Néantologie


‘Gorgias’

Premièrement, rien n’existe.

Deuxièmement, même s’il existe quelque chose, l’homme ne peut l’appréhender.

Troisièmement, même si on peut l’appréhender, on ne peut ni le formuler ni l’expliquer aux autres.

Ces propositions provocatrices furent énoncées par Gorgias, le fameux sophiste, dans son livre Du non-être, ou de la Nature.i

Les réactions ne se firent pas attendre.

Platon épingla l’art oratoire de Gorgias comme étant « une espèce particulière de flatterie ».ii

Sextus Empiricus jugea que « Gorgias de Léontium appartient à cette catégorie de philosophes qui ont supprimé le critère de la vérité. »iii

Du point de vue rhétorique, les trois thèses sur la non-existence de l’être ont été « démontrées » par Gorgias à l’aide d’une accumulation de sophismes, et de doubles négations.

Un échantillon donnera une idée de la manière dont il brouille artificieusement les niveaux de sens du mot « être » pour en rendre difficilement décelables les glissements et les dérives :

« Pour le fait que rien n’existe, son argumentation se développe de la manière suivante ; s’il existe quelque chose, c’est ou l’être, ou le non-être, ou à la fois l’être et le non-être. Or l’être n’est pas, ni le non-être, ni non plus à la fois l’être et le non-être. Ainsi donc rien n’existe. Pour le fait que le non-être n’existe pas, voici l’argumentation : si le non-être existe, il sera et à la fois il ne sera pas, car si on le pense comme n’étant pas, il ne sera pas ; mais en tant que non-être, en revanche, il existera. Or il est tout à fait absurde que quelque chose soit et ne soit pas à la fois. Donc le non-être n’est pas.»iv

Sans aucune vergogne, Gorgias ose des contradictions flagrantes, à l’intérieur même d’une phrase, et d’une phrase à la phrase immédiatement suivante.

Par exemple : « D’ailleurs, si le non-être est, l’être ne sera pas : car ces notions sont contradictoires : si l’être est attribué au non-être, le non-être sera attribué à l’être. En tout cas il ne peut pas être vrai que ce qui est ne soit pas. »

Et, juste après : « Et, assurément, pas même l’être existe »v.

Réfutons. « Si le non-être est, l’être ne sera pas » : mais si l’être n’est pas, alors le non-être ne peut pas « être », n’est-ce pas ? On est dans l’absurde absolu, un absurde purement verbal.

Et s’« il ne peut pas être vrai que ce qui est ne soit pas », comment peut-on dire dans le même souffle que « pas même l’être existe » ? La première affirmation est l’exact contraire de la seconde.

En réalité, il est clair que Gorgias aime jouer avec les mots. Il a pour but, mais à quelles fins ?, de seulement laisser croire qu’il y a une différence radicale entre « ce qui est » et l’« être », et une autre différence tout aussi radicale entre « ne pas être » et « ne pas exister »…

Il est assez vain, en fait, de vouloir réfuter des sophismes par des arguments logiques. L’intention des sophistes n’est pas de chercher à dire le vrai, ou d’atteindre l’essence des choses. Elle est de gagner un combat verbal, de l’emporter dans une joute de mots. Leur intérêt est dans l’agonistique, le pouvoir pur du langage, avec ses roueries grammaticales, ses affirmations retorses et l’illusion de pseudo-démonstrations, pour une seule fin : la conquête d’un pouvoir sur les autres.

D’un point de vue philosophique, Gorgias ne s’intéresse pas à la question de l’être ou du non-être. Son seul intérêt c’est le langage même.

Il n’a que faire de l’ontologie, il veut seulement imposer sa « logologie ».

Pour le sophiste, seul le langage existe. Tout le reste n’est qu’un effet ou une illusion du langage.

La question de l’être et du non-être avait pourtant une ancienne tradition de recherche avec Parménide, Xénophane, Mélissos… Gorgias signale la fin de cette tradition, et l’arrivée d’un temps nouveau. Désormais, avec lui, « rien n’existe ».

Sans doute frappé par cette rupture, et voulant la documenter, un auteur anonyme appartenant à l’école aristotélicienne a rédigé un traité intitulé M.X.G., ce qui semble être les initiales de Melissos, Xénophane et Gorgias. Ce traité reprend les positions de chacun de ces auteurs, quant au problème de l’être.

Mais leur identité n’est pas assurée. C’est Karl Reinhardt qui a été l’un des premiers à vouloir reconnaître le nom de Xénophane sous la lettre X.vi

Or les manuscrits de ce traité portent en réalité les initiales M.Z.G. Les lettres grecques ζ et ξ ou, en majuscules Ζ et Ξ, sont assez proches graphiquement, et peuvent avoir être prises l’une pour l’autre. Si le titre est bien M.Z.G. alors les trois auteurs visés seraient Mélissos, Zénon d’Élée et Gorgias.

Quoi qu’il en soit de cette question d’attribution, il reste que le traité M.X.G. n’est pas sans résonances « modernes ». Il implique une sorte de fin de la métaphysique (initiée par Parménide, puis reprise par Platon), et son « grand remplacement » par le nihilisme et le nominalisme, dont nous avons d’ailleurs hérité.

Cela explique peut-être pourquoi Mme Barbara Cassin a éprouvé le besoin, en 1980, de faire une édition critique de M.X.G. avec un commentaire philosophiquevii. Elle y privilégie les thèses de Gorgias, contre celles de Parménide, Mélissos et Xénophane, au grand dam d’hellénistes de renom, sans doute outrés de cette propagande pro-sophiste. Clémence Ramnoux réagit peu après la publication de Mme Cassin : « La philosophie propre à Mme Cassin l’intéresse préférentiellement à Gorgias, ou, plus justement dit, au renversement de la position de Parménide à Gorgias, de l’ontologie à la néantologie, de l’être au non-être, à travers les médiations de Mélissos et du dit-Xénophane. »viii

Le fait qu’une helléniste aussi distinguée que Clémence Ramnoux ose, à l’issue d’une longue carrière, et à l’âge de 79 ans, fabriquer le barbarisme de « néantologie » pour désigner spécifiquement la thèse de Barbara Cassin est un symptôme de la distance irréconciliable qui les sépare.

S’il faut en croire Mme Cassin, la puissance dialectique des sophistes a été mise avec succès au service de la grande dévaluation de la métaphysique de l’être, de la promotion du non-être, et de l’idée du « néant ».

Et tout cela dans une atmosphère de célébration de la modernité des sophistes, dont Gorgias illustre la faconde, jadis moquée par Platon, et qui serait aujourd’hui réhabilitée par des néo-nominalistes acharnés, semble-t-il, à en finir une fois pour toutes avec la métaphysique, avec l’ontologie, et pour faire bonne mesure, avec le sacré.

Ce qui ressort indéniablement de la lecture du traité M.X.G. c’est bien l’histoire d’une « déconstruction », où l’on passe en plusieurs étapes de la formule l’étant est, à (si) quelque chose est, ensuite à (si) le dieu est, et finalement à non-être ou rien n’est, comme le résume Clémence Ramnoux.ix Celle-ci, fidèle à sa manière, analyse comment les ressources grammaticales de la langue grecque ont pu favoriser ce retournement progressif. « Le participe du verbe être érigé en nom, τὸ ὂν = l’étant, se change en pronom neutre τί = quelque chose ; se change en nom du dieu, un théos d’ailleurs vide de sacralité, et même de sens ; et du dieu à la nomination du non-être. À travers le pronom neutre τί et la nomination d’un théos, d’ailleurs vidé de sens et même de substance, on opère le renversement de l’être au non-être. Faut-il ajouter qu’ainsi s’ouvre un vide, tout préparé pour la réception des éléments, les atomes ou les grains des futures physiques ? »x

La déconstruction de l’ontologie et l’apothéose sophistique de Gorgias, sont-elles désormais avérées ?

Si l’on crédite le traité M. X. G. d’avoir imposé sa conclusion obvie, on pourrait le penser. Mais, cette conclusion dépend de l’interprétation que l’on donne aux thèses attribuées à X dans le traité. Si elles apparaissent aller dans le sens du détricotage de l’ontologie de Parménide, Xénophane et Mélissos, elles confortent alors l’orientation générale de M. X. G., et assurent la victoire de Gorgias.

Si X., en fin de compte, reste fidèle à la thèse de Parménide et de Xénophane l’Ancien (que l’on peut résumer ainsi : l’étant est, et cela peut aussi se dire du Dieu), cela enlève d’autant plus de légitimité à la position du sophiste Gorgias, en en faisant une exception d’école.

Pour Clémence Ramnoux, il ne fait pas de doute que X., s’il s’agit bien du « vrai » Xénophane, « l’aède ancien », présente dans M. X. G. « une théologie de haute formalisation et même une théologie mono-théiste », puisque le Dieu y est expressément dit être unique. On peut s’en assurer en consultant les autres fragments de Xénophane qui nous restent.

Mais c’est la manière particulière de citer X. dans le traité M.X.G. qui pose problème, et peut générer un doute.

La raison de l’attribution du texte à Xénophane (plutôt qu’à Zénon par exemple) semble être la référence au dieu, le théos, qui est cité incidemment dans une formulation hypothétique : « …si quelque chose est (cela il le dit d’un dieu, d’un théos)… »xi. Cette incidence, cette mise entre parenthèses, semble minorer ou négliger a priori le sens profond du mot théos, et le vider de sa signification originaire.

« Quel sens faut-il donner à ce théos ? Quel sens dans le contexte de sa présentation ? Qu’il soit exclu de le traduire avec une majuscule, Dieu, comme s’il s’agissait d’un nom propre, bien que le mot soit masculin. Qu’il soit choisi de le traduire par quelque divin. La thèse de Mme Cassin fait davantage. Théos n’y est plus qu’un mot : pur signe nominal à mettre à la place occupée dans l’hypothèse initiale par le pronom neutre τί, là où un moderne algébriste aurait mis une lettre, là où Gorgias va ne mettre rien ou mettre le rien. »xii

Il peut être intéressant de comparer les textes du « vrai » Xénophane, l’Aède ancien de Colophon en Ionie, avec un autre fragment archaïque, celui d’un Grec de Ionie aussi, Héraclite d’Éphèse, ville proche de Colophon, lequel traite de l’Un, de l’Être et du Dieu :

« Unique la chose sage seulement : (elle) accepte et refuse d’être dite du nom de Zeus »xiii.

Dans une autre traduction, celle de Marcel Conche, ce fragment se lit :

« L’Un, le Sage, ne veut pas et veut être appelé seulement du nom de Zeus. »xiv

Le philosophe F. W. Schelling traduit pour sa part :

Das Eine weise Wesen will nicht das alleinige genannt seyn, den Namen Zeus will es.

« L’Être seul, sage, ne veut pas être appelé l’Unique, il veut le nom ‘Zeus’. »

On voit que les interprétations diffèrent considérablement.

On retiendra seulement ici le poids de sacralité associé au concept de l’Un, « le sage », qui a le nom de « Zeus », et qui incarne en grec l’essence de la Vie.

Pour comprendre l’immense affront de Gorgias vis-à-vis de la tradition, son extrême défi lancé contre l’idée même de l’être, et, partant, contre l’idée du Dieu, il faut se souvenir du point théorique et sommital où en étaient arrivés Parménide et Xénophane l’Ancien.

Avec Parménide culminait une longue évolution dans la pensée théologique des Grecs, depuis des temps qui remontaient avant même Hésiode ou Homère, et dont le contenu peut être résumé ainsi :

Zeus est le Dieu souverain, supérieur en force et dignité à tous les autres Olympiens.

Il est aussi le Théos par excellence, c’est-à-dire le Divin, en tant que tel, sans besoin de nom de personne. Il incarne en essence tous les attributs divins, dont celui de la sagesse et de l’intelligence. Il ne peut se comparer sous ce rapport à personne, ni même à l’ensemble de tous les dieux et de tous les hommes.

Il est l’Unique (τὸ ἓν, l’Un), acquérant donc un niveau d’abstraction supplémentaire par rapport au nom même de « Dieu », et perdant ainsi toute tentation d’établir des liens anthropomorphiques. Le ‘nom de Zeus’, onoma Zénos, contient en effet, en puissance, des interprétations anthropomorphiques comme celles de « vie » ou de « vivant » : ὂνομα ζὴνος, « nom de Zeus » signifie aussi « nom de la Vie » , puisque zénos peut se lire comme le génitif du mot « vie » et le génitif du nom propre « Zeus ».

Il est enfin, plus abstrait encore peut-être, ce que désigne le verbe être, quand on dit ou qu’on pense que le présent est, excluant de ce présent éternel toute idée de futur ou de passé.

Il faut avoir bien pris conscience de ce sommet philosophique, théologique, et même ‘monothéiste’, atteint ainsi par Parménide lorsqu’il proclame sa vision de « l’être » (sommet exploré avant lui par Xénophane, qui fut son prédécesseur et son maître) :

« Et jamais il ne fut, et jamais ne sera,

Puisque au présent il est, tout entier à la fois,

Un et un contenu. Car comment pourrait-on

Origine quelconque assigner au « il est » ? »xv

Ce sommet étant reconnu, il nous faut maintenant suivre étape par étape la déconstruction inexorable, la descente pluriséculaire de la pensée, qui mènera au nihilisme de Gorgias.

1. D’abord, le nom substantivé de l’être (le participe présent) a été mis en position de sujet du verbe être : l’Étant est. Ceci représente une première transgression, d’un point de vue grammatical et sémantique, et c’est une transgression qui a été facilitée et même encouragée par la souplesse de la grammaire grecque.

Parménide n’emploie que la formule verbale « il est », qui dit seulement ce qu’elle veut dire, et qui n’introduit aucun parasitage par de pseudo-entités verbales et des ‘entités nominales’, qui ouvrent inévitablement la voie à des ‘jeux de langage’, dont il mesure parfaitement les pièges :

« Car rien d’autre jamais et n’est et ne sera

A l’exception de l’être, en vertu du décret

Dicté par le Destin de toujours demeurer

Immobile en son tout. C’est pourquoi ne sera

Qu’entité nominale et pur jeu de langage

Tout ce que les mortels, croyant que c’était vrai,

Ont d’un mot désigné : tel naître ou bien périr,

Être et puis n’être pas. »xvi

2. Puis, le pronom neutre τί (« quelque chose ») est lui aussi mis en position de sujet du verbe être, dans des propositions hypothétiques (si quelque chose est…), comme pour signifier que déjà le nom de l’être est de trop. Par exemple, dans le traité M.X.G, on lit : « Il est impossible, déclare [le pseudo-Xénophane], que si quelque chose est, il provienne. »xvii On met en scène un « quelque chose » qui pourrait éventuellement jouer un rôle central dans l’opposition bien connue de la langue philosophique grecque entre ‘être’ et ‘devenir’. Le verbe γίγνεσθαι qui signifie « provenir, devenir, changer, naître » contient par ailleurs son lot d’ambiguïtés et d’acceptions et contribue d’autant à brouiller l’idée pure de l’être…

3. Dans le texte de Mélissos du traité M.X.G. on ajoute à ce quelque chose de non nommable, ou qui a perdu son nom, un qualificatif supplémentaire qui accentue son indétermination. Il y est qualifié d’apéiron : « sans limite » ou « sans définition ».

4. Puis, dans le texte du pseudo-Xénophane du traité M.X.G., déjà cité, le mot τί (« quelque chose ») est associé au mot théos, mais seulement dans une incise, comme une simple parenthèse. Il n’y est plus rien qu’un mot vide de sens et de substance.

Dans la traduction de Clémence Ramnoux : « … si quelque chose est, cela il le dit du dieu, ou d’un dieu, un théos. »xviii

Dans la traduction de la Bibliothèque de la Pléiade, en revanche, est mise en relief l’idée du Dieu, avec sa majuscule.

« Il est impossible, déclare [le pseudo-Xénophane], que si quelque chose est, il provienne, et ce, parlant de Dieu (Théos). »xix

Quoiqu’il en soit, ce ‘quelque chose’ est mis en position de sujet d’une phrase à l’hypothétique, et il y est ensuite, de surcroît, rendu plus obscur, évanescent, par plusieurs doubles négations (« ni fini, ni infini, ni en mouvement, ni en repos »).

5. Enfin, après toutes ces étapes visant à évider progressivement l’être de toute substance, advint le substantif « non-être ». Ce nouveau venu, qui n’avait d’existence que purement verbale, mais qui narguait l’être depuis le vide de sa propre notion, semblait sans doute être approprié pour « être » le sujet de doubles négations de contraires, ce qui lui donnait d’ailleurs une sorte d’aura substantielle, alors qu’en essence il réclamait n’en avoir aucune.

Comme l’exprime superbement Clémence Ramnoux, « Ainsi sera venue au jour d’un jeu sans pensée la formule du nihilisme : non-être est, transformable en être n’est pas. À Gorgias et à la lignée de ses élèves sophistiques aura appartenu de lui donner un et même deux sens : ou bien le vide ouvert au jeu rien que physique des atomes, ou bien la pure ouverture vers un athéisme méta-physique, que d’aucuns oseront convertir (déjà?) vers la nuit de l’In-connaissable. »xx

En nommant le nonêtre, cette abstraction philosophique qui fait penser à la géniale invention du zéro en mathématique, les sophistes innovaient assurément et se trouvaient propulsés au pinacle de leur savoir-faire. Ils pouvaient, grâce à cette entité essentiellement non-existante, mais existentiellement présente et affirmée dans le langage,  parler avec brio de choses qui n’existent pas, en leur donnant une existence qu’ils n’ont pas, et ils pouvaient aussi détruire par de purs ‘jeux de langage » toute idée qu’il existe réellement des êtres, dont le Dieu un, mais aussi une multitude d’êtres « conscients », dont ils pouvaient, comme en s’en jouant, nier à la fois l’essence et l’existence.

Vingt-cinq siècles après Gorgias, les sophistes modernes, dont Jean-Paul Sartre représente un récent et parfait archétype, préfèrent jouir des mirages de la « mauvaise foi » et se complaire dans la « désagrégation » du moi, cet « en-soi que je ne suis pas »xxi, plutôt que de chercher à déterminer l’essence de leur existence…

Or si « rien n’existe », je ne suis peut-être pas ce que je suis, mais je suis peut-être aussi, en revanche, ce que je ne suis pas encore.

Vaste programme.

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iSextus Empiricus. Contre les mathématiciens. VII, 65. Cité in « Gorgias ». Les Présocratiques.Traduction Jean-Louis Poirier. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1022

iiC’est-à-dire comme « une pratique qui, sans rien d’un art, est le propre d’une âme qui a de la perspicacité, à qui rien ne fait peur, qui, de sa nature, est supérieurement douée pour ce qui concerne les relations mutuelles des hommes. » Platon, Gorgias, 463 a

iiiSextus Empiricus. Contre les mathématiciens. VII, 65. Cité in « Gorgias ». Les Présocratiques.Traduction Jean-Louis Poirier. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1022

ivSextus Empiricus. Contre les mathématiciens. VII, 66-67. Cité in « Gorgias ». Les Présocratiques.Traduction Jean-Louis Poirier. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1023

vSextus Empiricus. Contre les mathématiciens. VII, 68. Cité in « Gorgias ». Les Présocratiques.Traduction Jean-Louis Poirier. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1023

viSelon Jean-Paul Dumont dans sa Notice sur Xénophane, dans Les Présocratiques.Traduction Jean-Paul Dumont. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1216

viiBarbara Cassin. Si Parménide, le traité anomyme « De Melisso, Xenophane, Gorgia ». Édition critique et commentaire. Cahiers de Philologie. Université de Lille, 1980.

viiiClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.683

ixClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.683

xClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.683

xiClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.679

xiiClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.683-684

xiiiHéraclite. Fragment 32. Trad. Clémence Ramnoux.

xivHéraclite. Fragments. Traduction Marcel Conche. PUF, 1986, p. 243

xvParménide. Fragment B VIII, v.5-6, Les Présocratiques.Traduction Jean-Paul Dumont. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 261

xviParménide. Fragment B VIII, v.36-40, Les Présocratiques.Traduction Jean-Paul Dumont. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 262

xviiPseudo-Aristote. Mélissos, Xénocrate, Gorgias. III, 1, 977 a. Cité dans « Xénophane, A XXVIII », Les Présocratiques.Traduction Jean-Paul Dumont. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 98

xviiiClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.679

xixPseudo-Aristote. Mélissos, Xénocrate, Gorgias. III, 1, 977 a. Cité dans « Xénophane, A XXVIII », Les Présocratiques.Traduction Jean-Paul Dumont. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 98

xxClémence Ramnoux. « Sur un monothéisme grec ». Article paru dans la Revue philosophique de Louvain, 1984, n°54. Œuvres, Tome II. Éditions Encre marine. Paris, 2020, p.688

xxi« La mauvaise foi cherche à fuir l’en-soi dans la désagrégation intime de mon être. Mais cette désagrégation même, elle la nie comme elle nie d’elle-même qu’elle soit mauvaise foi. Fuyant par le « non-être-ce-qu’on-est » l’en-soi que je ne suis pas sur le mode d’être ce qu’on n’est pas, la mauvaise foi, qui se renie comme mauvaise foi, vise l’en-soi que je ne suis pas sur le mode du « n’être-pas-ce-qu’on-n’est-pas ». Si la mauvaise foi est possible, c’est qu’elle est la menace immédiate et permanente de tout projet de l’être humain, c’est que la conscience recèle en son être un risque permanent de mauvaise foi. Et l’origine de ce risque, c’est que la conscience, à la fois et dans son être, est ce qu’elle n’est pas et n’est pas ce qu’elle est. A la lumière de ces remarques, nous pouvons aborder à présent l’étude ontologique de la conscience, en tant qu’elle est non la totalité de l’être humain, mais le noyau instantané de cet être. » Jean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. Gallimard, Paris, 1943, p.106

Le spectacle de la conscience


‘Plotin’

Les deux premiers Dieux souverains de la Théogonie, Ouranos et Cronos, rivalisèrent de cruauté envers leur propre descendance, dont ils soupçonnaient, à juste titre d’ailleurs, qu’elle leur serait fatale. Ouranos fut châtré par son fils, Cronos, qui prit sa place. Cronos dévora tous ses enfants, sauf le dernier, Zeus, qui le vainquit, et qui régna dès lors sans partage dans l’Olympe et dans le monde.

Mais plus d’un millénaire après Hésiode, une tout autre interprétation du mythe théogonique émergea sous la plume de Plotin, un philosophe alexandrin et néoplatonicien, du 3ème siècle de notre ère.

Loin de considérer les relations entre Ouranos, Cronos et Zeus, le grand-père, le père et le fils, comme haineuses et tragiques, Plotin y vit quant à lui une préfiguration heureuse et symbolique de l’union des trois hypostases du Dieu unique, le Dieu qui est Un, le Dieu qui est Intelligence et le Dieu qui est Âme.i

Par exemple, la mutilation d’Ouranos par Cronos symbolise chez Plotin rien de moins que la transcendance de l’Un par rapport à l’Intelligence. En Cronos, enchaîné par Zeus, il faut comprendre l’Intelligence limitée par l’Âme du mondeii

Aujourd’hui, un peu moins de deux millénaires après Plotin, tout cela ne semble plus que « puérilités allégoriques », du moins selon Émile Bréhier, ce savant helléniste qui traduisit pourtant les Ennéades avec science et soin. Bréhier nota même avec une pointe de commisération, et comme pour souligner son supposé égarement, que Plotin « n’a jamais cessé d’y croire »iii

Le panorama des interprétations possibles, on le voit, est large. Le mythe hésiodique des générations divines, — est-il une tragédie sanglante, païenne mais fictive de Dieux en guerre entre eux ? Ou bien une vision pure, une intellection subtile, de réalités suprêmes, transcendantes, liées à l’essence du Dieu Un ? Ou seulement un pur amas d’affabulations, dont notre époque de civilisation si raffinée pourrait se gausser avant de changer de chaîne ?

Je me propose ici d’examiner avec quelque sympathie les thèses de Plotin, selon un angle spécial, celui de la conscience (humaine) confrontée à la vision (divine), — situation dont l’extrême modernité, tout autant que l’ancienneté d’ailleurs, n’échappera pas aux fins observateurs.

Pour Plotin, comme pour les initiés, les mystes ou les orphiques de Grèce, d’Égypte, ou d’Asie mineure, le visionnaire est un « possédé » du Dieu. Aux « âmes qui sont capables de cette contemplation »,iv Zeus apparaît, venu d’un lieu invisible. Le Dieu « se lève dans les hauteurs et répand sur tous sa lumière ; il remplit tout de sa clarté ; il éblouit les êtres d’en-bas, qui se détournent ; car il leur est aussi impossible de le regarder que le soleil : certains pourtant, grâce à lui, relèvent les yeux et le contemplent. (…) Les voyants, ceux qui sont capables de le voir, regardent vers lui et vers ce qui est à lui ; mais ce n’est jamais la même vision que chacun en rapporte. »v

Les uns y voient « la source et la nature de la justice », les autres sont pénétrés d’une « vision de la sagesse ». D’autres encore sont « complètement enivrés et remplis de ce nectar »vi.

Ces derniers ne sont plus seulement « de simples spectateurs ». « Il n’y a plus alors, extérieurs l’un à l’autre, un être qui voit et un objet qui est vu »vii. Le voyant voit l’objet (divin), mais il commence à voir aussi en lui, dans ses propres profondeurs, des choses dont il ignorait tout. « Qui a la vue perçante voit l’objet en lui-même ; mais il possède bien des choses sans savoir qu’il les possède ; et alors il les contemple comme si elles étaient en dehors de lui ; il aspire à les voir ; or tout ce qu’on regarde comme un objet à voir, on le voit en dehors de soi. Mais c’est en soi qu’il faut le transporter ; voyons-le comme un avec nous-mêmes ; voyons-le comme étant nous-mêmes ; ainsi le possédé d’un Dieu, de Phébus ou de quelque Muse, contemple son Dieu en lui-même, dès qu’il a la force de voir le Dieu en lui. »viii

Le voyant doit « transporter » (μεταφέρειν) sa vision du Dieu au plus profond de lui-même. Et là il doit le « voir comme un » (βλέπειν ὡς ἓν), et aussi le « voir comme lui-même » (καὶ βλέπειν ὡς αὑτον), par conséquent comme un avec lui-même.

Par ce transport intérieur, par ce déplacement intime, le possédé, le voyant, peut véritablement (et non figurativement, à travers une « vision ») contempler son Dieu en lui-même (ἐν αὑτῷ ἂν ποιοῖτο τοῦ θεοῦ τὴν θέαν), car c’est alors seulement qu’il acquiert la force nécessaire pour voir le Dieu en lui (δύναμιν ἐν αὑτῷ θεὸν βλέπειν).

Commence alors une nouvelle étape, extraordinaire par ses conséquences lointaines, et ses implications théologiques, mais associant aussi, si j’ose dire, la neurologie et la théurgie…

Lorsque nous nous représentons en nous la vision du Dieu, nous nous représentons aussi nous-mêmes, à travers une image de nous-mêmes singulièrement « embellie » (εἰκόνα αὑτοῦ καλλωπισθεῖσαν). Mais alors, il faut « quitter cette image si belle qu’elle soit », la laisser derrière soi, afin de nous unir toujours plus profondément à nous-mêmes, de nous unir à « cette unité qui est tout », de nous unir « à ce Dieu présent dans le silence » (μετʹ ἐκείνου τοῦ θεοῦ ἀψοφητὶ παρόντος).

Arrivé à ce point, il nous faut encore, par un mouvement inverse, nous « dédoubler » (ἐπιστραφείν εἰς δύο)ix. C’est alors que par cet effort volontaire, nous sommes assez « purifiés » (καθαρὸς) pour rester auprès de lui. Il suffit alors de nous tourner à nouveau vers lui.

Mais pourquoi ce « dédoublement », après avoir connu avec le Dieu l’unité la plus intime qui puisse être ?

Ce dédoublement est nécessaire, car nous en tirons une leçon fondamentale sur la nature de la conscience confrontée au Dieu.

« Nous commençons à avoir conscience de nous-mêmes, tant que nous sommes différents du Dieu ; puis revenant en nous-mêmes, nous possédons à nouveau le tout indivisible ; laissant la conscience, nous revenons en arrière, parce que nous redoutons d’être différent du Dieu ; nous retournons là-basx où nous sommes un avec lui ; puis, si nous avons le désir de le voir comme on voit une chose différente de soi, nous nous mettons à nouveau en dehors de lui. »xi

De cela on apprend une chose essentielle. Plus on s’unit avec le Dieu, plus on renonce en quelque sorte à notre conscience propre. On apprend que l’on s’unit d’autant plus avec le Dieu que l’on est capable de se « dédoubler », c’est-à-dire de prendre le risque de se séparer de cette unité avec le Dieu afin de retrouver momentanément sa propre unité, singulière. Ce risque étant pris, on devient assez fort pour revenir en nous-mêmes au point auparavant atteint dans l’union avec le Dieu. Et pour continuer dans la progression contemplative. Rien n’est ici statique. Il y a sans cesse une dynamique extatique, une puissance propre à l’extase, faite d’allers et de retours, d’unions et d’abandons successifs (du Dieu ou de nous-mêmes).

Il faut être capable de voir le Dieu à la fois en nous et hors de nous. C’est une clé essentielle pour le comprendre, et pour nous comprendre, par la même occasion. Car nous sommes aussi ignorants, en réalité, du Dieu que de nous-mêmes.

« Il faut donc, d’une part, le comprendre, en insistant sur la trace (τύπῳ) qui reste de lui, le saisir par la raison en le cherchant ; mais, d’autre part, sachant maintenant en quoi nous entrons, assuré que c’est dans une réalité bienheureuse (χρῆμα μακαριστὸν), il faut que nous nous donnions jusque dans notre intimité (εἰς τὸ εἴσω). »xii

Et que se passe-t-il après ce don total, ce sacrifice intime ? De « voyant », nous nous métamorphosons en « spectacle ».

« Il nous faut, au lieu d’être un voyant (ὁρῶντος), devenir un spectacle (θέαμα) pour qui nous voit tels que nous sommes venus de là-bas, et il faut l’éclairer des pensées que nous en rapportons. »xiii

Et que rapporte celui qui revient de « là-bas » ?

De quelles pensées peut éclairer les autres celui qui a vu, qui a vraiment vu, qui a compris, et qui est devenu lui-même un « spectacle » ?

Il peut rapporter que voir Dieu comme étant différent de soi, ce n’est pas encore être en Dieu.

Il peut expliquer que pour être en Dieu, il faut devenir le Dieu. Si nous le voyons comme une chose extérieure à nous-mêmes, il faut renoncer à cette vision, s’en éloigner, à moins que nous ne sachions que nous sommes, en essence, identiques à elle, et qu’elle nous montre ce que nous sommes.

Il peut témoigner que se manifeste à ce point un phénomène extraordinaire : « il y a alors comme une intelligence et une conscience de nous-mêmes (σύνεσις καὶ συναίσθησις αὑτοῦ), si nous prenons bien garde de ne pas trop nous écarter de lui, sous prétexte d’augmenter cette conscience. »xiv

Plus on s’approche du Dieu, plus notre intelligence et notre conscience augmentent. Mais plus elles augmentent, moins nous pouvons nous permettre de « trop nous écarter » de lui. Nous pouvons seulement nous en écarter un petit peu, — pour vérifier que nous sommes libres d’aller et de venir, de monter ou de descendre, de nous approcher ou de nous éloigner.

L’extase, on l’a dit n’est en rien statique. Et le mouvement extatique est d’une nature spéciale. Plus on se déplace « là-bas », plus on comprend, et plus on a conscience.

On comprend toujours davantage que ce qui se passe « là-bas » ne ressemble en rien à ce qui se passe « ici ». Ici, nous avons une conscience aiguë de nous-mêmes, nous avons une certaine intelligence de nous-mêmes, et nous pensons être unis avec nous-mêmes, parce que nous nous appuyons sur nos sensations, qui viennent confirmer ou infirmer nos pensées.

En revanche, « là-bas, c’est alors que notre savoir est au plus haut point conforme à l’Intelligence (νοῦς), que nous croyons être dans l’ignorance. »xv

Heureux ceux qui, « là-bas », se croient dans l’ignorance, alors leur viendra la sagesse.

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i« Il [le voyant] annonce qu’il voit un Dieu (Ouranos) qui engendre un fils d’une beauté suprême (Cronos) et qui engendre toutes choses en lui-même (Ouranos) ; il le met au jour sans douleur ; il se complaît en ce qu’il engendre, il aime ses propres enfants, il les garde tous en lui, dans la joie de sa splendeur et de leur splendeur; mais tandis que tous les autres restent auprès de lui, avec leur beauté, et plus beaux encore d’y rester, il est un fils qui, seul entre les autres, se manifeste au dehors (εἰς τὸ ἒξω) (Cronos). D’après ce fils, son dernier né, l’on peut voir, comme d’après une image, la grandeur de son père et de ses frères, restés auprès de leur père. (…) En toutes ses parties il imite son modèle : il possède la vie ; de l’être il a l’image ; et il a une beauté qui lui vient de là-bas ; il en a l’éternité, puisqu’il est son image.» Plotin. Ennéades V, 8, 12. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 150

ii« Donc le Dieu [Cronos] est enchaîné, de manière à subsister toujours identique : il abandonne à son fils [Zeus] le gouvernement de cet univers ; c’est qu’il n’est pas conforme à son caractère de laisser là la souveraineté intelligible pour en rechercher une autre de date plus récente et au-dessous de lui, lui qui a plénitude de beauté ; quittant donc ce souci, il fixe son propre père [Ouranos] en ses limites, en s’étendant jusqu’à lui vers le haut ; et, dans l’autre sens, il fixe aussi ce qui commence après lui, à partir de son fils ; si bien qu’il est entre les deux, se distinguant de l’un grâce à la ‘mutilation’ qui sectionne sa réalité du côté supérieur, retenu de descendre parce qu’il est enchaîné par celui qui vient après lui vers le bas, entre son père, qui lui est supérieur, et son fils, qui lui est inférieur. Et comme son père est encore supérieur à la beauté, il est la beauté première (πρώτως καλός , prôtôs kalos) qui subsiste. L’âme aussi, sans doute, est belle ; mais il est bien plus beau qu’elle ; l’âme est son empreinte (sa trace) (ἴχνος) ; par cette empreinte, elle est naturellement belle, mais plus belle encore, quand elle porte là-bas ses regards. Si, pour parler plus clairement, l’âme de l’univers, qui est Aphrodité même, est belle, quelle beauté a-t-il donc ? Si elle tient sa beauté d’elle-même, combien sera-t-il beau ? Si elle la tient d’un autre, de qui donc a-t-elle acquis cette beauté et l’a-t-elle incorporée à son être ? Pour nous aussi être beau, c’est être à nous-même (τῷ αὑτῶν εἶναι) ; être laid c’est se changer en une nature qui n’est plus la nôtre ; se connaître soi-même, c’est être beau, être laid, c’est ignorer (γινώσκοντες μὲν ἑαυτοὺς καλοί, αἰσχροὶ δὲ ἀγνοοῦντες).» Plotin. Ennéades V, 8, 13. Traduction Émile Bréhier (modifiée). Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 150-151

iiiPlotin. Ennéades V. Notice du traité VIII. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p.134

ivPlotin. Ennéades V, 8, 10, 4. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 147

vPlotin. Ennéades V, 8, 10, 5-13. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 147

viPlotin. Ennéades V, 8, 10, 34-35. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148

viiPlotin. Ennéades V, 8, 10, 36-37. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148

viiiPlotin. Ennéades V, 8, 10, 37-45. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148

ixPlotin. Ennéades V, 8, 11, 7. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148

xDans notre propre profondeur.

xiPlotin. Ennéades V, 8, 11, 10-13. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148

xiiPlotin. Ennéades V, 8, 11, 13-17. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 149

xiiiPlotin. Ennéades V, 8, 11, 17-19. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 149

xivPlotin. Ennéades V, 8, 11, 23-24. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 149

xvPlotin. Ennéades V, 8, 11, 32-34. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 149

La conscience, à l’origine


‘Hésiode’

C’est une idée reçue que les mythologies de la Grèce ou de l’Égypte anciennes fondèrent leurs prémisses en se tournant vers les puissances divines censées être représentées par le ciel, le soleil, les planètes et les constellations. Les premières religions de l’antiquité furent donc qualifiées d’« astrales » par les modernes, pour cette raison.

Mais il est fort possible que d’autres idées des origines, moins phénoménales, plus fondamentales et beaucoup plus abstraites, aient pu aussi germer dans les consciences premières. La Théogonie d’Hésiode (VIIIe siècle av. J.-C.), sans doute irriguée par de très anciennes intuitions, incite à de telles conjectures.

Selon la Théogonie tout commence en vérité par Χάος (Chaos), c’est-à-dire l’Abîme, ou le Vide. Puis vinrent Gaïa, la Terre, « assise sûre offerte à tous les vivants »,i et Éros, l’Amour , « le plus beau parmi les Dieux immortels ».ii Éros est « celui qui soumet (δάμναται) l’esprit (νόον) et la volonté sage (ἐπίφρονα βουλήν) dans la poitrine de tous les dieux et de tous les hommes »iii.

Comment Éros pouvait-il ‘soumettre’ l’esprit de tous les dieux et de tous les hommes, alors qu’ils n’existaient pas encore ? Sans doute parce qu’Éros est, en essence, Esprit, et qu’il contient donc, en puissance, tous les esprits qui sont encore à venir. Il les ‘soumet’ parce qu’il les met par anticipation, en puissance, en lui. C’est là une autre manière de comprendre le mot ‘soumettre’ (δάμνημι). Selon le dictionnaire étymologique de Chantraine, ce verbe a pour sens premier « réduire par la contrainte », d’où « dompter », en parlant d’animaux, de jeunes filles, de peuples que l’on conquiert etc. Homère emploie le terme ἂδμητος (« non-domptée ») pour parler d’une jeune fille non mariée. Amour, Éros, dompte les jeunes filles comme il conquiert les esprits des dieux et des hommes.

Au commencement donc, il y eut Vide, Terre et Amour.

Ou, plus philosophiquement, Néant, Matière, et Esprit, — voilà l’intuition première, fondamentale, des origines.

La Terre, Gaïa, « au large sein » (εὐρύστερνος), venant en second après Chaos, est le fondement et le siège (ἓδος) de toute vie. Elle offre irrésistiblement à notre imagination une figure maternelle, induite par le mot ‘sein’. Mais en grec le mot στερνος, sternos, n’est pas genré, et désigne le sein de l’homme et de la femme. Hésiode n’appelle pas Gaïa « déesse » ou « mère ». Il ne met pas en scène, non plus, de figure divine à l’allure « paternelle » à ses côtés. Le premier qui fut appelé « Dieu » est Amour, bien qu’il vînt le troisième, après Chaos et Gaïa. Et Amour est un principe, une puissance.

Du Vide (Chaos), naquirent spontanément la Ténèbre (Érèbos, Ἒρεϐός) et la ‘noire Nuit’ (melaina Nyx, μέλαινά Νὺξ). Puis Nuit, « s’unissant d’amour à Ténèbre »,iv conçut et enfanta Éther et Jour.

Érèbos est un nom masculin, et Nyx un nom féminin. On pourrait gloser qu’Érèbos et Nyx unis en ou par Éros représentent la première triade divine. Par cette triade, par cette union d’amour entre Ténèbre et Nuit, advint le premier coït cosmique, le signal initial donné à la propagation de la création dans le monde.

Puis Gaïa, spontanément elle aussi, « enfanta un être égal à elle-même, capable de la couvrir tout entière ». Dans la Bible hébraïque, c’est Eve qui naît de la côte d’Adam. Dans la Théogonie, c’est Ouranos, le Ciel, qui naît de Gaïa, la Terre. Ouranos, qualifié d’« étoilé »v, naît pour offrir « aux Dieux bienheureux une assise sûre à jamais. »vi

C’est donc Gaïa, « l’assise de tous les vivants », qui enfanta « l’assise sûre des Dieux », Ouranos.

On notera aussi que c’est la seconde fois qu’Hésiode utilise le mot « Dieu », après qu’il a nommé Amour le premier Dieu, et « le plus beau de tous les Dieux ».

La théogonie continua. Gaïa enfanta encore, seule et « sans l’aide du tendre amour »vii, les Montagnes et les premières déesses, les Nymphes, ainsi que la « Mer inféconde ».

Puis, pour la première fois, Gaïa se livra aux étreintes d’Ouranos, et elle enfanta une multitude de Dieux, de Titans et de Cyclopes. Son dernier-né fut Cronos, « le Dieu aux pensers fourbes, le plus redoutable de tous ses enfants ».viii En effet, ce dernier-né, Cronos, fut aussi le premier à haïr son père, Ouranos. A vrai dire, c’est Ouranos qui avait commencé, ayant pris ses enfants « en haine depuis le premier jour ». « À peine étaient-ils nés, qu’au lieu de les laisser monter à la lumière, il les cachait tous dans le sein de Terre. »ix Ouranos avait sans doute une vague conscience que, s’ils advenaient au jour, ils représenteraient une menace pour son hégémonie divine, jusqu’alors sans partage. Longtemps, les premiers enfants d’Ouranos et de Gaïa n’eurent pas accès à leur pleine conscience. Ils restaient comme non-nés, celés dans le sein de Gaïa. Seul Cronos prit conscience de la haine d’Ouranos, et plus conscience encore de sa haine propre envers lui.

Alors qu’Ouranos, relativement inconscient (de ce qui l’attendait), se complaisait dans sa haine et dans son œuvre mauvaise, Gaïa elle aussi prenait de plus en plus conscience du malheur dont les fruits de ses entrailles souffraient, en elle. Ses enfants restaient prisonniers de son sein et ne pouvaient sortir au jour. « L’énorme Terre en ses profondeurs gémissait, étouffant ».x Sa conscience malheureuse en vint à « imaginer une ruse perfide et cruelle ». Elle prémédita soigneusement, consciencieusement, un plan fatal.

Elle commença par créer l’acier, et fabriqua une serpe. Puis elle réunit ses enfants et leur proposa d’agir. Seul Cronos, dans sa conscience pleine de haine et de fourberie, accepta. Sa mère le plaça en embuscade et lui enseigna le piège qu’elle avait conçu, en toute conscience de ses conséquences.

« Tout avide d’amour »,xi le grand Ouranos s’approcha de Gaïa, il la « couvrit », et il « s’épandit en tout sens ». Alors, avec la serpe, Cronos coupa brusquement les parties génitales de son père.

Sans doute, dans sa douleur foudroyante, Ouranos, privé de ses parties intimes, prit alors conscience des privations qu’il avait infligées à ses enfants, et dont, dans son inconscience première, il avait ignoré la puissance dévastatrice, — le manque, l’absence à soi, la perte de soi, la plongée dans l’obscur.

Il prit conscience, mais trop tard, des privations de conscience subies par ses enfants, et qui avait provoqué leur haine. Il prit aussi conscience de la privation de descendance qu’il avait imposée à Gaïa, et dont celle-ci fit la matière de son ressentiment implacable et l’aiguillon de sa vengeance.

Le mythe fondateur de la Théogonie offre de nombreuses pistes de recherche. Mais je voudrais ici le lire comme une histoire ramassée de l’émergence de la conscience (divine) à elle-même.

Au commencement, il y eut Vide, Terre et Amour. Et Terre a enfanté Ciel, pour qu’il puisse la « couvrir », dans les deux sens du terme. Et Terre, unie à Ciel, enfanta Temps, qui châtra Ciel.

Ces noms (Chaos, Gaïa, Éros, Ouranos, Cronos) sont moins des figures mythiques que des concepts. Ils cèlent une métaphysique en gésine. Une idée fondamentale s’en détache. La divinité forme un ensemble, un plérôme, inconscient, spontané, vivant, libre, mais de plus en plus conscient.

Dans son unité et dans sa pluralité, elle n’est jamais statique, elle est toujours en devenir.

Cette idée, pour ancienne qu’elle soit, n’est rien moins qu’évidente. En témoigne un philosophe « moderne », Schelling, particulièrement curieux des leçons de la mythologie, qui a pu écrire:

« La divinité pure est étrangère à tout devenir ; elle reste ce qu’elle est, en soi. Elle constitue par son être même, par sa nature, une négation de tout être extérieur, cette négation étant, il est vrai, d’abord silencieuse. »xii

Pourtant, comme la Théogonie offre une vision dynamique des puissances divines en déploiement !

La divinité qui est qui elle est, qui nie tout ce qu’elle n’est pas, n’est cependant qu’un moment de ce qu’elle est. Il lui reste à devenir ce qu’elle n’est pas encore, et que, sans doute, dans son omniscience toute relative, elle ignore encore, tant sa liberté d’être à venir dépasse sa connaissance momentanée de ce qu’elle est et a été.

Après le Néant initial, dont on ne peut rien dire sinon qu’il semble vide, le plérôme divin se présente comme un Oui, puis comme un Non, entrant successivement en scène. D’abord Gaïa, qui est un Oui en puissance, puis Éros, qui est un Oui en acte, et puis Ouranos, qui assène un Non répété.

Ouranos est l’archétype divin de la négation et de l’inconscience, confrontée à Gaïa, l’archétype de l’affirmation et de la conscience.

Ouranos incarne le Non divin : « En soi, la divinité est toujours le Non à l’adresse de l’être extérieur, mais c’est en se manifestant comme telle qu’elle fait surgir l’être extérieur. (…) Elle est pour cet être extérieur un Non destructeur, une force éternellement en colère qui ne supporte aucun être qui lui soit extérieur. »xiii

Après le Oui de Gaïa, le Non d’Ouranos. Ce Non, cette colère du Dieu du Ciel, est la divinité tout entière, et exprime son essence même, elle n’en est pas seulement un attribut, un aspect relatif.

« Cette force de colère n’est pas une propriété de la divinité, pas plus qu’elle n’en est une puissance ou une partie ; elle est toute la divinité pour autant qu’elle existe en soi et constitue l’Être essentiel. Cet être essentiel est une pointe irrésistible, inapprochable, un feu dans lequel aucune vie n’est possible. »xiv

Mais ce Non de la divinité, pour essentiel qu’il soit, ne peut l’empêcher d’être aussi un Oui, à un autre moment.

« Elle doit être nécessairement un Non destructeur par rapport à tout être extérieur et elle doit aussi (…) être un éternel Oui, un amour qui fortifie, l’être de tous les êtres. »xv

La divinité, dans son unité et dans sa dualité, est à la fois une volonté qui veut et une volonté qui ne veut pas. Ce qui ne veut pas dire qu’elle est une volonté qui ne veut rien, une volonté du vide, du néant. Elle est une volonté double, et même triple.

En termes mythologiques, Ouranos, qui refuse que ses enfants vivent, est le Non destructeur. Gaïa, qui est le siège, le fondement de tous les êtres vivants, est le Oui. Et Éros, l’Esprit de vie, est lui aussi le Oui.

La divinité dans son ensemble est un Tout. En tant que plérôme, elle est à la fois le Non et le Oui, et leur union.

Le Oui, « cet amour n’est pas une propriété, une partie ou un principe de la divinité, il est la divinité même, totale et indivisible. Mais justement parce que la divinité est un Tout indivisible, qu’elle est l’éternel Oui et l’éternel Non, elle n’est ni l’un ni l’autre, mais l’unité des deux. Il ne s’agit pas ici, à proprement parler, d’une trinité de principes distincts, mais Dieu est, et en tant qu’Un, et justement parce qu’il est Un, il est aussi bien le Oui que le Non et l’unité des deux. »xvi

Dans la présence simultanée, ou alternée, de ce Oui et de ce Non, on peut reconnaître l’action de deux forces fondamentales de l’univers physique et métaphysique, — l’attraction et la répulsion.

La différence radicale, existentielle, entre ces deux forces de sens contraires, est la condition première de l’apparition de la conscience. La conscience ne se constitue qu’en résistant à la dissolution qui la menace, du fait des mouvements contradictoires qui l’assaillent. Elle s’élève d’autant plus dans l’échelle de la conscience qu’elle réalise sa liberté d’être comme un Oui, ou comme un Non, ou comme quelque unité supérieure des deux.

En effet, si elle était seulement un Oui, ou un Non, la divinité, ou la conscience, devrait adopter tel ou tel mode d’être, puis l’affirmer absolument ou bien le nier absolument. Mais l’affirmation ou la négation absolues sont en contradiction avec un principe bien supérieur, celui de la liberté absolue, le principe de la volonté absolument libre du divin, — ou de la conscience.

Il y a, entre la liberté absolue de la divinité et celle de la conscience, une homologie qui vaut la peine qu’on s’y arrête un instant.

Pourquoi Dieu, sorti de sa nuit éternelle, s’est-il soudain intéressé à l’être, à la création ? Pourquoi a-t-il éprouvé le besoin de se révéler dans sa création ? On ne peut répondre directement à cette question, sinon observer qu’il a créé l’être en toute liberté, et non sous la contrainte de quelque détermination.

Mais comment a-t-il fait ? Quelle a été la force fondamentale qu’il a mise en œuvre en créant ? Était-ce un Oui ou un Non ? Une puissance centripète d’attraction ou une puissance centrifuge de dissociation, de répulsion? A-t-il attiré l’être à lui, en niant sa potentielle extériorité, sa potentielle différence ? Ou bien a-t-il décidé de reconnaître l’être créé dans son indépendance, en affirmant sa liberté absolue (par rapport à la sienne), et en séparant l’être créé de son essence propre, éternelle?

Dans les deux cas cités, on peut observer que Dieu ne se manifesterait pas alors tel qu’il est vraiment, à savoir comme étant à la fois un Oui et un Non. Il serait soit l’un, soit l’autre.

Mais il y a une troisième voie possible d’interprétation, semble-t-il.

« Il fallait qu’il se révèle comme Celui qui était libre de se révéler et de ne pas se révéler, c’est-à-dire de se révéler comme l’éternelle liberté. Il était donc impossible que Dieu se révélât comme l’éternel Non sans se révéler en même temps comme l’éternel Oui, et vice-versa, et néanmoins il est impossible qu’un seul et même Être soit à la fois Oui et Non. »xvii

Cette troisième voie n’aboutit-elle pas à une criante contradiction ?

Cela semble le cas, mais il y a une façon de la résoudre. Il faut concevoir la divinité dans son développement interne. Ce n’est pas un développement dans le temps, mais selon son essence même. Le Non est au Oui ce que la prémisse est à l’inférence logique, ou encore comme ce qui fonde précède ce qui est fondé. Ces moments distincts ne sont pas d’ordre temporel. Ils peuvent, tout en étant différents, séparés, être aussi simultanés. « Le passé ne peut pas exister comme s’il était présent, mais il doit, en tant que passé, coexister avec le présent ; le futur n’est certes pas une existence présente, mais il doit coexister avec le présent en tant que futur, et il est tout à fait absurde de penser à l’être-dans-le-futur et à l’être-dans-le-passé comme à un non-être total. »xviii

L’idée qu’il existe une forme de coexistence du passé, du présent et du futur a été évoquée plus d’un siècle après Schelling, dans un autre contexte, lors d’un célèbre dialogue entre C.G. Jung et Wolfgang Pauli, qui ont forgé le terme de synchronicité pour la désignerxix.

La contradiction relevée plus haut ne peut pas être cependant résolue seulement par des mots, comme coexistence ou synchronicité. Elle est en fait si intense qu’elle « brise » l’éternitéxx, et pose à sa place « une suite d’éternités ou d’éons », ce que nous appelons temps. L’Éternité se résout dans le temps, et le temps coexiste avec l’Éternité. Il en fait partie, et il y joue son rôle.

« Le temps extérieur à l’Éternité n’est autre que le mouvement par lequel l’éternelle nature s’élève de plus en plus vers le suprême pour ensuite redescendre et recommencer son ascension. »xxi

Le temps est donc ce qui garantit la forme de vie et de progression de la divinité dans son essence même.

La Théogonie, elle aussi, a mêlé le temps à la divinité, mais d’une manière plus brutale. Cronos (qui est nommément « le Temps »), en coupant les parties intimes d’Ouranos, a lui aussi « brisé » à sa façon la divinité qui a pour nom Ciel, et qui est le siège des Dieux.

Le Temps a « brisé » le Ciel et l’éternité qu’il représente (la demeure des Dieux).

Mais l’affaire est loin d’être terminée. Bientôt Cronos, lui aussi, sera « brisé » par un Dieu nouveau, son propre fils, Zeus.

En deux générations divines, tant l’éternité que le temps auront été « brisés », pour que Zeus, le Dieu « sage » s’impose à son tour.

Pas mal, pour une divinité supposée éternellement statique.

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iHésiode. Théogonie, v. 116-117. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.36

iiHésiode. Théogonie, v. 120. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.36

iiiHésiode. Théogonie, v. 121-122 (ma traduction).

ivHésiode. Théogonie, v. 125. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.36

vHésiode. Théogonie, v. 126-127. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.36

viHésiode. Théogonie, v. 128. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.36

viiHésiode. Théogonie, v. 132. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.37

viiiHésiode. Théogonie, v. 137. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.37

ixHésiode. Théogonie, v. 157. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.37

xHésiode. Théogonie, v. 159. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.38

xiHésiode. Théogonie, v. 177. Traduction Paul Mazon. Les Belles Lettres, Paris, 1986, p.38

xiiF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.132

xiiiF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.133

xivF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.133-134

xvF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.133-134

xviF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.134

xviiF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.135-136

xviiiF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.137

xixC.G. Jung and Wolfgang Pauli. Atom and Archetype. The Pauli/Jung Letters 1932-1958. Edited by C.A. Meier. Princeton Univerity Press, 2001

xxF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.137

xxiF.-W. Schelling. Les Âges du Monde. Trad. S. Jankélévitch. Aubier, Paris, 1949, p.143

Melankraira, ou la Conscience Sibylline


« La Sibylle de Delphes par Michel-Ange ».

La Grèce archaïque et classique ne connaissait pas de « prophètes », si l’on prend ce terme dans le sens singulier des nebîîm d’Israël. En revanche, elle abritait une profusion de devins, de mages, de bacchantes, de pythies, de sibylles, et plus largement, une multitude d’enthousiastes et d’initiés aux Mystèresi

Auguste Bouché-Leclercq, auteur d’une Histoire de la divination dans l’antiquité, aujourd’hui indépassée, insiste sur l’unité sous-jacente des sensibilités « mystiques » qui s’exprimait à travers ces diverses dénominations : « l’effervescence mystique qui, avec des éléments empruntés au culte des Nymphes, à la religion de Dionysos et à celle d’Apollon, avait créé l’enthousiasme prophétique, se propagea en tous sens : elle fit naître, partout où se rencontraient les cultes générateurs de l’intuition divinatoire, le désir d’inscrire dans les traditions locales, aussi loin que possible dans le passé et à l’abri de tout contrôle, des souvenirs analogues à ceux dont se paraît l’oracle de Pytho. Nous pouvons donc considérer ces trois instruments de la parole révélée, pythies, chresmologues et sibylles, comme créés en même temps et issus du même mouvement religieux. »ii

Cependant subsistaient quelques différences notables entre ces « trois instruments de la parole révélée », qu’il convient d’apprécier.

Par exemple, contrairement à la Pythie de Delphes, les sibylles n’étaient pas liées à un sanctuaire particulier ou une population spécifique. C’étaient des errantes, des individualistes, des femmes libres. Mais, il y avait aussi ce caractère psychologique qui définissait le mieux la sibylle par comparaison avec les prêtresses régulières, attitrées, c’était son tempérament « sombre, mélancolique, car dépossédée de sa nature humaine et féminine, alors qu’elle est possédée par le Dieu. »iii

De plus, elle n’est pas visitée par l’inspiration seulement de temps en temps, comme la Pythie. L’état de possession divine semble faire constamment partie de sa nature.

Héraclite qui fut le premier auteur classique à évoquer la Sibylle et les Bacchanales a laissé quelques fragments nettement hostiles aux orgies dionysiaques. Il condamne l’exaltation et l’exultation de la démesure, parce que, en tant que philosophe de la balance des contraires, il sait qu’elles multiplient les effets délétères, et qu’elles entraînent à la fin la destruction et la mort.

Cependant, deux de ses « fragments » exsudent une curieuse ambiguïté, une sorte de sympathie cachée, non manifeste, pour la figure de la Sibylle.

« La Sibylle, ni souriante, ni fardée, ni parfumée, de sa bouche délirante, se faisant entendre, franchit mille ans par sa voix, grâce au dieu » (Fragment 92).

La Sibylle ne sourit pas car ce n’est pas de bon cœur qu’elle subit l’emprise du Dieu. Cette « possession » lui est un fardeau insupportable. Ecrasée par la présence divine, son sentiment intime est à mille lieues de susciter en elle un désir de séduction féminine. Instrument totalement passif du Dieu qui la contrôle et la domine, elle n’a évidemment ni l’envie ni même la force de se farder ou de se parfumer. Quelle idée ! Alors qu’autour d’elles, dans les temples, les prêtresses des sanctuaires officiels, tout à leur rôle et leur rang social, s’obligeaient à un effort de représentation et de mise en scène.

Par contraste, la Sibylle appartient toute au Dieu, même si elle s’en défend. Elle lui est livrée, dans la transe, corps et âme. Elle a rompu tout lien avec le monde, sinon celui de délivrer publiquement la parole divine. C’est parce qu’elle s’est abandonnée tout entière à l’esprit divin, que celui-ci peut commander à sa voix, à sa langue, et lui faire prononcer l’inouï, dire l’imprévisible, explorer les profondeurs du lointain avenir.

Dans le temps d’un oracle, la Sibylle peut franchir en esprit une durée de mille ans, par la grâce du Dieu. Se révèle en elle toute la puissance divine, présente ou à venir. On sait, ou on pressent, que ses paroles se révéleront, peut-être seulement dans un lointain avenir, bien plus sages dans leur folle apparence que toutes les sagesses humaines.

La Pythie de Delphes était vouée à Apollon. Mais la Sibylle, dans sa farouche indépendance, n’a pas une seule allégeance divine. Elle peut être en contact avec d’autres dieux, Dionysos ou Hadès, ou Zeus lui-même. Selon Pausaniasiv, la sibylle Hérophile prophétisait aux Delphiens pour leur révéler la « pensée de Zeus » en dépit d’Apollon, dieu tutélaire de Delphes, envers qui elle gardait rancune.

En réalité, on savait déjà que ces noms divers recouvraient le même mystère. Dionysos, Hadès, Apollon ou Zeus sont « le même », car tout ce qui est divin est « le même ».

« Si ce n’était pas pour Dionysos qu’ils font la procession et chantent l’hymne aux parties honteuses, ils feraient les choses les plus éhontées. Mais c’est le même que Hadès et Dionysos, celui pour qui ils délirent et mènent la bacchanale. » (Fragment 15)

Héraclite sait et affirme que, contre toute apparence, Hadès et Dionysos sont « le même » Dieu, parce que, dans leur convergence profonde, et malgré leur opposition symbolique (la mort, la vie), surgit leur véritable transcendance, leur unité intrinsèque, leur essence commune.

Ceux qui seulement vivent dans l’exaltation survoltée, dans l’enthousiasme dionysiaque, dans les bacchanales sanglantes, sont voués inéluctablement à la mort.

En revanche, celui qui sait dominer et chevaucher l’extase dionysienne, peut aller bien au-delà de la perte de la conscience de soi. Il peut dépasser la conscience initiée des mystes mêmes et accéder à un niveau transcendant de la révélation, surpasser le Mystère.

Les bacchanales dionysiaques, enthousiastes et extatiques, ne se concluent pas sans la mort des victimes, déchirées, dépecées, dévorées.

Héraclite reconnaît en ‘Dionysos-Hadès’ une essence double, le couple de deux « contraires » qui sont aussi « le même », et qui permet de dépasser la mort par une extase véritable, non mortifère, une extase qui ne soit pas corporelle ou sensuelle, mais intuitive et spirituelle.

Héraclite refuse les excès de l’extase dionysiaque et la mort qui leur met fin. Il est fasciné par la Sibylle, car elle seule, singulièrement seule, se tient vivante et extatique au carrefour de la vie et de la mort.

Dans son vivant éveil, elle voit la mort toujours à l’œuvre : « Mort est tout ce que nous voyons, éveillés… » (Fragment 21)

Faite sibylle par le Dieu, qui prend possession d’elle contre sa volonté, elle est en quelque sorte morte à elle-même et à sa féminité. Elle se laisse entièrement « prendre » par le Dieu, elle s’abandonne, pour laisser vivre en elle la vie du Dieu.

Vivante dans le Dieu en mourant à soi, elle meurt aussi de cette vie divine, en donnant vie à ses paroles. De la Sibylle, en essence une figure héraclitéenne, semble s’inspirer ce fragment : « Immortels, mortels, mortels, immortels ; vivant de ceux-là la mort, mourant de ceux-là la vie. » (Fragment 62)

Considérant sa position unique, intermédiaire, entre le vivant et la mort, entre le divin et l’humain, l’on a pu dire que le type sibyllin était « l’une des créations les plus originales et les plus nobles du sentiment religieux en Grèce. »v

Il paraît évident que dans la Grèce antique, la Sibylle a représenté un nouvel état de la conscience, qu’il importe de mettre en lumière.

Isidore de Séville rapporte que, selon les auteurs les mieux informés, il y eut historiquement dix sibylles. La première apparut en Perse, ou en Chaldéevi, la seconde en Libye, la troisième à Delphes, la quatrième était Cimmérienne d’Italie. La cinquième, « la plus noble et la plus honorée de toutes », était Érythréenne et se nommait Hérophile, et elle serait en fait d’origine babylonienne. La sixième habitait l’île de Samos, la septième la ville de Cumes en Campanie. La huitième venait de la plaine de Troie et rayonnait sur l’Hellespont, la neuvième était Phrygienne et la dixième Tiburtine [c’est-à-dire opérant à Tivoli, l’ancien nom de Tibur, dans la province de Rome].vii

Isidore précise aussi que, dans le dialecte éolien, Dieu se disait Σιός (Sios) et le mot βουλή signifiait ‘esprit’. Il en déduit que sibylle, en grec Σιϐυλλα, serait le nom grec d’une fonction, et non un nom propre, et équivaudrait à Διὸς βουλή ou θεοϐουλή («l’esprit de Dieu »).

Cette étymologie était d’ailleurs aussi adoptée par plusieurs Anciens (Varron, Lactance,…). Mais ce n’était pas l’opinion de tous. Pausanias, notant que la prophétesse Hérophile, citée par Plutarqueviii, et, on vient de le voir, par Isidore, était appelée ‘Sibylle’ par les Libyensix, laisse entendre que Σιϐυλλα, Sibylle, serait la métathèse ou l’anagramme de Λίϐυσσα, Libyssa, « la Libyenne », ce qui serait une indication de l’origine libyenne du mot sibylle. Ce nom se trouva ensuite altéré en Élyssa, qui devint le nom propre de la sibylle libyennex.

Il y eut dans le passé bien d’autres étymologies encore, plus ou moins farfelues ou controuvées, qui préféraient se tourner vers des racines sémitiques, hébraïques ou arabes, sans emporter la conviction. Pour résumer, le problème de l’étymologie de sibylle est « pour le moment un problème désespéré »xi.

L’histoire du nom de la sibylle, comme la variété des lieux de sa présence tout autour de la Méditerranée et dans le Moyen Orient témoigne de sa prégnance sur les esprits ; et de la force de sa personnalité.

Qui était-elle vraiment ?

La Sibylle était d’abord une voix de femme en transe, voix qui semblait émaner d’un être abstrait, invisible, paraissant d’origine divine. Des témoins à l’affût mettaient par écrit tout ce qui sortait de cette ‘bouche délirante’. Des recueils d’oracles sibyllins furent produits, en dehors de toute intervention sacerdotale, ou d’intérêts établis, politiques ou religieux, du moins dans les premiers temps du phénomène sibyllin. Beaucoup plus tard, ce dernier sera ensuite, du fait même de son succès pluriséculaire, mis au service d’intérêts spécifiques ou apologétiquesxii.

En essence, la Sibylle était la manifestation d’un pur esprit prophétique, faisant contraste avec les techniques de divination convenues et réglées, émanant de corporations sacerdotales dûment encadrées par les puissances du moment.

L’esprit de la Sibylle mettait en évidence l’antagonisme structurel entre une libre inspiration, exprimant sans médiation et sans apprêt les paroles du Dieu même, et des oracles cléricaux ou des pratiques divinatoires, systématiques et déductives, tirant avantage des privilèges des prêtres attachés aux Temples. La mantique sibylline pouvait s’interpréter comme une réaction contre le monopole du clergé apollinien, les privilèges lucratifs des devins professionnels, et la concurrence des autres « chresmologues », qu’ils soient dionysiaques ou orphiques.

L’hostilité latente entre la Sibylle et Apollon s’explique par le constant effort des sibylles pour enlever aux prêtres apolliniens le monopole de la divination intuitive et cérémonielle et lui substituer les témoignages d’une révélation directe.

Mais il y a encore une autre lecture, plus fondamentale, plus psychologique.

La Sibylle est une nymphe asservie, soumise au Dieu. Elle est, au sens propre, « possédée » dans son intelligence par Apollon, elle en est même « furieuse », mais son cœur, lui, n’est pas prisxiii.

La Sibylle est dominée, dans sa transe, par ce que j’appellerais sa « conscience malheureuse ». Hegel définit la conscience malheureuse comme une conscience qui est « unique, indivise », et en même temps « double »xiv.

La Sibylle est « malheureuse » parce qu’elle est consciente qu’une autre conscience que la sienne est présente en elle (en l’occurrence celle du Dieu, et fait aggravant, d’un Dieu qu’elle n’aime pas, mais qui a pris l’entière possession de son esprit). Elle est aussi consciente qu’elle est ces deux consciences à la fois.

Si l’on estime qu’évoquer Hegel est trop anachronique, on peut aussi s’appuyer sur des auteurs du 3ème siècle av. J.-C., Arctinos de Milet, Leschès de Lesbos, Stasinos ou Hégésinos de Chyprexv qui ont fait de Cassandra le type de la sibylle malheureuse, triste, délaissée, et passant pour folle. Cassandra devint dès lors le modèle archétypal de la sibylle, à la fois la messagère et la victime d’Apollon.

Selon le mythe, Cassandra (ou Alexandra, « celle qui écarte ou repousse les hommes »xvi) avait reçu le don de la divination et de la prescience par la grâce d’Apollon, qui, amoureux d’elle, désirait la posséder. Cependant Cassandra ne voulut pas lui donner en retour sa virginité et le « repoussa ». Dépité par ce refus il lui cracha dans la bouche, ce qui devait la condamner à ne pouvoir s’exprimer de façon intelligible, et à n’être jamais crue. Elle fut ensuite poursuivie par le ressentiment du Dieu pendant toute sa vie.

Lycophron, dans son poème Alexandra, présente Cassandra comme « l’interprète de la Sibylle », s’exprimant en « paroles confuses, embrouillées, inintelligibles »xvii.

L’expression « l’interprète de la Sibylle » que l’on trouve dans plusieurs traductions françaises est elle-même une interprétation… Dans le texte original de Lycophron, on lit : ἢ Μελαγκραίρας κόπις, soit littéralement « le couteau de sacrifice (κόπις) de Melankraira (Μελαγκραίρα) ».

Le couteau de sacrifice, en tant qu’instrument de la divination, peut s’interpréter métonymiquement comme étant « l’interprétation » du message divin, ou bien comme « l’interprète » elle-même. Quant à Melankraira, c’est l’un des surnoms de la Sibylle. Il signifie littéralement « tête noire »xviii. Ce surnom s’explique sans doute par l’obscurité de ses oracles ou l’inintelligibilité de ses paroles. A. Bouché-Leclercq fait à ce sujet l’hypothèse que Lycophron, en employant ce surnom, s’était souvenu de la doctrine d’Aristote associant la faculté prophétique à la « mélancolie », c’est-à-dire la « bile noire », la melancholikè krasisxix dont on a déjà parlé du rôle qu’elle joue chez les visionnaires, les prophètes et autres « enthousiastes ».

On pourrait peut-être y voir aussi, avec plus de deux millénaires d’avance, une sorte d’anticipation de l’idée d’inconscient, la « tête noire » pouvant être associée par métonymie à l’idée de pensée « noire », c’est-à-dire de pensée « obscure », relevant de ce fait de la psychologie des profondeurs.

Quoi qu’il en soit, la confusion dans l’expression et l’incapacité à se faire comprendre de Cassandra étaient une conséquence de la vengeance d’Apollon, tout comme sa condamnation à ne pouvoir prédire de l’avenir que seulement le malheur, la mort et la ruine.

« Chez Cassandra, prototype des sibylles, l’inspiration mantique, tout en dérivant d’Apollon, porte la trace d’une lutte aussi acharnée qu’inégale entre le dieu et son interprète. Il y a plus; non seulement Cassandra était poursuivie par la vengeance d’Apollon, mais elle ne pouvait annoncer que des malheurs. Elle ne voyait dans l’avenir que la ruine de sa patrie, le trépas sanglant des siens et, au bout de son horizon, la conclusion tragique de sa propre destinée. De là le caractère sombre et l’âpre dureté des prophéties sibyllines, qui n’annonçaient guère que des calamités, et qui durent, sans doute, à cet esprit pessimiste la foi dont les honora Héraclite. »xx

La Cassandra, ce « couteau » de la Melankraira, chantée par Lycophron (320 av. J.-C. – 280 av. J.-C.) était alors devenue une réincarnation poétique d’un archétype bien plus ancien. Quand le courant religieux de l’orphisme, apparu au 6ᵉ siècle av. J.-C., commença à prendre de l’ampleur au 5ᵉ siècle av. J.-C., les auteurs opposés aux orphiques disaient déjà que la Sibylle était « plus ancienne qu’Orphée » pour réfuter les prétentions de ce dernier.

Il était même possible de faire remonter la Sibylle avant la naissance de Zeus lui-même, et donc avant tous les dieux olympiens…

«  La Sibylle fut identifiée avec Amalthéa, une nymphe qui, suivant les traditions crétoises et pélasgiques, avait été la nourrice de Zeus. Le choix d’Amalthéa était des plus heureux, car il donnait à la Sibylle un âge qui dépassait celui des dieux olympiens eux-mêmes, et, d’autre part, ce nom n’empêchait pas de reconnaître l’origine ionienne de la Sibylle, Amalthée se rattachant indirectement, par l’Ida crétois, à l’Ida troyen où habite aussi Rhéa, la mère de Zeus, autrement dit la Kybèle phrygienne ou Grande-Mère hellénisée. »xxi

De cette montée vers les origines, il me paraît essentiel de souligner qu’elle révèle que des Dieux aussi élevés qu’Apollon ou même Zeus, ont eu aussi une mère et une nourrice. Elles étaient nécessairement avant eux, et leur ont donné la viexxii.

Il semble que, sous son aspect mythologique, cette prise de conscience peut s’interpréter comme une avancée radicale de la conscience, comme le symptôme d’un dépassement de la pensée mythologique par elle-même, et conséquemment comme un surpassement de la pensée de l’essence des Dieux par la conscience humaine.

Cette capacité de dépassement met en lumière une caractéristique essentielle de la conscience, celle d’être une puissance sibylline, c’est-à-dire une puissance obscure, ou une puissance de l’Obscur, comme l’indique explicitement le nom Melankraira de la Sibylle.

La conscience sibylline découvre qu’elle doit librement se confronter à la présence envahissante, dominante, du Dieu, mais aussi à sa propre profondeur, obscure, et à sa noire fureur.

Elle découvre surtout qu’il lui est loisible de se délivrer de la première, au prix de la perte de son bonheur temporaire, pour pouvoir se tourner vers un état supérieur, un état de dépassement, ou de surpassement, qui exige une plus claire conscience de la nature de son obscurité.

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iHéraclite, Fragment 14 : « Errants dans la nuit : mages, bacchants, bacchantes, initiés. Aux choses considérées chez les hommes comme des Mystères, ils sont initiés dans l’impiété. »

iiA. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Ed. Ernest Leroux, Paris, 1880, p.142

iiiMarcel Conche, in Héraclite, Fragments, PUF, 1987, p. 154, note 1

ivPausanias, X,12,6

vA. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Ed. Ernest Leroux, Paris, 1880, p.133

viIl est à remarquer que trois siècles après Isidore de Séville (~565-636), l’Encyclopédie Souda (Xe siècle), tout en reprenant le reste des informations fournies par Isidore, affirme cependant que la première Sibylle se trouvait chez les Hébreux et qu’elle portait le nom de Sambethe, selon certaines sources: « She is called Hebrew by some, also Persian, and she is called by the proper name Sambethe from the race of the most blessed Noah; she prophesied about those things said with regard to Alexander [sc. the Great] of Macedon; Nikanor, who wrote a Life of Alexander, mentions her;[1] she also prophesied countless things about the lord Christ and his advent. But the other [Sibyls] agree with her, except that there are 24 books of hers, covering every race and region. As for the fact that her verses are unfinished and unmetrical, the fault is not that of the prophetess but of the shorthand-writers, unable to keep up with the rush of her speech or else uneducated and illiterate; for her remembrance of what she had said faded along with the inspiration. And on account of this the verses appear incomplete and the train of thought clumsy — even if this happened by divine management, so that her oracles would not be understood by the unworthy masses.
[Note] that there were Sibyls in different places and times and they numbered ten.[2] First then was the Chaldaean Sibyl, also [known as] Persian, who was called Sambethe by name. Second was the Libyan. Third was the Delphian, the one born in Delphi. Fourth was the Italian, born in Italian Kimmeria. Fifth was the Erythraian, who prophesied about the Trojan war. Sixth was the Samian, whose proper name was Phyto; Eratosthenes wrote about her.[3] Seventh was the Cumaean, also [called] Amalthia and also Hierophile. Eighth was the Hellespontian, born in the village of Marmissos near the town of Gergition — which were once in the territory of the Troad — in the time of Solon and Cyrus. Ninth was the Phrygian. Tenth was the Tiburtine, Abounaia by name. They say that the Cumaean brought nine books of her own oracles to Tarquinus Priscus, then the king of the Romans; and when he did not approve, she burned two books. [Note] that Sibylla is a Roman word, interpreted as « prophetess », or rather « seer »; hence female seers were called by this one name. Sibyls, therefore, as many have written, were born in different times and places and numbered ten. » Cf Suda On Line, https://www.cs.uky.edu/~raphael/sol/sol-html/

viiIsidore de Séville. The Etymologies. VIII,viii. Cambridge University Press, 2006, p. 181

viiiPlutarque. « Pourquoi la Pythie ne rend plus ses oracles en vers ». Œuvres morales. Traduction du grec par Ricard. Tome II , Paris, 1844, p.268

ixPausanias, X, 12, 1

xC’est aussi un autre nom de la reine Didon.

xiA. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Editeur Ernest Leroux, Paris, 1880, p.139, Note 1.

xiiL’article « sibylle » du Thesaurus de l’Encyclopaedia Universalis (Paris, 1985) indique par exemple, à la page 2048 : « La sibylle juive correspond à la littérature des Oracles sibyllins. Les Juifs hellénistiques, ainsi que les chrétiens, remanièrent les Livres sibyllins existants, puis ils en composèrent eux-mêmes. Dès le ~2ème siècle, les Juifs d’Alexandrie utilisaient le genre sibyllin comme moyen de propagande. On possède douze livres de ces collections d’oracles (…) Le IIIème livre des Oracles sibyllins est le plus important du recueil, dont il est la source et le modèle ; C’est aussi le plus typiquement juif. Pur pastiche homérique, il reflète des traditions, croyances et idées grecques (le mythe des races d’Hésiode) ou orientales (l’antique doctrine babylonienne de l’année cosmique) . Malgré ce masque culturel, il demeure une œuvre juive d’apocalypse. Il s’apparente au Livre éthiopien d’Hénoch et au Livre des Jubilés. Le crédo monothéiste d’Israël y fonctionne tout au long. »

xiiiPausanias, X,12,2-3 : «  [la sibylle] Hérophile florissait avant le siège de Troie, car elle annonça dans ses oracles qu’Hélène naîtrait et serait élevée à Sparte pour le malheur de l’Asie et de l’Europe, et que Troie serait à cause d’elle prise par les Grecs. Les Déliens rappellent un hymne de cette femme sur Apollon; elle se donne dans ses vers non seulement le nom d’Hérophile, mais encore celui de Diane ; elle se dit dans un endroit l’épouse légitime d’Apollon, dans un autre sa sœur et ensuite sa fille ; elle débite tout cela comme furieuse et possédée du dieu. Elle prétend dans un autre endroit de ses oracles, qu’elle est née d’une mère immortelle, l’une des nymphes du mont Ida, et d’un père mortel. Voici ses expressions : Je suis née d’une race moitié mortelle, moitié divine ; ma mère est immortelle, mon père vivait d’aliments grossiers. Par ma mère je suis originaire du mont Ida, ma patrie est la rouge Marpesse consacrée à la mère des dieux, et arrosée par le fleuve Aïdonéus. »

xivLa conscience malheureuse demeure « comme conscience indivisée, unique, et elle est en même temps une conscience doublée ; elle-même est l’acte d’une conscience de soi regardant dans une autre, et elle-même est les deux ; et l’unité des deux est aussi sa propre essence; mais pour soi elle n’est pas encore cette essence même, elle n’est pas encore l’unité des deux consciences de soi . » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.177

xvCités par A. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Éditeur Ernest Leroux, Paris, 1880, p.148

xviLe nom Alexandra (Alex-andra) peut s’interpréter comme signifiant « celle qui repousse ou écarte les hommes » du verbe άλεξω, écarter, repousser, et de ἀνήρ, homme (par opposition à femme). Cf. Paul Wathelet, Les Troyens de l’Iliade. Mythe et Histoire, Paris, les Belles lettres, 1989.

xvii« De l’intérieur de sa prison s’échappait encore un dernier chant de Sirène que, de son cœur gémissant, comme une ménade de Claros, comme l’interprète de la Sibylle, fille de Néso, comme un autre Sphinx elle exhalait en paroles confuses, embrouillées, inintelligibles. Et moi, je suis venu, ô mon roi, te répéter les paroles de la jeune prophétesse. » Lycophron. Alexandra. Traduction par F.D. Dehèque. Ed. A. Durand et F. Klincksieck. Paris, 1853

xviii μελάγκραιρα, ἡ (Α) (για την Κυμαία Σίβυλλα) αυτή που έχει μαύρα μαλλιά. [ΕΤΥΜΟΛ. < μέλας,ανος + κραῖρα «κεφαλή» (πρβλ. εύκραιραορθόκραιρα)].

xixRobert Burton, L’Anatomie de la mélancolie, Oxford, 1621 (Titre original : The Anatomy of Melancholy, What it is: With all the Kinds, Causes, Symptomes, Prognostickes, and Several Cures of it. In Three Maine Partitions with their several Sections, Members, and Subsections. Philosophically, Medicinally, Historically, Opened and Cut Up)

xxA. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Éditeur Ernest Leroux, Paris, 1880, p.149

xxiA. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination dans l’antiquité, Tome II, Éditeur Ernest Leroux, Paris, 1880, p.160

xxiiZeus est engendré par sa mère et nourri du lait de sa nourrice, ce que l’on peut représenter par ce schéma : (Cybèle) = Rhéa → Zeus ← Sibylle = (Almathéa)

Le Messie dépecé


« Un Titan dépèce Dionysos »

Le temps, comme Kronos ses enfants, nous dévorera un jour entièrement, peut-être. Kronos, qui castra son père, le Ciel, symbolise la matière absorbant l’esprit, l’avalant pour ne pas être elle-même dominée par lui. Kronos c’est la chimie matérielle, mécanique, de la survie aveugle, contre l’esprit alchimique de la sur-vie, des semailles et des saisons à venir. Kronos, premier Dieu formel, muet, replié, réprime en lui la multiplicité naissant sans cesse. Il ne veut de Dieu que lui-même et son engeance l’encombre. Mais le véritable, l’unique propulseur de l’être est seul celui qui le multiplie et le partage, non celui qui le soustrait ou le divise. Kronos, malgré son nom n’est pas le Dieu du temps, mais celui qui le refuse. Il est plutôt, comme jadis l’abîme, le nouvel avatar du Chaos inchoatif. Il engloutit illico tout ce qui sort de lui, car il veut rester seul avec soi. Kronos est le premier des dieux à se vouloir unique, mais il fut vaincu par son fils, un certain Zeus, qui mena la guerre nécessaire à cette fin. Zeus fut moins exclusif, mais plus intelligent, plus sage. Et il engendra lui-même d’une mortelle (Sémélé) le Dieu libérateur, Dionysos, « fils de Zeus ».

La conscience mythologique n’est pas, aujourd’hui encore, dépassée, parce qu’elle se montre comme une conscience en constant surpassement et nous étonne par ses audaces. Dès l’origine, elle refusa le modèle anthropomorphique, dont elle vit la faiblesse et la limite. Plus ancienne que toutes les histoires, la conscience mythologique fut tour à tour fascinée par le ciel, les météores ou les feux qui ne se consument pas eux-mêmes, qu’ils soient solaires ou buissonneux. Puis elle passa au combat des Dieux, des Titans et des Géants. De toute cette histoire, sortit un jour un Dieu humain et divin, dilacéré, déchiré par les Titans, à la fois double, car doublement né, et aussi unique, car fils de l’Un, et enfin multiple, comme sauveur de l’infinie multitude.

Selon les savants anciens, comme Diodore de Sicile, on a même pu dire qu’il était triplei. Schelling estime que fut enseignée dans les Mystères la triade dionysienne, dont les trois noms sont Zagreus, Seigneur du monde invisible, Backhos (ou Bacchus), Seigneur de l’extase et de la libération, et Iacchos, dont les Mystères portent la révélationii.

Avec le recul que l’Histoire nous donne, on ne peut bien sûr s’empêcher de voir l’incroyable analogie entre le destin de Dionysos et celui du Messie de Nazareth, en particulier leur partage de la souffrance, et l’expérience du déchirement, qui se révèle source paradoxale de la communion universelle. Plutarque écrit : « La souffrance [de Dionysos] liée à sa métamorphose en air, en eau, et en pierre, puis en plantes et en animaux, bref la souffrance liée à sa métamorphose dans la multiplicité variée des êtres naturels, cette souffrance est représentée comme une sorte de déchirement (διασπασμός , diaspasmos, et διαμελισμός, diamelismos), et on nomme le Dieu auquel cela arrive Dionysos ou Zagreus ou Nykteleios ou Isodaitès. »iii

A travers ses noms divers, Dionysos représente pour la conscience le fait que ce qui est divin en elle naît, souffre et s’engendre sans cesse.

Bien après Ouranos et Kronos, ces Dieux tour à tour uniques, suprêmes et jaloux du Ciel et du Temps, après Zeus même, ce Dieu suprême, sage et courtisé de l’Olympe, vint Dionysos, Seigneur et créateur de la vie vraiment humaine, Dieu martyr dépecé, libérateur (Lysios) de l’humanité.

Est-ce que Dionysos représente un progrès évident de la conscience ?

On ne peut nier que par-delà les millénaires, la conscience, prise d’abord comme en étau sous la loi du Dieu un, suprême et jaloux, mais aussi aspirée et attirée par le souffle du Dieu spirituel, libérateur et sauveur, apparaît comme inquiète, troublée, indécise. Elle ne sait si elle doit aller de l’avant ou rester fidèle à ses racines. Elle ne veut pas quitter l’être qui « est », mais elle veut aussi entrer dans l’être qui « devient ». Elle ne sait plus que croire, prise entre la loi et l’extase.

Elle reste comme pétrifiée par le doute. En témoigne le cri d’Isaïe, devant le malheur inavouable du Messie, ce Messie des Juifs, humilié, blessé et silencieux, qui se révèle non pas dans la gloire, mais qui est aux yeux de tous « méprisé, repoussé des hommes, homme de douleurs ».iv

Qu’attend la conscience pour se libérer d’elle-même et se dépasser encore ?

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iDiodore de Sicile dit : « Certains enseignent qu’il n’y a qu’un Dionysos, d’autres qu’il y en a trois. » (III, 62)

iiCf. F.W.J. Schelling. Philosophie de la mythologie. Trad. Alain Pernet. Ed. Millon, Grenoble, 2018, Leçon 21, p.336, p.344

iiiPlutarque. De Ei Apud Delphos, ch.9. Cité par F.W.J. Schelling. Philosophie de la mythologie. Trad. Alain Pernet. Ed. Millon, Grenoble, 2018, Leçon 21, p.342

ivIs. 53,3

Héraklès, Osiris, Jésus, même combat ?


« Prométhée enchaîné »

« A parler franc, je hais tous les Dieux »i.

Cette forte parole fut prononcée par un bienfaiteur de la race humaine, Prométhée, — si l’on en croit Eschyle, qui chanta sa geste tragique.

Prométhée, ce Titan bienveillant, sur lequel Zeus devait bientôt s’acharner, avait pourtant commencé par servir le Dieu loyalement, en l’aidant à vaincre Chronos dans sa lutte pour le pouvoir divin.

Mais Prométhée, pris de pitié pour leur sort, avait aussi décidé de donner le feu aux hommes, après l’avoir dérobé dans l’Olympe, et il leur avait révélé tous les arts.

Il fut durement châtié par Zeus, furieux de ce vol et de ces dons indus, et plus furieux encore de ce que Prométhée se soit opposé à sa volonté de faire disparaître la race des hommes.

« Quant à ce que vous demandez, pour quel motif [Zeus] me maltraite, je vais vous l’éclaircir. Aussitôt qu’il fut assis sur le trône paternel, il répartit les privilèges entre les différents Dieux et fixa les rangs dans son empire. Mais il ne fit aucun compte des malheureux mortels ; il voulait même en faire disparaître la race tout entière pour en faire naître une nouvelle. Et personne ne s’y opposait que moi. Seul, j’eus cette audace et j’empêchai que les mortels mis en pièces ne descendissent dans l’Hadès. »ii

Pour avoir refusé l’anéantissement de la race humaine, Prométhée fut enchaîné au sommet du Caucase, sur l’ordre de Zeus.

Loin de venir alors à résipiscence devant le Dieu suprême, Prométhée avait encore aggravé sa colère en prédisant publiquement l’inéluctabilité de la fin du Dieu, et en refusant de lui révéler par qui elle serait causée.

Prométhée était certes un Titan immortel, une divinité primordiale, descendant d’Ouranos et de Gaïa, du Ciel et de la Terre. Mais comment pouvait-il donc savoir, mieux que le Dieu suprême, le roi de tous les Dieux de l’Olympe, le sort qui devait mettre à bas sa divinité?

Comment pouvait-il prévoir si clairement la chute de Zeus, l’effondrement de son pouvoir, le terme de son règne olympien?

Tenait-il ce pouvoir prophétique de son nom même, « Prométhée », ce mot grec, Προμηθεύς, signifiant le « Prévoyant », le « Prudent »?

Ce nom de « Prévoyant » n’était cependant qu’un euphémisme, et n’avait pas, à proprement parler, le sens de « Voyant ».

D’ailleurs Prométhée ne s’était pas montré particulièrement « prévoyant » et moins encore « prudent », en ce qui le concernait, dans ses rapports avec le Dieu…

Il fallait donc qu’il eût trouvé son inspiration prophétique ailleurs, peut-être auprès de sa mère, — la Terre?

« Mais ma mère, forme unique sous des noms divers, Thémis ou Gaïa, m’avait plusieurs fois prédit comment se réaliserait l’avenir. »iii

Mais comment expliquer que le puissant Zeus lui-même, le Dieu suprême, ne puisse être admis à connaître son propre destin, et en soit réduit à s’humilier et à menacer le Titan cloué au sol, pour tenter de lui arracher les secrets de l’avenir?

Peut-être appartenait-il à la Destinée, telle qu’incarnée par les Moires, elles-mêmes filles de Gaïa, et donc sœurs de Prométhée, de dépasser infiniment le pouvoir des Dieux en ce qui regarde la connaissance de l’avenir obscur ?

Incapable de modérer ses provocations, Prométhée, pourtant enchaîné sur le Caucase, ne fit pas mystère devant Zeus de sa puissance prophétique.

Il lui annonça sans détour la fin prochaine de son pouvoir.

Il ne lui en cacha pas non plus la raison.

Zeus allait tout perdre, à cause d’une femme.

Une femme ? Zeus en avait tant connu, jusqu’alors! Quel était donc le nom de celle qui était destinée à assurer sa chute ?

Zeus exigea que son nom lui fut révélé. Ainsi pourrait-il déjouer le Destin, pensa-t-il sans doute.

Mais Prométhée refusa de le dire, malgré les menaces de Zeus, et la perspective de voir s’accroître d’autant les souffrances dont Zeus l’accablait déjà.

Il tut le nom de la femme à qui Zeus allait devoir son humiliation finale, gardant à sa prophétie un tour spécifique mais anonyme.

« J’affirme que Zeus, si orgueilleux qu’il soit, sera humble un jour, vu le mariage auquel il s’apprête, mariage qui le jettera à bas du pouvoir et du trône et le fera disparaître du monde. Il verra alors s’accomplir la malédiction que lança contre lui son père Chronos, le jour où il tomba de son trône antique. »iv

C’est ainsi que l’on apprit que Zeus lui-même ne pouvait échapper à la Destinée, dont il avait lui-même contribué à tisser les fils, et qui se révélait plus inflexible, plus inexorable, que la volonté du Dieu suprême.

Zeus ne put forcer l’immortel Prométhée à révéler le nom de la femme qui allait être fatale à sa puissance olympienne, et qui allait mettre fin pour toujours à son règne divin sur tous les autres dieux.

« Révère, prie, flatte le puissant du jour. Pour moi, Zeus me soucie moins que rien. Qu’il agisse, qu’il commande à son gré pendant ce court laps de temps : il ne commandera pas longtemps aux dieux. »v

Prométhée, enchaîné sur la montagne, crucifié par le bec et les griffes de l’aigle, ce « chien ailé » de Zeus, se repaissant chaque jour du « noir régal de son foie », subit son sort en maudissant le Dieu impitoyable, attendant sa vengeance et sa délivrance.

Zeus malgré sa toute-puissance fut impuissant à faire parler le Titan qui le narguait. Pouvait-il ignorer, dès lors, que son règne dans les Cieux devait nécessairement prendre fin ?

Dans son martyre solitaire, lié au roc, Prométhée n’était pourtant pas abandonné.

Un fils de Zeus, Héraklès, devait bientôt lui venir en aide et le délivrer enfin, contre la volonté de Zeus, son divin père.

Le châtiment du Dieu suprême infligé au Titan Prométhée devait prendre fin par la rébellion de son fils Héraklès.

Zeus l’avait eu d’Alcmène, fille d’Électryon et d’Eurydice.

Hésiode a raconté en détail comment Zeus conçut nuitamment Héraklès avec Alcmène, une « femme pudique », « au sein fécond », en profitant de l’absence de son mari, Amphitryon, parti guerroyer.

« Mais le père des dieux et des hommes, concevant dans son âme un autre projet, voulait engendrer pour ces dieux et pour ces hommes industrieux un héros qui les défendît contre le malheur. Il s’élança de l’Olympe, méditant la ruse au fond de sa pensée et désirant coucher, une nuit, auprès d’une femme à la belle ceinture. Le prudent Jupiter se rendit sur le Typhaon, d’où il monta jusqu’à la plus haute cime du Phicius. Là il s’assit et roula encore dans son esprit ses merveilleux desseins. Durant la nuit il s’unit d’amour avec la fille d’Électryon, Alcmène aux pieds charmants, et satisfit son désir.  »vi

Il fallut que Zeus déployât toute sa ruse pour accomplir son dessein, et arriver à ses fins. Mais comment parvenir à séduire Alcmène alors que celle-ci « dans le fond de son cœur, aimait son époux comme jamais aucune femme n’avait aimé le sien » ?

L’affaire était d’autant plus délicate, qu’il fallait la mener à bien juste avant qu’Amphitryon ne revienne lui-même partager la couche de sa femme.

Une solution s’imposa : Zeus dut prendre l’apparence d’Amphitryon pour s’introduire dans le lit conjugal.

Alors Alcmène, « amoureusement domptée par un dieu et par le plus illustre des mortels », conçut pendant cette nuit, successivement, Héraklès des œuvres de Zeus, roi des dieux, et Iphiklès de celles d’Amphitryon, roi des peuples.

Héraklès, de filiation à la fois divine et humaine, tenait des deux natures, et pouvait se faire médiateur entre l’une et l’autre.

La longue liste de ses exploits témoigne de ses efforts en ce sens, ses victoires sur les monstres étant autant d’avancées bénéfiques pour l’humanité.

Ce en quoi il accomplissait la volonté de Zeus.

Zeus avait en effet désiré engendrer ce fils pour aider les dieux et les hommes, et « pour les défendre contre le malheur »…

C’est bien ce qu’Héraklès accomplit avec les travaux exigés par Eurysthée, roi d’Argos.

Quelle ironie métaphysique !

Zeus avait conçu un fils pour aider les dieux et les hommes, mais avait-il prévu que celui-ci en effet les aida, mais bien au-delà de la volonté de son Père ?

Pouvait-il prévoir qu’Héraklès mettrait aussi fin aux souffrances du Titan Prométhée, cet ami des hommes qui haïssait tous les dieux, et abhorrait plus encore le Dieu, roi des dieux, Zeus ?

L’incroyable destin d’Héraklès n’avait pas encore atteint son point d’orgue.

Il devait encore se libérer de ce qui restait de nature humaine en lui, pour assumer la plénitude de sa nature divine et jouir de l’Olympe.

Schiller, dans L’Idéal et la Vie, sut se faire le héraut romantique du Héros grec, à la fois Dieu et homme.

Il raconta en vers allemands comment Héraklès, se jetant lui-même dans le feu, devait se purifier de son humanité, pour s’élever au plus haut, pour se transfigurer, et enfin se voir offrir par la Divinité souriante une coupe d’immortalité.

Schiller écrit comment Héraklès, dans sa générosité et sa noblesse d’âme, « se jeta vivant, pour délivrer ses amis, dans la barque du nautonier des morts. Tous les fléaux, tous les fardeaux de la terre, la ruse de l’implacable déesse les accumule sur les épaules dociles de l’objet de sa haine, jusqu’à ce que sa course s’achève… »vii.

La course du Héros, l’envol du Dieu, devait bientôt s’achever, mais pas avant le sacrifice final, l’holocauste volontaire de l’Homme-Dieu…

« … le Dieu, dépouillé du terrestre,
Se sépare de l’Homme en flammes
Et boit l’air léger de l’éther.
Heureux de cet envol nouveau et inhabituel,
Il s’élance vers le haut, tandis que de la vie terrestre
Le rêve pesant sombre, et sombre, et sombre.
Les harmonies de l’Olympe accueillent
Le Transfiguré dans le palais Kronien,
Et la Divinité aux joues de rose
Lui tend la coupe en souriant. »viii

Il faut prendre l’expression de Schiller, « il se sépare de l’Homme en flammes » (en allemand : Flammend sich vom Menschen scheidet) au sens propre. Le Dieu doit être entièrement saisi par les flammes, il doit se consumer totalement dans le feu, pour se libérer de tout ce qui est Homme en lui.

Quelle est cette flamme, cette brûlure qui consuma le Héros?

C’est celle dans laquelle il plongea volontairement, dans sa dernière épreuve terrestre, pour échapper à une autre brûlure, plus cruelle encore, celle qui l’avait saisi lorsqu’il avait revêtu la tunique de Nessos.

Héraklès brûla en effet de douleur dans le vêtement tâché du sang empoisonné du Centaure, Nessos, qu’Héraklès avait blessé d’une flèche quand il violenta sa femme, Déjanire.

Déjanire elle-même avait été ‘brûlée’ de jalousie par les insinuations de Nessos, et c’est elle qui avait préparé la voie pour le martyre de son époux Héraklès.

Héraklès paya donc de ses brûlures empoisonnées la brûlante jalousie de Déjanire.

Ses douleurs le transpercèrent au point qu’Héraklès préféra les abréger en se jetant dans un brasier incandescent, un feu libérateur.

Il plongea dans ces flammes extérieures pour en finir avec les brûlures intérieures, qui traversaient sa peau enserrée par la tunique du Centaure.

Il voulut volatiliser, vaporiser toute la matière terrestre qui restait en lui intimement mêlée à la substance divine.

Il voulut en finir avec la nature humaine qu’il tenait de sa mère Alcmène, pour ne plus vivre que de la nature divine qu’il tenait de Zeus, son père.

Il dressa son propre bûcher pour s’y jeter et s’y consumer entièrement, en un vivant et volontaire holocauste.

Il y gagna sa « transfiguration » , l’élévation dans les Cieux et la compagnie éternelle de la Divinité…

Le culte d’Héraklès se répandit dans toute l’antiquité.

Loin de se cantonner à la Grèce, il était suivi depuis des âges fort reculés en Égypte même, où il était compté selon le récit d’Hérodoteix, au nombre des douze dieux anciens, tandis que selon le même récit, Dionysos appartenait seulement à la troisième génération des dieux.

Schelling rapporte que « selon un passage de Macrobe, les Égyptiens doivent même l’avoir honoré comme un Dieu auquel on ne connaissait pas de commencement, c’est-à-dire qu’ils avaient conscience qu’il était encore plus vieux qu’Osiris qui était leur longissima memoria. »x

L’origine du culte d’Héraklès a pu être associée à la culture phénicienne, mais elle pourrait même initialement remonter à l’ancienne culture égyptienne…

« Quant à savoir si l’on peut imaginer que la conscience égyptienne ait précédé la conscience phénicienne ou bien si la notion d’Héraklès a été transplantée chez les Égyptiens pas les Phéniciens, je ne trancherai pas absolument. »xi

Il serait même possible de faire l’hypothèse de l’antériorité de l’Héraklès égyptien sur Osiris, toujours selon Schelling, puisque Osiris est lui-même identifié à Dionysos, dont il est avéré qu’il est un dieu plus tardif qu’Héraklès.

Malgré l’abondance de l’iconographie antique représentant Héraklès dans ses divers « Travaux », celui-ci reste fondamentalement un dieu « aniconique », selon l’expression de Schelling. Sa nature est profondément ambiguë, en effet. Fallait-il le représenter avec les attribut d’un Dieu, ce qu’il était en fait, ou ceux d’un Homme, un Héros, certes, mais humain ?

La représentation d’Héraklès comme un dieu « enchaîné » n’était pas non plus, en soi, complètement originale. C’était une figure récurrente, dans le monde des dieux.

Saturne lui aussi avait été enchaîné par Jupiter, comme le raconte Cicéron, dans De Natura Deorum. Et les Titans, dont Chronos fait partie, ont aussi été liés par Zeus.

Mais cette mise d’Héraklès dans les chaînes avait une unique portée symbolique.

« A Tyr les Phéniciens (qui le nommaient Melkarth, le « Roi de la Ville ») le tenaient enchaîné, selon Pausanias. Car il est le Dieu du Mouvement, de la progression, et donc l’antithèse de Chronos qui se refuse au temps… Les Orphiques interprétaient Héraklès comme le temps qui ne saurait vieillir : il était le temps qui s’anime en Chronos, le temps enfin victorieux. »xii

L’Héraklès (phénicien) était identifié au Melkarth de Tyr, fils de Chronos et Dieu secourable à l’Homme, mais qui était aussi « tenu dans la complète exinanitionxiii de sa divinité ».xiv

Dans les Hérakléades, bien antérieures à Homère, Héraklès préfigurait pour la conscience grecque le symbole plus profond et bien plus ancien d’un Dieu, fils de Zeus, et Dieu purement spirituelxv, libérateur de l’homme, une figure que Dionysos devait représenter plus tard, à son tour, avec Homère.

Il reste à faire ici le lien entre Héraklès (dont on a vu qu’il est à la fois grec, égyptien et phénicien) et la tradition juive.

Tout d’abord, il est remarquable que le nom d’Héraklès soit cité dans un texte de Flavius Josèphe, le célébre auteur des Antiquités judaïques, comme ayant épousé une des petites-filles d’Abraham, à savoir la fille de son fils Aphra, qu’Abraham avait eu avec Chetoura, une concubine épousée après la mort de Sara.xvi

Habituellement on interprète le nom d’Hēraklês, Ἡρακλῆς , comme un nom grec, signifiant littéralement « Gloire d’Héra »

Mais Schelling a proposé de considérer sérieusement deux étymologies hébraïques du nom Héraklès …

Il propose de lire ce nom comme : הָרֹכֵל (ha-roklès) « le voyageur, le marchand », suivant la suggestion de Münterxvii : »רָכַל veut dire errer comme un marchand juif ».xviii

Schelling propose une autre étymologie encore : עֵרֶךְ אֵל érêkh El, c’est-à-dire « image de Dieu », similitudo Dei, ou en grec morphè Theou, ce qui est aussi l’expression dont l’Apôtre Paul se sert dans un passage célèbre sur le Christ.xix

Cette expression est d’ailleurs également employée dans la Bible hébraïque en Job 28,17xx.

Héraklès, Dieu, et fils du Dieu suprême et d’une femme pudique et fidèle, s’est dévoué, comme Prométhée avant lui, au salut des hommes.

Il a payé son engagement de sa vie, se sacrifiant volontairement pour en terminer avec les souffrances qui lui avaient été imposées, pendant son passage sur terre.

Et ce mythe fut conçu avant même le temps d’Homère, et il s’était épandu dans tout le monde civilisé d’alors.

Mille ans après Héraklès, comment ne pas voir que la figure divine, et elle aussi salvatrice, de Jésus, lui emprunte nombre de ses traits essentiels ?

_______________________

iEschyle. Prométhée enchaîné. Trad. Emile Chambry. GF Flammarion, 1964, p.123

iiEschyle. Prométhée enchaîné. Trad. Emile Chambry. GF Flammarion, 1964, p.107

iiiEschyle. Prométhée enchaîné. Trad. Emile Chambry. GF Flammarion, 1964, p.107

ivEschyle. Prométhée enchaîné. v. 900-905 Trad. Emile Chambry. GF Flammarion, 1964, p.122

vEschyle. Prométhée enchaîné. v. 938-944Trad. Emile Chambry. GF Flammarion, 1964, p.123

viHésiode. Le bouclier d’Hercule

viiSchiller, Poésies, « L’Idéal et la Vie » (Das Ideal und das Leben). Trad. Ad. Régnier. Hachette, Paris, 1859, p.298-299

viii« Bis der Gott, des Irdischen entkleidet,

Flammend sich vom Menschen scheidet

Und des Äthers leichte Lüfte trinkt.

Froh des neuen, ungewohnten Schwebens,

Fließt er aufwärts, und des Erdenlebens

Schweres Traumbild sinkt und sinkt und sinkt.

Des Olympus Harmonien empfangen

Den Verklärten in Kronions Saal,

Und die Göttin mit den Rosenwangen

Reicht ihm lächelnd den Pokal. »

Traduction Ad. Régnier, adaptée et modifiée par mes soins.

ixHérodote II, 145 ; cf. ch. 43

xF.-W. Schelling Philosophie de la mythologie Leçon 15 . Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Millonp. p.216

xiF.-W. Schelling Philosophie de la mythologie Leçon 15 . Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Millonp. p.217

xiiF.-W. Schelling Philosophie de la mythologie Leçon 15 . Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Millonp. p.217-218

xiiiExtrême épuisement, anéantissement

xivF.-W. Schelling Philosophie de la mythologie Leçon 15 . Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Millonp. p.219

xv« Dans certains Mystères, Héraklès est compté au nombre des Daktyles de l’Idè et des Kabires, donc au nombre des puissances purement spirituelles, car les Kabires (ou Cabires) étaient les dieux formels (Deorum Dii, les Dieux des Dieux), les Dieux par lesquels les dieux substantiels, matériels, les puissances causatives de la mythologie allaient être posés. » F.-W. Schelling Philosophie de la mythologie Leçon 15 . Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Millonp. p.220

xviFlavius Josèphe. Antiquités Judaïques I, 15. « Abram épouse plus tard Chetoura, qui lui donne six fils d’une grande vigueur au travail et d’une vive intelligence : Zambran, Jazar, Madan, Madian, Lousoubac, Soùos. Ceux-ci engendrèrent aussi des enfants: de Soùos naissent Sabakan et Dadan et de celui-ci Latousim, Assouris et Lououris. Madan eut Ephâs, Ophrès, Anôch, Ebidâs, Eldâs. Tous, fils et petits-fils, allèrent, à l’invitation d’Abram, fonder des colonies ; ils s’emparent de la Troglodytide et de la partie de l’Arabie heureuse qui s’étend vers la mer Erythrée. On dit aussi que cet Ophren fit une expédition contre la Libye, s’en empara et que ses descendants s’y établirent et donnèrent son nom au pays qu’ils appelèrent Afrique. Je m’en réfère à Alexandre Polyhistor, qui s’exprime ainsi: « Cléodème le prophète, surnommé Malchos, dans son histoire des Juifs, dit, conformément au récit de Moïse, leur législateur, que Chetoura donna à Abram des fils vigoureux. Il dit aussi leurs noms ; il en nomme trois : Aphéras, Sourîm, Japhras. Sourîm donna son nom à l’Assyrie, les deux autres, Aphéras et Japhras, à la ville d’Aphra et à la terre d’Afrique. Ceux-ci auraient combattu avec Héraklès (Hercule) contre la Libye et Antée ; et Héraklès (Hercule), ayant épousé la fille d’Aphra, aurait eu d’elle un fils Didôros, duquel naquit Sophôn ; c’est de lui que les Barbares tiennent le nom de Sophaques ».

xviiF.C.K. Münter, Religion der Karthager, cité par Schelling in op.cit.

xviiiF.-W. Schelling Philosophie de la mythologie Leçon 15 . Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Millonp. p.220 Il mentionne aussi Creuzer qui rapporte quant à lui le nom d’Héraklès au cheminement des astres et qui le compare à Mithra, le soleil.

xix Phi. 2, 5-7

xx« Ni l’or ni le verre ne peuvent lui être égalés »,  לֹא-יַעַרְכֶנָּה זָהָב, וּזְכוֹכִית

The God named: ‘Whoever He Is’


.

« Aeschylus »

In the year 458 B.C., during the Great Dionysies of Athens, Aeschylus had the Choir of the Ancients say at the beginning of his Agamemnon:

« ‘Zeus’, whoever He is,

if this name is acceptable to Him,

I will invoke Him thus.

All things considered,

there is only ‘God alone’ (πλὴν Διός) i

that can really make me feel better

the weight of my vain thoughts.

The one who was once great,

overflowing with audacity and ready for any fight,

no longer even passes for having existed.

And he who rose after him met his winner, and he disappeared.

He who will celebrate with all his soul (προφρόνως) Zeus victorious,

grasp the Whole (τὸ πᾶν) from the heart (φρενῶν), –

for Zeus has set mortals on the path of wisdom (τὸν φρονεῖν),

He laid down as a law: ‘from suffering comes knowledge’ (πάθει μάθος). » ii

Ζεύς, ὅστις ποτ´’ ἐστίν,

εἰ κεκλημένῳ’ αὐτῷ φίλον κεκλημένῳ,
τοῦτό νιν προσεννέπω.
Οὐκ ἔχω προσεικάσαι
πάντ´’ ἐπισταθμώμενος
πλὴν Διός, εἰ τὸ μάταν ἀπὸ ἄχθος
χρὴ βαλεῖν ἐτητύμως.


πάροιθεν’ ὅστις πάροιθεν ἦν μέγας,
παμμάχῳ θράσει βρύων,
οὐδὲ λέξεται πρὶν ὤν-
ὃς ἔφυ’ ἔπειτ´’ ἔφυ,

τριακτῆρος οἴχεται τυχών.

Ζῆνα δέ τις προφρόνως ἐπινίκια κλάζων

τεύξεται φρενῶν φρενῶν τὸ πᾶν,

τὸν φρονεῖν βροτοὺς ὁδώσαντα,

τὸν πάθει πάθει μάθος θέντα κυρίως ἔχειν.

A few precisions :

The one « who was once great » and « ready for all battles » is Ouranos (the God of Heaven).

And the one who « found his conqueror and vanished » is Chronos, God of time, father of Zeus, and vanquished by him.

Of these two Gods, one could say at the time of the Trojan War, according to the testimony of Aeschylus, that the first (Ouranos) was already considered to have « never existed » and that the second (Chronos) had « disappeared » …

From those ancient times, there was therefore only ‘God alone’ (πλὴν Διός) who reigned in the hearts and minds of the Ancients…

The ‘victory’ of this one God, ‘Zeus’, this supreme God, God of all gods and men, was celebrated with songs of joy in Greece in the 5th century BC.

But one also wondered about its essence – as the formula ‘whatever He is’ reveals -, and one wondered if this very name, ‘Zeus’, could really suit him….

Above all, they were happy that Zeus had opened the path of ‘wisdom’ to mortals, and that he had brought them the consolation of knowing that ‘from suffering comes knowledge’.

Martin Buber offers a very concise interpretation of the last verses quoted above, which he aggregates into one statement:

« Zeus is the All, and that which surpasses it. » iii

How to understand this interpretation?

Is it faithful to the profound thought of Aeschylus?

Let us return to Agamemnon’s text. We read on the one hand:

« He who celebrates Zeus with all his soul will seize the Whole of the heart« .

and immediately afterwards :

« He [Zeus] has set mortals on the path of wisdom. »

Aeschylus uses three times in the same sentence, words with the same root: προφρόνως (prophronos), φρενῶν (phronōn) and φρονεῖν (phronein).

To render these three words, I deliberately used three very different English words: soul, heart, wisdom.

I rely on Onians in this regard: « In later Greek, phronein first had an intellectual sense, ‘to think, to have the understanding of’, but in Homer the sense is broader: it covers undifferentiated psychic activity, the action of phrenes, which includes ’emotion’ and also ‘desire’. » iv

In the translation that I offer, I mobilize the wide range of meanings that the word phren can take on: heart, soul, intelligence, will or seat of feelings.

Having said this, it is worth recalling, I believe, that the primary meaning of phrēn is to designate any membrane that ‘envelops’ an organ, be it the lungs, heart, liver or viscera.

According to the Ancient Greek dictionary of Bailly, the first root of all the words in this family is Φραγ, « to enclose », and according to the Liddell-Scott the first root is Φρεν, « separate ».

Chantraine believes for his part that « the old interpretation of φρήν as « dia-phragm », and phrassô « to enclose » has long since been abandoned (…) It remains to be seen that φρήν belongs to an ancient series of root-names where several names of body parts appear ». v

For us, it is even more interesting to observe that these eminent scholars thus dissonate on the primary meaning of phrēn…vi

Whether the truly original meaning of phrēnis « to enclose » or « to separate » is of secondary importance, since Aeschylus tells us that, thanks to Zeus, mortal man are called to « come out » of this closed enclosure, the phrēnes,and to « walk out » on the path of wisdom…

The word « heart » renders the basic (Homeric) meaning of φρενῶν (phrēn) ( φρενῶν is the genitive of the noun φρήν (phrēn), « heart, soul »).

The word « wisdom » » translates the verbal expression τὸν φρονεῖν (ton phronein), « the act of thinking, of reflecting ». Both words have the same root, but the substantive form has a more static nuance than the verb, which implies the dynamics of an action in progress, a nuance that is reinforced in the text of Aeschylus by the verb ὁδώσαντα (odôsanta), « he has set on the way ».

In other words, the man who celebrates Zeus « reaches the heart » (teuxetai phronein) « in its totality » (to pan), but it is precisely then that Zeus puts him « on the path » of « thinking » (ton phronein).

« Reaching the heart in its entirety » is therefore only the first step.

It remains to walk into the « thinking »…

Perhaps this is what Martin Buber wanted to report on when he translated :

« Zeus is the All, and that which surpasses him »?

But we must ask ourselves what « exceeds the Whole » in this perspective.

According to the development of Aeschylus’ sentence, what « surpasses » the Whole (or rather « opens a new path ») is precisely « the fact of thinking » (ton phronein).

The fact of taking the path of « thinking » and of venturing on this path (odôsanta), made us discover this divine law:

« From suffering is born knowledge », πάθει μάθος (pathei mathos)...

But what is this ‘knowledge’ (μάθος, mathos) of which Aeschylus speaks, and which the divine law seems to promise to the one who sets out on his journey?

Greek philosophy is very cautious on the subject of divine ‘knowledge’. The opinion that seems to prevail is that one can at most speak of a knowledge of one’s ‘non-knowledge’…

In Cratylus, Plato writes:

« By Zeus! Hermogenes, if only we had common sense, yes, there would be a method for us: to say that we know nothing of the Gods, neither of themselves, nor of the names they can personally designate themselves, because these, it is clear, the names they give themselves are the true ones! » vii

 » Ναὶ μὰ Δία ἡμεῖς γε, ὦ Ἑρμόγενες, εἴπερ γε νοῦν, ἕνα μὲν τὸν κάλλιστον περὶ θεῶν οὐδὲν ἴσμεν, ἔχοιμεν περὶ αὐτῶν τῶν ὀνομάτων, περὶ ποτὲ ἑαυτοὺς τρόπον- ἅττα γὰρ ὅτι ἐκεῖνοί γε τἀληθῆ. »

Léon Robin translates ‘εἴπερ γε νοῦν ἔχοιμεν’ as ‘if we had common sense’. But νοῦς (or νοός) actually means ‘mind, intelligence, ability to think’. The metaphysical weight of this word goes in fact much beyond ‘common sense’.

It would therefore be better to translate, in this context, I think :

« If we had Spirit [or Intelligence], we would say that we know nothing of the Gods, nor of them, nor of their names. »

As for the other Greek poets, they also seem very reserved as for the possibility of piercing the mystery of the Divine.

Euripides, in the Trojans, makes Hecuba say:

« O you who bear the earth and are supported by it,

whoever you are, impenetrable essence,

Zeus, inflexible law of things or intelligence of man,

I revere you, for your secret path

brings to justice the acts of mortals. » viii

Ὦ γῆς ὄχημα κἀπὶ γῆς ἔχων ἕδραν,
ὅστις ποτ’ εἶ σύ, δυστόπαστος εἰδέναι,
Ζεύς, εἴτ’ ἀνάγκη φύσεος εἴτε νοῦς βροτῶν,
προσηυξάμην σε· πάντα γὰρ δι’ ἀψόφου
βαίνων κελεύθου κατὰ τὰ θνήτ’ ἄγεις.

The translation given here by the Bibliothèque de la Pléiade does not satisfy me. Consulting other translations available in French and English, and using the Greek-French dictionary by Bailly and the Greek-English dictionary by Liddell and Scott, I finally came up with a result more in line with my expectations:

« You who bear the earth, and have taken it for your throne,

Whoever You are, inaccessible to knowledge,

Zeus, or Law of Nature, or Spirit of Mortals,

I offer You my prayers, for walking with a silent step,

You lead all human things to justice. »

Greek thought, whether it is conveyed by Socrates’ fine irony that nothing can be said of the Gods, especially if one has Spirit, or whether it is sublimated by Euripides, who sings of the inaccessible knowledge of the God named « Whoever You Are », leads to the mystery of the God who walks in silence, and without a sound.

On the other hand, before Plato, and before Euripides, it seems that Aeschylus did indeed glimpse an opening, the possibility of a path.

Which path?

The one that opens « the fact of thinking » (ton phronein).

It is the same path that begins with ‘suffering’ (pathos) and ends with the act of ‘knowledge’ (mathos).

It is also the path of the God who walks « in silence ».

___________________

iΖεύς (‘Zeus’) is nominative, and Διός (‘God’) is genitive.

iiAeschylus. Agammemnon. Trad. by Émile Chambry (freely adapted and modified). Ed. GF. Flammarion. 1964, p.138

iiiMartin Buber. Eclipse of God. Ed. Nouvelle Cité, Paris, 1987, p.31.

ivRichard Broxton Onians. The origins of European thought. Seuil, 1999, pp. 28-29.

vPierre Chantraine. Etymological dictionary of the Greek language. Ed. Klincksieck, Paris, 1968.

viCf. my blog on this subject : https://metaxu.org/2021/06/14/les-figures-de-la-conscience-dans-liliade-2-les-phrenes/

viiPlato. Cratyle. 400 d. Translation Leon Robin. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1950. p. 635-636

viiiEuripides. Les Troyennes. v. 884-888. Translated by Marie Delcourt-Curvers. La Pléiade. Gallimard. 1962. p. 747

Godhead’s Wisdom


Athena’s Birth from Zeus’ Head.

What was it that Empedocles did refuse to reveal? Why didn’t he tell what he was « forbidden to say »? What was he afraid of, – this famous sage from Agrigento, this statesman, this gyrovague shaman and prophet? Why this pusillanimity on the part of someone who, according to legend, was not afraid to end up throwing himself alive into the furnace of Etna?

Empedocles wrote:

« I ask only what ephemeral humans are allowed to hear. Take over the reins of the chariot under the auspices of Piety. The desire for the brilliant flowers of glory, which I could gather from mortals, will not make me say what is forbidden… Have courage and climb the summits of science; consider with all your strength the manifest side of everything, but do not believe in your eyes more than in your ears.”i

Empedocles encourages us to « climb the summits of science » …

The Greek original text says: καὶ τὸτε δὴ σοφίης ἐπ’ ἄίκροισι θοάζειν, that translates literally: « to impetuously climb to the summits (ἐπ’ ἄίκροισι, ep’aikroisi) of wisdom (σοφίης sophias) ».

But what are really these « summits of wisdom »? Why this plural form? Shouldn’t there be just one and only one « summit of wisdom », in the proximity of the highest divinity?

In another fragment, Empedocles speaks again of « summits », using another Greek word, κορυφή, koruphe, which also means « summit, top »:

« Κορυφὰς ἑτέρας ἑτέρηισι προσάπτων

μύθων μὴ τελέειν ἀτραπὸν μίαν.”ii

Jean Bollack thus translated this fragment (into French):

« Joignant les cimes l’une à l’autre,

Ne pas dire un seul chemin de mots. »iii, i.e.:

« Joining the summits one to the other,

Not to say a single path of words.”

John Burnet and Auguste Reymond translated (in French):

« Marchant de sommet en sommet,

ne pas parcourir un sentier seulement jusqu’à la fin… »iv i.e.:

« Walking from summit to summit,

not to walk a path only to the end…”

Paul Tannery adopted another interpretation, translating Κορυφὰς as « beginnings »:

« Rattachant toujours différemment de nouveaux débuts de mes paroles,

et ne suivant pas dans mon discours une route unique… »v

« Always attaching new and different beginnings to my words,

and not following in my speech a single road…”

I wonder: does the apparent obscurity of this fragment justify so wide differences in its interpretation?

We are indeed invited to consider, to dig, to deepen the matter.

According to the Bailly Greek dictionary, κορυφή (koruphe), means « summit« , figuratively, the « zenith » (speaking of the sun), and metaphorically: « crowning« , or « completion« .

Chantraine’s etymological dictionary notes other, more abstract nuances of meaning for κορυφή : « the sum, the essential, the best« . The related verb, κορυφῶ koruphô, somewhat clarifies the range of meanings: « to complete, to accomplish; to rise, to lift, to inflate« .

The Liddell-Scott dictionary gives a quite complete review of possible meanings of κορυφή: « head, top; crown, top of the head [of a man or god], peak of a mountain, summit, top, the zenith; apex of a cone, extremity, tip; and metaphorically: the sum [of all his words], the true sense [of legends]; height, excellence of .., i.e. the choicest, best. »

Liddell-Scott also proposes this rather down-to earth and matter-of-fact interpretation of the fragment 24: « springing from peak to peak« , i.e. « treating a subject disconnectedly ».

But as we see, the word κορυφή may apply to human, geological, tectonic, solar or rhetorical issues…

What is be the right interpretation of κορυφή and the ‘movement’ it implies, for the fragment 24 of Empedocles?

Peaking? Springing? Topping? Summing? Crowning? Completing? Elevating? Erecting? Ascending?

Etymologically and originally, the word κορυφή relates to κόρυς, « helmet« . Chantraine notes incidentally that the toponym « Corinth » (Κόρινθος) also relates to this same etymology.

The primary meaning of κορυφή, therefore, has nothing to do with mountains or peaks. It refers etymologically to the « summit » of the body, the « head ». More precisely, it refers to the head when « helmeted », – the head of a man or a woman (or a God) equipped as a warrior. This etymology is well in accordance with the long, mythological memory of the Greeks. Pythagorasvi famously said that Athena was « begotten », all-armed, with her helmet, « from the head » of Zeus, in Greek: κορυφἆ-γενής (korupha-genes).

If we admit that the wise and deep Empedocles did not use metaphors lightly, in one of his most celebrated fragments, we may infer that the « summits », here, are not just mineral mountains that one would jump over, or subjects of conversation, which one would want to spring from.

In a Greek, philosophical context, the « summit » may well be understood as a metaphor for the « head of Zeus », the head of the Most High God. Since a plural is used (Κορυφὰς, ‘summits’), one may also assume that it is an allusion to another Godhead, that of the divine « Wisdom » (a.k.a. Athena), who was born from Zeus’ « head ».

Another important word in fragment 24 is the verb προσάπτω, prosapto.

Bollack translates this verb as « to join, » Burnet as « to walk, » Tannery as « to attach”, Liddell-Scott as « to spring »…

How diverse these scholars’ interpretations!… Joining the summits one to the other… Walking from summit to summit… Attaching new beginnings to a narration… Springing from peak to peak, as for changing subjects…

In my view, all these learned translations are either too literal or too metaphorical. And unsatisfactory.

It seems to me necessary to seek something else, more related to the crux of the philosophical matter, something related to a figurative « God Head », or a « Godhead »… The word koruphe refers metaphorically to something ‘extreme’, — also deemed the ‘best’ and the ‘essential’. The Heads (koruphas) could well allude to the two main Greek Godheads, — the Most High God (Zeus) and his divine Wisdom (Athena).

More precisely, I think the fragment may point to the decisive moment when Zeus begets his own Wisdom, springing from his head, all armed….

The verb προσάπτω has several meanings, which can guide our search: « to procure, to give; to attach oneself to; to join; to touch, to graze » (Bailly).

Based on these meanings, I propose this translation of the first line of fragment 24:

« Joining the [God] Heads, one to the other ».

The second verb used in fragment 24 (line 2) is τελέειν, teleein: « To accomplish, to perform, to realize; to cause, to produce, to procure; to complete, to finish; to pay; (and, in a religious context) to bring to perfection, to perform the ceremony of initiation, to initiate into the mysteries (of Athena, the Goddess of Wisdom) » (Bailly).

Could the great Empedocles have been satisfied with just a banal idea such as « not following a single road », or « not following a path to the end », or even, in a more contorted way, something about « not saying a single path of words »?

I don’t think so. Neither Bollack, Burnet, nor Tannery seem, in their translations, to have imagined and even less captured a potential mystical or transcendent meaning.

I think, though, that there might lie the gist of this Fragment.

Let’s remember that Empedocles was a very original, very devout and quite deviant Pythagorean. He was also influenced by the Orphism then in full bloom in Agrigento .

This is why I prefer to believe that neither the ‘road’, nor the ‘path’ quoted in the Fragment 24, are thought to be ‘unique’.

For a thinker like Empedocles, there must be undoubtedly other ways, not just a ‘single path’…

The verb τελέειν also has, in fact, meanings oriented towards the mystical heights, such as: « to attain perfection, to accomplish initiation, to initiate to the mysteries (of divine Wisdom) ».

As for the word μύθων (the genitive of mythos), used in line 2 of Fragment 24, , it may mean « word, speech », but originally it meant: « legend, fable, myth ».

Hence this alternative translation of μύθων μὴ τελέειν ἀτραπὸν μίαν (mython mè teleein atrapon mian) :

« Not to be initiated in the one way of the myths »…

Here, it is quite ironic to recall that there was precisely no shortage of myths and legends about Empedocles… He was said to have been taken up directly to heaven by the Gods (his « ascension »), shortly after he had successfully called back to life a dead woman named Panthea (incidentally, this name means « All God »), as Diogenes of Laërtius reportedvii.

Five centuries B.C., Empedocles resurrected “Panthea” (« All God »), and shortly afterwards he ‘ascended’ to Heaven.

One can then assume that the Fragment 24 was in fact quite premonitory, revealing in advance the nature of Empedocles’ vision, the essence of his personal wisdom.

The Fragment 24 announces an alternative to the traditional « way of initiation » by the myths:

« Joining the [God] Heads, one to the other,

Not to be initiated in the only way of the myths. »

Empedocles did not seem to believe that the myths of his time implied a unique way to initiation. There was maybe another « way » to initiation: « joining the Most High Godhead and his Wisdom …

_______

iEmpedocles, Fragment 4d

iiEmpedocles, Fragment 24d

iiiJ. Bollack, Empédocle. Les origines, édition et traduction des fragments et des témoignages, Paris, Éditions de Minuit, 1969

ivJohn Burnet, L’Aurore de la philosophie grecque, texte grec de l’édition Diels, traduction française par Auguste Reymond, 1919, p.245

vPaul Tannery, Pour l’histoire de la science hellène. Ed. Jacques Gabay, 1990, p. 342

viPythagoras. ap Plu., Mor. 2,381 f

viiDiogenes of Laërtius, VIII, 67-69

Ammon au Caucase


Il fut un temps où l’idée d’un Dieu suprême finit par impliquer logiquement son unicité, parmi les nations diverses. C’est ainsi que le Dieu suprême de l’Égypte, Amon, fusionna dans la conscience des peuples d’Europe et d’Asie mineure avec le Dieu grec Zeus. Les Grecs lui donnèrent le nom syncrétiste de Zeus-Ammon (Άμμωνα Δία / Ámmôna Día).

Des écrits anciens rapportent qu’un petit peuple de prêtres (de cet Ammon) s’établit, bien avant les temps historiques, sur les rives du Pont-Euxin (Mer Noire), et y fonda une colonie portant fièrement le nom de « Nome d’Ammon ». Hérodote et Pline les localisent assez précisément dans le Palus Méotide, dans les zones marécageuses à proximité de la Mer d’Azov, et sur les bords du fleuve Kouban, lequel prend sa source dans le Caucase, au pied du mont Elbrouz, le plus haut sommet d’Europe.

Hellanicus dit aussi qu’ils habitaient au-delà des monts Riphées, c’est-à-dire dans le Caucase, et qu’ils étaient une nation pieuse.

A.C. Moreau de Jonnèsi rapporte que Pline y a fait allusion en en parlant comme d’un peuple ‘céleste’, Ætheria gens, appelé aussi Atlantes. Orphée les a évoqués quand il cite la sagesse des Macrobes, qui habitent près des Cimmériens. Selon Onomacrite, ils étaient vertueux, se nourrissaient de plantes, et vivaient d’une fort longue vie, pouvant atteindre mille ans. Leur mort subvenait dans un sommeil tranquille.

Les peuples vivant aux alentours, et jusqu’en Grèce, les appelèrent les Hyperboréens, nom qui devait connaître une grande fortune. Hérodote, qui emploie ce nom, souligne que les Hyperboréens sont pacifiques, isolés au milieu d’une multitude de nations belliqueusesii.

De la Grèce jusqu’au Pont-Euxin, de nombreux peuples entretenaient des rapports religieux (et philosophiques) avec les Hyperboréens. Ils leur devaient le nom de leurs divinités, la science des oracles et des mystères. « Tout ce qu’il y eut de sacré en Grèce venait de ce peuple qui se disait issu de la race des vieux Titansiii, et qui existait encore du temps d’Hécatée. »iv

Moreau de Jonnès déduit de ces indices que « ce n’est donc point en Égypte que les Grecs avaient appris à connaître les dieux des Égyptiens, et on peut en conclure que ces premiers princes à qui les Athéniens durent leur éducation sociale et religieuse, Cécrops, Erichthon, Erechthée, s’étaient détachés du nome sacré pour venir s’établir sur le littoral sud de la Tauride. »v

La réputation des Hyperboréens était immense dans l’Antiquité, pour leur magistère moral. « Ce peuple est savant, il possède la sagesse et sait prédire l’avenir. L’on reconnaît les principaux caractères du druidisme dans cette science des choses futures, dans le droit d’asile et l’habitation au fond des forêts.»vi

Les Hyperboréens envoyaient des offrandes au Dieu en les faisant passer de peuples en peuples, qui les transmettaient fidèlement jusqu’au temple de Délos …

« Les Déliens racontent que les offrandes des Hyperboréens leur venaient enveloppées dans de la paille de froment. Elles passaient chez les Scythes : transmises ensuite de peuple en peuple, elles étaient portées le plus loin possible vers l’occident, jusqu’à la mer Adriatique. De là, on les envoyait du côté du midi. Les Dodonéens étaient les premiers Grecs qui les recevaient. Elles descendaient de Dodone jusqu’au golfe Maliaque, d’où elles passaient en Eubée, et, de ville en ville, jusqu’à Caryste. De là, sans toucher à Andros, les Carystiens les portaient à Ténos, et les Téniens à Délos. Si l’on en croit les Déliens, ces offrandes parviennent de cette manière dans leur île. »vii

De cette estime, de cette réputation et de cette reconnaissance universelle, Alexandre César Moreau de Jonnès va jusqu’à supputer que « les mythes fondamentaux du druidisme émanèrent jadis des enseignements que les Scythes, pères des Kimris et des Germains, avaient reçu du nome égyptien aux bords de la Mer Noire »viii.

Quelle sacrée effusion du sacré, du Caucase à l’Europe du Nord !

Ce qui est certain c’est que le nom même du « nome » d’Ammon, le nom noum, a bénéficié d’une diffusion quasi-universelle. Noum a signifié la ‘loi’ (divine), et cela sur un territoire immense, allant de l’Europe du Nord à la Sibérie, de la Mongolie à la Perse, de la Chaldée à l’Arabie…

« Dans tout le nord de l’Asie, en Chine et dans la Tartarie, namoun signifie loi. Noum chez les Chaldéens, nomos parmi les Grecs a le même sens ; les Sibériens, dit Klaproth, adorent un dieu Noum. Les Parses, selon l’Avesta, durent leur civilisation à Anhouma. Les Romains personnifient de même la loi dans Numa, le second de leurs rois mythiques, et chez eux, de ce même vocable, se sont formés les termes exprimant les premières notions nécessaires à toute société policée : numen, nomen, numerus. »ix

Si l’on partage la première partie de l’opinion de Moreau de Jonnès à propos de la diffusion du concept de noum, en revanche sur son dernier point (le rapprochement de noum avec numen, nomen, et numerus), il se peut qu’il ait ici commis une catachrèse malencontreuse, bien qu’on partage aussi son enthousiasme pour les allitérations, les polyptotes ou les homéotéleutes…

Certes, l’adage romain ‘nomen est numen’ est dans toutes les têtes.

Mais ce célèbre jeu de mots n’est pas une preuve de parenté étymologique. Il témoigne plutôt du contraire, puisqu’il ne pouvait certes pas passer pour une simple tautologie pour les locuteurs latins, faute de perdre tout son sel…

Quelques recherches étymologiques peuvent éclairer ce point délicat.

Nomen vient d’une très ancienne racine indo-européenne, attestée en sanskrit, नामन् nāman, ‘nom, appellation’.

Numen vient du verbe latin nuo, ‘faire un signe de tête’, lui-même dérivé de la racine sanskrite नम् nam-, ‘pencher, incliner, courber ; saluer, honorer, rendre hommage’. Il existe sans doute un rapport entre ces deux racines sanskrites nam– et nāman, mais rien qui atteste un rapport avec noum

Numerus vient du grec νέμω, nemo, ‘attribuer, répartir, distribuer’ selon le dictionnaire étymologique d’Arnout/Meillet. Des trois mots cités, c’est le seul qui semble avoir un réel rapport avec noum et nomos, ‘loi’.

Le mot nemo est particulièrement riche de résonancesx. Nemo peut décrire l’action de ‘faire paître’ (utiliser la part attribuée à la pâture), mais il peut aussi signifier ‘croire, reconnaître pour vrai’ (c’est-à-dire conforme à la vérité reconnue de tous). Parmi les nombreux mots qui en sont dérivés, on peut citer nomeus ‘pâtre’, nomas (gén. nomados), ‘bergers, nomades’, nomos ‘usage, loi’, nemesis ‘distribution, partage’, nomisma, ‘monnaie, nomizo ‘reconnaître pour vrai, croire’. Comme nom propre il désigne les Numides.

Emile Benveniste note pour sa part que la racine *nem– trouve un correspondant avec le gotique niman, ‘prendre’, au sens de ‘recevoir légalement’xi, et l’allemand nehmen. Il conclut à l’existence d’une racine germanique nem– qui rejoint le groupe abondant des formes indo-européennes de *nem-.

Cependant, fort malheureusement pour la thèse noum/nomen/numen/numerus de Moreau de Jonnès que nous citions plus haut, Chantaine remet en cause le lien étymologique entre numerus et nemo. « On est tenté de faire entrer dans la famille de nemo le latin numerus, ce qui reste douteux. xii»

On conclura ici que ni le ‘nom’ (nomen), ni le ‘numineux’ (numen), ni le ‘nombre’ (numerus), n’ont quelque lien avec noum et le nomos.

Il y a de fortes raisons de supposer, en revanche, que noum se rattache, ainsi que nomos, à un groupe très riche de formes indo-européennes venant de la racine *nem-.

De fait, il est même permis de supposer un usage bien plus universel de ces mots, touchant à des sphères linguistiques plus larges encore, si l’on tient compte des remarques de Jean-Pierre Abel-Rémusat, qui fut le premier titulaire de la chaire de langues et littératures chinoises et tartares-mandchoues du Collège de France:

« Nomoun, mot récemment adopté pour rendre le 經 jīng des Chinois, terme qui signifie ‘doctrine certaine, constante, livre classique’, est dérivé du mot Mongol et Ouïgour noum, qui a le même sens. Le grec νόμος, nomos, d’où s’est formé en chaldéen נמסא, en arabe ناموس (namous) et en syriaque ܢܰܡܳܘܣܰ (namous) paroît être la racine de ces mots Tartares qui ont gardé la signification primitive. Il y a sûrement quelque confusion dans le récit que fait Aboulfaradjexiii d’une controverse ordonnée par Tchinggis-Khan, entre les prêtres idolâtres des Ouïgours nommés Kami, et ceux du Khatai qui, dit-il, avoient apporté avec eux le livre de leur loi qu’ils nommoient Noum. Suivant toute apparence, l’auteur Syrien attribue aux Khitayens ou Chinois ce qui appartenoit aux Ouïgours. De tels mots sont de ceux qu’il est naturel qu’une nation emprunte de celle dont elle reçoit son écriture et ses livres.»xiv

Revenons aux Hyperboréens, inventeurs du noum, et sans doute, par là même, les penseurs et les philosophes de la religion les plus anciens dont on ait aujourd’hui la trace en Europe et en Asie mineure…

Leur réputation morale et philosophique fut telle que leur nom d’hyperboréen fut emprunté et revendiqué, beaucoup plus tard, par un groupe de penseurs, de mages et de chamans eux-mêmes bien antérieurs à Socrate et même au premier des présocratiques (Thalès) : Aristée de Proconnèse (vers 600 av. J.-C.), Épiménide de Crète (vers 595 av. J.-C.), Phérécyde de Syros (vers 550 av. J.-C.), Abaris le Scythe (vers 540 av. J.-C.), Hermotime de Clazomènes (vers 500 av. J.-C.). Ils formaient une école « hyperboréenne » ou « apollinienne », qui anticipait le pythagorisme.

Selon Wikipedia, Apollonios Dyscole (vers 130) a écrit « À Épiménide, Aristée, Hermotime, Abaris et Phérécyde a succédé Pythagore (…) qui ne voulut jamais renoncer à l’art de faiseur de miracles. »xv 

Nicomaque de Gérase (vers 180) déclare : « Marchant sur les traces de Pythagore, Empédocle d’Agrigente, Épiménide le Crétois et Abaris l’Hyperboréen accomplirent souvent des miracles semblables. » 

Clément d’Alexandrie regroupe ensemble Pythagore, Abaris, Aristée, Épiménide, Zoroastre, Empédoclexvi, et Pline rapproche Hermotime, Aristée, Épiménide, Empédoclexvii.

Walter Burkert énumère comme « faiseurs de miracles » : Aristée, Abaris, Épiménide, Hermotime, Phormio, Léonymos, Stésichore, Empédocle, Zalmoxis.xviii

Ces nouveaux ‘hyperboréens’ étaient à la fois des chamans, des penseurs et des philosophes.

Selon Giorgio Colli, cité par Wikipédia, Abaris et Aristée, c’est « le délire d’Apollon à l’ouvrage. L’extase apollinienne est un sortir hors de soi : l’âme abandonne le corps et, libérée, elle se transporte au dehors. Cela est attesté par Aristée, et on dit de son âme qu’elle ‘volait’xix . À Abaris, en revanche, on attribue la flèche, symbole transparent d’Apollon, et Platon fait allusion à ses sortilèges. Il est permis de conjecturer qu’ils ont réellement vécu. (…) Ce que relate Hérodote à propos de la transformation d’Aristée en corbeau est aussi digne d’intérêt : le vol est un symbole apollinien. (…) D’autres renseignements sur Épiménide en donnent une représentation chamanique qui est à mettre en relation avec Apollon Hyperborée. Dans ce cadre prennent place sa vie ascétique, sa diète végétarienne, voire son fabuleux détachement vis-à-vis de la nécessité de se nourrir. (…) C’est chez Épiménide que l’on peut saisir pour la première fois les deux aspects de la sagesse individuelle archaïque de source apollinienne : l’extase divinatoire et l’interprétation directe de la parole oraculaire du dieuxx. Le premier aspect est déjà repérable chez Abaris et Aristée. (…) Phérécyde de Syros se présente à première vue comme un personnage apollinien. En effet, de Phérécyde est attestée l’excellence dans la divination, et Aristote lui-mêmexxi  lui attribue une pratique miraculeuse de la magie, qualité récurrente dans le chamanisme hyperboréen. »xxii 

Aristote classe Phérécyde de Syros comme proches des Magesxxiii.

Selon Élien, vers 530 av. J.-C., « les habitants de Crotone ont appelé Pythagore Apollon Hyperboréenxxiv. » 

Enfin, beaucoup plus proche de nous, et combien inactuelle, l’idée hyperboréenne revient dans la modernité avec Nietzsche :

« Regardons-nous en face. Nous sommes des hyperboréens, — nous savons assez combien nous vivons à l’écart. ‘Ni par terre, ni par mer, tu ne trouveras le chemin qui mène chez les Hyperboréens’ : Pindare l’a déjà dit de nous. Par delà le Nord, les glaces et la mort — notre vie, notre bonheur… Nous avons découvert le bonheur, nous en savons le chemin, nous avons trouvé l’issue à travers des milliers d’années de labyrinthe. Qui donc d’autre l’aurait trouvé ? — L’homme moderne peut-être ? — ‘Je ne sais ni entrer ni sortir ; je suis tout ce qui ne sait ni entrer ni sortir’ — soupire l’homme moderne… Nous sommes malades de cette modernité  malades de cette paix malsaine, de cette lâche compromission, de toute cette vertueuse malpropreté du moderne oui et non. Cette tolérance et cette largeur du cœur, (…) est pour nous quelque chose comme un sirocco. Plutôt vivre parmi les glaces.»xxv

Vivre parmi les glaces, dans la chaleur des Hyperboréens…

iAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.134

iiHérodote note la nature pacifique des Hyperboréens : « Aristée de Proconnèse, fils de Caystrobius, écrit dans son poème épique qu’inspiré par Phébus, il alla jusque chez les Issédons ; qu’au-dessus de ces peuples on trouve les Arimaspes, qui n’ont qu’un œil ; qu’au delà sont les Gryplions, qui gardent l’or ; que plus loin encore demeurent les Hyperboréens, qui s’étendent vers la mer; que toutes ces nations, excepté les Hyperboréens, font continuellement la guerre à leurs voisins, à commencer par les Arimaspes ; que les Issédons ont été chassés de leur pays par les Arimaspes, les Scythes par les Issédons; et les Cimmériens, qui habitaient les côtes de la mer au midi, l’ont été par les Scythes. Ainsi Aristée ne s’accorde pas même avec les Scythes sur cette contrée. » Hérodote, Histoire, Trad. du grec par Larcher avec des notes de Bochard, Wesseling, Scaliger.. [et al.]   Paris. Charpentier, 1850. Livre IV, XIII

iiiPindare, Olymp., schol. III, 28 cité par Alexandre César Moreau de Jonnès, in op. cit.

ivAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.135

vIbid.p.135

viIbid.p.135

viiHérodote, Histoire, Trad. du grec par Larcher avec des notes de Bochard, Wesseling, Scaliger.. [et al.]   Paris. Charpentier, 1850. Livre IV, XXXIII

viiiIbid. p.136

ixAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.136

xUn livre entier a été consacré à cette famille de mots : Ε. LarocheHistoire de la racine NEM- en grec ancien. Paris, Klincksieck, 1949.

xiCf. E. Benveniste, Le vocabulaire des Institutions indo-européennes I, Paris Éditions de Minuit, 1969, p. 85

xiiPierre Chantraine. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Paris, Klincksieck, 1977, p.744

xiiiAlboufaradj (897-967), Chron. Bar. Hebr. text Syr. p. 441, vers. Lat. p. 451 et 452

xivAbel Rémusat, Recherches sur les langues tartares, Paris, 1820, T. 1, p.137

xvApollonios Dyscole, Histoires merveilleuses, 6.

xviClément d’AlexandrieStromates, I, 133.

xviiPline l’AncienHistoire naturelle, VII, 174

xviiiWalter Burkert, Lore and Science in Ancient Pythagoreanism, Harvard University Press, 1972, p. 147-158.

xix SoudaMaxime de Tyr, X, 2 e ; 38, 3 d.

xxPlaton, Les Lois, 642 d-643 a ; 677 d-e.

xxiAristote, Sur les Pythagoriciens, fragment 1, trad. an. : The Complete Works of Aristotle, J. Barnes édi., Princeton University Press, 1984, p. 2441-2446.

xxiiGiorgio Colli, La sagesse grecque (1977-1978), trad., Éditions de l’Éclat, t. I : Dionysos. Apollon. Éleusis. Musée. Hyperboréens. Énigme, 1990, p. 46, 427 ; t. II : Épiménide. Phérécyde. Thalès. Anaximandre. Anaximène. Onomacrite, 1991, p. 15, 264, 19.

xxiiiAristote, Métaphysique, 1091 b 10.

xxivÉlienHistoires variées, II, 26.

xxvNietzsche. L’Antéchrist. Essai d’une critique du christianisme. §1

Pour en finir avec le monothéisme


Longtemps chamaniste, l’ancienne Russie, dont on ne peut certes pas dire qu’elle n’avait pas le sens du mystère, devint « monothéiste » (et conséquemment « sainte ») vers le 9ème siècle, grâce à Cyrille et Méthode. Ces deux moines apportèrent l’écriture (cyrillique), et ils étendirent significativement le nombre des « croyants », moins d’un millénaire après les premières conversions opérées en Crimée, selon la légende, par saint André, le frère de saint Pierre.

Il vaut la peine de noter qu’en Russie, jusqu’au début du 20ème siècle, d’étranges coutumes faisaient toujours se côtoyer, à l’amiable pour ainsi dire, les niveaux de compréhension mutuelle entre plusieurs interprétations de l’idée du divin.

En 1911, dans le gouvernement de Kazan, chez les Votiaks, l’on fêtait encore, une fois l’an, le dieu Kérémet, sous la forme d’une poupée installée sur le clocher de l’église du village. Pendant la journée de cette célébration païenne et polythéiste, tous les représentants du clergé Orthodoxe (diacre, sacristain et marguillier) s’enfermaient dans une cabane, comme en une prison symbolique, pendant que la vieille divinité païenne sortait de sa geôle chrétienne et était fêtée par le peuple Votiak en liesse…i

Les Russes n’en avaient pas encore fini avec les dieux multiples.

On n’en finira pas non plus, avant longtemps, avec l’Un.

Un ou multiple, on propose ici de s’initier sans tarder à l’Infini. Et de s’affranchir un temps de la clôture des monologues, des soliloques des religions établies.

Mis en rapport sincère avec l’Infini, en balance avec la puissance des possibles, l’Un paraît, dans sa radicale simplicité, n’être jamais que l’ombre d’une amorce, le songe d’un commencement, l’inachèvement d’une idée.

Dans l’Infini toujours ouvert, sommeille, lointaine, la vision, jamais finale, – la révélation, l’‘apocalypse’ qui ‘dévoile’ non la vérité ou une fin, mais l’infinité de tout ce qui reste (toujours encore) à découvrir.

La route du voyage est longue, infiniment longue. Les carrefours perplexes et les impasses déçues y foisonnent, nécessairement. Mais les sentes adventices, les déviations inopinées, les voies invisibles, les échelles au ciel, les passerelles d’étoiles, quant à elles, prolifèrent, bien plus nombreuses encore.

Elle fatigue et scandalise l’esprit, la sempiternelle opposition, la mise en scène exacerbée du combat millénaire entre les « monothéistes », prétendant monopoliser l’évidence, et les « polythéistes », méprisés, dont on humilie l’imagination, l’intuition et le paganisme.

Le « paganisme » et les « païens » tirent leur nom du latin pāgus, ‘borne fichée en terre’, et par extension, ‘territoire rural délimitée par des bornes’. Pāgus est lié au verbe pango, pangere, ‘ficher, enfoncer, planter’, et, par métonymie, au mot pax, ‘paix’… De pāgus dérive pāgānus, ‘habitant du pāgus’, ‘paysan’. Dans la langue militaire, pāgānus prend le sens de ‘civil’ par opposition au soldat. Chez les chrétiens, pāgānus a désigné le ‘païen’.

Certes, tous les paysans ne sont pas polythéistes, et tous les polythéistes ne sont pas des païens. Mais l’arbre des mots offre à l’encan des grappes de sens, où la borne, le champ, la racine, le ‘pays’ et le ‘païen’ voisinent. Ces catégories se mêlaient jadis durablement dans l’imaginaire collectif.

Peut-être qu’elles continuent d’ailleurs de se mêler et de s’emmêler, à notre époque de repli local, de refus de l’unité et de haine de l’universel.

Les intuitions premières ne s’évanouissent pas facilement, après quelques millénaires. Il y a longtemps déjà que s’opposent Abel et Caïn, les éleveurs et les agriculteurs, la transhumance et le bornage, l’exode et l’agora, le tribal et le local.

Dans cette litanie de pugnacités irréductibles, les paradigmes, si nets, de l’Un et du Tout prennent par contraste l’apparence de hautes figures, épurées, abstraites, prêtes à s’entre-égorger à mort.

Face aux myriades éparses des divinité locales et confuses, l’intuition originelle de « l’Un », illuminant le cerveau de quelques prophètes ou de chamanes visionnaires, pourrait aisément passer pour la source profonde, anthropologique, du monothéisme.

Complémentaire, la considération (poétique et matérialiste) de la plénitude absolue du « Tout » pourrait sembler être, pour sa part, l’une des justifications des premières sensibilités « polythéistes ».

Les mots ici portent déjà, dans leur construction, leurs anathèmes implicites. De même que ce sont les chrétiens qui ont inventé le mot ‘païen’, ce sont les monothéistes qui ont fabriqué, pour les dénigrer, le néologisme stigmatisant les ‘polythéistes’.

Il est fort possible que les dits ‘polythéistes’ ne se reconnaissent pourtant aucunement dans ces épithètes importées et mal pensées.

Il est fort possible aussi, qu’excédé de stériles querelles, on préfère changer d’axe et de point de vue.

Plutôt que de se complaire dans l’opposition gréco-mécanique du mono– et du poly-, ne vaut-il pas mieux considérer comme plus opératoire, plus stimulant, le jeu de la transcendance et de l’immanence, qui met en regard l’au-delà et l’en-deçà, deux figures radicalement anthropologiques, plus anciennes que les travaux et les jours.

Surtout, l’au-delà et l’en-deçà (ou l’au-dehors et l’en-dedans) ne s’opposent frontalement mais ils se complémentent.

Il n’est pas a priori nécessaire que l’Un s’oppose irréductiblement au Tout, ni la transcendance à l’immanence.

Si l’Un est vraiment un, alors il est aussi le Tout… et le Tout n’est-il pas aussi, en quelque manière, en tant que tel, la principale figure de l’Un ?

L’Un et le Tout sont deux images, deux épiclèses d’une autre figure, bien plus haute, bien plus secrète, et dont le mystère se cache encore, au-delà de l’Un et en-deçà du Tout.

Les « monothéistes » et les « polythéistes », comme des grues et des mille-pattes dans un zoo, apportent seulement, à leur manière, quelques éléments aux myriades de niveaux de vue, aux multitudes de plans, aux innombrables béances. Ces vues, ces niveaux, ces plans de compréhension (relative), ces béances accumulent inévitablement de graves lacunes d’intellection, – amassent sans cesse les biais.

Depuis toujours, l’humain a été limité par nombre de biais, – la nature, le monde, le temps, l’étroitesse, l’existence même.

Et depuis toujours aussi, paradoxalement, l’humain a été saisi (élargi, élevé) par le divin, – dont la nature, la hauteur, la profondeur et l’infinité lui échappent absolument, essentiellement.

Il y a un million d’années, et sûrement bien avant, des hommes et des femmes, peu différents de nous, recueillis dans la profondeur suintante des grottes, réunis autour de feux clairs et dansants, ont médité sur l’au-delà des étoiles et sur l’origine du sombre, ils ont pensé à l’ailleurs et à l’après, à l’avant et à l’en-dedans.

Qui dira le nombre de leurs dieux, alors ? Étaient-ils un ou des monceaux ? Leurs figures divines étaient-elles solaire, lunaire, stellaires, ou chthoniennes ? Comptaient-ils dans le secret de leur âme le nombre des gouttes de la pluie et la lente infinité des sables ?

Le mono-, le poly– !

L’un et le milliard ne se soustraient pas l’un de l’autre, dira l’homme de calcul, mais ils s’ajoutent.

L’un et l’infini ne se combattent pas, dira le politique, mais ils s’allient.

L’un et le multiple ne se divisent pas, dira le philosophe, mais ils se multiplient.

Tout cela bourgeonne, vibrionne, fermente, prolifère.

Comment nommer d’un nom toutes ces multiplicités ?

Comment donner à l’Un tous les visages du monde ?

Le plus ancien des noms de Dieu archivés dans la mémoire de l’humanité n’est pas le nom hébreu, commun et éminemment pluriel, Elohim, ni le nom propre, יהוה, parfaitement singulier et indicible (sauf une fois l’an).

Le plus ancien des noms de Dieu est le mot sanskrit देव, deva, apparu deux millénaires avant qu’Abraham ait songé à payer un tribut à Melchisédech pour obtenir sa bénédiction. Le mot deva, ‘divin’, vient de div, ‘ciel’, ce qui dénote l’intuition première de l’au-delà de la lumière, pour dire le divin.

Après être apparu dans le Veda, deva fit belle carrière et engendra Dyaus, Zeus, Deus et Dieu.

Il y a bien d’autres noms de Dieu dans la tradition védique. Et certains ne sont ni communs ni propres, mais abstraits, comme le nom pūrṇam, ‘plein, infini’, qui s’applique à la divinité absolument suprême :

« Cela est infini ; ceci est infini. L’infini procède de l’infini. On retire l’infini de l’infini, il reste l’infini. »ii

Cette phrase est au cœur de la plus ancienne des Upaniṣad.

‘Cela’ y désigne le principe suprême, le brahman.

‘Ceci’ pointe vers le réel même, le monde visible et invisible, l’ordre et le cosmos tout entier.

L’Upaniṣad n’oppose par le mono– et le poly-, mais les unit.

C’est là l’une des plus antiques intuitions de l’humanité. La Dispersion appelle à la Réunion.

Juste avant de boire la ciguë, Socrate s’est souvenu d’une ‘antique parole’ (παλαιὸς λόγος) : « J’ai bon espoir qu’après la mort, il y a quelque chose, et que cela, ainsi du reste que le dit une antique parole, vaut beaucoup mieux pour les bons que pour les méchants. »iii

Il précise un peu plus loin ce que ce palaios logos enseigne:

« Mettre le plus possible l’âme à part du corps, l’habituer à se ramener, à se ramasser sur elle-même en partant de tous les points du corps, à vivre autant qu’elle peut, aussi bien dans le présent actuel que dans la suite, isolée et par elle-même, entièrement détachée du corps, comme si elle l’était de ses liens ? »iv

L’âme doit revenir à son unité, se ramasser sur elle-même, se détacher de tout ce qui n’est pas son essence.

Cette idée du recueil, du ramassement sur soi, est frappante. Elle évoque la nécessité pour l’âme de cheminer à rebours, de remonter la ‘descente’ que fit le Dieu créateur de l’humanité, lors de son sacrifice.

Dans la culture de la Grèce ancienne, c’est le démembrement de Dionysos qui illustre l’acte de démesure qui fut à l’origine de l’humanité.

Les Titans, ennemis des Olympiens, tuent l’enfant-Dieu Dionysos, fils de Zeus (et de Perséphone). Ils le dépècent, puis en font rôtir les membres pour les dévorer, à l’exception du cœur. En châtiment, Zeus les foudroie de ses éclairs et les consume de sa foudre. L’Homme naît de la cendre et de la suie qui résultent des restes calcinés des Titans. Les Titans ont voulu détruire l’enfant-Dieu, l’immortel Dionysos. Résultat : Dionysos est sacrifié à leur folie. Mais ce sacrifice divin sera la cause de la naissance de l’Humanité. Une fine suie est tout ce qui reste des Titans (consumés par le feu divin) et de l’enfant-Dieu (dont les Titans ont consommé la chair et le sang). Cette fine suie, cette cendre, cette poussière, d’origine indiscernablement divine et titanique, disperse l’immortalité divine en l’incarnant en autant d’« âmes », attribuées aux vivants.

La croyance orphique reprend en essence la vérité fondamentale déjà proclamée par le Veda il y a plus de quatre mille ans (le sacrifice originel de Prajāpati, Dieu suprême et Seigneur des créatures) et elle préfigure aussi, symboliquement, la foi chrétienne en un Dieu en croix, sauveur de l’humanité par Son sacrifice.

La croyance orphique pose surtout, et c’est là un sujet fascinant, la question du rôle de l’homme vis-à-vis du divin :

« L’homme n’a pas été ‘créé’ pour sacrifier ; il est né d’un sacrifice primordial (celui de Dionysos), synonyme de l’éparpillement de l’immortalité, et à ce titre, l’homme a la charge de sa recomposition. La séparation humain-divin est tromperie et imposture. De plus, à la distanciation (moteur du sacrifice sanglant rendu par la cité), les orphiques opposent l’assimilation avec le divin, et s’abstenir de viande c’est être comme les dieux. C’est refuser de définir l’homme en opposition à la divinité (postulat fondamental du règne de Zeus). L’unique sacrifice (…) c’est celui de Dionysos. Il doit précisément rester pour toujours unique. »v

Un sacrifice « unique », – dans la religion orphique, « polythéiste ».

La communion de la chair et du sang du Christ par tous les croyants, sacrifice infiniment répété, dans la suite des générations, – dans une religion « monothéiste ».

Il est temps de s’ouvrir à l’Infini des possibles.

iVassili Rozanov. Esseulement. Trad. Jacques Michaut. Editions L’âge d’homme. Lausanne, 1980, p. 32

iiBrihadaranyaka Upaniṣad 5.1.1

पूर्णमदः पूर्णमिदं पूर्णात्पूर्णमुदच्यते ।

पूर्णस्य पूर्णमादाय पूर्णमेवावशिष्यते ॥

pūrṇam adaḥ, pūrṇam idaṃ, pūrṇāt pūrṇam udacyate

pūrṇasya pūrṇam ādāya pūrṇam evāvaśiṣyate.

iiiPlaton, Phédon, 63c

ivPlaton, Phédon, 67c

vReynal Sorel. Dictionnaire du paganisme grec. Les Belles Lettres. Paris, 2015, p. 437

Provincial Minds for a Skimpy Planet


Philo of Alexandria attempted a synthesis of the Greek, Jewish, Egyptian and Babylonian worlds. He navigated freely between these heterogeneous, trenchant, distinct, cultures, religions and philosophies. He took advantage of their strengths, their originality. He is one of the first to have succeeded in overcoming and transcending their idiosyncrasies. It was a premonitory effort, two thousand years ago, to think globally.

Philo was also a master of contradictions. In this, he can be a model for the troubled, contracted, stifling, reactionary periods we have entered.

On the one hand, Philo can be characterized as a neo-Platonic philosopher. He takes up and develops the concept of Logos as the « axis » of the world (ἔξίς). « It is a Logos, the Logos of the eternal God, who is the most resistant and solid support of the universe. « (De Plantat. 10).

Founding axis, ground of being, the Logos is at the same time principle of change, the divine word, an intelligible being, and the immemorial Wisdom. Neither begotten like men, nor un-begotten like God, the Logos is the « intermediate being » par excellence.

On the other hand, Philo affirms that God remains superior to any idea that might be formulated about Him. He declares that God is « better than virtue, better than science, better than good in itself » (De Opifico, m.8). Nothing is like God and God is like nothing (De Somn. I, 73). In this he takes up the point of view formulated by Deutero-Isaiah (Is 48:18-25, 46:5-9, 44,7).

God has nothing in common with the world, He has withdrawn totally from it, and yet His presence still penetrates it, and even fills it completely, in spite of this absence.

So, is God the Logos or a silent and absent God? Or both?

One could seek an answer by thinking over the variations of the nature of the created world, and over the various combinations of divine presence and absence.

Philo distinguishes two kinds of creation: the ideal man – which God « made » (ἐποίήσεν), and the earthly man – which God “fashioned” (ἒπλασεν). What is the difference? The ideal man is a pure creation, a divine, immaterial form. The earthly man is ‘fashioned’ plastically (it is the same etymological root) from matter (the raw mud).

The mud, the matter, are only intermediaries. Terrestrial man is therefore a mixture of presence and absence, of matter and intelligence. « The best part of the soul that is called intelligence and reason (νοῦς καί λόγος) is a breath (pneuma), a divine character imprint, an image of God. « (Quod. Det. Pot. Ins. 82-84)

Through these puns and ad hoc mixes of concepts, Philo postulates the existence of various degrees of creation. Not everything has been created by God ex nihilo, in one go: there are second or third creations, delegated to a gradation of intermediate beings.

On the one hand, God, and on the other hand, various levels of reality, such as the Logos, the ideal Man, the Adamic, earthly, Man.

Only the best beings are born both of God and through him. The other beings are born not of and through him, but through intermediaries who belong to a level of reality inferior to the divine reality.

Such a world, mixed, complex, a mixture of mud and soul, divine and earthly, is the most universal religious and philosophical idea possible in a time of transition.

This idea was widely spread in Philo’s time through mystery cults.

Mystery has always been part of the very essence of the religious phenomenon, in all traditions, in all cultures. In Egypt, Greece, Rome, Chaldea, mystery cults were observed in Egypt, Greece, Rome, Chaldea, which had sacred, hidden words. Initiation allowed progressive access to this secret knowledge, which was supposed to contain divine truths.

The mystery was spread everywhere, emphatic, putative.

For Philo, the Torah itself was a deep « mystery ». This is why he begged Moses to help and guide him, to initiate him: « O Hierophant, speak to me, guide me, and do not cease anointing until, leading us to the brilliance of the hidden words, you show us its invisible beauties. « (De Somn. II, 164).

The « hidden words » are the « shadow » of God (Leg Alleg. III, 96). They are His Logos. They come from an impalpable world, an intermediary between the sensible and the divine.

The Logos is also a means of approaching God, a vehicle of supplication. The Logos is the great Advocate, the Paraclete. He is the High Priest who prays for the whole world, of which he is clothed as of a garment (Vita Mos. 134).

The idea of an « intermediary » Logos, a divine Word and an intercessor of men before God, was already expressed, I would like to emphasize, in the RigVeda, in the plains of the Ganges more than two thousand years before the time of Moses. In the Veda, the Word, Vāc (वाच्), is the divine revelation, and it is also the Intermediary that changes our ears into eyes.

This ancient and timeless idea is also found in Egypt and Greece. « Hermes is the Logos whom the gods sent down to us from heaven (…) Hermes is an angel because we know the will of the gods according to the ideas given to us in the Logos, » explains Lucius Annaeus Cornutus in his Abstract of the Traditions of Greek Theology, written in the 1st century A.D.

Hermes was begotten by Zeus called Cornutus. Similarly, in Philo, the Logos is « the elder son of God », while the world is « the younger son of God ». In this respect Philo bases himself on the distinction made in the Egyptian myth of the two Horuses, the two sons of the supreme God Osiris, the elder Horus who symbolizes the world of ideas, the world of the intelligible, and the younger Horus who symbolically embodies the sensible world, the created world.

Plutarch writes in his De Isis et Osiris: « Osiris is the Logos of Heaven and Hades ». Under the name of Anubis, he is the Logos of things above. Under the name of Hermanoubis, he refers partly to the things above and partly to the things below. This Logos is also the mysterious « sacred word » that the Goddess Isis transmits to the Initiates.

Osiris, Hermes and the Logos belong to different traditions but point to a common intuition. Between the Most High and the Most Low there is an intermediate domain, the world of the Word, the Spirit, the Breath.

In the Vedas, this intermediate and divine realm is also that of sacrifice. Likewise, in Christianity, Jesus is both the Logos and the sacrificed God.

What can we conclude today from these resemblances, these analogies?

Obviously, the religious phenomenon is an essential, structuring component of the human spirit. But what is striking is that quite precise ideas, « technical », if I may say so, like that of a world « in between » God and man, have flourished in many forms, in all latitudes, and for several millennia.

One of the most promising avenues of « dialogue among cultures » would be to explore the similarities, analogies and resemblances between religions.

Since the resounding irruption of modernity on the world stage, a central disconnection has occurred between rationalists, sceptics and materialists on the one hand, and religious, mystical and idealist minds on the other.

This global, worldwide split is in itself a fundamental anthropological fact. Why is this? Because it threatens the anthropological idea itself. The idea of Man is being attacked in the heart, and as a result it is Man himself who is dying. Philosophers like Michel Foucault have even announced that this Man is already dead.

Man may not be quite dead yet, but he is dying, because he no longer understands who he is. He lies there, seriously wounded, almost decapitated by the axe of schizophrenia.

The modern era is indeed ultra-materialistic, and at the same time religious feeling remains deep in the human psyche.

Lay people, agnostics, indifferent people populate the real world today, and at the same time, religious, mystics and fundamentalists occupy seemingly irreconcilable ideal worlds.

Religious extremism, in its very excesses, nevertheless bears witness to a search for meaning, which cannot be reduced to the death drive or hatred of the other.

Is a meta-religion, a meta-philosophy, of worldwide scope and value, possible today? That is a vain wish, a crazy idea, a void dream, one might answer.

Yet, two thousand years ago, two Jews, Philo and Jesus, independently and separately testified to possible solutions, and built grandiose bridges between opposing abysses.

And, without knowing it, no doubt, they were thus reviving, in their own way, very old ideas that had already irrigated the minds of great predecessors several millennia before.

Today, two thousand years after these two seers, who carries this powerful heritage in the modern world?

No one. We have entered a time of narrowedness of mind, a very provincial time indeed, for a very skimpy planet.

Brain Neurochemistry and Mystic Visions


The birth of Dionysus is worth telling. There is a precise description of it in the Imagines of Philostratus the Elder.

“A cloud of fire, after enveloping the city of Thebes, tears on the palace of Cadmos where Zeus leads a happy life with Semele. Semele dies, and Dionysus is really born under the action of the flame.

We can see the erased image of Semele rising towards the sky, where the Muses will celebrate his arrival with songs. As for Dionysus, he starts from the mother’s womb, thus torn, and shining like a star, he makes the brilliance of the fire pale with his own. The flame opens, sketching around Dionysus the shape of a cave[which is covered with consecrated plants].

The propellers, the berries of ivy, the vines already strong, the stems of which we make the thyrsus cover their contours, and all this vegetation comes out of the ground so willingly, that it grows partly in the middle of the fire. And let us not be surprised that the earth lays on the flames like a crown of plants.”

Philostratus ignores the fact that Semele had wanted to see the face of Zeus, her lover, and that this was the cause of her death. Zeus, kept by a promise he had made to her to fulfill all her desires, was forced to show his face of light and fire when she made the request, knowing that by doing so he would kill her, in spite of himself.

But he didn’t want to let the child she was carrying die, which was also his. Zeus took Dionysus out of his mother’s womb and put him in the great light, in a cloud of fire. However, Dionysus himself was already a being of fire and light. Philostratus describes how Dionysus’ own fire « makes Zeus’ own fire pale ».

It should be noted above all that the divine fire of Dionysus does not consume the sacred bushes that envelop his body at the time of his birth.

In a different context, Moses sees a burning bush, which is not consumed either. The Bible gives little detail on how the bush behaves in flames.

Philostratus, on the other hand, is a little more precise: a « crown of plants » floats above the fire. The metaphor of the crown is reminiscent of an aura, a halo, or the laurels surrounding the hero’s head. Except Dionysus is not a hero, but a God.

The idea of plants burning without burning in a « fire » of divine origin is counter-intuitive.

It is possible that this idea is a hidden metaphor. The inner fire of some plants, such as Cannabis, or other psychotropic plants, is a kind of fire that affects the mind, burns it indeed, but does not (usually) consume it. This inner fire, caused by plants capable of inducing shamanic visions and even divine ecstasies, is one of the oldest ways to contemplate mysteries.

This is one of the most valuable lessons from the experiences reported by shamans in Asia, Africa, or America.

What explains the powerful affinity between psychotropic plants, human brain neurochemistry and these ecstatic, divine visions?

Why is brain chemistry capable of generating a ‘vision’ of God from psychotropic stimuli?

Why is the active ingredient of cannabis, THC (Δ9 – tetrahydrocannabinol), capable, by binding to the CB1 and CB2 receptors, of delivering man to ecstasy, and to the vision of the divine, under certain conditions?

New ways of investigating the brain should be able to be used to detect the brain regions activated during these visions.

There are two main categories of assumptions.

Either the psychotropic mechanism is entirely internal to the brain, depending only on neurobiological processes, which can get out of hand when they are somehow looped around themselves.

Either these neurobiological processes are in reality only a façade, more or less shaped throughout the evolution of the human brain. They hide or reveal, depending on the case, our direct perception of a world that is still mysterious, a parallel world, generally inaccessible to sensitivity and consciousness.

The neurochemical processes disinhibited by THC release the brain, and during ecstasy give it the opportunity to access a meta-world, usually veiled, but very real, existing independently of human consciousness.

In that assumption, the neurochemistry of cannabis does not then generate « visions » by itself; it is only a key that opens the consciousness to a world that is inaccessible, most of the time, to weak human capacities.

Sagesse séparée


« La sagesse est séparée de touti » a dit Héraclite, dans son style bref.

J’adopte ici la traduction de G.S. Kirk, pour introduire le sujetii. Mais l’original greciii, ‘Sophon esti pantôn kekhorismenon’, conservé dans l’anthologie de Stobée, autorise plusieurs variations significatives, suivant la manière dont on comprend le mot sophon, – qui est grammaticalement un adjectif, au neutre, signifiant ‘sage’.

Voici deux exemples représentatifs de traductions alternatives:

« Ce qui est sage est séparé de toutes choses. »

« Être sage est être séparé de toutes choses. »

Dans ces deux interprétations, on perd l’idée abstraite de ‘sagesse’, et on personnalise le mot sophon, de manière plus concrète, en l’attribuant à une entité (‘ce qui est sage’), ‘séparée de tout’, et donc extérieure à ce monde-ci. Une autre manière de personnaliser est de l’attribuer à un ‘être’ (sage), qui pourrait éventuellement appartenir à ce monde-ci, donc non séparé, – et dont le fait d’être sage le séparerait, en quelque sorte virtuellement.

Clémence Ramnoux propose: « Chose sage est séparée de tout.»

Le spectre des sens de sophon est donc fort large :

La sagesse, – ou la Sagesse . Ce qui est sage. L’Être sage. La Chose Sage.

Le mot sophon n’a pas d’article (défini) dans ce fragment, mais il l’a dans d’autres fragments d’Héraclite. Or si l’on ajoute l’article défini à l’adjectif sophon, il acquiert un sens abstrait, et l’on débouche sur d’autres interprétations allant jusqu’à l’idée de ‘Transcendance’, et l’idée d’un ‘Unique’ :

« Que l’on replace devant chose sage l’article, en l’identifiant à l’Un-la-Chose-Sage, alors la formule touche le but de connaître… une Transcendance ! Qu’on l’entende seulement au sens d’une sagesse humaine, alors la formule dit que : pour les hommes, la manière d’être sage consiste à se tenir séparés de tous ou de tout. Il serait sage de vivre à l’écart des foules et de leur folie. Il serait sage de vivre en écartant la vaine science de beaucoup de choses. Les deux ne sont sûrement pas incompatibles. Mis ensemble, ils reformeraient le sens idéal d’une vita contemplativa : retraite et méditation de l’Unique. »iv

Pour justifier ces interprétations, Clémence Ramnoux étudie les autres occurrences du mot sophon, dans les fragments 32, 50 et 41 d’Héraclite.

De ces rapprochements, elle tire l’assurance qu’avec sophon, on a voulu « désigner le divin avec les mots du fragment 32 », et « sinon le divin, mieux que lui, quelque Chose en dignité d’en refuser le nom. »v

Le Fragment 32 emploie l’expression to sophon (‘le Sage’, ou ‘l’Être sage’, que C. Ramnoux rend par ‘la Chose Sage’) :

« La Chose sage (to sophon) seule est une : elle veut et ne veut pas être dite avec le nom de Zeus. »vi

Le grec donne :

ἓν τὸ σοφὸν μοῦνον λέγεσθαι οὐκ ἐθέλει καὶ ἐθέλει Ζηνὸς ὄνομα.

Hen to sophon mounon legesthai ouk ethelei kai ethelei Zènos onoma.

En traduisant mot-à-mot : « Un le Sage seul, être dit : il ne veut pas, et il veut le nom de Zeus ».

Le Fragment 50 ouvre une autre perspective :

οὐκ ἐμοῦ, ἀλλὰ τοῦ λόγου ἀκούσαντας ὁμολογεῖν σοφόν ἐστιν ἓν πάντα εἶναί

Ouk émou, alla tou logou akousantas homologein sophon estin hen panta einai.

Mot-à-mot : « Non moi, mais le Logos, en écoutant, dire le même, sage est un, tout, être. »

Cinq mots se suivent ici : sophon estin hen panta einai. Sage, est, un, tout, être. Il y a de nombreuses façons de les lier.

S’il n’en tenait qu’à moi, je proposerais la manière la plus directe de traduire, qui serait :

« Sage est Un, Tout, Être ».

L’édition allemande de W. Kranz et l’édition anglaise de G.S. Kirk traduisent :

« En écoutant, non pas moi, mais le Logos, il est sage (sophon estin) de tomber d’accord pour dire (homologeïn)vii: tout est Un (hen panta eïnaï). »

Dans une autre interprétation (celle de H. Gomperz) :

« En écoutant non pas moi, mais le Logos, il est juste de tomber d’accord que l’Un-le-Sage sait tout. »

Clémence Ramnoux suggère une autre interprétation encore:

« En écoutant non pas moi, mais le Logos, tomber d’accord pour confesser la même leçon (tout est un?), c’est la Chose Sage. »viii

Elle ajoute cependant un point d’interrogation à l’expression ‘tout est un’, ce qui montre qu’un doute certain est à l’œuvre ici.

Malgré les différences sensibles d’interprétation que l’on vient de voir, ce qui ressort c’est l’idée que to sophon possède indéniablement un statut magnifié, et qu’il peut être qualifié d’ ‘unique’ et même, implicitement, de ‘divin’.

Le Fragment 41 renforce l’hypothèse d’associer l’idée d’unité à to sophon: « La chose Sage est une seule chose (hen to sophon) : posséder le sens (epistasthaï gnômèn), en vertu duquel tout est conduit à travers tout. »

En reliant les champs sémantiques des quatre fragments, 32, 41, 50, 108, C. Ramnoux tire deux interprétations possibles du message essentiel que Héraclite est censé transmettre : « un sens simple s’énoncerait : Chose Sage est Une, et elle seulement. Un autre : Chose Sage est séparée de tout. »ix

Ces fragments, mis ensemble, portent une vision, visant à saisir la ‘Chose Sage’, sous différents angles.

« Que l’on rassemble les fragments ainsi, et l’on croira reconstituer un récitatif sur le thème de la Chose Sage. Voilà bien ce qu’il faudrait réciter tous ensemble en apprenant la même leçon ! »x

La véritable difficulté est d’éviter de lire Héraclite avec des représentations du monde bien plus tardives, à commencer par celles de Platon et d’Aristote.

Malgré les chausse-trapes, il faut tenter de reconstituer l’esprit de la communauté philosophique à l’époque pré-socratique, la nature de sa recherche :

« Il est permis [d’en] conjecturer la manière d’être : elle consisterait à se séparer et se réunir . Se séparer de qui ? Probablement : la foule et ses mauvais maîtres. Se réunir à qui ? Probablement : les meilleurs et le maître de la meilleure leçon. Se séparer de quoi ? La vaine science de beaucoup de choses. Retrouver quoi ? La bonne façon de dire les choses. C’est une lecture à double sens ! L’éthos héraclitéen n’aliène pas l’homme à la chose présente : au contraire, il le rend mieux présent, et comme en conversation ou en cohabitation avec la chose. (…) Un maître du discours met en mots le sens des choses (…) Mais le mode de penser authentiquement archaïque était probablement encore différent. Pour un bon maître, (…) il convient que le discours se montre avec un visage ambigu, des sens cachés, et des effets à double sens.»xi

Selon Ramnoux, l’intention fondamentale d’Héraclite est d’apprendre à l’homme « à se tenir lointain et prochain à la fois : assez près des hommes et des choses pour ne pas s’aliéner au présent, assez loin pour ne pas être roulé et ballotté dans la circulation. Avec la parole comme une arme pour se défendre contre la fascination des choses, et les choses comme une référence pour mieux tâter le plein des mots. Tel un être entre deux, visant par la fente quelque chose d’introuvable, dont la quête garantit, sans qu’il le sache, sa liberté ! »xii

Ambiguïté ? Obscurité ? Double sens ? Sens caché ?

Sans doute, mais pour ma part je voudrais mettre un coup de projecteur sur le seul mot non-ambigu du fragment 108 : kekhorismenon, ‘séparé’, s’appliquant à une entité mystérieuse, nommée « Sage », et dont les attributs sont l’unité, l’être et la totalité.

Comment peut-on être ‘séparé’ si l’on a pour attribut l’unité, ou la totalité ?

Qu’implique réellement l’idée de séparation dans une pensée qui se veut ‘originelle’ ?

C’est avec ces questions en tête que j’ai entrepris de chercher les occurrence du mot ‘séparer’ dans un corpus très différent, celui du texte biblique.

L’idée de ‘séparer’ est rendue en hébreu biblique par trois verbes, aux connotations très différentes : בָּדַל badal, חָלַק ḥalaq, et פָּרַד pharad

בָּדַל badal s’emploie sous deux formes verbales niphal et hiphil.

La forme niphal s’emploie avec une nuance passive ou réfléchie : 1° ‘se séparer, s’éloigner’ : « séparez-vous des peuples du pays » ( Esdr 10,11)

2° ‘être séparé, distingué, choisi’ : « Aaron fut choisi » (1 Chr. 23,13) ; ‘être exclu’ : « il sera exclu de l’assemblée de ceux qui revenaient de captivité » (« Esdr 10,8 ).

La forme hiphil a une nuance causative, active :

1° ‘séparer, arracher’ : « le voile vous séparera » (Ex 26,33 ) ; « qu’il serve de séparation entre les eaux et les eaux » (Gen 1,6 ).

2° ‘savoir, distinguer, discerner’ : « pouvoir distinguer entre ce qui est impur et ce qui est pur » (Lév 11,47)

3° ‘séparer, choisir ; exclure’ : « Je vous ai séparés des autres peuples » (Lév 20,26 ) ; « L’Éternel a choisi la tribu de Lévi. » (Deut 10,8) ; « L’Éternel m’exclut de son peuple » (Is 56,3).

Dans cette acception, ‘séparer’, c’est ‘choisir’, ‘distinguer’, ‘discerner’, ‘élire’ (ou ‘exclure’).

חָלַק ḥalaq apporte une autre gamme de sens, autour des notions de ‘partage’, de ‘division’ :

1° ‘partager, accorder, donner’ : « Ils partagèrent le pays » (Jos 14,5 ) ; ‘être divisé ‘: « Leur cœur est divisé, ou s’est séparé de Dieu » (Osée 10,2)

2° ‘partager, distribuer’ : « Et le soir il partagea la proie » ( Gen 49,27) ; « Et il distribua à tout le peuple » (2 Sam 6,19) ; ‘disperser’: « Je les diviserai dans Jacob » (Gen 49,7 ), « La face de YHVH les a dispersés » (Lam 4,16)

Quant au verbe פָּרַד pharad, il s’emploie dans un sens intensif ou réflexif.

1° (Niphal) ‘se séparer’ : « sépare-toi, je te prie, d’avec moi » (Gen 13,9), « Celui qui se sépare (de Dieu) cherche ses désirs » (Prov 18,1)

2° ‘se répandre , être dispersé’ : « Ceux-ci se répandirent dans les îles » (Gen 10,5)

3° ’séparer’ avec des nuances intensives ou causatives (piel) : « Ils se séparent de leurs femmes » (Osée 4,14), « Un peuple qui reste séparé entre les nations » (Est 3,8) ; (hiphil) « Jacob sépara les agneaux » (Gen 30,40) ; et (hithpaël) : « tous mes os se sont séparés » (Ps 22,15).

Les sens bibliques attachés au verbe ‘séparer’ incluent les nuances suivantes : ‘éloigner, choisir, exclure’ mais aussi ‘savoir, distinguer, discerner’, ou encore ‘partager, distribuer’ , et encore ‘être dispersé’ ou ‘se répandre’.

On peut assez aisément appliquer toutes ces nuances à une entité qui serait la Sagesse (divine).

La Sagesse, en effet, distingue, discerne, sait; elle peut être partagée, répandue, distribuée ;

elle peut s’éloigner, élire ou exclure.

Mais quel est le sens véritablement originaire qui s’applique à la Sagesse?

Pour tenter de répondre, j’ai consulté tous les versets bibliques qui comportent le mot ‘sagesse’ (okhma). Il y en a plusieurs centaines.

J’ai sélectionné ceux d’entre eux dont le sens est le plus ‘ouvert’ – contenant une invitation implicite à approfondir la recherche, et je les ai regroupés en quatre catégories :

La Sagesse comme ‘mystère’ et ‘secret’ ; la Sagesse comme ‘compagne du Créateur’ ; la Sagesse comme ‘personne avec qui dialoguer’ ; et la sagesse comme ‘faculté de l’esprit’

Voici par exemple quelques versets assimilant la Sagesse au mystère ou au secret :

« S’il te dévoilait les secrets de la Sagesse » (Job 11,6)

« Mais la Sagesse, d’où provient-elle ? » (Job 28,12)

« Ne dites donc pas : nous avons trouvé la sagesse » (Job 32,13)

« Fais silence et je t’enseignerai la sagesse » (Job 33,33)

« Dans le secret tu m’enseignes la sagesse » (Ps 51,8)

« Puis je me mis à réfléchir sur la sagesse » (Qo 2,12)

Il y a par ailleurs des versets où la Sagesse semble accompagner le Créateur dans sa tâche :

« Il fit les cieux avec sagesse » (Ps 136,6)

« Esprit de sagesse et d’intelligence » (Is 11,2)

« Établi le monde par sa sagesse » (Jér 10,12)

« C’est que tu abandonnas la Source de la Sagesse ! » (Bar 3,12)

« YHVH par la sagesse a fondé la terre » (Pr 3,19)

Il y a aussi des versets où la Sagesse est présentée comme une personne, capable d’interaction avec les hommes :

« Dis à la sagesse : tu es ma sœur ! » (Pr 7,4)

« La Sagesse crie par les rues » (Pr 1,20)

« La Sagesse n’appelle-t-elle pas ? » (Pr 8,1)

Il y a enfin les versets où la sagesse est considérée comme une faculté de l’esprit :

« Donne-moi donc à présent sagesse et savoir » (2 Chr 1,10)

« Qui donne aux sages la sagesse » (Dan 2,21)

« Intelligence et sagesse pareille à la sagesse des dieux » (Dan 5,11)

Pour faire bonne mesure j’ajoute ici quelques versets de textes bibliques, qui ne sont pas reconnus par les Massorètes comme faisant partie du Canon des Écritures du judaïsme, mais qui appartiennent aux textes reconnus par le catholicisme – en l’occurrence le Livre de la Sagesse et le texte du Siracide (Ben Sirach) :

« La Sagesse est un esprit ami des hommes » (Sg 1,6) [Personne]

« Ce qu’est la Sagesse et comment elle est née, je vais l’exposer; je ne vous cacherai pas les mystères, mais je suivrai ses traces depuis le début de son origine, je mettrai sa connaissance en pleine lumière, sans m’écarter de la vérité. » (Sg 6,22) [Mystère, Secret]

« Car plus que tout mouvement la sagesse est mobile » (Sg 7,24) [Mystère, Secret]

« Avec toi est la Sagesse qui connaît tes œuvres » (Sg 9,9) [Compagne du Créateur]

« Mais avant toutes choses fut créée la sagesse » (Sir 1,4) [Compagne du Créateur]

« La racine de la sagesse à qui fut-elle révélée ? » (Sir 1,6) [Mystère, Secret]

« La Sagesse élève ses enfants » (Sir 4,11) [Personne]

« Sagesse cachée et trésor invisible » (Sir 20,3) [Mystère, Secret]

Et enfin, voici quelques extraits du Nouveau Testament, – surtout des textes de Paul:

« Et la Sagesse a été justifiée par tous ses enfants » (Luc 7,35) [Compagne du Créateur]

« C’est d’une sagesse de Dieu, mystérieuse, demeurée cachée » (1 Co 2,7) [Mystère, Secret]

« Vous donner un esprit de sagesse et de révélations » (Eph 1,17) [Faculté de l’esprit]

« Tous les trésors de la sagesse et de la connaissance » (Col 2,3) [Faculté de l’esprit]

« Remplis de l’Esprit et de sagesse » (Act 6,3) [Faculté de l’esprit]

Si l’on revient à l’intuition de la « sagesse séparée » telle qu’imaginée par Héraclite, on voit qu’elle est parfaitement compatible avec les représentations de la Sagesse comme relevant du [Mystère], comme [Compagne du Créateur] et comme [Personne].

Mais là où le judaïsme joue avec l’idée d’une sorte de dédoublement du divin entre la fonction du Créateur et le rôle de la Sagesse (qui est, rappelons-le, l’une des Sefiroth de la Cabale juive), la mystique métaphysique d’Héraclite ne voit qu’Unité et Totalité divines.

Ce n’est pas le moindre résultat de cette recherche, que de trouver chez l’un des plus éminents penseurs grecs pré-socratiques, une intuition aussi extrême de la transcendance de la Sagesse, et de son Unité avec le Divin.

La Sagesse, qui est par excellence ‘séparée’, est aussi ce qui est le plus ‘un’…

i Fragment B 108

iiClémence Ramnoux. Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres. Paris, 1968, p.247

iiiἩρακλείτου. ὁκόσων λόγους ἤκουσα, οὐδεὶς ἀφικνεῖται ἐς τοῦτο, ὥστε γινώσκειν ὅτι σοφόν ἐστι πάντων κεχωρισμένον. (Stobée, Anthologie, III, 1, 174)

ivClémence Ramnoux. Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres. Paris, 1968, p.247

vClémence Ramnoux. Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres. Paris, 1968, p.248

vi ἓν τὸ σοφὸν μοῦνον λέγεσθαι οὐκ ἐθέλει καὶ ἐθέλει Ζηνὸς ὄνομα.

viiOu si l’on joue avec le mot homologeïn : ‘pour dire d’une même voix’, ou ‘pour dire de même que le Logos’

viiiClémence Ramnoux. Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres. Paris, 1968, p.243

ixClémence Ramnoux. Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres. Paris, 1968, p.248

xClémence Ramnoux. Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres. Paris, 1968, p.248

xiClémence Ramnoux. Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres. Paris, 1968, p.248-249

xiiClémence Ramnoux. Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres. Paris, 1968, p.249

Jihad, Beheading and Castration.


Can post-modern philosophy say anything of substance about the religious passions of societies?

I don’t think so. Since Western philosophy decreed the death of metaphysics, it has put itself out of shape to think about the state of the real world.

It has de facto become incapable of thinking of a world in which endless and merciless wars are waged in the name of the God(s), a world in which religious sects slit men’s throats, reduce women to slavery and enlist children to become murderers.

Philosophy is unable to contribute to the intellectual, theological-political battle against fanaticism.

It deserted the fight without even trying to fight. It convinced itself that reason has nothing to say about faith, nor legitimacy to express itself on this subject. Scepticism and pyrrhonism stand in sharp contrast to the assurance of the enemies of reason.

Fanaticism has gone wild. No thought police is able to stop it. Philosophical critics have in advance acknowledged their inability to say anything reasonable about belief.

In this philosophical desert, there remains the anthropological path. It encourages us to revisit ancient religious beliefs, in search of a possible link between what people living in the valleys of the Indus or the Nile, the Tiger or the Jordan, believed thirty or fifty centuries ago, and what other peoples believe today, in these same regions.

How can we fail to see, for example, the anthropological link between the voluntary castration of the priests of Cybele, the dogmas of the religion of Osiris, and the faith of the jihadist fanatics, their taste for decapitation and slaughter?

Castration is one of the anthropological constants, translated throughout the ages into religious, perennial figures. In its link with « enthusiasm », castration projects its radical de-linking with common sense, and displays its paradoxical and unhealthy link with the divine.

On « Blood Day », the priests of Atys and Cybele voluntarily emasculate themselves and throw their virile organs at the foot of the statue of Cybele. Neophytes and initiates, taken by divine madness, fall into the fury of « enthusiasm », and imitate them, emasculating themselves in their turn.

What is the nature of this « enthusiasm »? What does it tell us about human reason and folly?

Iamblichus writes in this regard: « We must seek the causes of divine madness; it is lights that come from the gods, the breaths sent by them, their total power that seize us, completely banishes our own consciousness and movement, and makes speeches, but not with the clear thought of those who speak; on the contrary, it is when they « profess them with a delirious mouth »i and are at their service to yield to the only activity of those who possess them. That is the enthusiasm. »ii

This description of « divine madness », of « enthusiasm », by a contemporary of these orgiastic scenes, of these visions of religious excessiveness, strikes me by its empathy. Iamblichus evokes this « total power that seizes us » and « banishes our conscience » as if he had experienced this feeling himself.

It can be hypothesized that this madness and delirium are structurally and anthropologically analogous to the madness and fanatical delirium that have occupied the media scene and the world for some time now.

In the face of madness, there is wisdom. In the same text, Iamblichus evokes the master of wisdom, Osiris. « The demiurgic spirit, master of truth and wisdom, when he comes to become one and brings to light the invisible force of hidden words, is called Amoun in Egyptian, but when he unerringly and artistically executes everything in all truth, he is called Ptah (name that the Greeks translate Hephaistos, applying it only to his activity as an artisan); as a producer of the good, he is called Osiris.»iii

What is the link between Osiris and castration? Plutarch reports in great detail the myth of Osiris and Isis. It does not fail to establish a direct link between the Greek religion and the ancient Egyptian religion. Zeus’ proper name is Amoun [derived from the root amn, to be hidden], an altered word in Ammon. Manetho the Sebennyte believes that this term means ‘an hidden thing’, or ‘the act of hiding’.

It is to affirm a link between Zeus, Amoun/Ammon, Ptah and Osiris.

But the most interesting is the narrative of the Osirian myth.

We remember that Seth (recognized by the Greeks as ‘Typhon’ ), Osiris’ brother, killed him and cut his body into pieces. Isis goes in search of Osiris members scattered all over Egypt. Plutarch specifies: « The only part of Osiris’ body that Isis could not find was the manly limb. As soon as it was torn off, Typhon (Seth) had indeed thrown it into the river, and the lepidot, the caddis and the oxyrrinch had eaten it: hence the sacred horror inspired by these fish. To replace this member, Isis made an imitation of it and the Goddess thus consecrated the Phallos whose feast is still celebrated by the Egyptians today.  » (Plutarch, Isis and Osiris)

A little later, Seth-Typhon beheaded Isis. It seems that there is a link, at least metonymic, between Osiris’ murder, Seth’s tearing off of his virile limb and the beheading of the goddess Isis by the same man. A relentless effort to tear, to section, to cut.

Seth-Typhon didn’t do so well. The Book of the Dead tells us that Horus in turn emasculated him, then skinned him.iv Plutarch also reports that Hermes, the inventor of music, took Seth’s nerves and made them the strings of his lyre.

We can see it well: decapitation, emasculation, dismemberment are ancient figures, always reactivated. They are signals of a form of anthropological constancy. Applying to the ancient gods, but also to the men of today, the reduction of the body to its parts, the removal of « all that exceeds » is a human figure reduced to the inhuman.

In this context, and in a structurally comparable way, the swallowing of the divine penis by the Nile fish is also a figure dedicated to continuous reinterpretation, and its metaphorical transformation.

The prophet Jonah, יוֹנָה (yônah) in Hebrew, was also swallowed by a fish, as was Osiris’ penis before him. Just as Osiris resurrected, Jonah was spit out by the fish three days later. Christians also saw in Jonah a prefiguration of the risen Christ three days after his burial.

The belly of the fish is like a temporary tomb (or is it a womb?), from which it is always possible for devoured gods and swallowed prophets to rise again.

Beheading, dismemberment, castration, weapons of psychological warfare, have been part of anthropological equipment for thousands of years. Resurrection, metamorphosis and salvation too. For the Egyptians, everyone has a vocation to become Osiris N., once dismembered, castrated, resurrected, this Osiris whom, in their sacred hymns, the Egyptians call « He who hides in the arms of the Sun ».

Western modernity, forgetting the roots of its own world, cut off from its own heritage, emptied of its founding myths, now without any meta-narrative, is suddenly confronted with their unexpected re-emergence in the context of a barbarism that it is no longer able to analyse, let alone understand.

iHeraclitus DK. fr. 92

ii Iamblichus, The Mysteries of Egypt, III, 8

iii Ibid. VIII, 3

iv Cf. Ch. 17, 30, 112-113

Bloody Religions


Christians do celebrate Christmas on December 25. But why this particular date? It was borrowed from the cult of Mithra. The date of the Christian feast of Easter also coincides with that of another pagan feast, the cult of Atys and Cybele, which took place at the time of the spring equinox. This great Phrygian celebration began on March 24. It was called « Blood Day ».

For their part, Jews celebrated the feast of Pessah (or Passover) in early Spring by sacrificing a lamb in memory of the Exodus. More than a thousand and a half millennia later, Muslims took up the symbolism of the sacrifice of the sheep at Eid el Kebir, in memory of the sacrifice of the son of Abraham, asked by God.

It seems that there is a non-unimportant disagreement on the identity of this son. Muslims believe that it was Ishmael (the son of Abraham’s concubine Agar) whom God had asked Abraham to sacrifice. The Jewish Bible indicates that it was Isaac, the first-born son of Abraham and Sarah. Muslims, arrived quite late in the history of religions, accuse Jews of falsifying the Scriptures on this subject.

In any case, the blood of an animal (bull, lamb, sheep) must flow among the followers of Atys and Cybele as well as among Jews and Muslims.

It can be seen that various religions, pagan and monotheistic, found Spring to be very conducive to their devotions, apparently, and that they also shared a certain attraction for the symbolism of the blood shed.

Blood is flowing, but the meaning is different.

The « day of blood » of Atys and Cybele was the day when incoming and neophyte priests had to emasculate themselves voluntarily. « They threw these cut off parts of themselves on the statue of the goddess Cybele. These fertility organs were buried in the earth, in underground chambers dedicated to Cybele. « explains James George Frazer.

Initiation ceremonies were held after the event. « The faithful man crowned with gold and surrounded by bands went down into a pit covered with a grid. A bull’s throat was slit. The hot and smoking blood was spilling in streams over the worshipper. »

The initiate spent the night, alone, in the bloody pit. The next day, on March 25 then, was celebrated the divine resurrection.

The castrated priests of Atys were called « galls », in reference to the Gallus River in Galatia. Nothing exceptional about the castration of priests. Artemis in Ephesus or Astarte in Hierropolis in Syria were also served by eunuch priests. Atys, a Phrygian goddess, is both Cybele’s son and lover. This situation can be compared to that of Adonis, associated with Aphrodite-Astarte or Tammuz, Ishtar’s paredre.

Mythology tells us about the origin of this bloody cult. Zeus gave birth to the hermaphrodite Agdistis, by letting his sperm flow to the ground, thus sowing Gaia, the Earth. But the other gods frightened by this strange hermaphrodite, both man and woman, emasculate her. Deprived of his male sex, Agditsis then became Cybele.

According to Pausanias, the almond tree was born from the blood that flowed from the wound of the emasculation. Then, with a kernel from this tree, Nana, daughter of the river god Sangarios, conceived Atys. Atys became a handsome young man. Cybele, who was in a way his progenitor, by interposed almond, fell in love with him. But Atys was to marry the daughter of the King of Pessinus. Jealous, Cybele struck him with madness. So Atys emasculated himself too.

Regretting his act, Agdistis-Cybele obtained from Zeus that Atys’ body never decomposes.

It is quite tempting to make a connection (purely analogical) between the myth of Atys and Cybele, the sacrifice of the lamb during the Jewish Passover, and the sacrifice of Christ followed by his resurrection among Christians.

The sacrifice of the bull in the cult of Atys and Cybele (itself inherited from traditions certainly much older, as the Veda testifies) causes blood to flow over the neophyte who must spend the night in a tomb-like vault, to symbolically resurrect the next day as an initiate to the mysteries.

Christ, « the Lamb of God », was put to death on the first day of the Jewish Passover, his blood was shed, then he was put in the tomb to rise again on the 3rd day. The analogy seems obvious. Differences abound too.

The cult of Atys and Cybele did not require the sacrifice of man, but only that of his parts, with the sacrifice of the bull as a complement.

There is an undoubted commonality between the mysteries of Atys and Cybele, the ancient Passover feast of Judaism, the Easter of Christianity and the Eid el kebir of Islam: the blood always flows, really or symbolically, from the bull, the lamb or the sheep, the blood of the severed sex of priests, or the blood of Christ.

Why does God seem to need some much blood?

Why would such a supreme God accept appearing as a thirsty Vampire?

Or is it just men who seem to enjoy believing that?

Le Dieu ‘Qui que tu sois ‘. Ou : Celui qui chemine ‘sans bruit’


 

En l’an 458 av. J.-C., lors des Grandes Dionysies d’Athènes, Eschyle a fait dire au Chœur des Anciens, dans le commencement de son Agamemnon:

« ‘Zeus’, quel qu’il soit,

si ce nom lui agrée,

je l’invoquerai ainsi.

Tout bien considéré,

il n’y a que ‘Dieu seul’ (πλὴν Διός)i

qui puisse vraiment me soulager

du poids de mes vaines pensées.

Celui qui fut grand jadis,

débordant d’audace et prêt à tous les combats,

ne passe même plus pour avoir existé.

Et celui qui s’éleva à sa suite a rencontré son vainqueur, et il a disparu.

Celui qui célébrera de toute son âme (προφρόνως) Zeus victorieux,

saisira le Tout (τὸ πᾶν) du cœur (φρενῶν), –

car Zeus a mis les mortels sur la voie de la sagesse (τὸν φρονεῖν),

Il a posé pour loi : ‘de la souffrance naît la connaissance’ (πάθει μάθος)ii

Ζεύς, ὅστις ποτ´ ἐστίν, εἰ τόδ´ αὐτῷ φίλον κεκλημένῳ,
τοῦτό νιν προσεννέπω.
Οὐκ ἔχω προσεικάσαι
πάντ´ ἐπισταθμώμενος
πλὴν Διός, εἰ τὸ μάταν ἀπὸ φροντίδος ἄχθος
χρὴ βαλεῖν ἐτητύμως.


Οὐδ´ ὅστις πάροιθεν ἦν μέγας, 
παμμάχῳ θράσει βρύων,
οὐδὲ λέξεται πρὶν ὤν· 
ὃς δ´ ἔπειτ´ ἔφυ,

τριακτῆρος οἴχεται τυχών.

Ζῆνα δέ τις προφρόνως ἐπινίκια κλάζων 

τεύξεται φρενῶν τὸ πᾶν,

τὸν φρονεῖν βροτοὺς ὁδώσαντα,

τὸν πάθει μάθος θέντα κυρίως ἔχειν.

Quelques précisions :

Celui « qui fut grand jadis », et « prêt à tous les combats », c’est Ouranos (le Dieu du Ciel).

Et celui qui « a trouvé son vainqueur et a disparu » est Chronos, Dieu du temps, père de Zeus, et vaincu par lui.

De ces deux Dieux, on pouvait dire à l’époque de la Guerre de Troie, selon le témoignage d’Eschyle, que le premier passait déjà pour « n’avoir jamais existé », et que le deuxième avait « disparu »…

Dès ces temps anciens, il n’y avait donc plus que ‘Dieu seul’ (πλὴν Διός) qui régnait dans le cœur et dans l’esprit des Anciens…

De ce Dieu seul, ‘Zeus’, ce Dieu suprême, Dieu de tous les dieux et de tous les hommes, on célébrait la ‘victoire’ avec des chants de joie, dans la Grèce du 5ème siècle av. J.-C.

Mais on s’interrogeait aussi sur son essence – comme le révèle la formule ‘quel qu’il soit’ –, et on se demandait si ce nom même, ‘Zeus’, pouvait réellement lui convenir …

On se réjouissait surtout que Zeus ait ouvert aux mortels le chemin de la ‘sagesse’, et qu’il leur ait apporté cette consolation, le fait de savoir que : ‘de la souffrance naît la connaissance’.

Martin Buber propose une interprétation très ramassée des derniers vers cités plus haut, qu’il agglutine en une affirmation:

« Zeus est le Tout, et ce qui le dépasse ».iii

Comment comprendre cette interprétation ?

Est-elle fidèle à la pensée profonde d’Eschyle ?

Revenons sur le texte d’Agamemnon. On lit d’une part:

« Celui qui célèbre Zeus de toute son âme saisira le Tout du cœur »

et immédiatement après :

« Il [Zeus] a mis les mortels sur le chemin de la sagesse. »

Eschyle utilise à trois reprises, dans le même mouvement de phrase, des mots possédant la même racine : προφρόνως (prophronos), φρενῶν (phrénon) et φρονεῖν (phronein).

Pour rendre ces trois mots, j’ai utilisé volontairement trois mots français ( de racine latine) très différents : âme, cœur, sagesse.

Je m’appuie à ce sujet sur Onians : « Dans le grec plus tardif, phronein a d’abord eu un sens intellectuel, ‘penser, avoir la compréhension de’, mais chez Homère le sens est plus large : il couvre une activité psychique indifférenciée, l’action des phrenes, qui comprend l’‘émotion’ et aussi le ‘désir’. »iv

Dans la traduction que nous proposons nous mobilisons la large gamme de sens que peut prendre le mot phrén : cœur, âme, intelligence, volonté ou encore siège des sentiments.

Ceci étant dit, il vaut la peine de rappeler, je crois, que le sens premier de phrén est de désigner toute membrane qui ‘enveloppe’ un organe, que ce soit le cœur, le foie ou les viscères.

Selon le Bailly, la racine première de tous les mots de cette famille est Φραγ, « enfermer, enclore », et selon le Liddell-Scott la racine première est Φρεν, « séparer ».

Chantraine estime pour sa part que « la vieille interprétation de φρήν comme « dia-phragme », sur phrassô « renfermer » est abandonnée depuis longtemps (…) Il reste à constater que φρήν appartient à une série ancienne de noms-racines où figurent plusieurs appellations de parties du corps.»v

Ces savants dissonent donc sur le sens premier de phrén…

Que le sens véritablement originaire de phrén soit « enclore » ou bien « séparer » n’importe guère au fond, puisque Eschyle nous dit que, grâce à Zeus, l’homme mortel est précisément appelé à ‘sortir’ de cet enclos fermé qu’est le phrén et à ‘cheminer’ sur le chemin de la sagesse…

Voyons ce point.

Le mot « cœur » rend le sens de base (homérique) de φρενῶν (phrénôn) (qui est le génitif du substantif φρήν (phrèn), « coeur, âme »).

Le mot « sagesse » » traduit l’expression verbale τὸν φρονεῖν (ton phronein), « le fait de penser, de réfléchir ». Les deux mots ont la même racine, mais la forme substantive a une nuance plus statique que le verbe, lequel implique la dynamique d’une action en train de se dérouler, nuance d’ailleurs renforcée dans le texte d’Eschyle par le verbe ὁδώσαντα (odôsanta), « il a mis sur le chemin ».

Autrement dit, l’homme qui célèbre Zeus « atteint le cœur » (teuxetaï phrénôn) « dans sa totalité » (to pan), mais c’est justement alors que Zeus le met « sur le chemin » du « penser » (ton phronein).

« Atteindre le cœur dans sa totalité » n’est donc qu’une première étape.

Il reste à cheminer dans le « penser »…

Peut-être est-ce ce dont Buber a voulu rendre compte en traduisant :

« Zeus est le Tout, et ce qui le dépasse » ?

Mais il reste à se demander ce qui « dépasse le Tout », dans cette optique.

D’après le développement de la phrase d’Eschyle, ce qui « dépasse » le Tout (ou plutôt « ouvre un nouveau chemin ») est précisément « le fait de penser » (ton phronein).

Le fait d’emprunter le chemin du « penser » et de s’aventurer sur cette voie (odôsanta), fait découvrit cette loi divine :

« De la souffrance naît la connaissance », πάθει μάθος (patheï mathos)…

Mais quelle est donc cette ‘connaissance’ (μάθος, mathos) dont parle Eschyle, et que la loi divine semble promettre à celui qui se met en marche ?

La philosophie grecque est très prudente sur le sujet de la ‘connaissance’ divine. L’opinion qui semble prévaloir, c’est qu’on peut tout au plus parler d’une connaissance de sa ‘non-connaissance’…

Dans le Cratyle, Platon écrit :

« Par Zeus ! Hermogène, si seulement nous avions du bon sens, oui, il y aurait bien pour nous une méthode : dire que des Dieux nous ne savons rien, ni d’eux-mêmes, ni des noms dont ils peuvent personnellement se désigner, car eux, c’est clair, les noms qu’ils se donnent sont les vrais ! »vi

« Ναὶ μὰ Δία ἡμεῖς γε, ὦ Ἑρμόγενες, εἴπερ γε νοῦν ἔχοιμεν, ἕνα μὲν τὸν κάλλιστον τρόπον, ὅτι περὶ θεῶν οὐδὲν ἴσμεν, οὔτε περὶ αὐτῶν οὔτε περὶ τῶν ὀνομάτων, ἅττα ποτὲ ἑαυτοὺς καλοῦσιν· δῆλον γὰρ ὅτι ἐκεῖνοί γε τἀληθῆ καλοῦσι. »

Léon Robin traduit ‘εἴπερ γε νοῦν ἔχοιμεν’ par « si nous avions du bon sens ». Mais νοῦς (ou νοός) signifie en réalité « esprit, intelligence, faculté de penser ». Le poids métaphysique de ce mot dépasse le simple ‘bon sens’.

Il vaudrait mieux donc traduire, dans ce contexte :

« Si nous avions de l’Esprit, nous dirions que des Dieux nous ne savons rien, ni d’eux, ni de leurs noms ».

Quant aux autres poètes grecs, ils semblent eux aussi fort réservés quant à la possibilité de percer le mystère du Divin.

Euripide, dans les Troyennes, fait dire à Hécube

« Ô toi qui supportes la terre et qui es supporté par elle,

qui que tu sois, impénétrable essence,

Zeus, inflexible loi des choses ou intelligence de l’homme,

je te révère, car ton cheminement secret

conduit vers la justice les actes des mortels. »vii

Ὦ γῆς ὄχημα κἀπὶ γῆς ἔχων ἕδραν,
ὅστις ποτ’ εἶ σύ, δυστόπαστος εἰδέναι,
Ζεύς, εἴτ’ ἀνάγκη φύσεος εἴτε νοῦς βροτῶν,
προσηυξάμην σε· πάντα γὰρ δι’ ἀψόφου
βαίνων κελεύθου κατὰ δίκην τὰ θνήτ’ ἄγεις.

La traduction que donne ici la Bibliothèque de la Pléiade ne me satisfait pas. Consultant d’autres traductions disponibles en français et en anglais, et reprenant chaque terme en m’appuyant sur le dictionnaire Grec-Français de Bailly et sur le dictionnaire Grec-Anglais de Liddell et Scott, j’ai fini par aboutir à un résultat plus conforme à mes attentes :

« Toi qui portes la terre, et qui l’a prise pour trône,

Qui que Tu sois, inaccessible à la connaissance,

Zeus, ou Loi de la nature, ou Esprit des mortels,

je Toffre mes prières, car cheminant d’un pas silencieux,

Tu conduis toutes les choses humaines vers la justice. »

La pensée grecque, qu’elle soit véhiculée par la fine ironie de Socrate, estimant qu’on ne peut rien dire des Dieux, surtout si l’on a de l’Esprit, ou bien qu’elle soit sublimée par Euripide, qui chante l’inaccessible connaissance du Dieu « Qui que Tu sois », aboutit au mystère du Dieu qui chemine en silence, et sans un bruit.

En revanche, avant Platon, et avant Euripide, il semble qu’Eschyle ait bien entrevu une ouverture, la possibilité d’un chemin.

Quel chemin ?

Celui qu’ouvre « le fait de penser » (ton phronein).

C’est le même chemin que celui qui commence avec la ‘souffrance’ (pathos), et qui aboutit à l’acte de la ‘connaissance’ (mathos).

C’est aussi le chemin du Dieu qui chemine « sans bruit ».

iΖεύς (‘Zeus’) est au nominatif, et Διός (‘Dieu’)est au génitif.

iiEschyle. Agammemnon. Trad. Émile Chambry (librement adaptée et modifiée). Ed. GF. Flammarion. 1964, p.138

iiiMartin Buber. Eclipse de Dieu. Ed. Nouvelle Cité, Paris, 1987, p.31

ivRichard Broxton Onians. Les origines de la pensée européenne. Seuil, 1999, p. 28-29

vPierre Chantraine. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Ed. Klincksieck, Paris, 1968

viPlaton. Cratyle. 400 d. Traduction Léon Robin. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1950. p. 635-636

viiEuripide. Les Troyennes. v. 884-888. Trad. Marie Delcourt-Curvers. La Pléiade. Gallimard. 1962. p. 747

Le partage du Dieu


Au son des cymbales et des flûtes, à la lumière des flambeaux, des femmes échevelées dansent. Ce sont les bacchantes. Vêtues de peaux de renards, portant des cornes sur la tête, tenant des serpents dans leurs mains, saisies d’une « folie sacrée », elles se précipitent sur des animaux choisis pour le sacrifice, les mettent en pièces, les déchirent à pleines dents, et dévorent toute crue la chair sanguinolente.

Ces bacchanales — ou fêtes dionysiaques, ont fasciné les Anciens pendant des siècles.

« Les bacchantes célèbrent le mystère de Dionysos furieux, menant la folie sacrée jusqu’à l’ingestion de chair crue, et elles accomplissent l’absorption des chairs des massacres, couronnées de serpents, et criant Evoé. » i

Quel en était le sens? Le mythe rapporte que Dionysos Zagreus, fils de Zeus et de Perséphone, avait pris la forme d’un jeune taureau, pour tenter d’échapper à ses poursuivants. Mais il fut rattrapé, déchiré et dévoré par les Titans, ennemis de Zeus.

En Thrace, on appelle ce dieu Sabos ou Sabazios, et Cybèle en Phrygie.

C’est en Thrace que surgirent initialement, entre le 8ème siècle et le 7ème siècle av. J.-C., ces cultes de la folie divine et de la danse extatique, culminant avec le démembrement de chairs vivantes, et leur dévoration sanglante.

Les historiens des religions sont enclins à y déceler, non un phénomène local, mais le symptôme d’un mouvement plus universel et originaire de la nature humaine, dans son désir d’établir un rapport avec le divin.

« Ce culte orgiastique thrace n’était que la manifestation d’une impulsion religieuse qui se fait jour en tout temps et en tout lieu sur toute la terre, à tous les degrés de la civilisation, et qui, par conséquent, doit dériver d’un besoin profond de la nature physique et psychique de l’homme (…) Et dans chaque partie de la terre, il se trouve des peuples qui considèrent ces exaltations comme le vrai processus religieux, comme l’unique moyen d’établir un rapport entre l’homme et le monde des esprits, et qui, pour cette raison, basent surtout leur culte sur les usages que l’expérience leur a montrés les plus propres à produire des extases et des visions. »ii

Nombreux sont les peuples, sur tous les continents, qui ont eu des pratiques analogues, visant à l’obtention de l’extase. Les Ostiaks, les Dakotas, les Winnebagos, en Amérique du Nord, les Angeloks au Groenland, les Butios aux Antilles, les Piajes aux Caraïbes, et bien d’autres peuples suivaient des rites chamaniques.

En islam, les Soufis et les Derviches tourneurs connaissent la puissance de la danse extatique. Djalâl al-Dîn Rûmî témoigne : « Celui qui connaît la force de la danse habite en Dieu, car il sait comment l’Amour tue. Allah hou ! »iii

Le culte de la « folie divine » et de l’exaltation frénétique a été aussi répertorié lors de véritables « bacchanales chrétiennes », en Russie, dans la secte des « Christi », fondée par un saint homme, Philippoff, « dans le corps de qui, un beau jour, Dieu vint habiter, et qui, dès lors, parla et donna ses lois en qualité de Dieu vivant. »iv

Le culte dionysiaque de l’ivresse et de l’extase divine entretient un lien étroit avec la croyance en l’immortalité de l’âme, pour de nombreux peuples, à toutes les époques de la courte histoire humaine.

Cette croyance s’y appuie alors, non sur des dogmes ou des prophéties, mais sur une expérience intime, réellement et personnellement ressentie, par tous ceux qui ont participé activement à ces nuits de folie et d’extase.

Le lien entre la croyance en l’immortalité de l’âme et la dévoration de morceaux de corps dépecés est apparu vraisemblablement dans les temps les plus anciens.

Dès une époque reculée, remontant à plus de huit cent mille ans (si l’on tient compte de la datation des restes trouvés dans les grottes de Chou-Kou-Tien), le dépeçage des cadavres était probablement une manière de s’assurer définitivement de la mort des morts, une façon de les rendre inoffensifs à jamais, incapables de revenir sur terre menacer les vivants.

Mais c’était aussi l’indice d’une croyance ancienne et diffuse en la survivance de l’âme, en dépit de l’évidence de la mort du corps.

Nous ne saurons sans doute jamais ce que l’Homo Sinanthropus pensait du monde des esprits. En revanche nous disposons de mythes de démembrement attestés dans toute l’antiquité, et dans le monde entier.

Orphée, héros divin, est mort déchiré et démembré vivant par des femmes thraces en folie.

Agamemnon, assassiné par sa femme Clytemnestre, se plaint dans l’autre monde des atroces outrages qu’elle lui a infligés après l’avoir tué: « Après ma mort honteuse, elle m’a fait subir, par malveillance, un maschalisme. »v

Le maschalisme consiste à mimer symboliquement le traitement des victimes animales lors des sacrifices. Les sacrificateurs coupaient ou arrachaient les membres de l’animal, et les offraient en prémices aux dieux, sous forme de chair crue.

L’étonnant c’est que les meurtriers reprenaient cette méthode en vue de leur propre purification, pour infléchir la colère des victimes, et surtout afin que le mort devienne impuissant à punir l’assassin.

Ils se livraient en conséquence au dépeçage du cadavre des victimes, en amputant ou arrachant les bras et les jambes au niveau de leurs articulations, puis en formant une chaîne qu’ils suspendaient autour des épaules et des aisselles du cadavre.

Il y a une certaine logique ici à l’œuvre. Les bras et les jambes du mort sont amputés, de façon que son âme ne puisse pas saisir les armes placées devant sa tombe etrevenir combattre.

En Égypte, Osiris est tué puis découpé en quatorze morceaux par son frère Seth. Les parties du corps sont jetés dans le Nil et dispersés par tout le pays.

Notons que le mythe osirien est rejoué pour tous les défunts, lors de l’embaumement.

C’est en Égypte que le dépeçage des cadavres a pris la forme la plus ritualisée, la plus élaborée, employant pour ce faire une batterie de méthodes chirurgicales, chimiques, magiques, incluant le démembrement, la macération, la momification, la crémation, l’exposition de diverses parties du corps. Le rituel de l’embaumement dure soixante-dix jours.

« Le cerveau est extrait par le nez, les viscères sont enlevés par une incision pratiquée au flanc ; seul le cœur, emmailloté, est remis à sa place, tandis que les organes sont déposés dans des « canopes », vases aux couvercles en forme de tête humaine ou animale. Les parties molles restantes et les fluides organiques sont dissous par une solution de natron et de résine et évacués du corps par la voie rectale. Cette première phase a lieu sous le signe de la purification. Tout ce qui est « mauvais » est retiré du corps, autrement dit tout ce qui est périssable et peut compromettre la forme d’éternité qui est l’objectif visé. »vi

Dans l’ancienne religion égyptienne, toutes ces interventions violentes autour du corps mort et disloqué visent à faire mourir le mort en quelque sorte définitivement. Mais elles facilitent de ce fait le passage du mort à la vie éternelle après l’embaumement du corps et la momification, qui est une opération essentiellement « magique ».

« Commence alors la phase de dessiccation (déshydratation et salage), qui dure une quarantaine de jours. Réduit à la peau et aux os, le cadavre va ensuite être remis en forme lors du rituel de momification ; c’est alors qu’ont lieu les onctions aux huiles balsamiques destinées à rendre sa souplesse à la peau, le bourrage avec des résines, de la gomme arabique, des étoffes, de la sciure, de la paille et d’autres matières, l’incrustation d’yeux factices, la pose des cosmétiques et de la perruque, et enfin l’emmaillotage avec des bandelettes de lin fin, en partie inscrites de formules magiques et entre lesquelles sont glissées des amulettes. Le résultat de toutes ces opérations est la momie. Celle-ci est bien plus que le cadavre : la figure du dieu Osiris et une manière de hiéroglyphe représentant l’être humain complet, « rempli de magie » comme le disent les Égyptiens. »vii

Vient ensuite le temps de la parole, des prières, des invocations. « En égyptien, cette thérapie mortuaire par la parole est exprimée par un mot foncièrement intraduisible, mais qu’il est d’usage en égyptologie de rendre par « glorification » ou « transfiguration ». Le mort y est invoqué par un flot ininterrompu de paroles (…) Le mort devient ainsi un esprit doté de puissance capable de survivre sous de multiples formes (…) Par la récitation des glorifications, les membres dispersés du corps sont d’une certaine façon rassemblés en un texte qui les décrit comme une nouvelle unité. »viii

La « glorification » et la « transfiguration » du mort rappellent celles d’Osiris. « Ce sont les rites, les images et les textes qui réveillent Osiris et le ramènent à la vie ; c’est à l’aide de formes symboliques que le mort disloqué est recomposé et qu’est franchie la frontière séparant la vie et la mort, ici-bas et l’au-delà. Le mystère de cette connectivité capable de triompher de la mort ne réside toutefois pas dans les formes symboliques, mais dans l’amour qui les met en œuvre. Savoir qui accomplit les rites, prononce les mots et apparaît en image est tout sauf indifférent. C’est d’abord et avant tout l’affaire de la déesse Isis, épouse et sœur jumelle d’Osiris. Sur ce point, le mythe d’Osiris et d’Isis correspond d’ailleurs à celui d’Orphée et d’Eurydice (…) Pour Isis, c’est l’amour qui confère à ses rites et récitations magiques une force de cohésion capable de suppléer à l’inertie du cœur d’Osiris et de ramener le dieu à la vie. L’association de l’amour et de la parole est la force de cohésion la plus intense que les Égyptiens connaissent et en même temps le plus puissant élixir de vie. »ix

Mort du dieu. Glorification. Transfiguration. Résurrection. Puissance de l’amour et de la parole.

Il est difficile de ne pas trouver dans ces thèmes des parallèles possibles avec la mort du Christ, y compris jusque dans certains détails.

Les derniers instants de Jésus sont décrits ainsi : « Comme c’était la Préparation, les Juifs, pour éviter que les corps restent sur la croix durant le sabbat – car ce sabbat était un grand jour – demandèrent à Pilate qu’on leur brisât les jambes et qu’on les enlevât. Les soldats vinrent donc et brisèrent les jambes du premier, puis de l’autre qui avait été crucifié avec lui. Venus à Jésus, quand ils virent qu’il était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes, mais l’un des soldats, de sa lance, lui perça le côté et il sortit aussitôt du sang et de l’eau. Celui qui a vu rend témoignage, – son témoignage est véritable, et celui-là sait qu’il dit vrai – pour que vous aussi vous croyiez. Car cela est arrivé afin que l’Écriture fût accomplie :

Pas un os ne lui sera brisé. »x

Cette parole de l’Écriture se trouve en effet dans le texte de l’Exode :

« YHVH dit à Moïse et à Aaron : ‘Voici le rituel de la pâque : aucun étranger n’en mangera. Mais tout esclave acquis à prix d’argent, quand tu l’auras circoncis, pourra en manger. Le résident et le serviteur à gages n’en mangeront pas. On la mangera dans une seule maison et vous ne ferez sortir de cette maison aucun morceau de viande. Vous n’en briserez aucun os. »xi

Il faut faire l’hypothèse que le précepte donné à Moïse par YHVH de « ne briser aucun os » est assimilable à une inversion radicale par rapport aux pratiques « idolâtres » dont il s’agissait de se départir entièrement. Si les sacrificateurs « païens » arrachaient les membres des animaux, brisaient les os et les articulations, on peut penser que Moïse a jugé utile de préconiser une pratique strictement contraire, pour s’en différencier.

Par contraste avec le dépeçage égyptien des corps, le démembrement dionysiaque ou le maschalisme grec, les membres du corps de Jésus furent laissés intacts, « afin que l’Écriture fût accomplie ».

En revanche, la veille de sa mort, Jésus partagea symboliquement lors de la Cène, son corps et de son sang avec ses disciples.

« Or, tandis qu’ils mangeaient, Jésus prit du pain, le bénit, le rompit et le donna aux disciples en disant : ‘Prenez et mangez, ceci est mon corps.’ Puis, prenant une coupe, il rendit grâces et la leur donna en disant : ‘Buvez-en tous ; car ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés.’ »xii

Les pratiques païennes consistent à rompre les membres des victimes livrées au sacrifice, et à boire leur sang. Jésus rompt du pain, et boit du vin. Ce sacrifice est symbolique. Mais c’est aussi une préfiguration du sacrifice réel qui interviendra, dès le lendemain, sur la croix.

Les anciens sacrifices chamaniques, le démembrement d’Osiris, la dilacération du corps de Dionysos, le pain rompu et le vin partagé (le Corps et le Sang) appartiennent à des cultures fort différentes et s’étageant sur des périodes plurimillénaires.

Mais on ne peut que remarquer un point commun : dans tous ces cas, un Dieu meurt en sacrifice, et il est ensuite ‘partagé’. Puis le Dieu ressuscite par la puissance de l’amour et de la parole., ou bien parce qu’il est lui-même tel.

Vu l’analogie frappante dans ces schémas narratifs, on est amené à faire une hypothèse.

Le repas de chasse des premiers hominidés a été depuis l’aube des temps le commencement de la religion. C’est pendant la mastication et la manducation des chairs animales qu’insidieusement l’idée de la permanence et de la transmission de l’esprit attaché à ces chairs sanguinolentes est venu hanter les consciences.

Mais alors un saut conceptuel, un saut inouï eut lieu. On imagina que les victimes sacrificielles n’étaient elles-mêmes qu’une image lointaine du Sacrifice suprême, celui du Dieu, du Seigneur de toutes les créatures.

Il y a plus de 6000 ans, on disait déjà: « Le Seigneur des créatures se donne lui-même aux dieux en guise de sacrifice ».xiii

iClément d’Alexandrie. Protreptique II, 12, 2

iiErwin Rohde. Psyché. Le culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance à l’immortalité. Ed. Les Belles Lettres, 2017, p. 292

iiiIbid. p. 293 n.2

ivIbid. p. 293 n.2

vEschyle. Les Choéphores 439. Cité par Erwin Rohde. Psyché. Le culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance à l’immortalité. Les Belles Lettres, 2017, p. 229.

viJan Assmann. Mort et au-delà dans l’Égypte ancienne. Ed. Du Rocher, 2003, p.59

viiIbid. p.60

viiiIbid. p.61

ixIbid. p62.

xJn. 19, 31-36

xiEx. 12, 43-46

xiiMt. 26, 26-28

xiiiTaņḍya-Mahā-Brāhmaņa 7.2.1

Les myriades d’éclats fins du corps divin


Dans les dictionnaires de grec ancien, juste après le nom d’Orphée, on trouve le mot orphnè (ὄρφνη), « obscurité ». Du point de vue sémantique, orphnè peut s’appliquer au monde souterrain, au monde « obscur ». Orphée, descendu dans les Enfers, a été plongé dans l’orphnè.

Mais Orphée était « orphique » par excellence. Il cherchait la révélation. Il s’aventura sans hésiter dans l’antre de la mort – avec l’insuccès que l’on sait, et il en sortit vivant. Mais plus tard, l’ombre le rattrapa. Une meute hurlante de femmes de Thrace le déchira, membre à membre.

Seule sa tête arrachée échappa à la mêlée furieuse, roula jusqu’au rivage. Les vagues l’emportèrent, lui firent traverser la mer, et la tête d’Orphée toujours chantait.

Il avait vaincu la mort, et dépassé la mer.

Le mythe d’Orphée symbolise la recherche de la vraie Vie, celle qui se trouve au-delà du royaume de la Mort.

Le philosophe Empédocle témoigne du même rêve : « Car moi, je fus déjà un jour garçon et fille, et plante et oiseau et poisson qui trouve son chemin hors de la mer. »i

Dans des tablettes datant du 6ème siècle avant notre ère, retrouvées à Olbia du Pont, au nord de la Mer noire, on a pu déchiffrer plusieurs expressions caractéristiques de l’orphisme, dont bios-thanatos-bios. C’est la triade « vie-mort-vie », au centre de l’orphisme.

Orphée, contemporain de Pythagore, a choisi, contrairement à ce dernier, de vivre hors du « politique ». Il refuse la « cité » et son système de valeurs. Il s’oriente vers l’ailleurs, l’au-delà. « Les Orphiques sont des marginaux, des errants et surtout des ‘renonçants’ »ii, explique Marcel Detienne.

Aristophane rapporte que l’enseignement d’Orphée reposait sur deux points : ne pas faire couler le sang, et découvrir « l’initiation ».

L’initiation aux Mystères se dit en langue grecque télétè (τελετή). Le Chantraine indique que ce mot est apparenté à telos, « achèvement, terme, réalisation ». Mais télétè a un sens très précis dans le contexte de l’orphisme. Parmi les Mystères orphiques, le plus important peut-être est celui de la mise à mort de l’enfant-Dieu, Dionysos, dévoré par les Titans, – à l’exception de son cœur, avalé par Zeus, et germe de sa renaissance au sein du corps divin.

Plusieurs interprétations circulent. Selon Clément d’Alexandrie, Zeus confie à Apollon le soin de collecter et d’enterrer les morceaux épars du cadavre de Dionysos au mont Parnasse.

Selon les gnoses néo-platoniciennes, les Mystères renvoient à la recomposition, à la réunification du corps démembré du Dieu.

La mort d’Orphée démembré est mystérieusement analogue à celle, plus originaire, du dieu Dionysos, laquelle dérive sans doute de bien plus vieilles traditions, par exemple celles des anciens Égyptiens, qui célébraient le culte d’Osiris, lui aussi mis en pièces, puis dispersé dans toute l’Égypte, et enfin ressuscité.

Pour le comparatiste, il est difficile de résister à une autre analogie encore, celle du partage du « corps » et du « sang » du Christ, que ses disciples « mangèrent » et « burent » lors de la Cène, juste avant sa mort. Scène depuis lors répétée en chaque messe, lors de la « communion ».

Il y a une différence significative, cependant, entre la mort du Christ et celles d’Osiris, de Dionysos ou d’Orphée. Contrairement à la coutume qui régissait le sort des condamnés à mort, le corps du Christ en croix ne fut pas « cassé » ou « démembré », mais seulement percé d’un coup de lance. La préservation de l’unité de son corps avait été annoncée par les Écritures (« Il garde tous ses os, aucun d’eux n’est brisé », Psaume 34, 20).

Pas de dispersion physique du corps du Christ à sa mort, mais un partage symbolique lors de la Communion, comme celui du pain et du vin, métaphores de la chair et du sang, présentées lors de la Cène, symboles d’une unité, essentiellement indivisible, universellement partageable.

Cela rend d’autant plus saillante la recherche de l’unité divine apparemment perdue par Osiris ou Dionysos, mais retrouvée par les soins analogues d’Isis, de Zeus, ou d’Apollon.

Par delà les divergences incommensurables, émerge un paradigme commun aux religions antiques de l’Égypte et de la Grèce et au christianisme.

Le Dieu, un par essence, est démembré, dispersé, réellement ou symboliquement, puis, par un moyen ou un autre, se trouve à nouveau unifié.

Un, divisé, multiplié, et à nouveau un.

Un, après avoir été disséminé par toute la terre.

L’humanité tout entière, autant d’éclats infiniment fins du corps divin.

iEmpédocle. Purifications. F. 117. Trad J. Bollack. A noter que d’autres traductions plus anciennes divergent d’avec Bollack. Celle d’Auguste Reymond (1919), donne : « Car j’ai été autrefois un jeune garçon et une jeune fille, un buisson et un oiseau, et un poisson muet dans la mer. » Celle de Paul Tannery (1930) donne : « Car j’ai été garçon et fille et arbrisseau et oiseau et dans la mer un muet poisson. » Pour l’histoire de la science hellène. Réédition Jacques Gabay. 1990, p.337

iiMarcel Detienne. Les dieux d’Orphée. Gallimard. 2007

L’Ascension d’Empédocle, ou le Christ d’Agrigente


Qu’est-ce qu’Empédocle refuse de révéler ? Pourquoi ne dit-il pas ce qu’il lui est défendu de dire ? Que craint-il donc, ce célèbre sage d’Agrigente, par ailleurs homme d’État, chaman et prophète gyrovague? Pourquoi cette pusillanimité, de la part de quelqu’un qui n’a pas craint de se jeter vivant dans la fournaise de l’Etna, selon une légende?

« Je ne demande que ce qu’il est permis d’entendre aux éphémères humains. Prends les rênes du char sous les auspices de la Piété. Le désir des fleurs brillantes de la gloire, que je pourrais cueillir auprès des mortels, ne me fera pas dire ce qui est défendu… Aie courage et gravis les sommets de la science ; considère de toutes tes forces le côté manifeste de chaque chose, mais ne crois pas à tes yeux plus qu’à tes oreilles. »i

Le conseil d’Empédocle semble bon : « Avoir du courage » et « gravir les sommets de la science »…

Le texte grec dit : καὶ τὸτε δὴ σοφίης ἐπ‘ ἄίκροισι θοάζειν, soit: « s’élancer impétueusement vers les sommets (ἐπ‘ ἄίκροισι) de la sagesse (σοφίης)».

Mais quels sont ces « sommets » ? Pourquoi ce pluriel ? S’il y a un point extrême, n’est-il pas seul et unique ?

Dans un autre fragment, Empédocle parle à nouveau de « sommets », en employant un autre mot, κορυφή , « sommet, cime »:

« Κορυφὰς ἑτέρας ἑτέρηισι προσάπτων

μύθων μὴ τελέειν ἀτραπὸν μίαν . . . »ii

Jean Bollack traduit ainsi:

« Joignant les cimes l’une à l’autre,

Ne pas dire un seul chemin de mots. »iii

Auguste Reymond propose pour sa part :

« Marchant de sommet en sommet,

ne pas parcourir un sentier seulement jusqu’à la fin… »iv

Paul Tannery adopte une autre interprétation, traduisant Κορυφὰς par « débuts »:

« Rattachant toujours différemment de nouveaux débuts de mes paroles,

et ne suivant pas dans mon discours une route unique… »v

L’obscurité du fragment justifie-t-elle autant de différences dans son interprétation ?

Elle invite au travail, au creusement, à l’approfondissement.

Selon le dictionnaire Bailly, κορυφή signifie « sommet », et de manière figurée, « zénith » (en parlant du soleil), ou encore « couronnement », « achèvement ».

Le dictionnaire étymologique de Chantraine note d’autres nuances:« la somme, l’essentiel, le meilleur ».

Le verbe κορυφῶ précise la gamme des sens associés: « achever, accomplir ; s’élever, se soulever, se gonfler ». Riche ambivalence ! Ce mot semble s’appliquer à des phénomènes humains, géologiques, tectoniques, solaires ou même divins…

Quel sens faut-il privilégier dans le contexte de l’obscur hémistiche d’Empédocle ? L’achèvement ? L’accomplissement ? L’élévation ? L’érection ? L’ascension ?

Étymologiquement, le mot se rattache à κόρυς, « casque ». Chantraine note incidemment que le toponyme « Corinthe » (Κόρινθος) se rapporte également à cette même étymologie.

Le sens premier de κορυφή n’a donc rien à voir avec la montagne. Il s’agit du sommet de l’homme, sa « tête ». De plus, c’est la tête non pas nue, mais « casquée » de bronze, – la tête d’un homme équipé en guerrier.

Cette étymologie première a nourri la mémoire mythologique des Grecs. Pythagorevi dit à propos d’Athéna qu’elle est « issue du sommet », «engendrée de la tête » (en grec : κορυφἆ-γενής).vii

Si l’on considère que le profond Empédocle n’use pas de métaphores à la légère, on peut en induire que les « sommets » du fragment 24 ne sont pas des montagnes minérales et inamovibles, que l’on parcourrait en sautillant.

Dans le contexte grec et philosophique, le « sommet » pourrait se comprendre comme une métaphore du « crâne de Zeus », cette tête du Dieu le plus élevé, mais aussi de celle d’Athéna, la divine Sagesse, qui naquit de lui.

Le second mot important du fragment 24 est le verbe προσάπτω.

Bollack traduit ce mot par « joindre », Burnet par « marcher », Tannery par « rattacher ».

« Joindre » des cimes entre elles. « Marcher » entre des sommets. « Rattacher » des débuts de paroles…

Traductions soit littérales, soit métaphoriques. Mais insatisfaisantes.

Il me semble nécessaire de chercher autre chose, plus en rapport avec la « tête » de Zeus, au moment où la Sagesse en jaillit, armée.

Le verbe προσάπτω a plusieurs sens, qui peuvent guider la recherche: « procurer, donner ; s’attacher à ; se joindre à ; toucher, effleurer » (Bailly).

M’appuyant sur ces acceptions,voici une possible traduction du premier hémistiche du fragment 24 :

« Se joignant (ou touchant) aux Têtes, l’une après l’autre ».

De quelles têtes s’agit-il?

Puisqu’il s’agit de penser aux ‘extrêmes’, au ‘meilleur’ et à ‘l’essentiel’, ces Têtes pourraient bien faire allusion à celles du Très-Haut Zeus et de sa fille Athéna.

Les Têtes, les sommets, les meilleurs, les essentiels, sont ici des métaphores du Très-Haut (Zeus), et de la Sagesse (Athéna), et non de simples montagnes.

Le second verbe employé dans le fragment 24 est τελέειν : « accomplir, exécuter, réaliser; causer, produire, procurer ; achever, finir, terminer ; s’acquitter de, payer ; et, dans un contexte religieux : amener à la perfection, accomplir la cérémonie de l’initiation, initier aux mystères (de la sagesse) » (Bailly).

Empédocle a-t-il pu se contenter d’une idée banale comme « suivre une route unique », ou « parcourir un sentier jusqu’à la fin », ou encore, de manière plus contorsionnée : « ne pas dire un seul chemin de mots » ?

Je ne crois pas. Ni Bollack, ni Reymond, ni Tannery ne semblent, dans leurs traductions, désireux d’approcher d’un sens plus mystique. Pourtant Empédocle était un pythagoricien, original et déviant, et il était influencé par l’orphisme alors en plein essor à Agrigente…

Je préfère croire que ni cette ‘route’, ni ce ‘sentier’, ni ce ‘chemin’ ne sont « uniques ».

Il existe sans doute une autre ‘voie’, moins courante.

Le verbe τελέειν possède en effet, disions-nous, des sens tournés vers les hauteurs: « amener à la perfection, accomplir l’initiation, initier aux mystères ».

Quant au mot μύθων, génitif de mythos, il signifie « parole, discours », mais aussi « légende, fable, mythe ».

D’où cette possible traduction de μύθων μὴ τελέειν ἀτραπὸν μίαν :

« Ne pas se parfaire dans la seule voie des mythes » ou encore : « Ne pas s’engager dans la seule piste des légendes».

Il est fort ironique de rappeler que les mythes et les légendes ne manquèrent pas à propos d’Empédocle, dont on a dit qu’il fut enlevé aux cieux par les Dieux, peu de temps après qu’il eut rappelé à la vie une femme morte, du nom de Panthée (ce nom signifie « Tous les Dieux »), ainsi que le rapporte Diogène de Laërteviii.

Cinq siècles avant Jésus-Christ, Empédocle ressuscite « Tous les Dieux », puis monte aux Cieux…

Prémonitoire, le fragment 24 avait déjà révélé cette sagesse aux « humains éphémères » :

« Se joignant aux Très-Hauts, l’un après l’autre,

et ne pas s’engager dans la voie seule des mythes. »

iEmpédocle, Fragment 4 D, traduit par Paul Tannery, Pour l’histoire de la science hellène, p.338

iiEmpédocle, Fragment 24 D

iiiJ. Bollack, Empédocle. Les origines, édition et traduction des fragments et des témoignages, Paris, Éditions de Minuit, 1969

ivJohn Burnet, L’Aurore de la philosophie grecque, texte grec de l’édition Diels, traduction française par Auguste Reymond, 1919, p.245

vPaul Tannery, Pour l’histoire de la science hellène. Ed. Jacques Gabay, 1990, p. 342

viPyth. ap Plu., Mor. 2,381 f

viiLes circonstances de la naissance d’Athéna expliquent cette métaphore. Par crainte de perdre son trône, Zeus avait avalé Métis, enceinte de ses œuvres. Mais quelque temps après, il souffrit de terribles maux de tête. Il demanda à Héphaïstos de lui ouvrir le crâne d’un coup de hache, pour le soulager. Athéna naquit alors, jaillissant hors du crâne brisé de Zeus, brandissant sa lance et son bouclier, et poussant un cri de guerre. Cette naissance singulière valut à Athéna d’être considérée comme la fille de Zeus, et de lui seul.

viiiDiogène Laërte, VIII, 67-69 : « Sa mort est diversement racontée : Héraclide après avoir rapporté l’histoire de la léthargique et la gloire dont se couvrit Empédocle pour avoir rappelé à la vie une femme morte, ajoute qu’il fit à cette occasion un sacrifice dans le champ de Pisianax et y invita quelques-uns de ses amis, entre autres Pausanias. Après le repas on se dispersa pour se livrer au repos ; les uns allèrent sous les arbres, dans un champ voisin, les autres où ils voulurent; Empédocle seul resta à sa place. Au jour, chacun s’étant levé, il n’y eut qu’Empédocle qui ne se trouva pas. On le chercha, on interrogea ses serviteurs ; mais tous assurèrent ne l’avoir pas vu. L’un d’eux cependant déclara qu’au milieu de la nuit il avait entendu une voix surhumaine appeler Empédocle, qu’il s’était levé et n’avait rien aperçu qu’une lumière céleste et des lueurs comme celles des flambeaux. Au milieu de l’étonnement que causait ce récit, Pausanias arriva et envoya de nouveau à la découverte; mais ensuite il fit cesser les recherches, en déclarant que le sort d’Empédocle était digne d’envie, et qu’élevé au rang des dieux il devait être honoré désormais par des sacrifices. Suivant Hermippus le sacrifice en question aurait été offert à l’occasion d’une femme d’Agrigente du nom de Panthée, abandonnée des médecins, et qu’Empédocle avait guérie ; le nombre des invités était d’environ quatre-vingts. Hippobotus prétend que s’étant levé il se dirigea vers l’Etna et se précipita dans le cratère enflammé, afin de confirmer par sa disparition la croyance à son apothéose ; mais que la fraude fut découverte ensuite, le volcan ayant rejeté une sandale d’airain semblable à celles qu’il avait coutume de porter. Pausanias, de son côté, dément formellement ce récit. »

Des religions pour tous les âges


Une stricte distinction entre le monothéisme, le polythéisme et le panthéisme est-elle toujours pertinente ?

Les monothéistes ont leurs propres tendances panthéistes, sous forme d’« émanations », d’ « anges » ou de « noms de Dieu ».

Quant à elles, les anciennes religions polythéistes, à commencer par la religion védique, ou, plus proches de nous, les religions grecques et romaines, possèdent toutes une intuition de l’Un, un sentiment latent du Dieu Unique, résidant supérieurement au-dessus de la prolifération de ses avatars. Ceux-ci sont seulement des images de ses attributs, comme l’intelligence, la sagesse, la puissance ou la bonté.

L’Hymne de Cléanthe à Zeus, écrit au 3ème siècle avant J.-C., semble caractéristique des passages et des liens possibles entre panthéisme et monothéisme.

« Salut à toi, ô le plus glorieux des immortels, être qu’on adore sous mille noms, Jupiter éternellement puissant ; à toi, maître de la nature ; à toi, qui gouvernes avec loi toutes choses ! C’est le devoir de tout mortel de t’adresser sa prière ; car c’est de toi que nous sommes nés, et c’est toi qui nous as doués du don de la parole, seuls entre tous les êtres qui vivent et rampent sur la terre. À toi donc mes louanges, à toi l’éternel hommage de mes chants !

Ce monde immense qui roule autour de la terre conforme à ton gré ses mouvements, et obéit sans murmure à tes ordres… Roi suprême de l’univers, ton empire s’étend sur toutes choses. Rien sur la terre Dieu bienfaisant, rien ne s’accomplit sans toi, rien dans le ciel éthéré et divin, rien dans la mer ; hormis les crimes que commettent les méchants par leur folie…

Jupiter, auteur de tous les biens, dieu que cachent les sombres nuages, maître du tonnerre, retire les hommes de leur funeste ignorance ; dissipe les ténèbres de leur âme, ô notre père, et donne-leur de comprendre la pensée qui te sert à gouverner le monde avec justice. Alors nous te rendrons en hommages le prix de tes bienfaits, célébrant sans cesse tes œuvres ; car il n’est pas de plus noble prérogative, et pour les mortels et pour les dieux, que de chanter éternellement, par de dignes accents, la loi commune de tous les êtres. »i

Ce texte apparemment polythéiste pourrait être lu comme une prière au Dieu Un, suprême et bienfaisant.

Les idées religieuses sont fort diverses. Il serait vain de ramener cette miroitante multiplicité à quelques schémas simples.

Il vaut la peine de rechercher les points communs entre les religions qui ont traversé les siècles.

Il y a des religions anciennes qui continuent de vivre réellement, et qui témoignent aujourd’hui encore de ce qu’elles furent jadis.

Il y a des religions qui continuent de vivre virtuellement, si on fait l’effort de les recréer par la pensée, par l’imagination, et par l’analogie avec des croyances modernes.

Elles revivent, non comme des musées de croyances disparues, mais comme des symboles de passions toujours à l’œuvre dans la psyché humaine, par-delà les âges.

ihttps://fr.wikisource.org/wiki/Hymne_de_Cléanthe. Ttraduction par Alfred Fouillée

Les parfums de l’Un


Alain Badiou détermine qu’il existait quatre « discours » sur l’Un – au 1er siècle de notre ère. Il y avait le discours du Juif, celui du Grec et celui du chrétien. Badiou y ajoute un quatrième discours, « qu’on pourrait appeler mystique »i.

Qu’est-ce que le discours juif ? C’est celui du prophète, qui réquisitionne les signes. C’est « un discours de l’exception, car le signe prophétique, le miracle, l’élection désignent la transcendance comme au-delà de la totalité naturelle »ii.

Qu’est-ce que le discours grec ? C’est celui du sage, en tant qu’il s’approprie « l’ordre fixe du monde », et qu’il apparie le logos à l’être. C’est un « discours cosmique » qui dispose le sujet dans « la raison d’une totalité naturelle »iii.

Ces deux discours semblent s’opposer. « Le discours grec argue de l’ordre cosmique pour s’y ajuster, tandis que le discours juif argue de l’exception à cet ordre pour faire signe de la transcendance divine. »iv

Mais en réalité, ils sont « les deux faces d’une même figure de maîtrise ». C’est cela « l’idée profonde » de Paul, interprété par Badiou. « Aux yeux du juif Paul, la faiblesse du discours juif est que sa logique du signe exceptionnel ne vaut que pour la totalité cosmique grecque. Le Juif est en exception du Grec. Il en résulte premièrement qu’aucun des deux discours ne peut être universel, puisque chacun suppose la persistance de l’autre. Et deuxièmement, que les deux discours ont en commun de supposer que nous est donnée dans l’univers la clé du salut, soit par la maîtrise directe de la totalité (sagesse grecque), soit par la maîtrise de la tradition littérale et du déchiffrement des signes (ritualisme et prophétisme juifs). »v

Ni le discours grec, ni le discours juif ne sont « universels ». L’un est réservé aux «sages», l’autre aux «élus». Or le projet de Paul est de « montrer qu’une logique universelle du salut ne peut s’accommoder d’aucune loi, ni celle qui lie la pensée au cosmos, ni celle qui règle les effets d’une exceptionnelle élection. Il est impossible que le point de départ soit le Tout, mais tout aussi impossible qu’il soit une exception au Tout. Ni la totalité ni le signe ne peuvent convenir. Il faut partir de l’événement comme tel, lequel est acosmique et illégal, ne s’intégrant à aucune totalité et n’étant signe de rien. »vi

Paul tranche. Il part seulement de l’événement, unique, improbable, inouï, incroyable, jamais vu. Cet événement sans hier et sans pair, n’a aucun rapport avec la loi, et aucun rapport avec la sagesse. Ce qu’il introduit dans le monde est absolument nouveau.

Paul casse les discours, le séculaire et le millénaire. « Aussi est-il écrit : « Je détruirai la sagesse des sages, et j’anéantirai l’intelligence des intelligents. » Où est le sage ? Où est le scribe ? Où est le disputeur du siècle ? (…) Mais Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages ; Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes ; Dieu a choisi les choses viles du monde et les plus méprisées, celles qui ne sont point, pour réduire à néant celles qui sont. » (Cor. 1, 1, 17sq.)

On ne peut nier que ces paroles soient révolutionnaires, « scandaleuses » pour les uns, « folles » pour les autres, indubitablement subversives.

Et puis il y a le quatrième discours, mystique. De celui-là on peut à peine dire que c’est un discours. L’allusion, chez Paul, est brève comme l’éclair, voilée, lapidaire : « Je connais un homme (…) qui entendit des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à un homme d’exprimer. » (Cor. 2, 12)

L’ineffable est cousin de l’inaudible.

Plutarque rapporte qu’il y avait en Crète une statue de Zeus sans oreilles. « Il ne sied point en effet au souverain Seigneur de toutes choses d’apprendre quoi que ce soit d’aucun homme », explique l’historien grec.

L’Un n’a pas d’oreilles pour les hommes. Aurait-il des yeux, une langue, un nez ?

Badiou apporte quatre réponses à cette question. Deux d’entre elles ne sont pas universelles. La troisième l’est, parce qu’elle inclut entre autres les fous, les faibles, les vils et les méprisés.

De la quatrième on ne peut rien dire.

Un point de vue spécial consisterait à les rendre compatibles, à raccorder ensemble ces opinions spécifiques, en retrouvant leur possible cohérence cachée. Ce point de vue serait le point de vue de l’Un, lui-même.

Comment représenter cette vue Unique ?

On peut changer de métaphore, passer de la vue à l’odorat. Des couleurs aux fragrances. De la contemplation à la respiration.

Les effluves subtiles des arômes divins, le parfum sacré élaboré par les prêtres égyptiens en donne une idée.

Ce parfum, appelé Kyphi, était composé de seize substances : miel, vin, raisins secs, souchet, résine, myrrhe, bois de rose, séséli, lentisque, bitume, jonc odorant, patience, petit et grand genévrier, cardamone, calame.

Il y avait d’autres recettes, que l’on trouve chez Galien, chez Dioscoride, dans le texte d’Edfou ou dans le texte de Philae.

Effluves. Effluences. Émanations. Exhalaisons. Il faut se laisser prendre par l’inspiration, porter par la respiration.

« Lecteur, as-tu quelquefois respiré
Avec ivresse et lente gourmandise
Ce grain d’encens qui remplit une église,
Ou d’un sachet le musc invétéré ?

Charme profond, magique, dont nous grise
Dans le présent le passé restauré !
Ainsi l’amant sur un corps adoré
Du souvenir cueille la fleur exquise. » vii

Mystique – des fleurs passées, et des fruits à venir.

iAlain Badiou. Saint Paul. La fondation de l’universalisme..PUF , 2014

iiIbid.

iiiIbid.

ivIbid.

vIbid.

viIbid.

viiCharles Baudelaire. Le parfum in Les Fleurs du mal.

Djihad, décapitation et castration.


Quel post-moderne peut encore comprendre les passions religieuses des sociétés ? Depuis que la philosophie occidentale a décrété la mort de la métaphysique, elle s’est mise hors d’état de penser l’état du monde réel.

Elle s’est mise de facto dans l’incapacité de penser un monde où l’on fait au nom des Dieux des guerres interminables et sans merci, un monde où des sectes religieuses égorgent les hommes, réduisent les femmes à l’esclavage et enrôlent les enfants pour en faire des assassins.

La philosophie se trouve incapable de contribuer à la bataille intellectuelle, théologico-politique contre le fanatisme.

Elle a déserté le combat sans avoir même tenté de combattre. Persuadée de ses démonstrations, elle s’est convaincue que la raison n’a rien à dire à propos de la foi, ni légitimité pour s’exprimer à ce sujet. Son scepticisme et son pyrrhonisme tranchent singulièrement avec l’assurance des ennemis de la raison

Les fanatismes se sont déchaînés. Aucune police de la pensée n’est en mesure de les arrêter. La critique philosophique a par avance reconnu son incapacité à dire quoi que ce soit de raisonnable sur la croyance, et son impensé.

Dans ce désert philosophique, il reste la voie anthropologique. Elle incite à revisiter les anciennes croyances religieuses, à la recherche d’un lien possible entre ce que les peuples vivant dans les vallées de l’Indus ou du Nil, du Tigre ou du Jourdain, croyaient il y a trente ou cinquante siècles, et ce que d’autres peuples croient aujourd’hui, dans ces mêmes régions.

Ces croyances mystifient les philosophes et les rationalistes, les politiques et les journalistes, comme celles qui font de la mort et de la haine les compagnes quotidiennes de millions de personnes, à deux heures d’avion de la modernité  repue, sceptique et assoupie.

Comment ne pas voir, par exemple, le lien anthropologique entre la castration volontaire des prêtres de Cybèle, les dogmes de la religion d’Osiris, et la foi des fanatiques djihadistes, leur goût de la décapitation et de l’égorgement ?

La castration fait partie des constantes anthropologiques, traduites au long des âges en figures religieuses, pérennes. Dans son lien avec l’« enthousiasme », la castration projette sa dé-liaison radicale avec le sens commun, et affiche son lien paradoxal et malsain avec le divin.

Pendant le « jour du sang », les prêtres d’Atys et Cybèle s’émasculent volontairement et jettent leurs organes virils au pied de la statue de Cybèle. Des néophytes et des initiés, pris de folie divine, tombent dans la fureur de l’ « enthousiasme », et les imitent, s’émasculant à leur tour.

Quelle est la nature de cet « enthousiasme » ? Que nous dit-il sur la raison et la déraison humaine ?

Jamblique écrit à ce propos : « Il faut rechercher les causes de la folie divine ; ce sont des lumières qui proviennent des dieux, les souffles envoyés par eux, leur pouvoir total qui s’empare de nous, bannit complètement notre conscience et notre mouvement propres, et émet des discours, mais non avec la pensée claire de ceux qui parlent ; au contraire, c’est quand ils les « profèrent d’une bouche délirante »i et sont tout service pour se plier à l’unique activité de qui les possède. Tel est l’enthousiasme. »ii

Cette description de la « folie divine », de l’« enthousiasme », par un contemporain de ces scènes orgiaques, de ces visions de démesure religieuse, me frappe par son empathie. Jamblique évoque ce « pouvoir total qui s’empare de nous » et « bannit notre conscience » comme s’il avait éprouvé lui-même ce sentiment.

On peut faire l’hypothèse que cette folie et ce délire sont structurellement et anthropologiquement analogues à la folie et au délire fanatique qui occupent depuis quelque temps la scène médiatique et le monde aujourd’hui.

Face à la folie, il y a la sagesse. Jamblique évoque dans le même texte le maître de la sagesse, Osiris. « L’esprit démiurgique, maître de la vérité et de la sagesse, quand il vient dans le devenir et amène à la lumière la force invisible des paroles cachées, se nomme Amoun en égyptien, mais quand il exécute infailliblement et artistement en toute vérité chaque chose, on l’appelle Ptah (nom que les Grecs traduisent Héphaistos, en ne l’appliquant qu’à son activité d’artisan) ; en tant que producteur des biens, on l’appelle Osiris. »iii

Quel lien entre Osiris et la castration ?

Plutarque rapporte avec de nombreux détails le mythe d’Osiris et d’Isis. Il ne manque pas d’établir un lien direct entre la religion grecque et l’ancienne religion égyptienne. « Le nom propre de Zeus est Amoun [dérivant de la racine amn, être caché], mot altéré en Ammon. Manéthon le Sébennyte croit que ce terme veut dire chose cachée, action de cacher ».

C’est affirmer un lien entre Zeus, Amoun/Ammon, Ptah et Osiris.

Mais le plus intéressant est sa narration du mythe osirien.

On se rappelle que Seth (reconnu par les Grecs comme étant Typhon), frère d’Osirisiv, le met à mort, et découpe son cadavre en morceaux. Isis part à la recherche des membres d’Osiris éparpillés dans toute l’Égypte. Plutarque précise: « La seule partie du corps d’Osiris qu’Isis ne parvint pas à trouver ce fut le membre viril. Aussitôt arraché, Typhon (Seth) en effet l’avait jeté dans le fleuve, et le lépidote, le pagre et l’oxyrrinque l’avaient mangé : de là l’horreur sacrée qu’inspirent ces poissons. Pour remplacer ce membre, Isis en fit une imitation et la Déesse consacre ainsi le Phallos dont aujourd’hui encore les Égyptiens célèbrent la fête. » (Plutarque, Isis et Osiris)

Un peu plus tard, Seth-Typhon décapite Isis. Il semble qu’il y ait là un lien, au moins métonymique, entre le meurtre d’Osiris, l’arrachement de son membre viril par Seth, et la décapitation de la déesse Isis par le même. Un acharnement à la déchirure, à la section, à la coupure.

Seth-Typhon ne s’en tira pas si bien. Le Livre des morts raconte qu’Horus l’émascula à son tour, puis l’écorchav. Plutarque rapporte également que Hermès, inventeur de la musique, prit les nerfs de Seth pour en faire les cordes de sa lyre.

On le voit bien : décapitation, émasculation, démembrement sont des figures anciennes, toujours réactivées. Ce sont des signaux d’une forme de constance anthropologique. S’appliquant aux dieux anciens, mais aussi aux hommes d’aujourd’hui, la réduction du corps à ses parties, l’ablation de « tout ce qui dépasse » est une figure de l’humain réduit à l’inhumain.

Dans ce contexte, et de façon structurellement comparable, l’avalement du pénis divin par le poisson du Nil est aussi une figure vouée à la réinterprétation continue, et à sa transformation métaphorique.

Le prophète Jonas, יוֹנָה (yônah) en hébreu, fut également avalé par un poisson, comme avant lui le pénis d’Osiris. De même qu’Osiris ressuscita, Jonas fut recraché par le poisson trois jours après. Les Chrétiens ont également vu dans Jonas une préfiguration du Christ ressuscité trois jours après son ensevelissement.

Le ventre du poisson fait figure de tombeau provisoire, d’où il est toujours possible pour les dieux dévorés et les prophètes avalés de ressusciter.

La décapitation, le démembrement, la castration, armes de guerre psychologique, font partie de l’attirail anthropologique depuis des millénaires. La résurrection, la métamorphose et le salut aussi. Pour les Égyptiens, tout un chacun a vocation à devenir Osiris N., jadis démembré, castré, ressuscité, cet Osiris que, dans leurs hymnes sacrés, les Égyptiens appellent « Celui qui se cache dans les bras du Soleil ».

La modernité occidentale, oublieuse des racines de son propre monde, coupée de son héritage, vidée de ses mythes fondateurs, désormais sans Récit, se trouve brutalement confrontée à leur réémergence inattendue dans le cadre d’une barbarie qu’elle n’est plus en mesure d’analyser, et encore moins de comprendre.

i Héraclite DK. fr. 92

ii Jamblique, Les mystères d’Égypte, III, 8

iii Ibid. VIII, 3

iv Plutarque note que « les Égyptiens prétendent que Hermès naquit avec un bras plus court que l’autre, que Seth-Typhon était roux, qu’Horus était blanc et qu’Osiris était noir. » Voilà pourquoi « Osiris est un Dieu noir » devint l’un des secrets de l’arcane. S’agissait-il de qualifier par des couleurs symboliques des différences races qui peuplaient la vallée du Nil ? Notons que le rouge, le blanc et le noir sont aujourd’hui encore les couleurs du drapeau égyptien, et du drapeau syrien. Persistance des symboles.

v Cf. Ch. 17, 30, 112-113

L’Ascension d’Empédocle


 

Quand on parle d’ « Ascension », l’idée de « sommet » peut venir à l’esprit, – pas nécessairement dans un sens alpiniste, ou himalayen.

Des « sommets », il y en a de divers.

Dans le fragment 24, Empédocle emploie le mot « sommet » (en grec «κορυφή») dans un sens assez obscur, difficile à interpréter:

« Κορυφὰς ἑτέρας ἑτέρηισι προσάπτων

μύθων μὴ τελέειν ἀτραπὸν μίαν . . . »

Jean Bollack traduit ces deux segments de phrase ainsi:

« Joignant les cimes l’une à l’autre,

Ne pas dire un seul chemin de mots. »

John Burnet traduit, pour sa part :

« Marchant de sommet en sommet,

ne pas parcourir un sentier seulement jusqu’à la fin… »

Paul Tannery prend une autre route :

« Rattachant toujours différemment de nouveaux débuts

de mes paroles, et ne suivant pas dans mon discours une route unique… »

Que trois savants, versés dans les lettres grecques, puissent donner trois traductions aussi peu consensuelles, pique la curiosité.

Il y a une obscurité, chez Empédocle, qui invite au travail, au creusement, à l’approfondissement.

Le dictionnaire Bailly traduit κορυφή par « sommet », et de manière figurée, par « zénith » (en parlant du soleil), ou encore par « couronnement », « achèvement ».

Chantraine note pour sa part d’autres figures :« la somme, l’essentiel, le meilleur ».

La traduction de κορυφή par « début », que propose Tannery, semble assez difficilement compatible avec les acceptions habituelles.

Le verbe κορυφῶ peut aider à préciser la gamme des sens. Il signifie : « achever, accomplir ; s’élever, se soulever, se gonfler ». Riche ambivalence des langues ! Le mot semble pouvoir s’appliquer à des phénomènes humains, géologiques, tectoniques, solaires ou même divins… Quel sens faut-il privilégier dans le contexte de l’obscur hémistiche d’Empédocle ? L’achèvement ? L’accomplissement ? L’élévation ? L’érection ? L’« ascension » ? Ou ne s’agit-il que de varappe et d’escalade ?

Étymologiquement, le mot se rattache à κόρυς, « casque ». Chantraine note incidemment que le toponyme « Corinthe » (Κόρινθος) se rapporte également à cette même étymologie.

Il en ressort qu’indubitablement le sens premier de κορυφή n’a rien à voir avec la montagne. Il s’agit bien d’un « sommet », mais c’est le sommet de l’homme, sa « tête ». De plus, c’est la tête non pas nue, mais « casquée » de bronze, – la tête d’un homme équipé en guerrier.

Cette étymologie première a d’ailleurs nourri la mémoire mythologique des Grecs.

Pythagorei dit à propos d’Athéna qu’elle est « issue du sommet », «engendrée de la tête » (en grec : κορυφἆ-γενής).

Les circonstances de la naissance d’Athéna expliquent cette métaphore.

Par crainte de perdre son trône, Zeus avait avalé Métis, enceinte de ses œuvres. Mais quelque temps après, il souffrit de terribles maux de tête. Il demanda à Héphaïstos de lui ouvrir le crâne d’un coup de hache, pour le soulager. Athéna naquit alors, jaillissant hors du crâne brisé de Zeus, brandissant sa lance et son bouclier, et poussant un cri de guerre.

Cette naissance singulière valut à Athéna d’être considérée comme la fille de Zeus, et de lui seul.

Si l’on considère que le profond Empédocle n’use pas de métaphores à la légère, on peut en induire que les « sommets » du fragment 24 ne sont certes pas des sortes de montagnes minérales et inamovibles, que l’on parcourerait en sautillant.

Dans un contexte philosophique de culture grecque, le « sommet » est plus vraisemblablement une métaphore du « crâne de Zeus », le crâne utérin d’où naquit Athéna.

Athéna, née de Zeus seule, – Athéna, la divine Sagesse, issue du « sommet ».

Dans un contexte monothéiste, ce « sommet » pourrait vraisemblablement être une métaphore du Très-Haut.

Le second mot important du texte est le verbe προσάπτω.

Bollack traduit ce mot par « joindre », Burnet par « marcher », Tannery par « rattacher ».

Joindre des cimes entre elles. Marcher entre des sommets. Rattacher des débuts de paroles…

Traductions soit trop littérales, soit trop métaphoriques.

Et s’il s’agissait d’autre chose, plus en rapport avec le « lieu » où naquit la Sagesse ?

Il s’agit en effet de la tête de Zeus, au moment où la Sagesse en jaillit, toute armée.

Le verbe προσάπτω a plusieurs sens, qui peuvent guider la recherche. Selon Bailly : « procurer, donner ; s’attacher à ; se joindre à ; toucher, effleurer ».

M’appuyant sur ces dernières acceptions, je propose cette traduction du premier hémistiche du fragment 24 :

« Touchant aux têtes, l’une après l’autre ».

De quelles têtes s’agit-il? Filant la métaphore mythologique, il s’agit des têtes de Zeus et d’Athéna, la tête du Dieu et celle de sa Sagesse.

Dans un contexte monothéiste, on pourrait traduire κορυφή par « Très-Haut », si on pouvait mettre l’expression au pluriel.

Le second verbe employé dans le fragment 24 est τελέειν. Les sens proposé par Bailly sont : « accomplir, exécuter, réaliser; causer, produire, procurer ; achever, finir, terminer ; s’acquitter de, payer ; et, dans un contexte religieux : amener à la perfection, accomplir la cérémonie de l’initiation, initier aux mystères (de la sagesse) ».

Pour comprendre ce texte d’Empédocle, que faut-il privilégier ?

Une idée banale comme « suivre une route unique », ou « parcourir un sentier jusqu’à la fin », ou encore, moins banalement mais de manière plus contorsionnée : « ne pas dire un seul chemin de mots » ?

Faisant crédit à Empédocle, je préfère suivre une voie la moins courante, – celle de la perfection, de l’initiation et du mystère, que le verbe τελέειν porte en lui.

D’où cette proposition de traduction du deuxième hémistiche:

« Des paroles, ne pas accomplir la voie seule. »

Empédocle, cinq siècles avant J.-C., a laissé un fragment, qui est en lui-même un sommet. Un sommet de liberté, dans l’ascension du sens.

« Κορυφὰς ἑτέρας ἑτέρηισι προσάπτων

μύθων μὴ τελέειν ἀτραπὸν μίαν . . . »

« Touchant aux Très-Hauts, l’un après l’autre,

Des Paroles, ne pas accomplir la seule voie. »

iPyth. ap Plu., Mor. 2,381 f

Une religion pour tous les âges


 

Je ne crois pas que la stricte distinction qu’on impose d’habitude entre le monothéisme, le polythéisme et le panthéisme soit toujours pertinente.

Les monothéistes ont leurs propres tendances panthéistes, sous forme d’« émanations », d’ « anges » ou de « noms de Dieu ». Réciproquement, les antiques religions polythéistes, à commencer par celle du Véda ou, plus proches de nous, les religions grecques et romaines, possèdent généralement une certaine intuition de l’Un, un sentiment du Dieu Unique, résidant supérieurement au-dessus de la prolifération de ses avatars. Ceux-ci sont seulement des images de ses attributs, qu’ils soient d’intelligence, de sagesse, de puissance ou de bonté.

L’Hymne de Cléanthe à Zeus, écrit au 3ème siècle avant J.-C., et dont je donne ci-après la traduction par Alfred Fouillée, me semble caractéristique des passages et des liens possibles entre panthéisme et monothéisme.

Qu’on en juge :

« Salut à toi, ô le plus glorieux des immortels, être qu’on adore sous mille noms, Jupiter éternellement puissant ; à toi, maître de la nature ; à toi, qui gouvernes avec loi toutes choses ! C’est le devoir de tout mortel de t’adresser sa prière ; car c’est de toi que nous sommes nés, et c’est toi qui nous as doués du don de la parole, seuls entre tous les êtres qui vivent et rampent sur la terre. À toi donc mes louanges, à toi l’éternel hommage de mes chants !

Ce monde immense qui roule autour de la terre conforme à ton gré ses mouvements, et obéit sans murmure à tes ordres… Roi suprême de l’univers, ton empire s’étend sur toutes choses. Rien sur la terre Dieu bienfaisant, rien ne s’accomplit sans toi, rien dans le ciel éthéré et divin, rien dans la mer ; hormis les crimes que commettent les méchants par leur folie…

Jupiter, auteur de tous les biens, dieu que cachent les sombres nuages, maître du tonnerre, retire les hommes de leur funeste ignorance ; dissipe les ténèbres de leur âme, ô notre père, et donne-leur de comprendre la pensée qui te sert à gouverner le monde avec justice. Alors nous te rendrons en hommages le prix de tes bienfaits, célébrant sans cesse tes œuvres ; car il n’est pas de plus noble prérogative, et pour les mortels et pour les dieux, que de chanter éternellement, par de dignes accents, la loi commune de tous les êtres. »

Ce texte apparemment polythéiste peut, je crois, être lu aussi comme une prière au Dieu Un, suprême et bienfaisant par un monothéiste tolérant, sensible à la profondeur des images.

La démarche comparatiste permet de rapprocher les cultures, de trouver des liens cachés, révélateurs de constantes anthropologiques.

La pensée du religieux est fort diverse sur cette planète. Il serait vain de ramener cette miroitante multiplicité à quelques idées simples.

Il vaut la peine de rechercher patiemment les points communs entre les religions qui ont traversé les siècles.

Il y a des religions anciennes qui continuent de vivre réellement, et qui témoignent aujourd’hui encore de ce qu’elles furent jadis. Il y a d’autres religions qui continuent de vivre virtuellement, si on fait l’effort de les recréer par la pensée, par l’imagination, et par l’analogie avec des croyances modernes.

Elles revivent, non si on les visite comme des musées de croyances disparues, mais si on les voient comme des symboles de passions toujours à l’œuvre dans la psyché humaine, en tous lieux, en tout temps, par-delà les âges.

Le feu des plantes, la chimie du cerveau et la vision de Dieu


La naissance de Dionysos vaut d’être racontée. On en trouve dans les Tableaux de Philostrate l’Ancien une description précise.

« Un nuage de feu, après avoir enveloppé la ville de Thèbes, se déchire sur le palais de Cadmos où Zeus mène joyeuse vie auprès de Sémélé. Sémélé meurt, et Dionysos naît vraiment sous l’action de la flamme.

On aperçoit l’image effacée de Sémélé qui monte vers le ciel, où les Muses fêteront son arrivée par des chants. Quant à Dionysos, il s’élance du sein maternel ainsi déchiré, et brillant comme un astre il fait pâlir l’éclat du feu par le sien propre. La flamme s’entr’ouvre, ébauchant autour de Dionysos la forme d’un antre [qui se revêt de plantes consacrées].

Les hélices, les baies du lierre, des vignes déjà robustes, les tiges dont on fait les thyrses en tapissent les contours, et toute cette végétation sort si volontiers de terre, qu’elle croît en partie au milieu du feu. Et ne nous étonnons point que la terre pose sur les flammes comme une couronne de plantes. »

Philostrate passe sous silence le fait que Sémélé avait voulu voir le visage de Zeus, son amant, et que cela fut la cause de sa mort. Zeus, tenu par une promesse qu’il lui avait faite d’exaucer tous ses désirs, fut contraint de dévoiler devant elle son visage de lumière et de feu lorsqu’elle en fit la demande, sachant que par là il lui donnerait la mort, bien malgré lui.

Mais il ne voulait pas laisser mourir l’enfant qu’elle portait, et qui était aussi le sien. Zeus sortit Dionysos, du ventre de sa mère, et le mit dans la grande lumière, dans un nuage de feu. Or, Dionysos était lui-même déjà un être de feu et de lumière. Philostrate décrit comment le propre feu de Dionysos « fait pâlir » le feu de Zeus lui-même.

Le feu divin de Dionysos ne consume pas les buissons sacrés qui enveloppent son corps à sa naissance.

Une image analogue a été employée dans un contexte assez différent, toujours en lien avec la présence du divin. Moïse voit un buisson en flammes, qui ne se consume pas, tel que le texte de l’Exode le rapporte.

La Bible ne donne guère de détails sur la manière dont le buisson se comporte dans les flammes. Philostrate, quant à lui, est un peu plus précis : une « couronne de plantes » flotte au-dessus du feu. La métaphore de la couronne fait penser à une aura, une auréole, ou encore aux lauriers ceignant la tête du héros. Le héros, en l’occurrence Dionysos, n’est pas un héros, mais un Dieu.

L’idée de « plantes » qui brûlent sans se consumer dans un « feu divin » est plutôt contre-intuitive. On ne peut qu’être frappé par son caractère anthropologiquement prégnant.

Il est possible qu’il s’agisse d’une métaphore cachée. Le feu intérieur de certaines plantes, comme le Cannabis, ou d’autres plantes psychotropes, évoque un feu spirituel, qui brûle mais ne consume pas. Ce feu intérieur, provoqué par des plantes capables d’induire une vision divine, est l’une des plus anciennes voies d’accès à la contemplation des mystères.

Les mythes des civilisations disparues confirment peut-être les expériences rapportées par les shamans d’Asie, d’Afrique, ou d’Amérique.

Reste une question : qu’est-ce qui explique cette puissante affinité entre plantes psychotropes, cerveaux humains et visions divines ?

Qu’est-ce qui dans la chimie du cerveau favorise, ou non, la vision du Dieu ?

Les nouveaux moyens d’investigation du cerveau devraient pouvoir être mis à contribution pour détecter les régions cérébrales activées pendant la vision.

Mais il restera toujours à trancher entre deux hypothèses : le mécanisme psychotrope est-il purement interne au cerveau, entièrement dépendant de processus neurobiologiques, ou bien ces processus mêmes ne sont-ils qu’une clé ouvrant quelque porte mystérieuse de la sensibilité, et donnant au cerveau la possibilité d’accéder à la vision d’un méta-monde, habituellement voilé aux faibles capacités humaines ?