à un système cérébral sériel, à capacité limitée, responsable du contrôle des autres opérations mentales. »iv
La conscience est ici réduite à ne pouvoir traiter qu’un objet de pensée à la fois, du fait de la contrainte imposée par la sérialité centrale. La conscience du monde extérieur est étroitement bornée. Dans les cas de « collision mentale » entre des stimuli divergents ou contradictoires, on peut montrer expérimentalement qu’un stimulus en conflit avec d’autres stimuli peut être « littéralement effacé de la conscience ».
C’est le phénomène de « clignement attentionnel » : le fait de prendre conscience d’une première information ferme temporairement l’accès à une autre information.
Prenant en compte toutes les observations sur ces effets de masquage, de clignement attentionnel, de cécité au changement, Dehaene en vient à reposer la question clé : « Qu’est ce que la conscience ? »
Sans y répondre, il remarque que l’on peut créer des conditions expérimentales dans lesquelles tous les sujets s’accordent sur le fait et sur la nature de leur expérience consciente. Ceci laisse supposer que l’on peut déterminer certaines bases cérébrales objectives de la conscience subjective.
Quelle que soit la complexité objective d’une expérience, le sujet la conçoit synthétiquement comme un unique état indivisible de sa propre conscience. Dehaene note qu’en 1921, le neurologue Leonardo Bianchi parlait des « champs des synthèses mentales », associés au lobe frontal. Plus tard, d’autres théoriciens (Bernard Baars, 1989) employèrent la métaphore de la scène de théâtre, où l’information consciente est rassemblée sur le devant de la scène pour être ensuite diffusée à une variété de processus mentaux, à l’arrière-plan ou dans les coulisses.
Or la neuro-anatomie et l’imagerie cérébrale donnent aujourd’hui une certaine consistance objective à ce qui n’était hier que des métaphores. Elles montrent que les aires préfrontales sont reliées à un réseau associatif distribué, dont l’entrée en activité est objectivement observable (par imagerie) lors de chaque accès d’une information à la conscience.
Dehaene emploie de nouveau la métaphore de la réverbération, à laquelle il tient particulièrementv, pour définir le phénomène-clé qu’il associe à la conscience :
« Les travaux de physiologistes tels que Victor Lamme ou Christoph Koch, et de psychologues tels que Vincent Di Lollo, convergent pour souligner le rôle essentiel de l’amplification neuronale à longue distance. Selon eux, l’information représentée par la décharge d’une population de neurones spécialisés accède à la conscience dès lors qu’elle entre en réverbération avec d’autres neurones distants, associés à des processus attentionnels, mnésiques ou exécutifs, et distribués dans les cortex temporaux, pariétaux et préfrontaux. »vi
Deux types d’activités, les unes correspondant à des opérations subliminales et les autres aux opérations conscientes, sont nettement observables. Elles sont séparées par un « seuil de conscience bien marqué », dont l’imagerie cérébrale rend compte.
Ces résultats épars permettent à S. Dehaene d’affirmer que l’on peut désormais « entrevoir un début de définition théorique de la conscience », grâce à la neuro-imagerie cognitive.
Les images, en effet, montrent que l’on peut observer une corrélation entre certains états d’activité du cerveau et le fait que certaines informations accèdent à la conscience.
Ainsi s’établit un lien causal (et visualisable par imagerie) entre l’attention, l’intégration centrale et la perception consciente.
Cependant S. Dehaene ne donne toujours pas de « définition théorique de la conscience », il ne fait qu’en « entrevoir » la possibilité, et il prône la prudence.
Le « problème difficile » de la conscience est loin d’être résolu…
« Reste ouvert ce que les philosophes Tom Nagel et Ned Block appellent un ‘gouffre explicatif’ entre le niveau matériel et celui du psychisme, qui a conduit certains philosophes, psychologues, et même physiologistes comme John Eccles, à l’impasse du dualisme. À l’avenir, la démonstration d’une relation de causalité, et in fine d’identité, entre états neuronaux et états mentaux conscients passera par l’utilisation de techniques d’interférence avec l’activité cérébrale. »vii
D’un côté, il y a un ‘gouffre explicatif’ entre le niveau matériel et le niveau psychique.
De l’autre, il y a l’affirmation (faite par Dehaene) que le dualisme est une ‘impasse’.
Il me semble que le ‘gouffre explicatif’ explique au moins la tentation du dualisme.
Et il me semble aussi que la thèse forte du matérialisme (dans sa vision en quelque sorte ‘moniste’ d’une intégration de tous les niveaux observés) rencontre un obstacle de taille avec ce ‘gouffre explicatif’ que rien ne vient combler, et qui ne cesse de béer.
Il y a encore un autre obstacle à l’établissement d’une théorie de la conscience.
« La conscience, nous dit William James, est un flux ininterrompu, un train permanent de pensées, le vol d’un oiseau qui sans cesse s’envole ou se pose. »viii
Cela invite à considérer que le cerveau fonctionne sur un mode anticipatoire, toujours actif, « ressassant le passé pour mieux anticiper le futur. »
Avec une réelle honnêteté intellectuelle, Dehaene critique ici les errements de son propre domaine de compétence: « La psychologie cognitive néglige souvent cet état interne du sujet conscient, se contentant de le bombarder de stimuli et de recueillir ses réponses. »ix
Or c’est dans l’observation et la compréhension profonde de cet état interne que sans doute se trouve la clé, si jamais on doit la trouver.
On peut considérer, comme le fait Dehaene, que l’activité « spontanée » et « distribuée » du cerveau est ce qui caractérise l’état de veille consciente. En effet on observe que celle-ci disparaît sous anesthésie, dans le sommeil profond, ou encore lors des états comateux ou végétatifs, mais qu’elle réapparaît dès que les sujets recouvrent leur conscience.
Conclusion, selon Dehaene : l’activité spontanée et distribuée du cerveau constitue bel et bien « un solide corrélat neuronal de l’état de vigilance consciente »x.
Mais n’est-ce pas là, une fois encore, une assertion tautologique ?
Loin de donner une définition de la conscience, capable de saisir son essence, Dehaene ne fait que constater des corrélations entre divers phénomènes qui prennent effectivement part à la conscience, mais qui ne la définissent pas dans son essence profonde.
Que nous apporte de poser que l’activité spontanée et distribuée du cerveau est le « corrélat neuronal » de l’état de vigilance consciente ?
Rien, sinon une reformulation quelque peu pléonastique…
De simples « constats », appuyés sur des imageries, mais aux allures de pléonasmes, ne nous font pas accéder à une compréhension de l’essence même de la conscience, et ne nous éclairent aucunement sur son origine, et encore moins sur sa fin.
Dehaene prend acte implicitement de cet échec et il conclut sa Leçon sur un constat mitigé, et critique :
« L’activité mentale autonome, trop souvent négligée, doit donc redevenir un objet d’étude pour la psychologie cognitive. Nos expériences brident souvent les participants dans des tâches cognitives très étroites. Si l’on espère comprendre le flux spontané de la conscience, de nouvelles méthodes expérimentales, qui laisseraient une bien plus grande liberté au sujet, devront être imaginées. »xi
La liberté du sujet ! En pleine époque matérialiste et déterministe !
Quelle hommage implicite à des millénaires de recherche philosophique et métaphysique, qui se voient ainsi à nouveau reconnus et admis dans le temple positiviste et scientiste qu’est devenu le Collège de France !
La pertinence de la notion de sujet et la reconnaissance de la liberté du moi sont à nouveau proclamées. Cependant, elles sont toujours fortement corsetées, et placées sous la férule de l’imagerie, – qui traque des données essentiellement subjectives (pour le sujet), les transforme en traces objectives (pour l’observateur), lesquelles sont ensuite modélisées sous la forme de conjectures sur l’architecture cérébrale (par le psychologue cognitif).
« Dans la psychologie d’aujourd’hui, les données subjectives de la conscience sont des objets d’étude légitimes, que la modélisation et l’imagerie mettent en relation directe avec les données objectives de l’architecture cérébrale. »xii
Dans sa péroraison finale, enthousiaste, Dehaene déborde d’une confiance éclatante, et veut dynamiser les troupes (les chercheurs qui trouvent) et le public (qui cherche à s’y retrouver).
« L’explication ultime des objets mentaux que sont les perceptions, les illusions, les décisions ou les émotions, doit se formuler en termes de lois dynamiques de transition dans les réseaux neuronaux. Nous devrons donc concevoir de nouvelles théories pour, comme le disait le physicien Jean Perrin, ‘substituer au visible compliqué de l’invisible simple’. Je mesure pleinement l’immense chance que nous avons de vivre un temps où les avancées conjointes de la psychologie et de la neuro-imagerie cognitives laissent entrevoir de rendre enfin visible, comme à crâne ouvert, l’invisible de la pensée. »
Cette dernière phrase, concluant la Leçon inaugurale du Professeur Dehaene, mérite de s’y attarder. Chaque mot compte.
« Les imageries cognitives laissent entrevoir de rendre enfin visible, comme à crâne ouvert, l’invisible de la pensée. »
Surprenant effet de mise en abyme, révélant un inconscient désir de pornographie cérébrale…
Ce qui est surtout rendu visible, c’est la pulsion dévoilée, mise à nu, du positivisme matérialiste.
Les essences ne sont plus désormais que des clichés, et les concepts seront compressés dans des fichiers JPEG.
Montaigne voulait des têtes bien faites, plutôt que bien pleines.
Dehaene veut des crânes bien ouverts pour les vider de toute essence.
______________________
iS. Dehaene. Vers une science de la vie mentale. Leçon inaugurale au Collège de France
iiiCf. Les Neurosciences face à la Conscience, I. | Metaxu. Le blog de Philippe Quéau. Dans son cours intitulé:L’inconscient cognitif et la profondeur des opérations subliminales,Stanislas Dehaene a commencé par régler un vieux compte avec Freud: « Le concept d’inconscient ne date pas de Freud et ses contemporains (Gauchet, 1992). De plus, de nombreux aspects de la théorie freudienne de l’inconscient ne trouvent pas d’échos dans la recherche contemporaine. Tel est le cas, par exemple, de l’hypothèse d’un inconscient pourvu d’intentions et de désirs qui lui sont propres, souvent d’origine infantile, et structuré par des mécanismes de refoulement et de censure. Pour éviter toute confusion avec les constructions théoriques freudiennes, la psychologie cognitive préfère donc souvent au terme d’inconscient les termes plus neutres de non-conscient ou d’inconscient cognitif. »
ivS. Dehaene. Vers une science de la vie mentale. Leçon inaugurale au Collège de France.
vCf. Les Neurosciences face à la Conscience, I. | Metaxu. Le blog de Philippe Quéau. Selon S. Dehaene, une opération mentale est consciente si « l’information est codée explicitement par le taux de décharge d’une population restreinte de neurones qui entrent en réverbération durable avec un espace de travail global, impliquant notamment le cortex préfrontal. » (Mot souligné par moi)
viS. Dehaene. Vers une science de la vie mentale. Leçon inaugurale au Collège de France.
viiS. Dehaene. Vers une science de la vie mentale. Leçon inaugurale au Collège de France.
Il y a au moins deux façons de comprendre aujourd’hui la fameuse formule du premier philosophe de l’histoire, Thalès, – « Tout est plein de Dieux ».
D’une part, suivant en cela les enseignements de la théorie de la relativité et ceux de la physique quantique, on peut se représenter que tout point de l’univers baigne effectivement dans plusieurs ‘champs’ de diverses natures (comme le potentiel gravitationnel, les potentiels quantiques,…). La métaphore employée, ‘baigner dans des champs’, signifie que tout point de l’espace-temps fait partie d’une totalité globale, à laquelle il contribue, et dont il subit les effets. L’accent est mis sur l’intrication universelle de cette ‘réalité’ (vue comme ‘totalité’, ou comme substance totale composant l’univers) avec elle-même.i
D’autre part, et sans contradiction, on peut aussi se représenter que ces champs, dont la nature (gravitationnelle, quantique…) est si profondément différente qu’on n’a toujours pas réussi à les unifier théoriquement, incarnent la présence de divers « niveaux » de réalité en chacun des points de l’espace-temps. L’accent est mis sur la complexité inhérente, ou immanente, en chacun des « grains » composant la réalité.
Dans ces deux cas, on se sert de métaphores fournies par la science « moderne », et justifiées par des résultats expérimentaux, jusqu’à présent non dépassés, et confirmés de multiples façons.
Il n’est pas insignifiant que la formule de Thalès évoque les « Dieux », mot qui a naturellement un poids sémantique et symbolique bien plus fort que celui qui est associé à la simple valeur ponctuelle de fonctions d’ondes quantique ou gravitationnelle, en tel ou tel point de l’espace-temps.
Les « Dieux » ont-ils encore leur place de nos jours en tout point du monde? Ou toute référence aux « Dieux » est-elle condamnée à subir l’opprobre des esprits rationnels, et la dérision des esprits forts ?
Reprenant peut-être à sa façon l’intuition originelle de Thalès, tout en la vidant soigneusement de toute référence aux divinités pré-citées, et changeant de vocabulaire, David Bohm, le théoricien d’un « ordre implié » (Implicate Order) structurant la Totalité de l’Univers (Wholeness), n’a pas hésité à franchir une étape, cruciale, en proposant l’intégration de la conscience avec la notion de totalité cosmique.
Aux champs de nature relativiste et quantique qui baignent la totalité du cosmos, Bohm associe une autre espèce encore de champ, – le « champ de la conscience » (field of consciousness). L’« ordre implié » qui se révèle, selon Bohm, dans la totalité de l’univers physique, pourrait s’étendre aussi au « champ de la conscience ».
On conçoit en effet que la Totalité, si elle veut mériter son nom, doit nécessairement intégrer le cosmos tout entier et l’ensemble de ses propriétés physiques, mais aussi toute la réalité psychique, et en particulier tous les faits de ‘conscience’, qu’on ne peut pas a priori exclure du concept de Totalité.
« Il est possible de comprendre le cosmos et la conscience comme une totalité en mouvement, singulière, unifiée »ii.
L’idée que chaque point, ou « grain », de l’univers baigne non seulement dans des champs physiques, mais aussi dans un « champ de conscience », établit par-delà les millénaires un trait d’union inattendu entre Thalès et Bohm, entre la philosophie pré-socratique et les plus récentes théories de la science moderne. Et, pourrait-on ajouter, elle tisse un lien entre une certaine conception de l’immanence divine, et une conception de l’immanence de la conscience, ou du Soi.
Malgré son caractère aventureux, l’idée d’un champ de conscience immanente coexistant, ou s’intriquant avec des champs matériels (gravitationnels et quantiques), ne devrait pas trop effaroucher les esprits indépendants, qui sont toujours à la recherche d’un début de réponse à la question immémoriale des liens entre matière et esprit, entre la réalité et le Soi.
Cette idée, qui est à la fois si ancienne, et si moderne, doit sans doute sa puissante force d’attraction au fait que tout ce qui a trait à la « conscience » renvoie aussi aux abyssales profondeurs de l’« inconscient », ou du Soi, profondeurs dans lesquelles, pour continuer à filer la métaphore, nous semblons « baigner », comme des points singuliers semblent immergés de toutes parts dans le sein de la Totalité.
Au cours du 20ème siècle, C.G. Jung n’a certes pas été inactif dans l’avancée des idées les plus révolutionnaires à ce sujet. Il a poursuivi un dialogue de très haut niveau pendant plus de trois décennies avec l’un des physiciens les plus inventifs de la révolution quantique, Wolfgang Pauli.iii L’un et l’autre ont trouvé des points de convergence inédits entre les concepts utilisés en physique quantique et les concepts forgés par Jung à propos de la conscience et de l’inconscient. L’un des plus prometteurs de ces terrains de convergence est celui de la synchronicité, sujet sur lequel je reviendrai dans des articles ultérieurs.
Aujourd’hui, je voudrais m’attacher au fait que Jung, très tôt dans sa carrière, s’est montré particulièrement sensible à l’infinie diversité des niveaux de conscience : « Les degrés de conscience et de maturité sont innombrables. », écrit-il.iv
Il me semble que l’on pourrait utilement appliquer la notion de « degré de conscience » (ou, si l’on préfère, de « degré d’inconscience », ce qui revient en fait au même) à chacun des points constituant le tissu de l’univers. Si chacun des points de la Totalité du cosmos baigne dans un champ de conscience, alors on peut raisonnablement en déduire qu’il existe en effet une multiplicité et même une infinité de degrés possibles de conscience.
A titre d’illustration, je voudrais évoquer cette question des degrés de conscience (ou d’inconscience) à l’aide d’un exemple pris dans le cadre du règne végétal, qui est généralement jugé comme manquant précisément des caractéristiques de la conscience, plus volontiers associée au monde animal.
Commençons par remarquer que les plantes ne disposent pas simplement de cinq sens, comme les animaux, mais plutôt d’une vingtaine de sens. Elles possèdent un équivalent « végétal » de la vue, de l’ouïe, du toucher, du goût, et de l’odorat, mais aussi d’une quinzaine d’autres sens comme la capacité de percevoir les champs électromagnétiques et de multiples gradients chimiques.
« L’apex est la pointe extrême de la racine. Il constitue la partie vivante de la racine : capable de s’étendre et doté de capacités sensorielles des plus développées, il opère une activité électrique très intense fondée sur des potentiels d’action (…) Chacun enregistre en permanence un nombre considérable d’informations : pesanteur, température, humidité, champs électriques, luminosité, pression atmosphérique, gradients chimiques, présence de substances toxiques (poisons, métaux lourds), vibrations sonore, présence ou absence d’oxygène et de dioxyde de carbone. Déjà stupéfiante en soi, cette première liste n’est cependant pas exhaustive ; les chercheurs la remettent sans cesse à jour, et ses composantes augmentent d’année en année. Après avoir assimilé ces informations, l’apex guide la racine en fonction d’un calcul complexe tenant compte des diverses exigences locales et globales de l’organisme végétal concerné. A n’en pas douter, aucune solution automatique ne pourrait satisfaire les besoins d’un apex racinaire : ce véritable ‘centre d’élaboration des données’, loin de travailler seul, fonctionne en réseau avec des millions d’autres, et leur totalité forme l’appareil racinaire de telle ou telle plante. »v
L’idée importante est l’exclusion constatée de toute « solution automatique ». Il y a en permanence un travail d’optimisation des solutions à adopter pour trouver le meilleur compromis entre des impératifs antagonistes.
« Les racines doivent trouver un équilibre entre des impératifs contradictoires et leurs apex sont appelés à effectuer des évaluations sophistiquées tout au long de l’exploration du sol. Car l’oxygène, les sels minéraux, l’eau et les éléments nutritifs occupent d’ordinaire des espaces différents d’un même terrain, parfois très éloignés les uns des autres. Les racines sont donc dans l’obligation de prendre sans cesse des décisions aux conséquences capitales : vaut-il mieux croître vers la droite, et obtenir le phosphore, dont elles ont tant besoin, ou au contraire vers la gauche, et obtenir un azote dont les quantités seront toujours insuffisantes ? Se développer vers le bas pour y puiser de l’eau, ou bien vers le haut pour y trouver un oxygène de bonne qualité ? Comment concilier ces exigences conduisant à des choix opposés ? »vi
Le vocabulaire utilisé dans ce texte (‘assimilation des informations’, ‘calcul complexe’, ‘centre d’élaboration’, ‘évaluations sophistiquées’, ‘décisions aux conséquences capitales’, ‘choix’) tend à présenter la plante comme étant un organisme fort évolué, ne se comportant certes pas comme un « automate », mais comme un être vivant doté d’une intelligence et d’une volonté propres, et peut-être même d’une sorte de proto-conscience (ou, ce qui revient au même, d’une forme d’inconscience), capable d’intégrer des myriades de données contradictoires, de les traiter et de les partager de manière signifiante avec des millions d’autres centres de traitement et de décision, répartis de façon distribuée en interne, mais aussi avec des congénères au sein de vastes ensembles écosystémiques.
« Les plantes peuvent mettre en communication non seulement leurs racines et leurs frondaisons, mais encore une racine et une autre, une feuille et une autre. Leur intelligence étant répartie de manière plus uniforme et n’étant donc pas concentrée en un seul lieu de réception des signaux. »vii
Les plantes peuvent communiquer avec les autres plantes par des signaux chimiques mais aussi des signaux sonores, qui transmettent des information sur leur activité et leur croissance.
« Toute racine émet en poussant des sortes de clics que pourraient entendre les apex racinaires des plantes environnantes. Si tel était le cas, il s’agirait d’un système de communication très avantageux : ces sons ne semblent pas résulter d’une décision expresse de la plante, mais paraissent plutôt dus à la rupture des parois cellulaires au moment de leur poussée. »viii
Le lecteur sceptique continuera sans doute de penser que le traitement permanent par les apex racinaires d’une vingtaine de sources d’information simultanées, leur intégration, et leur partage ‘distribué’ avec des millions d’autres apex, de façon à permettre non seulement des décisions locales concernant la poursuite de la croissance au niveau de chaque apex, mais aussi la régulation de la croissance à l’échelle de la plante tout entière, et sa mise en relation sociale avec les plantes voisines, ne relèvent pas d’une véritable ‘intelligence’ et encore moins d’une ‘volonté’ ou d’une ‘conscience’…
Pourtant, Charles Darwin lui-même n’a pas hésité pas à assimiler ce comportement des plantes à celui des animaux inférieurs.
« Il est à peine exagéré de dire que la pointe radiculaire, ainsi douée et possédant le pouvoir de diriger les parties voisines, agit comme le cerveau d’un animal inférieur ; cet organe, en effet, placé à la partie antérieure du corps, reçoit les impressions des organes des sens et dirige les divers mouvements. »ix
Si les millions d’apex radiculaires d’une plante peuvent être comparés à autant de micro-cerveaux de protozoaires ou d’amibes, peut-on en inférer que cette intelligence distribuée implique des formes de volonté immanente ou même de proto-conscience ?
Il faudrait pouvoir définir avec précision ce qu’on entend par proto–conscience et par conscience pour répondre valablement à cette question.
Aristote aborde la question de la conscience (humaine), sans la nommer comme telle, en évoquant le « sens commun », qui perçoit le fait que des sensations sont perçues par les organes sensibles, ce qui permet de rendre la sensation consciente. Le « sens commun » est ce qui, chez Aristote, fait office de ‘conscience’.
« Puisque nous sentons que nous voyons et entendons, il faut que le sujet sente qu’il voit ou bien par la vue, ou bien par un autre sens. »x
Bien que cette idée d’Aristote soit censée s’appliquer à l’âme humaine, on pourrait faire l’hypothèse qu’existe aussi dans les plantes une sorte de « sens commun ».
Si l’on veut supposer que la plante dispose d’une sorte de proto-conscience, il faudrait imaginer que les millions d’apex radiculaires d’une plante donnée sont subsumés par quelque entité qui disposerait d’une forme de proto-conscience, c’est-à-dire de capacité d’intégration signifiante d’un flux permanent de données émanant de vingtaines de sens.
Actuellement non repérable en tant que telle, par les moyens techniques dont nous disposons, mais surtout d’autant moins détectable du fait du manque de cadre théorique propre à permettre sa mise en évidence, l’existence de cette entité proto-consciente est néanmoins susceptible d’être inférée, me semble-t-il, du fait du comportement « intelligent » de la plante, de sa capacité à vaincre en permanence et en temps réel l’adversité de conditions difficiles, et du fait de son évolution pendant des millions d’années, non certes comme un simple automate, mais comme un être vivant, capable de dominer presque exclusivement la planète Terre.
L’ensemble des plantes représente plus de 99,7 % de la bio-masse totale de la Terre, ce qui en soit est une sorte de preuve induite d’une certaine intelligence du règne végétal, et de sa capacité « intelligente » (et peut-être globalement « proto-consciente ») à habiter notre planète et à la peupler pacifiquement pour le bien de toutes les formes de vie…
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iDavid Bohm développe cette idée à l’aide du concept d’ « ordre implié » régissant la totalité de l’univers: « The implicate order is particularly suitable for the understanding of such unbroken wholeness in flowing movement, for in the implicate order the totality of existence is enfolded within each region of space (and time). So, whatever part, element, or aspect we may abstract in thought, this still enfolds the whole and is therefore intrinsically related to the totality from which it has been abstracted. Thus, wholeness permeates all that is being discussed. (…) » David Bohm. Wholeness and the Implicate Order. Routledge, London, 1980, p. 218
ii« The implicate order (…) may be extended to the field of consciousness, to indicate certain general lines along which it is possible to comprehend both cosmos and consciousness as a single unbroken totality of movement. » David Bohm. Wholeness and the Implicate Order. Routledge, London, 1980, p. 219
iiiC.G. Jung, Wolfgang Pauli, Atom and Archetype, The Pauli/Jung Letters 1932-1958, Ed. C.A. Meier, Princeton University, 2001
ivC.G. Jung. Dialectique du moi et de l’inconscient. Trad. de l’allemand par Roland Cahen. Gallimard, 1964, p.182
vStefano Mancuso, Alessandra Viola, L’intelligence des plantes. Traduction de l’italien par Renaud Temperini, Albin Michel, 2018, p.187
viStefano Mancuso, Alessandra Viola, L’intelligence des plantes. Traduction de l’italien par Renaud Temperini, Albin Michel, 2018, p.184-185
viiStefano Mancuso, Alessandra Viola, L’intelligence des plantes. Traduction de l’italien par Renaud Temperini, Albin Michel, 2018, p.123
viiiStefano Mancuso, Alessandra Viola, L’intelligence des plantes. Traduction de l’italien par Renaud Temperini, Albin Michel, 2018, p.192
ixCharles Darwin. La Faculté motrice dans les plantes. Trad. Edouard Heckel. Ed. C. Reinwald. Paris, 1882, p.581
La psychologie et la géologie sont cousines. Comme dans toute orogenèse, la conscience se compose et se recompose sans cesse par l’action de nombreuses strates, les unes visiblement affleurantes, d’autres subconscientes, émergeant par lentes extrusions ou violentes irruptions, d’autres plus hadales, truffées de diapirs et de dykes intrusifs, ou coupées de sills, et d’autres, plus profondes encore, apparemment inconscientes, mais puissamment à l’œuvre, peuplées de plutons, et de magmas métamorphosant en continu l’abîme du moi, par la subduction de bien plus amples abysses, originaires, et dont la préhistoire mêlée de l’humanité elle-même a perdu le souvenir.
Ces abysses n’ont plus rien d’humain, à vrai dire, et pourtant habitent et animent la conscience humaine en son infini tréfonds.
Depuis les milliards d’années du Précambrien, les couches magmatiques de l’inconscient se sont nourries de fungi et d’oomycètes, d’amibes et d’oursins, de lombrics et de buses, de girafes et d’aïs.
Et cette énumération à la Noé est encore très incomplète.
Il faut aller vers le haut, et le lointain. Il faut se désenlacer du passé, et percevoir ce qui est hors du temps. Il y a bien d’autres niveaux de conscience encore, dont le moi et dont le Soi s’irriguent, sans les soupçonner.
Fort au-dessus des strates de conscience chthonienne, marine ou aérienne, on peut supputer à bon droit que d’autres sortes de consciences, xéno-biologiques ou même méta-physiques, planent, guettent et soutiennent, guérissent ou blessent.
Au-dessus de l’horizon, des nuages de consciences inouïes, d’autres épaisseurs sapientiales encore, éthérées, impalpables, tourbillonnent en silence, comme des autours spirituels.
D’un tel empilement, comment rendre la dynamique des métamorphoses, la puissance des soubresauts ?
Comme en géologie, tous ces niveaux de conscience peuvent se plier, ils peuvent plonger vers l’abîme ou bien s’élever vers les hauteurs, et ainsi chercher à se rejoindre.
Filons à nouveau la métaphore. Les couches élevées en s’abaissant, en s’enfonçant, viennent au contact des couches les plus oubliées. Se pliant, et se repliant en boule, comprimant en leur centre les couches du milieu, celles de granites ou de gabbros, les couches les plus stratosphériques enveloppent comme des langes les couches intermédiaires, et aussi celles, en-dessous, qui englobent en leur sein le feu chthonien, et même le centre du vide.
Ou alors, topologie inverse, mais au fond équivalente, du point de vue de l’archétype de la boule ou de la sphère, qui est aussi l’archétype du tout, ce sont les couches chthoniennes qui se plient et qui enveloppent les couches de conscience intermédiaires, lesquelles contiennent alors en leur cœur le feu sacré des sphères ultimes.
Que le Dieu ou le Soi soient au centre de la Sphère unifiée, de l’Un total, ou qu’ils soient eux-mêmes l’Englobant, le Totalisant, revient topologiquement au même.
Comme l’Ouroboros, le Dieu ou le Soi se sacrifient eux-mêmes en se nourrissant de leur centre comme de leur périphérie, en se dévorant par leur fin, comme par leur commencement.
L’important ici, c’est d’apercevoir le processus dynamique lui-même, sans doute sans fin, et non de considérer seulement sa forme, fugace, qu’elle soit empilée, sphérique ou métamorphique.
Ce processus dynamique se nourrit d’énergie pure, primale. Il faut considérer que tout ce qui est associé à la conscience, par exemple la libido, le désir ou la volonté de puissance, est essentiellement la manifestation locale d’une énergie inextinguible, et totale.
On fait aussi l’hypothèse que la nature de la conscience (humaine) ne peut que découler de son état intermédiaire, qui résulte de la fusion intime entre le niveau biologique (l’instinct, la mémoire génétique, l’habitus corporel et sensoriel) et le niveau des formes spirituelles et archétypales qui habitent l’humanité depuis des dizaines de millénaires).
La conscience (ou la psyché) se compose donc du moi ‘conscient’, mais aussi de toute la mémoire enfouie, de tout ce qui a pu faire partie de la conscience d’autres moments et d’autres formes de vie, et qui désormais font partie intrinsèque de l’inconscient personnel.
Selon Jung, elle se compose aussi de l’ensemble des représentations de l’inconscient collectif, à savoir les archétypes, c’est-à-dire les formes symboliques qui structurent la conscience. Les archétypes, les grands symboles qui émaillent l’inconscient collectif de l’humanité entière depuis des temps préhistoriques, sont aussi des images « instinctives », mais cet instinct n’est pas d’origine biologique. Il est de nature psychique. Il organise et structure la vie de la conscience.
Les formes instinctuelles du psychisme, les archétypes, s’opposent, par leur nature même, aux formes instinctives liées au substrat biologique. Celles-ci tiennent en effet leur nature de la matière biologique, de la matière vivante (plus organisée que la matière non vivante). Celles-là tiennent leur essence de la substance psychique, dont il faut postuler ici l’existence. Elle existe en effet, mais on ne peut la réduire en aucune manière à la matière elle-même, puisqu’elle paraît en être le principe organisateur.
La conscience ne connaît pas la nature de la matière, même si elle en subit les effets.
Elle ne connaît pas non plus la nature, l’essence des archétypes, même si ceux-ci la structurent. Les archétypes sont d’une essence purement psychique dont la conscience, coincée dans son niveau de réalité propre, entre les niveaux biologique et psychique, n’a pas les moyens de se les représenter, puisque toutes ses représentations sont induites par eux. Elle est moulée selon un moule psychique, dont la nature lui échappe entièrement. Comment la forme ainsi moulée pourrait-elle concevoir l’essence du moule, et les conditions du moulage ? Comment la chose mue pourrait-elle concevoir l’essence de ce qui l’anime ?
Cependant la conscience peut se représenter des idées, des images, des symboles, des formes. Mais elle ne peut se représenter d’où ces idées, ces images, ces symboles, ces formes émergent. Elle ne perçoit que les effets de l’énergie psychique dans laquelle elle est plongée entièrement.
Elle ne conçoit pas (ou presque pas ?) la nature de l’énergie qui la nourrit, ni d’où elle vient, et moins encore sa finalité.
Malgré leur nette différence de nature, peut-on trouver des éléments de comparaison entre les instincts (qui viennent du substrat biologique) et les archétypes (qui ne peuvent venir que d’une sphère englobant le psychique, mais ne s’y limitant pas) ?
Y a-t-il une analogie possible entre les formes instinctives de la biologie qui affectent la conscience, par le bas, et les représentations symboliques et archétypales de la psychologie, qui l’affectent par le haut ?
On peut faire deux hypothèses.
La première c’est que les instincts et les archétypes sont au fond de même nature. Ce sont les uns et les autres des phénomènes énergétiques. Quoique d’origine différente, dans les deux cas ils représentent des modulations, à des fréquences très différentes, d’une énergie primale, fondamentale.
La seconde hypothèse trace par contraste une ligne de séparation radicale entre matière et esprit.
Si l’on suit la première hypothèse, on peut postuler qu’une fusion profonde est toujours possible entre instincts et archétypes, entre biosphère et noosphère, au sein d’un Tout, dont ils ne seraient que deux aspects différents.
Dans la seconde hypothèse, le Tout comporte en son sein une brisure de symétrie, une solution de continuité, une coupure ontologique entre ce qui appartient à la matière et à la biologie, et ce qui relève de l’esprit, de la psychologie, et de la philosophie.
Dans les deux cas, l’archétype du Tout, présent en notre psyché, n’est pas remis en cause. Ce qui s’offre à la conjecture c’est la nature de ce Tout : soit une entité fusionnelle, soit une entité se renouvelant sans cesse par un jeu de forces contradictoires, accompagné par de synthèses partielles et provisoires.
Fusion unifiée (mais alors au fond terminale?), ou bien polarisation vivante, agonistique et dialogique (ouverte et libre, mais sans cesse remise en question).
Ajoutons qu’implicitement ce sont aussi deux modèles archétypaux du divin qui se présentent : le modèle océanique (la fusion finale), et le modèle du couple (le dialogue constructeur).
Dans le premier cas, il faut expliquer la présence du mal, en tant que partenaire du bien, et capable d’être in fine « résorbé » en lui par la victoire ultime de l’unité-totalité.
Dans le second cas, on pourrait considérer que les dialectiques bien/mal ou Dieu/Homme ne seraient que des représentations perceptibles par l’esprit humain d’une dialectique d’ordre infiniment supérieur : celle du Dieu avec Lui-même.
Dieu ne serait donc pas « parfait » dans le sens où il aurait depuis toujours atteint un état de complétion propre. Dieu ne serait pas parfait parce qu’il ne serait pas complet. Il serait toujours en devenir, toujours en progression dans la mise en lumière de sa propre profondeur.
On peut supputer également qu’il inclut en Lui-même, depuis toujours, dans son abysse originaire, des entités comme le ‘néant’ ou le ‘mal’, dont il tire certains éléments de sa dynamique en devenir, autrement dit de sa ‘volonté’.
Notons ici que, selon Jung encore, la psyché, c’est-à-dire toutes les formes de l’énergie psychique que ce terme incarne, se traduit essentiellement par et dans l’expression de la volonté. C’est la volonté qui est l’essence de la psyché, et de la conscience.
Ceci pourrait valoir aussi au niveau divin (si l’on peut supposer que Dieu aussi a une ‘psyché’, ou un ‘ Esprit’).
Faisons un pas de plus.
Il faut observer qu’il est impossible à la psyché (ou à la conscience) de prendre un point de vue extérieur à elle-même. C’est seulement de son propre point de vue, du point de vue de la psyché (ou de la conscience), que celle-ci peut s’observer elle-même. Ceci ne va pas sans contradiction : observer sa propre conscience revient à prendre conscience que la conscience se change au moment même où elle prend conscience de son observation
.Il est difficile de plus, pour la conscience, d’apercevoir ses propres limites. Où s’arrête le pouvoir de la conscience par rapport à sa propre élucidation ? Porteuse d’une sorte de lumière autonome, ne peut-elle se déplacer a priori indépendamment, et jusqu’au fin fond des abîmes ? Peut-elle alors déterminer, en théorie du moins, si ce fin fond existe bel et bien, ou s’il n’y a en réalité aucune limite à l’exploration ainsi amorcée, la psyché se révélant alors ‘infinie’, au même titre par exemple que la divinité créatrice, dont on peut supposer qu’elle a créé la psyché à son image (comme la tradition juive l’enseigne) ?
Il est tout aussi difficile pour la conscience de déterminer les conditions de son ancrage dans la matière vivante, dans son substrat biologique. Il faudrait, en théorie, qu’elle soit capable là encore de se placer à l’extérieur d’elle-même, pour considérer objectivement, si c’est possible, l’articulation précise du biologique et du psychique, de la matière vivante et de la conscience vivante. Leur ‘vie’ est-elle de même nature ? Ou sont-ce deux formes de vie différentes, analogues en apparence, mais en réalité d’essence différente ?
La psyché ne se représente pas clairement elle-même, elle ne se représente pas bien sa frontière floue avec la matière et avec le monde de l’instinct, ni son interface non moins incertaine avec l’esprit (et avec le royaume des archétypes).
Elle ne se représente pas très bien non plus ce qui l’anime, la nature de la volonté.
La volonté qui se déploie dans la conscience a besoin d’une sorte méta-conscience pour pouvoir prendre conscience d’elle-même, afin de pouvoir précisément se ‘voir’ effectuer des choix, et le cas échéant de pouvoir se ‘voir’ les modifier.
La volonté (de la conscience) doit avoir en elle-même et pour elle-même une représentation de ce qu’elle ‘veut’ mais aussi une représentation de ce qu’elle ne ‘veut pas’, ou de ce qu’elle ne ‘veut plus’, représentations qu’elle doit garder subconsciemment en mémoire, à fleur de conscience, pour se donner le moyen de reprendre sa liberté à tout moment, si l’envie lui en prend.
Comment cette conscience de soi, cette ‘autorité’ supérieure de la conscience, cette ‘connaissance’ consciente émergent-elles ? Comment se forgent-elles un autre but qu’instinctuel ? Comment cette ‘envie’ de liberté prend-elle en elle le dessus ?
La conscience est un flux continu, coulant vers le haut et vers le bas (je pense ici au rêve de l’échelle de Jacob). Un flux sans fin de plis et de replis. Quand un pli se replie, deux niveaux différents de conscience se frôlent et se touchent en se différenciant.
D’où potentiel, et étincelle, et nouvelle envie en vie…
« YHVH, représenté sur une drachme de la province de Yehud Medinata (Perse), datant du 4ème siècle av. J.-C. »
Dans le psaume 89, le Psalmiste constate, presque cliniquement, que YHVH a de facto rompu unilatéralement l’alliance (censée être éternelle) qu’il avait conclue avec son élu, son oint.
« Et pourtant tu l’as délaissé, rejeté, ton élu, tu t’es emporté contre lui. Tu as rompu l’alliance de ton serviteur, dégradé, jeté à terre son diadème. »i
Il énonce les conséquences épouvantables de cet abandon, de cette rupture de l’alliance: les murailles démolies, les forteresses ruinées, les populations dévastées et pillées, les ennemis remplis de joie, la fin de la splendeur royale, le trône mis à bas, et la honte générale.
Le Psalmiste met YHVH devant sa responsabilité, rappelant que les malheurs et les souffrances ne semblent pas près de finir, alors que la vie de l’homme est infiniment brève :
« Rappelle-toi combien je suis éphémère, combien est vaine la vie que tu donnes à tous les fils d’Adam. Est-il un homme qui demeure en vie sans voir venir la mort ?»ii
Il se permet de rappeler une nouvelle fois, fort discrètement, la promesse faite jadis, et qui devait (en principe) engager YHVH pour toujours:
« Où sont tes anciens bienfaits, Seigneur, que dans ta sincérité tu avais promis à David ? »iii
Ce constat fait, le Psalmiste conclut abruptement, mais sans la moindre acrimonie, par une brève louange, adressée à ce Dieu incompréhensible, et apparemment oublieux :
« Loué soit l’Éternel à jamais ! Amen et amen ! »iv
L’oint délaissé, quelque peu désenchanté, que le Psalmiste incarne, ne semble pas tenir rigueur à l’Éternel de ne pas avoir respecté sa promesse. Il ne semble pas conscient de ce que cet abandon de la promesse pourrait lui donner une sorte de légère supériorité morale sur un Dieu apparemment inconscient de son ‘oubli’.
Il valait peut-être mieux en effet, pour l’oint, cacher toute critique et toute velléité de rancœur à l’égard d’un Dieu si puissant.
C’est un fait que, dans toute sa gloire et son infinie puissance, YHVH ne semble pas vraiment apprécier la pensée critique, quand elle s’exerce à son encontre. Toute espèce de ‘critique’ émanant d’un homme ne peut que diminuer la reconnaissance absolue et la dévotion totale que le Dieu est si désireux de trouver chez ses créatures.
Quoique Son pouvoir soit immense, et qu’il s’étende à l’échelle de tout l’univers, et même au-delà, YHVH a un besoin fondamental, semble-t-il, d’être ‘connu’ et ‘reconnu’ par des consciences réflexives (et laudatives), afin de véritablement « exister » dans la réalité de Sa propre Création. Sans l’existence de ces consciences vivantes, attentives, l’« existence » du Dieu passerait absolument inaperçue, n’ayant aucun témoin.
Sans les (libres) consciences capables de reconnaître (et de louer) Son existence et Sa gloire, celles-ci n’auraient aucun ancrage dans ce monde-ci. Et en est-il d’autres ?
Une existence divine peut certes fort bien se concevoir dans la solitude métaphysique. Après tout, c’était le lot du Dieu, avant que la Création n’advienne.
Mais l’idée d’une gloire divine, infinie, a-t-elle seulement un sens, s’il n’y a aucune conscience qui en soit témoin ?
La gloire de Dieu serait-elle réellement « glorieuse » dans une absolue solitude, une totale absence de toute autre présence, dans un désert, vide de toutes consciences ‘autres’ capables d’en percevoir la réalité ?
L’existence divine ne semble être « réelle » que si cette existence est consciemment perçue (et louée) par quelques consciences réelles. Une existence infiniment ‘seule’, sans conscience ‘autre’ pouvant en témoigner, ne serait pas réellement ‘réelle’, mais serait plutôt comparable à une sorte de sommeil, divin, mais inconscient.
C’est pourquoi le Créateur a besoin de la conscience des hommes pour n’être pas seul dans Sa gloire, pour ne pas rester seul face à Son inconscient, cet inconscient fondamentalement sans limite, plus infiniment sans limite que Sa conscience, elle aussi illimitée, mais relativement, et dans un autre sens.
Le Créateur a ´besoin ´de sa créature… Qu’est-ce que l’Homme possède, et que Dieu n’a pas ?
L’Homme possède sa conscience propre, faite de fragilité, de fugacité, d’évanescence et de néant. Il possède une conscience capable de réfléchir sur elle-même, selon plusieurs degrés de profondeur. La conscience de l’Homme est absolument unique, et même le Dieu omnipotent ne peut défaire le fait qu’il l’a irrévocablement créée dans son exceptionnelle singularité, son unique ipséité.
Dieu Lui-même ne peut être à la fois conscient à la manière d’un Dieu et conscient à la manière de l’Homme. Dieu ou homme, il Lui faut choisir. Il ne peut être à la fois (puisqu’Il est Dieu) conscient/inconscient comme l’est l’Homme, et conscient/inconscient comme l’est Dieu.
Autrement dit, la connaissance de la conscience propre, unique, inviolable, de l’homme fait partie de l’inconscient de Dieu.
Au commencement, la possibilité de l’Homme-Dieu n’était pas encore d’actualité. Il n’y avait alors qu’une seule alternative ontologique : Dieu, ou l’Homme. L’inconscient (infini) ou la conscience (finie).
Finie, mais dense, comme un diamant.
« Est-ce que Yahvé a pu soupçonner que l’Homme possède une lumière infiniment petite, mais plus concentrée que celle que lui, Yahvé, possède ? Une jalousie de cette sorte pourrait peut-être expliquer sa conduite.»v
Yahvé, un Dieu jaloux ? Vraiment ?
Eh bien oui! L’expression « Dieu jaloux » est d’ailleurs courante dans la Bible hébraïque : אֵל קַנָּא , El qanna’. C’est même le nom dont YHVH se nomme Lui-même (à deux reprises) lorsqu’il apparaît à Moïse sur le mont Sinaï ;
כִּי יְהוָה קַנָּא שְׁמוֹ, אֵל קַנָּא הוּא
« Car YHVH, son nom est ‘Jaloux’, Il est un Dieu jaloux! » (Ex 34, 14)
Ce nom terrible porte à conséquence, pour l’Homme, — et cela de façon (humainement) amorale :
«Car moi, l’ Éternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui poursuis le crime des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et à la quatrième générations, pour ceux qui m’offensent. » (Ex 20,4 et Dt 5,8)
« L’Éternel est un Dieu jaloux et vengeur; oui, l’Éternel se venge, il est capable de se courroucer: l’Éternel se venge de ses adversaires et il garde rancune. » (Nahoum 1,2)
Non seulement YHVH se venge, mais même vengé, Il garde encore « rancune »…
Selon Jung, c’est Job qui a sans doute été le premier à avoir pleinement compris la contradiction, pour Dieu, d’être à la fois omniscient, omnipotent, et cependant « jaloux » de sa propre créature…
« Job a été élevé à un degré supérieur de connaissance de Dieu, connaissance que Dieu Lui-même ne possédait pas (…) Job a découvert l’antinomie intime de Dieu, et à la lumière de cette découverte, sa connaissance a atteint un caractère numineux et divin. La possibilité même de ce développement repose, doit-on supposer, sur la ‘ressemblance à Dieu’ de l’homme. »vi
L’inconscient, qu’il soit humain ou divin, a une nature « animale », une nature qui veut surtout vivre et ne pas mourir.
La vision ‘divine’ telle qu’Ézéchiel la rapporte était d’ailleurs composée de trois-quarts d’animalité (lion, taureau, aigle) et d’un seul quart d’humanité : « Quant à la forme de leurs visages, elles avaient toutes quatre une face d’homme et à droite une face de lion, toutes quatre une face de taureau à gauche et toutes quatre une face d’aigle. »vii
D’une telle ‘animalité’, si évidemment [présente dans la ‘vision’ de la divinité par Ézéchiel, qu’est-ce qu’un homme peut (raisonnablement) attendre? Une conduite ‘morale’ ?
Une conduite (humainement) morale peut-elle être (raisonnablement) attendue d’un lion, d’un aigle ou d’un taureau ?
La conclusion que fait Jung peut paraître provocante, mais elle a le mérite de la cohérence :
« YHVH est un phénomène, et non pas un être humain. »viii
Job affronta dans sa propre chair la nature éminemment non-humaine et phénoménale de Dieu, et il fut le premier à s’étonner de la violence de ce qu’il y découvrit, et de ce qui s’y révéla.
Depuis, l’inconscient de l’homme s’est profondément nourri de cette découverte ancienne, jusqu’à nos jours.
Depuis des millénaires l’homme sait inconsciemment que sa propre raison est fondamentalement aveugle, impuissante, devant un Dieu, qui est phénomène pur. Un phénomène dont la vision (prophétique) est aux trois quarts animale, selon Ezéchiel. Un phénomène essentiellement non-humain.
Il doit maintenant tenter de vivre avec ce savoir brut, irrationnel, inassimilable.
Job fut le premier, peut-être, à avoir découvert (consciemment) une connaissance depuis longtemps enfouie au fond de l’ inconscient humain, celle de la nature profondément antinomique, duelle, du Créateur, à la fois aimant et jaloux, violent et doux, créateur et destructeur, conscient et inconscient de toute la profondeur de Sa puissance. Un Dieu ´omniscient´ et cependant, non ignorant mais ´inconscient´ de l’ipséité que chaque homme porte en lui-même. Une divine omniscience, mais ´inconsciente´de ce savoir humain, unique, éphémère et minuscule.
L´incendie ne sait pas l´étincelle…
Quel est ce savoir-étincelle ? C´est le savoir que la conscience de l’Homme, seule et singulière, transcende toute animalité, et se transporte virtuellement dans l’infini de la non-animalité, dans le vertige non-animal de la méta-humanité.
Dieu, essentiellement non-humain. L’Homme, virtuellement non-animal et méta-humain.
L’inconscient contient et maintient tous les mondes. La conscience est appelée à aller au-delà.
*
La conscience se meut comme l’éclair, vive, légère, ou bien reste immobile, lourde, lente, – du soupir à la gorge, de la douleur à l’épaule, de l’iris à l’ongle, de la papille au nez, de la paume au cœur, de la lèvre à la jouissance, de la mémoire au pas, du rêve au théorème, de l’acte à son absence, de la vérité à l’idée.
*
Nous avons gagné en naissant une conscience issue de notre inconscient. En mourant, nous hériterons aussi de l’inconscient de toutes les consciences.
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Il faut observer les lumières que l’on croit posséder sur le moi. La connaissance de leurs ombres, fût-elle infime, mène au soi. Elle est le démon du moi, le divise, le multiplie, l’additionne, le soustrait et l’exhale.
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La peur inconsciente épure.
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Les malaises vagaux, – répétitions générales de la mort immédiate, vague immédiatement avortée.
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La conscience et l’inconscient : le dos et son fardeau, l’aveugle et le paralytique.
*
Souffrances, maux, contrariétés, infirmités, induisent une perte partielle de la conscience générale, un évidement local. En contrepartie, on gagne un grain d’ultra-conscience, une fixation éblouie sur un détail.
*
Après la mort, le moi s’extasie, sans se dissoudre, aux dimensions du soi. L’âme re-née vagit. Et la vie la ravit. Tout est autre, à la vérité, mais on reste le même. Vaste programme, dont l’infini sait le secret.
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La substance du moi, c’est le soi, en puissance. Alors rien n’est impossible. La substance du soi, c’est le mystère en acte. Alors tout est possible.
*
Avant d’être, on a la chance de naître. Avant de renaître, on a eu la chance d’être. Avant de « *** », on aura eu la chance de renaître.
*
Le mot « *** » appartient à une langue sans grammaire, sans dictionnaire, sans racine, mais non sans inconscient. Cette langue, très vivante, ne cesse de s’inventer, elle se pense au moment où elle se parle. Elle ne se tait jamais.
*
La vie, c’est gagner sur le vide, et perdre sur le temps.
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La conscience est un peu moins inconcevable que son contraire.
*
Pas le moindre signe de non-réalité nulle part. Tout est beaucoup trop plein.
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L’esprit de sérieux : « Extase de la chrysalide. Enfin pouvoir papillonner ».
*
Conscient, je suis aveugle à l’inouï. Inconscient, je suis sourd à ses cris.
*
La foi est la paresse de la voie.
*
Dès que la conscience se met à vivre, elle se substitue à tout ce qui n’est pas elle.
*
« Dieu » n’est pas une solution. Tout reste à inventer. Pour « Lui » aussi.
L’être paraît d’abord d’ombres et d’odeurs, bouche et toucher. Faim, voix, soif. Chaleur, délices, liquides. Temps, lumières, sons, lèvres, peau, langue. L’être lent, gouffre sans fin, abîme mou, terre confuse, rêve fendu, sourire clos. Mystère ouvert. Franc pourquoi.
*
Avant de surgir à l’être, la conscience se pressentait, se prélassait, se présentait peut-être à sa présence. Quelle était-elle, avant seulement d’être ? Virtuelle et vertige. Ivre et vive. Pur projet, sans sujet, ni objet. Non sans songe.
*
De l’inconscient à la conscience, et retour. Toujours, sauts, sursauts, soubresauts. Le sommeil bondissant de l’éveil.
*
Paix, faste, pompe et vélocité. L’inconscient, maître des temps. Lui lâcher la bride. Le laisser galoper au loin, au fond.
La conscience, bref florilège : Nue mise à nu. Buée bue. Boue lourde. Aurore, orée. Pantoise pâmoison. Bouffée touffue. For un tiers rieur. Éclair accru. Par Aton, aile, erre. Orage orange. Nuée exténuée. Désert désempli. Mer mi-roide. Soleil celé.
*
En naissant, en un instant, on plonge hors du soi, et en soi. On naît au dehors, et en dedans. On aspire, on s’ouvre. Tout à la fois : lumière, voix, chaleur, peau, haleine. Irruption de l’autre. Toutes sortes d’autres. Par tous les pores, les ports. Vagues, ils déferlent. Le bruit de la mère s’est tu. Mais on sent son pouls, tout contre la peau. Les poumons s’emplissent. Le sang bat. L’air neuf coule dans le sang renaissant. Nouvellement né, lentement, le Soi s’initie, sort de son oubli, se sent déclore, conscient de son inconscience.
Selon l’interprétation qu’en donnent les Upaniṣads, le but ultime du Véda, avec ses hymnes, ses chants, ses formules, est la connaissance métaphysique. Et les Upaniṣads en donnent, dans une langue à la fois précise et allusive, plusieurs indications précieuses.
En quoi consiste-t-elle ?
Certains sages ont dit qu’elle tient en une seule phrase.
D’autres, plus diserts, indiquent qu’elle touche à la nature du monde et à celle du Soi.
Ils énoncent par exemple que « le monde est une triade consistant en nom, forme et action »i, et ils ajoutent, sans contradiction, qu’il est aussi « un », et que cet Un, c’est le Soi. Qui est le Soi, alors ? Il est comme le monde, en apparence, mais il possède surtout l’immortalité. « Le Soi est un et il est cette triade. Et il est l’Immortel, caché par la réalité. En vérité l’Immortel est souffle, la réalité est nom et forme. Ce souffle est ici caché par eux deux. »ii
Pourquoi, ici, lit-on ‘eux deux’, alors que le monde est une ‘triade’ ?
Dans la triade du monde, ce qui ‘cache’, ce sont surtout le nom et la forme. L’action peut cacher, dans le monde, mais elle peut aussi révéler.
Ainsi l’un ‘agit’, comme le soleil agit. Le souffle divin agit aussi, sans parole ni forme. Le poids des mots diffère suivant les contextes…
On demandera encore: pourquoi cette opposition entre, d’un côté, ‘nom, forme, action’, et de l’autre le ‘souffle’ ? Pourquoi d’une part la réalité, et d’autre part, l’Immortel ? Pourquoi cette coupure, si tout est un ? Pourquoi la réalité du monde est-elle en réalité si irréelle, puisqu’elle est à l’évidence si fugace, si peu immortelle, et si séparée de l’Un ?
Peut-être que la réalité participe en quelque manière de l’Un, d’une façon difficile à concevoir, et qu’en conséquence, elle participe à l’Immortel.
La réalité est apparemment séparée de l’Un, mais on dit aussi qu’elle le ‘cache’, qu’elle le ‘couvre’ du voile de sa ‘réalité’ et de son ‘apparence’. Elle en est séparée, mais d’une autre façon, elle est en contact avec Lui, comme une cachette contient ce qu’elle cache, comme un vêtement couvre une nudité, comme une illusion recouvre une ignorance, comme l’existence voile l’essence.
D’où une autre question. Pourquoi tout cela est-il ainsi agencé? Pourquoi cette grandiose entité, le Soi, le Monde, l’Homme? Et pourquoi cette séparation entre le Soi, le Monde et l’Homme, métaphysiquement disjoints, séparés? A quoi riment le Monde et l’Homme, dans une aventure qui les dépasse entièrement ?
Quelle est la raison d’être de ce dispositif métaphysique ?
Une piste possible s’ouvre avec C.G. Jung, qui identifie le Soi, l’Inconscient, – et Dieu.
« En ce qui concerne le Soi, je pourrais dire qu’il est un équivalent de Dieu. »iii « Le Soi dans sa divinité (c’est-à-dire l’archétype) n’est pas conscient de cette divinité (…) Dans l’homme, Dieu se voit de l’«extérieur » et devient ainsi conscient de sa propre forme. »iv
L’idée cruciale est que Dieu a besoin de la conscience de l’homme. C’est là la raison de la création de l’homme. Jung postule « l’existence d’un être [suprême] qui pour l’essentiel est inconscient. Un tel modèle expliquerait pourquoi Dieu a créé un homme doté de conscience et pourquoi il cherche à atteindre Son but en lui. Sur ce point l’Ancien Testament, le Nouveau Testament et le bouddhisme concordent. Maître Eckhart dit que ‘Dieu n’est pas heureux dans sa divinité. Il lui fait naître en l’homme.’ C’est ce qui s’est passé avec Job : lecréateur se voit lui-même à travers les yeux de la conscience humaine. »v
Qu’implique (métaphysiquement) le fait que le Soi n’a pas une entière conscience de soi, et même qu’il est bien plus inconscient que conscient ? Comment l’expliquer ? Le Soi est si infini qu’Il ne peut absolument pas avoir une conscience pleine, absolue, de Lui-même. Toute conscience est une attention à soi, une focalisation sur elle-même. Ce serait contraire à l’idée même de la conscience qu’elle soit ‘consciente’ d’infiniment tout, de tout à la fois, pour tous les temps infiniment à venir, et les temps infiniment passés.
Une omniscience intégrale, une omni-conscience, est en contradiction intrinsèque avec le concept d’infini. Car si le Soi est infini, il l’est en acte et en puissance. Or la conscience est en acte. C’est l’inconscient qui est en puissance. Le Soi conscient peut réaliser l’infini en acte, à tout instant, et partout dans le Monde, ou au cœur de chaque homme, mais il ne peut pas aussi mettre en acte ce qu’il y a de puissance (non encore réalisée) dans l’infini des possibles. Il ne peut pas être ‘en acte’, par exemple, dès aujourd’hui, dans le cœur et l’esprit des hommes de demain, dans les innombrables générations à venir, qui sont encore ‘en puissance’ d’advenir à l’existence.
L’idée qu’il y a une fort importante part d’inconscient dans le Soi, et même une part d’infini inconscient, n’a rien d’hérétique. Bien au contraire.
Le Soi n’a pas une conscience totale, absolue, de soi, mais seulement une conscience de ce qui en Lui est en acte. Il a ‘besoin’ de réaliser sa part d’inconscient, qui est en puissance en Lui, et qui est aussi en puissance dans le monde, et dans l’Homme…
C’est là le rôle de la réalité, le rôle du monde et de sa triade ‘nom, forme, action’. Seule la ‘réalité’ peut ‘réaliser’ que le Soi réside en elle, et ce que le Soi attend d’elle. C’est cette ‘réalisation’ qui contribue à faire émerger la part d’inconscient, la part de puissance, que le Soi contient, en germe; dans son in-conscient in-fini.
Le Soi poursuit sa propre marche, depuis toute éternité, et pour des éternités à venir (quoique cette expression puisse sembler bizarre, et apparemment contradictoire). Dans cette ‘aventure’ in-finie, le Soi a besoin de sortir de son ‘présent’, de sa propre ‘présence’ à soi-même. Il a besoin de ‘rêver’. En somme, le Soi ‘rêve’ la création, le monde et l’Homme, pour continuer de faire advenir en acte ce qui est encore en puissance.
C’est ainsi que le Soi se connaît Lui-même, par l’existence de ce qui n’est pas le Soi, mais qui en participe. Le Soi en apprend ainsi plus sur Lui-même que s’il restait seul, mortellement seul. Son immortalité et son infinité viennent de là, de sa puissance de renouveau, d’un renouveau absolu puisqu’il vient de ce qui n’est pas absolument le Soi, mais de ce qui lui est autre (notamment le cœur de l’Homme).
Le monde et l’Homme, tout cela est le rêve du Dieu, ce Dieu que le Véda nomme l’Homme, Puruṣa, ou le Seigneur des créatures, Prajāpati, et que les Upaniṣads nomme le Soi, ātman.
L’Homme est le rêve du Dieu qui rêve à ce qu’Il ne sait pas encore ce qu’Il sera. Ce n’est pas là une ignorance. C’est seulement l’in-fini d’un à-venir.
Il a d’ailleurs livré son nom : « Je serai qui je serai. »viאֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶהehyeh acher ehyeh. Si le Dieu qui se révéla ainsi à Moïse dans un verbe à l’aspect ‘inaccompli’, c’est que la langue hébraïque permet de lever un pan du voile. Dieu est inaccompli, comme le verbe qui le nomme.
Pascal a développé l’idée d’un ‘pari’ que l’homme devrait faire, pour gagner l’infini. J’aimerais suggérer qu’un autre ‘pari’, divin cette fois, accompagne le pari humain. C’est le pari que le Dieu a fait en créant sa création, en acceptant que du non-Soi coexiste avec Lui, dans le temps de Son rêve.
Quel est la nature du pari divin ? C’est le pari que l’Homme, par les noms, par les formes, et par les actions, viendra aider la divinité à accomplir la réalisation du Soi, toujours à faire, toujours à créer, du Soi toujours en puissance.
Le Dieu rêve que l’Homme le délivrera de Son absence (à Lui-même).
Car cette puissance, qui dort encore, d’un sommeil sans rêves, dans les infinies obscurités de Son in-conscient, c’est ce à quoi rêve aussi le Dieu qui, dans Sa lumière, ne connaît pas d’autre nuit que la sienne propre.
Elle apparaît inopinément, se répand, se propage, s’insémine, enfièvre. Parfois elle affaiblit et tue, ou bien, elleguérit et renforce, c’est selon. Elle est chargée d’un patrimoine originaire, de gènes spécifiques, « messagers », qui ne cessent de se déployer, de s’exprimer, dans des conditions toujours nouvelles, comme un génome « s’exprime » différemment dans l’épigenèse. On n’a jamais fini d’en décoder les bases, après des millénaires de scrutation et d’interprétation, car toute interprétation n’est qu’une expression transitoire, s’ouvrantsans fin sur d’autres possibles, ne se refermant jamais.
Toute métaphore porteen elle une sorte de logique propre, qui a ses lois.
Si la Parole divine se compare à un virus, alors on peut en inférer analogiquement (ce qui est uneautre logique) que Dieu est malade. Il est « infecté ». Et Il a, de façon répétée, refiléson virus à l’humanité, par le biais de plusieurs porteurs (saints ou non), « au commencement », et à de nombreuses reprises depuis lors, et peut-être pour longtemps encore.
De nombreux foyers d’infection sont apparus, ici et là, à travers les millénaires. La propagation virale s’est accélérée, un temps, dans une certaine indifférence de la majorité des hommes. Parfois elle a semblé stagner, et même reculer.
Puis la pandémie a donné des signes de reprise.
On ne sait pas ce qu’il en adviendra, dans l’avenir. Ce qui est sûr, c’est que désormais le virus fait partie du paysage. Il sera, même prétendument éradiqué, toujours présent à l’état endémique, latent, prêt à resurgir. Ou bien il reparaîtra sous d’autres formes, après avoir muté. Et d’ailleurs, chez tous ceux qu’il aura infectés, sans les tuer, il laissera une trace génétique durable.
Des crises éruptives, radicales, quoique longtemps localisées, ont alerté les « autorités », qui ont tenté des mesures, dans la précipitation. Le bâillon. Le confinement.
Mais de réflexion philosophique, point. Ou fort peu.
L’absence de mise en perspective, à l’échelle des temps longs, et aux dimensions de l’humanité entière, se fait cruellement sentir.
Le vrai remède serait de trouver le vaccin vainqueur. « L’an prochain », dit-on…
Même si vient un vaccin, il faut savoir que le virus mutera. Et s’il ne mute pas, il faut présumer que d’autres virus sortiront des « réserves » inconnues que contient la Terre, et qui tous les jours sont bouleversées, disloquées, mises à sac, par le génie destructeur de l’Homme.
Car la Parole est vivante d’une vie propre, – tout comme un virus est aussi vivant d’une vie propre, qui n’est pas une vie animale, ou végétale, mais qui n’est pas non plus une non-vie, ou une inertie minérale. La Parole, comme le virus « vit » d’une vie dont nous n’avons pas une idée claire, parce que cette vie se nourrit de la vie et de la mort de ses hôtes, et qu’elle est donc une vie « intermédiaire » entre la vie et la mort, entre l’animé et le non-animé.
La Parole participerait donc de l’animé et du non-animé, comme le virus ?
La Parole n’est pas souffle seulement, elle est voix, gorge, trachée, poumon, cœur. Mais alors aussi elle est cellules, protéines, gènes, plasmides, acides aminés…
Tout l’être vivant, l’être entièrement, vit de la Parole, et toute la Parole, la Parole entière, ne vit pas sans la vie de l’être vivant.
Et sans cette vie, elle reste lettre morte.
La pandémie de la Parole n’est pas près de s’éteindre, malgré les nombreuses mesures de confinement prises par des hommes, siècles après siècles.
Le confinement de la Parole esttoujours dépassé par les débordements de sapuissance virale, qui remettent en cause jour après jour les visions du monde les mieux établies, les plus conformistes, les plus arrêtées.
Quelle métaphore scandaleuse ! Un Dieu « malade », « infecté » et « infectieux », initiant une « pandémie » par le moyen d’une Parole « virale » !
Je prie les bien-pensants, les gens qui se pensent êtres de « foi » ou de « raison », de ne pas pousser de hauts cris devant cette image, de ne pas brandird’emblée la pierre, ou le coutelas,pour punir ce putatif blasphème, lapider la réfexion en gésine, égorger une voix, seule, dans le désert.
La métaphore, comme son nom l’indique, est un ‘déplacement’.
Il s’agitd’approcher, obliquement, du mystère.
Si Dieu est malade c’est qu’Il souffre, et réciproquement. Sa souffrance est Sa maladie. Je dois cette idée dérangeante à Jung.
« Dieu est une souffrance qu’il importe à l’homme de guérir. C’est à cette fin que Dieu pénètre en l’homme. Pourquoi ferait-il cela, s’il possédait déjà tout ? Kether et Malkhuth sont séparés. C’est là la raison de la souffrance divine. »i
Le mot latin religio vient du verbe religere, « considérer, oberver avec soin ».
Je demande aux esprits intéressés par la ‘question religieuse’ de considérer avec soin cette hypothèse provocante: celle d’un Dieu malade, souffrant, et qui, faute de soins, postillonne depuis des millénaires son virus sous forme de Paroles révélées.
La Parole divine, un virus ? Scandale !
Oui, scandale, skandalon, pierre d’achoppement…
L’idée d’un Dieu souffrant est une idée qui scandalise les bien pensants, tout comme d’ailleurs les scandalise l’idée d’un Dieu « inconscient ».
J’entends le mot ‘inconscient’ comme dénotant un mystère, vêtu d’abîme...
« La sphère de l’inconscient est la sphère d’une psyché inconnue dont nous n’avons encore rien dit en la nommant inconscient. Nous ne disons pas qu’elle est en elle-même conscience ou inconscience, elle est seulement inconsciente pour nous. Ce qu’elle est en elle-même nous ne le savons pas, et ne prétendons pas le savoir. (…) Si vous l’appelez la conscience universelle, alors c’est la conscience universelle de Dieu. »ii
Nous ne savons rien de notre propre inconscient. Nous ne savons pas s’il est illimité, c’est-à-dire infini, s’il est connecté à l’ensemble du cosmos, relié à tout ce qui est matière. Nous ne savons pas dans quelle mesure il est accessible à notre conscience (puisqu’il est l’inconscient), ou tout au moins à notre expérience (directe ou indirecte). Nous ne savons pas s’il est absolument inconnaissable, ou partiellement connaissable. Nous ne savons à son sujet que très peu de choses, voire rien du tout.
C.G. Jung osa une thèse hardie: « L’esprit ne vit que s’il est une aventure éternellement renouvelée. »iii
Cette idée est même potentiellement révolutionnaire si on la conçoit comme s’appliquant à la Divinité elle-même.
Si l’Esprit divin doit éternellement se renouveler, c’est qu’Il ne se connaît pas Lui-même entièrement. C’est qu’Il ne peut se connaître qu’en se déployant selon toutes les modalité qui paraissent convenir à sa nature ineffable, et à sa puissance infinie.
L’une de ces modalités semble être l’existence même du Cosmos, qui fut créé « au commencement », ou bien « par le Principe » (bé-réchit).
Le Cosmos incarne la modalité de l’immanence, laquelleest une forme d’inconscience, ou de conscience ténue, silencieuse, logée au cœur de la matière.
Une autre modalité paraît être le déploiement de l’Homme, dans lequel se multiplientdiverses formes de Soi, l’inconscient personnel (Freud) et l’inconscient collectif (Jung).
J’aimerais ajouter à cette liste l’idée d’inconscient viral.
Par le biais des plasmides viraux, et en un temps infiniment court au regard des temps longs de l’évolution de la biosphère, la quasi-totalité de l’humanité va désormais partager des fragments génétiques absolument inédits. Nous les aurons hérités de la chauve souris Rhinolophus, de la civette Paguma larvata (qui, comme son nom l’indique, s’avance ‘masquée’), et du pangolin malais (Malis javanica).
Ironie d’une tour de Babel génétique mêlant confusément gènes animaux et humains.
Surtout, indication de l’unité profonde de la vie sur la Terre.
Et cela nous fait revenir à la Parole initiale.
Nous n’avons certes pas encore commencé de comprendre de quoi souffrait la Divinité. Mais en notre chair et en notre esprit, nous souffrons de notre in-compréhension, vraie maladie de l’âme.
Oui, le virus est là pour longtemps, — enkysté dans la vie, pour toujours. Et mutant toujours. Défi éternel, à la raison et à la foi.
Comme la Parole, il attend une réponse. Quelle réponse? Dieu est malade. Il nous incombe de Le placer en réanimation. L’Humanité aussi est malade. Il lui faut entrer sans tarder en réanimation. La Terre est malade, elle demande, à l’évidence, à être réanimée. De loin, le Cosmos regarde, et attend…
iC.G. Jung. Le Divin dans l’homme. Albin Michel, Paris, 1999, p.37
iiC.G. Jung. Le Divin dans l’homme. Albin Michel, Paris, 1999, p.89
iiiC.G. Jung. Le Divin dans l’homme. Albin Michel, Paris, 1999, p.53
Tout virus transporte de l’ARN. En infectant un être vivant, il lui transmet un peu de cet ARN, par exemple sous forme de plasmides.
Ceci a deux effets majeurs, l’un horizontal, l’autre vertical.
L’effet horizontal, c’est qu’une pandémie mondiale, virale, infecte un énorme pourcentage de l’humanité entière, qui désormais partagera de nouveaux fragments de ‘patrimoine génétique’, ainsi mis en commun.
L’effet vertical, c’est que ces fragments de patrimoine génétique mis en commun initient une nouvelle phase dans la fort longue histoire de l’humanité, – laquelle n’est, somme toute, qu’un court instant dans la bien plus longue histoire du vivant.
Les conséquences à court terme en sont assez prévisibles. Les médias les ressassent.
Les conséquences à moyen et à long terme sont totalement au-dessus des capacités actuelles de compréhension humaine.
Sur un plan métaphorique, on peut comparer une pandémie mondiale à une phase supplémentaire de la plongée ‘au fond du gouffre’ (que chantait déjà Baudelaire). Serait-ce là l’occasion d’y ‘trouver du nouveau’ ? Je le pense.
Sur le plan métaphysique, on pourrait comparer la pandémie à une forme d’incarnation (étymologiquement, une ‘pénétration dans la chair’).
Une incarnation de quoi ? D’un peu de patrimoine génétique ? Oui, mais bien plus encore… Ce qui se passe sous nos yeux, c’est la preuve en temps réel que l’humanité tout entière peut rapidement ‘muter’, aujourd’hui seulement sous une forme fort limitée, quoique en l’occurrence assez dangereuse, puisque le taux de mortalité est loin d’être négligeable.
Ce ne sont pas les plasmides que nous pourrions hériter du virus 2019 n-CoV qui font question ici, mais plutôt la métaphore qu’ils ‘incarnent’, et tout ce qu’ils ouvrent en conséquence comme portes à la réflexion métaphysique.
En utilisant le mot ‘incarnation’, une phrase de C.G. Jung m’est revenue en mémoire.
« La vraie histoire du monde semble être celle de la progressive incarnation de la divinité »i.
Loin de moi l’idée de comparer le virus à la divinité.
En revanche, l’idée de comparer la marche de la divinité dans le monde à une forme d’infection (ou d’affection) lentement virale, me séduit assez.
Pourquoi ? Parce qu’elle relie en une une seule ligne métaphorique de l’inanimé-inconscient (le virus), de l’animé-conscient (l’humain), et de l’animé-inconscient (le divin).
Pourquoi Jung parle-t-il d’une incarnation ‘progressive’ ?
Parce qu’elle prend son propre temps, et qu’elle n’apparaît pas à tous, tout le temps. Pourquoi ces délais, ces absences, ces voilements, ces diversions ?
A chacun selon sa mesure, sans doute. Le nourrisson boit à la tendre mamelle, et non, d’une ferme cuillère, la soupe brûlante.
Il y a une autre explication, qui tient à la nature de la Divinité, à la nature de l’Humanité et à la nature de la ‘matière’. Malgré les promesses bien réelles de l’immanence, l’infini en acte, l’infini totaliséne peut loger à l’aise dans le moustique, et l’Esprit absolu, à la Hegel, se sent un peu à l’étroit dans le virus. Le plérôme divin ne tiendrait pas en place dans un boson, et dans uncosmos même entièrement composés de photons,on verraitmoins encore luire la lumière de la Sagesse, née avant le monde...
Pourquoi Jung parle-t-il d’‘incarnation’ ?
Parce que, sans doute, de toute éternité, la Divinité a dû se résoudre à sortir de Soi,à se livrer à la loi d’un Exode hors d’Elle-même.
Sacrifice divin ? C’est là l’hypothèse brillamment suivie par le Véda.
Ou bien, autre hypothèse, le ‘confinement’ du Divin ne Lui convenait-il plus ? Sa perfection ronde, absolue, compacte, totale, Lui sembla-t-elle encore inachevée, incomplète, dans son apparente complétude ? Il fallait en sortir, briser la tautologie de l’être-même, l’être-le-même, la répétition du sublime et la circularité du suprême.
Avant que le monde fut créé, que faisait donc la Divinité ? Elle baignait dans sa sainte, infinie, in-conscience. Car ce qu’on appelle ‘conscience’, et dont l’Homme est si fier, est vraiment un terme qui n’est (au fond) pas digne de la Divinité suprême.
La Divinité est si infinie qu’elle ne peut, reconnaissons-le, se connaître absolument et totalement elle-même, comme ‘conscience’. Car si Elle se connaissait, alors Elle serait en quelque sorte limitée par ce ‘savoir’ sur Elle-même, par cette ‘conscience’ de Soi. Ce qui ne se peut.
Pour le dire autrement, avant que le monde ou le temps ‘soient’, la Divinité ne connaissait pas alors Sa propre Sagesse, et moins encore le son de Sa Parole, qui n’avait jamais été prononcée (puisque longtemps, il n’y eut réellement aucune oreille pour entendre).
C’est ce qu’exprime l’image de la Sagesse se tenant ‘auprès’ de la Divinité. Il n’y a pas identité, mais écart. Clinamen.
Dans l’inconscience (de Sa propre Sagesse), la Divinité se tenait dans un état d’absolue intemporalité, de totale a-spatialité.
Cette ignorance Lui cachait le visage (ou le mystère) de Son inconscience.
Et cette Lumière Lui cachait la nuit de Son inconscience.
Nous nous sommes provisoirement éloigné du virus. Revenons-y. Virus, mot latin, du genre neutre, n’a pas de pluriel. Ce mot signifie « suc des plantes » mais aussi « sperme », « humeur», « venin » (des animaux). Par suite : « poison » et « âcreté, amertume ». Le mot grec pour virus est ῑός, « venin, rouille ». L’étymologie de ces deux motsii remonte au sanskrit विष viṣa, quisignifie, au genre neutre : « poison, venin ». Mais la racine de ce mot sanskrit, viṣ-, n’a aucune connotation négative… La racine verbale viṣ-signifie fondamentalement « être actif, agir, faire, accomplir»iii.
Originairement, donc, pas de négativité attachée à la racine sanskrite viṣ-, mais il y a une idée fondamentale d’action, d’efficacité, d’accomplissement. D’ailleurs, le mot विष viṣa,lorsqu’il est au genre masculin, signifie « serviteur » (sous-entendu ‘actif, zélé’).
Une leçon politique et une leçon métaphysique en découlent, me semble-t-il.
Ce nouveau virus, qui est en train de nous faire muter (génétiquement), nous oblige aussià faire muter (politiquement) la race humaine vers un niveau d’efficacité(politique) supérieur à l’efficacité (génétique) du virus lui-même.
Mais ce virus, considéré comme révélant aussi un aspect (redoutable) de l’inconscient cosmique, nous incite, également, à viser un niveau d’accomplissement (métaphysique) dont nous commençons lentement d’apercevoir l’infinie portée…
iC.G. Jung. Le Divin dans l’homme. Albin Michel. 1999, p.134
iiCf. Alfred Ernout et Antoine Meillet. Dictionnaire étymologique de la langue latine. Klincksieck, Paris, 2001, p.740, et cf.Pierre Chantraine. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Klincksieck, Paris, 1977, p.466
iiiGérard Huet. Dictionnaire sanskrit-français. 2013. p. 559
Le sens inné du ‘mystère’ a toujours été l’un des traits constitutifs de la condition humaine. L’apparition de ce trait, il y a bien longtemps, coïncide avec l’émergence obscure de la conscience du ‘Soi’, – la conscience de l’inconscient.
Ces deux phénomènes, l’intuition du mystère et l’intuition de l’inconscient, ouvrent la voie au jaillissement progressif de la conscience du Moi.
L’apparition de la conscience du ‘Soi’ a sans doute été favorisée par la répétition (encouragée par les rites) d’expériences individuelles, ‘proto-mystiques’, aiguës, inouïes, aux implications littéralement indicibles, dont l’essence est de révéler inopinément au moi les profondeurs du Soi.
Leur accumulation, par d’innombrables générations successives, non seulement par les individus mais aussi lors de transes collectives, suggère que ces états de conscience extatique ont été traduits et partagés selon des formes socialisées (proto-religions, rites cultuels, cérémonies d’initatiation).
L’expérience progressive de la conscience du soi et l’expérience proto-mystique sont en fait indissolublement liées, et elles se renforcent l’une l’autre. Elles doivent toutes deux avoir été rendues possibles et encouragées par des faisceaux de conditions favorables (milieu, environnement, climat, faune, flore). Par effet d’épigenèse, elles ont eu un impact sur l’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, du cerveau (chez les hominidés, puis chez les humains), produisant un terrain organique et psychique de plus en plus adapté à une augmentation continue des ‘niveaux de conscience’.
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Pendant d’innombrables générations, et lors de multiples expériences de transe, voulues ou hasardeuses, préparées ou subies, provoquées lors de rites cultuels, ou fondant comme l’éclair à la suite de découvertes personnelles, le terrain mental des cerveaux du genre Homo ne cesse de s’ensemencer, puis de bourgeonner, comme sous l’action d’une levure psychique intimement mêlée à la pâte neuronale.
De puissantes expériences proto-mystiques accélèrent l’adaptation neurochimique et neuro-synaptique des cerveaux des hommes du Paléolithique, et leur dévoilent par là-même l’immensité incalculable et l’indicibilité radicale de ‘mystères’ sous-jacents, immanents, et qui régnent dans les profondeurs.
Ces mystères habitent non seulement dans le cerveau lui-même, et dans sa conscience semblant encore à peine éveillée, mais encore tout autour, dans la Nature, dans le vaste monde, mais aussi au-delà du cosmos lui-même, dans la Nuit des origines, – donc non seulement dans le Soi, mais aussi dans l’Autre et dans l’Ailleurs.
L’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, est évidemment la condition essentielle d’une évolution mentale, psychique, spirituelle. On peut penser que cette évolution est accélérée par des boucles de rétroaction de plus en plus puissantes et complexes, entre les modifications physiologiques soudain disponibles, et les effets ‘neuro-systémiques’, culturels et psychiques, qu’elles peuvent entraîner chez les individus, puis par propagation génétique dans des groupes humains, catalysant toujours plus l’appropriation de voies nouvelles d’exploration d’un vaste ensemble de résistants et insondables mystères.
On peut sans crainte postuler l’existence d’un lien immanent et sans cesse évolutif, épigénétique, entre l’évolution de la structure du cerveau, du réseau de ses neurones, de ses synapses et de ses neurotransmetteurs, de leurs facteurs inhibiteurs et agoniques, avec sa capacité croissante à être le support d’expériences ‘proto-mystiques’, spirituelles et religieuses.
Qu’est-ce qu’une expérience proto-mystique ?
Il en est sans doute de nombreuses… Mais pour fixer les idées, on peut évoquer l’expérience rapportée par de nombreux chamanes d’une sortie du corps (‘extase’), suivie de la perception d’un grand éclair, puis accompagnée de visions sur-réelles, doublées d’un développement aigu de la conscience du Soi, et du spectacle intérieur créé par l’excitation simultanée de toutes les parties du cerveau.
Imaginons un Homo, chasseur-cueilleur dans quelque région d’Eurasie, qui consomme, par hasard ou par tradition, tel ou tel un champignon, parmi les dizaines d’espèces possédant des propriétés psychotropes, dans son milieu de vie. Soudain un ‘grand éclair de conscience’ l’envahit et l’abasourdit, à la suite de la stimulation simultanée d’une quantité massive de neurotransmetteurs affectant le fonctionnement de ses neurones et de ses synapses cérébraux. Se produit alors, en quelques instants, un écart radical entre son état de ‘conscience’ (ou de ‘subconscience’) habituel et l’état de ‘sur-conscience’ brutalement survenu. La nouveauté et la vigueur inouïe de l’expérience le marquera à vie.
Il aura désormais la certitude d’avoir vécu un moment de conscience double, un moment où sa conscience habituelle a été comme transcendée par une sur-conscience. En lui s’est révélé avec puissance un véritable ‘dimorphisme’ de la conscience, qui n’est pas sans comparaison avec le dimorphisme journalier de la veille et du sommeil, et le dimorphisme ontologique de la vie et de la mort, deux catégories sans doute parfaitement perceptibles par le cerveau de Homo.
Ajoutons que, depuis des temps fort anciens, remontant sans doute aux débuts du Paléolithique, il y a plus de trois millions d’années, les chasseurs-cueilleurs du genre Homo devaient déjà connaître l’usage de plantes psycho-actives, et les consommer régulièrement. Bien avant l’apparition d’Homo d’ailleurs, nombre d’espèces animales (comme les rennes, les singes, les éléphants, les mouflons ou les félins…) en connaissaient elles-mêmes les effetsi.
Leur exemple quotidien devait intriguer et troubler les humains vivant en symbiose étroite avec eux, et, ne serait-ce que pour accroître leurs performances de chasse, les inciter à imiter le comportement si étrange d’animaux se mettant en danger en se livrant à l’emprise de substances psycho-actives, – par ailleurs (et cela est en soi un mystère supplémentaire) fort répandues dans la nature environnante, et dans le monde entier…
On dénombre, aujourd’hui encore, une centaine d’espèces de champignons psychoactifs en Amérique du Nord, et les vastes territoires de l’Eurasie devaient en posséder au moins autant au Paléolithique, – bien que de nos jours on n’y recense plus qu’une dizaine d’espèces de champignons aux propriétés hallucinogènes.
L’Homo du Paléolithique a été donc quotidiennement confronté au témoignage d’animaux subissant l’effet de substances psycho-actives, renouvelant régulièrement l’expérience de leur ingestion, affectant leur comportement ‘normal’, et se mettant ainsi en danger d’être tués par des chasseurs à l’affût, prompts à saisir leur avantage.
Nul doute que l’Homo a imité ces animaux ‘ravis’, ‘drogués’, ‘assommés’ par des substances puissantes, et ‘errants’ dans leurs rêves propres. Voulant comprendre leur indifférence au danger, l’Homo a ingéré les mêmes baies ou les mêmes champignons, ne serait-ce que pour ‘ressentir’ à son tour ce que pouvaient ‘ressentir’ ces proies si familières, qui, contre toute attente, s’offraient alors s’y facilement à leurs silex et à leurs flèches…
On observe aujourd’hui encore, dans des régions allant du nord de l’Europe à la Sibérie extrême-orientale, que les rennes font une forte consommation d’amanites tue-mouches lors de leurs migrations, – tout comme d’ailleurs les chamans qui vivent sur les mêmes territoires.
Ce n’est certes pas une coïncidence.
En Sibérie, le renne et le chasseur-éleveur vivent tous deux, pourrait-on dire, en symbiose étroite avec le champignon Amanita muscaria.
Les mêmes molécules de l’Amanita muscaria (muscimoleii, acide iboténoque) qui affectent de façon si intense hommes et bêtes, comment peuvent-elles se trouver produites par des formes de vie apparemment si élémentaires, par de ‘simples’ champignons ? Et d’ailleurs pourquoi ces champignons produisent-ils ces molécules, à quelles fins propres?
Il y a là un mystère digne de considération, car c’est un phénomène qui relie objectivement – et mystiquement, le champignon et le cerveau, l’éclair et la lumière, l’animal et l’humain, le ciel et la terre, par le biais de quelques molécules, communes et actives, quoique appartenant à des règnes différents…
C’est un fait avéré, et largement documenté, que dans tous les continents du monde, en Eurasie, en Amérique, en Afrique, en Océanie, et depuis des temps immémoriaux, des chamanes consomment des substances psycho-actives facilitant l’entrée en transe, – une transe accompagnée d’effets psychologiques profonds, comme l’expérience de ‘visions divines’.
Comment concevoir que ces expériences inouïes peuvent être aussi mystérieusement ‘partagées’, ne serait-ce que par analogie, avec des animaux ? Comment expliquer que ces puissants effets, si universels, aient pour simple cause la consommation d’humbles champignons, et que les principes actifs se résument à un ou deux types de molécules agissant sur les neurotransmetteurs ?
R. Gordon Wasson, dans son livre Divine Mushroom of Immortalityiii, a savamment documenté l’universalité de ces phénomènes, et il n’a pas hésité à établir un lien entre ces pratiques ‘originelles’, chamaniques, et la consommation du Soma védique (dès le 3ème millénaire avant notre ère), dont les anciens hymnes du Ṛg Veda décrivent avec précision les rites, et célèbrent l’essence divine, – occupant le cœur du sacrifice védique.iv
Lors de l’exode continu, et plusieurs fois millénaire, des peuples qui ont migré du Nord de l’Eurasie vers le « Sud », le chamanisme a naturellement continué de faire partie des rites sacrés et des cérémonies d’initiation de ces peuples en errance.
Au cours des temps, l’Amanita muscaria a sans doute dû être remplacée par d’autres plantes, disponibles endémiquement dans les divers milieux géographiques traversés, mais possédant des effets psychotropes analogues.
Ces peuples migrateurs se désignaient eux-mêmes comme āryas, mot signifiant ‘nobles’ ou ‘seigneurs’. Ce terme sanskrit fort ancien, utilisé dès le 3ème millénaire avant notre ère, est aujourd’hui devenu sulfureux, depuis le détournement qui en a été fait par les idéologues nazis.
Ces peuples parlaient des langues indo-européennes, et se déplaçaient lentement mais sûrement de l’Europe du Nord vers l’Inde et l’Iran, mais aussi vers le Proche et le Moyen-Orient, en passant par le sud de la Russie. Une partie d’entre eux passa par les alentours de la mer Caspienne et de la mer d’Aral, par la Bactriane et la Margiane (comme l’attestent les restes de la ‘civilisation de l’Oxus’), par l’Afghanistan, pour finir par s’établir durablement dans la vallée de l’Indus ou sur les hauts plateaux iraniens.
D’autres se dirigèrent vers la mer Noire, la Thrace, la Macédoine, la Grèce actuelle et vers la Phrygie, l’Ionie (Turquie actuelle) et le Proche-Orient.
Arrivée en Grèce, la branche hellénique de ces peuples indo-européens n’oublia pas les anciennes croyances chamaniques. Les mystères d’Éleusis et les autres religions à mystères de la Grèce antique peuvent être interprétés comme d’anciennes cérémonies chamaniques hellénisées, pendant lesquelles l’ingestion de breuvages aux propriétés psychotropesv induisaient des visions mystiques.
Lors des Grands Mystères d’Éleusis, ce breuvage, le cycéôn, à base de lait de chèvre, de menthe et d’épices, comportait aussi vraisemblablement comme principe actif un champignon parasite, l’ergot de seigle, ou encore un champignon endophyte vivant en symbiose avec des herbes comme Lolium temulentum, plus connue en français sous le nom d’‘ivraie’ ou de ‘zizanie’. L’ergot de seigle produit naturellement un alcaloïde psychoactif, l’acide lysergique dont est dérivé le LSD.vi
Albert Hofmann, célèbre pour avoir synthétisé le LSD, écrit dansThe Road to Eleusis que les prêtres d’Éleusis devaient traiter l’ergot de seigle Claviceps purpurea par simple dissolution dans l’eau, ce qui permettait d’extraire les alcaloïdes actifs, l’ergonovine et la méthylergonovine. Hofmann suggéra une autre hypothèse, à savoir que le cycéôn pouvait être préparé à l’aide d’une autre espèce d’ergot, Claviceps paspali, qui pousse sur des herbes sauvages comme Paspalum distichum, et dont les effets ‘psychédéliques’ sont plus intenses encore, et d’ailleurs similaires à ceux de la plante ololiuhqui des Aztèques, endémique dans l’hémisphère occidental.
Notre esprit, à l’état d’éveil, est constamment tiraillé entre deux formes très différentes (et complémentaires) de conscience, l’une tournée vers le monde extérieur, celui des sensations physiques et de l’action, et l’autre tournée vers le monde intérieur, la réflexion et les ressentis inconscients.
Il y a bien entendu divers degrés d’intensité pour ces deux types de ‘conscience’, extérieure et intérieure. Rêver les yeux ouverts n’est pas du même ordre que les ‘rêves’ vécus sous l’emprise de l’Amanite tue-mouches, du Peyotl ou de quelque autre des nombreuses plantes hallucinogènes contenant de la psilocybine.
Lors de l’ingestion de ces puissants principes psychoactifs, ces deux formes de consciences semblent simultanément être excitées au dernier degré, et peuvent même alterner très rapidement. Elles ‘fusionnent’ et entrent en ‘résonance’, tout à la fois.
D’un côté, les sensations ressenties par le corps sont portées à l’extrême, parce qu’elles sont, non pas relayées par le système nerveux, mais produites directement au centre même du cerveau.
D’un autre côté, les effets mentaux, psychiques, ou intellectifs, sont eux aussi extrêmement puissants, parce que d’innombrables neurones peuvent être stimulés ou inhibés simultanément. Sous l’effet soudain des molécules psychoactives, l’action de neurotransmetteurs inhibiteurs (comme le GABA) est massivement accrue. Le potentiel d’action des neurones post-synaptiques ou des cellules gliales est tout aussi soudainement, et fortement, diminué.
Cette inhibition massive des neurones post-synaptiques se traduit, subjectivement, par une sorte de découplage radical entre le niveau habituel de conscience, celui de la conscience de la réalité extérieure, et un niveau de conscience tout autre, ‘intérieur’, complètement détaché de la réalité environnante, mais par ce fait même, également plus aisément aspiré par un univers psychique, indépendant, que C.G. Jung nomme le ‘Soi’, et auquel d’innombrables traditions font référence sous diverses appellations.
L’ensemble des processus neurochimiques complexes qui interviennent dans le cerveau dans ces moments peut être résumé ainsi.
Les molécules psycho-actives (comme la psilocybine) sont très proches structurellement de composés organiques (indolesvii) présents naturellement dans le cerveau. Elles mettent soudainement tout le cerveau dans un état d’isolation quasi-absolue par rapport au monde immédiatement proche, le monde fait de sensations extérieures.
La conscience habituelle est soudainement privée de tout accès à son monde propre, et le cerveau se voit presque instantanément plongé dans un univers infiniment riche de formes, de mouvements, et surtout de ‘niveaux de conscience’ absolument sans équivalents avec ceux de la conscience quotidienne.
Mais il y a encore plus surprenant…
Selon des recherches effectuées par le Dr Joel Elkes, à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore, la conscience subjective d’un sujet sous l’influence de la psilocybine peut ‘alterner’ entre deux états, – un état de conscience ‘externe’ et un état de conscience ‘interne’.
L’alternance des deux états de conscience s’observe couramment, et elle peut même être provoquée simplement lorsque le sujet ouvre et ferme les yeux…
On peut donc faire l’hypothèse que l’émergence originaire de la conscience, chez les hominidés et développée plus encore chez les hommes du Paléolithique, a pu résulter d’un phénomène analogue de ‘résonance’ entre ces deux types de conscience, résonance elle-même fortement accentuée à l’occasion de l’ingestion de substances psycho-actives.
L’aller-retour entre une conscience ‘extérieure’ (s’appuyant sur le monde des perceptions et de l’action) et une conscience ‘intérieure’, ‘inhibée’ par rapport au monde extérieur, mais par conséquent ‘désinhibée’ par rapport au monde ‘sur-réel’ ou ‘méta-physique’, renforce également l’hypothèse d’un ‘cerveau-antenne’, proposée par William James.
La psilocybine, en l’occurrence, ferait ‘clignoter’ la conscience entre deux états fondamentaux, totalement différents, et par là-même, elle ferait apparaître comme en surplomb le sujet même capable de ces deux sortes de conscience, un sujet capable de naviguer entre plusieurs mondes, et plusieurs états de conscience…
Dans l’ivraie se cache l’ergot de l’ivresse (divine)…
Concluons par deux paraboles. Celle de l’ivraie et celle du levain..
« Comme les gens dormaient, son ennemi vint et sema de l’ivraie au milieu du blé, et s’en alla. Quand l’herbe eut poussé et fait du fruit, alors parut aussi l’ivraie. »viii
Faut-il la déraciner ? Non! « De peur que, ramassant l’ivraie, vous ne déraciniez avec elle le blé. Laissez les deux grandir ensemble jusqu’à la moisson. Et au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs : ‘Ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes pour la consumer ; mais le blé recueillez-le dans mon grenier’. »ix
L’interprétation est claire. L’ivraie doit rester dans le blé jusqu’à la ‘moisson’. Elle est aussi obscure, car l’ivraie doit être brûlée, comme elle est un feu qui consume l’esprit, et qui lui ouvre le monde des visions.
Et il y a la parabole du levainx, qui est ‘caché’ dans la farine, mais dont une infime quantité fait fermenter toute la pâte…
Le levain fermente et fait ‘lever’ la pâte. De même l’ergot, l’ivraie, fait fermenter l’esprit, et l’élève dans les mondes supérieurs…
Les esprits peuvent brûler dans la voie de l’ivraie, se rendre infiniment ivres de divin. Ils peuvent comprendre en eux-mêmes comment la conscience advint, grâce à l’humble et éclatant pouvoir des plantes, le pouvoir de l’herbe et du ciel, par la profondeur secrète des racines et par la hauteur de l’au-delà de la nature…
i David Linden, The Compass of Pleasure: How Our Brains Make Fatty Foods, Orgasm, Exercise, Marijuana, Generosity, Vodka, Learning, and Gambling Feel So Good. Penguin Books, 2011
iiLe muscimole est structurellement proche d’un neurotransmetteur majeur du système nerveux central : le GABA (acide gamma-aminobutyrique), dont il mime les effets. Le muscimole est un puissant agoniste des récepteurs GABA de type A . Le muscimole est hallucinogène à des doses de 10 à 15 mg.
iiiRichard Gordon Wasson, Soma : Divine Mushroom of Immortality, Harcourt, Brace, Jovanovich Inc, 1968
iv Wikipédia rapporte dans l’article Amanite tue-mouches que l’enquête Hallucinogens and Culture, (1976) de l’anthropologue Peter T. Furst, a analysé les éléments pouvant ou non identifier l’amanite tue-mouches comme le Soma védique, et qu’elle a (prudemment) conclu en faveur de cette hypothèse.
viDans leur livre The Road to Eleusis, R. Gordon Wasson, Albert Hofmann et Carl A. P. Ruck estiment que les prêtres hiérophantes utilisaient l’ergot de seigle Claviceps purpurea, disponible en abondance aux alentours Éleusis.
– S’il y a une
chose à retenir de tous les livres prophétiques, c’est que rien
ne peut être dit de ce qui transcende le dire. S’il y a une chose
que nous font comprendre les paroles et les visions des prophètes,
c’est que l’on ne peut rien savoir de l’Inconnaissable.
– Soit. Mais alors
de quoi parlera-t-on, si l’on s’intéresse au mystère, au
numineux ?
– On peut parler
de l’inconscient, – tout en sachant qu’on n’en viendra jamais
à bout. Par définition, l’inconscient c’est ce qui échappe à
la conscience, sauf peut-être aux marges…
– Quel rapport
entre les prophètes et l’inconscient ?
– L’inconscient
est une des figures de l’inconnaissable, et donc, peut-être est-ce
aussi une bonne métaphore de ce que nous ne pouvons pas savoir à
propos du divin.
– Ah ! C’est
une référence à Jung, et à tout ce qui s’agite dans notre
inconscient? « La religion est une relation vivante aux
événements de l’âme qui ne relèvent pas de la conscience, mais
qui se produisent en-deçà d’elle, dans le fond obscur de
l’âme. »i
Facile de se cacher dans l’obscur, de revendiquer l’épaisseur de
la nuit pour faire aisément luire de fausses clartés !
– A beau mentir
qui revient du fond de l’abîme, ou supposé tel…
– Jung ne ment
pas. Il propose des pistes. L’idée est puissante, d’un Dieu qui
serait (pour nous du moins) comme un « contenu psychique
autonome »ii.
– C’est presque
du panthéisme ! Dieu ne serait ni être ni essence, mais
seulement un « contenu psychique » ? Quelle infini
ratatinement !
– Ce qui importe
n’est pas de prétendre donner le fin mot sur ce qu’est Dieu en
« réalité », ou ce qu’il est censé être, en
« théorie ». D’ailleurs, le doute à son sujet est et
sera toujours là. Tout le monde n’est pas Moïse ou Élie, ou Paul
de Tarse… Pour nous, pauvres mortels, le « vrai Dieu »
n’intervient jamais dans notre vie, directement du moins. Donc, en
pratique, tout se passe comme s’il n’existait pas concrètement…
Ce qui importe, c’est de reconnaître l’existence d’une
relation intime, active, et même interactive, réciproque,
réfléchie, entre l’homme et son propre inconscient, relation dont
il ne peut jamais imaginer les limites, parce que tout simplement il
n’y en a pas. Après, qu’il appelle son inconscient un ça,
ou un signe, ou une parole venue d’ailleurs,
qu’importe !
– Oui, mais Jung
va plus loin ! D’après lui il faut à la fois considérer
l’homme comme une « fonction psychologique de Dieu »,
et Dieu comme une « fonction psychologique de l’homme ».iii
C’est pousser l’immanence un peu trop loin…
– Oui, c’est une
idée bizarre, en effet. Dieu aurait donc une « psyché »
et une « psychologie » ? Cette position choquait
beaucoup des « vrais croyants » comme Martin Buberiv.
Mais il y a une autre manière de voir la chose. Jung cherche surtout
à s’opposer à la conception orthodoxe selon laquelle ‘Dieu est
Dieu’, et n’existe qu’en et pour Lui-même, en son propre
« Soi » donc. Ce que Jung essaye de dire, c’est qu’il
y a vraisemblablement une analogie possible entre le processus divin
et notre propre intérioritév.
– Une
« analogie » ! Mais c’est là le fond du problème.
D’un côté Dieu, par essence, est l’Autre, l’absolument Autre.
Et d’un autre côté (précisément!), Dieu se laisserait saisir
par des « analogies » ? Et comment parler d’un
« processus divin », pour un Dieu, « moteur
immobile » ?
– Bonnes
questions… D’abord, sur la question du processus, Thomas d’Aquin
a écrit de fort belles pages à ce sujet sur la « procession
des personnes divines ».vi
Le judaïsme aussi a des formules fort étranges, qui donnent à
réfléchir : « Je veux proclamer ce qui est une loi
immuable : ‘L’Éternel m’a dit, c’est moi qui,
aujourd’hui, t’ai engendré’. » (Ps 2,7). L’engendrement,
la génération, c’est bien un « processus », en même
temps qu’une « loi immuable », n’est-ce pas ?
Quant à la question
de l’analogie, je dirais que fondamentalement, l’Autre et
l’Analogie font bon ménage, c’est un couple qui marche !
Mais cela ne va pas sans conséquences dérangeantes… Jung va
jusqu’à affirmer que « le croyant doit situer l’origine de
Dieu dans son âme propre »vii,
et, sans doute pour se donner une caution de poids, du moins dans le
monde germanophone, il dit même partager cette opinion avec Kant.
Martin Buber, évidemment, si on le prend comme type du « vrai
croyant » (une espèce rare de nos jours…) ne peut d’aucune
manière accepter ce point de vue, qui consiste à dire que « Dieu
n’existe pas de façon ‘absolue’, indépendamment du sujet
humain. »viii
– Oui, Buber est
bien le représentant de l’orthodoxie. Jung en revanche est
iconoclaste, panthéiste, ou comme il le dit lui-même, «gnostique »,
c’est-à-dire hérésiarque, du point de vue orthodoxe…
– Buber est fidèle
à la foi de ses pères. Il ne faut pas compter sur lui pour plonger
sans filet dans les gouffres et se jeter aveuglément dans les
abîmes, les tohu et bohu de telles ou telles
spéculations dévoyées…
– Buber est
fidèle, c’est sûr. Il est toujours fidèle au mystère. Il dit
que l’âme individuelle ne peut en aucun cas être saisie par la
métaphysique.
– Oui, Buber est
un mystique… Il fuit les pseudo-lumières de la raison, mais c’est
pour s’avancer, un peu à l’aveugle semble-t-il, au milieu des
lueurs vacillantes de l’imagination… Ces lueurs, d’ailleurs, ne
seraient-elles pas autant de vessies qu’il prend pour des
lanternes ? Ne dit-il pas que l’essentiel de la vie de l’âme
tient « dans ses rencontres réelles avec d’autres réalités,
qu’il s’agisse d’autres âmes réelles ou des choses, qui sont
semblables aux ‘monades’ de Leibniz. »ix
Il prodigue vraiment trop facilement l’adjectif « réel »
et le substantif « réalité » à ce qu’il s’agit
précisément de « réaliser » ! L’âme !
L’âme ! Pour tant d’autres penseurs, depuis que le monde
est monde, l’âme ne reste jamais qu’une ombre fugace. Buber a la
foi certes, mais ce n’est pas une raison pour décerner à sa
propre âme un diplôme de réalité, et a fortiori, de
divinité !
– Au moins sur ce
point, il y a ‘réelle’ convergence entre Jung et Buber. Cela
vaut d’être noté ! Jung est un homme du XXe siècle, et
ayant vécu en Suisse allemande, pas très loin de la frontière avec
l’État nazi, un témoin effaré des horreurs qu’il a engendrées.
Aussi se croit-il en mesure de proclamer la nécessité d’une aube
nouvelle : « A l’inverse du XIXe siècle, la conscience
moderne se tourne dans ses attentes les plus intimes et les plus
fortes, vers l’âme. »x
– L’âme,
invention de la conscience moderne ? Vous voulez rire ?
– Non. C’est
très sérieux. C’est exactement ce que pense Jung. Il ajoute
même : « La conscience [moderne] repousse avec horreur la
foi et par conséquent les religions qui se fondent sur elle. »xi
– Repousser avec
horreur la foi ? C’est assez bien vu, sauf pour les tenants du
Jihad, naturellement.
– Ah ! C’est là une tout autre histoire. Il ne faut pas confondre ! Sur ce sujet Luther, et avant lui Paul et Augustin, nous avaient prévenus : la foi dans la grâce doit supplanter la foi dans les œuvres, — même si l’on peut douter de pouvoir appeler « œuvre » l’assassinat ou la guerre « sainte »…
– Ne pas se fier aux œuvres, je veux bien. Mais ‘foi dans la grâce’ ? De quoi parle-t-on ? Qu’est-ce que cela veut dire ? D’ailleurs, d’après ceux qui peuvent en témoigner, la foi même est une grâce ! C’est donc vraiment une formule pléonastique…
– Peut-être. Mais
là n’est pas la question. Foi ou grâce renvoient au Tout Autre.
Or Jung est dans l’immanence, l’immanence psychologique… Il
nomme « Soi » ce centre de l’âme, ce Tout interne qui
symbolise le Divin. Il ne va pas cependant jusqu’à affirmer que le
Soi a pris la place de la divinité dans l’inconscient de l’homme
moderne. Comment cela serait-il seulement possible ? L’homme
moderne ne nie ni ne renie un Dieu transcendant. Il n’en a tout
simplement pas cure ! Il n’en a rien à faire ! Il l’a
abandonné tout simplement quelque part, il ne sait d’ailleurs plus
où, à la cave ? ou au fond d’un grenier ? – comme une
poupée disloquée, un mannequin éventré.
– Le « Soi »,
temple moderne du divin, version 3.0 ?
– Vois ironisez ?
Vous préféreriez voir reconstruit au XXIe siècle, et pour la 3ème
fois, le « Temple » qu’un certain Oint de Galilée
pouvait déjà se dire capable de reconstruire pour sa part en trois
jours, et cela il y a vingt siècles ? Vous voulez vraiment
créer les conditions d’un nouvel Armageddon ? Au moins l’idée
de Jung, l’idée d’un Soi divin, me semble-t-il, n’est pas si
potentiellement sanglante. Du moins en première analyse… Car si
l’on suit Jung, il faut aussi revendiquer l’épanouissement des
instincts, de tous les instincts, de toutes ambitions, de toutes
passions, justement afin de s’en libérer. Car « celui qui
vit ses instincts est en mesure de s’en détacher », dit-il.
– Se détacher de
ses instincts? Est-ce possible ? Qu’en sait-il ? C’est
son expérience de psychologue célèbre, disposant d’une clientèle
huppée, suisse et bien élevée, qui l’a conduit à ce genre
d’optimisme ?
– Oui, sans doute.
La Suisse est un pays qui sait se délivrer sans trop de douleurs de
ses passions les plus infâmes…La bonne conscience y efface
jusqu’au souvenir de l’inconscient…
– Trop facile.
Tout le monde est suisse, si l’on va par là. Regardez l’Europe.
L’Europe qui a récemment déversé sur le monde les pires horreurs
est devenue une grosse Suisse, replète, grassouillette, édentée…
– Peut-être. Mais
rien n’est moins sûr. Tous les démons peuvent se réveiller très
rapidement. Il ne faudrait pas beaucoup de « bonnes »
raisons pour que la barbarie, à nouveau, viennent habiter les villes
et les campagnes européennes.
– On s’est
clairement éloigné du sujet.
– En apparence.
Mais tout y ramène. Prenez Heidegger, dont tout le monde aujourd’hui
a bien compris qu’il a adhéré à l’idéologie « nazie »,
et même dès la première heure. Son « Discours de rectorat »
est manifestement une infamie… Mais dans ses « Cahiers
noirs », il change assez vite de ton, il a compris dans quelle
satanée aventure il s’est laissé embarquer… Eh bien ! Cet
Heidegger-là est aussi celui qui a écrit :« Jamais
l’être humain ne pourra se mettre à la place de Dieu, parce que
l’être de l’homme n’atteint jamais le domaine de Dieu. A la
mesure de cette impossibilité, quelque chose de beaucoup plus
important et dont nous avons à peine commencé de penser l’être,
peut se produire. »xii
– Qu’est-ce donc
que ce « quelque chose qui peut se produire » ?
– Le remplissement
d’un vide ? Ou l’évidement d’un trop-plein ?
L’apparition de quelque chose à la place de Dieu ? Ou tout
cela à la fois ? Heidegger continue : « La place que
la métaphysique attribue à Dieu est le lieu où s’exerce l’action
originelle et où subsiste l’étant en tant qu’être créé. Ce
lieu de Dieu peut rester vide. On peut inaugurer à sa place un autre
lieu, de nature également métaphysique, qui n’est ni identique au
domaine propre de l’être de Dieu ni à celui de l’homme, mais
avec lequel l’homme entre d’emblée dans une relation
remarquable. Le Sur-Humain ne prend pas et ne prendra jamais la
place de Dieu. Mais la place que prend le désir du Sur-Humain est un
autre domaine où l’étant se fonde autrement, dans un autre
être. »xiii
– C’est donc
ça ? Ni lard, ni cochon, mais entre les deux ? Ni Dieu, ni
homme, mais une resucée du surhomme nietzschéen ? Pour un
penseur ex-nazi, la ficelle est un peu grosse…
– Je comprends votre réaction. Mais il y a bien autre chose, me semble-t-il dans cette idée de désir de dépassement, maladroitement exprimée par la notion de Sur-Humain. En réalité c’est une idée extrêmement ancienne, formulée il y a plus de 4000 ans par les penseurs védiques, et reprise par les penseurs pré-socratiques. C’est l’idée que les Dieux et les hommes forment une société, et un ordre unique, l’ordre de la ‘justice’. Tout est lié dans cet ordre.
Anaximandre de Milet
disait pour sa part que tous les êtres doivent faire pénitence,
pour toutes les injustices commisesxiv.
Plus techniquement, Simplicius développe : « Anaximandre
a dit que l’Illimité est le principe des choses qui sont
(…) Ce dont la génération procède pour les choses qui sont, est
aussi ce vers quoi elles retournent sous l’effet de la corruption,
selon la nécessité; car elles se rendent mutuellement justice et
réparent leurs injustices selon l’ordre du temps, dit-il
lui-même en termes poétiques. »xv
– Tout le monde
est coupable ? Hommes et Dieux ?
– Coupables ? En un sens, peut-être. Mais qu’ils soient tous mutuellement reliés, assurément ! Héraclite a dit : « Nous vivons leur mort et celles-ci vivent notre mort. » xvi. Et, plus loin vers l’Orient, Confucius : « Est homme celui qui se reconnaît une responsabilité par rapport au Tao, qui unit le ciel et la terre. »
iC.G.
Jung. Introduction à l’essence de la mythologie. Trad. H.
del Medico. Payot. 1968.
iiCf.
C.G. Jung. Dialectique du moi et de l’inconscient.
Gallimard. 1964
iiiCf.
C.G. Jung, Types psychologiques. Trad. Y. Lelay.
Buchet-Chastel. 1958
ivMartin
Buber. Eclipse de Dieu. Ed. Nouvelle Cité. Paris, 1987, p.
82
vC.G.
Jung, Types psychologiques. Trad. Y. Lelay. Buchet-Chastel.
1958,
viS.
Thomas d’Aquin. Somme théologique. I. Questions 27 à 43
viiMartin
Buber. Eclipse de Dieu. Ed. Nouvelle Cité. Paris, 1987, p.
83
La matière est
désir, dit la Gnose. Que désire-t-elle donc ?
Pour les Gnostiques,
la matière est inconsciente. Elle est l’Inconscience même. Elle
ne veut rien avoir à faire avec la conscience. Elle refuse la
lumière. Elle veut l’opacité, la ténèbre, la résistance de
l’ombre à la clarté.
Que rien, jamais, ne la pénètre profondément… Que rien d’immatériel ne s’immisce en elle, en deçà de sa surface…
C’est là son
désir. C’est en cela qu’elle est « désir ».
Le mythe manichéen pousse l’idée plus loin encore, et raconte comment l’inconscient de la matière vit « sous l’empire du cauchemar ou de la proximité du connu, et cherche à se rendre maître du royaume de la lumière. Et Dieu envoie son âme, c’est-à-dire l’Homme primordial – une préfiguration d’Adam – pour lutter contre les Ténèbres qui attaquent, mais l’Homme primordial est vaincu »i.
Pour les Manichéens,
l’existence de ce monde et l’existence de l’humanité viennent
donc d’une défaite de Dieu, ou plus précisément de l’Homme qui
était en Dieu.
L’Inconscient, que
l’on peut aussi appeler plus poétiquement les « Ténèbres »,
n’est pas pour eux une absence de conscience, ni les Ténèbres une
absence de lumière. L’Inconscient, les Ténèbres, sont des
entités propres, des substances autonomes. Il s’ensuit que le
combat entre Conscience et Inconscience, entre Ténèbres et Lumière,
est consubstantiel à leurs natures respectives. Les unes, comme les
autres, cherchent à étendre leur empire, à agrandir leur domaine.
Pour quelles fins ultimes? Nul ne le sait. Ce qu’on sait seulement,
c’est que tout être veut persévérer dans son être, et les
Ténèbres tout comme l’Inconscient sont des « êtres »,
qui sont bien déterminés à perdurer dans leur être…
De ce mythe manichéen, il se déduit logiquement que le monde et l’homme n’ont pas été « créés » par un Dieu de Lumière, comme l’affirme la Bible. Ils ne sont pas non plus issus d’une Raison universelle qui leur préexisterait. Ils sont les enfants d’un être obscur, ils sont engendrés par des Ténèbres inconscientes d’elles-mêmes. C’est pourquoi le monde et l’homme sont eux-mêmes inconscients, et c’est pourquoi ils ne voient qu’obscurité lorsqu’ils se penchent sur la béance de leurs origines.
Les Gnostiques
tirent de tout ceci l’affirmation que le but de l’homme doit être
l’éveil, la connaissance, l’accès à la conscience. Toute la
doctrine gnostique s’efforce de l’armer à cette fin, et de
l’encourage à se libérer de l’obscur en lui.
Les Gnostiques n’ont
pas vraiment réussi à imposer leur point de vue face à des
religions comme le judaïsme ou le christianisme. Mais ces dernières
n’ont pas réussi non plus à totalement évacuer le problème de
la lutte entre l’obscurité et la lumière, entre l’inconscient
et la conscience.
Des nappes de doute,
des océans sombres, des abysses sans fond continuent de miner les
plus claires affirmations théologiques, et cela n’est pas prêt de
s’arrêter.
Il faut aujourd’hui
encore vivre avec cette idée qu’il y a des lumières divines,
supra-rationnelles, qui possèdent en elles, ou bien qui laissent
subsister à côté d’elles, des obscurités, des puissances, des
Inconscients obscurs.
Par rapport à la
substance divine, ces obscurités abyssales, ces puissances
nocturnes, ces inconsciences sans fond, sont à la fois « tout
autres » et « si proches ».
Pour prendre une image anthropologique, elles sont dans le même rapport avec la Lumière que celui que l’âme humaine semble entretenir avec l’Esprit.
C’est dire leur
importance et leur intérêt heuristique.
Il ne sert donc à
rien de renvoyer la Gnose et le manichéisme aux rayons des hérésies
mortes et enterrées. Le problème est plus vaste, plus profond, que
ce que l’Histoire des religions, et même des philosophies, laisse
voir.
Erik Peterson, qui a réfléchi à cette question, en vient à une hypothèse stimulante, excitante. « L’homme est foncièrement plus qu’un homme, car l’homme est, dans le fond ultime de sa personne, consubstantiel avec l’ange qu’était l’homme originel, et cet homme originel était en Dieu, dieu en Dieu, centre en Dieu. »ii
Il n’est pas
certain que dans la longue histoire du judaïsme (je pense notamment
à la Kabbale juive), et dans celle du christianisme, on ne trouve
des échos comparables à ces idées gnostiques.
Erik Peterson
remarque que pour les Manichéens la « résurrection »
n’est en réalité « rien d’autre qu’un acte de la
raison, une conscience parvenue à la conscience de soi-même, quand
l’intellect nettoyé de tout contact avec la matière rencontre
l’intellect universel de l’homme divin. »iii
Le seul péché pour
les Gnostiques est le péché de l’ignorance. L’inconnaissance
est le Mal même.
Il faut donc se
libérer de tout matière, de toute chair, se dématérialiser, se
désincarner, pour tenter d’échapper au Mal, et enfin plonger dans
la Lumière, qui est Connaissance.
Or cette idée est
en contradiction absolue avec le mythe chrétien, tel que rapporté
par Jean : « Et verbum caro factum est. »
Rien de plus
contraire à l’idéologie gnostique que l’idée chrétienne d’un
Dieu qui « s’incarne ».
Il n’y a pas que
les gnostiques, d’ailleurs, qui trouvent l’idée absurde. Les
Juifs et les Musulmans sont sur la même ligne. Et le christianisme
reste seul avec elle.
Peterson conclut :
« Il faut chercher le vrai mystère et la vraie solution dans
une anthropologie dont le centre est la christologie.»iv
Du point de vue de
l’anthropologie des religions, il importe de souligner que l’idée
d’incarnation divine n’est cependant pas réservée au
christianisme, ni d’ailleurs celle de sacrifice du Dieu suprême en
faveur de sa Création.
Ces deux idées, si
éloignées de ce que la « Modernité » est capable de
seulement entrevoir, ont une conséquence importante sur la notion
d’inconscient : dans cette vision des choses, Dieu Lui-même
possède une part d’inconscient.
D’ailleurs, Adam,
qu’Il a créé à son image et à sa ressemblance, n’avait pas à
l’origine connaissance du bien et du mal. Il était censé ne
jamais manger de fruits de cet arbre qui pouvait lui « ouvrir
les yeux ». C’est donc qu’il était alors, dans l’état
édénique, « inconscient » de leur existence.
De façon analogue,
si l’on peut dire, Dieu, en tant que Lumière, chasse les Ténèbres,
il les disperse à son approche, mais Il ne peut pas les « voir »
au sein de sa Lumière absolue. En répandant sa Lumière, il ne peut
que refouler les Ténèbres dans son Inconscient.
C’est là une
image, une métaphore fondamentale, qui traduit l’inconnaissance
essentielle de Dieu (qui s’appelle « Je suis celui qui est »)
pour tout ce qu’Il n’est pas.
Étant celui qui
est, comment pourrait-il « connaître » ce qu’il n’est
pas, c’est-à-dire ce qui n’est pas ?
Une autre conséquence encore en découle, qui touche l’homme de très près.
L’existence de l’homme se justifie donc paradoxalement (et malgré le châtiment reçu par Adam et Ève, et leur exclusion du Jardin d’Éden) par le gain de cette « connaissance », de cette « conscience » du Bien et du Mal, c’est-à-dire l’acquisition de cette connaissance nouvelle : l’existence de la « conscience » et de « l’inconscient ».
Tout se passe comme
si Dieu avait délégué à l’Homme (primordial) le soin de charger
sur ses frêles épaules le poids infini de l’Inconscient, du Néant
et du Mal.
Tout se passe comme
si Dieu avait cherché, dans sa grande Lumière, en partie
inconsciente, à illuminer les grains sombres de la Matière et
éclairer la nuit obscure des Ténèbres, à l’aide des faibles
lucioles de la « conscience » humaine.
Dieu, dans ce sens,
et de façon complètement paradoxale, a « besoin » de
l’Homme, et de ses faibles lumières.
Il a besoin que
l’Homme se charge du poids infiniment lourd de l’inconscient
cosmique, non pour s’y perdre ou s’y anéantir, mais pour en
faire infiniment l’analyse.
iErik
Peterson. En marge de la théologie. Chapitre 5. « La
haine de la chair. Tentation et chute dans la Gnose » .Trad.
Jean-Louis Schlegel. Ed. Cerf, Paris, 2015, p. 69
iiErik
Peterson. En marge de la théologie. Chapitre 5. « La
haine de la chair. Tentation et chute dans la Gnose » .Trad.
Jean-Louis Schlegel. Ed. Cerf, Paris, 2015, p. 71
iiiErik
Peterson. En marge de la théologie. Chapitre 5. « La
haine de la chair. Tentation et chute dans la Gnose » .Trad.
Jean-Louis Schlegel. Ed. Cerf, Paris, 2015, p. 72
ivErik
Peterson. En marge de la théologie. Chapitre 5. « La
haine de la chair. Tentation et chute dans la Gnose » .Trad.
Jean-Louis Schlegel. Ed. Cerf, Paris, 2015, p. 73
Aujourd’hui,
tant le monde a changé, les hommes ne croient être que ce qu’ils
pensent qu’ils sont, et rien de plus. Ils pensent que ce qu’ils
appellent leur « conscience » (c’est-à-dire la faible
lumière qui chaque jour s’allume au réveil et s’éteint dans le
sommeil, après avoir clignoté un peu pendant le jour) porte toute
leur identité et constitue leur être même.
Quoique
faible, elle est leur seule
clarté, leur fanal.
Elle est leur phare.
Les
hommes, dans leur humiliation auto-infligée, s’imaginent
n’être rien de plus que le gardien de cette trapue
tour de guet, assaillie
par les nuits, et ils
notent, peu attentifs, ce que leur conscience, intermittente, trouée,
voilée, leur murmure indolemment, d’une voix brouillée,
oublieuse, vite essoufflée.
L’inconscient
enfoui dans l’obscur, soupire, gémit, hurle même en silence dans
l’abîme, mais la conscience se croit maîtresse du moi ; elle
ignore royalement le Soi. Le sommeil, la démence, la mort, la
conscience n’en a cure, elle a trop à faire ici et maintenant,
pense-t-elle.
Et
pourtant, le démon intérieur, aux ailes éployées, à la vue
perçante, à la gueule ardente, à
la queue sifflante, ne
cesse de bondir, de rugir, et de dévorer les
entrailles grouillantes
de ‘l’étant’.
Rien n’y fait. L’étant
vaque.
Ce
qu’est son ‘être’, l’homme se le demande assurément, de
temps à autre, mais il est peu pressé d’entendre la réponse, il
est occupé, il est sans cesse distrait de lui-même par le spectacle
du monde, aussi fugace que les ombres du miroir.
Des
réponses, il y en a pourtant, venues du fond des millénaires, des
pistes ouvertes par des esprits sincères.
Platon
dit que l’être de l’homme, l’être de ‘l’étant’, ce qui
fait que tel homme est cet homme, et non pas un autre, que telle
personne est singulière, unique au monde, c’est son eidos
(εἶδος).
Magie
d’un mot grec,
qui dit à
la fois ‘image’, ‘apparence’, ‘forme’
et ‘idée’.
L’être
de l’homme, c’est
sa ‘forme’, c’est-à-dire,
pour
s’exprimer selon le mythe,
l’‘idée’
qui
l’a mis en mouvement, dès l’origine,
et
qui
ne peut être ‘vue’ que par l’âme même.
Une
‘idée’ vue par ‘l’âme’
même ?
Les matérialistes, qui se moquent de l’âme, et de l’origine des idées, peuvent-ils concevoir qu’une ‘idée’ définisse de manière unique et singulière chaque être humain ?
Sans doute pas. Cependant, même du point de vue matérialiste, rien n’empêcherait (en théorie) de supputer qu’un arrangement original, une ‘somme’ hautement spécifique, de milliards de milliards d’ensembles de corpuscules quantiques (matériels, donc!), correspondant à la totalité de « ce qu’est » un être humain, puisse être qualifié de ‘forme’, ou d’idée formelle.
Laissons là le matérialisme et ses offuscations, et revenons à Platon. La définition platonicienne n’est certes pas matérialiste, elle est ‘idéaliste’ : l’eidos est une idée pure, qui n’a rien de matériel, mais qui pourtant enveloppe et donne sa ‘forme’ à la matière qui constitue l’être humain.
Comme la matière (ou la substance) humaine est éminemment mobile, faite de flux toujours renouvelés, il est heureux pour elle qu’une telle ‘forme’ subsiste indépendamment de cette mouvance incessante. Sans elle, la matière n’aurait plus de ‘glu’, de ‘colle’ ontologique: sa ‘substance’ n’aurait pas de ‘consistance’, et elle se volatiliserait vite comme un brouillard d’électrons libres.
Aristote, nettement plus ‘réaliste’ que son maître Platon, voit quant à lui l’étant comme un ‘sujet’, défini par des ‘attributs’ correspondant à certaines ‘catégories’, jugées par lui métaphysiquement et universellement appropriées, comme celles de ‘substance’, de ‘qualité’, de ‘quantité’, de ‘lieu’, de ‘temps’, de ‘relation’, etc.
La
critique des catégories d’Aristote mériterait de longs
développements, mais pour faire court, je dirais seulement ceci :
rien n’empêche d’imaginer que d’autres ‘catégories’
(non-aristotéliciennes)
puissent être conçues,
de façon à rendre compte de phénomènes moins nets que ceux
auxquels Aristote tente de rendre raison. Tout ce qui relève (et
qu’est-ce qui n’en relève pas?) du mélange, de la métamorphose,
de l’intermédiation, de la transfiguration, du dépassement,
exigerait sans doute
de nouvelles
‘catégories’, mêlées, métamorphiques, intermédiaires,
transfiguratrices, dépassantes.
Nous avons besoin de dire à propos du Soi l’énorme et insondable paysage (conscient et inconscient) de ‘présences’ mêlées d’absences, de ‘qualités’ zébrées de ‘lieux’, de ‘quantités’ indicibles, de ‘temporalités’ striées, de ‘relations’ intriquées, de ‘substances’ transfigurées ou rêvées, de ‘passions’ intermédiaires, de ‘possessions’ quasi-défaillantes, et d’‘actions’ vite dépassées par l’espérance. Bref il faut modaliser, hybrider, faire croître et multiplier l’héritage aristotélicien, non pour en dénier l’importance inaugurale, mais pour remplir l’exigence permanente d’exode, hors des finitudes ressenties.
Autrement
dit, l’homme est peut-être
plus ‘divin’ (ou,
si l’on préfère,
peut-être plus minéral, ou végétal, ou non-humain) que
ce que les
catégories d’Aristote permettent d’envisager, ou laissent
entendre, ou que ce que les matérialistes contemporains fixent dans
leurs décrets a
priori.
L’homme,
en particulier,
a ceci de ‘divin’ qu’il peut penser sa propre pensée, et la
mettre au pinacle, la
transcender, ou
la réduire en fines poussières, la dynamiter et
l’humilier, ou
la
sublimer, l’extasier…
Tout est possible, et on n’a encore rien vu. On
aura toujours, encore ‘rien vu’.
En
pensant sa pensée, l’homme
découvre que ce bel organe (la
pensée) ne
se meut jamais
sans désirs. Mais que désire la pensée de l’homme ? Elle
désire sa Désirade, son « île au loin »,
que dis-je « île », son
amas galactique,
son au-delà des mondes !…
C’est
en effet l’intelligible
qui
met
l’intelligence toujours
en
mouvement, parce que
l’intelligible est son
paradis encore inimaginé, le sommet de sa quête inassouvie. Si
l’intelligible n’existait pas, l’intelligence serait quiète,
morose
et inoccupée.
Mais l’intelligible existe, et surtout, il sait se faire désirer, il sait se faire aimer de l’intelligence, en quelque sorte par avance. Avant même que celle-ci le connaisse, il lui envoie les signes subtils, aguicheurs, presque indécelables, mais néanmoins patents, de son existence celée. Intriguée, curieuse, vite avide d’en savoir plus, l’intelligence se met en chemin, et fait ainsi sans cesse tourner le monde ; elle entraîne dans son mouvement l’univers entier, à la recherche de ce qu’elle aimé déjà, sans le connaître vraiment.
Curieux destin que celui de l’homme embarqué sans fin dans cette anabase ! Trop conscient de ses limites, inconscient de ses réelles puissances et de ses virtualités, attiré par un rêve, il meurt sans savoir ce qu’il a cherché toute sa vie.
L’inquiétude de son âme est nécessaire à sa félicité (toujours irréalisée, toujours en fuite), qui le tire vers le haut ou le fait plonger dans le gouffre.
Le
mystique ne sait pas ce qu’il « voit », et après avoir « vu »
ce qu’il pense avoir « vu » il n’en comprend pas le sens, il
sait qu’il n’en mesure pas la portée. Et de tout cela (ce qu’il a vu
ou non, ce qu’il en sait ou n’en sait pas, ce qu’il peut peut-être
en dire ou ce qu’il peut décidément ne pas en dire), de tout cela
il ne peut être assuré.
Il
sait seulement qu’il ne peut pas vraiment parler de ce qu’il sait ne
pas vraiment savoir.
Mais
il sait quand même cela; il sait qu’il a peut-être pu avoir vu
quelque chose. Qu’a-t-il vu? Cela varie beaucoup.
Parfois,
certains affirment à ce sujet qu’ils ont vu ceci, ou « cela par
quoi tout est connu »i.
Mais comment en être sûr?
Comme
le « voyant » ne peut rien dire réellement, à quoi cela
sert-il qu’il voie, et qu’il dise qu’il ne sait pas? Et que nous
chaut un « dire » qui en fait ne dit mot?
On
peut conjecturer cependant que cela lui sert à se remémorer sans
cesse ce qu’il a une fois (ou quelques fois) cru voir, mais qu’il n’a
pas compris, et dont il ne peut rien dire, mais qu’il peut toujours
ressasser, méditer.
Il
peut même creuser plus avant ce souvenir taraudant. Et nous inviter
à le rejoindre (par la pensée) dans ces travaux d’excavation. Qui
sait? Du choc des consciences peut peut-être jaillir une nouvelle
lumière? Ou une nouvelle forme de conscience?
« Lieux » de conscience
Mystiques
ou non, nous pensons avoir une certaine conscience de la « réalité »,
une conscience fondée sur des perceptions, des connaissances, une
intelligence même (réelle ou supposée).
On
perçoit cette « réalité » par les sens, on la saisit par
la pensée et on la contemple par l’esprit. Si nous n’en avions
aucune perception, aucune représentation, aucun concept, nous ne
pourrions certes rien en dire. Mais nous en avons bien une certaine
connaissance. Et cette connaissance n’est pas isolée, elle fait
partie d’un « champ de connaissances », d’un ensemble de
connaissances plus ou moins liées, qui peuvent former un « champ
de conscience ».
La
« réalité », en tout cas celle qui se présente à nous, se
donne à saisir mentalement par l’intermédiaire de ces « champs »,
et elle se donne à voir par sa « présence ». Ainsi mise en
perspective (mentale et intuitive), elle s’ouvre toujours davantage à
notre conscience.
Mais
cela ne nous suffit pas. Nous voulons continuer à chercher. Ce
« champ » de connaissance et de conscience est-il le socle
ultime de toute future connaissance, de toute potentielle conscience
-?
Ou
bien n’est-il pas lui-même toujours déjà trop étroit, trop fermé,
trop limité?…
Ce
premier « champ » cache-t-il d’autres épaisseurs de réalité?
Recouvre-t-il d’autres plans entièrement différents, dont nous
n’avons aucune connaissance et aucune conscience?
Y
aurait-il peut-être d’autres « champs », enfouis plus
profondément, des « cavernes » cachées, des « occlusions »
celées, et qui échapperaient de fait à toute conscience actuelle?
Y
aurait-il d’autres champs encore, situés ailleurs, sur d’autres
« plans », appelant à l’exploration d’autres « niveaux »
de conscience, dont notre conscience actuelle (ou ce que nous
appelons telle) n’a pas idée?
Nous
pouvons savoir certaines choses, et nous pouvons savoir que ce savoir
est limité. Nous savons déjà avec certitude que nos connaissances
sont limitées et nous savons que nous ne pourrons jamais dépasser
leurs limites actuelle par nos propres forces. Nous avons besoin
d’exogène pour continuer à grandir.
Mais
« grandir » est-il un mot qui convient encore quand il s’agit
d’enfoncer tous les fonds, ou de crever tous les plafonds?
Si
nous pouvions franchir d’un seul coup les barrières (les fonds et
les plafonds) qui nous séparent d’autres champs de savoir, d’autres
champs de connaissance, d’autres champs de conscience, nous ne
serions pas nécessairement équipés pour en tirer alors profit.
Nous serions vraisemblablement totalement perdus. Soudainement
transplantés dans un autre univers de conscience, un autre univers
cognitif, comment pourrait-on commencer à « savoir » ou à
« connaître » ce à quoi nous serions alors nouvellement
confrontés? Il y aurait tant de choses à acquérir avant même de
nous rendre compte de la texture noétique de ce nouvel univers…
Nous aurions cependant conscience que s’ouvre effectivement un champ entier, absolument neuf, dont nous ne savons rien, dont nous ne connaissons seulement qu’il s’ouvre à nous — ce qui est déjà une forme de connaissance, a minima.
Mais
nous ne savons même pas s’il existe un ou de multiples autres
« champs » de conscience, au-dessus ou en-dessous du champ de
notre conscience actuelle.
Nous ne pouvons que le conjecturer. Quelques indices nous font parfois signe… Mais comment être sûr que nous ne nous égarons pas? Il n’y a guère de moyens de le savoir.
L’inconnu
n’est pas connu, par définition. Mais cela est-il le mot de la fin ?
Faut-il
appliquer l’aphorisme (défaitiste) de Wittgenstein: ce dont on ne
peut parler il faut le taire ?
Ne devrions-nous pas plutôt dire: ce dont on ne peut parler, il faut justement chercher à en parler?
Faudrait-il
chercher à parler du fait qu’on ne sait rien, qu’on ne peut rien
dire, mais qu’on est là en train de parler quand même du fait de
chercher « quelque chose », quoique dans le vide?
On peut se dire qu’il ne faut pas taire à soi-même ce désir de recherche. se dire que « se taire » à ce propos ne fait que reculer le moment d’en parler, négativement, allusivement, imaginairement, symboliquement…
Le seul fait d’évoquer la possible existence de « quelque chose » ou du « désir » qu’elle peut provoquer, même si nous n’en connaissons rien, permet d’imaginer ou d’inférer que notre inconscient est habité par des choses certes inconnues, inouïes, ayant leur vie propre, évoluant librement dans ces autres plans, et partant, on peut le supposer, « réellement » existantes…
Le
seul fait que la possible existence de « quelque chose »
d’inconnu soit concevable, même fugacement, à l’intérieur du cadre
de notre conscience actuelle est déjà une amorce de connaissance.
Cette
amorce est une aspérité minime, un infime grain de sable, à partir
de quoi, — telle une perle huîtrière — l’interrogation
philosophique ou métaphysique pourra continuer de se constituer.
Est-ce
que cette intuition (ce signal faible) de « quelque chose »
de possible, de fugace, d’impalpable, laisse voir un « symptôme »
ou une « trace » des nouveaux champs de conscience dont elle
semble provenir?
Ce
qui se présente spontanément dans notre plan de conscience actuel
fait-il exclusivement partie de ce plan-là, ou bien témoigne-t-il,
fut-ce très allusivement d’un autre plan, d’un autre champ
radicalement séparé?
A y réfléchir, ce champ, s’il existe, n’est pas radicalement séparé, d’ailleurs. Sinon, bien entendu, aucun signe, aucun symptôme, aucune trace ne seraient perceptibles.
D’où
cette possible hypothèse: tous ces plans, tous ces champs, tous ces
niveaux de conscience, sont plus ou moins intriqués.
La
caverne platonicienne, malgré sa cavité close, laisse quelque
lumière pénétrer dans son obscurité.
La
réalité est-elle véritablement réelle? Et si elle est « réelle »,
est-elle la seule à être « réelle »? D’autres « réalités »,
possédant d’autres types de réalités, peut-être plus réelles
encore, ne peuvent-elles pas subsister au-dessus ou en dessous de la
réalité que nous connaissons ?
Est-ce que notre conscience se limite par construction à cette réalité-là, cette réalité dont elle est consciente? Ou bien est-elle capable d’acquérir d’autres niveaux de conscience, qui lui permettraient d’être consciente d’autres réalités?
Pour quelqu’un de conscient, plongé dans la réalité commune, le questionnement peut commencer ainsi: le champ de la conscience recouvre-t-il exactement le champ de la réalité?
Ou
bien la réalité commune dépasse-t-elle (par nature) les capacités
de notre conscience?
Dit autrement: la réalité transcende-t-elle la conscience, ou bien la conscience transcende-t-elle la réalité ?
Dans
ce dernier cas, la conscience dépasse-t-elle (en puissance) toute
réalité quelle qu’elle soit?
Dans
le cas où la réalité transcenderait la conscience, celle-ci
est-elle invinciblement limitée, fermée?
On peut tenter d’autres formulations. On dit que le monde et les objets qu’il contient sont « objets de la conscience ». Ou bien est-ce la conscience qui est un objet du monde?
Ou bien la conscience est-elle hors du monde? Est-elle un « sujet » de conscience, dont les objets du monde sont ses « objets » de réflexion?
Une conscience planant loin au-dessus du monde est-elle capable de monter toujours davantage, en hauteur et en amplitude, puis de converger vers une « conscience totale », un Être totalement conscient, totalement « conscience »?
Si un tel Être peut être plus qu’une conjecture, est-il seulement conscient, d’une conscience absolue, totale, ou est-il en sus doté d’une part d’inconscient que sa conscience (fût-elle totale) ignore?
On peut imaginer une autre piste encore, avec l’idée que conscience, inconscient et réalité ne se superposent pas, mais occupent des « lieux » différents, dont certains se recouvrent en partie, et s’intriquent, mais dont d’autres se découplent, se différencient, s’opposent.
On peut conjecturer que la conscience « totale » (ou la « Totalité » consciente) n’est « totale » que dans la mesure où elle se compose de réalité(s), de conscience(s), et d’inconscient(s) plus ou moins enchevêtrés…
La véritable conscience doit être consciente de sa part irréductible d’inconscient.
Que
veut dire « conscience totale » alors, si cette conscience,
même « totale », est mêlée d’inconscient?
Une réponse possible tient aux « lieux » dans lesquels se tiennent respectivement la conscience et l’inconscient.
La conscience est dans son « lieu » (locus), mais elle est peut-être dotée d’une intentionnalité latente, d’une aspiration inconsciente à se mouvoir (motus) hors de son lieu actuel, pour chercher ailleurs un autre lieu, qui serait en puissance. Appelons cela son désir d’exode, sa pulsion exotérique.
D’où
ce désir viendrait-il? Peut-être de l’inconscient? A moins que cela
ne vienne des effluves subtils émanant de ces lieux de conscience
autres, qui se donnent ainsi à percevoir?
Nous
ne pouvons guère nous avancer ici, parce que nous ne savons rien de
certain, nous sommes réduits aux conjectures. Mais le seul fait que
des conjectures soient possibles est troublant. Il laisse pressentir
une forme d’immanence, de latence, de ces réalités en puissance.
Cette immanence est le milieu idéal que le mystique élit comme « lieu » d’observation, et de recherche. Le mystique ne sait rien, mais il sait qu’il ne sait rien, et que possiblement quelque chose l’attend et l’appelle en silence, du cœur de cet abîme, de ce « rien ».
Ce
« rien » n’est pas absolument rien. D’un côté, l’expérience
du nada est celle d’un « rien » nominal, un « rien »
par le nom. Mais l’expérience même du « rien » n’est pas
rien, le ressenti empirique du nada peut être noté,
transmis, commenté.
L’existence
même du mot nada pointe vers l’hypothèse immanente de
quelque chose qui se donne à voir comme « rien », mais dont
l’existence ne peut être exclue a priori, et que certains
signes invitent, au contraire, à prendre en considération.
La
réalité, quelle que soit la substance dont elle est composée, doit
elle-même être assise sur une sorte de substrat, que la langue
allemande nomme Ungrund, et que le français pourrait nommer
‘soubassement’, ou encore ‘fondement’, ou même ‘fin fond’.
C’est
une nécessité logique.
Si
la réalité est un « lieu », où peuvent paraître les
choses, mais aussi la conscience et l’inconscient, alors on peut être
amené à se demander: quel est le « lieu » de ce « lieu »?
Sur quel fond, sur quel fondement, le « lieu » de la réalité
s’établit-il?
Plus
généralement, quel est le « lieu », le « méta-lieu »
de tous les « lieux » que l’on découvre dans la réalité,
dans la conscience et dans l’inconscient?
Si
la réponse ne vient pas aisément, ou si l’on se sent trop désarmé
pour commencer de répondre à ce type de question, alors il faut
envisager une autre voie de recherche. Il sera peut-être nécessaire
de poser une hypothèse plus radicale:
Si
la réalité n’a pas de « lieu » où l’on peut la considérer
comme ontologiquement « établie, » alors c’est qu’elle est
elle-même une sorte d’objet de notre propre conscience. Loin de nous
offrir son « lieu » comme abri de notre être, c’est la
réalité qui est l’hôte de la conscience — et de l’inconscient.
Non pas de notre conscience seule, qui semble n’apparaître au monde
que de manière contingente, fugitive, mais de la Conscience
universelle, la Conscience totale, dont nous ne pouvons rien dire,
sauf que l’on peut en faire l’hypothèse.
Le
lieu du monde, le lieu de la réalité elle-même, ne sont pas des
lieux auto-fondés, mais des lieux eux-mêmes fondés sur un « champ
de conscience » si large, si profond, si ancien, qu’il précède
ontologiquement tous les mondes et toutes les réalités concevables.
On
dira: tout ceci est chimérique, idéaliste. Seule la réalité est
réelle, etc.
Soit.
Alors il faut répondre à cette question répétée depuis l’aube de
l’humanité: où se trouve la réalité? Quel est son « lieu »?
Qu’est-ce qui fonde la possibilité pour la réalité d’être un
« lieu » d’accueil de la conscience et de l’inconscient?
Nous
sommes ici face à trois possibilités:
-ou
bien c’est la réalité qui contient, en tant que « lieu »,
la conscience et l’inconscient; c’est l’option matérialiste.
-ou
bien ce sont la conscience et l’inconscient qui contiennent la
réalité, et qui lui servent de « lieu »; c’est l’option
idéaliste.
-ou
bien la réalité offre un « lieu » pour une part de
conscience et d’inconscient, et dans le même temps, la conscience et
l’inconscient offrent un « lieu » pour une part de réalité;
c’est l’option mixte, celle de « l’intrication » de la
réalité, de l’inconscient et de la conscience.
On
peut gloser à loisir. Mais, à mon avis, c’est l’idée de
l’intrication qui a le plus de potentiel créatif, pour l’avenir, et
le plus de capacité explicative pour les types d’expériences
empiriques accumulées par l’humanité depuis quelques dizaines de
millénaires.
C’est
donc sur cette voie-là que je vais me concentrer ici.
Granularité et énergie de la conscience et de l’inconscient.
Lorsqu’on
parle des « lieux » de la réalité, de la conscience ou de
l’inconscient, il faut sans doute faire un effort de qualification de
la notion de lieu (en latin locus, en grec topos).
Il
faut compléter cette notion de « lieu » par une brève
considération sur la matière dont le lieu est composé. Il faut
soupeser, d’un regard, la « matière topique » elle-même. De
quoi les lieux sont-ils faits? Quelle est leur substance? Comment
concevoir le substratum, la ‘matière’, de l’espace, du
temps, de la conscience ou de l’inconscient?
Faute
de pouvoir immédiatement répondre, on peut se contenter d’amorcer
la réflexion sur deux aspects de sa manifestation: son « grain »
et son « énergie ».
Le
« grain » du « lieu » s’observe phénoménologiquement
de la manière suivante: portez votre regard sur le monde qui vous
environne, et voyez comme le « grain » de la matière, de la
réalité, se laisse plus ou moins deviner, sous l’irisation de la
lumière.
Le
même phénomène s’observe avec la conscience: observez votre propre
conscience avec toute l’acuité dont vous être momentanément
capable. Vous verrez distinctement que le « grain » de la
conscience dépend du contexte dans lequel elle est plongée.
Lorsque
l’on passe d’un état de conscience lié au monde « réel » à
un état de conscience « dissocié », c’est-à-dire un type
de conscience souvent « associé » à des niveaux très
différents de conscience (extase, envol, EMI, états chamanique…),
états « associés » généralement à l’exploration de
l’inconscient ou de certaines de ses manifestations.
Alors,
fait empiriquement vérifiable, on observe souvent le « grain de
la conscience » varie. Autrement dit, le « grain » de la
conscience qui est ancrée dans la réalité quotidienne peut être
approfondi et complexifié autant que possible, mais le « grain »
de la conscience portée aux plus niveaux de son exploration de
l’inconscient semble perdre de sa souplesse, de sa capacité
d’analyse, de pénétration: elle perd en « granularité » ce
qu’elle gagne en hauteur de vue.
Le
grain de la conscience est d’autant plus fin ou détaillé que son
« énergie », ou son « mouvement » sont faibles. A
l’inverse, plus l’ « énergie » ou le « mouvement »
de la conscience grandissent, plus sa granularité diminue.
L’analogie
avec la mécanique quantique est tentante.
En
conséquence, dans la réalité, qui ralentit les mouvements de la
conscience (et de l’inconscient), par tous les liens qu’elle provoque
et entretient, la granularité est élevée mais son énergie et son
mouvement sont relativement faibles.
Plus
on s’éloigne de la réalité, en allant vers des champs de
conscience (ou d’inconscient) qui s’en dissocient, plus la
granularité se disperse et plus l’énergie et la vitesse (de
transformation) de la conscience augmentent, ce qui rend son contrôle
d’autant plus difficile.
Dans
un prochain billet, j’examinerai les conséquences de ces
observations sur la nature de la conscience et de l’inconscient.
Profonde et mêlée, la psyché. Variés, les avatars de la conscience. Infinies, ineffables, les manifestations de l’inconscient. Et innombrables, les intrications et les enchevêtrements, les liens et les dé-liaisons entre toutes ces entités, les unes « psychiques » et les autres « psychoïdes »…
Des noms leur sont
donnés, pour ce qu’ils valent. Moi, Surmoi, ça,
Soi… Mais la langue et ses mots sont à la peine. On appelle le
latin à la rescousse avec l’Ego ou l’Id et cela ajoute seulement des
mots aux mots. Les hellénistes entrent aussi en scène et évoquent
le noûs, le phrên ou le thumos. Les
hébraïsants ne manquent pas de souligner pour leur part le rôle
unique et les nuances particulières du néphesh, de la ruah
ou de la neshamah. Des mots encore.
Sur ce sujet sans
objet (clair), les psychologues tiennent le haut du pavé, sous
l’ombre tutélaire de Freud ou de Jung, et les contributions de leurs
quelques successeurs. Les philosophes ne se tiennent pas non plus
pour battus. Ils ont de grands anciens, Platon, Aristote, Descartes,
Leibniz, Spinoza, Kant, Hegel… Mais la vague moderniste,
nominaliste et matérialiste a tué, paraît-il, la métaphysique, et
éviscéré tout ce qui se rapporte à la philosophie de l’esprit.
Certains cependant
tentent encore, comme Heidegger, des voies propres, et jouent sur la
langue et l’obscur pour réclamer une place au soleil. En français,
c’est l’Être-là (à moins que ce ne soit l’Être-le-Là) qui tente
de traduire la présence du Dasein au monde et son ouverture
au mystère de l’Être, qu’il faut « garder » (non le
mystère, mais l’Être).
Voilà toute la
métaphysique de l’époque: Être-là!
Peut-on se contenter
de ce Là-là?
S’il faut, pour
qualifier l’Être, se résoudre à ouvrir la corme d’abondance (ou la
boite de Pandore) des adverbes, et des adjectifs qualificatifs,
pourquoi ne pas dès lors s’autoriser à faire fleurir sans limite
toutes sortes de modes d’ « être »: les êtres de pensée,
les êtres virtuels, les êtres-autre, les êtres-ailleurs, les
êtres-‘peut-être’, les êtres angéliques ou démoniques, et toutes
les variations possibles des semi-êtres, des quasi-êtres et des
innombrables êtres « intermédiaires » (les « metaxa »
initialement introduits par Diotime, et fidèlement décrits par
Platon), dont la prolifération ne fait que commencer, en ces temps
de manipulation génétique, d’hybridation entre le vivant et
l’artifice (‘intelligent’) ou d’engendrement de chimères
humaine-animales.
Parmi les mots
techniques, mais finalement imprécis, définissant tel ou tel aspect
de la psyché, le « Soi » concentre particulièrement
l’ambiguïté, en laissant deviner
un réseau dense de
correspondances entre des mondes a priori inaccessibles et
peut-être incompatibles.
C.G. Jung, qui s’y
est spécialement attelé, définit le « Soi »de nombreuses
manières, — parfois de façon délibérément brutale, mais le plus
souvent dans une langue non dénuée de subtiles roueries et
d’ambivalences calculées. Il vaut la peine d’en citer ici un petit
florilège, pour s’en faire une idée:
Ce que je qualifie
de « rouerie » présumée de Jung tient au fait qu’il donne
au Soi une exceptionnelle aura, celle de la Divinité
elle-même, tout en évitant soigneusement d’affirmer l’identité du
« Soi » et de « Dieu ».
« Je ne peux pas
démontrer que le Soi et Dieu sont identiques, bien qu’ils se
manifestent pratiquement comme tels. »vii
Jung répète et
martèle sans cesse que le Soi n’est pas « Dieu », mais
seulement « une image de Dieu ». Il pense sans doute réfuter
par là toutes les critiques et attaques qui lui parviennent de
nombreux horizons, quant à son supposé « athéisme »,
notamment de la part de théologiens chrétiens.
Il n’est pas sûr
que remplacer « Dieu » par son « image » suffise,
tant l’artifice semble patent.
Car de Dieu, de
toute façon, comment parler autrement que par images?
De Dieu Lui-même,
Jung dit seulement que l’on ne peut rien en dire, du fait de son
ineffabilité, de sa transcendance.
En revanche, il est
beaucoup plus prolixe quant à « l’image de Dieu », qui se
laisse observer, dit-il, « scientifiquement » et
« empiriquement », notamment par le biais de l’anthropologie,
ou par les moyens de la psychologie analytique, — science dont il
est le fondateur (après sa rupture avec Freud) et le spécialiste
mondialement renommé.
Les multiples
« images » ou « représentations » de Dieu, telles
que léguées par la Tradition, peuvent se prêter à interprétation,
permettre d’ inférer des hypothèses et de formuler des thèses et
des propositions.
Il est possible en
particulier de tirer des constats « empiriques » à partir
des nombreuses manifestations psychiques de l’ « image de Dieu »,
telles qu’elles apparaissent parmi les hommes depuis l’origine des
temps.
Pour ce faire, Jung
tire avantage de sa grande expérience de thérapeute confronté aux
maladies de l’inconscient et aux souffrances de la psyché humaine.
L’un des constats
« empiriques » de Jung, c’est que le Soi doit se définir
comme une « totalité », qui inclut toute la conscience et
tout l’inconscient.
« Le Soi
(conscience + inconscient) nous recueille dans sa plus vaste
amplitude, où nous sommes alors « entiers » et, du fait de
notre relative totalité, proches de la Totalité véritable. »viii
De la prééminence
de l’inconscient dans la « totalité » du Soi, Jung tire une
intéressante conjecture.
« Le Soi dans sa
divinité (c’est-à-dire l’archétype) n’est pas conscient de cette
divinité. Il ne peut en devenir conscient qu’à l’intérieur de
notre conscience. Et il ne le peut que si le Moi tient bon. Il (le
Soi) doit devenir aussi petit que le Moi et même encore plus petit,
bien qu’il soit la mer de la divinité: ‘Dieu, en tant que Moi, est
si petit’, dit Angelus Silesius. »ix
On peut alors en
inférer, puisque le Soi est une « image de Dieu », que Dieu
semble également « inconscient » de lui-même.
Il s’en déduit que
c’est justement le rôle de l’homme, disposant de sa propre
conscience, que de donner à Dieu la forme de conscience qui Lui
manque.
« Dans l’homme,
Dieu se voit de l’ « extérieur » et devient ainsi conscient
de sa propre forme. »x
Mais comme l’on ne
peut absolument rien dire de Dieu, selon les assertions répétées
de Jung, on est en droit de se demander si la manière dont il arrive
à cette conclusion est vraiment fondée.
Il se pourrait, en
effet, que Dieu soit de quelque manière « conscient » de son
Soi, dans Sa solitude éternelle. Si tel était le cas, de quoi
serait-Il « inconscient »? Avant que la Création ne fût,
on peut penser qu’Il ne pourrait certes pas être « conscient »
(dans Sa solitude) de la « forme » ou de la « représentation »
que d’autres consciences (encore à créer) pourraient
hypothétiquement avoir de Lui, ou que d’autres Soi (encore
inexistants) pourraient avoir de Son Soi.
Il faut peut-être
trouver là l’une des raisons conduisant Dieu à devenir Créateur…
Un désir de compléter son « manque » de conscience.
Dieu paraît avoir
décidé de créer des mondes, des univers, des multiplicités et des
individualités participant à son Soi, afin de sortir de sa relative
« inconscience », par leur intermédiaire.
Mais créer ne
suffit pas: il Lui reste à pénétrer ces Soi créés pour pouvoir
devenir alors « conscient » de la « conscience »
qu’ils ont de Lui ou de son divin Soi.
Mais comment Dieu,
avec toute Sa propre puissance, pourrait-il pénétrer la conscience
du Soi d’une individualité particulière sans détruire du même
coup son intégrité, sa spécificité, sa liberté?
Jung propose une
solution à ce problème:
« Dieu, ce qu’il
y a de plus grand, devient en l’homme ce qu’il y a de plus petit et
de plus invisible, car sinon l’homme ne peut pas le supporter. »xi
Mais si Dieu devient
si « petit », si « invisible », reste-t-il encore
quelque « image » de Lui se donnant à « voir »? Sa
petitesse, Son invisibilité n’est-elle pas au fond aussi ineffable
que l’étaient Sa grandeur et Sa puissance? Ne doit-on pas reprendre
le constat (déjà fait) de l’ineffabilité de Dieu et l’appliquer au
Soi?
C’est en effet ce
que Jung concède: le Soi est aussi inconnaissable, aussi ineffable,
que Dieu même.
« L’Ego reçoit
la lumière du Soi. Bien que nous sachions que le Soi existe, nous ne
Le connaissons pas. »xii
Nous ne connaissons
rien de notre Soi, sauf son caractère « illimité » et « Son
infinitude »…
« Bien que nous
recevions du Soi la lumière de la conscience et bien que nous
sachions qu’il est la source de notre illumination, nous ne savons
pas s’Il possède quelque chose, quoi que ce soit, que nous
appellerions conscience. Même si le Soi apparaissait à l’expérience
comme une totalité, ce ne serait encore qu’une expérience limitée.
La véritable expérience de Sa réalité (la réalité du Soi)
serait illimitée et infinie. La conscience de notre Moi n’est
capable que d’une expérience limitée. Nous pouvons seulement dire
que le Soi est illimité, nous ne pouvons pas faire l’expérience de
Son infinitude. »xiii
Mais comment peut-on
être sûr que le Moi, qui possède, on vient de le dire, un Soi par
nature « illimité », et qui est par ailleurs à « l’image
de Dieu », n’est en rien capable de faire l’expérience de sa
propre infinitude?
Puisque le Moi porte
déjà, virtuellement, dans le Soi, ce potentiel divin, illimité,
infini, comment peut-on affirmer, comme le fait Jung, qu’il est
absolument incapable de dépasser ses propres « limites »?
Comment peut-on
affirmer que le Moi, dans certaines conditions exceptionnelles, n’est
pas capable de faire la véritable « expérience » de la
réalité illimitée qui est en lui, sous les espèces du Soi ?
D’autant que c’est
précisément ce que Dieu attend de Sa créature: la prise de
conscience de son infini potentiel de conscience, gisant inexploré
dans son inconscient.
Cette tâche est
d’autant plus nécessaire, d’autant plus urgente, que seul l’Homme
est en mesure de la mener à bien, de par la nature de son Soi, cette
« totalité » composée de conscience et d’inconscient.
Jung dit à ce sujet
que Dieu a « besoin » de l’Homme.
« Selon Isaïe
48,10 sq. la volonté divine elle-même, la volonté de Jahvé
lui-même, a besoin de l’homme. »xiv
Que dit Jahvé
exactement en Isaïe 48,10-11?
« Certes, je
t’ai éprouvé mais non comme on éprouve l’argent, je t’ai fait
passer par le creuset du malheur. C’est à cause de moi, à cause de
moi seul que je le fais, car comment pourrais-je me laisser
déshonorer? Je ne donnerai pas ma gloire à un autre ! »
Jung commente ces
versets ainsi:
« Jahvé est
certes gardien du droit et de la morale mais injuste lui-même (de là
Job 16,19 sq.). Selon Isaïe 48,10 sq., Jahvé tourmente les hommes
pour l’amour de lui-même: ‘propter me, propter me faciam!’ [‘C’est à
cause de moi, à cause de moi seul que je le fais !’] C’est
compréhensible à partir de Sa nature paradoxale, mais pas à partir
du Summum Bonum (…) C’est pourquoi le Summum Bonum n’a pas besoin
de l’homme, au contraire de Jahvé. »xv
Le Dieu Jahvé est
totalement incompréhensible, absolument paradoxal.
Job se plaint
amèrement de ce Dieu qui l’a « livré au pouvoir des méchants »,
qui l’a « brisé », alors qu’il n’avait « commis aucune
violence » et que « sa prière avait toujours été pure ».
Mais malgré tout, ô paradoxe!, Job continue de faire appel à Lui,
pour qu’Il lui vienne en aide contre Dieu lui-même, pour que Dieu
s’interpose et le défende enfin contre Dieu!
« Mes amis se
moquent de moi? C’est Dieu que j’implore avec larmes. Puisse-t-il
être l’arbitre entre l’homme et Dieu, entre le fils de l’homme et
son semblable! » (Job 16, 20-21)
Ce Dieu fait
souffrir injustement le juste, et le juste implore Dieu de lui venir
en aide contre Dieu…
Où est la plus
élémentaire logique en cela, et la plus simple morale?
Nous arrivons là à
la frontière de la raison. Si nous voulons franchir cette frontière,
et nous élever vers la transcendance, la raison ne peut plus nous
venir en aide. Nous devons nous reposer entièrement sur un Dieu
fantasque, illogique, paradoxal et immoral, et qui de plus ne se
préoccupe que de Lui [‘C’est à cause de moi, à cause de moi seul
que je le fais !’].
Toute la « matière
archétypique » qui afflue dans ces moments aigus de crise (ou de
révélation?) est « celle dont sont faites les maladies
mentales ».xvi
D’où le danger extrême… Jung s’y connaît, c’est de cela qu’il
tire son propre savoir (empirique). « Dans le processus
d’individuation, le Moi est toujours au seuil d’une puissance
supérieure inconnue qui menace de lui faire perdre pied et de
démembrer la conscience (…) L’archétype est quelque chose par
quoi l’on est empoigné et que je ne saurais comparer à rien
d’autre. En raison de la terreur qui accompagne cette confrontation,
il ne me viendrait pas à l’idée de m’adresser à ce vis-à-vis
constamment fascinant et menaçant en usant de la familiarité du
‘tu’. « xvii
Que faire alors,
quand on est confronté à cette terreur, cette fascination, cette
menace?
Se taire, terré
dans son silence?
Ou parler à un
« Il »? à un « ça »? à un « Soi »?
Mais cet « Il »,
ce « ça », ce « Soi » ne sont jamais que des
représentations d’une réalité dont « l’essentiel est caché
dans un arrière-plan ténébreux. »xviii
Toute interpellation
métaphysique comporte un risque de se tromper lourdement et surtout
de tomber dans la « malhonnêteté », d’attenter à la
« vérité ».
Jung l’assure: « Je
dois avouer que pour moi toute affirmation métaphysique est liée à
un certain sentiment de malhonnêteté — on a le droit de spéculer,
certes, mais pas d’émettre des affirmations. On ne peut pas s’élever
au-dessus de soi-même, et lorsque quelqu’un nous assure qu’il peut
se dépasser lui-même et dépasser ses limites naturelles, il va
trop loin, et manque à la modestie et à la vérité. »xix
Tout cela est très
« suisse », « protestant », « puritain ». Et
pourtant il y a dans le monde infiniment plus de choses que ce que
toute la « modestie » suisse peut seulement imaginer. Il faut
sortir de la Suisse. Sortir des mots, du langage, de la pensée même.
La crise
intellectuelle, spirituelle et noétique est aujourd’hui si totale, y
compris dans les sphères religieuses les mieux intentionnées, que
l’on s’y sent asphyxié, ou au bord de l’apoplexie…
Il faut se préparer
à des défis d’une tout autre ampleur que ceux que posent la pensée
suisse, la modestie ou la « vérité » même.
Six mois avant sa
mort, Jung lui-même nous y invite, pris dans ses propres paradoxes
et ses aspirations contradictoires. « Le déplorable vide
spirituel que nous vivons aujourd’hui ne saurait être rempli par des
mots mais seulement par notre engagement total, c’est-à-dire, en
termes mythologiques, par le libre sacrifice de nous-mêmes ou du
moins par notre disposition à accepter un tel sacrifice. Nous ne
sommes en effet même pas en mesure de déterminer la nature de ce
sacrifice. La décision revient à l’autre partie. »xx
Qu’est-ce qu’un
homme couvert de gloire, mais revêtu de « modestie », et
quelque part inconsciemment conscient de sa mort prochaine, peut
avoir encore à librement « sacrifier »?
Jung avoue ne même
pas savoir le sacrifice que « l’autre partie » attend de lui.
Tentons de
conjecturer, à sa place, ce que pourrait bien être la nature du
sacrifice attendu.
D’abord, il faudrait
en théorie que Jung se résolve au sacrifice de toutes les
certitudes accumulées lors d’une longue vie passée à la recherche
de la connaissance et de la « gnose » ultime (celle que
recèlent les mythes et les archétypes).
Ensuite il faudrait
qu’il soit prêt au sacrifice de la « totalité » de son
« Soi », totalité qu’il a si difficilement constituée à
partir de tout ce que la conscience et l’inconscient de ses patients
lui ont donné à « voir ».
Enfin, et surtout il
lui faudrait être prêt au sacrifice de sa propre raison, de sa
« modestie » et de son « honnêteté ».
Il lui faudrait être
prêt à sacrifier tout ce qu’il est au plus profond de lui-même,
lui l’homme du Soi, le navigateur de l’inconscient, pour se jeter
sans aucune assurance dans un infini dépassement de ce qu’il est (ou
pense être).
Pas de lamelles d’or
pour guider Jung, ou quiconque d’ailleurs, dans cette expérience
suprême, inouïe, orphique.
En attendant le
moment où viendra l’exigence du « sacrifice », plutôt que
vers Jung, il faut se tourner vers Socrate, pour se préparer:
« Mettre le plus possible l’âme à part du corps, l’habituer à se ramener, à se ramasser sur elle-même en partant de chacun des points du corps, à vivre autant qu’elle peut, dans les circonstances actuelles aussi bien que dans celles qui suivront, isolée et par elle-même, entièrement détachée du corps comme si elle l’était de ses liens. » (Phédon 67 c-d)
Voilà la meilleure
préparation au « sacrifice », venant de quelqu’un qui sut
l’effectuer le moment venu.
Mais notons bien que
même ces belles et sages paroles de Socrate ne nous disent rien, et
pour cause, sur la nature profonde du sacrifice qui nous sera
effectivement « demandé » au moment décidé par « l’autre
partie ».
Décidément, la
« partie » ne fait que commencer.
iC.G.
Jung. Lettre au Pr. Gebhard Frei, 13 janvier 1948. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.191
iiC.G.
Jung. Lettre au Révérend David Cox. 25 septembre 1957. Le
divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.215
iiiC.G.
Jung. Lettre au Pasteur Dorothée Hoch, 30 avril 1953. Le divin
dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.195
ivC.G.
Jung. Lettre au Pr. Gebhard Frei, 13 janvier 1948. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.191
vC.G.
Jung. Lettre à Armin Kesser, 18 juin 1949. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.194
viC.G.
Jung. Lettre au Pasteur Dorothée Hoch, 30 avril 1953. Le divin
dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.195
viiC.G.
Jung. Lettre à Hélène Kiener. 15 juin 1955. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.211
viiiC.G.
Jung. Lettre au Père Lucas Menz. 28 mars 1955. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.200
ixC.G.
Jung. Lettre à Aniéla Jaffé, 3 septembre 1943. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.185
xC.G.
Jung. Lettre à Aniéla Jaffé, 3 septembre 1943. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.186
xiC.G.
Jung. Lettre à Aniéla Jaffé, 3 septembre 1943. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.186
xiiC.G.
Jung. Lettre au Prof. Arvind Vasavada, 22 novembre 1954. Le
divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.196
xiiiC.G.
Jung. Lettre au Prof. Arvind Vasavada, 22 novembre 1954. Le
divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.197
xivC.G.
Jung. Lettre au Père Lucas Menz. 28 mars 1955. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.201
xvC.G.
Jung. Lettre au Père Lucas Menz. 28 mars 1955. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.200
xviC.G.
Jung. Lettre au Pasteur Walter Bernet. 13 juin 1955. Le divin
dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.209
xviiC.G.
Jung. Lettre au Pasteur Walter Bernet. 13 juin 1955. Le divin
dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.209
xviiiC.G.
Jung. Lettre à une correspondante non nommée. 2 janvier 1957. Le
divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.213
xixC.G.
Jung. Lettre au Révérend David Cox. 25 septembre 1957. Le
divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.213
xxC.G.
Jung. Lettre au Dr Albert Jung. 21 décembre 1960. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.219
Le poulpe est un
animal fort intelligent. Ce n’est pas tellement le nombre de ses
neurones qui importe (il en a autant qu’un chat, dit-on), mais plutôt
la manière dont ils sont répartis dans tout son corps et notamment
dans ses tentacules. Celles-ci disposent manifestement d’une sorte de
délégation d’autonomie consentie par le cerveau central. Cette
décentralisation de l’intelligence (et peut-être de la conscience)
implique quelques paradoxes utiles à méditer sur l’expérience du
soi et du non-soi, du
moins telle que le poulpe
semble l’éprouver.
« Les poulpes ont opté pour une délégation partielle d’autonomie à leurs bras . En conséquence ces bras sont pleins de neurones et semblent pouvoir contrôler certaines actions localement. Compte tenu de ce fait quelle peut être l’expérience du poulpe? Le poulpe est peut-être dans une situation hybride. Pour lui les bras sont partiellement soi, ils peuvent être dirigés et utilisés pour manipuler des choses. Mais du point de vue du cerveau central, ils sont en partie non-soi, des agents pour leur propre compte. (…) Chez le poulpe, il y a un chef d’orchestre, le cerveau central. Mais les joueurs qu’il dirige sont des jazzmen, enclins à l’improvisation, qui ne tolèrent sa direction que jusqu’à un certain point. »i
Ces observations et
les hypothèses qui s’en dégagent ne font que confirmer l’ancienne
intuition de quelques poètes, plus voyants que d’autres. Le poulpe
s’impose à leur imagination, et parle à leur âme.
Un demi-siècle
avant Apollinaire, le comte de Lautréamont, ce génie surréaliste
avant l’heure, mort phtisique à 24 ans, avait déjà perçu, lors de
sa courte et dense vie, l’ intelligence exceptionnelle des poulpes.
Il avait même, n’hésitons pas à franchir le pas, subodoré leurs
capacités métaphysiques sans pareilles.
» Ô poulpe au
regard de soie! Toi, dont l’âme est inséparable de la mienne; toi,
le plus beau des habitants du globe terrestre et qui commandes à un
sérail de quatre cent ventouses; toi, en qui siègent noblement,
comme dans leur résidence naturelle, par un commun accord, d’un lien
indestructible, la douce vertu communicative et les grâces divines,
pourquoi n’es-tu pas avec moi, ton ventre de mercure contre ma
poitrine d’aluminium, assis tous les deux sur quelque rocher du
rivage, pour contempler ce spectacle que j’adore! »iii
Deux questions se
posent. Qui est ce poulpe? Et quel est le spectacle que Ducasse
« adore »?
Le poulpe c’est
Maldoror même, – figure du Diableiv.
Quant au spectacle,
c’est le « vieil Océan »…
Il y a en effet de
quoi s’abîmer dans la contemplation.
Le vieil Océan, ce
« grand célibataire », donne immensément, infiniment, à
voir:
« Ta grandeur
morale, image de l’infini, est immense comme la réflexion du
philosophe, comme l’amour de la femme, comme la beauté divine de
l’oiseau, comme les méditations du poète. Tu es plus beau que la
nuit. »v
Il faut se
représenter le poète, dont l’âme est « inséparable » de
celle du poulpe, et dont le corps s’enlace aussi au sien, assis sur
le rivage, face à l’océan.
Mais ce rêve désiré
semble impossible!
Comment en effet
convaincre l’ Océan de se laisser trépaner, de se laisser exciser
même d’un seul poulpe, d’un seul morceau vivant de conscience et
d’inconscience océanique?
Un Océan qui
consentirait volontiers à un tel sacrifice, une telle ablation,
serait-il moralement aussi grand, après coup? Non.
Un seul poulpe est
aussi précieux qu’un Messie, car il est une image vivante de la
conscience océanique, et ses quelques quatre cent ventouses, aux
caresses incessantes, sont le symbole numineux de l’ inconscient de
l’Océan, toujours à l’œuvre, depuis l’origine du monde, et
donnant force matière aux rêves abyssaux du très vieux
« célibataire ».
Ô poulpe! Toi dont
le soi semble si mêlé de non–soi....
Si le cerveau est
une sorte d’océan, notre glande pinéale est peut-être bien une
sorte de poulpe.
Bien loin alors
d’être le siège de l’âme, comme le voulait Descartes, cette glande
aux puissances tentaculaires, et aux ventouses labiles, sera donc, si
nous filons correctement la métaphore, composée d’autant ou même
bien plus de non-soi que de soi, tant
ils s’entrelacent, tant ils s’intriquent…
Le soi et le
non-soi, le conscient et l’inconscient, sont des divisions
artificielles, sans doute utiles aux psychologues analytiques. Mais
quand il s’agit de synthèse, alors ils faut les mêler intimement,
ce soi et ce non-soi, comme des ventouses de poulpe collées au
ventre du poète.
« Le signe incontestable du grand poète c’est l’inconscience prophétique, la troublante faculté de proférer par-dessus les hommes et le temps, des paroles inouïes dont il ignore lui-même la portée. Cela c’est la mystérieuse estampille de l’Esprit-Saint sur des fronts sacrés ou profanes. »vi
Ces lignes
élogieuses de Léon Bloy (connu pour être avare de compliments!)
s’appliquent justement au cas Lautréamont, qu’il eut le génie de
découvrir, bien avant que les surréalistes ne s’en emparent, alors
que le poète impublié était parfaitement oublié.
Et Lautréamont n’en
a cure, justement, de la conscience :il exècre tant l’homme que le
Créateur et ses dons douteux, trompeurs. vii
« Comme la
conscience avait été envoyée par le Créateur, je crus convenable
de ne pas me laisser barrer le passage par elle. Si elle s’était
présentée avec la modestie ou l’humilité propre à son rang, et
dont elle n’aurait jamais dû se départir, je l’aurais écoutée. Je
n’aimais pas son orgueil. »viii
Si la conscience est
orgueilleuse, l’inconscient est-il humble? Sans doute, oui. Il n’ose
pas s’afficher au soleil du jour, et aux yeux du monde. Il préfère
l’ombre et la nuit.
Mais, pour agréable
au poète qu’elle soit, c’est là une dichotomie trop simple, que
celle qui opposerait le jour et la nuit, la conscience et
l’inconscient.
Le poulpe nous fait
mille signes de ses longs bras.
Tout est intimement
mêlé en lui, et l’Océan, le Vieil Océan, lui aussi est plein de
flux mélangés.
Peut-être leur
exemple nous guidera-t-il?
Un spécialiste de
l’inconscient, C.G. Jung, nous dit qu’il ne peut rien en dire. Ce
mystère le dépasse absolument. Même lacunaire, c’est de sa part
une information précieuse. Quoique ne pouvant rien en dire, on peut
néanmoins tirer des leçons (empiriques) de ses manifestations, et
surtout proposer des inférences, des rebonds, vers d’autres idées,
comme celle de « totalité ».
« La totalité
ne peut pas être consciente car elle inclut l’inconscient aussi.
Elle est donc dans un état au moins à demi-transcendant, donc
religieux, numineux. L’individuation est un but transcendant:
l’incarnation de l’ ἂνθρωποϛ
[l’ « anthropos »].
Rationnellement, on ne peut comprendre que l’effort religieux
de la conscience vers la totalité, c’est-à-dire le « religiose
observare » de la tendance totalisante de l’inconscient, et
non pas l’être même de la totalité, du Soi, qui est préfiguré
par l’εῖναι εν χριστῶ. »ix
Ces
lignes évoquent des flux, des forces, des tendances, elles font
miroiter des buts à atteindre, quoique l’on
sache bien qu’ils sont a
priori transcendants.
Mais
surtout, elles posent en filigrane
la question fondamentale: la nature de la « Totalité »,
l’essence du « Soi ».
M’enlaçant
à mon tour,
oniriquement, aux souples
et pulpeuses muqueuses du poulpe, et
par la pensée lové
dans le confort eidétique de la rêverie, je dirais ceci, en forme
d’humble paraphrase:
« Le
Soi ne peut pas être conscient, car il inclut l’inconscient aussi.
Bien qu’il soit le « Soi », il
inclut aussi le
« Non-Soi ».
Par quel mystère?
Difficile à dire. Mais le poulpe nous donne l’exemple. Il nous sert
de métaphore et de guide
ondulatoire.
Le
Soi est un être véritablement transcendant, il n’est pas sûr qu’il
s’intéresse spécialement à nos misérables logiques. Il cherche à
réaliser ses propres aspirations, dont nous n’avons qu’une très
faible idée.
De
même que les tentacules du poulpe semblent ravies de leur vie
propre, il est possible d’imaginer que le Soi est une sorte de
poulpe, dont les tentacules sont pleines de Non-Soi, vivant aussi de
leur vie propre
Il
est possible même de généraliser cette idée, tant la liberté de
penser importe au libre poète.
Il
est possible de rêver que le Soi (qui est aussi une « image de
Dieu », pour mettre un point sur au
moins un »i »)
est plein de Non-Soi. De même que nombre d’entités quantiques sont
à la fois onde et particule, réalité
et probabilité, de même,
et par analogie, on pourrait dire que le Soi est marbré, veiné,
strié, de Non-Soi.
Ô
regard du Soi,
tissé de Non-Soi!
iPeter
Godfrey-Smith. « Other minds: The Octopus, the Sea, and the
Deep Origins« . Trad. française: »Le prince des
profondeurs: L’intelligence exceptionnelle des poulpes. »
Flammarion. 2018. Cette citation m’a été personnellement et
aimablement communiquée par le Prof.Dr. M. Sendyub (ULB).
iiGuillaume
Apollinaire.Le Bestiaire, ou Cortège d’Orphée. 1911
iv« Le
Créateur, conservant un sang-froid admirable (…), quel ne fut pas
son étonnement quand il vit Maldoror changé en poulpe, avancer
contre son corps ses huit pattes monstrueuses, dont chacune, lanière
solide, aurait pu embrasser facilement la circonférence d’une
planète. » Lautréamont. Les chants de Maldoror. Ch. 2
viLéon
Bloy. Belluaires et porchers. « Essais et pamphlets ».
Ed. Robert Laffont. Paris, 2017, p.267
vii« Ma
poésie ne consistera qu’à attaquer, par tous les moyens, l’homme,
cette bête fauve, et le Créateur, qui n’aurait pas dû engendrer
une pareille vermine. » Lautréamont. Les chants de Maldoror.
Ch. 2
Jung affirme qu’il
existe dans l’âme des choses qui ne sont pas faites par le moi,
mais qui se font d’elles-mêmes et qui ont leur vie propre.i
« Tous mes
écrits me furent imposés de l’intérieur. Ils naquirent sous la
pression d’un destin. Ce que j’ai écrit m’a fondu dessus, du
dedans de moi-même. J’ai prêté parole à l’esprit qui
m’agitait ».ii
« En moi il y
avait un daimon qui, en dernier ressort, a emporté la
décision. Il me dominait, me dépassait ».iii
« J’ai fait
l’expérience vivante que je devais abandonner l’idée de la
souveraineté du moi. De fait, notre vie, jour après jour, dépasse
de beaucoup les limites de notre conscience, et sans que nous le
sachions, la vie de l’inconscient accompagne notre existence ».iv
L’inconscient est
illimité, et il « dépasse » le conscient, qui lui reste
nécessairement limité.
L’inconscient est
illimité parce qu’il est un processus. Les rapports du moi à
l’égard de l’inconscient et de ses contenus déclenchent une
série d’évolutions, une métamorphose de la psyché, v
une métanoïavi,
littéralement une ‘conversion’, un ‘changement d’esprit’.
Seul l’inconscient
est vraiment réel, — et le moi conscient manque de réalité, il
est une sorte d’illusion.
« Notre
existence inconsciente est l’existence réelle, et notre monde
conscient est une espèce d’illusion ou une réalité apparente
fabriquée en vue d’un certain but. »vii
Le mot ‘inconscient’
est un mot qui relève de la psychologie des profondeurs, mais ce qui
importe c’est la ‘réalité’ que ce mot recouvre. Et notre
compréhension de la réalité de l’ ‘inconscient’ change tout-à-fait
d’échelle simplement par la magie d’une appellation ‘mythique’, si
on l’appelle ‘Dieu’ par exemple.
« Je préfère
le terme d’ ‘inconscient’ en sachant parfaitement que je
pourrais aussi bien parler de ‘Dieu’ ou de ‘démon’, si je
voulais m’exprimer de façon mythique. »viii
Si notre
‘inconscient’, traduit dans la langue des ‘mythes’ est ‘Dieu’ même,
ce n’est pas l’idée de ‘Dieu’ qui s’en trouve diminuée, c’est bien
plutôt la nature de notre ‘inconscient’ qui s’en trouve soudainement
élevée à une hauteur prodigieuse.
Alors nous prenons
conscience que notre ‘inconscient’ est comme ‘Dieu’ en nous. Et la
vie de ‘Dieu’ en nous est aussi la vie (divine) du ‘mythe’ en nous.
Et « seul un être mythique peut dépasser l’homme ».ix
« Ce n’est pas
‘Dieu’ qui est un mythe mais le mythe qui est la révélation
d’une vie divine dans l’homme. Ce n’est pas nous qui inventons
le mythe, c’est lui qui nous parle comme ‘Verbe de Dieu’.x«
Jung est un « psychologue », et la science nouvelle qu’il a contribué à façonner, d’abord en compagnie de Freud, puis en s’éloignant de ce dernier, lui a apporté gloire, fortune et reconnaissance.
Pourtant , de son aveu même (un aveu qui d’ailleurs resta longtemps caché dans ses écrits non publiés de son vivant), la psychologie n’était pour lui qu’une simple préparation au mystère.
La psychologie ne peut jamais que s’efforcer de fournir des méthodes pour une première approche de celui-ci.
Tout ce qu’il
importe vraiment de reconnaître reste inaccessible à la science de
la ‘psyché’.
« La psyché ne peut s’élancer au-delà d’elle-même (…) Nous ne sommes pas en état de voir par-delà la psyché. Quoi qu’elle exprime sur elle-même, elle ne pourra jamais se dépasser. (…) Nous sommes désespérément enfermés dans un monde uniquement psychique. Pourtant nous avons assez de motifs pour supposer existant, par-delà ce voile, l’objet absolu mais incompris qui nous conditionne et nous influence.xi«
Il faut reconnaître
les limites qui entourent la ‘psyché’ de toutes parts, si l’on veut
réellement tenter de lever le voile.
Lever le ‘voile’,
vraiment? Est-ce seulement possible?
C’est dans son Livre rouge que Jung révèle ce qu’il a pu, pour sa propre part, et pour son propre usage, dévoiler, et qu’il indique jusqu’où il a pu cheminer — par-delà le voile.
Mais il s’agit là d’une tout autre histoire.
Je ne peux ici que l’introduire brièvement:
« J’ai, encore et toujours, accompli mon vouloir aussi bien que
je le pouvais. Et ainsi j’ai assouvi tout ce qui était aspiration en
moi. A la fin, j’ai trouvé que dans tout cela je me voulais
moi-même, mais sans me chercher moi-même. C’est pourquoi je ne
voulus plus me chercher en dehors de moi, mais en moi. Puis je voulus
me saisir moi-même, et ensuite je voulus encore davantage, sans
savoir ce que je voulais, et ainsi je tombai dans le mystère. »xii
Jung, « tombé dans le mystère »? Est-ce donc un abîme, un
gouffre sans fond?
D’autres que Jung se sont aussi lancés à la poursuite du « mystère », avec un tout autre résultat, et ce qu’ils en racontent ne peut se résumer à la métaphore de la « chute ».
viIbid.
p.515. Le mot métanoïa est composé de la
préposition μετά (ce qui
dépasse, englobe, met au-dessus) et du verbe νοέω (percevoir,
penser), et signifie une ‘métamorphose’ de la pensée. Il
désigne une transformation complète de la personne, comparable à
celle qui se passe à l’intérieur d’une chrysalide.
Est-on essentiellement seul face aux poreux mystères de la conscience et de l’inconscient ? Est-on toujours seul devant ce qui soudainement peut y être découvert, ou bien ce qui peut s’y révéler un jour, après de lentes maturations, ou encore devant le flagrant refoulement de ce qui y restera à jamais enfoui?
Beaucoup errent en peine dans les déserts de leur propre esprit, ils cheminent solitaires dans les ergs de l’entendement. Fuyant l’austérité du vide, ils fuient vers le brouhaha.
D’autres pensent seuls, contre la norme, contre l’opinion, contre la foule. « Je traverse l’espace philosophique dans une solitude absolue. Du coup, il n’a plus de limites, plus de murs, il ne me retient pas. C’est là ma seule chance »i,
Il est difficile de penser seul, il est plus difficile encore de penser à plusieurs.
Le commun rapproche et réchauffe. Il n’incite pas à tenter de froides cimes. La communauté compense l’isolement, et offre la fusion dans la masse. Mais quelque chose résiste. Lancinant, ce sentiment extrême, exigeant, que le ‘soi’ n’est pas le ‘nous’. Le ‘nous’, idéologique, collectif, social, ne recoupe pas le ‘soi’, intérieur, personnel, singulier..
Les cultures, les religions, les civilisations sont des ‘nous’, fugaces au fond.
Elles enrobent fictivement des milliards de ‘soi’ solitaires, en essence. Tous ces ‘nous’ deviennent des coquilles sans vie, des tambours sans peau, après quelques millénaires.
Le mystère est que le ‘soi’ seul leur survivra.
iCatherine Malabou, Changer de différence, – cit. in Frédéric Neyrat , Atopies.
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