D’un coup, deux silex font paraître l’étincelle, mettent le feu au foyer, et accessoirement provoquent l’étonnement de l’esprit, et l’enthousiasme dans l’âme. Les esprits entre eux sont aussi, en puissance, ignés. On ne les voit pas. On ignore la présence latente de leur feu. L’enthousiasme (divin) et les lumières (de la sagesse) sont cachés en tous les esprits comme les étincelles dans le caillou. Latentes mais vives, celées puis jaillissantes, on a pu oublier longtemps leur obscurité intrinsèque, leur mystère.
Jaillies vivantes hors de cailloux morts, il faut tenter d’imaginer l’impression qu’elles ont pu faire sur l’âme des peuples premiers. Ce miracle mécanique, simple, enthousiasmant, s’est dans la suite des temps enfoui dans l’inconscient des hommes.
La maîtrise du feu, à l’origine phénomène prométhéen, devint savoir technique, et finit par transformer la vie des hommes, – et illuminer la pensée.
L’étincelle blottie dans le caillou est aussi mystérieuse qu’un Dieu caché dans le buisson. Il s’agit d’un miracle inattendu, neuf, inouï, surgissant de l’obscur.
Le physicien expliquera pourquoi l’étincelle jaillit du choc des silex.
Le poète rêvera à la métaphore de l’étincelle, à son image et son symbole dans la psyché.
Dès l’aube, des hommes ont vu naître le feu de silex froids, jadis crachés par des volcans maintenant éteints. Cette image a ouvert leur esprit à des incendies putatifs, à des laves dévorantes, à des rêveries liquides.
Gaston Bachelard a psychanalysé le feu. Je voudrais, pour ma part, esquisser une brève poétique (et une courte métaphysique) de l’étincelle.
L’âme est en l’homme comme l’étincelle dans le caillou. Mais elle y paraît un peu moins fugace.
Dans l’obscurité, jaillit jadis l’étincelle, pour ne plus s’éteindre. Descartes, lors d’une nuit d’initiation, la vit, en rêve.
Il rapporte dans ses Olympiques que le soir du 10 novembre 1619, à l’âge de 23 ans, il s’était couché « tout rempli de son enthousiasme », après avoir trouvé « les fondements de la science admirable ».
Quelle était cette science admirable ?
Son biographe raconte : « A dire vrai, c’étoit assez que son imagination lui présentât son esprit tout nud, pour lui faire croire qu’il l’avoit mis effectivement en cet état. Il ne lui restoit que l’amour de la Vérité dont la poursuite devoit faire d’orénavant toute l’occupation de sa vie. Ce fut la matière unique des tourmens qu’il fit souffrir à son esprit pour lors. Mais les moyens de parvenir à cette heureuse conquête ne lui causèrent pas moins d’embarras que la fin même. La recherche qu’il voulut faire de ces moyens, jetta son esprit dans de violentes agitations, qui augmentèrent de plus en plus par une contention continuelle où il le tenoit, sans souffrir que la promenade ni les compagnies y fissent diversion. Il le fatigua de telle sorte que le feu lui prît au cerveau, & qu’il tomba dans une espèce d’enthousiasme. »i
Cette nuit-là, Descartes eut trois rêves, venus « d’en haut », comme il le dit lui-même.
Dans le premier rêve, des sortes d’esprits se présentèrent à lui et l’épouvantèrent tellement qu’il en ressentit une grande faiblesse au côté droit de son corps, si bien qu’il devait s’incliner sur la gauche, pour pourvoir marcher. Étant honteux de marcher de la sorte, il fit un effort pour se redresser, mais alors un vent impétueux l’emporta dans un tourbillon qui lui fait faire trois ou quatre tours sur son pied gauche. Il croyait qu’il allait tomber à chaque pas. Mais il aperçut un collège où il s’engouffra pour se mettre à l’abri. Sa première pensée fut d’entrer dans l’église du collège pour y prier, mais s’étant aperçu qu’il avait croisé un homme de sa connaissance sans le saluer, il voulut se retourner pour lui faire ses civilités, mais il fut repoussé par le vent qui soufflait près de l’église. Dans le même temps, il vit au milieu de la cour du collège une autre personne qui l’appela par son nom en termes polis et obligeants, et lui dit que s’il voulait aller trouver Monsieur N. il avait quelque chose à lui donner. Descartes s’imagina que c’était un melon qu’on avait apporté de quelque pays étranger. Mais ce qui le surprit davantage, fut de voir que ceux qui se rassemblaient autour de cette personne se tenaient droits et fermement établis sur leurs pieds, alors que lui-même continuait de se courber et de chanceler dans la cour, alors même que le vent qui avait failli le renverser plusieurs fois avait beaucoup diminué.
Descartes se réveilla une première fois, et sentit une douleur effective au côté. Il se retourna sur l’autre côté. Il fit une prière à Dieu pour le garantir des effets prémonitoires de son rêve. Restant éveillé pendant près de deux heures, il eut diverses pensées sur les biens et les maux de ce monde.
Se rendormant enfin, il lui vint aussitôt un nouveau rêve, qui commença par un bruit éclatant et aigu, ce qu’il prit pour un coup de tonnerre. Il se réveilla d’effroi sur le champ, et ouvrant les yeux il aperçut de nombreuses étincelles répandues dans la chambre.
Ceci lui était déjà souvent arrivé auparavant. Il se réveillait au milieu de la nuit, les yeux pleins d’étincelles, suffisamment pour lui permette de distinguer des objets dans l’obscurité. Mais cette fois-ci, Descartes y vit une métaphore en faveur de la Philosophie, et une indication de l’acuité de son esprit. Ouvrant puis fermant les yeux alternativement, il observa la qualité des formes qui se présentaient à lui. Sa frayeur se dissipa, et il se rendormit à nouveau dans le calme.
Peu après il eut un troisième rêve, beaucoup plus paisible. Il trouva un livre sur sa table, sans savoir qui l’y avait mis. Il l’ouvrit, et voyant que c’était un dictionnaire, il en fut ravi, pensant qu’il lui serait utile. Mais au même instant il se trouva avec un autre livre en main, qui ne lui était pas moins nouveau. C’était un recueil de poésies de différents auteurs, intitulé Corpus Poëtarum. Il l’ouvrit et tomba sur ce vers : « Quod vitae sectabor iter ? » [«Quel chemin suivrai-je dans la vie» ?]. Au même moment il vit un homme qu’il ne connaissait pas, qui lui présenta une pièce en vers commençant par « Est et non, etc. », et qui lui dit qu’elle était excellente. Descartes répondit qu’il la connaissait aussi, que c’était une des Idylles d’Ausone.
Ce sont en effet les premiers mots de l’Idylle XVII, « Le Oui et le Non des Pythagoriciens », d’Ausone, un poète de langue latine, né à Bordeaux en 310. Il fut préfet des Gaules sous l’empereur Gratien, et il fut aussi, nous dit-on, amoureux de Bissula, une très jeune esclave alamane.
Voici la traduction de cette Idylle:
« Oui et non, tout le monde emploie ces monosyllabes connus : supprimez-les, et le langage humain n’a plus sur quoi rouler. Tout est là, tout part de là, affaire ou loisir, agitation ou repos. Quelquefois l’un ou l’autre de ces deux mots échappe en même temps à deux adversaires, souvent aussi on les oppose l’un à l’autre, suivant que la dispute rencontre des esprits d’humeur facile ou difficile, Si on s’accorde, arrive sans délai : Oui, oui. Si on se contredit, le dissentiment réplique : Non ! De là les clameurs qui éclatent au forum ; de là les querelles furieuses du cirque, et les séditions pour rire des gradins du théâtre, et les discussions qui agitent le sénat. Les époux, les enfants et les pères se renvoient ces deux mots dans ces débats pacifiques dont leur mutuelle affection n’a point à souffrir. Les disciples réunis d’une même école les lancent aussi dans la tranquille mêlée de leurs controverses dogmatiques. De ces deux mots, toutes les chicanes de la tourbe des philosophes dialecticiens. “La lumière existe ; donc il fait jour.” Non pas : ceci n’est pas juste. Car de nombreux flambeaux ou des éclairs, la nuit, produisent la lumière, mais ce n’est pas la lumière du jour. Ainsi, toujours oui et non car, il faut en convenir, oui c’est la lumière ; non ce n’est pas le jour. Et voilà la source de mille disputes ! Voilà pourquoi quelques hommes, plusieurs même, méditant sur de telles questions, étouffent leurs murmures, et dévorent leur rage en silence. Quelle vie que la vie de l’homme, agitée ainsi par deux monosyllabes ! »ii
Les philosophes disputent de la lumière, des flambeaux, des éclairs… Mais l’étincelle appartient-elle au jour à la nuit ? Est-elle un oui ou un non ?
Après avoir dit à son interlocuteur qu’il connaissait cette Idylle d’Ausone, Descartes prit un gros Recueil des Poètes qui se trouvait sur sa table, et se mit à chercher le passage. L’homme lui demanda alors où il avait pris ce livre. Descartes lui répondit qu’il ne pouvait lui dire comment il l’avait eu, mais, peu auparavant, il avait eu en main un autre livre qui venait de disparaître sans savoir qui le lui avait apporté, ni qui le lui avait repris. Il n’avait pas fini de parler, qu’il revit paraître ce livre (c’était le Dictionnaire) à l’autre bout de la table. Mais il trouva que ce Dictionnaire n’était plus complet, comme il l’avait vu la première fois. Cependant, Descartes en vint aux Poésies d’Ausone dans le Recueil des Poètes qu’il feuilletait. Et ne pouvant trouver la pièce qui commence par « Est et Non » (« Oui et non »), il dit à cet homme qu’il en connaissait une encore plus belle que celle-là, qui commençait par Quod vitae sectabor iter ? (« Quel chemin suivrai-je en cette vie ? »)iii. La personne lui demanda de la lui montrer. Descartes se mit la chercher, mais tomba sur une série de petits portraits gravés en taille-douce, ce qui lui fit dire que ce livre était fort beau mais qu’il n’était pas de la même édition que celui qu’il connaissait. A ce moment, les livres et l’homme disparurent et s’effacèrent de son imagination, sans néanmoins le réveiller.
Son biographe, Adrien Baillet, commente: « Ce qu’il y a de singulier à remarquer, c’est que doutant si ce qu’il venait de voir était songe ou vision, non seulement il décida en dormant que c’était un songe, mais il en fit encore l’interprétation avant que le sommeil le quittât. Il jugea que le Dictionnaire ne voulait dire autre chose que toutes les sciences ramassées ensemble, & que le Recueil de Poésies intitulé Corpus Poëtarum, marquait en particulier & d’une manière plus distincte la Philosophie & la Sagesse jointes ensemble. »iv
Descartes attribuait la force de la Poésie à la divinité de l’Enthousiasme et à l’Imagination, qui peuvent faire briller la Sagesse de feux, dont est incapable la Raison dans la Philosophie.
Pris dans son propre rêve, et sans s’être encore éveillé, Descartes continua l’interprétation de celui-ci. Il pensa que l’Idylle commençant par Quod vitae sectabor iter ?, portant sur l’incertitude du genre de vie qu’on doit choisir, représentait le conseil d’un homme sage, adoptant le point de vue de la Théologie morale.
C’est alors qu’il se réveilla, doutant s’il rêvait ou s’il méditait en pleine conscience.
Les yeux bien ouverts, Descartes continua sur sa lancée méditative, et sur l’interprétation de son rêve…
« Par les Poètes rassemblés dans le Recueil, il entendait la Révélation et l’Enthousiasme, dont il ne désespérait pas de se voir favorisé. Par la pièce de vers Est & Non, qui est le Ouy & le Non de Pythagore, il comprenait la vérité et la fausseté dans les connaissances humaines, & les sciences profanes. Voyant que l’application de toutes ces choses réussissait si bien à son gré, il fut assez hardy pour se persuader que c’étoit l’Esprit de Vérité qui avait voulu lui ouvrir les trésors de toutes les sciences par ce songe. »v
L’« enthousiasme » le quitta quelques jours après.
Son esprit retrouva son assiette ordinaire et son calme. Il composa Olympica [les Olympiques], entre novembre 1619 et février 1620. Ce texte est aujourd’hui disparu. Seule la paraphrase qu’en donne Adrien Baillet nous est parvenue, ainsi que quelques notes qu’en fit Leibniz.
Les yeux de Descartes furent, dans son rêve, emplis d’étincelles. Contre quel silex s’était-il heurté ? L’on peut conjecturer que c’était celui de l’Esprit. De quelles profondeurs volcaniques avaient-elles jailli ? Sans doute, celles de la Vérité.
L’on peut conjecturer que c’était celui de l’Esprit de Vérité.
Ce qui est sûr c’est que le choc eut lieu, et les étincelles nombreuses. Le feu divin qui enflamma alors l’âme du philosophe lui fut un incendie qui dura toute sa vie, et qui transcenda le prétendu « rationalisme » auquel, aujourd’hui encore, au mépris de toute réalité historique et philosophique, on continue de réduire la pensée métaphysique du grand Descartes.
Jacob lutta toute une nuit contre un « homme », et en fut vainqueur, gagnant son nom « Israël » à cette occasion.
De même, Descartes lutta toute une nuit contre un ouragan, et s’engagea dans une joute intellectuelle contre un « homme », dont il fut lui aussi vainqueur. Descartes ne fut pas appelé « France » après cette nuit épique, mais il mérita bien l’honneur d’être le premier et le plus profond de ses philosophes.
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iAdrien Baillet. La vie de Monsieur Descartes. Ed. Daniel Hortemels. Paris, 1691, p. 81
iiiVoici le texte de cette Idylle : « Quel chemin prendre en cette vie ? si le forum est rempli de tumulte ; si le logis est tourmenté par les soucis ; si le regret du logis suit le voyageur ; si le marchand a toujours de nouvelles pertes à attendre, et si la honte de la pauvreté lui défend le repos ; si le travail accable le laboureur ; si d’horribles naufrages rendent la mer tristement célèbre ; si le célibat est un fardeau et un supplice ; si la surveillance, autre fardeau qu’un mari prudent s’impose, est inutile ; si les travaux de Mars nous coûtent tant de sang ; si le prêt à intérêts n’a que de honteux profits, et si l’usure n’est qu’un moyen rapide de tuer le pauvre ! Toute vie a ses peines, nul n’est content de son âge. L’être faible qu’on allaite encore, est privé de raison ; l’enfance a de rudes apprentissages, et la jeunesse de folles témérités : la fortune expose l’homme mûr, dans les combats et sur mer, à la haine, à la trahison, à tout cet enchaînement de périls qui se succèdent et s’aggravent sans cesse : enfin, la vieillesse, si longtemps attendue, appelée par tant de vœux imprudents, livre le corps en proie à des infirmités sans nombre. Tous, ici-bas, nous méprisons le présent : il est certain pourtant que plusieurs n’ont pas voulu devenir dieux. Juturne se récrie : “Pourquoi m’avoir donné une vie éternelle ? Pourquoi ai-je perdu le droit de mourir ?” Ainsi sur les rochers du Caucase, Prométhée accuse le fils de Saturne, il interpelle Jupiter qu’il nomme, et ne cesse de lui reprocher l’immortalité qu’il a reçue de lui. Considère maintenant les qualités de l’âme. Le malheureux souci qu’il eut de sa pudeur a perdu le chaste Hippolyte. Un autre, au contraire, aime à passer sa vie dans les souillures de la volupté ; qu’il songe aux supplices des rois criminels, de l’incestueux Térée ou de l’efféminé Sardanapale. Les trois guerres Puniques sont une leçon qui dégoûte de la perfidie ; mais Sagonte vaincue défend de garder la foi jurée. Vis et cultive toujours l’amitié : criminelle maxime, qui fit périr Pythagore et les sages de sa docte école. Crains donc un pareil sort, n’aie point d’amis : maxime plus criminelle encore, qui fit autrefois lapider Timon dans Athènes la Palladienne. L’esprit, toujours en butte à des désirs contraires, n’est jamais d’accord avec lui-même. L’homme veut, ce n’est point assez ; il rejette ce qu’il a voulu. Les dignités lui plaisent, puis lui répugnent : afin de pouvoir commander un jour, il consent à ramper ; parvenu aux honneurs, il est exposé à l’envie. L’éloquence coûte bien des veilles, mais l’ignorance vit sans gloire. Sois patron, défends les accusés ; mais la reconnaissance d’un client est rare. Sois client ; mais l’empire du patron te pèse. L’un est tourmenté du désir d’être père, et son vœu n’est pas accompli, que d’âpres soucis lui surviennent. D’un autre côté, on méprise le vieillard sans enfants, et celui qui n’a pas d’héritiers est la proie des captateurs d’héritages. Mène une vie économe, on te déchirera du reproche d’avarice : un autre est prodigue, il encourt une censure plus grave encore. Toute cette vie n’est qu’une lutte de hasards contraires. Aussi cette pensée des Grecs est bien sage : ce serait, disent-ils, un bonheur pour l’homme de ne point naître, ou de mourir aussitôt qu’il est né. » (http://remacle.org/bloodwolf/historiens/ausone/idylles.htm#XV)
ivAdrien Baillet. La vie de Monsieur Descartes. Ed. Daniel Hortemels. Paris, 1691, p. 83-84
vAdrien Baillet. La vie de Monsieur Descartes. Ed. Daniel Hortemels. Paris, 1691, p. 84
Les conceptions du ‘moi’, de la ‘personne’, du ‘sujet’, de l’‘individu’ et du ‘soi’, ont commencé de prendre une importance spécifique dans la philosophie occidentale depuis Descartes. Avec la formule du cogito, en affirmant « je pense », et plus encore « je doute », Descartes mit d’emblée l’existence singulière du pronom ‘je’ au centre de sa philosophie, et donc la précellence du ‘moi’. Ce n’est pas qu’avant lui d’autres philosophes n’eurent pas d’idées de leur ‘moi’, mais ils n’eurent pas aussi l’idée de fonder l’existence de ce ‘moi’ sur l’assurance de leur propre doute à son sujet.
Qu’on prenne l’exemple de Montaigne.
Pascal a décrit avec acuité la nature du doute qui assaillait l’auteur des Essais d’un doute si dubitatif qu’il le faisait douter même de son doute:
«[Montaigne] met toutes choses dans un doute universel et si général, que ce doute s’emporte soi-même, c’est-à-dire s’il doute, et doutant même de cette dernière proposition, son incertitude roule sur elle-même dans un cercle perpétuel et sans repos ; s’opposant également à ceux qui assurent que tout est incertain et à ceux qui assurent que tout ne l’est pas, parce qu’il ne veut rien assurer. C’est dans ce doute qui doute de soi et dans cette ignorance qui s’ignore, et qu’il appelle sa maîtresse forme, qu’est l’essence de son opinion, qu’il n’a pu exprimer par aucun terme positif. Car s’il dit qu’il doute, il se trahit, en assurant au moins qu’il doute ; ce qui étant formellement contre son intention, il n’a pu s’expliquer que par interrogation ; de sorte que, ne voulant pas dire « Je ne sais » il dit « Que sais-je ? » Dont il fait sa devise. »i
Après Descartes, les systèmes philosophiques, dits « modernes », qui s’ensuivirent, et tout particulièrement les philosophies idéalistes allemandes, amplifièrent l’intérêt pour les figures du ‘je’, du ‘moi’ et du ‘soi’. Ces pronoms personnels, dans leur trompeuse simplicité, incarnèrent diverses tentatives, littéralement sémantiques et grammaticales, de dénommer ce que l’être humain ‘est’, ou plutôt paraît être, et de désigner ainsi plus commodément, du moins en apparence, ‘ce qui fait de chacun de nous ce qu’il est’ii.
Or, comme on sait, il n’y a rien de moins indémodable que la « modernité ». Les philosophies modernes, dernières arrivées dans l’histoire de la pensée, sont aussi, on peut le prévoir, inéluctablement condamnées à devoir, dans quelque avenir plus ou moins proche, passer à leur tour la main. Dans leurs rutilances passagères, leur arrogance assertorique, leurs interrogations parcellaires, leurs thèses controuvées, elles ne peuvent jamais faire oublier que les conceptions qui les fondent n’ont en soi rien d’universel ni d’absolument nécessaire.
D’autres penseurs, dont nous n’avons aucune idée, sauront peut-être, dans les siècles prochains, proposer d’autres points de vue. Nul doute que, sur un sujet aussi obscur, profond, abyssal, que celui du sujet, ou de la conscience, des vues alternatives pourront proliférer et même fleurir, et porter des fruits nouveaux.
Si l’on jette un bref regard vers le passé, on peut noter que ni les Hébreux, ni les Grecs anciens, pour prendre ces deux exemples, n’attachaient aux pronoms personnels en usage dans les grammaires de leurs langues, respectivement sémitique et indo-européenne, un poids ontologique comparable à celui qu’il prit dans les philosophies modernes du ‘sujet’, comme celles de Descartes, Kant, Fichte ou Hegel. Mais à défaut de pesanteur ontologique, leurs pronoms possédaient d’autres qualités, plus évanescentes, intangibles ou implicites, peut-être, mais néanmoins fort signifiantes, allusives, interpellantes.
Pour ce qui concerne les anciens Hébreux, plusieurs traités grammaticaux n’épuiseraient pas le sujet du ‘sujet’. Pour donner un aperçu des ressources des formes grammaticales hébraïques, je me contenterai ici d’évoquer l’exemple des trois pronoms personnels accolés les uns à la suite des autres, אֲנִי אֲנִי הוּא, ani, ani, hu’, (« moi, moi, lui »), lorsque Dieu (YHVH) les utilisa pour se nommer lui-même dans le Deutéronome. Cet alliage trinitaire de deux ‘moi’ et d’un ‘lui’ semble fait pour révéler une sorte de béance fondamentale, une puissance latente, abyssale, dans la tessiture même de ces pronoms destinés à définir le Dieu. Je renvoie le lecteur à mon article Le Dieu « Moi, Moi, Lui » pour un développement plus détaillé.
Quant aux Grecs anciens, que ce soit chez Hésiode, Homère, les philosophes présocratiques ou Platon, le rôle du ‘moi’ n’est rien moins que simple ou élusif. Mais il n’est pas ‘moderne’.
Cependant, Frédérique Ildefonse, dans son livre récemment paru, Le multiple dans l’âme. Sur l’intériorité comme problème, tient à faire part de sa réticence de principe à utiliser le mot même de ‘moi’ dans le contexte de la mythologie ou de la philosophie grecques. Elle considère que l’usage philosophique du mot ‘moi’ y est déconseillé, car il équivaut à « reproduire dans l’ordre du concept des catégories grammaticales, en l’occurrence transformer en concept un pronom personnel »iii. Le ‘moi’ a, selon elle, un caractère de ‘fausse fin’. Il fixe ou fige prématurément la réflexion. « Le concept de moi vient plutôt bloquer artificiellement l’analyse, alors qu’elle pourrait être développée plus avant. »iv
Elle invoque à ce sujet Lacan qui, lui non plus, ne croit pas au ‘moi’. Lacan le qualifie d’une formule curieusement anglo-latine, ‘autonomous ego’, et il estime que la croyance en son existence relève d’une « folie assez commune »…
« A quelle nécessité intérieure répond le fait de dire qu’il doit y a avoir quelque part un autonomous ego ? Cette conviction dépasse la naïveté individuelle du sujet qui croit en soi, qui croit qu’il est lui – folie assez commune, et qui n’est pas une complète folie, car cela fait partie de l’ordre des croyances. Évidemment nous avons tous tendance à croire que nous sommes nous. Mais nous n’en sommes pas si sûrs que ça, regardez-y de bien près. En beaucoup de circonstances très précises, nous en doutons, et sans subir pour autant aucune dépersonnalisation. »v
Le mot latin ego vient du grec ἐγώ dont la racine indo-européenne est *aghamvi, laquelle a donné plusieurs autres dérivés dans diverses langues indo-européennes, dont le gothique ik, l’allemand ich et, plus originairement, le sanskrit अहम्, aham. Cette dernière forme est aussi, notons-le, à l’origine des pronoms ‘moi’ en français ou ‘me’ en anglais.
Nonobstant l’existence du mot ἐγώ, ‘moi’, la question reste débattue de savoir comment les Grecs anciens conceptualisaient la nature de ce qu’il recouvrait.
Par exemple, l’Athénien déclare dans les Lois de Platon, selon la traduction d’Auguste Diès : « L’âme est entièrement supérieure au corps, et, dans cette vie même, ce qui constitue notre moi n’est autre chose que l’âme : le corps n’est, pour chacun de nous, que l’image concomitante ; ainsi l’on a bien raison de dire que le corps sans vie n’est que l’image du mort, et que le moi réel de chacun de nous, ce que nous appelons l’âme immortelle, s’en va rendre ses comptes par-devant d’autres dieux, comme le déclare notre loi ancestrale. »vii
Dans cette traduction, on voit que le mot ‘moi’ apparaît deux fois, bien que le mot grec ἐγώ soit en réalité parfaitement absent de l’original grec…
Pour ce motif, F. Ildefonse critique les traductions classiques de Platonviii qui rendent l’expression ‘to parekhomenon hèmôn hékaston toût’eïnaï mêden all’ê tên psuken’ par : « ce qui constitue notre moi n’est autre chose que l’âme », ou qui utilisent l’expression « le moi réel de chacun de nous ».
Elle recommande de s’en tenir à une version plus littérale, et propose de traduire ‘to parekhomenon hèmôn hékaston toût’eïnaï’ par « ce qui fait que chacun de nous est ce qu’il est ».
Ce faisant, elle est d’ailleurs en plein accord avec la traduction de Léon Robin, publiée en 1950 dans la bibliothèque de la Pléiade, et qui est presque identique: « ce qui fait de chacun de nous ce qu’il est, n’est rien d’autre que son âme ».ix
F. Ildefonse cite également Michel Narcyx qui remet lui aussi en cause la traduction de ‘hèmôn hékaston’ par « moi ».
Rien dans le texte grec original ne permet de dire que, selon Platon, « le vrai moi, c’est l’âme ». Sans utiliser le mot ἐγώ, ‘moi’, Platon invite à explorer d’autres pistes, comme celle du « principe immortel de l’âme » (arkhen psukhès athanaton) ou celle du « démon » (daimon), intérieur, censé habiter l’âme.
A titre de comparaison avec ces idées platoniciennes, résolument non-modernes, Michel Narcy renvoie à la définition du moi telle que donnée par le Dictionnaire des sciences philosophiques d’Adolphe Franck :
« Le moi est le nom sous lequel les philosophes modernes ont coutume de désigner l’âme en tant qu’elle a conscience d’elle-même et qu’elle conçoit ses propres opérations, ou qu’elle est à la fois le sujet et l’objet de sa pensée. »xi
Cette définition établit un lien entre le concept de moi et celui de conscience, lien notoirement absent chez Platon.
La suite de l’article de Franck renforce l’idée d’une équation identitaire entre le moi, l’âme et la conscience, qui prendra dans la philosophie kantienne un sens plus abstrait, celui de moi pur ou de conscience qui se réfléchit elle-même. Chez Fichte, ce moi abstrait s’identifiera même à l’idée de l’absolu, en tant qu’il se pense lui-même, et chez Schelling et Hegel, il incarnera la forme ou la manifestation particulière de l’absolu en tant qu’elle le révèle à lui-même.
« Quand Descartes se définissait lui-même une chose qui pense, res cogitans, ou qu’il énonçait la fameuse proposition : Je pense, donc je suis, il mettait véritablement le moi à la place de l’âme; et cette substitution ou pour parler plus exactement cette équation, il ne se contente pas de l’établir dans le fond des choses, il la fait passer aussi dans le langage. ‘Pour ce que, d’un côté, dit-il (Sixième Méditation, § 8), j’ai une idée claire et distincte de moi-même en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue, et que, d’un autre j’ai une idée distincte du corps en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui.’ Cependant, nous ne voyons pas que cette expression prenne jamais chez lui, ni chez aucun de ses disciples, le sens rigoureux et absolu qu’on y a attaché plus tard. Il dit bien, avec intention, moi, au lieu de dire mon âme mais il ne dit pas le moi, pour désigner l’âme ou l’esprit en général. Ce n’est guère que dans l’école allemande qu’on rencontre, pour la première fois, cette formule et c’est aussi là qu’elle arrive à un degré d’abstraction que la méthode psychologique ou expérimentale, apportée par Descartes, ne peut pas autoriser.
Le moi, dans le système de Kant, n’est pas l’âme ou la personne humaine, mais la conscience seulement, la pensée en tant qu’elle se réfléchit elle-même, c’est-à-dire ses propres actes, et les phénomènes sur lesquels elle s’exerce. De là, pour le fondateur de la philosophie critique, deux sortes de moi : le moi pur(das reine ich) et le moi empirique. Le premier, comme nous venons de le dire, c’est la conscience que la pensée a d’elle-même et des fonctions qui lui sont entièrement propres; le second, c’est la conscience s’appliquant aux phénomènes de la sensibilité et de l’expérience. Fichte fait du moi l’être absolu lui-même, la pensée substituée à la puissance créatrice et tirant tout de son propre sein, l’esprit et la matière, l’âme et le corps, l’humanité et la nature, après qu’elle s’est faite elle-même, ou qu’elle a posé sa propre existence. Enfin, dans la doctrine de Schelling et de Hegel, le moi, ce n’est ni l’âme humaine, ni la conscience humaine, ni la pensée prise dans son unité absolue et mise à la place de Dieu; c’est seulement une des formes ou des manifestations de l’absolu, celle qui le révèle à lui-même, lorsqu’après s’être répandu en quelque sorte dans la nature, il revient à lui ou se recueille dans l’humanité. »xii
Pour autant, si l’on entreprenait de faire l’histoire générale du mot moi, et des conceptions à lui attachées, on pourrait sans doute déterminer que le moi n’a jamais été regardé comme étant parfaitement identique avec ce qu’on appelle l’âme ou la conscience. Le moi, certes, peut représenter l’âme, mais seulement lorsqu’elle est parvenue à un état de développement où elle a véritablement conscience d’elle-même et de ses diverses manières d’être. Mais le moi n’incarne pas l’essence même de l’âme, ni la gamme tout entière de ses manifestations. Il ne nous la montre pas dans tous ses possibles états et dans toutes les formes putatives de son existence. Il y a assurément des états où l’âme ne se connaît pas encore elle-même. Ainsi l’âme dans la première enfance, et auparavant lors de la vie utérine qui précède la naissance. Il y a aussi des états où elle cesse de se connaître, comme dans le temps des rêves, du sommeil profond, et des divers états d’inconscience qui peuvent affecter la vie, sans que nécessairement l’âme ait conscience d’être un moi.
Si l’on tient à affirmer que la notion de moi est liée formellement à celle de conscience, que devient alors l’identité de la personne humaine dans les cas où cette conscience n’est pas entière, ou se trouve plus ou moins obscurcie?
L’âme n’est-elle pas alors distincte du ‘moi’, lorsqu’elle est plongée dans les sensations obscures d’une inconscience relative ou absolue, ou lorsqu’elle est dominée par des facultés instinctives, où la conscience ne joue pas de rôle assuré?
La précellence moderne du ‘moi’ (de la conscience) sur la notion d’âme, ravalée au titre d’essence platonicienne, et désormais déconsidérée comme telle, est aujourd’hui apparemment irrécusable.
Pour combien de temps encore ? Les recherches en neurosciences n’ont pas trouvé dans les microtubules synaptiques la moindre trace d’âme. Est-ce la fin de l’histoire ? J’en doute.
Ce qui est sûr, en revanche, c’est que cette précellence du ‘moi’, non remise en cause, a conduit les modernes à induire précisément l’absence de l’âme dans la pensée, puis à postuler que la pensée était en quelque sorte identique au ‘moi’, celui-ci devenant le symbole ultime de la personne humaine arrivée au complet développement de sa ‘conscience’.
Et c’est aussi, sans doute, ce rôle éminent de la ‘conscience’ qui a également été l’une des raisons pour lesquelles la personne humaine a pu être considérée par les philosophies idéalistes, déjà citées, comme un simple mode de la pensée divine, prenant conscience d’elle-même.
Or bien d’autres voies s’ouvrent déjà, pour qui prend seulement la peine de sortir des sentiers battus.
D’abord, la conscience n’est pas un mode d’être du moi. Elle peut être considérée comme une pure énergie, et non comme un état, l’état d’un ‘sujet’. Son mouvement propre peut être conceptualisé, dès lors, comme étant essentiellement incessant, autonome, et partant, essentiellement infini. Le propre de l’énergie de la conscience est de se dépasser et de s’augmenter toujours, dans son propre monde, bien loin en tout cas du monde ontologiquement figé, où, dit-on, ‘rien ne se perd, rien ne se crée’.
D’autre part, l’âme existe, bel et bien. Son annihilation conceptuelle par les modernes sera elle-même conceptuellement annihilée, dans les prochains siècles, ou millénaires, sans doute du fait de découvertes aujourd’hui inimaginables.
Et, par ailleurs, l’on ne peut que trouver enfantines les conceptions des idéalistes allemands (Fichte, Hegel, Schelling) qui voient dans l’âme humaine une sorte de figure incarnée de l’Absolu. Leurs conclusions sont trop hâtives, trop simplistes. L’affaire est bien plus épineuse.
Aussi épineuse qu’un buisson d’épines ardentes.
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iPascal. L’entretien avec M. de Saci sur Épictète et Montaigne. Delagrave, Paris, 1875, p.25
iiPour reprendre l’expression employée par Platon, Lois XII, 959 a, dans la traduction de Léon Robin.
iiiFrédérique Ildefonse Le multiple dans l’âme. Sur l’intériorité comme problème. Vrin. Paris, 2022, p. 32
ivFrédérique Ildefonse Le multiple dans l’âme. Sur l’intériorité comme problème. Vrin. Paris, 2022, p. 32
vJ. Lacan. Le séminaire, Livre II. Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Paris, Seuil, 1978, p.24
viMichel Bréal et Anatole Bailly. Dictionnaire étymologique latin. Les Mots Latins, groupés d’après le sens et l’étymologie. Hachette, Paris, 1918, s.v. « ego ».
viiPlaton, Lois XII, 959 a-b, dans la traduction d’Auguste Diès, citée par F. Ildefonse.
viiiComme celles de Joseph de Maistre et d’Auguste Diès.
ix« Entre l’âme et le corps il y a une différence radicale, et dans la vie précisément, ce qui fait de chacun de nous ce qu’il est, n’est rien d’autre que son âme, tandis que le corps est un semblant dont chacun de nous est individuellement accompagné ; et c’est à juste titre que, du corps d’un homme mort, on dit que c’est un simulacre de cet homme, tandis que ce que chacun de nous est réellement, cette chose impérissable à laquelle on donne le nom d’âme, s’en va vers d’autres Dieux pour leur rendre ses comptes, ainsi que l’énoncent nos traditions nationales. » Platon, Lois XII, 959 a-b. Trad Léon Robin, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1950, p.1114
xM. Narcy, « En quête du moi chez Platon », dans Le moi et l’intériorité, p.58
xiDictionnaire des sciences philosophiques par une société de professeurs et de savants sous la direction de M. Adolphe Franck, Paris, Hachette, 1875, p.1122
xiiDictionnaire des sciences philosophiques par une société de professeurs et de savants sous la direction de M. Adolphe Franck, Paris, Hachette, 1875, p.1122
Dans sa sixième Méditation métaphysique, Descartes souligne la différence entre l’« imagination » et la « pure intellection ». On peut concevoir un polygone à mille côtés (un chiliogone) à peu près aussi facilement qu’un simple triangle, mais on ne peut pas se représenteren imagination ses mille côtés, alors qu’on peut aisément le faire pour les trois côtés du triangle.i
De cette observation, Descartes infère que l’imagination n’est pas une qualité essentielle de l’esprit, et qu’elle n’est pas nécessaire à la nature de l’homme. Il se fait même provoquant. Si l’homme était dépourvu de la faculté d’imagination, dit-il, il serait « toujours le même »ii…
L’imagination n’est pas inhérente à l’homme. Elle dépend d’autre chose que de la nature intime de l’esprit. Elle a besoin de l’expérience du monde et des sens pour prendre son envol. Elle ne fait donc pas partie de l’essence du moi, parce qu’elle est, par nature, tournée vers ce qui n’est pas le moi.
Cette conclusion est parfaitement logique, en un sens, mais aussi très surprenante, et contraire au sens commun. Il nous paraît évident que, sans les riches ouvertures de l’imagination et ses intuitions éclairantes, l’homo sapiens, enfermé dans le clos de sa « sapience », ne subsisterait pas longtemps dans un monde toujours changeant.
Le raisonnement de Descartes part de son intuition métaphysique du moi, de son intuition de la conscience livrée à elle-même, et de son essence intime.
La conscience à l’état « pur » ne peut s’observer que dans ses actes d’intellection.
En revanche, dans d’autres opérations mentales, par exemple lorsqu’elle « imagine », elle n’est plus dans son état « pur », car elle est mêlée des impressions qu’elle reçoit du monde ou des sens.
Lorsque l’esprit « conçoit » dans une « pure » intellection , il se tourne en quelque sorte vers lui-même, il se plonge dans son intériorité, pour considérer les idées qu’il a en soi.
Lorsque l’esprit « imagine », il se tourne vers l’extérieur, vers le corps qu’il anime, ou vers le monde qu’il perçoit, et il y considère (ou y fait surgir) quelque chosequ’il a reçue par les sens, ou bien quelque chosequi est plus ou moins conforme aux idées qu’il a déjà formées en lui-même. L’esprit qui « imagine » ne considère donc pas des idées (pures), mais des images, plus ou moins liées aux impressions reçues des sens, et plus ou moins conformes aux idées préformées qu’il peut posséder en lui.
Pour Descartes, l’essence de l’homme, l’essence du moi se trouve dans la seule pensée, et non pas dans les sens ou dans l’imagination. La seule chose dont le moi puisse être sûr, c’est qu’il « pense ». Ego cogito. En conséquence, tout le reste (les sens, l’imagination,…) est accessoire.
On peut ne pas être d’accord sur ces catégories (l’essentiel, l’accessoire), mais la conclusion de Descartes est logique, de son point de vue : si je ne suis certain de rien d’autre que du fait que je pense, alors je dois en conclure que c’est en cela que consiste mon essence, et « que je suis une chose qui pense ».iii
L’essence de l’homme ne serait-elle donc que de « penser », et non pas aussi de sentir, d’imaginer, ou d’aimer ? C’est évidemment une question qui mérite la discussion. Mais il faut d’abord suivre le raisonnement de Descartes, pour voir jusqu’où il mène.
Si la pensée est l’essence de l’homme, alors le corps ne fait partie de cette essence, car le corps est matériel et il ne pense pas (à l’époque de Descartes, on n’avait pas encore découvert que les intestins étaient un deuxième cerveauiv…)
Descartes en déduit que le moi (qu’il appelle aussi l’« âme ») a une existence distincte et indépendante du corps. L’âme peut donc « être ou exister sans lui ».v
Mais peut-on réellement affirmer cette ‘distinction’ et cette ‘indépendance’, au point d’y voir une dichotomie, une dissociation radicale entre le corps et l’âme ?
D’un côté, l’esprit et le corps se distinguent réellement l’un de l’autre par leur nature respective. L’esprit est un, le corps est divisible.
« Il y a une grande différence entre l’esprit et le corps, en ce que le corps, de sa nature, est toujours divisible, et que l’esprit est entièrement indivisible. Car en effet, lorsque je considère mon esprit, c’est-à-dire moi-même en tant que je suis seulement une chose qui pense, je n’y puis distinguer aucunes parties, mais je me conçois comme une chose seule et entière. »vi
Mais selon Descartes, il n’y a pas non plus de dissociation complète, du moins dans la vie présente. En réalité, le corps et l’âme sont très étroitement confondus et mêlés : « La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. »vii
Y a-t-il contradiction entre la distinction et l’indépendance de l’âme, et le mélange et la confusion du moi étroitement conjoint au corps ?
Il paraît possible de synthétiser ces vues apparemment contradictoires
Par exemple, on pourrait supputer que pendant la vie, le moi est étroitement mêlé au corps, au point de se confondre avec lui. Mais si l’on pose que la nature essentielle de l’âme (immatérielle et pensante) diffère de la nature essentielle du corps (matérielle et non-pensante), cela pourrait laisser pressentir que leurs destins divergent lors de leur séparation de facto, après la mort.
Il est intéressant de mettre en rapport ces deux idées de Descartes, l’idée du « moi étroitement mêlé au corps » et l’idée que le moi, ou l’âme, peut « être ou exister sans lui », avec la phénoménologie de Husserl.
Husserl a donné en Sorbonne quatre célèbres conférences consacrées aux Méditations de Descartes. Il y définit la phénoménologie comme étant « presque un néo-cartésianisme ».
« Les impulsions nouvelles que la phénoménologie a reçues, elle les doit à René Descartes, le plus grand penseur de la France. C’est par l’étude de ses Méditations que la phénoménologie naissante s’est transformée en un type nouveau de philosophie transcendantale. On pourrait presque l’appeler un néo-cartésianisme, bien qu’elle se soit vue obligée de rejeter à peu près tout le contenu doctrinal connu du cartésianisme, pour cette raison même qu’elle a donné à certains thèmes cartésiens un développement radicalviii ».
Husserl reconnaît sa dette à l’égard de Descartes, mais pour aussitôt en rejeter « à peu près tout le contenu doctrinal » de sa philosophie…
En effet, quoi de plus différent que les deux doctrines?
Descartes considère, on l’a vu, le moi comme « indivisible », alors que Husserl distingue un « moi sous-jacent » et un « moi réfléchissant » pouvant conduire à une « scission du moi »ix.
Alors que Descartes cherche à établir un socle ferme et absolu pour commencer à philosopher, Husserl part de l’épochè (qui est à la base de la réduction phénoménologique), laquelle a pu être en revanche qualifiée de « processus dissolvant », de « liquéfaction conceptuelle » et de « pure stupeur devant l’inconnu sans fond ».x
Faut-il interpréter l’épochè etla réduction phénoménologique comme une réflexion de l’esprit sur lui-même ou comme l’amorce de sa transmutation ?
Comme un point de vue neuf sur la conscience ou bien carrément comme un nouvel état de conscience ?
Comme un processus de dissociation analytique, ou bien comme le commencement d’une métamorphose ? xi
Comme une « scission du moi »xii ou comme une nouvelle synthèse du moi pensant ?
Pour Descartes, le caractère fondamental de l’âme est son indivisibilité. Elle est ce qui fait son essence. C’est d’ailleurs dans la nature d’une essence que d’être indivisible.
Cette essence indivisible est ce qui lui permet de joindre et de lier les souvenirs passés, les choses qui arrivent, et les intentions futures, ce qui donne une unité générale au déroulement de la vie. C’est aussi ce qui permet de distinguer formellement la réalité et les songes, l’état de veille et le sommeil.
« Mais lorsque j’aperçois des choses dont je connais distinctement et le lieu d’où elles viennent, et celui où elles sont, et le temps auquel elles m’apparaissent, et que, sans aucune interruption, je puis lier le sentiment que j’en ai avec la suite du reste de ma vie, je suis entièrement assuré que je les aperçois en veillant, et non point dans le sommeil. »xiii
Alors, est-ce que la réduction phénoménologique menace l’essence du moi par la scission initiale qu’elle semble provoquer ?
C’est plutôt la réduction phénoménologique qui va permettre de l’enrichir, de l’augmenter.
« La réduction phénoménologique ne consiste pas à limiter le jugement à un fragment prélevé sur la totalité de l’être réel »xiv. Elle n’a pas d’objet spécifique, mais s’applique tout entière au « champ » de l’expérience. Réduire (transcendantalement) la conscience, c’est appréhender le champ entier de l’expérience « pure », champ dans lequel tous les objets des sens et tous les éléments de la nature observée sont corrélés.
L’idée de la corrélation de la conscience avec tous les objets de l’expérience et tous les éléments de la nature évoque, il me semble, les notions analogues de corrélation et d’intrication développées dans le cadre de la théorie quantique (élaborée, notons-le, à peu près à la même époque que la phénoménologie de Husserl).
Mais Husserl franchit une nouvelle étape, à vrai dire radicale.
Ce « champ d’expérience pure » est, dit-il, « le tout de l’être absolu »xv.
Le phénoménologue, ayant une fois découvert la puissance heuristique de l’épochè, ne cesse plus de vouloir l’élargir, dans la perspective d’une suspension toujours plus poussée du jugement. Son idéal, jamais atteint, est une épochè « universelle »xvi.
Une épochè « universelle » ? Qu’est-ce ?
Une réduction s’appliquant à tout, ou à tous ?
Une réduction pouvant même ‘suspendre’ la croyance à l’idée de vérité ?
Une réduction s’appliquant même à la possibilité de l’universelle épochè ?
Paradoxe incitatif, stimulant, que celui de tout réduire, tout suspendre, douter de tout, y compris douter du doute et de la suspension !
Paradoxe, par cela même, « révolutionnaire » ?
C’est ce qualificatif qui a été employé par l’un des thuriféraire de Husserl, Emmanuel Lévinas : « La réduction est une révolution intérieure, […] une manière pour l’esprit d’exister conformément à sa propre vocation et en somme d’être libre par rapport au monde xvii».
Un autre disciple husserlien de la première époque, Eugen Fink, avait déjà revendiqué une idée proche, celle de liberté.
« [Par l’épochè] ce que nous perdons, ce n’est pas le monde mais notre emprisonnement dans le mondexviii ».
La réduction élargit le paysage de la conscience, elle l’amplifie, l’augmente. La finesse de son grain s’affine encore. Mais surtout elle la « libère ».
La liberté ainsi conquise semble infinie. Tout est possible. Et surtout, c’est le Tout (de la pensée) qu’il devient possible de penser…
Husserl énonce, d’un ton de triomphe :
« Dès qu’elle a été une fois accomplie, l’attitude transcendantale se révèle la seule légitimée, et celle qui englobe tout ce qui est concevable et connaissablexix ».
Mettons un bémol, tout de même : l’attitude transcendantale n’englobe pas tout ce qui reste inconcevable, inconnaissable…
Or, c’est justement cela qui m’intéresse le plus : l’inconcevable, l’inconnaissable.
Le secret du mystère n’est pas dans le monde, qui n’en incarne en somme que l’aspect « phénoménal », et non l’essence.
Husserl a peut-être manqué d’un peu de modestie en affirmant que la réduction non seulement ne rend pas aveugle à l’objet, mais aussi « clair-voyant pour toutes chosesxx ».
Husserl pense que l’on peut mieux s’englober, en se scindant.
« Dans cette scission du moi, je suis établi à la fois comme sujet voyant simplement, et comme sujet exerçant une pure connaissance de soi-mêmexxi ».
On se dissocie pour s’éveiller à soi-même, et s’accroître de cet éveil même. Et par cet accroissement, on monte vers « tout ce qui est concevable et connaissable ».
Qu’il me soit permis de trouver le projet husserlien trop limité.
L’intéressant, ce n’est pas seulement « tout ce qui est concevable et connaissable ». Ce tout-là ne sera jamais qu’un gigantesque aquarium, dans lequel on finira un jour par tourner en rond, comme des poissons rouges.
Il faut chercher dès à présent le moyen de sortir de ce bocal-là, et comme un poisson volant, goûter ne serait-ce que l’écume de tout ce qui nous paraît encore inconcevable et inconnaissable…xxii
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i« Que si je veux penser à un chiliogone, je conçois bien à la vérité que c’est une figure composée de mille côtés, aussi facilement que je conçois qu’un triangle est une figure composée de trois côtés seulement ; mais je ne puis pas imaginer les mille côtés d’un chiliogone, comme je fais les trois d’un triangle, ni, pour ainsi dire, les regarder comme présents avec les yeux de mon esprit. » Descartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 180-181
ii« Je remarque en outre cela, que cette vertu d’imaginer qui est en moi, en tant qu’elle diffère de la puissance de concevoir, n’est en aucune sorte nécessaire à ma nature ou à mon essence, c’est-à-dire à l’essence de mon esprit ; car, encore que je ne l’eusse point, il est sans doute que je demeurerais toujours le même que je suis maintenant : d’où il semble que l’on puisse conclure qu’elle dépend de quelque chose qui diffère de mon esprit. » Descartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 182
iii« De cela même que je connais avec certitude que j’existe, et que cependant je ne remarque point qu’il appartienne nécessairement aucune autre chose à ma nature ou à mon essence, sinon que je suis une chose qui pense, je conclus fort bien que mon essence consiste en cela seul, que je suis une chose qui pense, ou une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser. » Descartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 190
iv Francisca Joly Gomez. L’intestin, notre deuxième cerveau: Comprendre son rôle clé et préserver sa santé. Poche, 2016
v « Parce que d’un côté j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue et que d’un autre j’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui. » Descartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 190
viDescartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 203-204
viiDescartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 195-196
viiiEdmund Husserl, Méditations cartésiennes : Introduction à la phénoménologie, Trad. Mlle Gabrielle Peiffer, Emmanuel Levinas. Ed. J.Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 1966, p.1
ixE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p.136
x« La tentation présente à toutes les étapes de l’épochè, d’un arrêt de son processus dissolvant avant qu’il n’ait tout emporté sur son passage, avant qu’il n’ait abouti à une liquéfaction conceptuelle si entière que nous soyons reconduits par lui à un état primordial hypothétique de pure stupeur devant l’inconnu sans fond. » Michel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.138
xi« Il a été tantôt question de réflexion, et d’accès aux états de conscience, tantôt de ‘transmutation’ du vécu conscient. Alors s’agit-il d’un point de vue sur la conscience, ou d’un état de conscience à part entière ? La métaphore dualiste du point de vue est-elle compatible avec la description moniste de l’altération ?» Michel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.139
xiiE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p.136
xiiiDescartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 210-211
xivE. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures,Gallimard, 1950, p.168, § 51
xvE. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures,Gallimard, 1950, p.168, § 51
xviE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p.215
xviiE. Lévinas. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger. Vrin, 2001, p.54, cité par Michel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.146
xviiiEugen Fink, Sixième Méditation cartésienne, Traduit de l’allemand par Natalie Depraz, Ed. Jérôme Millon, 1994, p.99
xixE. Husserl, De la réduction phénoménologique, Traduit de l’allemand par Jean-François Pestureau, Ed. Jérôme Millon, 2007, p.49
xxE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p.156
xxiE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p.156
xxiiLa nature et le monde peuvent enseigner beaucoup de choses à l’homme, mais au fond ce n’est pas là l’important. Il y a aussi « beaucoup de choses qui n’appartiennent qu’à l’esprit seul, desquelles je n’entends point ici parler, en parlant de la nature : comme, par exemple, la notion que j’ai de cette vérité, que ce qui a une fois été fait ne peut plus n’avoir point été fait, et une infinité d’autres semblables, que je connais par la lumière naturelle, sans l’aide du corps. » Descartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 198
Le concept de ‘totalité’, – ‘l’ensemble de tout ce qui existe’, semble naturel aux spécialistes de physique théorique.
Ils sont habitués à jongler avec des équations mathématiques censées avoir une valeur universelle, par exemple pour décrire la structure de l’espace-temps selon l’interprétation qu’en fait la théorie de la relativité générale, ou encore pour calculer les probabilités liées aux fonctions d’ondes se déplaçant dans toutes les régions de l’espace, selon les postulats de la physique quantique.
Il est leur est aisé de généraliser a priori l’exercice de la pensée physico-mathématique à l’ensemble du cosmos, et le cas échéant, d’en considérer l’applicabilité à tout ce qui pourrait exister au-delà même de l’horizon cosmologique.
C’est en effet le propre de lois ‘fondamentales’ et ‘universelles’ que de pouvoir s’appliquer à la totalité du « réel » (du moins en théorie).
Le fait même de postuler a priori l’existence de telles lois (dites ‘fondamentales’ et ‘universelles’) permet d’unifier en principe la compréhension de l’essence même de la réalité.
Si de telles lois existent, et si on peut prouver théoriquement et expérimentalement leur validité universelle, alors on a fait un grand pas en avant vers la compréhension de cette essence, et du tissu même du monde.
Mais la postulation a priori de telles lois et de tels principes vient-elle de la puissance de l’esprit humain, capable de résumer en quelques équations la nuit des mondes, la danse des quarks, et la lumière des confins ?
Ou bien n’est-elle qu’un symptôme de l’outrecuidance de l’intellect, mystifié par des succès locaux, des théories plausibles (mais limitées) s’appuyant sur quelques réussites expérimentales (et somme toute insuffisantes) ?
La question n’est pas tranchée.
L’esprit humain est-il réellement capable de percer les mystères ultimes de l’univers, qui sont sans doute d’un ordre de complexité N fois supérieur aux capacités intrinsèques du cerveau humain le plus génial ?
On peut en douter puisque, après tout, le cerveau humain n’est lui-même que le sous-produit assez marginal, et fort récent, d’une création cosmique qui le transcende entièrement.
Comment une infime partie du monde (le cerveau humain) pourrait-elle être assurée de pouvoir « comprendre » le Tout ?
Quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir sur ces sujets, il est toujours stimulant de voir phosphorer de ‘grands esprits’, papillons de passage sur la surface d’une planète microscopique, égarée dans la banlieue d’une galaxie assez quelconque, quelque part au fond d’un univers immense mais non sans limites, et de les observer s’attaquant à des questions qui pourraient bien être mille milliards de fois plus complexes que les capacités réunies de tous les cerveaux humains du passé, du présent et de l’avenir.
Qu’est-ce qui prouve a priori que la ‘totalité’ (virtuelle) de l’ensemble des cerveaux humains a une capacité d’intelligence isomorphe à la ‘totalité’ de l’être, dont elle n’est jamais qu’une infime portion?
Dans son livre Wholeness and the Implicate Orderi, David Bohm (1917-1992), spécialiste de la physique quantique, mais aussi penseur et philosophe, s’est attaqué frontalement à cette question, sans douter de sa légitimité a priori à la résoudre: comment déterminer l’essence de la totalité (tout ce qui existe), et préciser son lien avec deux questions corrélatives, l’essence de la matière et celle de la conscience ?
Son idée fondamentale est que la totalité de l’existant peut être considérée comme entièrement unifiée par un mouvement interne, un flux permanent, indivisibleii. Ceci, à vrai dire, n’est pas absolument nouveau. On attribue à Héraclite la célèbre formule, « Πάντα ῥεῖ » (panta rhei), qui sans doute résume une fort ancienne attitude de l’homme vis-à-vis du monde (et de lui-même).
Mais Bohm apporte un élément de nouveauté, – en l’occurrence un néologisme.
Selon lui, le mouvement ‘total’ de tout ce qui existe repose sur ce qu’il appelle un ‘ordre implié’ (« implicate order »). Le mot anglais ‘implicate’ employé par Bohm est souvent traduit en français par le mot ‘implicite’, ce qui lui enlève son caractère de néologisme, et modifie son sens, en affaiblissant l’allusion à un infini ‘repliement’ de chaque fragment de la réalité, ainsi rendu capable de refléter localement la totalité du réel.
L’article Wikipédia consacré à la question précise: « Le terme ‘implicite’ dérive du latin implicatus(« enveloppé »), l’une des formes du participe passé de implicare(« plier, emmêler ») 1. Il qualifie donc une réalité dont chacune des parties est en contact avec les autres. Chaque fragment de la réalité contient des informations sur chacun des autres fragments, de telle sorte que chaque élément du monde renvoie à la structure de l’univers en son entier. L’ordre implicite, qui est caché, produit la réalité phénoménale – celle que l’on perçoit avec nos sens et nos instruments – et avec elle, l’ordre de l’espace et du temps, de la séparation et de la distance, des champs électromagnétiques et de la force mécanique.
Cette réalité phénoménale opère quant à elle selon un ordre que Bohm nomme l’‘ordre explicite’, monde ouvert et révélé de façon manifeste. »
Je préfère traduire en français le mot anglais ‘implicate’ à l’aide d’un autre néologisme : ‘implié’, lequel sous-entend une succession et une densification de ‘repliements’ et de ‘repliages’ internes en chaque fragment de matière.
Ce néologisme a pour racine pli, qui a donné en français une série de mots : plier, déplier, replier, pliage, dépliage, repliage, pliement, dépliement, repliement, mais aussi, impliquer, expliquer, ou compliquer, avec un sens plus figuré.
Si l’on veut éviter l’emploi d’un néologisme, on peut certes traduire ‘implicate order’ par ‘ordre implicite’ ou ‘ordre impliqué’, mais alors disparaît l’idée d’une intrication profonde de la multitude des plis, replis et repliages constituant l’étoffe même du monde.
Le mot ‘implié’ a pour antonyme ‘déplié’.
L’idée intuitive d’un ordre ‘implié’ est qu’en tout fragment, en toute partie de l’univers, la substance même de l’étant n’est jamais manifeste, jamais totalement ‘dépliée’ ou ‘dépliable’, mais au contraire profondément ‘repliée’ sur elle-même, infiniment ‘impliée’.
Pour faire comprendre l’idée d’ordre ‘implié’, Bohm, utilise la métaphore de l’hologramme. Dans l’ordre ‘implié’, chaque fragment, partie ou élément de l’espace et du temps, ‘replie’ sur lui-même l’ensemble des liens qui le relient à l’univers entier.
Tout est infiniment intriqué avec tout, – à tous les niveaux.
Tous les fragments de l’univers, tous les éléments ou aspects que l’on peut en percevoir ou que l’on peut en concevoir, sont ‘intriqués’ avec tous les autres fragments, avec la totalité de tout ce qui existe, – totalité dont ils ont été en quelque sorte arbitrairement ‘abstraits’ pour pouvoir ‘exister’ en tant que tels, non sans avoir conservé une infinité de liens ‘impliés’ avec le reste de l’univers.
On ne peut donc pas se contenter de considérer que le monde est constitué d’un empilement ou d’un réseau d’éléments primordiaux, de briques élémentaires qui en seraient les « particules élémentaires ».
L’idée de particules élémentaires constituant les éléments de base de la réalité physique avait déjà été remise en question par Einstein. Selon lui, la structure fondamentale du monde est plutôt constituée de ‘champs’, obéissant à des lois compatibles avec sa théorie de la relativité. La « théorie unifiée des champs » d’Einstein utilise des équations non-linéaires pour en décrire les propriétés et pour rendre compte de phénomènes comme ceux associés aux ‘particules’. De fait, les solutions (physiques) de ces équations (mathématiques) peuvent être représentées sous la forme d’impulsions très localisées, concentrant une grande intensité du champ en des régions très restreintes. C’est cette concentration locale du champ qui peut servir de modèle pour pénétrer la nature des ‘particules’.
Les particules ne sont plus des entités séparées et ‘localisées’ matériellement. Elles sont constituées par le ‘champ’ lui-même, au moyen de ces impulsions fortement localisées. De plus, elles se comportent aussi comme des ‘ondes’, et elles s’étendent en conséquence sur de très larges distances, s’affaiblissant progressivement jusqu’aux confins du cosmos.
Dans cette vision, l’ensemble de toutes les ‘particules’ de l’univers, y compris celles qui composent les êtres humains, doit être compris comme un tout indivisible. Une vision analytique de ce ‘tout’, sous la forme d’éléments séparés et indépendants, n’a donc pas de réelle pertinence ni de signification fondamentale.
Cependant Einstein n’est pas parvenu à élaborer une formulation générale et cohérente de sa « théorie unifiée des champs ».
De plus le concept de « champ » garde certaines caractéristiques d’un ordre mécanique, déterministe, du monde. Les « champs » dont l’univers est constitué prennent en effet leurs valeurs en des points distincts et séparés de l’espace et du temps, lesquels se lient ou se connectent les uns aux autres par l’intermédiaire de relations et de communications qui leur sont ‘externes’.
Ces relations et ces communications ne sont pas instantanées, elles se déplacent à une vitesse qui ne peut dépasser la vitesse de la lumière. Elles se ‘matérialisent’ elles-mêmes au niveau local, dans le sens où seuls les éléments séparés par des distances ‘infinitésimales’ (du point de vue de la vitesse de la lumière) peuvent avoir une action réciproqueiii.
Il est bien connu que la « théorie unifiée des champs » d’Einstein a échoué à fournir un modèle fondamental, complet. Elle a permis cependant de montrer que l’on pouvait considérer les particules élémentaires comme de simples « abstractions », issues de la totalité indivisible des champs qui constituent la substance de l’univers, et cela sans déroger à la cohérence interne de la théorie de la relativité.
Einstein n’avait, par ailleurs, certes pas remis en question l’ordre classique du monde, un ordre incarné par sa fameuse formule : « Dieu ne joue pas aux dés ». Mais il n’avait pas non plus trouvé la réponse à la question de son essence ultime.
C’est seulement avec la physique quantique que cet ordre classique, mécanique et déterministe de l’univers, fut fondamentalement mis en question au début du siècle dernier.
La théorie quantique pose en effet les principes suivants:
– le mouvement (des ‘particules’ et de toutes les entités quantiques) est en général discontinu ;
– les actions observables sont constituées de quanta (par exemple, un électron passe d’un état à un autre sans passer par les états intermédiaires) ;
– les entités quantiques peuvent se présenter sous divers aspects (sous la forme d’ondes, ou de ‘particules’, ou comme combinaison de ces deux aspects), qui dépendent de l’environnement et du contexte de l’observation ;
– deux entités quantiques peuvent garder une relation non-locale et non-causale.
Einstein, Podolski et Rosen ont proposé une expérience (connue comme le paradoxe EPR) pour confirmer ou infirmer cette hypothèse de non-localité et de non-causalité. Elle a finalement pu être réalisée par Alain Aspect, entre 1980 et 1982.
Aspect a donné tort à Einstein, Podolski et Rosen, en prouvant la réalité de l’intrication quantique et en confirmant les phénomènes de non-localité.
L’hypothèse d’Einstein, Podolski et Rosen selon laquelle des interactions « instantanées » entre particules « intriquées » ne pourraient être observées fut ainsi définitivement invalidée.
De tout cela ressort qu’aujourd’hui les concepts de base de la théorie de la relativité et ceux de la théorie quantique sont en complète contradiction.
La théorie de la relativité requiert des principes de continuité, de causalité stricte et même de déterminisme, et de localité. En revanche, la théorie quantique requiert des principes de non-continuité, de non-causalité et de non-localité.
On peut difficilement être moins compatible…
Il n’est donc pas très surprenant que ces deux théories n’aient jamais pu être unifiées de façon cohérente.
Il est aussi probable qu’à l’avenir émerge une théorie entièrement nouvelle, dont la théorie de la relativité et la théorie quantique ne seraient alors que des cas particuliers, ou des approximations dérivées par passage aux limites.
Cette nouvelle théorie pourrait sans doute avoir comme élément de base ce que la théorie de la relativité et la théorie quantique ont en commun, à savoir le concept de « totalité indivisible » dont Bohm s’est fait l’ardent apôtre.
En attendant, il faut renoncer à la vision ‘classique’ d’entités abstraites, séparées (comme les ‘particules’) qui seraient potentiellement ‘observables’, ‘manifestes’, et qui seraient ‘reliées’ les unes aux autres par des ‘liens’ eux-mêmes identifiables.
Par contraste, le concept de « totalité indivisible » posé par Bohm implique que la substance même du monde est constituée de structures ‘impliées’, ou ‘multiplement repliées’, ‘intriquées’, entrelacées et interpénétrées les unes par les autres, et ceci à travers la totalité du cosmos.
Bohm appelle « holomouvement » (holomovement) ce flux permanent, global, d’intrications et d’entrelacements, impliquant les repliements et les dépliements sans fin de l’ensemble de toutes les parties et de tous les éléments de la réalité totale.
Pour éviter le barbarisme d’une racine grecque (‘holos’) associée à une racine latine (‘movere’), il serait peut-être préférable de proposer un mot comme « holokinèse » en associant les mots grecs ‘holos’ et ‘kinesis’, pour dénoter cette idée de ‘mouvement total’.
Dans un organisme vivant, l’holokinèse s’observe particulièrement lors de l’épigenèse. Chacune des parties y évolue en lien avec le tout. Pendant l’épigenèse, une cellule n’est pas simplement ‘en interaction’ avec les autres cellules de l’organisme : elle ne cesse de se constituer activement elle-même, bénéficiant de l’ensemble des processus qui accompagnent ses interactions avec tout l’organisme, et par lesquels elle se métamorphose profondément et continuellement.
De la conception d’un ordre total, ‘implié’, du monde découle presque naturellement une conséquence fort importante, l’unité profonde du cosmos et de la conscience.
Le phénomène de la conscience (pensée, sentiment, désir, volonté) doit relever aussi, intrinsèquement, de l’ordre ‘implié’ du monde, qui gouverne la matière, mais aussi tout le ‘reste’.
Bohm postule sans hésiter « le pliage et le dépliage de l’univers et de la conscience » (« The enfolding-unfolding universe and consciousness »). L’univers tout entier et la conscience dans toutes ses formes sont unies en une seule totalité continue (« Cosmos and consciousness as a single unbroken totality of movement »)iv.
Le cosmos et la conscience sont deux aspects d’un même holomouvement, d’une même holokinèse, totalement unifiée, infiniment ramifiée, s’initiant et s’impliquant au sein de chacun des fragments du réel.
Si l’ordre ‘implié’ s’applique à la fois à la matière (vivante et non-vivante) et à la conscience, est alors envisageable une compréhension générale et simultanée de ces deux notions, en les liant ensemble, et en les ancrant sur un fondement commun.
Jusqu’à présent, la relation de la matière et de la conscience s’est avéré extrêmement difficile à comprendre. Aucune théorie réellement crédible n’a encore pu être élaborée par les neurosciences, et moins encore par les diverses approches philosophiques ou psychologiques qui s’y sont essayé.
Il y a quatre siècles, Descartes avait innové en distinguant radicalement la ‘substance pensante’ (res cogitans) de la ‘substance étendue’ (res extensa). Mais dans le cadre du matérialisme et du positivisme ‘modernes’, son approche a été qualifiée de ‘métaphysique’, et par conséquent disqualifiée…
Il vaut pourtant la peine d’y revenir, un instant.
Dans la vision de Descartes, la substance pensante est absolument ‘séparée’ de l’espace et de la matière, – où s’appliquent des notions de localisation, d’extension, ou de séparation.
Comment justifier alors la coexistence de ces deux substances, la pensante et l’étendue ? Descartes l’explique par l’intervention de Dieu. Étant en dehors et au-delà de la matière et de la conscience (de par son rôle de créateur de ces deux substances), Dieu a donné à la substance pensante la capacité de se représenter la substance étendue, et de s’en faire une notion aussi claire et distincte que possible.
En revanche la substance étendue semble bien incapable de se représenter la substance pensante… C’est là une vraie différence, ontologique, qui singularise absolument la substance pensante (la conscience) et la sépare de la substance étendue (la matière).
En bonne logique, si la matière et la conscience relèvent toutes deux du même ordre ‘implié’, comme le décrète Bohm, on pourrait théoriquement en induire leur fondamentale unité d’essence, et supputer que la conscience a une base matérielle, de par son ‘implication’ ou son ‘intrication’ avec la matière, au même chef que la matière a une base ‘consciente’ (ou une propension à la ‘conscience’).
Cette question reste posée, en suspens, mais elle est toujours non résolue.
Est-ce que le phénomène si singulier, si spécifique, de la conscience peut être compris à l’aide de la notion d’ordre ‘implié’ de Bohm ?
Est-ce que l’idée d’intrication et d’implication de la matière et de la conscience peuvent suffire à expliquer l’émergence de la conscience à elle-même ?
Comment un phénomène aussi stupéfiant que celui d’une conscience consciented’elle-même, et consciente de sa propre et unique singularité, pourrait-elle spontanément émerger d’une soupe universelle et primordiale de matière, une soupe totalement ‘intriquée’ et universellement ‘impliquée’, – et par là sans doute cosmiquement indifférenciée ?
Comment par ailleurs expliquer l’apparition initiale de la conscience, ainsi que son actualisation continuelle, ici et maintenant, au sein même d’une substance matérielle, éternelle, universelle, semblant emplir la totalité du monde ?
Comment la singularité d’une conscience singulière est-elle possible au sein d’une réalité si totalisée, si ‘impliée’ qu’elle ne laisse a priori aucun espace propre à l’émergence d’une différenciation ontologique, et moins encore à une différenciation individuée aussi radicale que celle de la conscience personnelle ?
Comment le phénomène du ‘moi’, de l’ego, peut-il surgir a priori dans le sein indifférencié d’un Soi ‘implié’?
Si la matière et la conscience pouvaient effectivement être comprises toutes deux au moyen de la même notion d’ordre ‘implié’, alors on aurait certes fait un pas vers la compréhension de leur relation au sein d’un même et commun fondement.
Mais il resterait alors à expliquer ce qui différencie l’implication de la conscience dans la matière, et l’intrication de la matière avec la conscience.
Dans la vision de Bohm, toutes les parties matérielles constituant la totalité du cosmos sont continuellement engagées dans des processus de pliages, de repliages et de dépliages d’informations impliquant l’univers tout entier.
Plus spécifiquement, toute la matière dont est composée notre corps ‘implique’ elle aussi l’ensemble de l’univers, d’une certaine façon.
Mais en quoi ce constat suffit-il à expliquer l’origine de la conscience individuelle ?
Pour expliquer le phénomène de la conscience, peut-on se contenter de le définir comme une implication ou une intrication de matière et d’information ?
Est-ce qu’une telle implication, universelle, de matière et d’information, fût-elle dûment constatée, suffirait à expliquer l’origine de la conscience, et le caractère unique, individué de son émergence?
Comment une implication universelle peut-elle expliquer une individuation qui va jusqu’à l’auto-réalisation, par épigenèse, de la notion de ‘personne’ ?
Qu’implique réellement la matérialité supposée de la conscience, et donc son lien ‘implié’ avec l’ordre total ? Qu’entraîne in fine son implication corrélative avec toute la matière et avec toutes les autres consciences, sinon une noyade ou une dilution dans l’océan indifférencié du grand Tout cosmique ?
L’hypothèse de l’intrication de la matérialité et de la conscience pourrait être testée par la matérialité de la mémoire.
Considérons comment les informations liées à la mémoire sont repliées et ‘impliées’ dans les cellules du cerveau.
Karl Pribramv a montré que la mémoire n’est pas ‘localisée’ dans quelques cellules du cerveau seulement. Les informations mémorisées sont ‘enregistrées’ en quelque sorte dans l’ensemble du cerveau. La mémoire est à la fois ‘impliée’ et ‘dépliée’ dans l’ensemble des cellules neuronales, et même dans l’ensemble du système nerveux, et du corps tout entier.
L’image de l’hologramme donne une idée approximative de ce type de déploiement et d’implication des informations mémorisées à travers le cerveau et le corps.
Cependant, l’image de l’hologramme est trop simple : le processus de la mémoire (et par extension, de la conscience) est sans aucun doute bien plus complexe.
La métaphore de l’hologramme aide cependant à se représenter comment l’on peut solliciter la mémoire ‘enregistrée’ dans le cerveau en recréant le réseau d’énergie neuronale qui prévalait lors de l’implication/intrication des informations initialement mémorisées avec la participation de l’ensemble des cellules neuronales.
La métaphore de l’hologramme permet aussi de saisir intuitivement comment la mémoire est intimement ‘intriquée’ aux autres fonctions supérieures du cerveau, à la perception multi-sensorielle, à la volonté, aux désirs, aux capacités de raisonnement et d’émotion.
Elle permet enfin de traduire le fait que chaque moment de la conscience possède un certain contenu explicite, qui se trouve au premier plan, et un contenu implicite, relégué à l’arrière-plan.
On peut faire l’hypothèse que ces divers plans de conscience, plus ou moins ‘présents’ ou ‘latents’, sont tous intriqués, ‘impliés’, aux divers niveaux structurels et fonctionnels qui sont associés à l’activité de la pensée.
A l’évidence, le processus de la pensée ne se contente pas de sereprésenter le monde tel qu’il se manifeste. La pensée joue son rôle propre, elle contribue activement à l’interprétation des perceptions, et surtout à l’orientation générale de la conscience, qui se traduit en termes de volonté, de désir, et de choix effectifs.
Notre expérience du monde n’est pas seulement liée à ce qui est explicite, manifeste, perceptible, observable. La mémoire met en valeur, consciemment ou inconsciemment, des contenus qui ont leur propre poids récurrent, leur immanence, leur stabilité, et leur propre identité en tant que formes séparées, isolées, fragmentées et autonomes.
La matière et la conscience ont sans doute en commun un certain niveau d’implication et d’intrication.
Mais ce constat est loin de suffire à leur explication et à leur différenciation.
Pour avancer, il faudrait pouvoir observer précisément ce qui se passe aux niveaux primordiaux, fondamentaux, où l’intrication matière/conscience semble la plus intime.
Quels sont ces niveaux primordiaux et fondamentaux de l’intrication matière/conscience, et où se situent-ils, en termes physiques, et spatio-temporels?
Les théories de la relativité décrivent la réalité comme un ensemble de processus dont les éléments de base sont des événements ‘ponctuels’, c’est-à-dire se passant dans des régions infiniment petites de l’espace et du temps (autrement dit des ‘points’ spatio-temporels).
Par contraste, Bohm considère les éléments de base de la réalité comme étant non des ‘points’, mais plutôt des ‘moments’. Tout comme les ‘moments de conscience’ ne peuvent pas être définis selon des mesures précises d’espace et de temps, ces ‘moments’ de base sont liés à des régions assez vaguement définissables, et qui ont une certaine extension spatiale et temporelle. L’extension et la durée de tels ‘moments’ peuvent varier énormément, depuis le très petit écart et le très court instant jusqu’aux très vastes espaces et aux très longues durées.
De plus, la métaphore des ‘moments’ de conscience mêle des états explicites et des états implicites. Chaque ‘moment’ de conscience contient des données ‘manifestes’ mais possède aussi, de manière implicite, intriquée, ‘impliée’, non seulement d’autres moments de la conscience individuée, mais aussi potentiellement tousles autres ‘moments’ de toutes les autres consciences déjà apparues sur terre, ou ailleurs dans l’univers,…
Chaque ‘moment’ pourrait être comparé à une sorte de ‘monade’ leibnizienne, capable de refléter l’intégralité du monde, vu de son propre ‘point de vue’, certains détails apparaissant clairement mis en lumière, et une infinité d’autres restant dans une ombre plus ou moins profonde.
La mémoire est elle-même un cas spécifique de ce processus général. Tout ce qu’elle enregistre est ‘implié’ dans l’ensemble des cellules du cerveau, qui sont elles-mêmes constituées de ‘matière’ (organique). La stabilité de notre mémoire, la récurrence de l’appel immanent ou explicite aux souvenirs, donnent une image relativement indépendante, autonome, d’un processus bien plus général, universel, qui traverse la matière, et l’univers dans son ensemble.
De toutes ces considérations, Bohm induit que la matière et la conscience sont en fait de même nature. « La conscience et la matière sont basiquement du même ordre (c’est-à-dire l’ordre ‘implié’ comme totalité). Cet ordre est ce qui rend possible une relation entre elles deux. »vi
Mais en quoi consiste exactement cette « relation » entre la conscience et la matière ?
Une personne humaine est une entité consciente, relativement indépendante, possédant une certaine stabilité et tirant avantage de la rémanence de divers processus (physiques, chimiques neurologiques, mentaux, etc.) qui l’animent et lui permettent de subsister pendant quelque temps, et de s’identifier à cette ‘conscience’ propre.
Parmi les processus qui traversent et animent l’être humain, nous savons que nombreux sont ceux qui peuvent affecter le contenu de la conscience, ou son évolution. Réciproquement, les contenus de la conscience peuvent en retour affecter l’état physique et organique du corps (action musculaire, rythme cardiaque, chimie sanguine, activité glandulaire…).
Cette connexion du corps et de l’esprit est généralement qualifiée de « psychosomatique ».
Les liens psychosomatiques affectent en permanence les relations et les interactions entre le « corps » et l’« esprit », qui ne peuvent donc être considérés comme existant de façon séparée.
Selon Bohm, il n’y a donc pas à proprement parler de séparation concevable entre le corps et l’esprit. L’ordre ‘implié’ suppose que l’esprit ‘implie’ ou ‘implique’ la matière en général, et qu’une conscience individuelle ‘implie’ le corps qui l’incarne en particulier.
De façon similaire, la matière organique d’un corps particulier ‘implie’ non seulement l’esprit ou la conscience individuelle, mais aussi, dans un certain sens, l’entièreté de l’univers matériel.vii
La vision de Bohm se résume-t-elle à une sorte de pan-psychisme intriqué à un pan-matérialisme ?
Si tout est intriqué en tout et à tout, ne faut-il pas ramener cette intrication intime de toute matière et de toute conscience à une seule sorte de substance profondément unifiée, qui les subsumerait toutes deux?
C’est en effet ce que conclut Bohm.
« La réalité la plus englobante, la plus profonde, et la plus intérieure n’est ni celle de l’esprit ni celle du corps, mais plutôt une réalité d’une dimension bien supérieure, qui forme leur socle commun, et qui est d’une nature au-delà de la leur. »viii
Tout ce qui existe, finalement, ne serait qu’un aspect de cette réalité supérieure, incarnant la véritable ‘totalité’, et se projetant sur des plans inférieurs d’existence.
Tout être humain participe au processus de cette totalité supérieure et à ses projections: il se change lui-même fondamentalement, et, partant, se constitue continuellement comme individu singulier, au cours de toute activité qui a pour effet de changer les contenus de sa conscience.
Les profondeurs intérieures de la conscience d’une personne humaine pourraient être comparées à l’océan d’énergie sombre (dark energy) qui remplit le vide apparent de l’espace.
Ce vaste océan d’énergie sombre constitue la principale substance du cosmos. Il se présente à nos sens comme un ‘vide’, mais en réalité il assure et fonde le cosmos, et l’être de tout les étants.
De même, le vaste arrière-monde de notre inconscient semble un océan inaccessible à la conscience, mais il lui assure pourtant son ‘ancrage’, son ‘fondement’. Il se ‘présente’ de façon immanente à la conscience, avec l’ensemble de ses ‘implications’ et de ses ‘intrications’, comme un vide apparent mais en réalité fondateur, et créateur.
Pour sa part, la théorie quantique pose que des éléments semblant séparés dans l’espace ne sont que des ‘projections’ d’une réalité méta-dimensionnelle, et donc liées entre elles non-causalement et non-localement.
De même, les ‘moments’ de la conscience, apparemment séparés dans le temps, sont aussi des projections d’une même réalité primordiale.
Le temps et l’espace dérivent de cette réalité méta-dimensionnelle. Ils peuvent être interprétés comme des ‘projections’ de celle-ci dans le plan inférieur de la réalité dont nous avons conscience.
Elle se projette continuellement dans notre conscience, sous la forme de ‘moments’, soit ‘séparés’ soit ‘séquentiels’.
Le concept d’ordre ‘implié’ rapprocher en un faisceau commun les questions touchant à la nature primordiale du cosmos, et les questions sur l’essence de la matière, de la vie et de la conscience. Cosmos, matière, vie, conscience, peuvent être considérés comme des projections d’une même réalité. On peut l’appeler le ‘fond’ ou le ‘socle’ sur lequel se fonde tout ce qui existe. Bien que nous n’ayons pas de perception détaillée ni de connaissance de ce ‘fond’ commun, il est néanmoins présent sous une forme ‘impliée’ dans notre conscience même.ix
L’intrication de la matière et de la conscience leur donne implicitement un statut ‘symétrique’ : de par leur intrication même, ils partagent un destin commun, immanent.
Cette conception de l’intrication de la matière et de la conscience est fondamentalement différente de celle de Descartes, pour qui elles sont essentiellement opposées, irréductibles l’une à l’autre.
Le fait de les ramener tous deux à une catégorie unique en les subsumant sous l’égide d’une réalité d’ordre supérieur, est un tour de passe-passe qui n’enlève rien à leur distinction essentielle.
Il est vrai que la matière et la conscience présentent toutes les deux une forme d’universalité.
Mais une différence essentielle se révèle à l’analyse. L’universalité de la matière se traduit en acte (dans la nature ‘impliée’ et intriquée de son ordre).
L’universalité de la conscience est quant à elle toujours en puissance. C’est d’ailleurs de cette puissance qu’elle tire sa liberté fondamentale.
La matière est parfaitement capable d’assumer en acte une implication/intrication à l’échelle cosmique.
La conscience est aussi capable en puissance de s’impliquer/intriquer avec le cosmos tout entier, mais elle se distingue cependant de la matière en ce qu’elle est aussi une singularité en acte, s’impliquant et s’intriquant avec elle-même, et avec le Soi.
La question centrale reste celle de la singularité, et du caractère ‘unique’ de la conscience individuelle.
Comment est-il possible qu’un ‘moi’ conscient, singulier, unique, émerge spontanément de l’universelle et océanique intrication de toute la matière et de toutes les consciences existant en puissance ?
Les neurosciences sont silencieuses à cet égard, de même que l’ensemble des sciences modernes dominées par le matérialisme, et le positivisme.
On pourrait conclure que la question de l’individuation de la conscience se complique par l’implication du moi singulier avec le Soi.
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iDavid Bohm, Wholeness and the Implicate Order, Routledge, Londres, 1980
ii« Througout this book the central underlying theme has been the unbroken wholeness of the totality of existence as an undivided flowing movement without borders. » Ibid. p. 218
iiiCf. David Bohm, Causality and Chance in Modern Physics, Routledge & Kegan Paul, London, 1957, ch.2, pour une explication détaillée.
ivDavid Bohm, Wholeness and the Implicate Order, Routledge, Londres, 1980, Ch. 7, p. 218-271.
vKarl Pribram, Languages of the Brain, Ed. G. Globus et al. 1971 ; Consciousness and the Brain, Plenum, New York, 1976.
vi« Consciousness and matter in general are basically the same order (i.e., the implicate order as a whole). This order is what makes a relationship between the two possible. » David Bohm, Wholeness and the Implicate Order, Routledge, Londres, 1980, p. 264
vii« In the implicate order, mind enfolds matter in general and therefore the body in particular. Similarly, the body enfolds not only the mind but also in some sens the entire material universe. » David Bohm, Wholeness and the Implicate Order, Routledge, Londres, 1980, p. 265
viii« The more comprehensive, deeper, and more inward actuality is neither mind nor body but rather a yet higher-dimensional actuality, which is their common ground and which is of a nature beyond both. » David Bohm, Wholeness and the Implicate Order, Routledge, Londres, 1980, p. 265
ix« Our overall approach has thus brought together questions of the nature of the cosmos, of matter in general, of life, and of consciousness. All of these have been considered to be projections of a common ground. This we may call the ground of all that is, at least in so far as this may be sensed and known by us, in our present phase of unfoldment of consciousness ? Although we have no detailed perception or knowledge of this ground it is still in a certain sense enfolded in our consciousness. » David Bohm, Wholeness and the Implicate Order, Routledge, Londres, 1980, p. 270
Les « choses », que l’on dit « objectives », se distinguent en tant qu’objets du sujet qui les considère. Par là, elles participent à la consolidation du sujet, elles l’incitent à se considérer lui-même comme « objet » de sa propre considération.
Par leur présence silencieuse, elles indiquent et témoignent que la conscience de ceux qui les considèrent est à l’œuvre.
La conscience qui observe un objet est d’abord regard, visée, perspective. Elle est tournée vers cette chose qui lui est extérieure, et à ce moment elle n’est pas conscience de soi, elle n’est pas tournée vers elle-même, elle n’est pas consciente de sa propre subjectivité.
Mais elle est déjà réflexion, en tant qu’elle constate une division, une scission entre l’objet, pour elle « objectif », et sa propre capacité subjective d’objectivation.
La conscience se réfléchit elle-même en observant l’objet, en prenant conscience qu’elle pose l’objet en face d’elle, se faisant sujet vis-à-vis de lui.
Elle se coupe en deux; d’un côté elle perçoit cette extériorité persistante, objective, inamovible. De l’autre, elle perçoit le fait que sa propre perception a bien lieu, et qu’elle instaure et renforce par cela même l’existence du sujet, ce sujet de la conscience, ce soi qui devient « conscient » de l’objet qu’il objective.
Mais cela ne permet pas encore à la conscience de pénétrer le sens des choses, d’atteindre l’essence de l’objet. Il lui faut progresser bien davantage dans la réflexion.
Le corps, support de la conscience, est muni de plusieurs portes, par lesquelles parviennent les données des sens, continuellement ou intempestivement. Plus ces portes sont grandes ouvertes, plus la conscience s’aperçoit de sa position d’observation, qui est de se mettre quelque peu en retrait, en arrière de ce qui est lui est donné à voir, à entendre, à toucher, à sentir, à goûter.
La conscience, dans ce retrait, prend conscience de sa propre limite, de sa « finitude », si humaine, tout spécialement lorsqu’elle se voit observer le monde à travers la nécessaire médiation du corps.
Pourquoi la conscience de la limite, de la finitude, est-elle liée à celle de la perception?
Parce que toute perception impose ses propres limites a priori.
Pourquoi est-ce que la perception des sens, dont on peut dire qu’elle participe, ô combien, à « l’ouverture » du corps humain sur l’extérieur, est-elle aussi la source d’une « finitude », d’une « limite »?
Parce que toute perception, toute perspective, impose ses cadres, ses schèmes, ses contraintes.
Tout point de vue ouvre une perspective particulière, mais, par là même, se ferme a priori aux autres perspectives. Tout choix (libre) d’un point de vue, renvoie les autres vues dans la nuit.
Le philosophe en conclut que la perception, la réceptivité, les sens en un mot, sont la cause même de la finitude de la condition humaine. Pourquoi? Parce qu’ils nous mettent dans une position passive, celle de recevoir, et non dans une position active, qui serait de créer.
« La finitude originaire consiste dans la perspective ou point de vue; elle affecte notre relation primaire au monde qui est de ‘recevoir’ ses objets et non de les créer (…) elle est un principe d’étroitesse, une fermeture dans l’ouverture, si l’on ose dire. »i
Kantii a généralisé cette idée, en une formule bien frappée. « Est fini un être raisonnable qui ne crée pas les objets de sa représentation, mais les reçoit. »iii
L’être raisonnable est « fini », c’est-à-dire intrinsèquement limité, puisqu’il dépend d’objets extérieurs à lui, pour commencer à exercer son pouvoir de représentation, se comporter de manière rationnelle.
Mais, pourrait-on argumenter, toute perspective, une fois ouverte, n’est-elle pas comme une fenêtre potentiellement, infiniment ouverte sur l’au-delà, dépassant de fait tout horizon, et à ce titre, non limitée?
On répondra que toute perspective est double ou duale. Elles est infinie en tant qu’elle est ouverte, mais limitée en tant qu’elle est contrainte, étrécie.
Dans un monde dominé par des perspectives, on ne perçoit jamais qu’un seule face de l’objet à la fois.
La finitude propre à la réceptivité, au fait de ‘recevoir’, est donc intrinsèquement liée à la notion de point de vue.
Il appartient à l’essence de la perception d’être inadéquate, de rester toujours en deçà de ce qu’il y aurait à percevoir.
La finitude de la réception se laisse voir dans les limites de la perspective. Mais il y a aussi, dans l’ouverture en avant que la perspective laisse entrevoir, une potentielle infinité. S’envolant hors de la cage pré-existante de la perspective, le regard peut s’en aller, du moins en théorie, jusqu’au fond de l’infini, qui ne cesse de s’ouvrir au fur et à mesure que le regard s’affranchit de la perspective initiale.
Mais le philosophe est sceptique, dubitatif, il ne voit que le fini, non l’infini, l’étroit, non le grand large:
« Il est vrai de dire que la finitude de l’homme consiste à recevoir ses objets: en ce sens qu’il appartient à l’essence de la perception d’être inadéquate. (…) Percevoir d’ici est la finitude de percevoir quelque chose. Le point de vue est l’inéluctable étroitesse initiale de mon ouverture au monde. »iv
On préfère une autre voie. Il faut imaginer qu’un « point de vue » initial, aussi étroit soit-il, n’est qu’une porte ouvrant vers un au-delà, dans la vastitude duquel toutes les perspectives, tous les « points de vue », les plus singuliers comme les mieux partagés, ont vocation à perdre leur sens restreint, et finissent inéluctablement par se désincarcérer de tout carcan.
La finitude humaine n’est pas une fatalité. Elle peut décider de s’éprouver elle-même sous la condition d’une « vue-sur » sa propre finitude. Elle peut s’interpréter comme un regard extérieur sur son propre point de vue. Cette « vue-sur », ce regard extérieur sur les conditions de sa capacité à percevoir, sont une façon de transgresser ce que l’on nomme la ‘vision’, la ‘perception’, et la ‘perspective’.
La « vue-sur » s’affranchit de la vision, de la perception, de la perspective, en tant que liées aux sens, parce qu’elle occupe un « point de vue » sur son propre « point de vue », un point de vue surplombant, un « méta-point de vue ».
Tout se passe comme si la conception même de la notion de « point de vue » permettait, par un glissement vers le haut, la possibilité d’un point de vue panoptique, englobant tous les points de vue possibles.
L’accumulation de tous les points de vue singuliers qu’elle se rappelle avoir occupés, fait naître dans la conscience l’idée d’un point de vue abstrait qui serait l’idée ou l’essence idéale du « point de vue ».
Mais l’existence, même putative, d’un tel point de vue idéal, quintessentiel, nie la pertinence de tous les points de vue particuliers.
Elle promeut au contraire la coexistence nécessaite de tous les points de vue concevables, pour en offrir la jouissance, et l’ouverture.
L’homme dispose par essence d’une capacité de juger. Son intelligence, parmi les choix possibles, peut s’estimer capable de dire le vrai et le faux, le bien et le mal, le moyen et le meilleur.
Mais il y a un certain manque de proportion, originaire, entre cette intelligence qui juge (à l’évidence finie) et son désir profond (qui semble infini).
C’est pourquoi il convient de méditer plus avant sur cette pensée de Descartes: « Il y a peut-être une infinité de choses dans le monde dont je n’ai aucune idée en mon entendement. »v
____________________
iPaul Ricoeur. Philosophie de la volonté. 2. Finitude et culpabilité. Ed. Points, 2009, p.61
iiCf. la Réfutation de l’idéalisme dans la Critique de la raison pure.(trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P2/PREM DIV./L2/Ch2/S3/4.
« L’idéalisme (j’entends l’idéalisme matériel) est la théorie qui déclare l’existence des objets extérieurs dans l’espace ou douteuse et indémontrable, ou fausse et impossible. La première doctrine est l’idéalisme problématique de Descartes, qui ne tient pour indubitable que cette affirmation empirique (assertio) : je suis ; la seconde est l’idéalisme dogmatique de Berkeley, qui regarde l’espace avec toutes les choses dont il est la condition inséparable comme quelque chose d’impossible en soi, et par conséquent aussi les choses dans l’espace comme de pures fictions. L’idéalisme dogmatique est inévitable quand on fait de l’espace une propriété appartenant aux choses en soi ; car alors il est, avec tout ce dont il est la condition, un non-être. Mais nous avons renversé le principe de cet idéalisme dans l’esthétique transcendantale. L’idéalisme problématique, qui n’affirme rien à cet égard, mais qui seulement allègue notre impuissance à démontrer par l’expérience immédiate une existence en dehors de la nôtre, est rationnel et annonce une façon de penser solide et philosophique, qui ne permet aucun jugement décisif tant qu’une preuve suffisante n’a pas été trouvée. La preuve demandée doit donc établir que nous n’imaginons pas seulement les choses extérieures, mais que nous en avons aussi l’expérience ; et c’est ce que l’on ne peut faire qu’en démontrant que notre expérience intérieure, indubitable pour Descartes, n’est possible elle-même que sous la condition de l’expérience extérieure. »
iiiPaul Ricœur. Philosophie de la volonté. 2. Finitude et culpabilité. Ed. Points, 2009, p.56
ivPaul Ricœur. Philosophie de la volonté. 2. Finitude et culpabilité. Ed. Points, 2009, p.60
L’enthousiasme (divin) et les lumières (de la sagesse) sont vraisemblablement cachés en tous les esprits comme le sont les étincelles dans les cailloux. On ne les voit pas d’emblée. On en ignore la puissance. Mais, comme l’homme du Paléolithique l’a montré, deux silex d’un coup font paraître l’étincelle, et mettent le feu au foyer, et accessoirement provoquent l’enthousiasme dans l’âme.
De même, métaphore que l’on espère illuminante, le choc d’un ‘caillou’ (un esprit conscient) contre un autre ‘caillou’ (un autre esprit, – ou quelque autre phénomène du monde, quelque morceau de l’inconscient, ou quelque élément du Soi –) est toujours en puissance d’étincelles.
Que la puissance de l’étincelle soit ainsi celée dans le ‘caillou’, relève, me semble-t-il, de ces phénomènes si simples et si banaux, qu’ils ont fait oublier depuis longtemps leur profond mystère, leur obscurité intrinsèque.
J’aimerais brièvement rendre hommage au caillou humble, et à l’étincelle vive dont il porte la naissance, en lui.
Il faut imaginer toute l’impression que l’étincelle jaillie vivante du caillou mort, a pu faire sur l’âme des peuples premiers. Cette première impression a pu, dans la suite des temps, être enfouie dans l’inconscient collectif, la maîtrise du feu ayant fini par transformer la vie des hommes, – et durablement sa pensée.
Si l’on y réfléchit, l’étincelle cachée dans le caillou n’est pas moins mystérieuse, au fond, en tant qu’archétype, qu’un Dieu caché dans un buisson enflammé. Il s’agit toujours de la même découverte, celle du miracle inattendu, si difficile à assumer pour des esprits rassasiés, cyniques et blasés.
N’est-ce pas en effet une sorte de miracle que du nouveau, du vraiment neuf, puisse surgir à certains moment, même d’humbles cailloux oubliés sur le chemin.
Je suis sûr que quelque physicien bardé de science pourra savamment expliquer pourquoi l’étincelle surgit inévitablement de l’union brutale de deux silex. Mais la physique des chocs rocailleux n’est pas ici la chose qui m’intéresse.
Ce qui compte c’est que l’étincelle du caillou a aussi sa contrepartie, son image et son symbole, dans la psyché des hommes qui l’ont vu paraître. Le simple fait de voir naître le feu de la rencontre (un peu forte) de deux silex murés dans la solitude depuis que les volcans du passé les crachèrent hors des profondeurs terrestres, ce simple fait ouvre l’esprit humain à son propre incendie putatif, et à sa rêverie liquide.
Gaston Bachelard a fait une (célèbre) psychanalyse du feu.
Je voudrais ici esquisser une brève poétique (et une courte métaphysique) de l’étincelle.
L’âme est en effet en l’homme comme l’étincelle dans le caillou. Sauf qu’elle y vit un peu moins fugacement.
Autrement dit, elle est de l’ordre du miracle, même si l’on sait que plus personne ne croit aux miracles, bien entendu.
Mais le mot ‘miracle’ n’est, comme le mot ‘étincelle’ d’ailleurs, jamais qu’une sorte de métaphore du mystère.
Et à défaut de miracles, comment ne pas croire au mystère ? Son obscurité nous enveloppe de toute part.
Le grand Descartes lui-même, le philosophe du doute fondateur du moi, ne fut pas exempt d’une nuit initiatrice, et de sa gerbe d’étincelles. Sous la forme d’un triple rêve.
Descartes rapporte dans ses Olympiques que le soir du 10 novembre 1619, à l’âge de 23 ans, il s’était couché « tout rempli de son enthousiasme », après avoir trouvé ce même jour « les fondements de la science admirable ».
Quelle science ? Celle qui lui permettrait de poursuivre la recherche de la Vérité.
Son biographe raconte : « A dire vrai, c’étoit assez que son imagination lui présentât son esprit tout nud, pour lui faire croire qu’il l’avoit mis effectivement en cet état. Il ne lui restoit que l’amour de la Vérité dont la poursuite devoit faire d’orénavant toute l’occupation de sa vie. Ce fut la matière unique des tourmens qu’il fit souffrir à son esprit pour lors. Mais les moyens de parvenir à cette heureuse conquête ne lui causèrent pas moins d’embarras que la fin même. La recherche qu’il voulut faire de ces moyens, jetta son esprit dans de violentes agitations, qui augmentèrentde plus en plus par une contention continuelle où il le tenoit, sans souffrir que la promenade ni les compagnies y fissent diversion. Il le fatigua de telle sorte que le feu lui prît au cerveau, & qu’il tomba dans une espèce d’enthousiasme. »i
Cette nuit-là, Descartes eut trois rêves, qu’il s’imagina ne pouvoir qu’être venus « d’en haut ».
Dans le premier rêve, des espèces d’esprits se présentèrent à lui et l’épouvantèrent tellement qu’il sentit une grande faiblesse au côté droit de son corps, si bien qu’il devait s’incliner sur la gauche, pour pourvoir marcher par les rues. Étant honteux de marcher de la sorte, il fit un effort pour se redresser, mais alors un vent impétueux l’emporta dans une espèce de tourbillon qui lui fait faire trois ou quatre tours sur son pied gauche. Il croyait qu’il allait tomber à chaque pas. Mais il aperçut un collège où il s’engouffra pour se mettre à l’abri. Sa première pensée fut d’entrer dans l’église du collège pour y prier, mais s’étant aperçu qu’il avait croisé un homme de sa connaissance sans le saluer, il voulut se retourner pour lui faire ses civilités, mais il fut repoussé par le vent qui soufflait près de l’église. Dans le même temps, il vit au milieu de la cour du collège une autre personne qui l’appela par son nom en termes polis et obligeants, et lui dit que s’il voulait aller trouver Monsieur N. il avait quelque chose à lui donner. Descartes s’imagina que c’était un melon qu’on avait apporté de quelque pays étranger. Mais ce qui le surprit davantage fut de voir que ceux qui se rassemblaient autour de cette personne se tenaient droits et fermement établis sur leurs pieds, alors que lui-même continuait de se courber et de chanceler dans la cour, alors même que le vent qui avait failli le renverser plusieurs fois avait beaucoup diminué de force.
Descartes se réveilla une première fois à ce moment, et sentit une douleur effective. Aussitôt il se retourna sur la côté droit, car il s’était précédemment endormi sur le côté gauche. Il fit une prière à Dieu pour le garantir des effets prémonitoire de son rêve. Restant éveillé pendant près de deux heures, il eut diverses pensées sur les biens et les maux de ce monde.
Se rendormant enfin, il lui vint aussitôt un nouveau rêve, qui commença par un bruit éclatant et aigu, qu’il prit pour un coup de tonnerre. Il se réveilla d’effroi sur le champ, et ouvrant les yeux il aperçut de nombreuses étincelles répandues dans la chambre.
Ceci lui était déjà souvent arrivé auparavant. Il se réveillait au milieu de la nuit, les yeux pleins d’étincelles, suffisamment pour lui permette de distinguer des objets dans l’obscurité. Mais cette fois-ci, Descartes y vit une métaphore en faveur de la Philosophie et de l’acuité de son esprit, après avoir observé, en ouvrant puis en fermant les yeux alternativement, la qualité des formes qui lui étaient représentées. Sa frayeur se dissipa, et il se rendormit à nouveau dans un assez grand calme.
Peu après il eut un troisième rêve, beaucoup plus paisible. Il trouva un livre sur sa table, sans savoir qui l’y avait mis. Il l’ouvrit, et voyant que c’était un dictionnaire, il en fut ravi, pensant qu’il lui serait utile. Mais au même instant il se trouva avec un autre livre en main, qui ne lui était pas moins nouveau. C’était un recueil de poésies de différents auteurs, intitulé Corpus Poëtarum. Il l’ouvrit et tomba sur le vers « Quod vitae sectabor iter ? » [«Quel chemin suivrai-je dans la vie» ?]. Au même moment il vit un homme qu’il ne connaissait pas, et qui lui présenta une pièce en vers commençant par « Est et non, etc. », et disant qu’elle était excellente. Descartes répondit qu’il la connaissait aussi, et que c’était une des Idylles d’Ausone.
Ce sont en effet les premiers mots de l’Idylle XVII d’Ausone, « Le Oui et le Non des Pythagoriciens », dont voici la traduction :
« Oui et non, tout le monde emploie ces monosyllabes connus : supprimez-les, et le langage humain n’a plus sur quoi rouler. Tout est là, tout part de là, affaire ou loisir, agitation ou repos. Quelquefois l’un ou l’autre de ces deux mots échappe en même temps à deux adversaires, souvent aussi on les oppose l’un à l’autre, suivant que la dispute rencontre des esprits d’humeur facile ou difficile, Si on s’accorde, arrive sans délai : Oui, oui. Si on se contredit, le dissentiment réplique : Non ! De là les clameurs qui éclatent au forum ; de là les querelles furieuses du cirque, et les séditions pour rire des gradins du théâtre, et les discussions qui agitent le sénat. Les époux, les enfants et les pères se renvoient ces deux mots dans ces débats pacifiques dont leur mutuelle affection n’a point à souffrir. Les disciples réunis d’une même école les lancent aussi dans la tranquille mêlée de leurs controverses dogmatiques. De ces deux mots, toutes les chicanes de la tourbe des philosophes dialecticiens. “La lumière existe ; donc il fait jour.” Non pas : ceci n’est pas juste. Car de nombreux flambeaux ou des éclairs, la nuit, produisent la lumière, mais ce n’est pas la lumière du jour. Ainsi, toujours oui et non car, il faut en convenir, oui c’est la lumière ; non ce n’est pas le jour. Et voilà la source de mille disputes ! Voilà pourquoi quelques hommes, plusieurs même, méditant sur de telles questions, étouffent leurs murmures, et dévorent leur rage en silence. Quelle vie que la vie de l’homme, agitée ainsi par deux monosyllabes ! »ii
L’étincelle appartient-elle au jour à la nuit ? Est-elle un oui ou un non ?
Nous n’en disputerons pas ici, mais nous nous réservons la possibilité de revenir plus tard sur cet intéressant auteur, Ausone, un poète de langue latine, né à Bordeaux en 310. Il fut préfet des Gaules sous l’empereur Gratien, et aussi amoureux de Bissula, une très jeune esclave alamane.
Mais revenons à Descartes.
Ayant indiqué à son interlocuteur qu’il connaissait cette Idylle d’Ausone, il prit un gros Recueil des Poëtes qui se trouvait sur sa table, et se mit à chercher le passage en question. L’homme lui demanda alors où il avait pris ce livre. Descartes lui répondit qu’il ne pouvait lui dire comment il l’avait eu. Mais que peu auparavant il avait eu en main un autre livre qui venait de disparaître sans savoir qui le lui avait apporté, ni qui le lui avait repris. Il n’avait pas fini de parler, qu’il revit paraître ce livre (le Dictionnaire) à l’autre bout de la table. Mais il trouva que ce Dictionnaire n’était plus complet, comme il l’avait vu la première fois. Cependant Descartes en vint aux Poésies d’Ausone dans le Recueil des Poètes qu’il feuilletait. Et ne pouvant trouver la pièce qui commence par « Est et Non », il dit à cet homme qu’il en connaissait une encore plus belle que celle-là, qui commençait par « Quod vitae sectabor iter ? »iii. La personne lui demanda de la lui montrer. Descartes se mit la chercher, mais tomba sur une série de petits portraits gravés en taille-douce, ce qui lui fit dire que ce livre était fort beau mais qu’il n’était pas de la même édition que celui qu’il connaissait. A ce moment, les livres et l’homme disparurent et s’effacèrent de son imagination, sans néanmoins le réveiller.
Son biographe, Adrien Baillet, commente alors : « Ce qu’il y a de singulier à remarquer, c’est que doutant si ce qu’il venait de voir était songe ou vision, non seulement il décida en dormant que c’était un songe, mais il en fit encore l’interprétation avant que le sommeil le quittât. Il jugea que le Dictionnaire ne voulait dire autre chose que toutes les sciences ramassées ensemble, & que le Recueil de Poésies intitulé Corpus Poëtarum, marquait en particulier & d’une manière plus distincte la Philosophie & la Sagesse jointes ensemble. »iv
Descartes attribua (pendant son rêve même) la force de la Poésie à la divinité de l’Enthousiasme et à la force de l’Imagination, qui peuvent faire briller la Sagesse de feux que ne peut faire la Raison dans la Philosophie.
Toujours pris dans ce rêve, sans s’être encore éveillé, Descartes continua l’interprétation de celui-ci. Il pensa que l’Idylle commençant par Quod vitae sectabor iter ?, et portant sur l’incertitude du genre de vie qu’on doit choisir, représentait le conseil d’un homme sage, adoptant le point de vue de la Théologie morale.
C’est alors qu’il se réveilla, doutant s’il rêvait ou s’il méditait en pleine conscience, et pour en avoir l’idée nette, peut-être.
Les yeux bien ouverts, Descartes continua sur sa lancée méditative, et et sur l’interprétation du rêve…
« Par les Poètes rassemblés dans le Recueil, il entendait la Révélation et l’Enthousiasme, dont il ne désespérait pas de se voir favorisé. Par la pièce de vers Est & Non, qui est le Ouy & le Non de Pythagore, il comprenait la vérité et la fausseté dans les connaissances humaines, & les sciences profanes. Voyant que l’application de toutes ces choses réussissait si bien à son gré, il fut assez hardy pour se persuader que c’étoit l’Esprit de Vérité qui avait voulu lui ouvrir les trésors de toutes les sciences par ce songe. »v
L’« enthousiasme » le quitta quelques jours après.
Son esprit retrouva son assiette ordinaire et son calme. Il composa Olympica [les Olympiques], entre novembre 1619 et février 1620. Ce texte est aujourd’hui disparu. Seule la paraphrase qu’en donne Adrien Baillet nous est parvenue, ainsi que quelques notes qu’en fit Leibniz.
Contre quel silex l’âme de Descartes s’était-elle heurtée ?
Il le nomme lui-même ‘l’Esprit de Vérité’.
De quelles profondeurs volcaniques ce silex avait-il jailli ?
Ce qui est sûr c’est que le choc de ce silex contre celui de son esprit eut bien lieu, et que des étincelles jaillirent, nombreuses. Le feu divin qui enflamma ensuite l’âme du philosophe lui fut un incendie qui dura toute sa vie, et qui transcenda le prétendu « rationalisme » auquel, aujourd’hui encore, au mépris de toute réalité historique et philosophique, on continue de réduire la pensée profondément métaphysique de Descartes.
De même que Jacob lutta toute une nuit contre un « homme », et en fut vainqueur, gagnant son nom « Israël », de même Descartes lutta toute une nuit contre un ouragan, et s’engagea dans une joute intellectuelle contre un homme, dont il fut lui aussi vainqueur. Descartes ne fut pas appelé « France » après cette nuit, mais il mérita bien l’honneur d’être le premier et le plus profond de ses philosophes…
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iAdrien Baillet. La vie de Monsieur Descartes. Ed. Daniel Hortemels. Paris, 1691, p. 81
« Quel chemin prendre en cette vie ? si le forum est rempli de tumulte ; si le logis est tourmenté par les soucis ; si le regret du logis suit le voyageur ; si le marchand a toujours de nouvelles pertes à attendre, et si la honte de la pauvreté lui défend le repos ; si le travail accable le laboureur ; si d’horribles naufrages rendent la mer tristement célèbre ; si le célibat est un fardeau et un supplice ; si la surveillance, autre fardeau qu’un mari prudent s’impose, est inutile ; si les travaux de Mars nous coûtent tant de sang ; si le prêt à intérêts n’a que de honteux profits, et si l’usure n’est qu’un moyen rapide de tuer le pauvre ! Toute vie a ses peines, nul n’est content de son âge. L’être faible qu’on allaite encore, est privé de raison ; l’enfance a de rudes apprentissages, et la jeunesse de folles témérités : la fortune expose l’homme mûr, dans les combats et sur mer, à la haine, à la trahison, à tout cet enchaînement de périls qui se succèdent et s’aggravent sans cesse : enfin, la vieillesse, si longtemps attendue, appelée par tant de vœux imprudents, livre le corps en proie à des infirmités sans nombre. Tous, ici-bas, nous méprisons le présent : il est certain pourtant que plusieurs n’ont pas voulu devenir dieux. Juturne se récrie : “Pourquoi m’avoir donné une vie éternelle ? Pourquoi ai-je perdu le droit de mourir ?” Ainsi sur les rochers du Caucase, Prométhée accuse le fils de Saturne, il interpelle Jupiter qu’il nomme, et ne cesse de lui reprocher l’immortalité qu’il a reçue de lui. Considère maintenant les qualités de l’âme. Le malheureux souci qu’il eut de sa pudeur a perdu le chaste Hippolyte. Un autre, au contraire, aime à passer sa vie dans les souillures de la volupté ; qu’il songe aux supplices des rois criminels, de l’incestueux Térée ou de l’efféminé Sardanapale. Les trois guerres Puniques sont une leçon qui dégoûte de la perfidie ; mais Sagonte vaincue défend de garder la foi jurée. Vis et cultive toujours l’amitié : criminelle maxime, qui fit périr Pythagore et les sages de sa docte école. Crains donc un pareil sort, n’aie point d’amis : maxime plus criminelle encore, qui fit autrefois lapider Timon dans Athènes la Palladienne. L’esprit, toujours en butte à des désirs contraires, n’est jamais d’accord avec lui-même. L’homme veut, ce n’est point assez ; il rejette ce qu’il a voulu. Les dignités lui plaisent, puis lui répugnent : afin de pouvoir commander un jour, il consent à ramper ; parvenu aux honneurs, il est exposé à l’envie. L’éloquence coûte bien des veilles, mais l’ignorance vit sans gloire. Sois patron, défends les accusés ; mais la reconnaissance d’un client est rare. Sois client ; mais l’empire du patron te pèse. L’un est tourmenté du désir d’être père, et son vœu n’est pas accompli, que d’âpres soucis lui surviennent. D’un autre côté, on méprise le vieillard sans enfants, et celui qui n’a pas d’héritiers est la proie des captateurs d’héritages. Mène une vie économe, on te déchirera du reproche d’avarice : un autre est prodigue, il encourt une censure plus grave encore. Toute cette vie n’est qu’une lutte de hasards contraires. Aussi cette pensée des Grecs est bien sage : ce serait, disent-ils, un bonheur pour l’homme de ne point naître, ou de mourir aussitôt qu’il est né. » (http://remacle.org/bloodwolf/historiens/ausone/idylles.htm#XV)
ivAdrien Baillet. La vie de Monsieur Descartes. Ed. Daniel Hortemels. Paris, 1691, p. 83-84
vAdrien Baillet. La vie de Monsieur Descartes. Ed. Daniel Hortemels. Paris, 1691, p. 84
Le concept philosophique de ‘totalité’, – ou de ‘l’ensemble de tout ce qui existe’, semble naturel aux spécialistes de physique théorique.
Ils sont en effet habitués à jongler avec des équations mathématiques censées avoir une valeur universelle, par exemple pour décrire la structure de l’espace-temps selon l’interprétation qu’en fait la théorie de la relativité générale, ou encore pour calculer les probabilités liées aux fonctions d’ondes se déplaçant dans toutes les régions de l’espace, selon les postulats de la physique quantique.
Il leur est aisé de généraliser a priori l’exercice de la pensée physico-mathématique à l’ensemble du cosmos, et le cas échéant, d’en considérer l’applicabilité à tout ce qui pourrait exister au-delà même de l’horizon cosmologique.
C’est en effet (du moins en théorie) le propre de lois ‘fondamentales’ et ‘universelles’ que de pouvoir s’appliquer à la totalité du « réel ».
Le fait de postuler a priori l’existence de telles lois (dites ‘fondamentales’ et ‘universelles’) leur permet d’unifier leur compréhension de l’essence même de la réalité.
Si de telles lois existent, et si on peut prouver théoriquement et expérimentalement leur validité, alors on a fait un grand pas en avant vers la compréhension de cette essence, et du tissu même du monde.
Puissance de l’esprit humain, capable de résumer en quelques équations la nuit des mondes, la danse des quarks, et la lumière des confins ?
Ou bien outrecuidance navrante de l’intellect, vite aveuglé par des succès locaux, des théories plausibles (mais limitées) appuyant quelques réussites expérimentales (et somme toute insuffisantes) ?
La question n’est pas tranchée.
L’esprit humain est-il réellement capable de percer les mystères ultimes de l’univers, qui sont sans doute d’un ordre de complexité N fois supérieur aux capacités intrinsèques du cerveau humain le plus génial ?
On peut en douter puisque, après tout, le cerveau humain n’est lui-même que le sous-produit assez marginal, et fort récent, d’une création cosmique qui le transcende entièrement.
Comment une infime partie du monde pourrait-elle comprendre le Tout ?
Quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir sur ces sujets, il est toujours stimulant de voir phosphorer de ‘grands esprits’, papillons de passage sur la surface d’une planète microscopique, égarée dans la banlieue d’une galaxie assez quelconque, quelque part au fond d’un univers immense mais non sans limites, et de les observer s’attaquant à des questions qui pourraient bien être mille milliards de fois plus complexes que les capacités réunies de tous les cerveaux humains du passé, du présent et de l’avenir.
Qu’est-ce qui prouve a priori que la ‘totalité’ (virtuelle) de l’ensemble des cerveaux humains est d’une capacité d’intelligence isomorphe à la ‘totalité’ de l’être, dont elle n’est jamais qu’une maigre portion?
Dans son livre Wholeness and the Implicate Orderi, David Bohm (1917-1992), spécialiste de la physique quantique, mais aussi penseur et philosophe, s’est attaqué frontalement à ce défi, sans douter de sa légitimité : comment déterminer l’essence de la totalité (de tout ce qui existe), et son lien avec deux questions corrélatives, l’essence de la matière et celle de la conscience.
Son idée fondamentale est que la totalité de l’existant peut être considérée comme entièrement unifiée par un mouvement interne, un flux permanent, indivisibleii. Ceci, à vrai dire, n’est pas absolument nouveau. On attribue à Héraclite la célèbre formule, « Πάντα ῥεῖ » (panta rhei), qui sans doute résume une fort ancienne attitude de l’homme vis-à-vis du monde (et de lui-même).
Mais Bohm apporte un élément de nouveauté, – en l’occurrence un néologisme.
Selon lui, le mouvement ‘total’ de tout ce qui existe repose sur ce qu’il appelle un ‘ordre implié’ (« implicate order »). Le mot anglais ‘implicate’ employé par Bohm est souvent traduit en français par le mot ‘implicite’, ce qui lui enlève son caractère de néologisme, et modifie son sens, en affaiblissant l’allusion à un infini ‘repliement’ de chaque fragment de la réalité, ainsi rendu capable de refléter localement la totalité du réel.
L’article Wikipédia consacré à la question précise: « Le terme ‘implicite’ dérive du latin implicatus(« enveloppé »), l’une des formes du participe passé de implicare(« plier, emmêler ») 1. Il qualifie donc une réalité dont chacune des parties est en contact avec les autres. Chaque fragment de la réalité contient en effet des informations sur chacun des autres fragments, de telle sorte que chaque élément du monde renvoie à la structure de l’univers en son entier. L’ordre implicite, qui est caché, produit la réalité phénoménale – celle que l’on perçoit avec nos sens et nos instruments – et avec elle, l’ordre de l’espace et du temps, de la séparation et de la distance, des champs électromagnétiques et de la force mécanique. Cette réalité opère elle-même selon un ordre que Bohm nomme l’‘ordre explicite’, monde ouvert et révélé de façon manifeste. »
Je préfère rendre en français le mot ‘implicate’ et l’acception nouvelle que Bohm lui donne, à l’aide d’un autre néologisme : ‘implié’, lequel sous-entend une succession et une densification de ‘repliements’ et de ‘repliages’ internes en chaque fragment de matière.
Ce néologisme a pour racine « pli », qui a donné en français une série de mots : « plier, déplier, replier, pliage, dépliage, repliage, pliement, dépliement, repliement », possédant un sens littéral, mais aussi, « impliquer, expliquer, ou compliquer », avec un sens plus figuré.
Si l’on veut éviter l’emploi d’un néologisme, on peut certes traduire ‘implicate order’ par ‘ordre implicite’ ou ‘ordre impliqué’, mais alors disparaît l’idée d’une intrication profonde de la multitude des plis, replis et repliages constituant l’étoffe même du monde.
Le mot ‘implié’ a pour antonyme ‘déplié’.
L’idée intuitive d’un ordre ‘implié’ est qu’en tout fragment, en toute partie de l’univers, la substance même de l’étant n’est jamais manifeste, jamais totalement ‘dépliée’ ou ‘dépliable’, mais au contraire profondément ‘repliée’ sur elle-même, infiniment ‘impliée’.
Pour faire comprendre l’idée d’ordre ‘implié’, Bohm utilise la métaphore de l’hologramme. Dans l’ordre ‘implié’, chaque fragment, partie ou élément de l’espace et du temps, ‘replie’ sur lui-même l’ensemble des liens qui le relient à l’univers entier.
Tout est infiniment intriqué avec tout, – à tous les niveaux.
Tous les fragments de l’univers, tous les éléments ou aspects que l’on peut en percevoir ou que l’on peut en concevoir, sont ‘intriqués’ avec tous les autres fragments, avec la totalité de tout ce qui existe, – totalité dont ils ont été en quelque sorte arbitrairement ‘abstraits’ pour pouvoir ‘exister’ en tant que tels, non sans avoir conservé une infinité de liens ‘impliés’ avec le reste de l’univers.
On ne peut donc pas se contenter de considérer que le monde est constitué d’un empilement ou d’un réseau d’éléments primordiaux, de briques élémentaires qui en seraient les « particules élémentaires ».
L’idée de particules élémentaires constituant les éléments de base de la réalité physique avait déjà été remise en question par Einstein. Selon lui, la structure fondamentale du monde est plutôt constituée de ‘champs’, obéissant à des lois compatibles avec sa théorie de la relativité. La « théorie unifiée des champs » d’Einstein utilise des équations non-linéaires pour en décrire les propriétés et pour rendre compte de phénomènes comme ceux associés aux ‘particules’. De fait, les solutions de ces équations peuvent prendre la forme d’impulsions très localisées, concentrant une grande intensité du champ en des régions très restreintes. C’est cette concentration locale du champ qui peut servir de modèle pour la nature des ‘particules’.
Les particules ne sont plus des entités séparées et ‘localisées’ matériellement. Elles sont constituées par le ‘champ’ lui-même, au moyen de ces impulsions fortement localisées. De plus, elles se comportent aussi comme des ‘ondes’, et elles s’étendent en conséquence sur de très larges distances, s’affaiblissant progressivement jusqu’aux confins du cosmos.
Dans cette vision, l’ensemble de toutes les ‘particules’ de l’univers, y compris celles qui composent les êtres humains, doit être compris comme un tout indivisible. Une vision analytique de ce ‘tout’, sous la forme d’éléments séparés et indépendants, n’a donc pas de réelle pertinence ni de signification fondamentale.
Cependant Einstein n’est pas parvenu à élaborer une formulation générale et cohérente de sa « théorie unifiée des champs ».
De plus le concept de « champ » garde certaines caractéristiques d’un ordre mécanique, déterministe, du monde. Les « champs » dont l’univers est constitué prennent en effet leurs valeurs en des points distincts et séparés de l’espace et du temps, lesquels se lient ou se connectent les uns aux autres par l’intermédiaire de relations et de communications qui leur sont ‘externes’.
Ces relations et ces communications ne sont pas instantanées, elles se déplacent à une vitesse qui ne peut dépasser la vitesse de la lumière. Elles se ‘matérialisent’ elles-mêmes au niveau local, dans le sens où seuls les éléments séparés par des distances ‘infinitésimales’ (du point de vue de la vitesse de la lumière) peuvent avoir une action réciproqueiii.
Il est bien connu que la « théorie unifiée des champs » d’Einstein a échoué à fournir un modèle fondamental, complet. Elle a permis cependant de montrer que l’on pouvait considérer les particules élémentaires comme de simples « abstractions », issues de la totalité indivisible des champs qui constituent la substance de l’univers, et cela sans déroger à la cohérence interne de la théorie de la relativité.
Einstein n’avait, par ailleurs, certes pas remis en question l’ordre classique du monde, un ordre incarné par sa fameuse formule : « Dieu ne joue pas aux dés ». Mais il n’avait pas non plus trouvé la réponse à la question de sa nature ultime.
C’est seulement avec la physique quantique que cet ordre classique, mécanique et déterministe de l’univers, fut fondamentalement mis en question au début du siècle dernier.
La théorie quantique pose en effet les principes suivants:
– le mouvement (des ‘particules’ et de toutes les entités quantiques) est en général discontinu ;
– les actions observables sont constituées de quanta (un électron par exemple passe d’un état à un autre sans passer par les états intermédiaires) ;
– les entités quantiques peuvent se présenter sous divers aspects (sous la forme d’ondes, ou de ‘particules’, ou comme combinaison de ces deux aspects), qui dépendent de l’environnement et du contexte de l’observation ;
– deux entités quantiques peuvent garder une relation non-locale et non-causale. L’expérience que proposaient à cet égard Einstein, Podolski et Rosen (et connue comme le paradoxe EPR) a finalement pu être réalisée par Alain Aspect, qui leur a donné tort, en prouvant la réalité de l’intrication quantique et confirmant les phénomènes de non-localité. Fut ainsi invalidée l’hypothèse d’Einstein, Podolski et Rosen selon laquelle des interactions « instantanées » entre particules « intriquées » ne pourraient être observées.
Aujourd’hui on ne peut que constater que les concepts de base de la théorie de la relativité et ceux de la théorie quantique sont en complète contradiction.
La théorie de la relativité requiert des principes de continuité, de causalité stricte et même de déterminisme, et de localité. En revanche, la théorie quantique requiert des principes de non-continuité, de non-causalité et non-localité.
On peut difficilement être plus incompatible…
Il n’est donc pas très surprenant que ces deux théories n’aient jamais pu être unifiées de façon cohérente.
Il est aussi probable qu’à l’avenir émerge une théorie entièrement nouvelle, dont la théorie de la relativité et la théorie quantique ne seraient alors que des cas particuliers, ou des approximations dérivées par passage aux limites.
Cette nouvelle théorie pourrait sans doute avoir comme élément de base ce que la théorie de la relativité et la théorie quantique ont en commun, à savoir le concept de « totalité indivisible » dont Bohm se fait l’ardent apôtre.
En attendant, il faut renoncer à la vision classique d’entités abstraites, séparées (comme les ‘particules’) qui seraient potentiellement ‘observables’, ‘manifestes’, et qui seraient ‘reliées’ les unes aux autres par des ‘liens’ eux-mêmes identifiables.
Par contraste, le concept de « totalité indivisible » posé par Bohm implique que la substance même du monde est constituée de structures ‘impliées’, ou ‘multiplement repliées’, ‘intriquées’, entrelacées et interpénétrées les unes par les autres, et ceci à travers la totalité du cosmos.
Bohm appelle « holomouvement » (holomovement) ce flux permanent, global, d’intrications et d’entrelacements, impliquant les repliements et les dépliements sans fin de l’ensemble de toutes les parties et de tous les éléments de la réalité totale.
On pourrait aussi l’appeler « holokinèse » (littéralement : ‘mouvement total’ du grec ‘holos’ et ‘kinesis’) pour éviter le barbarisme d’une racine grecque alliée à une racine latine.
Dans un organisme vivant, l’holokinèse s’observe particulièrement lors de l’épigenèse. Chacune des parties y évolue en lien avec le tout. Pendant l’épigenèse, une cellule n’est pas simplement ‘en interaction’ avec les autres cellules de l’organisme : elle ne cesse de se constituer activement elle-même de par l’ensemble des processus qui accompagnent ses interactions avec tout l’organisme, et par lesquels elle se métamorphose profondément et continuellement.
De la conception d’un ordre total, ‘implié’, du monde découle presque naturellement une autre conséquence: celle de l’unité profonde du cosmos et de la conscience.
Bohm la caractérise comme « le pliage et le dépliage de l’univers et de la conscience » (« The enfolding-unfolding universe and consciousness ») formant une totalité continue et unifiée (« Cosmos and consciousness as a single unbroken totality of movement »)iv.
Cosmos et conscience sont donc pour Bohm deux aspects d’un même holomouvement, totalement unifié, et infiniment ramifié, s’initiant et s’impliquant au sein de chacun des fragments du réel.
Le phénomène de la conscience (pensée, sentiment, désir, volonté) relève aussi, intrinsèquement, de l’ordre replié ou ‘implié’ du monde, qui gouverne la matière.
Mais si l’ordre replié ou ‘implié’ s’applique à la fois à la matière (vivante et non-vivante) et à la conscience, c’est là une piste qui rend envisageable la compréhension générale et simultanée de ces deux notions, en les liant ensemble, et en les ancrant sur un fondement commun.
Jusqu’à présent, la relation de la matière et de la conscience s’est avéré extrêmement difficile à comprendre. Aucune théorie réellement crédible n’a encore pu être élaborée par les neurosciences, et moins encore par les diverses approches philosophiques ou psychologiques qui s’y sont essayé.
Il y a quatre siècles, Descartes a innové en distinguant radicalement la ‘substance pensante’ (res cogitans) de la ‘substance étendue’ (res extensa). Mais dans le cadre du matérialisme et du positivisme ‘modernes’, son approche est qualifiée de ‘métaphysique’, donc nulle et non avenue.
Dans la vision de Descartes, la substance pensante est absolument ‘séparée’ de l’espace et de la matière, – où s’appliquent des notions de localisation, d’extension, ou de séparation.
Comment justifier alors la coexistence de ces deux substances, la pensante et l’étendue ? Descartes l’explique par l’intervention de Dieu. Étant en dehors et au-delà de la matière et de la conscience (de par son rôle de créateur de ces deux substances), Dieu a donné à la substance pensante la capacité de se représenter la substance étendue, et de s’en faire une notion aussi claire et distincte que possible.
En revanche la substance étendue semble bien incapable de se représenter la substance pensante… C’est là une vraie différence, ontologique, qui singularise absolument la substance pensante (la conscience) et la sépare de la substance étendue (la matière).
En bonne logique, si la matière et la conscience relèvent toutes deux du même ordre ‘implié’, comme le décrète Bohm, on pourrait théoriquement en induire leur fondamentale unité d’essence, et supputer que la conscience a une base matérielle, de par son ‘implication’ ou son ‘intrication’ avec la matière, au même chef que la matière a une base ‘consciente’ (ou une propension à la ‘conscience’).
La question reste donc posée, mais non résolue.
Est-ce que le phénomène si singulier, si spécifique, de la conscience peut être compris à l’aide de la notion d’ordre ‘implié’ de Bohm ?
Est-ce que l’idée d’intrication et d’implication de la matière et de la conscience peuvent en soi suffire à expliquer l’émergence de la conscience à elle-même ?
Je ne le crois pas.
Comment un aussi stupéfiant phénomène que celui d’une conscience consciented’elle-même, et consciente de sa singularité unique, pourrait-elle spontanément émerger de la soupe universelle et primordiale de matière, une soupe totalement ‘intriquée’ et universellement ‘impliquée’, – et par là sans doute cosmiquement indifférenciée ?
Comment justifier l’apparition initiale, et l’actualisation première et immédiate de la conscience, ici et maintenant, au sein même d’une substance matérielle, éternelle, universelle, semblant emplir la totalité du monde ?
Comment la singularité de la conscience est-elle rendue possible au sein d’une réalité si totalisée, si ‘impliée’ qu’elle ne laisse a priori aucun espace propre à l’émergence d’une différenciation ontologique, et moins encore à une différenciation individuée aussi radicale que celle de la conscience personnelle ?
Comment un phénomène qui est de l’ordre du ‘moi’ peut-il surgir a priori dans le sein fondamentalement indifférencié du Soi ‘implié’?
Si la matière et la conscience pouvaient effectivement être comprises toutes deux au moyen de la même notion d’ordre ‘implié’, alors on aurait certes fait un pas vers la compréhension de leur relation au sein d’un même et commun fondement.
Mais il resterait alors à expliquer ce qui différencie l’implication de la conscience dans la matière, et l’intrication de la matière avec la conscience.
Dans la vision de Bohm, toutes les parties matérielles constituant la totalité du cosmos sont continuellement engagées dans des processus de pliages, de repliages et de dépliages d’informations impliquant l’univers tout entier.
Plus spécifiquement, toute la matière dont est composée notre corps ‘implique’ elle aussi l’ensemble de l’univers, d’une certaine façon.
Mais en quoi ce constat suffit-il à expliquer l’origine de la conscience individuelle ?
Pour expliquer le phénomène de la conscience, peut-on se contenter de le définir comme une implication ou une intrication de matière et d’information ?
Est-ce qu’une telle implication, universelle, de matière et d’information, fût-elle dûment constatée, suffirait à expliquer l’origine de la conscience, et le caractère unique, individué de son émergence?
Comment une implication universelle peut-elle expliquer une individuation qui va jusqu’à l’auto-réalisation, par épigenèse, de la notion de ‘personne’ ?
Il y a encore une autre ligne de questionnement : qu’implique réellement la matérialité supposée de la conscience, et donc son lien ‘implié’ avec l’ordre total ? Qu’entraîne in fine son implication corrélative avec toute la matière et avec toutes les autres consciences, sinon sa noyade dans l’océan indifférencié du grand Tout cosmique ?
La question de l’intrication de la matérialité et de la conscience commence avec la matérialité de la mémoire.
Considérons comment les informations liées à la mémoire sont repliées et ‘impliées’ dans les cellules du cerveau.
Karl Pribramv a montré que les informations mémorisées sont ‘enregistrées’ dans l’ensemble du cerveau.
La mémoire n’est pas donc ‘localisée’ dans quelques cellules du cerveau, mais elle est à la fois ‘impliée’ et ‘dépliée’ dans l’ensemble des cellules neuronales…
L’image de l’hologramme peut donner une idée approximative de ce type de déploiement et d’implication des informations mémorisées à travers le cerveau et même dans l’ensemble du système nerveux, et du corps tout entier.
Cependant, l’image de l’hologramme est trop simple : le processus de la mémoire (et par extension, de la conscience) est évidemment bien plus complexe.
La métaphore de l’hologramme aide cependant à se représenter comment l’on peut solliciter la mémoire ‘enregistrée’ dans le cerveau en recréant le réseau d’énergie neuronale qui prévalait lors de l’implication/intrication des informations initialement mémorisées avec la participation de l’ensemble des cellules neuronales.
La métaphore de l’hologramme permet aussi de saisir intuitivement comment la mémoire est intimement ‘intriquée’ aux autres fonctions supérieures du cerveau, à la perception multi-sensorielle, à la volonté, aux désirs, aux capacités de raisonnement et d’émotion.
Elle permet enfin de traduire le fait que chaque moment de la conscience possède un certain contenu explicite, qui se trouve au premier plan, et un contenu implicite, relégué à l’arrière-plan.
On peut faire l’hypothèse que ces divers plans de conscience, plus ou moins ‘présents’ ou ‘latents’, sont tous intriqués, ‘impliés’, aux divers niveaux structurels et fonctionnels qui sont associés à l’activité de la pensée.
A l’évidence, le processus de la pensée ne se contente pas de sereprésenter le monde tel qu’il se manifeste. La pensée joue son rôle propre, elle contribue activement à l’interprétation des perceptions, et surtout à l’orientation générale de la conscience, qui se traduit en termes de volonté, de désir, et de choix effectifs.
Notre expérience du monde n’est pas seulement liée à ce qui est explicite, manifeste, perceptible, observable. La mémoire met en valeur, consciemment ou inconsciemment, des contenus qui ont leur propre poids récurrent, leur immanence, leur stabilité, et leur propre identité en tant que formes séparées, isolées, fragmentées et autonomes.
La matière et la conscience ont sans doute en commun un certain niveau d’implication et d’intrication.
Mais ce constat est loin de suffire à leur explication et à leur différenciation.
Pour avancer, il faudrait pouvoir observer précisément ce qui se passe aux niveaux primordiaux, fondamentaux, où l’intrication matière/conscience semble la plus intime.
Quels sont ces niveaux primordiaux et fondamentaux de l’intrication matière/conscience, et où se situent-ils, en termes physiques, et spatio-temporels?
Les théories de la relativité décrivent la réalité comme un ensemble de processus dont les éléments de base sont des événements ‘ponctuels’, c’est-à-dire se passant dans des régions infiniment petites de l’espace et du temps (autrement dit des ‘points’ spatio-temporels).
Par contraste, Bohm considère les éléments de base de la réalité comme étant non des ‘points’, mais plutôt des ‘moments’. Tout comme les ‘moments de conscience’ ne peuvent pas être définis selon des mesures précises d’espace et de temps, ces ‘moments’ de base sont liés à des régions assez vaguement définissables, et qui ont une certaine extension spatiale et temporelle. L’extension et la durée de tels ‘moments’ peuvent varier énormément, depuis le très petit écart et le très court instant jusqu’aux très vastes espaces et aux très longues durées.
De plus, la métaphore des ‘moments’ de conscience mêle des états explicites et des états implicites. Chaque ‘moment’ de conscience contient des données ‘manifestes’ mais possède aussi, de manière implicite, intriquée, ‘impliée’, non seulement d’autres moments de la conscience individuée, mais aussi potentiellement tousles autres ‘moments’ de toutes les autres consciences déjà apparues sur terre, ou ailleurs dans l’univers,…
Chaque ‘moment’ pourrait être comparé à une sorte de ‘monade’ leibnizienne, capable de refléter l’intégralité du monde, vu de son propre ‘point de vue’, certains détails apparaissant clairement mis en lumière, et une infinité d’autres restant dans une ombre plus ou moins profonde.
La mémoire est elle-même un cas spécifique de ce processus général. Tout ce qu’elle enregistre est ‘implié’ dans l’ensemble des cellules du cerveau, qui sont elles-mêmes constituées de ‘matière’ (organique). La stabilité de notre mémoire, la récurrence de l’appel immanent ou explicite aux souvenirs, donnent une image relativement indépendante, autonome, d’un processus bien plus général, universel, qui traverse la matière, et l’univers dans son ensemble.
De toutes ces considérations, Bohm induit que la matière et la conscience sont en fait de même nature. « La conscience et la matière sont basiquement du même ordre (c’est-à-dire l’ordre ‘implié’ comme totalité). Cet ordre est ce qui rend possible une relation entre elles deux. »vi
Mais en quoi consiste exactement cette « relation » entre la conscience et la matière ?
Une personne humaine est une entité consciente, relativement indépendante, possédant une certaine stabilité et tirant avantage de la rémanence de divers processus (physiques, chimiques neurologiques, mentaux, etc.) qui l’animent et lui permettent de subsister pendant quelque temps, et de s’identifier à cette ‘conscience’ propre.
Parmi les processus qui traversent et animent l’être humain, nous savons que nombreux sont ceux qui peuvent affecter le contenu de la conscience, ou son évolution. Réciproquement, les contenus de la conscience peuvent en retour affecter l’état physique et organique du corps (action musculaire, rythme cardiaque, chimie sanguine, activité glandulaire…).
Cette connexion du corps et de l’esprit est généralement qualifiée de « psychosomatique ».
Les liens psychosomatiques affectent en permanence les relations et les interactions entre le « corps » et l’« esprit », qui ne peuvent donc être considérés comme existant de façon séparée.
Selon Bohm, il n’y a donc pas à proprement parler de séparation concevable entre le corps et l’esprit. L’ordre ‘implié’ suppose que l’esprit ‘implie’ ou ‘implique’ la matière en général, et qu’une conscience individuelle ‘implie’ le corps qui l’incarne en particulier.
De façon similaire, la matière organique d’un corps particulier ‘implie’ non seulement l’esprit ou la conscience individuelle, mais aussi, dans un certain sens, l’entièreté de l’univers matériel.vii
La vision de Bohm se résume-t-elle donc à une sorte de pan-psychisme intriqué à un pan-matérialisme ?
Si tout est intriqué en tout et à tout, ne faut-il pas ramener cette intrication intime de toute matière et de toute conscience à une seule sorte de substance profondément unifiée, qui les subsumerait toutes deux?
C’est en effet ce que conclut Bohm.
« La réalité la plus englobante, la plus profonde, et la plus intérieure n’est ni celle de l’esprit ni celle du corps, mais plutôt une réalité d’une dimension bien supérieure, qui forme leur socle commun, et qui est d’une nature au-delà de la leur. »viii
Tout ce qui existe, finalement, ne serait qu’un aspect de cette réalité supérieure, incarnant la véritable ‘totalité’, et se projetant sur des plans inférieurs d’existence.
Tout être humain participe au processus de cette totalité supérieure et à ses projections: il se change lui-même fondamentalement par le moyen et au cours de toute activité qui a pour effet de changer le contenu de sa conscience, et qui, partant, le constitue comme individu.
Les profondeurs intérieures de la conscience d’une personne humaine peuvent être comparées à l’océan d’énergie sombre (dark energy) qui remplit le vide apparent de l’espace.
Ce vaste océan d’énergie sombre constitue la principale substance du cosmos. Il se présente à nos sens comme un ‘vide’, mais il assure et fonde le cosmos, et l’être de tout les étants.
De même, le vaste arrière-monde de notre inconscient semble un océan inaccessible à la conscience, mais il lui assure pourtant son ‘ancrage’, son ‘fondement’. Il se ‘présente’ de façon immanente à la conscience, avec l’ensemble de ses ‘implications’ et de ses ‘intrications’, comme un vide apparent mais en réalité fondateur, et créateur.
Pour sa part, la théorie quantique pose que des éléments semblant séparés dans l’espace ne sont que des ‘projections’ d’une réalité méta-dimensionnelle, et donc liées entre elles non-causalement et non-localement.
De même, les ‘moments’ de la conscience, apparemment séparés dans le temps, sont aussi des projections d’une même réalité primordiale.
Le temps et l’espace dérivent aussi de cette réalité méta-dimensionnelle. Ils peuvent être interprétés comme des ‘projections’ de celle-ci dans le plan inférieur de la réalité dont nous avons conscience.
Elle se projette dans notre conscience, sous la forme de nombreux ‘moments’, soit ‘séparés’ soit ‘séquentiels’.
Selon Bohm, le concept d’ordre ‘implié’ permet de rapprocher en un faisceau commun de nombreuses questions : les questions touchant à la nature primordiale du cosmos, et les questions de la matière en général, de la vie et de la conscience. Cosmos, matière, vie, conscience, peuvent être considérés comme des projections d’une même réalité. On peut l’appeler le ‘fond’ ou le ‘socle’ sur lequel se fonde tout ce qui existe. Bien que nous n’ayons pas de perception détaillée ni de connaissance de ce ‘fond’ commun, il est néanmoins présent sous une forme ‘impliée’ dans notre conscience même.ix
Ceci étant posé, il faut faire observer que l’intrication de la matière et de la conscience leur donne implicitement un statut ‘symétrique’ : de par leur intrication même, ils partagent un destin commun, immanent.
Pourtant, comme l’avait bien vu Descartes, les deux concepts de ‘matière’ et de ‘conscience’ sont opposés, et fondamentalement irréductibles l’un à l’autre, en principe.
Le fait de les ramener tous deux à une catégorie unique en les subsumant sous l’égide d’ une réalité d’ordre supérieur, est un tour de passe-passe qui n’enlève rien à leur distinction essentielle.
Il est vrai que la matière et la conscience présentent toutes les deux une forme d’universalité, mais celle-ci s’applique dans deux ordres différents.
Une différence essentielle se révèle à l’analyse. L’universalité de la matière est en acte (dans la nature ‘impliée’ et intriquée de son ordre). L’universalité de la conscience est quant à elle toujours en puissance. C’est d’ailleurs de cette puissance qu’elle tire sa liberté fondamentale.
La matière est parfaitement capable d’assumer en acte une implication/intrication cosmique.
Mais la conscience, qui est aussi capable en puissance de s’impliquer/intriquer avec le cosmos entier, se distingue cependant de la matière en ce qu’elle est aussi une singularité en acte, s’impliquant et s’intriquant avec elle-même, et avec le Soi.
La question centrale reste donc celle de la singularité, et du caractère ‘unique’ de la conscience individuelle.
Comment est-il possible qu’un ‘moi’ conscient, singulier, unique, émerge spontanément de l’universelle et océanique intrication de toute la matière et de toutes les consciences existant en puissance ?
Les neurosciences sont silencieuses à cet égard, de même que l’ensemble des sciences modernes dominées par le matérialisme, et le positivisme.
De plus, la question de l’individuation de la conscience se complique de la question de l’implication du moi, unique et singulier, avec l’unité du Soi.
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iDavid Bohm, Wholeness and the Implicate Order, Routledge, Londres, 1980
ii« Througout this book the central underlying theme has been the unbroken wholeness of the totality of existence as an undivided flowing movement without borders. » Ibid. p. 218
iiiCf. David Bohm, Causality and Chance in Modern Physics, Routledge & Kegan Paul, London, 1957, ch.2, pour une explication détaillée.
ivDavid Bohm, Wholeness and the Implicate Order, Routledge, Londres, 1980, Ch. 7, p. 218-271.
vKarl Pribram, Languages of the Brain, Ed. G. Globus et al. 1971 ; Consciousness and the Brain, Plenum, New York, 1976.
vi« Consciousness and matter in general are basically the same order (i.e., the implicate order as a whole). This order is what makes a relationship between the two possible. » David Bohm, Wholeness and the Implicate Order, Routledge, Londres, 1980, p. 264
vii« In the implicate order, mind enfolds matter in general and therefore the body in particular. Similarly, the body enfolds not only the mind but also in some sens the entire material universe. » David Bohm, Wholeness and the Implicate Order, Routledge, Londres, 1980, p. 265
viii« The more comprehensive, deeper, and more inward actuality is neither mind nor body but rather a yet higher-dimensional actuality, which is their common ground and which is of a nature beyond both. » David Bohm, Wholeness and the Implicate Order, Routledge, Londres, 1980, p. 265
ix« Our overall approach has thus brought together questions of the nature of the cosmos, of matter in general, of life, and of consciousness. All of these have been considered to be projections of a common ground. This we may call the ground of all that is, at least in so far as this may be sensed and known by us, in our present phase of unfoldment of consciousness ? Although we have no detailed perception or knowledge of this ground it is still in a certain sense enfolded in our consciousness. » David Bohm, Wholeness and the Implicate Order, Routledge, Londres, 1980, p. 270
Dans sa sixième Méditation métaphysique, Descartes souligne la différence entre l’« imagination » et la « pure intellection ». On peut concevoir un polygone à mille côtés (un chiliogone) à peu près aussi facilement qu’un simple triangle, mais on ne peut pas se représenteren imagination ses mille côtés, alors qu’on peut aisément le faire pour les trois côtés du triangle.i
De cette observation, il infère que l’imagination n’est pas une qualité essentielle de l’esprit, et qu’elle n’est pas nécessaire à la nature de l’homme. Si l’homme était dépourvu de la faculté d’imagination, dit-il, il serait « toujours le même »ii…
L’imagination n’est pas inhérente à l’homme, mais a besoin de l’expérience du monde et des sens pour prendre son envol. Elle dépend d’autre chose que de la nature intime de l’esprit. Elle ne fait donc pas partie de l’essence du moi, parce qu’elle est, par nature, tournée vers ce qui n’est pas le moi.
Cette conclusion est parfaitement logique, en un sens, mais aussi très surprenante, et contraire au sens commun. Il nous paraît évident que, sans les riches ouvertures de l’imagination et ses intuitions éclairantes, l’homo sapiens, enfermé dans le clos de sa sapience, ne subsisterait pas longtemps dans un monde toujours changeant.
Le raisonnement de Descartes part de son intuition métaphysique du moi, son intuition de la conscience livrée à elle-même, à son essence intime.
La conscience à l’état « pur » ne peut s’observer que dans ses actes d’intellection.
En revanche, dans d’autres opérations mentales, par exemple lorsqu’elle « imagine », elle n’est plus dans son état « pur », car elle est mêlée des impressions qu’elle reçoit du monde ou des sens.
Lorsque l’esprit « conçoit » dans une intellection « pure », il se tourne en quelque sorte vers lui-même, il se plonge dans son intériorité, pour considérer les idées qu’il a en soi.
Lorsque l’esprit « imagine », il se tourne vers l’extérieur, vers le corps qu’il anime, ou vers le monde, et il y considère (ou y fait surgir) quelque chose qu’il a reçue par les sens, ou bien quelque chose qui est plus ou moins conforme aux idées qu’il a déjà formées en lui-même. L’esprit qui « imagine » ne considère donc pas des idées (pures), mais des images, plus ou moins liées aux impressions reçues des sens, et plus ou moins conformes aux idées préformées qu’il peut posséder en lui.
Pour Descartes, l’essence de l’homme, l’essence du moi, n’est donc pas dans les sens ou dans l’imagination, mais se trouve dans la seule pensée. La seule chose dont le moi puisse être sûr, c’est qu’il « pense ». Ego cogito. En conséquence, tout le reste (les sens, l’imagination,…) est accessoire.
On peut ne pas être d’accord sur cette catégorisation (l’essentiel, l’accessoire), mais la conclusion de Descartes est logique, de son point de vue : si je ne suis certain de rien d’autre que du fait que je pense, alors je dois en conclure que c’est en cela que consiste mon essence, et « que je suis une chose qui pense ».iii
L’essence de l’homme ne serait-elle donc que de « penser », et non pas aussi de sentir, d’imaginer, ou d’aimer ? C’est évidemment une question qui mérite la discussion. Mais continuons encore de suivre le raisonnement de Descartes, pour voir jusqu’où il nous mène.
Si la pensée est l’essence de l’homme, alors le corps ne fait pas partie de cette essence, car le corps est matériel et il ne pense pas (à l’époque de Descartes, on n’avait pas encore découvert que nos intestins étaient notre deuxième cerveauiv…)
Descartes en déduit que le moi (qu’il appelle aussi l’« âme ») a une existence distincte et indépendante du corps. L’âme peut donc « être ou exister sans lui ».v
Mais peut-on réellement affirmer cette ‘distinction’ et cette ‘indépendance’, au point d’y voir une dichotomie, une dissociation radicale entre le corps et l’âme ?
Selon Descartes, il n’y a pas de dissociation complète, du moins dans la vie présente. En réalité, le corps et l’âme sont très étroitement confondus et mêlés : « La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. »vi
« Il y a une grande différence entre l’esprit et le corps, en ce que le corps, de sa nature, est toujours divisible, et que l’esprit est entièrement indivisible. Car en effet, lorsque je considère mon esprit, c’est-à-dire moi-même en tant que je suis seulement une chose qui pense, je n’y puis distinguer aucunes parties, mais je me conçois comme une chose seule et entière. »vii
Contradiction ? Il est possible, je crois, de synthétiser ces vues apparemment contradictoires (distinction et indépendance, mélange et confusion).
Par exemple, on pourrait supputer que pendant la vie, le moi est étroitement mêlé au corps, au point de se confondre avec lui. Mais si l’on pose que la nature essentielle de l’âme (immatérielle et pensante) diffère de la nature essentielle du corps (matérielle et non-pensante), cela pourrait laisser pressentir leurs destins divergents lors de leur séparation de facto, après la mort.
Je voudrais maintenant mettre en rapport les idées de la phénoménologie de Husserl avec ces deux idées de Descartes, apparemment contradictoires, l’idée du « moi étroitement mêlé au corps » et l’idée que le moi, ou l’âme, peut « être ou exister sans lui ».
Husserl a donné en Sorbonne quatre célèbres conférences consacrées aux Méditations de Descartes, dans lesquelles il lui rend hommage, en proposant de qualifier la phénoménologie de « néo-cartésianisme »…
« Les impulsions nouvelles que la phénoménologie a reçues, elle les doit à René Descartes, le plus grand penseur de la France. C’est par l’étude de ses Méditations que la phénoménologie naissante s’est transformée en un type nouveau de philosophie transcendantale. On pourrait presque l’appeler un néo-cartésianisme, bien qu’elle se soit vue obligée de rejeter à peu près tout le contenu doctrinal connu du cartésianisme, pour cette raison même qu’elle a donné à certains thèmes cartésiens un développement radicalviii ».
Husserl reconnaît sa dette à l’égard de Descartes, mais pour aussitôt rejeter « à peu près tout le contenu doctrinal » de sa philosophie…
Et en effet, quoi de plus différent ?
Ainsi, Descartes considère, on l’a vu, le moi comme « indivisible », alors que Husserl distingue un « moi sous-jacent » et un « moi réfléchissant » pouvant conduire à une « scission du moi »ix.
Alors que Descartes cherche à établir un socle ferme et absolu pour commencer à philosopher, Husserl part de l’épochè (qui est à la base de la réduction phénoménologique), laquelle a pu être en revanche qualifiée de « processus dissolvant », de « liquéfaction conceptuelle » et de « pure stupeur devant l’inconnu sans fond ».x
Comment donc interpréter l’épochè et la réduction phénoménologique ?
Comme une réflexion de l’esprit sur lui-même ou comme l’amorce de sa transmutation ?
Comme un point de vue neuf sur la conscience ou bien comme un nouvel état de conscience ?
Comme un processus de dissociation analytique, ou bien comme le commencement d’une métamorphose ? xi
Comme « scission du moi »xii ou comme une nouvelle synthèse du moi pensant ?
Pour Descartes, l’indivisibilité de l’âme est son caractère fondamental. Elle est ce qui fait son essence. C’est d’ailleurs dans la nature d’une essence que d’être indivisible.
Cette essence indivisible est ce qui lui permet de joindre et de lier les souvenirs passés, les choses qui arrivent, et les intentions futures, ce qui donne une unité générale au déroulement de la vie. C’est aussi ce qui permet de distinguer formellement la réalité et les songes, l’état de veille et le sommeil.
« Mais lorsque j’aperçois des choses dont je connais distinctement et le lieu d’où elles viennent, et celui où elles sont, et le temps auquel elles m’apparaissent, et que, sans aucune interruption, je puis lier le sentiment que j’en ai avec la suite du reste de ma vie, je suis entièrement assuré que je les aperçois en veillant, et non point dans le sommeil. »xiii
Alors, est-ce que la réduction phénoménologique menace l’essence du moi par la scission initiale qu’elle semble provoquer ?
Non, bien sûr. C’est même plutôt ce qui va permettre de l’enrichir, de l’augmenter.
« La réduction phénoménologique ne consiste pas à limiter le jugement à un fragment prélevé sur la totalité de l’être réel »xiv. Elle n’a pas d’objet spécifique, mais s’applique tout entière au « champ » de l’expérience. Réduire (transcendantalement) la conscience, c’est appréhender le champ entier de l’expérience « pure », champ dans lequel tous les objets des sens et tous les éléments de la nature observée sont corrélés.
La corrélation de la conscience avec tous les objets de l’expérience et tous les éléments de la nature évoque immédiatement les notions de corrélation et d’intrication de la théorie quantique (élaborée, notons-le, à peu près à la même époque que la phénoménologie de Husserl).
Mais Husserl franchit une nouvelle étape, à vrai dire radicale.
Ce champ d’expérience pure est, dit-il, « le tout de l’être absolu »xv.
Le phénoménologue, ayant une fois découvert la puissance heuristique de l’épochè, ne cesse plus de vouloir l’élargir, dans la perspective d’une suspension toujours plus poussée du jugement. Son idéal, jamais atteint, est une épochè « universelle »xvi.
Une épochè « universelle » ? Qu’est-ce ?
Une réduction s’appliquant à tout, ou à tous ?
Une réduction pouvant même ‘suspendre’ la croyance à l’idée de vérité ?
Une réduction s’appliquant même à la possibilité de l’universelle épochè ?
Paradoxe incitatif, stimulant, que celui de tout réduire, tout suspendre, douter de tout, y compris douter du doute et de la suspension !
Paradoxe, par cela même, « révolutionnaire » ?
C’est le terme employé par l’un des thuriféraire de Husserl, Emmanuel Lévinas : « La réduction est une révolution intérieure, […] une manière pour l’esprit d’exister conformément à sa propre vocation et en somme d’être libre par rapport au monde xvii».
Un autre disciple husserlien de la première époque, Eugen Fink, avait déjà revendiqué l’idée de liberté.
« [Par l’épochè] ce que nous perdons, ce n’est pas le monde mais notre emprisonnement dans le mondexviii ».
La réduction élargit le paysage de la conscience, elle l’amplifie, l’augmente. La finesse de son grain s’affine encore. Mais surtout elle la libère.
Et pas qu’un peu. La liberté ainsi conquise semble infinie. Tout est possible. Et surtout, c’est le Tout (de la pensée) qu’il devient possible de penser…
Husserl énonce, d’un ton de triomphe :
« Dès qu’elle a été une fois accomplie, l’attitude transcendantale se révèle la seule légitimée, et celle qui englobe tout ce qui est concevable et connaissablexix ».
Mettons un bémol, tout de même, pour le principe : elle n’englobe pas tout ce qui reste inconcevable, inconnaissable…
Or, je voudrais avouer que c’est justement cela qui m’intéresse le plus, personnellement : l’inconcevable, l’inconnaissable.
Je donnerais volontiers tout le concevable et tout le connaissable pour le prix d’un peu d’inconcevable et d’inconnaissable.
Tant je devine que le secret du mystère n’est pas dans un monde, qui n’en est en somme que le « phénomène », et non l’essence.
Husserl a peut-être manqué d’un peu de modestie en affirmant que la réduction non seulement ne rend pas aveugle à l’objet, mais aussi « clair-voyant pour toutes chosesxx ».
Comme les adeptes du « en même temps », Husserl aime le « à la fois » :
« Dans cette scission du moi, je suis établi à la fois comme sujet voyant simplement, et comme sujet exerçant une pure connaissance de soi-mêmexxi ».
L’idée de Husserl : Je me scinde en deux mais pour mieux m’englober. Je ne me dissocie que pour m’éveiller à moi-même, et m’accroître de cet éveil même. Et par cet accroissement, monter vers « tout ce qui est concevable et connaissable ».
Qu’il me soit permis, parce que j’ai l’esprit taquin, de trouver le projet husserlien encore trop limité.
Ce qui m’intéresse, quant à moi, ce n’est pas vraiment « tout ce qui est concevable et connaissable ». On voit bien que tout cela ne sera jamais que l’aquarium des poissons rouges, dans lequel nous tournons en rond.
Ce qui m’intéresse vraiment, c’est de trouver le moyen de sortir du bocal, et comme un poisson volant, capter, ne serait-ce qu’un moment, un peu d’inconcevable et d’inconnaissable.
Et ce « peu » serait déjà une sorte d’infinité…xxii
______________
i« Que si je veux penser à un chiliogone, je conçois bien à la vérité que c’est une figure composée de mille côtés, aussi facilement que je conçois qu’un triangle est une figure composée de trois côtés seulement ; mais je ne puis pas imaginer les mille côtés d’un chiliogone, comme je fais les trois d’un triangle, ni, pour ainsi dire, les regarder comme présents avec les yeux de mon esprit. » Descartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 180-181
ii« Je remarque en outre cela, que cette vertu d’imaginer qui est en moi, en tant qu’elle diffère de la puissance de concevoir, n’est en aucune sorte nécessaire à ma nature ou à mon essence, c’est-à-dire à l’essence de mon esprit ; car, encore que je ne l’eusse point, il est sans doute que je demeurerais toujours le même que je suis maintenant : d’où il semble que l’on puisse conclure qu’elle dépend de quelque chose qui diffère de mon esprit. » Descartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 182
iii« De cela même que je connais avec certitude que j’existe, et que cependant je ne remarque point qu’il appartienne nécessairement aucune autre chose à ma nature ou à mon essence, sinon que je suis une chose qui pense, je conclus fort bien que mon essence consiste en cela seul, que je suis une chose qui pense, ou une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser. » Descartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 190
iv Francisca Joly Gomez. L’intestin, notre deuxième cerveau: Comprendre son rôle clé et préserver sa santé. Poche, 2016
v « Parce que d’un côté j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue et que d’un autre j’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui. » Descartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 190
viDescartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 195-196
viiDescartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 203-204
viiiEdmund Husserl, Méditations cartésiennes : Introduction à la phénoménologie, Trad. Mlle Gabrielle Peiffer, Emmanuel Levinas. Ed. J.Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 1966, p.1
ixE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p.136
x« La tentation présente à toutes les étapes de l’épochè, d’un arrêt de son processus dissolvant avant qu’il n’ait tout emporté sur son passage, avant qu’il n’ait abouti à une liquéfaction conceptuelle si entière que nous soyons reconduits par lui à un état primordial hypothétique de pure stupeur devant l’inconnu sans fond. » Michel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.138
xi« Il a été tantôt question de réflexion, et d’accès aux états de conscience, tantôt de ‘transmutation’ du vécu conscient. Alors s’agit-il d’un point de vue sur la conscience, ou d’un état de conscience à part entière ? La métaphore dualiste du point de vue est-elle compatible avec la description moniste de l’altération ?» Michel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.139
xiiE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p.136
xiiiDescartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 210-211
xivE. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures,Gallimard, 1950, p.168, § 51
xvE. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures,Gallimard, 1950, p.168, § 51
xviE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p.215
xviiE. Lévinas. En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger. Vrin, 2001, p.54, cité par Michel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.146
xviiiEugen Fink, Sixième Méditation cartésienne, Traduit de l’allemand par Natalie Depraz, Ed. Jérôme Millon, 1994, p.99
xixE. Husserl, De la réduction phénoménologique, Traduit de l’allemand par Jean-François Pestureau, Ed. Jérôme Millon, 2007, p.49
xxE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p.156
xxiE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p.156
xxiiLa nature et le monde peuvent enseigner beaucoup de choses à l’homme, mais au fond ce n’est pas là l’important. Il y a aussi « beaucoup de choses qui n’appartiennent qu’à l’esprit seul, desquelles je n’entends point ici parler, en parlant de la nature : comme, par exemple, la notion que j’ai de cette vérité, que ce qui a une fois été fait ne peut plus n’avoir point été fait, et une infinité d’autres semblables, que je connais par la lumière naturelle, sans l’aide du corps. »Descartes. Méditations métaphysiques. Flammarion, 2009, p. 198
Why are
souls ‘locked’ in earthly bodies? This very old question has
received many answers, but after so many centuries, none consensual.
For
some, this question has no meaning at all, since it presupposes a
dualism of spirit and matter, of soul and body, in Plato’s way. And
Platonic ideas are rejected by materialists: the soul is for them
only a kind of epiphenomenon of the body, or
the outcome of an epigenetic growth.
In
the materialistic approach, one cannot say
that the soul is ‘locked’,
since it is consubstantial with
the flesh: it blossoms fully in it, vivifies it, and receives all its
sap from it reciprocally.
But
can a spiritual ‘principle’ (the soul)
share a material ‘substance’
with a material entity
(the body)? How to explain the interaction of
immateriality with materialism?
Descartes
saw in the pineal gland the place of the union of the soul with the
body. This small endocrine gland is also called conarium
or the
epiphysis
cerebri.
I
can’t resist quoting Wikipedia’s
definition
of
pineal
gland,
such is its wild
poetry:
“The
pineal gland is a midline brain structure that is unpaired. It takes
its name from its pine-cone shape. The
gland is reddish-gray and about the size of a grain of rice (5–8 mm)
in humans. The pineal gland, also called the pineal body, is part of
the epithalamus,
and lies between the laterally positioned
thalamic
bodies
and
behind the habenular
commissure.
It is located in the quadrigeminal
cistern near
to the corpora
quadrigemina. It
is also located behind the third
ventricle and
is bathed in cerebrospinal
fluid supplied
through a small pineal recess of
the third ventricle which projects into the stalk of the gland.”
Raw
flavor of learned words…
In the
Veda, the pineal gland is associated with the cakra « ājnā »
(the forehead), or with the cakra « sahasrara » (the
occiput).
The
main question of the coexistence or the
intimate conjunction of soul and body is
not so much the question of its actual
place as the question of its
reason.
The
reason why souls are « locked » in
the bodies is « to
know the singular », says Marcile
Ficin. Ficin is a neoplatonician
philosopher. This explains why
he is a priori in
favour of soul-body dualism. Souls, of divine origin, need to
incarnate in order to complete their ‘education’. If they
remained outside the body, then they would be unable to distinguish
individuals, and then to
get out of the world of pure abstractions
and general ideas.
« Let
us consider the soul of man at the very moment when it emanates from
God and is not yet clothed with a body (…) What will the soul
seize? As many ideas as there are species of creatures, only one idea
of each species. What will she understand by the idea of a man? She
will see that the nature common to all men, but will not see the
individuals included in this nature (…) Thus the knowledge of this
soul will remain confused, since the distinct progression of species
towards the singular escapes her (…) and her appetite for truth
will be unsatisfied. If the soul, from birth, remained outside the
body, it would know the universals, it would not distinguish
individuals either by its own power or by the divine ray seized by
it, because its intelligence would not go beyond the ultimate ideas
and reason would rest on the eyes of intelligence. But in this body,
because of the senses, reason is accustomed to moving among
individuals, to applying the particular to the general, to moving
from the general to the particular. »i
Indeed
Plotin and, long before him, the Egyptians, believed that the soul,
by its nature, participates in divine intelligence and will.
« Therefore, according to the Egyptians, one should not say that
sometimes it stays there and sometimes goes elsewhere, but rather
that now it gives life to the earth and then does not give it. »ii
Life is
a kind of battle, a battle, where souls are engaged, ignoring the
fate that will be reserved for them. No one can explain to us why
this battle is taking place, nor the role of each of the souls. « The
dead don’t come back, you don’t see them, they don’t do anything
(…) But why would an old soldier who’s done his time return to
combat? ».
But war
metaphors are dangerous because they are anthropomorphic. They
deprive us of the quality of invention we would need to imagine a
universe of other meanings.
The
Platonicians have a metaphor on these questions, less warlike, more
peaceful, that of the ‘intermediary’.
They
consider that human life is ‘intermediate’ between divine life
and the life of animals. And the soul, in leading this intermediate
life, thus touches both extremes.
This
short circuit between the beast and the divine is the whole of man.
Obviously, there is such a difference in potential, but when the
current flows, the light comes.
The
soul of the newborn child knows nothing about the world, but it is
potentially able to learn anything. Its synapses connect and
reconfigure several tens of millions of times per second. We can now
observe this curious phenomenon in real time on screens. This intense
(electro-synaptic) activity testifies to the adventure of the
emerging « spirit », meeting the succession of singularities,
caresses and rubbing, shimmers and shininess, vibrations and murmurs
of tastes and flavours.
The
Vedic vision includes this systemic, self-emerging, non-materialistic
image.
Veda
and neurological imaging meet on this point: the passage through the
bodies is a necessary condition for the epigenesis of the soul.
i
Marcile Ficin, Platonician Theology. Book 16.
Ch. 1
Le poulpe est un
animal fort intelligent. Ce n’est pas tellement le nombre de ses
neurones qui importe (il en a autant qu’un chat, dit-on), mais plutôt
la manière dont ils sont répartis dans tout son corps et notamment
dans ses tentacules. Celles-ci disposent manifestement d’une sorte de
délégation d’autonomie consentie par le cerveau central. Cette
décentralisation de l’intelligence (et peut-être de la conscience)
implique quelques paradoxes utiles à méditer sur l’expérience du
soi et du non-soi, du
moins telle que le poulpe
semble l’éprouver.
« Les poulpes ont opté pour une délégation partielle d’autonomie à leurs bras . En conséquence ces bras sont pleins de neurones et semblent pouvoir contrôler certaines actions localement. Compte tenu de ce fait quelle peut être l’expérience du poulpe? Le poulpe est peut-être dans une situation hybride. Pour lui les bras sont partiellement soi, ils peuvent être dirigés et utilisés pour manipuler des choses. Mais du point de vue du cerveau central, ils sont en partie non-soi, des agents pour leur propre compte. (…) Chez le poulpe, il y a un chef d’orchestre, le cerveau central. Mais les joueurs qu’il dirige sont des jazzmen, enclins à l’improvisation, qui ne tolèrent sa direction que jusqu’à un certain point. »i
Ces observations et
les hypothèses qui s’en dégagent ne font que confirmer l’ancienne
intuition de quelques poètes, plus voyants que d’autres. Le poulpe
s’impose à leur imagination, et parle à leur âme.
Un demi-siècle
avant Apollinaire, le comte de Lautréamont, ce génie surréaliste
avant l’heure, mort phtisique à 24 ans, avait déjà perçu, lors de
sa courte et dense vie, l’ intelligence exceptionnelle des poulpes.
Il avait même, n’hésitons pas à franchir le pas, subodoré leurs
capacités métaphysiques sans pareilles.
» Ô poulpe au
regard de soie! Toi, dont l’âme est inséparable de la mienne; toi,
le plus beau des habitants du globe terrestre et qui commandes à un
sérail de quatre cent ventouses; toi, en qui siègent noblement,
comme dans leur résidence naturelle, par un commun accord, d’un lien
indestructible, la douce vertu communicative et les grâces divines,
pourquoi n’es-tu pas avec moi, ton ventre de mercure contre ma
poitrine d’aluminium, assis tous les deux sur quelque rocher du
rivage, pour contempler ce spectacle que j’adore! »iii
Deux questions se
posent. Qui est ce poulpe? Et quel est le spectacle que Ducasse
« adore »?
Le poulpe c’est
Maldoror même, – figure du Diableiv.
Quant au spectacle,
c’est le « vieil Océan »…
Il y a en effet de
quoi s’abîmer dans la contemplation.
Le vieil Océan, ce
« grand célibataire », donne immensément, infiniment, à
voir:
« Ta grandeur
morale, image de l’infini, est immense comme la réflexion du
philosophe, comme l’amour de la femme, comme la beauté divine de
l’oiseau, comme les méditations du poète. Tu es plus beau que la
nuit. »v
Il faut se
représenter le poète, dont l’âme est « inséparable » de
celle du poulpe, et dont le corps s’enlace aussi au sien, assis sur
le rivage, face à l’océan.
Mais ce rêve désiré
semble impossible!
Comment en effet
convaincre l’ Océan de se laisser trépaner, de se laisser exciser
même d’un seul poulpe, d’un seul morceau vivant de conscience et
d’inconscience océanique?
Un Océan qui
consentirait volontiers à un tel sacrifice, une telle ablation,
serait-il moralement aussi grand, après coup? Non.
Un seul poulpe est
aussi précieux qu’un Messie, car il est une image vivante de la
conscience océanique, et ses quelques quatre cent ventouses, aux
caresses incessantes, sont le symbole numineux de l’ inconscient de
l’Océan, toujours à l’œuvre, depuis l’origine du monde, et
donnant force matière aux rêves abyssaux du très vieux
« célibataire ».
Ô poulpe! Toi dont
le soi semble si mêlé de non–soi....
Si le cerveau est
une sorte d’océan, notre glande pinéale est peut-être bien une
sorte de poulpe.
Bien loin alors
d’être le siège de l’âme, comme le voulait Descartes, cette glande
aux puissances tentaculaires, et aux ventouses labiles, sera donc, si
nous filons correctement la métaphore, composée d’autant ou même
bien plus de non-soi que de soi, tant
ils s’entrelacent, tant ils s’intriquent…
Le soi et le
non-soi, le conscient et l’inconscient, sont des divisions
artificielles, sans doute utiles aux psychologues analytiques. Mais
quand il s’agit de synthèse, alors ils faut les mêler intimement,
ce soi et ce non-soi, comme des ventouses de poulpe collées au
ventre du poète.
« Le signe incontestable du grand poète c’est l’inconscience prophétique, la troublante faculté de proférer par-dessus les hommes et le temps, des paroles inouïes dont il ignore lui-même la portée. Cela c’est la mystérieuse estampille de l’Esprit-Saint sur des fronts sacrés ou profanes. »vi
Ces lignes
élogieuses de Léon Bloy (connu pour être avare de compliments!)
s’appliquent justement au cas Lautréamont, qu’il eut le génie de
découvrir, bien avant que les surréalistes ne s’en emparent, alors
que le poète impublié était parfaitement oublié.
Et Lautréamont n’en
a cure, justement, de la conscience :il exècre tant l’homme que le
Créateur et ses dons douteux, trompeurs. vii
« Comme la
conscience avait été envoyée par le Créateur, je crus convenable
de ne pas me laisser barrer le passage par elle. Si elle s’était
présentée avec la modestie ou l’humilité propre à son rang, et
dont elle n’aurait jamais dû se départir, je l’aurais écoutée. Je
n’aimais pas son orgueil. »viii
Si la conscience est
orgueilleuse, l’inconscient est-il humble? Sans doute, oui. Il n’ose
pas s’afficher au soleil du jour, et aux yeux du monde. Il préfère
l’ombre et la nuit.
Mais, pour agréable
au poète qu’elle soit, c’est là une dichotomie trop simple, que
celle qui opposerait le jour et la nuit, la conscience et
l’inconscient.
Le poulpe nous fait
mille signes de ses longs bras.
Tout est intimement
mêlé en lui, et l’Océan, le Vieil Océan, lui aussi est plein de
flux mélangés.
Peut-être leur
exemple nous guidera-t-il?
Un spécialiste de
l’inconscient, C.G. Jung, nous dit qu’il ne peut rien en dire. Ce
mystère le dépasse absolument. Même lacunaire, c’est de sa part
une information précieuse. Quoique ne pouvant rien en dire, on peut
néanmoins tirer des leçons (empiriques) de ses manifestations, et
surtout proposer des inférences, des rebonds, vers d’autres idées,
comme celle de « totalité ».
« La totalité
ne peut pas être consciente car elle inclut l’inconscient aussi.
Elle est donc dans un état au moins à demi-transcendant, donc
religieux, numineux. L’individuation est un but transcendant:
l’incarnation de l’ ἂνθρωποϛ
[l’ « anthropos »].
Rationnellement, on ne peut comprendre que l’effort religieux
de la conscience vers la totalité, c’est-à-dire le « religiose
observare » de la tendance totalisante de l’inconscient, et
non pas l’être même de la totalité, du Soi, qui est préfiguré
par l’εῖναι εν χριστῶ. »ix
Ces
lignes évoquent des flux, des forces, des tendances, elles font
miroiter des buts à atteindre, quoique l’on
sache bien qu’ils sont a
priori transcendants.
Mais
surtout, elles posent en filigrane
la question fondamentale: la nature de la « Totalité »,
l’essence du « Soi ».
M’enlaçant
à mon tour,
oniriquement, aux souples
et pulpeuses muqueuses du poulpe, et
par la pensée lové
dans le confort eidétique de la rêverie, je dirais ceci, en forme
d’humble paraphrase:
« Le
Soi ne peut pas être conscient, car il inclut l’inconscient aussi.
Bien qu’il soit le « Soi », il
inclut aussi le
« Non-Soi ».
Par quel mystère?
Difficile à dire. Mais le poulpe nous donne l’exemple. Il nous sert
de métaphore et de guide
ondulatoire.
Le
Soi est un être véritablement transcendant, il n’est pas sûr qu’il
s’intéresse spécialement à nos misérables logiques. Il cherche à
réaliser ses propres aspirations, dont nous n’avons qu’une très
faible idée.
De
même que les tentacules du poulpe semblent ravies de leur vie
propre, il est possible d’imaginer que le Soi est une sorte de
poulpe, dont les tentacules sont pleines de Non-Soi, vivant aussi de
leur vie propre
Il
est possible même de généraliser cette idée, tant la liberté de
penser importe au libre poète.
Il
est possible de rêver que le Soi (qui est aussi une « image de
Dieu », pour mettre un point sur au
moins un »i »)
est plein de Non-Soi. De même que nombre d’entités quantiques sont
à la fois onde et particule, réalité
et probabilité, de même,
et par analogie, on pourrait dire que le Soi est marbré, veiné,
strié, de Non-Soi.
Ô
regard du Soi,
tissé de Non-Soi!
iPeter
Godfrey-Smith. « Other minds: The Octopus, the Sea, and the
Deep Origins« . Trad. française: »Le prince des
profondeurs: L’intelligence exceptionnelle des poulpes. »
Flammarion. 2018. Cette citation m’a été personnellement et
aimablement communiquée par le Prof.Dr. M. Sendyub (ULB).
iiGuillaume
Apollinaire.Le Bestiaire, ou Cortège d’Orphée. 1911
iv« Le
Créateur, conservant un sang-froid admirable (…), quel ne fut pas
son étonnement quand il vit Maldoror changé en poulpe, avancer
contre son corps ses huit pattes monstrueuses, dont chacune, lanière
solide, aurait pu embrasser facilement la circonférence d’une
planète. » Lautréamont. Les chants de Maldoror. Ch. 2
viLéon
Bloy. Belluaires et porchers. « Essais et pamphlets ».
Ed. Robert Laffont. Paris, 2017, p.267
vii« Ma
poésie ne consistera qu’à attaquer, par tous les moyens, l’homme,
cette bête fauve, et le Créateur, qui n’aurait pas dû engendrer
une pareille vermine. » Lautréamont. Les chants de Maldoror.
Ch. 2
Pourquoi les âmes sont-elles enfermées dans des corps terrestres ? Cette très ancienne question a reçu de nombreuses réponses au long des âges. Après tant de siècles, il n’y a toujours pas de consensus.
Pour les uns, cette question n’a même aucun sens, puisqu’elle suppose un dualisme de l’esprit et de la matière, de l’âme et du corps, à la façon de Platon. Et les idées platoniciennes sont rejetées par les matérialistes : l’âme n’est pour eux qu’une sorte d’épiphénomène du corps, une excroissance épigénétique.
Dans l’approche matérialiste, l’âme n’est pas « enfermée », puisqu’elle est consubstantielle à la chair : elle s’épanouit pleinement en elle et la vivifie, et reçoit réciproquement d’elle toute sa sève.
Plusieurs indices font douter de la pertinence de l’approche matérialiste. Le principe spirituel ne se laisse pas évacuer si facilement.
Comment un principe spirituel (l’âme) peut-il coexister avec un principe matériel (le corps) ? Comment expliquer leurs interactions ?
Descartes voyait en la glande pinéale le lieu de l’union de l’âme au corps. Cette petite glande endocrine est appelée aussi épiphyse. Wikipédia propose à son sujet un paragraphe plein d’une poésie sauvage : « L’épiphyse est localisée au contact du sillon cruciforme de la lame quadrijumelle constituant la région dorsale du mésencéphale, et appartient à l’épithalamus. Elle est reliée au diencéphale de chaque côté par les pédoncules antérieurs et latéraux dans l’écartement desquels, appelés triangle habénulaire, se logent les habenula. »
Saveur brute des mots savants. Le triangle habénulaire écartent les pédoncules, pour y loger les habenula.
Dans le Véda, la glande pinéale est associée au cakra « ājnā » (le front), ou bien encore au cakra « sahasrara » (l’occiput).
La question principale de la coexistence de l’âme et du corps est moins celle du lieu que celle du pourquoi.
Marcile Ficin estime que si les âmes sont « enfermées » dans les corps, c’est « pour connaître les singuliers ». Ficin est néo-platonicien, ce qui explique son a priori en faveur du dualisme âme/corps. Les âmes, d’origine divine, ont besoin de s’incarner, pour compléter leur éducation. Si elles restaient en dehors du corps, alors elles seraient incapables de distinguer les particuliers, de sortir du monde des idées générales.
« Considérons l’âme de l’homme au moment même où elle émane de Dieu et n’est pas encore revêtue d’un corps (…) Que saisira l’âme ? Autant d’idées qu’il y a d’espèces de créatures, une seule idée de chaque espèce. Que comprendra-t-elle par l’idée d’homme ? Elle en verra que la nature commune à tous les hommes, mais ne verra pas les individus compris dans cette nature (…) Ainsi la connaissance de cette âme restera confuse, puisque la progression distincte des espèces vers les singuliers lui échappe (…) et son appétit de vérité sera insatisfait. Si l’âme, dès sa naissance, demeurait en dehors du corps, elle connaîtrait les universaux, elle ne distinguerait les particuliers ni par sa puissance propre, ni par le rayon divin saisi par elle, parce que son intelligence ne descendrait pas au-delà des idées ultimes et que la raison se reposerait sur le regard de l’intelligence. Mais dans ce corps, à cause des sens, la raison s’accoutume à se mouvoir parmi les particuliers, à appliquer le particulier au général, à passer du général au particulier.»i
Il y a autre chose. Plotin et, bien avant lui, les Égyptiens, pensaient que l’âme, de par sa nature, participe à l’intelligence et à la volonté divines. « C’est pourquoi, d’après les Égyptiens, on ne devrait pas dire que tantôt elle séjourne là, et tantôt passe ailleurs, mais plutôt que maintenant elle donne la vie à la terre, puis ne la donne pas. »ii
La vie est une sorte de combat, de bataille, où les âmes sont engagées, ignorant le sort qui leur sera réservé. Cette bataille, personne ne peut nous expliquer pourquoi elle a lieu, ni le rôle dévolu à chacune des âmes. « Les morts ne reviennent pas, on ne les voit pas, ils ne font rien (…) Mais au fait, pourquoi un vieux soldat qui a fait son temps retournerait-il au combat ? ».
Les métaphores guerrières sont dangereuses, parce qu’elles sont anthropomorphes. Elles nous privent de la qualité d’invention dont nous aurions besoin pour imaginer un univers de sens autre.
Les platoniciens ont sur ces questions une métaphore, moins guerrière, plus paisible, celle de l’intermédiaire.
Ils jugent que la vie humaine est intermédiaire entre la vie divine et la vie des bêtes. Et l’âme, en menant cette vie intermédiaire, touche ainsi aux deux extrêmes.
Ce court-circuit entre la bête et le divin c’est tout l’homme. A l’évidence, il y a de quoi péter les plombs, tant la différence de potentiel est énorme. Souvent l’on débranche l’un des côtés, ou bien on met le rhéostat au plus bas, pour limiter l’intensité.
Mais quand le courant passe, la lumière vient.
L’âme de l’enfant nouveau-né ne sait rien du monde, mais elle est capable de tout apprendre. Ses synapses se connectent et se reconfigurent plusieurs dizaines de millions de fois par secondes. On peut désormais observer ce curieux phénomène en temps réel sur des écrans. Cette intense activité (électro-synaptique) témoigne de l’aventure de « l’esprit » émergent, rencontrant la succession des singularités, les caresses et les frottements, les miroitements et les brillances, les vibrations et les murmures, le chatoiement des goûts, le suc des saveurs.
La vision védique inclut cette image systémique, auto-émergente, non matérialiste.
Véda et imagerie neurologique se rencontrent sur ce point : le passage dans les corps est une condition nécessaire de l’épigenèse des âmes.
i Marcile Ficin, Théologie platonicienne. Livre 16. Ch. 1
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