L’Occident face à l’abîme


« L’Occident face à l’abîme » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Pourquoi Heidegger n’a-t-il pas intrinsèquement tort ? Parce que ce philosophe, qui était, certes, alors nazi, sut écrire en 1938 des phrases comme celles-ci :

« Déclin de l’Occidenti ? – Pourquoi Spengler a-t-il tort ? Non parce que les optimistes héroïques ont raison, mais parce que ces derniers organisent les Temps nouveaux pour durer une éternité, et veulent élever cet âge de totale absence de questionnement au rang de situation définitive. Si l’on en arrive à cela, et tant que cela durera, il n’y a aucune ‘déclin’ à redouter : car le présupposé essentiel d’un tel processus, s’il est historial (l’abîmementii), c’est la grandeur – or la grandeur n’est possible que là où la dignité de question reconnue à l’être est, en une figure essentielle, le fondement de l’histoire. L’Occident, d’abord, ne va pas marcher à l’abîme, parce qu’il est déjà trop faible pour cela, et non pas parce qu’il serait encore trop fortiii. »

Nous voyons plus clairement encore l’abîme, 86 ans plus tard. Nous le voyons par l’incapacité fondamentale de l’« Occident » à résoudre des problèmes tant régionaux que globaux, générés avec sa complicité objective, active ou silencieuse. En témoigne sa guerre sans fin contre les ferments de sa propre purulence, cette décomposition politique et morale mise en lumière, non seulement par la guerre en Ukraine ou par la « radhyationiv » de Gaza, mais aussi par les génocides récents (Rwanda) ou en cours (Soudan).

L’Occident est en effet, plus d’un siècle après le livre de Spengler, bien trop faible pour seulement se rendre compte de la gravité de son état. Faible, il l’est même plus encore, quand il s’agit de mobiliser les ressources intellectuelles, philosophiques, spirituelles, pour en analyser les causes profondes. Il est faible, car il a perdu presque entièrement tant le sens de la question (« Pourquoi ce déclin ? ») que le sens même du questionnement (métaphysique).

Il ne s’agit, d’ailleurs, pas seulement de la question de l’Être (Sein) ou de l’« Estre » (Seyn). L’Occident a perdu toute capacité à reformuler en termes adéquats la question du Devenir.

Rares, vraiment rares, les esprits qui maintenant méditent l’abîmement annoncé.

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iTitre du livre Der Untergang des Abendlandes, publié par Oswald Spengler en deux tomes, entre 1918 et 1922.

iiTraduction proposée par F. Fédier pour le mot Untergang, que Heidegger associe à l’idée d’une « marche vers l’abîme ». Le sens courant de ce mot en allemand est « ruine, perte, décadence ».

iiiMartin Heidegger. Réflexions VI. Cahiers noirs (1931-1938), §105. Traduction de François Fédier. Galliamrd, 2018, p.486.

ivCe néologisme est expliqué dans mon article Génocide publié sur ce blog.

L’Indéchiffrable


« Arbre ardent » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

De quel fil est tissée la vraie Réalité ? De quoi se vêt la réalité la plus nue ? Quelle est son essence ? Elle ne se lit certes pas dans l’histoire volatile des flux du jour. Elle se devine sans doute plus sûrement dans la longue Histoire, celle qui coule lentement, par-delà les millénaires, vers des fins sans fin. Mais, pour nous, êtres éphémères qui manquons de temps, quelle est la vraie réalité d’aujourd’hui, cette réalité que l’on ne comprend pas, qui bafoue tous les jours l’intelligence, qui piétine l’esprit, mais qui sera un jour mieux comprise, rétrospectivement, dans cent ans, ou bien dans deux millénaires ?

La réalité réelle, telle que l’on peut l’entr’apercevoir en ces jours sombres, est que l’homme se tient en deçà de sa propre essence. Il se tient en dehors de ce qu’il est en réalité. Il vit d’apparences, et non dans son être même. L’être, ce noyau dur en lui, n’est plus qu’une sorte d’étant mou. L’homme a perdu le sens de son destin, et la claire vue de son vrai but. Il a refusé de se faire plus proche de son propre être pour se complaire dans quelque apparaître. L’Histoire, la grande Histoire, il n’en a cure. Il a laissé l’Être à sa solitude. Il a laissé à l’abandon la Pensée, jadis première. Il a oublié le Dieu dans sa Nuit. Il en a ri, de ce Dieu, et de tous les autres dieux ; il a raillé l’Être et tous les autres êtres. Triste créature que le Moderne secoué de rires. L’Être l’indiffère. Il ne jure que par l’Avoir et par l’Action. Il ne connaît plus le sens du mot « singulier ». Il ne voit plus que le « multiple », le « nombre », la Foule, ou plutôt les foules, dressées les unes contre les autres. Il se réjouit du spectacle de foules hypnotisées et goulues, de foules avinées et hurlantes, de foules en arme et fascisantes, de foules en sang, décimées et à terre, de foules enterrées dans le béton et le feu de la guerre, et de toutes les foules, haineuses de l’autre et satisfaites d’elles-mêmes.

La lumière n’est pas dans ces foules, mais elle consent à les éclairer toutes. Elle est seule, la lumière, elle est une, et elle brille au-dessus des multitudes. Elles profitent toutes de son éclat, mais n’ont cure de son pourquoi, elles n’ont soin de sa source, elles ne s’inquiètent de son être. La lumière éclaire le monde, mais qui éclaire la lumière ? Qui l’élucide ? Question métaphysique ? Non, c’est une question sur le questionnement même, dans un monde qui reste sans question. C’est une question qui porte en elle le mystère du sens de l’ombre et de la nuit. L’ombre du sens, la nuit de l’intelligence, l’abîme de la déraison. Où est la lumière quand elle est dans l’obscur ? Pourquoi manque-t-elle dans l’absence du sens ? La lumière, unique et solitaire, fait encore, dernier recours, face à l’obscurité des multiples foules, les unes ensanglantées et impuissantes, et les autres, bestiales, ricanantes, arrogantes. L’illumination tarde, dans l’obscur sépulcral. La lumière est entièrement seule. Mais, quant à elles, les ténèbres font nombre, elles font le fond du monde. Elle font fond sur un monde irrespirable, cérébralement décédé, spirituellement décérébré, traversé de slogans courts, irrigué d’idées vides. Un monde enténébré, pour lequel la vraie lumière fait tache. La lumière n’est plus, dans ce monde, qu’une faible luciole, une métaphore usée. Dans tout l’obscur, elle n’est qu’une fallace. Plutôt que douce et joyeuse, elle se fait torture et arme. Laser tueur, ou pixel trompeur. Quant au Dieu, il est dit « failli ». Ou alors, serait-Il « absent », occupé ailleurs, loin de cette Terre, tant le vaste Cosmos doit être continuellement doté de grâces nouvelles ? Quoi qu’il en soit, ce Dieu doit, à l’évidence, du moins à vue humaine, être désespéré par la manière dont sa « création » évolue. Comment son « amour » a-t-il pu engendrer autant de haine ? Comment sa « sagesse » a-t-elle pu laisser se multiplier la folie effluente et la bêtise hébétée de millions d’hommes plus sûrs de leurs « droits » que de leurs « devoirs » , plus imbus de leur dite « élection » que mortellement conscients de leur prochain « jugement » ? Le Dieu sait sans doute, dans sa silencieuse solitude, qu’Il a en quelque sorte « failli ». Le regrette-t-Il ? Ou, plutôt, cette « faillite », ou cette « faille », ne fait-elle pas, en réalité, partie de Son plan à long terme ? Cela expliquerait Son absence. Il est actuellement en cure de désintoxication – loin de l’Homme, objet de son addiction. Ce Dieu, alcoolique compulsif et impulsif, ivre de sa Création, est en sevrage. Il reviendra peut-être un jour, pour juger les vivants, les élus, les déchus et les morts. En attendant, l’homme reste seul. Il reste seul, au milieu de foules maraboutées par des mots vains et des idées pourrissantes.

Il restera encore longtemps seul, à moins que quelque fulguration, venant de la nuit des Temps, ne fulgure ? Dans le sombre, un éclair pourrait-il inopinément zébrer l’obscur de la conscience ? L’homme, certes, a oublié son être, mais cet être est toujours en lui, comme l’huître s’attache à sa nacre, comme la Saint-Jacques se coule en sa coquille. Un penseur, un sage, un poète ou un prophète, un vivant chaman ou un divin amant, pourrait, peut-être, dans une transe à nulle autre pareille, pousser sa plainte ou éructer son cri, et par un seul son, invoquer l’aide de légions d’anges mythiques et sympathiques ? Tout est possible. L’Être a sa propre profondeur, plus abyssale que notre mental. L’Homme est aujourd’hui tout en surface. Que n’a-t-il l’idée de jeter un regard sous ses pieds incertains, et peut-être verra-t-il alors l’ampleur de sa chute imminente ? Dans un fond sans fond où l’attend un saurien métaphysique, guettant le gnou dans le marigot ? S’il voit enfin ce fond sans fond béer, une décision doit être prise. L’Homme veut-il « être » ou « n’être pas »? Veut-il voir faillir encore le Dieu, ou lui venir en aide ? Le Dieu et l’Homme, distincts et séparés, peuvent-ils encore se faire signe ? Ils sont si loin l’un de l’autre, plus loin que le nuage de la terre desséchée. Mais qu’un éclair soudain scintille dans la nuit, et l’union sera possible… L’eau coulera à nouveau du ciel vers la terre. Le Dieu alors « défaillira ». Il tombera en pluie, une pluie arrosant des milliards de gosiers devenus trop secs à force de slogans sanglants. Sous cette pluie de grâces, en théorie, les cerveaux des foules humaines, ces mentaux lobotomisés, gorgés d’idées moisies, gangrenés d’infections délétères, renaîtraient-ils possiblement à la lumière ?

L’« être » a ceci de fascinant qu’il est, en soi, absolument immortel. L’Être est un trop gros morceau pour le Néant. Autrement dit, l’homme, ce néant bipède, ne représente qu’un bref instant dans l’Histoire longue de l’être. Que le Dieu faillisse une fois, mille fois ou plus encore, cela fait sans doute partie de son grand Jeu. Il est décidément l’Indéchiffrable. Et l’homme, s’il ne peut Le déchiffrer, ce Jeu, il peut tout au moins, du fond de son abîme, saisir l’incalculable chance qui lui est donnée, d’appliquer ce qu’il a d’intelligence pour commencer d’en déchiffrer l’Enjeu.

Aïon et conscience


« Les antennes de la conscience » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Dans une époque comme la nôtre, marquée par des calamités mondiales et par des guerres cruelles, stupides, absurdes – que faire ? Pour ma part, j’y vois une incitation personnelle à la contemplation et à la méditation, non pour fuir le monde, mais pour continuer d’agir, même à un humble niveau, en esprit, contre la crise du sens, et contre « la confusion et le déracinement de notre société » qu’évoquait C.G. Jung dans son Aïoni. Je ne me sens pas séparé du monde, ni fatigué de la prison qu’est le corps, mais j’en mesure tous les jours l’épaisseur des barreaux et l’étroitesse des perspectives. Le monde, tout comme le corps et l’esprit, d’ailleurs, ne cède jamais qu’à la constance des efforts, la vigilance de l’attention et le travail du temps. Pour réussir dans cette lutte incessante, et même pour seulement la recommencer toujours à nouveau, il n’est pas besoin de beaucoup d’espérance. Mais il en faut un peu quand même.
Je le dis fortement à l’adresse de tous les « matérialistes », le monde « réel » ne nous présente en réalité que des apparences. On peut au moins convenir que nous n’en connaissons pas la nature ultime, mais que nous collectionnons à son sujet des opinions multiples et variées, se contredisant sur l’essentiel. Le monde dit « réel », ce monde de l’apparence, occupe toute l’attention des hommes pratiques, qui en font l’ordinaire de leur quotidien. Un jour, ces gens pratiques meurent, et que reste-t-il de leurs illusions ? Tout le monde meurt un jour, mais il y a une question qui ne meurt pas : y a-t-il une véritable « réalité » au-delà des apparences ? Les matérialistes le nient. Tout n’est jamais, « en dernière analyse », que bosons, leptons et quarks. Or, c’est un fait, même ces particules élémentaires n’ont qu’une réalité fort peu assurée. N’étant pas matérialiste, je ne m’étendrai pas davantage sur la question de la matière, qui mène à des réponses assez stéréotypées, très répétitives, et sans perspectives. M’intéresse, bien plutôt, l’idée qu’il y a des « idées », et me fascine la manière dont ces idées « vivent », et dont elles nous survivent. Comment l’esprit perçoit-il qu’une idée est « vraie » ? Comment devine-t-il sa puissance future, son potentiel de transformation ? Où apprend-il à en voir les infinis prolongements ? Les idées, d’ailleurs, d’où viennent-elles, où demeurent-elles, où vont-elles ? Naissent-elles de nos réseaux neuronaux et de nos synapses baignés de sérotonine ? Mais d’où me vient cette idée que les neurones ne sont sans doute que des voies de communication, et peut-être aussi des sortes d’antennes, plus ou moins sensitives, mais certes pas des organes de « création » ou de « conception » des idées ? Si les idées ne se trouvent pas dans les neurones et les synapses, sont-elles donc tapies ailleurs, disséminées au fond de la conscience, ou réparties entre notre cerveau, notre cœur, notre foie et notre biotope intestinal ? Ou bien les idées sont-elles toutes, en réalité, virtuelles, dématérialisées, à la fois nulle part et partout ? Demeurent-elles, toutes ou en partie, en dehors de nous ? La pensée qui pense et la raison qui réfléchit seraient-elles alors, par nature, occupées par des objets extérieurs à elles-mêmes – tout comme la sensation se consacre avec les cinq sens à des objets extérieurs au corps ? Ou bien la pensée et la raison seraient-elles, comme semble l’être la conscience, essentiellement tournées vers elles-mêmes, ressassant indéfiniment leurs intrinsèques obsessions ?

Quelle certitude aurions-nous alors que la raison et la pensée seraient effectivement « raisonnables » ? Quelle assurance aurions-nous qu’elles ne dérailleraient pas inévitablement, à un certain moment, sous l’effet de fluctuations incontrôlables ? Une idée conçue (ou perçue) par la raison aurait-elle possiblement une réalité autonome, différente de celle de l’esprit qui la conçoit ou qui la perçoit ? Aurions-nous alors deux réalités indépendantes, la réalité de l’idée et la réalité de la raison ? Généralisons. Si l’on imagine qu’existe une « Vérité », qui serait constituée (idéalement) de la somme de toutes les idées « vraies », et si l’on imagine qu’existe également un « Esprit », qui vivrait (idéalement) de la vie « raisonnable » de toutes les raisons vivantes, faudrait-il considérer ces deux entités idéales (respectivement, la « Vérité » et l’« Esprit ») comme étant par nature indépendantes, ou bien comme étant mutuellement interdépendantes ?

Il m’est, je l’avoue, difficile de croire un seul instant que l’esprit, notre esprit, serait par nature incapable de percevoir certaines vérités fondamentales, ou même incapable de percevoir intuitivement l’idée d’une Vérité idéale, métaphysique. Si, en effet, c’était le cas, cette impuissance radicale serait, me semble-t-il, quelque chose d’absolument absurde, de profondément aberrant. Nous n’avons pas de certitude ni de connaissance réelle quant à la nature ultime de l’intelligence, que les philosophes Grecs appelaient le noûs. Mais nous savons au moins qu’elle est notre seul guide, notre seule accompagnatrice, dans un voyage au très long cours. Nous savons aussi que la vérité, ou plutôt l’idée même de vérité, ne doit pas être considérée comme étant extérieure à l’intelligence. Elle ne peut pas être en dehors d’elle, cachée quelque part, dans un ailleurs impensable, à des années-lumière de notre esprit, où elle resterait, par nature, à jamais inaccessible. Il est nécessaire qu’elle réside déjà en notre intelligence, au moins en puissance. La seule idée de son existence, même partiellement présente en nous, en acte ou en puissance, est nécessaire et suffisante pour nous donner une certaine idée de sa vraie nature. Il y a là un premier résultat. Les idées que nous contemplons, les vérités (même partielles) que nous découvrons, ne sont pas d’une nature différente de celle de notre raison. Elles ne sont pas d’une essence étrangère à l’essence de notre esprit. Les idées, les vérités, la raison, l’esprit, relèvent de la même essence qui est aussi l’essence de la pensée. L’esprit ne peut d’ailleurs véritablement « connaître » que ce qui, d’une manière ou d’une autre, est de même essence que lui-même. En revanche, il ne peut assurément pas « connaître » ce dont l’essence diffère absolument de la sienne propre. Le monde des idées et l’univers de la vérité se trouvent donc déjà, au moins de façon immanente et inchoative, présents dans notre esprit, dans notre raison, dans notre intelligence. L’idée, la vérité, la raison, l’esprit et l’intelligence doivent nécessairement être de même nature, de même essence. C’est le partage de cette essence commune qui fonde la condition de leur existence même, et qui les rend congruents, compatibles, compossibles. Parce qu’ils participent de cette même essence, ils coexistent dans l’interaction de leurs natures spécifiques. Idée, vérité, intelligence : une même essence sous trois formes distinctes. Cette même essence est sans doute aussi en lien avec l’essence de la conscience. Car c’est bien en elle, dans la conscience, que se présentent les idées, les vérités, l’intelligence et tous les autres mouvements de l’esprit. La conscience forme la base, elle assure le fondement : elle soupèse le poids de l’intuition, elle juge de la vérité et elle témoigne de la vie de l’esprit. De même que la conscience témoigne elle-même d’elle-même, en dernier ressort, l’esprit qui vit en elle est, lui aussi, son propre témoin. La raison raisonne et imagine, le cœur se dilate et ressent, et l’esprit mène allègrement ces deux montures, rétives, passionnées, indomptables. Il connaît leurs forces et leurs faiblesses. Il les oriente par monts et par vaux. Il les conduit sur toutes sortes de chemins. Il voit aussi leur besoin de sources, pour les abreuver dans les déserts des mondes. Il sait que la route sera infiniment longue. Veillant sur la raison et le cœur, et les guidant, l’esprit les presse d’avancer, tout en les ménageant.
La connaissance en l’homme, tout comme le sentiment, possède de nombreux degrés. Il y a le sens commun, l’opinion particulière, la science discriminante, la sagesse reçue et même, parfois, des révélations partagées. Et il y a aussi, beaucoup plus rare, l’illumination. L’illumination est un grand et beau mot. Malheureusement, ce mot a été quelque peu terni, au cours des siècles, par des dérives, et il peut aujourd’hui susciter l’ironie. Les « illuminés », ou illuminati, ont pu contribuer, à certaines époques, à affaiblir son aura. Mais qu’importe ! Il reste ce constat incontournable : la lumière est naturellement liée à l’intelligence. Une belle idée porte, en elle, un peu de lumière. La vérité est lumière. L’esprit est, en soi, lumière. On peut connaître une illumination de deux manières distinctes, l’une interne, l’autre externe. Soit la lumière envahit l’esprit, soit c’est la conscience qui entre dans la lumière. Cette distinction est d’ailleurs secondaire, au fond. Dans les deux cas, il y a rencontre et fusion de la lumière et de la conscience. Et cette fusion est, par nature, totale, complète, unitive, intégrale. L’illumination est une connaissance qui se révèle au fond comme absolue : elle transforme absolument l’esprit qui la reçoit. L’illumination fusionne le sujet qui connaît et l’objet qui se donne à connaître. Dans une véritable illumination, tous les ordres de la connaissance s’unissent en un seul rayonnement, ineffable. Platon, dans le « Banquetii, dit que l’amour est l’enfant de la pauvreté et de l’abondance. De même, dans la recherche de l’illumination, qui est aussi une quête amoureuse de l’esprit à la recherche de sa propre essence, on reconnaît ce même mobile, éternel : le sentiment taraudant d’un manque irrémissible s’alliant à la perspective inouïe d’une jouissance inexhaustible.
La quête amoureuse de l’âme, se mettant à la recherche de ce qui la meut et de ce qui l’émeut, est en soi une vraie bénédiction, et la promesse d’un salut et d’une métanoïa. L’esprit de cette quête est un ange tutélaire. Il est présent dès que notre esprit se met en route, en lui-même ou hors de lui-même. Lekh lekhaiii. Sans cette quête initiatrice, sans cet exil fondateur, l’esprit resterait figé dans son identité, englué dans son égo, immuablement « le même ». Le penseur, quand il pense vraiment, profondément, reconnaît par avance l’idée que sa pensée lui suggère subliminalement ; il hume de loin le parfum subtil d’un bien dont il n’a pas encore idée. Il fait croître en lui cette idée d’une idée et son rare parfum. En se retirant plus avant dans le lieu le plus clos de son âme, il s’y tient tranquille et aux aguets (comme tout bon chasseur à l’affût). Son but est d’unifier son attente, d’aiguiser son ouïe, de porter son regard à la cime, pour enfin augmenter son être ; il laisse de côté l’infinie multiplicité des apparences, il abandonne les détails, il se concentre sur l’unique, sur l’essentielle unité de son être. Il monte pas à pas vers le haut, vers le massif sommet de l’Être même, dont les glaciers purs fondent en la chaleur de son cœur.
Mais les raisonneurs demanderont : comment des créatures finies peuvent-elles connaître l’Infini ?

Il est vrai que la raison qui raisonne s’efforce surtout de distinguer et de définir. Or définir l’Infini est, par nature, impossible. L’Infini échappe donc, par sa nature, à la raison qui raisonne. On ne peut appréhender l’Infini que par une faculté qui participe de son essence, une faculté infiniment supérieure à la raison. Cette faculté est la vision, ou l’illumination, dont on vient de parler, et qui est donnée, par exemple, pendant l’extase [ou lors d’une aperception de la conscience cosmique]. À cette vision, à cette illumination, correspond une véritable libération de l’esprit, un saut absolu, hors de la raison finie. L’illumination seule unit le fini avec l’Infini ; elle rend infini le moi fini. Cette union sublime, certes, est rare, réservée à peu d’« élus ». De plus, elle n’est jamais permanente. L’Infini n’est jamais un long fleuve tranquille. Il faut le considérer comme la base de toutes les métamorphoses, le fond de toutes les transformations, le terreau de toutes les morts à soi-même et de toutes les renaissances. Dans son temps propre, l’âme illuminée de l’extatique peut jouir de cette union, dans un ravissement qui l’élève bien au-dessus des limites du monde, et au-dessus de l’esprit même, qui en est pourtant le vecteur et le témoin attentif.

Dans toute cette affaire, il y a très peu de place pour les arrogances électives, les prétentions à l’exception, les exacerbées idiosyncrasies, les afféteries des ratiocinations. Le premier rang est réservé aux plus humbles. L’illumination est donc un pur don. Une pure grâce. Rien ne l’annonce. On peut et l’on doit s’y préparer, longtemps. Mais, c’est toujours un don soudain, colossal. Il est plus grand que tous les univers, et la moindre goutte de son suc est plus immense que mille milliards de soleils jeunes et vibrants. Il y a bien des voies, pourtant, par lesquelles on peut se mettre en état de recevoir cet unique et soudain don. Par exemple, le poète peut le recevoir, inopinément, en alignant deux mots qu’il unit dans le blanc lit des lignes ; ou il le croise, au détour de sa promenade, entre deux pas distraits. Le philosophe l’éprouve aussi, dans sa dévotion à l’Un et au Bien, quand luit en lui la forme d’une idée qui traversera les temps. Le bonze, le moine ou l’âme pieuse, peut l’obtenir aussi, parfois, dans la prière ou l’amour ardent. Il y a bien d’autres routes encore. Ceux qui les cherchent les trouvent, dit-on. Au loin, en haut, en bas, ici ou là, hier et demain, on trouve en effet le silence de sa présence, et l’immédiat Infini de son absence. L’abîme hanté du Haut. L’abysse éblouissant du Bas. C’est là une certitude absolue, on le trouve. Mais en attendant ce Godot-là, les âmes humaines souffrent. Elles sont descendues dans des corps pour des raisons qui nous échappent. Elles y trouvent en général les quelques délices des sens, et un certain sens de leurs prémisses. Tout ne fait alors que commencer. La route leur paraît toujours courte, alors qu’elle est en réalité extrêmement longue, elle est sans fin, même. Les détours, les chutes, les rebondissements, les sauts et les sursauts sont innombrables. Il n’est pas question pour moi de « spoiler » ici le narratif de cette série haletante. Ou, plutôt si ! Je peux révéler, sous le sceau du secret bien sûr, que le sens (de toute cette histoire) se construit au fur et à mesure que l’on prend davantage conscience du rôle de la conscience dans son élaboration. On prend conscience que ce sens se construit lentement, par épigenèse, dans le sein secret de chaque conscience, à chaque instant de son éternel et infini aïon.

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iAïôn, ou aiôn, est la translittération du terme grec Αἰών, aux acceptions multiples : « destinée », « âge », « génération », « ère » », « éternité ». Je prends ici ce terme dans ce dernier sens. Dans son ouvrage publié en 1950, Aiôn. Études sur la phénoménologie du soi, C.G. Jung l’a employé dans le sens d’«  ère » (chrétienne). Dans la Préface de ce livre, il évoque « la confusion et le déracinement de notre société » et « la perte de tout contact avec le sens de l’évolution de l’esprit […] qui constitue le fondement et la cause des psychoses de masse de notre époque ». Mon propos n’est pas ici sans lien avec la démarche du fondateur de la « psychologie analytique » qui s’intéressait à la représentation symbolique de la totalité psychique à travers le concept du Soi. Mais, dans ce court article, je désire défendre une position plus résolument métaphysique, quant à la nature essentielle de la conscience.

iiLe Banquet. 203b

iii« Va t’en pour toi ». Gn 12,1

La guerre pour sauver sa peau


« Guerre de conscience » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Un éditorial du Guardian daté de ce jour (14 avril 2024) me paraît bien refléter quelques-uns des enjeux de la situation actuelle au Proche-Orient – situation qui pourrait rapidement dégénérer. En voici un extrait significatif :

« On peut supposer que si les drones et les missiles iraniens atteignent des cibles sur le territoire israélien ou frappent des villes israéliennes, le gouvernement de Benjamin Netanyahu répondra, comme il a menacé de le faire. La semaine dernière, Joe Biden a indiqué que les États-Unis soutiendraient et se joindraient éventuellement à toute action militaire israélienne de représailles. Israël, a-t-il dit, bénéficie du soutien « indéfectible » des États-Unis. Dans une telle situation, la pression exercée sur les alliés de l’Amérique et d’Israël pour qu’ils apportent leur aide en cas d’affrontements ultérieurs sera considérable. […]
Ce qu’il faut avant tout, c’est garder son sang-froid. Netanyahou et ses alliés extrémistes ne sont pas réputés pour cette qualité. Il est donc d’autant plus important que les Américains et les Britanniques utilisent tous leurs pouvoirs de persuasion et tous les moyens diplomatiques disponibles pour tenter de modérer la réaction d’Israël et d’empêcher de nouvelles attaques de l’Iran. Le premier réflexe de Netanyahou, si Israël est durement touché, pourrait être d’attaquer les installations nucléaires iraniennes, ce qu’il a déjà menacé de faire par le passé, et peut-être aussi des cibles de la direction du régime à Téhéran. Agir de la sorte reviendrait à risquer un nouveau rebondissement dans la spirale de l’escalade, qui conduirait inexorablement à une guerre totale.
Il est essentiel que cette conflagration soit éteinte le plus rapidement possible, faute de quoi elle pourrait rapidement se propager dans la région, enflammant la Cisjordanie occupée, qui couve déjà, et au-delà. Une telle calamité prolongerait la misère de Gaza, ferait échouer les négociations sur les otages et étendrait l’instabilité au Liban et peut-être à l’Irak.

Une confrontation ouverte entre les États-Unis et l’Iran diviserait les démocraties occidentales, freinerait l’économie mondiale, déstabiliserait les États arabes pro-occidentaux, stimulerait les ambitions géopolitiques de la Chine et mettrait en veilleuse la lutte contre l’agression russe en Ukraine, qui s’intensifie. Plus encore, ce serait un cadeau pour Netanyahu et ses alliés d’extrême droite, dont la seule politique est la guerre perpétuelle.

Dans le tumulte actuel, il ne faut pas oublier que cette attaque iranienne a été provoquée, du moins selon les dirigeants iraniens, par le bombardement non reconnu par Israël, le 1er avril, d’une annexe de l’ambassade iranienne à Damas, qui a tué plusieurs commandants de haut rang. Téhéran estime, non sans raison, que cette attaque a franchi une ligne rouge en visant des locaux diplomatiques. Pour le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, il s’agissait d’une attaque contre le territoire iranien souverain. Elle ne pouvait rester sans réponse.
Une toile d’araignée complexe de calculs, d’ambiguïtés et de motifs cachés se cache derrière la confrontation de la nuit dernière. L’Iran a cherché à tirer parti de la guerre de Gaza en étendant son influence régionale par l’intermédiaire de forces supplétives en Syrie, en Irak, au Yémen et au Liban – l' »axe de la résistance ». Tout en niant avoir eu connaissance à l’avance des attaques du 7 octobre, il a maintenu son soutien au Hamas et applaudi les bombardements du Hezbollah sur le nord d’Israël qui ont suivi. Mais elle a évité, jusqu’à présent, toute confrontation directe avec Israël.
Sa décision d’attaquer, ignorant finalement les supplications des ministres des affaires étrangères européens et arabes et une intervention directe de David Cameron, le ministre des affaires étrangères, reflète la domination à Téhéran des partisans de la ligne dure qui détiennent les leviers du pouvoir. Leur haine idéologique d’Israël et des États-Unis est viscérale.
Pour eux, la confrontation avec l’Occident est la justification ultime, voire unique, des terribles sacrifices et des politiques désastreuses que la théocratie islamique, fondée après la révolution de 1979, a imposés au peuple iranien.
Une dynamique similaire est évidente en Israël, où la coalition d’extrême droite de M. Netanyahou est au pied du mur. Sa conduite honteuse de la guerre de Gaza a jeté l’opprobre international sur le gouvernement d’Israël tout en ne parvenant pas à vaincre le Hamas. Les opposants affirment que M. Netanyahou prolonge – et étend – la guerre pour sauver sa peau. Selon cette lecture, l’attaque de l’ambassade de Damas était une escalade délibérée destinée à renforcer sa position politique, à débusquer l’Iran et à ramener les Américains, aveuglés, dans son camp. »

Manifeste (surréaliste) de « La Belle Inutile Éditions »


« La Belle Inutile Éditions » est pour l’instant une association de fait. Il s’agit d’un groupe d’amis qui publient eux-mêmes leurs livres individuellement et en toute indépendance, mais sous un label commun.

La Belle Inutile Éditions a été co-fondée par La Belle Inutile, sur la base d’une idée de J. Karl Bogartte.



L’orientation générale de La Belle Inutile Éditions est surréaliste.


Pourquoi publier des livres aujourd’hui ?

Essentiellement parce que la mémoire digitale est fragile et faillible.
Les supports de la mémoire digitale sont fragiles (essayez de relire vos vieux CD ou pire, vos vieilles disquettes).
Les formats de la mémoire digitale sont soumis à une obsolescence rapide (essayez de lire des fichiers Flash ou de vieux fichiers vidéo…)
Les formats propriétaires, particuliers à une firme donnée, peuvent être abandonnés s’ils ne sont plus rentables pour la firme, qui en outre peut aussi faire faillite.
Les machines capables de faire fonctionner les vieux logiciels de lecture des formats de données digitales anciennes disparaissent ou ne fonctionnent plus.
De manière générale, la seule manière fiable de conserver la mémoire est de produire le plus grand nombre de copies possible et de les disséminer au maximum. C’est ce que fait la vie depuis 3,5 milliards d’années.
L’impression sur papier reste le support mémoriel le plus accessible et le plus durable.

Pourquoi publier des livres soi-même ?

Les éditeurs n’ont pas toujours existé. Ils ne sont apparus que vers le 16e siècle. Mais depuis qu’ils existent, ils ont compliqué les règles à plaisir (le leur !) et se sont ingéniés à se faire passer pour indispensables. Le public est désormais totalement intoxiqué par la propagande des éditeurs et est persuadé que seul ce qui est publié par un éditeur peut avoir quelque valeur. Il s’en faut pourtant de beaucoup… Chacun peut aisément constater que les éditeurs publient et diffusent essentiellement ce qui leur permet de faire du profit.

Il existe bien entendu de véritables héros de l’édition, généralement de petits éditeurs courageux, mais la concentration du capital dans le domaine de l’édition ne favorise plus l’apparition des héros. Il en résulte que dans les pays démocratiques, la liberté d’expression, est restreinte par les éditeurs qui globalement font ce qu’ils veulent et contrôlent dans les faits tout ce qui est publié.
La liberté d’expression de tous se réduit donc à ce qui rencontre l’intérêt de quelques uns.

Peut-on se passer des éditeurs ?

Les technologies du livre ont évolué comme les autres technologies de l’information, débouchant sur des machines capables d’imprimer à la demande un seul exemplaire d’un livre à un coût très réduit, ce qui, éradiquant toute exigence de stockage, autorise tous les repentirs et toutes les corrections. Il en résulte que si le travail de l’imprimeur reste incontournable, le travail de l’éditeur, en revanche, peut désormais être réalisé par quiconque dispose d’un niveau d’études générales suffisant et sait utiliser un logiciel de traitement de texte.

Les livres publiés en impression à la demande ne sont pas publiés « à compte d’auteur » parce que les sommes nécessaires à la publication d’un livre se réduisent à l’achat des quelques exemplaires d’épreuves requis pour les dernières vérifications et corrections éventuelles et ceci au prix d’impression qui ne représente que la moitié ou le tiers du prix de vente.
Il est donc moins cher de publier soi-même un livre que d’en acheter un dans une librairie.

Les livres publiés en impression à la demande sont en fait publiés « à compte de lecteurs » comme tous les autres livres. Les imprimeurs se chargeant généralement de la vente et des expéditions, ils peuvent en outre être imprimés et diffusés en quelques jours dans le monde entier, ce qui n’est pas le cas des livres publiés par les éditeurs qui eux, restent dépendants de leurs canaux de diffusion traditionnels.

Problèmes associés – Publicité

Les imprimeurs ne feront pas de publicité pour vos livres. Mais dans la plupart des cas, les éditeurs n’en feront pas non plus, à moins qu’ils aient de réelles espérances de profit.
Cependant, les éditeurs ont accès à des canaux publicitaires dont vous ne bénéficiez pas. Ils peuvent s’appuyer sur des lobbies, des amis journalistes, des “experts » et des “critiques” et pas vous. Il peuvent se permettre de payer des exemplaires gratuits et d’assurer le service de presse.

Problèmes associés – La Critique

La fonction critique, autrefois assurée via les salons littéraires des dames nobles ou fortunées, n’existe plus. Elle a depuis longtemps été remplacée par une forme rampante de publicité.
La fonction originelle de la critique était de travailler…

Pour l’honneur de l’esprit humain

Il est donc important d’utiliser l’impression à la demande pour publier des testes de bonne qualité.
Il n’est certes pas désirable que l’impression à la demande devienne un équivalent des « média sociaux » – mais c’est un risque.
Mais d’un autre côté, publier des livres d’anthologie des phrases les plus stupides de George W. Bush, comme l’ont fait certains éditeurs professionnels n’est pas désirable non plus.

Problèmes associés – Libraires et Librairies

Nous aimons nos élites librairies et leur vaillants libraires. Le plaisir de feuilleter un livre avant de l’acheter – ou pas – n’a pas actuellement d’équivalent digital.
Les libraires sont généralement habitués à vendre ce que leur proposent les éditeurs et les distributeurs.
Prendre soin de nos libraires implique donc de leur offrir l’opportunité de découvrir et d’obtenir directement chez les imprimeurs et à des prix convenables des livres qui ne sont pas diffusés par les canaux traditionnels.
Construire nos propres canaux publicitaires signifie donc fournir à nos libraires un service probablement plus précieux pour eux que pour nous-mêmes.

Il est très souhaitable que cela soit réalisé par des coopératives _

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Note de Philippe Quéau, en forme de Post-Scriptum à ce Manifeste:

J’ai été informé de l’existence de la fort séduisante initiative que constitue La Belle Inutile Éditions, par Pierre Petiot, auteur surréaliste. Je partage nombre des valeurs exprimées par ce Manifeste. C’est la raison pour laquelle je le publie sur ce blog pour contribuer à sa notoriété.

Par ailleurs, je signale ci-dessous les œuvres accessibles en ligne de Pierre Petiot :

Minuit sonne-t-il ou l’aube blêmit-elle déjà ?


« Un Million d’Anges » ©Philippe Quéau 2024 ©Art Κέω 2024

Les métaphores me fatiguent. Leur pauvreté (stylistique et rhétorique), leur répétition (paresseuse, voire lymphatique), leurs biais (implicites, et parfois, retors, délibérés), me sont de plus en plus insupportables. Pourtant, elles envahissent les médias, fort complaisants à l’égard des polémistes qui en abusent ad libitum. La demande agonistique de l’époque l’exige sans doute. Une tribune d’Edgar Morin dans Le Monde, parue ce matini, en regorge. Le propos se veut catastrophiste (« nous allons vers de possibles catastrophes »), mais il s’empresse de récuser immédiatement le « Catastrophisme ». Il annonce, après tant d’autres, une « course vers le désastre », et surtout la « crise de l’humanité », qui est d’ailleurs une « polycrise » (à savoir « une crise écologique, économique, politique, sociale, civilisationnelle » laquelle, de plus, « va s’amplifiant »). En conséquence, Morin prône la « résistance » (de l’Esprit, naturellement, il ne s’agit pas encore de prendre les armes), – superbe formule, suivie d’un paragraphe gluant de métaphores convenues, entraînant vers les profondeurs du Mythe, et rappelant le combat éternel entre Éros et Thanatos (« La résistance préparerait les jeunes générations à penser et à agir pour les forces d’union de fraternité, de vie et d’amour que nous pouvons concevoir sous le nom d’Éros, contre les forces de dislocation, de désintégration, de conflit et de mort que nous pouvons concevoir sous les noms de Polemos et Thanatos »).

La première métaphore du texte de Morin (« Il est minuit ») avait déjà été employée en 1939. « S’il est minuit dans le siècle : lorsque Victor Serge a publié le livre qui porte ce titre, en 1939, année du pacte germano-soviétique et du dépeçage de la Pologne, il était effectivement minuit et une nuit irrévocable allait s’épaissir et se prolonger pendant cinq ans. N’est-il pas minuit dans notre siècle ? »

Pourquoi « minuit », et pas trois heures du matin ? La nuit n’est-elle pas déjà bien avancée ? Ou bien, faut-il comprendre que les petites heures de la nuit, qui restent encore à venir, verront des catastrophes bien pires encore que les deux guerres en cours, que Morin décrit ainsi : « Celle d’Ukraine a déjà mobilisé l’aide économique et militaire d’une partie du monde, avec une radicalisation et un risque d’élargissement du conflit. » Quant à l’autre guerre, Morin l’évoque comme n’étant qu’un « foyer »: « Un nouveau foyer de guerre s’est allumé au Proche-Orient après le massacre commis par le Hamas le 7 octobre 2023, suivi par les bombardements meurtriers d’Israël sur Gaza. Ces carnages, accompagnés de persécutions en Cisjordanie et de déclarations annexionnistes, ont réveillé la question palestinienne endormie. Ils ont montré à la fois l’urgence, la nécessité et l’impossibilité d’une décolonisation de ce qui reste de la Palestine arabe et de la création d’un État palestinien. » Je ne peux m’empêcher de m’étonner, une fois encore, de l’importance de cette date du 7 octobre 2023, constamment répétée dans les médias, comme si tout partait de là, comme si Rabin n’avait jamais été assassiné et les accords d’Oslo sciemment torpillés, comme si le Hamas n’avait pas été délibérément créé et financé par le gouvernement d’Israël, comme si, réellement, la « question palestinienne » s’était « endormie » jusqu’à ce 7 octobre, – nouveau 11 septembre. Il fut pourtant un temps où la « question palestinienne » n’existait pas encore, en tant que telle. En revanche, on se rappelle que Karl Marx a écrit Sur la question juive en 1843, et, cent ans plus tard, Jean-Paul Sartre a publié Réflexions sur la question juiveii. Les questions se suivent et ne se ressemblent pas, ni les réponses que l’histoire leur a apportées. Cela n’échappe pas à Morin, qui a le mérite d’une certaine lucidité sur ce qui pourrait encore arriver, ou ne pas arriver : « Comme nulle pression n’est, ni ne sera, exercée sur Israël pour arriver à une solution à deux pays, on ne peut prévoir qu’une aggravation, voire un élargissement de ce terrible conflit. C’est une leçon tragique de l’histoire : les descendants d’un peuple persécuté pendant des siècles par l’Occident chrétien, puis raciste, peuvent devenir à la fois les persécuteurs et le bastion avancé de l’Occident dans le monde arabe. »

C’est là un problème grave, tragique, même, sans nul doute. Mais il y a beaucoup plus grave encore, malheureusement. C’est l’avenir même de l’humanité qui est aujourd’hui menacé. Menacé par quoi ? Pour commencer, elle est menacée par le progrès des sciences et des techniques. « Le progrès scientifique technique qui se développe de façon prodigieuse dans tous les domaines est la cause des pires régressions de notre siècle. C’est lui qui a permis l’organisation scientifique du camp d’extermination d’Auschwitz ; c’est lui qui a permis la conception et la fabrication des armes les plus destructrices, jusqu’à la première bombe atomique ; c’est lui qui rend les guerres de plus en plus meurtrières ; c’est lui qui, animé par la soif du profit, a créé la crise écologique de la planète. »

Elle est menacée, de surcroît, par la pensée elle-même, en pleine régression. « Notons – ce qui est difficile à concevoir – que le progrès des connaissances, en les multipliant et en les séparant par des barrières disciplinaires, a suscité une régression de la pensée, devenue aveugle. Lié à une domination du calcul dans un monde de plus en plus technocratique, le progrès des connaissances est incapable de concevoir la complexité du réel et notamment des réalités humaines. Ce qui entraîne un retour des dogmatismes et des fanatismes, ainsi qu’une crise de la moralité dans le déferlement des haines et des idolâtries. »

Comment ne pas être d’accord ? Morin est plus que centenaire, mais il a bon pied, bon œil, Dieu merci, et il a le mot juste, la formule qui frappe. Surtout, comme jadis déjà, au temps des bêtes brunes et blondes, il a le bon réflexe, celui de la résistance. « La première et fondamentale résistance est celle de l’esprit. Elle nécessite de résister à l’intimidation de tout mensonge asséné comme vérité, à la contagion de toute ivresse collective. Elle nécessite de ne jamais céder au délire de la responsabilité collective d’un peuple ou d’une ethnie. Elle exige de résister à la haine et au mépris. »

Je suis d’accord avec vous, Monsieur Edgar Morin. Que vos paroles éveillent mille âmes, qu’elles fassent éclore un million d’idées, et qu’elles incitent des légions d’anges (c’est là une métaphore, je le souligne, mais aussi une image, je n’en disconviens pas) à venir en aide à cette pauvre Humanité, en proie à une déshumanisation rampante et accélérée.

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iLa Rédaction du journal Le Monde a publié en ligne, ce lundi 22 janvier 2024, la « tribune » d’Edgar Morin avec ce chapô synthétique : « Multiplication des guerres, réchauffement climatique, essor des régimes autoritaires : le monde court au désastre, mais il nous faut résister à la haine, estime, dans une tribune au « Monde », le sociologue et philosophe. »

iiSur la Question juive est un article de Karl Marx écrit en 1843 et publié en 1844 à Paris sous le titre allemand Zur Judenfrage. L’essai de Jean-Paul Sartre Réflexions sur la question juive a été publié en 1946.

Un monceau de mensonges, un tsunami de veulerie


« Monceau de mensonges »  ©Philippe Quéau 2023 ©Art Κέω 2023

Dans l’ensemble infini des nombres entiers, chacun d’entre eux peut être considéré de façon singulière, avec sa propre identité, sa signification cachée, et sa charge symbolique. Les nombres les plus simples sont les plus lourds de sens et offrent la plus grande résonance. Le nombre 1 est le premier d’entre tous les nombres, et il est le symbole de l’unité. Sa valeur métaphysique n’a pas besoin d’être soulignée, puisqu’il résume à lui seul tout le credo des monothéismes. En un sens, il résume aussi toute la série des nombres entiers, car il les engendre tous, en s’ajoutant à lui-même. Il est donc à la fois le symbole de l’unité et de la totalité. Quelle responsabilité ! Les nombres suivants, le 2, le 3, ou le 4, qui s’en déduisent immédiatement, possèdent aussi des gammes de sens et des résonances symboliques fort étendues. Pythagore et Platon étaient particulièrement sensibles à la puissance imaginaire des nombres, au point de leur attribuer une portée métaphysique. Ils associaient notamment les premiers nombres entiers aux fonctions supérieures de l’âme. Le 1, qui représente à l’évidence l’« un » ou « l’unité », évoque aussi pour Platon l’intelligence, parce que celle-ci est tout entière « unifiée » dans sa volonté de compréhension, dans sa capacité d’intuition. En tant qu’elle est « une », l’intelligence est en mesure de saisir l’unité de ce qu’elle appréhende. En conceptualisant ce qu’elle « comprend », elle fait participer à sa propre unité essentielle l’objet de son intellection.

Le 2, qui symbolise le « deux » ou la « dualité », connote pour Platon la science, parce que celle-ci part d’un principe, ou d’une hypothèse pour en tirer une conclusion. Elle va de l’un pour aller vers l’autre, et ce faisant, par ce mouvement même de la pensée, elle engendre l’idée métaphysique du deux.

Le 3, qui incarne le « trois » ou la « trinité », est le nombre associé par Platon à l’opinion. L’opinion va de l’un vers le deux, parce qu’elle part d’un principe ou d’une hypothèse pour évoquer deux conclusions opposées – « l’une conclue, l’autre crainte », comme le dit Aristote, dans son commentaire de Platon. L’opinion ne ressortit pas à la science parce qu’elle introduit ainsi, entre le principe et la conclusion, un troisième élément, chargé d’une sorte d’ambiguïté, d’incertitude, la possibilité d’une autre conclusion, contraire à l’idée a priori reçue, bref l’idée du doute de la pensée elle-même sur elle-même.

Le 4, qui dénote le « quatre » ou la « quaternité », est associé par Platon au sens, ce mot sens étant pris au sens de « perception ». En effet, la quaternité « consiste en quatre angles ». Elle évoque donc l’idée de l’objet matériel, du corps sensible, et ce qu’il donne à percevoir.

Pour résumer, les quatre premiers nombres entiers symbolisent les quatre principes de toute connaissance, à savoir, l’intelligence, la science, l’opinion et le sens. Sur un plan plus métaphysique, ces quatre nombres symbolisent aussi le fait que l’âme participe intimement de la nature de l’unité, de la dualité, de la trinité et de la quaternité.

Platon en tire une conclusion supplémentaire, plus générale encore. Il en déduit que l’âme est « séparée » (du corps, et de la matière). Puisque l’âme participe intimement de ces quatre nombres inaltérables, éternels, et que ces nombres lui servent de principes constitutifs, essentiels, c’est là une preuve que l’âme est elle aussi « séparée » du monde de la matière, qui reste indiscriminée, confuse. C’est aussi un indice qu’elle est éternelle au même titre que les idées de l’un et du deux, ou du trois et du quatre.

La philosophie platonicienne baigne dans une ombre profonde, venue des temps les plus anciens. Mais cette antique obscurité n’en est pas moins zébrée de lueurs vives, d’éclairs incandescents. Il ne faut pas avoir la vue basse, et, à l’instar de cet oiseau des montagnes capable de fixer le soleil sans ciller, il faut avoir envie de s’élever vers les plus hautes des cimes. Les vues de Platon, d’ailleurs, n’étaient pas seulement les siennes propres. Dans sa Théologie platonicienne, Marsile Ficin reconnaît dans la construction de l’imaginaire platonicien le flux nourricier de Temps bien plus anciens, un temps immémorial où vécurent prophètes, aruspices, auspices, astrologues, mages, sibylles ou pythies. Ficin ajoute à cette longue liste une référence aux anciens prêtres égyptiens : « Quand l’âme de l’homme sera tout-à-fait séparée du corps, elle embrassera, les Égyptiens le croient, tout pays et toute époquei. »

Marsile Ficin était un philosophe de la première et florissante Renaissance italienne. Il avait pour sa part, comme d’autres en son temps, renoué avec les profonds mystères de l’Orient. Heureuse époque, qui croyait positive et constructive la « craseii » des cultures et des civilisations, l’embrassement de tout pays et de toute époque.

Combien désespérante et appauvrie me paraît, en parfait contraste, notre prétendue civilisation, si barbare, si dénuée de tout principe de mélange, d’alliage et d’alliance, et ceci dans les centres mêmes où elle est censée avoir initialement germé.

On parle de la prochaine « grande extinction » des espèces, dans le contexte de la crise climatique. Il faudrait aussi appliquer ce mot « extinction » à toutes les formes de la sagesse et de l’intelligence humaine. Nous sommes en danger imminent de mort intellectuelle et morale. Et ceci dans un orage d’hypocrisie, un monceau de mensonges, un tsunami de veulerie.

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iMarsile Ficin. Théologie platonicienne.

iiLe mot crase est emprunté au grec κρᾶσις, krãsis , « mélange, alliage », mais avec, ici, une nuance de sens un peu différente de celles que les dictionnaires proposent, lesquelles s’appliquent habituellement dans le contexte de la linguistique ou de la médecine. Comme des mots qui se suivent peuvent s’agglutiner et fusionner en partie dans la bouche qui les prononce, les civilisations et les cultures, surtout à leur stade initial ou terminal, ont tendance à se mélanger à d’autres qu’elles, pour en tirer quelque nouveau souffle, quelque inspiration ou une nouvelle façon d’articuler des bribes de sens.

Incompréhensible et incroyable


« Blaise Pascal »

Tant de contradictions dans l’homme ? Homo, ce petit amas de boue éphémère, a su se multiplier si vite, huit milliards en 2023, et menace maintenant la Terre brune et bleue qui le fait encore vivre. Des limites partout enserrent la Terre. Seuls les rêves des hommes sont infinis. Dont ceux qui animent les guerres entre les hommes, partout, toujours ; guerres toujours absurdes et toujours raisonnées, aberrantes mais justifiées, intolérables mais tolérées.

Il n’y a aucun sens à tout cela. Pourtant cela est — incompréhensible.

« Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être. Le nombre infini. Un espace infini, égal au finii. » Il y a deux possibilités à considérer. Tout ce qui est incompréhensible peut en effet le rester, demeurer toujours, éternellement, inconcevable, inexplicable. Ou alors, ce qui fut longtemps fut totalement impénétrable, inintelligible, peut un jour se trouver explicable, et même expliqué. Expliquer les trous noirs dans l’univers, qui avalent tout, sans retour, mais qui rayonnent encore, à leur surface ? Cela a été fait. La grande théorie unificatrice de toutes les forces, un jour réalisée ? Pas encore, mais cela ne saurait tarder. L’accord des peuples et la fin des idéologies ? Absolument impossible, ou théoriquement envisageable ? La synthèse de l’immanence et de la transcendance ? Contradiction dans les termes, ou vue supérieure de l’état des choses ?

Il n’est jamais impensable de pouvoir espérer penser l’impensable. «  — Incroyable que Dieu s’unisse à nous. — Cette considération n’est tirée que de la vue de notre bassesse. Mais si vous l’avez bien sincère, suivez-la aussi loin que moi, et reconnaissez que nous sommes en effet si bas, que nous sommes par nous-mêmes incapables de connaître si sa miséricorde ne peut pas nous rendre capables de luiii. » Comment l’homme peut-il savoir quoi que ce soit sur « Dieu », alors qu’il ne sait même pas ce qu’il est lui-même. L’injonction de la Pythie de Delphes, « Connais-toi toi-même », connaît-on seulement ce qu’elle signifie ? N’est-elle pas essentiellement hors de notre portée ?

D’un côté, la présomption de l’homme est infinie, son orgueil et sa fatuité sans fin, et d’un autre côté, sa faiblesse lui est consubstantielle, et son humiliation structurelle. L’homo n’est-il pas humus ? Il rêve d’étoiles, il songe à conquérir des pans d’univers, sans voir que sa boue l’aveugle ni sentir qu’elle lui emplit la bouche.

Nous ne savons certainement pas qui nous sommes, et l’apprendrons-nous jamais un jour ? On peut en douter. Pascal dit : « Nous ne pouvons l’apprendre que de Dieuiii. » Et si Dieu n’existe pas, nous ne pouvons apprendre qui nous sommes de personne d’autre que de nous-mêmes. Mais pour ce faire, il faudrait dans quelque avenir que nous le sussions auparavant. D’où contradiction. Dans le matérialisme et le positivisme ambiant, comment douter que la machina sans Deus, que nous sommes désormais certifiés d’être, sera vite dépassée par une nouvelle machina, une mach-IA, beaucoup plus agile, bien plus intelligente, et certes débarrassée de la moindre conscience – ce fardeau inutile, et contre-productif.

Il y a une autre hypothèse à évaluer. Pascal l’a articulée avec brillance, et un tranchant de silex. « Voulant paraître à découvert à ceux qui le cherchent de tout leur cœur, et caché à ceux qui le fuient de tout leur cœur, il tempère sa connaissance, en sorte qu’il a donné des marques de soi visibles à ceux qui le cherchent, et non à ceux qui ne le cherchent pas. Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir, et assez d’obscurité pour ceux qui ont une disposition contraireiv. »

Je dis ‘silex’, parce que cette métaphore emporte avec elle le souvenir des coups et des étincelles, du feu et de la guerre, du tranchant et du transperçant, et vaut donc pour ce qui touche à la religion et à ce qui s’ensuit. Toutes les guerres ont plusieurs fondements. L’argent, bien sûr. Le sang du Léviathan est « l’argent », a dit Hobbes, qui s’y connaissait. Il y a aussi le pouvoir (mais cela revient à la même chose exactement). Et il y a la religion. Tous les hommes d’argent et de pouvoir ne sont pas totalement athées, et beaucoup d’entre eux se targuent même de quelque religion. Il est temps d’en finir avec cette effroyable hypocrisie, ce mensonge mythologique et viscéral. Cette incroyable et incompréhensible arrogance de quelques hommes de boue finira dans la boue.

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iBlaise Pascal. Pensées. § 430. Edité par Léon Brunschvicg. 1904, Tome II

iiIbid.

iiiIbid.

ivIbid.

L’avenir marche à reculons


« L’avenir marche à reculons » ©Philippe Quéau 2023 ©Art Kéo 2023
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Nuit de l’esprit
Cécité des idées
Barbares au pouvoir
Guerre sciemment perpétuée
Humiliation de l’Humain

Cette crainte qui est au milieu de l’Occident 


« Horus »

Les temps sont sourds, aveugles. On avance dans le noir, et les précipices se précipitent autour de nous. Jadis déjà, dans l’Égypte ancienne, l’Occident était appelé « le pays de la mort ». Le Papyrus de Neferoubenef parle, dans ce contexte, de « la crainte qui est au milieu de l’Occident ». Mais la mort, en Égypte, était aussi le moment clé de toute vie, le temps où s’opère la transformation de l’âme en ba – le principe divin, aussi nommé Râ. L’âme-ba devait se transformer en Horus. La chair d’Horus est d’or, ses os d’argent. Il est le Dieu qui permet à toute âme de réaliser sa propre et finale mutation, divine et royale. Ces phrases effrayées, suppliantes, heurtées, ont plus de 5 000 ans, et sont à lui adressées : « Salut à toi qui es dans la nécropole sainte de Rosetau; je te connais, je connais ton nom. Délivre-moi de ces serpents qui sont dans Rosetau, qui vivent de la chair des humains, qui avalent leur sang, car moi je les connais, je connais leurs noms. Que le premier ordre d’Osiris, Seigneur de l’Univers, mystérieux en ce qu’il fait, soit de me donner le souffle, dans cette crainte qui est au milieu de l’Occident ; qu’il ne cesse d’ordonner les directives selon ce qui a existé, lui qui est mystérieux au sein des ténèbres. Que la gloire lui soit donnée dans Rosetau ! Maître de l’obscurité, qui descend et qui ordonne les nourritures dans l’Occident ! On entend sa voix, on ne le voit pas, le grand Dieu qui est dans Busiris ! […] Je viens en messager du Seigneur de l’Univers. Horus, son trône lui a été donné. Son père lui donne toutes louanges, ainsi que ceux qui sont dans la barque. Seigneur de crainte dans Nout et dans le Douat ! Je suis Horus. Je suis venu, chargé de la sentence. Permets que j’entre, que je dise ce que j’ai vui. »

Qu’a-t-elle vraiment vu, cette âme morte ? Ne dit-elle pas aussi : « On entend sa voix, on ne le voit pas, le grand Dieu. » On peut conjecturer qu’au moins elle a été en sa présence, puisqu’elle déclare : « Je viens en messager du Seigneur de l’Univers ». Que craint-elle donc, cette âme qui vient en messagère du Dieu ? L’Occident ?

La langue arabe en témoigne encore, l’Occident a toujours été le lieu du danger et de l’exil, dans la culture sémitique. La racine verbale غَرَبَ, gharaba, déploie tous ces sens entrelacés : « 1. S’en aller, partir, s’éloigner. 2. Mettre à l’écart. 3. Se coucher (se dit du soleil ou de la lune). 4. Arriver de l’étranger, arriver du côté de l’occident. Avec la vocalisation غَرِبَ, ghariba : 1. Être très noir 2. Être atteint de maladie. Avec la vocalisation غَرُبَ gharouba, 1. Disparaître, se cacher. 2. S’éloigner, se mettre à l’écart. 3. Quitter son pays. 4. Être étrange, ou obscur et difficile à comprendre. Quant au nom d’action tiré de cette racine verbale, غَرْبً, gharb, il fourmille de sens allusifs et de métaphores : « Éloignement, séparation, voyage à l’étranger, absence, émigration, terme, fin, extrémité, tranchant d’un cimeterre, commencement, tempérament violent, coucher du soleil, l’ouest, l’occident, torrent de larmes, flèche décochée par un archer invisibleii… »

On comprend l’idée générale…

La même racine existe dans cette autre langue sémitique qu’est l’hébreu. Mais le sens étymologique y est quelque peu différent, et renvoie au vocabulaire commercial. La racine verbale עָרַב arab (ou ‘arav) a pour sens premier ‘mêler’ et offre cette gamme sémantique : 1. Échanger les marchandises, trafiquer. 2. Être garant, cautionner. 3. Engager, donner un gage. 4. Être doux, être agréable. C’est seulement dans une deuxième acception, qu’il se rapproche de l’arabe غَرَبَ : le verbe עָרַב signifie : « Faire soir, faire sombre », ce verbe venant en fait du substantif עֶרֶב êrêb, « soir ». Il semblerait que cette acception soit due à l’influence de la langue arabe ancienne, puisque le mot hébreu עֲרָב ‘arab, a aussi un sens géographique : « Arabie ».

Mais revenons aux anciens Égyptiens, pour qui l’Occident était originellement le lieu de la « crainte » et de la « mort ». La mémoire profonde, incarnée dans les gènes depuis des millénaires, assimile en effet l’ouest, ce lieu où le soleil finit sa course, à la mort, et à tout ce qu’elle implique. Et cela par opposition à l’orient, symbole de la naissance et des lendemains nouveaux. Cette crainte antique de l’Occident existe encore sous forme larvée. Elle coïncide aujourd’hui avec un fait politique majeur (on en voit les conséquences depuis plusieurs décennies). Mais par ailleurs, l’Occident, de par sa richesse, réelle ou supposée, et par la paix qu’elle semble assurer en ses frontières, invite à l’exil. Des populations en détresse, dans le Sud dit « global » et dans l’Orient dit « compliqué », aspirent malgré tous les dangers à accéder à cet oasis vespéral, où se trouvent, dit-on, la paix et la richesse.

Or, c’est un fait que ce même Occident a aussi cru bon répandre la guerre et la pauvreté, au nom de sa propre conception de la paix et de la richesse. Une brève litanie de lieux de guerres récentes en donne une idée : Iraq, Afghanistan, Syrie, Libye,… Mais, retournement de situation, c’est en Occident même que, désormais, diffuse ou exprimée, la « crainte » commence à déployer ses griffes.

La « crainte », dans un Occident « riche » et « paisible » ? Contradiction ? Il est vrai que pour les occidentaux, l’Horus d’or, ce grand Dieu, n’est plus là pour garantir la vie après la mort.

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iTraduction par Suzanne Ratie. Le Papyrus de neferoubenef (Louvre III 93). Édité par Institut français d’archéologie orientale. Le Caire, 1968.

iiA. de Biberstein-Kazimirski. Dictionnaire Arabe-Français. Tome II. Ed. AlBouraq, Beyrouth, 2004, p.450.

Le Feu Final


« Feu de forêts près de Tchernobyl »

Alexandre Douguine, le « Raspoutine de Poutine », prenant acte de la défaite absolue du « Bloc de l’Est » dans son livre, Fondamentaux de Géopolitique (1997), le conclut par un appel menaçant au « Nomos du Feu », et à sa puissance apocalyptique.

Cette expression est forgée en une évidente référence au « Nomos de la Terre », ce grand « partage mondial » théorisé par Carl Schmitti, qui considérait comme irréductible et irréconciliable l’opposition des Puissances de la Mer (le monde anglo-américain) et les Puissances de la Terre (le continent eurasiatique).

Mais le ton véritablement apocalyptique de Douguine va bien au-delà de l’analyse méta-juridique et historico-philosophique de Schmitt.

Il s’agit d’un véritable cri de haine contre la montée des « Eaux », c’est-à-dire contre l’infinie et implacable fluidité des instruments (liquides) du Capital, et leur subtile corrosion de l’âme et du cœur des hommes, tous ramenés par la puissances des technologies à l’état indifférencié de fourmis, s’agitant vainement sur ce qui semble une planète si minuscule, vue du « cosmos »…

Voici le texte de Douguine, traduit par mes soins, et tel qu’il se trouve en conclusion de son livre :

Le Nomos du Feu

« La fin du Bloc de l’Est signifie une victoire complète pour le Nomos de la Mer. Toutes les tentatives de confronter sa logique et sa structure avec ses propres moyens techniques
se sont avérées infructueuses. La bataille des bateaux a été perdue par l’Espagne. La résistance économique-industrielle, stratégique et doctrinale au Nomos de la Mer par l’Allemagne nationale-socialiste (1933 1945), inspirée en partie par le projet eurasien de Haushofer,ii a été étouffée par la puissance et la ruse de l’Occident, qui s’est servi de l’URSS à cette fin.

La rivalité technologique avec le marxisme a duré plus longtemps, mais elle a été perdue dans les années 60 et 80 par les pays du Pacte de Varsovie, parallèlement à la fin de la guerre froide, la deuxième phase de la révolution industrielle et la transition vers une société post-industrielle.

Le cycle de l’histoire humaine, après avoir traversé les polarités statiques de la nature, s’est achevé,
comme nous l’a indiqué un Américain portant un nom de famille japonaisiii.

Nous pouvons affirmer la défaite absolue de la Terre, du Behemothiv, de l’Eurasie, du Nomos de la Terre. Bien sûr, le Nomos de la Terre lui-même n’était qu’une trace d’une tentative de solution de l’humanité au problème ouvert de l’Être, mais pas de son essence. Il était la forme extérieure d’une réponse, mais pas l’élément ardent qui avait donné naissance à la réponse hyperboréenne.

La Terre ne peut plus répondre au défi du Nomos de la Mer, qui est devenu global et singulier. Elle est submergée par les Eaux, son ordre s’est dissous à travers les fissures de l’Œuf Mondial.

La fin de la révolution industrielle a démystifié les illusions selon lesquelles elle pourrait encore rivaliser à son propre niveau avec la technologie libérée (entfesselte Technik).

Le stade éthérocratiquev de la thalassocratie absolue, le regard porté sur la terre depuis l’espace, rend tous les êtres grouillants fondamentalement identiques, leur valeur est strictement pragmatique et égale à leur utilité.
La vie est calculée dans les équivalents financiers du Capital, seule puissance réellement dominante.

Le génie génétique permet d’élever des poulets et des clones humains, tout comme hier on a inventé la vapeur, la machine ou le métier à tisser. La technologie a envahi l’humanité, atteignant son cœur.
En 1959, Carl Schmitt avait peut-être encore une étincelle d’espoir que quelque chose pourrait soudainement changer. À la fin du siècle, il n’y a plus d’espoir.

Le triomphe de l’eau a absorbé de manière apocalyptique tous les éléments et toutes les formes historiques. Elle a été capable non seulement de détruire, mais aussi de transmuter dans sa civilisation une alchimie de parodie géopolitique. L’or (monnaie), le solvant universel et
l’ingéniosité technique des puissances de la mer ont transformé l’humanité en une espèce de biomasse sous contrôle. Mais il reste quelque chose qui est immunisé contre ce processus global.
– Le feu.

C’est en vérité le feu, purifié de ses aspects naturels, culturels, sociaux et politiques acquis au cours du voyage de l’histoire, qui se trouve maintenant dans une position privilégiée.
Il est dans une position privilégiée par rapport à l’état de compromission dans lequel il se trouvait, lorsqu’il ne restait qu’à l’état de Nomos de la Terre, cet ordre de la Terre sèche.

C’est seulement maintenant que la structure de son défi originel devient claire, car ce n’est que maintenant qu’il se manifeste dans toute la mesure de ses possibilités, et dans toute sa portée historique.

Ce qui est en question n’est ni plus ni moins que l’Homme. Dans quelle mesure s’est-il avéré être historique ? Dans quelle mesure s’est-il avéré être naturel ? Dans quelle mesure a-t-il succombé aux éléments qui constituent son essence naturelle (et qui incluent la rationalité de l’espèce) ? Dans quelle mesure a-t-il pu rester fidèle à cet aspect caché, — sa dimension transcendante ?

A la fin des fins, quelle part de Feu possède-t-il en lui?
Ou n’est-il seulement que de l’eau ? »vi

Derrière l’envolée lyrique des deux dernières phrases, on peut comprendre une sorte d’allusion mystique à un Feu spirituel et ardent, transcendant la puissance basse et insaisissable de l’Eau.

Mais sous la plume de celui qui fut le fondateur du Parti National-Bolchévique, à la devise sans équivoque (« La Russie est tout, le reste n’est rien! »), la menace ontologique d’une « solution finale »vii par le « Feu », est plus que sous-entendue, elle se veut un appel direct à la guerre ultime.

La guerre est déjà là, en Ukraine, avec toute la puissance de ses propres « feux », encore locaux.

La seule question est: jusqu’où ce feu déclaré va-t-il aller?

Et dans quelles conditions s’arrêtera-t-il?

Le porte-parole du Kremlin, Dimitri Peskov, a déclaré le 22 mars 2022, que l’arme nucléaire pourrait être utilisée si la Russie devait faire face à une menace existentielle.

Le feu nucléaire, c’est l’évidence, fait partie du Feu dont Douguine estime que son temps est venu, contre la puissance multiforme et corruptrice des « Eaux ».

Je pense qu’il faut prendre la menace de Peskov (qui ne fait qu’amplifier une menace similaire suggérée par Poutine) extrêmement au sérieux, — et non pas comme une sorte d’élément de propagande destiné à effrayer des démocraties douillettes et couardes, enfoncées dans le sentiment trompeur d’une sécurité que rien ne garantit désormais.

Il faut aussi la prendre au sérieux parce qu’elle fait partie des métaphores finales de Douguine, ce théoricien majeur de l’ère poutinienne, et de la renaissance programmée de l’Empire eurasiate, cet Empire messianique, « élu » pour devenir l’Empire mondial, le Sauveur de l’Humanité entière contre « l’Empire du Mal ».

Le Feu nucléaire sera, c’est sûr et certain, l’option en dernier recours du régime totalitaire de Poutine. Il l’emploiera s’il se convainc qu’il est en voie d’être acculé à une défaite militaire par un État qui est un « non-État » à ses yeux. Humiliation suprême, et qu’il ne permettra à aucun prix. Il recourra sans aucun état d’âme à l’usage local de cette arme finale en Ukraine, pour renvoyer l’Occident tout entier à ses propres terreurs, et pour l’obliger de constater que celui-ci a beaucoup plus à perdre en s’affrontant à l’ours « eurasiate » qu’à y gagner.

L’antique et symbolique combat revient donc, de façon inattendue, sur la scène mondiale. Le Feu contre l’Eau.

Soyons optimiste, cependant. Il n’est pas certain que la métaphore choisie par Douguine ne puisse être retournée contre elle-même.

Quand le Feu flambe et brûle, quoi de mieux que l’Eau pour l’éteindre?

Et si même le Feu devait rester tapi sous l’Eau, sans pouvoir être directement atteint et éteint par elle, alors celle-ci ne peut que bouillir et bouillonner, à grand bruit.

Elle peut alors se transformer en vapeur, cette force qui a lancé la Révolution industrielle…

Cette vapeur qui est en fait de l’Air, mélangé avec l’Eau, et dont la puissance va bien au-delà de celle du Feu…

Et oui, le Nomos de l’Eau et de l’Air alliés ensemble peut et doit vaincre le Nomos de la Terre et du Feu.

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iCarl Schmitt. Le Nomos de la Terre. PUF. 2012

iiKarl Haushofer, géostratège allemand, est l’inventeur du concept de Lebensraum, « l’espace vital », qui a grandement influencé Hitler.

iiiC’est une allusion à Francis Fukuyama, auteur de La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme (The End of History and the Last Man), publié en 1992 .

ivPar opposition au Léviathan, monstre marin, symbolisant quant à lui la Puissance de la Mer (ces deux métaphores bibliques ont été originellement utilisées par Carl Schmitt).

v Je pense qu’on peut comprendre derrière ce néologisme une allusion aux enjeux mondiaux de la domination de l’espace, du cyberespace et de l’IA.

viНомос Огня. Конец Восточного блока означает полную победу номоса Моря. Все попытки противостоять его логике и его структуре с помощью его же технических средств оказались несостоятельными. Баталия на кораблях была проиграна Испанией; экономикоиндустриальное, стратегическое и доктринальное сопротивление номосу Моря националсоциалистической Германии (1933 1945), вдохновленной отчасти евразийским проектом Хаусхофера, было подавлено силой и хитростью Запада, использовавшего для этих целей СССР; технологическое соперничество, с учетом уроков марксизма, длившееся дольше всех, было проиграно в 60-е 80-е странами Варшавского договора параллельно окончанию второго этапа промышленной революции и переходу к постиндустриальному обществу. Цикл человеческой истории, пройдя насквозь статические полярности природы, завершил ся, о чем нас известил один американец с японской фамилией. Мы можем констатировать абсолютный проигрыш Суши, Бегемота, Евразии, номоса Земли. Конечно, сам номос Земли был лишь следом решения человечеством поставленной перед ним открытой проблемы Бытия, но не его сущностью. Внешней формой Ответа, но не огненной стихией, породившей гиперборейский Ответ. Земля не может больше ответить на вызов номоса Моря, ставшего глобальным и единственным. Она затоплена Водами, ее Порядок растворен через щели в Мировом Яйце. Окончание промышленной революции развенчало иллюзии того, что с раскрепощенной техникой (entfesselte Technik) можно соревноваться на ее же уровне. Эфирократиче ская стадия абсолютной талассократии, взгляд, брошенный на Землю из космоса, делает все существа, кишащие на ней, принципиально одинаковыми их ценность строго прагматична и равна их полезности. Жизнь исчислена в финансовом эквиваленте реально доминирующего Капитала. Генная инженерия выводит цыплят и людей-клонов, так же, как вчера изобретали паровую машину или ткацкий станок. Техника вторглась в человечество, достигнув его центра. В 1959 году у Шмитта могла быть еще искра надежды, что нечто внезапно может измениться. К концу столетия таких надежд нет. Триумф Воды апокалиптически вобрал в себя все стихии и все исторические формы, которые смог не просто уничтожить, но трансмутировать в своей цивилизацион ной геополитической пародийной алхимии. Золото (деньги), универсальный растворитель и техническая изобретательность сил Моря превратили человечество в контролируемую биомассу. Но осталось нечто, что не подвержено этому глобальному процессу.

Огонь.

Именно он очищенный от своих природных, культурных и социально-политических наслоений, приобретенных за время путешествия по истории находится сейчас в привилегированном положении по сравнению с тем компромиссным состоянием, в котором он находил ся, оставаясь лишь номосом Земли, порядком Суши. Только сейчас проясняется структура его изначального вызова, так как только сейчас проявляется во всем историческом объеме то, чему этот вызов был брошен. Под вопросом стоит ни больше ни меньше как Человек. В какой степени он оказался историчен? В какой природен? В какой мере поддался стихиям, составляющим его естественную ткань (вплоть до общевидовой рациональности)? В какой смог сохранить верность неочевид ному трансцендентному измерению? Сколько в нем, в конце концов, оказалось Огня? Или весь он только Вода?

viiLe terme de « solution finale » a été tout récemment utilisé par le Président Zélinsky devant la Knesset pour décrire le projet de Poutine contre l’Ukraine, — au grand scandale de nombre d’Israéliens, pour lesquels la « solution finale » qui a été employée par les Nazis contre les Juifs, reste un fait absolument unique dans l’Histoire. Mais ce même terme a en effet aussi été employé par Poutine pour décrire la nécessité de régler une fois pour toutes la question de l’Ukraine, qui n’est qu’un « non-Etat ».

À l’est de l’Ukraine 


Une vision (russe) du conflit au Donbassi

par Nikolay Mitrokhin , le 22 mars 2022

Un Soldat Ukrainien au Donbass. Photo de Travan Roberto 

Certains de mes amis Facebook discutent tout à fait sérieusement du slogan poutinien « Ils [la population civile russe du Donbass] étaient sous les tirs d’artillerie depuis huit ans »… Parmi ces amis, tous n’avaient pas l’âge de suivre l’actualité en 2014, et d’autres ont pu, depuis lors, simplement oublier (si tant est qu’ils et elles en aient eu connaissance avant) les éléments suivants :

Il n’y a pas de « peuple du Donbass« 

Le « peuple du Donbass » est une construction idéologique qui a été introduite avec force par la propagande du Kremlin dans la conscience des Russes et des Ukrainiens depuis 2014. Du reste, huit ans plus tard, les deux entités administratives, relativement petites, qui sont censées représenter ce projet d’ensemble, demeurent divisées, séparées par des postes de contrôle douaniers et policiers. La population des deux régions administratives ukrainiennes de Donetsk et de Louhansk/Lougansk était au départ extrêmement composite. Son identité était plurielle, on y trouvait à la fois des sympathies pro-ukrainiennes (plutôt marquées dans le nord de la région de Lougansk et l’ouest et le sud de celle de Donetsk) et des sympathies pro-russes dans les villes minières et industrielles et la population rurale (cosaque) du sud de la région de Lougansk. Par ailleurs, avant le début des combats au Donbass, le désir réel de réunification avec la Fédération de Russie ou bien de fédéralisation de ces régions était formulé par environ un tiers de la population de cet ensemble ; un autre tiers était favorable à une intégration renforcée avec la Russie, et le dernier tiers pour le maintien du statu quo. L’activisme pro-russe était donc concentré sur une partie des localités de la région, tout en étant absent des autres, où les autorités, puis l’armée ukrainiennes ont rencontré un soutien local (par exemple à Debaltseve/Debaltsevo). Le pseudo-référendum sur la création des « républiques populaires » fut organisé dans un contexte de vide du pouvoir, et seulement dans une partie des localités (principalement dans l’agglomération de Donetsk) dans un très petit nombre des bureaux de vote habituels. On ignore purement et simplement quelle part de la population a réellement voté ; aucune vérification extérieure des résultats n’a eu lieu ni n’avait été prévue.

Pas de « soulèvement populaire »

Il n’y a pas eu de « soulèvement populaire » dans cette région. L’assistance maximale enregistrée dans un meeting pro-russe à Donetsk (une ville millionnaire) est de l’ordre de 30 à 35 000 personnes, le nombre maximum d’attaquants ayant pris part à l’assaut des bâtiments administratifs, et ensuite participé aux bataillons de la « milice populaire » est de 1500 à 2000 personnes dans les grandes villes. Par ailleurs, une partie importante de ces gens, sinon la majorité, étaient soit les membres de bandes armées de petites villes (comme le groupe « Stakhanov », à l’origine de l’« État » de Lougansk), soit des citoyens de la Fédération de Russie qui avaient commencé à affluer pour saper l’État ukrainien dès février 2014 (comme bon nombre de futurs « chefs armés sur le terrain »). Mais jusqu’à juin-juillet 2014, les autorités ukrainiennes restaient présentes dans la majorité des villes du Donbass, par le biais des municipalités et des maires, en parallèle avec l’activité des groupes se présentant comme « républiques populaires ».

Les combats militaires dans le Donbass commencèrent à l’initiative de la Fédération de Russie, laquelle a armé et laissé passer à travers la frontière le groupe « bataillon Crimée » du lieutenant-colonel du FSB [Service fédéral de sécurité, les services secrets russes] en retraite Igor Guirkine (Girkin), spécialiste d’abord de la thématique « tchétchène », puis de l’« ukrainienne », connu également sous le pseudonyme « Strelkov ». Le bataillon était de manière significative constitué d’anciens membres des forces spéciales de la Direction générale des renseignements (GRU) et d’autres unités de combat spécialisées de l’Armée russe formées aux activités de diversion (entendons par là : terroristes). Guirkine n’était pas un officier du FSB ordinaire. Il était étroitement lié au milieu souterrain militant et terroriste des nationalistes russes en armes (y compris, de manière indirecte, avec le groupe terroriste néo-nazi BORN) et les « black diggers » (« dénicheurs noirs ») du marché illégal des armes. Il modérait même un forum en ligne consacré à ces sujets. C’est Guirkine encore qui, après l’assaut contre les bâtiments administratifs dans la ville de Sloviansk/Slaviansk le 12 avril 2014, a enclenché les combats militaires avec les forces de l’ordre, puis avec l’armée ukrainiennes. Il a commencé en faisant tirer par surprise sur les agents du Service de sécurité ukrainien (SBU) qui étaient arrivés pour faire le point sur la situation dans la ville.

Les tirs d’artillerie sur Sloviansk ont débuté après que Guirkine a utilisé un mortier automoteur « Nona » pris à l’armée ukrainienne pour bombarder les positions ennemies [ukrainiennes]. À cette fin, le Nona (et plus tard d’autres armes acheminées dans la ville, pour partie capturées à l’armée ukrainienne, et pour partie fournies par l’armée russe) a tiré depuis des quartiers résidentiels de la ville. Les tentatives de le détruire se sont soldées par des tirs d’obus sur des immeubles d’habitation et par des destructions. Mais les citadins qui habitaient là avaient eu largement le temps d’évacuer soit vers le côté ukrainien soit vers le côté « pro-russe », y compris en transports en commun.
J’omets (vu l’ampleur des événements qui s’y sont déroulés : pour aller vite) toute la période de la guerre qui va de l’été 2014 au début 2015, au cours de laquelle l’armée ukrainienne a tenté de libérer son territoire d’unités (et pour tout dire souvent de bandes) de « chefs armés sur le terrain » qui ont afflué alors sur ce territoire depuis toute l’ex-URSS, et même de lointains pays étrangers. Ils ont essayé d’utiliser le tissu urbain pour causer un maximum de dégâts à l’armée ukrainienne, et pour s’en infliger le moins possible à eux-mêmes. Guirkine aurait même suggéré, selon son allié de l’époque Alexandre Zakhartchenko (Zaharčenko), de faire sauter les immeubles de plusieurs étages situés à l’entrée de Donetsk, afin de faciliter la défense de leurs positions. Plus tard, des militants enquêtant sur des attentats à la bombe à Moscou et dans d’autres villes russes en 1999 ont trouvé une similitude indéniable entre le portrait-robot du terroriste qui a placé des sacs de RDX dans un immeuble de Riazan et le portrait de Guirkine, devenu populaire en 2014. En 1999, Guirkine était un officier du FSB qui luttait contre le terrorisme djihadiste salafiste au Nord Caucase – d’abord au Daguestan, puis en Tchétchénie –cette théorie est donc séduisante, même si elle n’est pas vérifiée à ce jour.

Pillage et terreur

Enfin, sur ce qui s’est passé après la cessation des combats les plus intenses, au début de 2015. Oui, l’armée ukrainienne et les « milices populaires » des « républiques populaires » contrôlées par la Russie ont périodiquement échangé des tirs d’artillerie. Comme, la plupart du temps, la frontière qui les séparait suivait exactement les limites des agglomérations de Donetsk et de Louhansk (à ne pas confondre avec les limites des régions administratives), c’est-à-dire qu’elle se trouvait entre les zones urbaines denses sous contrôle des deux « républiques de Donetsk et de Lougansk » (désormais désignées par leurs initiales en russe : DNR et LNR) et les banlieues et champs sous contrôle du gouvernement ukrainien (qui, ne l’oublions pas, contrôlait les deux-tiers du territoire de chaque région administrative), les tirs envoyés depuis les quartiers urbains ont entraîné des « réponses » vers les endroits d’où ils étaient partis. À leur tour, les obus d’artillerie et les roquettes des « républiques populaires » « atterrissaient » souvent vers les villes et villages occupés par l’Ukraine. Outre les célèbres bombardements de zones résidentielles de Marioupol et de Kramatorsk (pendant la période des combats de 2014-2015) par des roquettes (russes), Avdeïevka (la première ville à l’ouest de Donetsk occupée par l’armée ukrainienne), Stanytsia Louhanska (banlieue nord de Lougansk, contrôlée par l’Ukraine), Marioupol et d’autres villes ont également été constamment touchées après 2015.

Cependant, ces bombardements n’étaient pas très intenses. Et les deux camps visaient principalement les militaires, plutôt que de simplement tirer à l’aveugle. C’est pourquoi, pendant les combats, les habitants des zones de la ligne de front qui, pour une raison quelconque, ne pouvaient ou ne voulaient pas évacuer, « restaient assis dans les caves ». Mais 98 % des habitants « vivaient une vie normale », selon les « autorités » de DNR et de LNR (ensemble : LDNR), alors qu’en réalité en 2014-2015 ils avaient souffert des pillages et de la terreur de ces mêmes nouvelles autorités soutenues par la Russie. La prise de contrôle de cette partie de l’Ukraine par des bandes criminelles déguisées en forces d’« autodéfense du peuple » a donné lieu au plus grand cambriolage de l’histoire post-soviétique. Tous les citoyens aisés se sont vu confisquer leur argent, leurs voitures et leurs logements par les « chefs armés sur le terrain », beaucoup d’entre eux et de leurs proches sont passés par des « caves », des sous-sols insalubres où ils ont été torturés et humiliés en attendant que leurs proches rassemblent le montant des rançons. Tous n’ont pas eu la vie sauve, loin de là (et beaucoup y ont perdu leur santé). Les personnes intéressées peuvent consulter sur Google l’histoire du plus sanglant des gangs : « USSR-Bryanka » (une unité spéciale chargée de contrôler l’arrière de la LNR), mais ce n’était qu’une des dizaines de formations de ce type, dont la plupart ne sont plus aujourd’hui. En effet, de nombreux « chefs armés sur le terrain » et combattants sont morts à Donetsk des mains de leurs compagnons d’armes et de leurs alliés, et ce n’est qu’en 2017 que la situation est revenue, relativement, à la normale, autrement dit se limitant à l’écrasement de toute opposition politique et aux rancœurs et tueries permanentes dans le partage du butin de la « verticale du pouvoir ».

Trois personnes en particulier ne participeront pas aux célébrations marquant la reconnaissance de la République populaire de Lougansk par la Fédération de Russie : ses trois premiers chefs d’État. Officiellement, Gennady Tsypkalov s’est pendu dans une cellule à Lougansk en 2016 ; Valery Bolotov est mort d’une crise cardiaque à Moscou en 2017 ; et Igor Plotnitsky a démissionné de son poste en 2017. Officieusement, Tsypkalov a été étranglé, Bolotov empoisonné lors d’une réunion avec l’ancien président du Parlement de la République populaire, Plotnitsky démis de ses fonctions par un coup d’État armé. Arrêté en Russie, on n’a plus jamais entendu parler de ce dernier.

En revanche, le chef actuel de la République populaire de Lougansk, en poste depuis 2017, le colonel retraité des services de sécurité ukrainiens Leonid Pasechnik, sera présent. Pasechnik a passé toute la période des hostilités en 2014 dans les territoires contrôlés par l’Ukraine, et n’a décidé de faire carrière dans la République populaire qu’à partir d’octobre 2021. La situation des récents dirigeants de la République populaire de Donetsk est sinistrement similaire : des mafiosi sur lesquels le Kremlin a misé pour tenter de donner l’impression d’un « soulèvement populaire » dans le Donbas, beaucoup d’entre eux sont morts aussi violemment qu’ils ont vécu. Tous ont fait de leur mieux pour se détruire mutuellement, durant les cinq années qui ont suivi la naissance de cette zone de non-droit dans l’est de l’Ukraine.

Pendant ce temps, la LDNR a connu une dégradation de son économie du fait du contrôle russe. Les droits des propriétaires n’étaient pas protégés, leurs biens leur étaient extorqués puis redistribués entre les auteurs de ces extorsions. Les usines et les installations qui faisaient autrefois l’orgueil de ces régions ont été découpées pour en faire de la ferraille et expédiées en Russie pour presque rien, les travailleurs des usines restantes n’ont pas reçu leurs misérables salaires pendant six mois, et tous les rares profits de ce territoire autrefois prospère sont passés dans les mains des fonctionnaires et des oligarques de Moscou. Au moins un tiers de la population (peut-être jusqu’à la moitié) a quitté le territoire pour se rendre en Ukraine ou en Russie, car il était tout simplement dangereux d’y vivre — non pas à cause des bombardements, mais à cause des atrocités des vainqueurs et de l’absence de vie économique normale.

C’est un beau prétexte, bien sûr, pour dire, comme le fait Poutine, qu’on doit protéger les gens là-bas. La question est de savoir contre qui.

Nikolay Mitrokhin, le 22 mars 2022

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iCe texte, initialement paru sur Facebook en russe, le 28 février 2022, a déjà été traduit en anglais dans une version enrichie par l’auteur. Il a été traduit du russe et de l’anglais par Laurent Coumel, et publié sur le site du Collège de France, La vie des idées.

Guerre Totale


Alexandre Douguine, le « Raspoutine de Poutine »

La guerre en Ukraine n’est pas seulement régionale, elle est réellement l’incarnation d’une « guerre totale », et sans fin prévisible.

D’abord, cette guerre est « totale » parce que la véritable stratégie de la Russie est globale. Le but à long terme est d’assurer l’emprise de l’empire sur tous les pays émancipés lors de la chute de l’URSS, puis d’élargir sa zone d’influence de Lisbonne à Vladivostok, et de la Baltique aux mers du Sud.

Il y a vingt-cinq ans, Alexandre Douguine, l’idéologue et le géopoliticien le plus lu par les états-majors militaires et les diplomates russes, a publié la feuille de route menant à la recomposition de l’ex-empire soviétique, et à son élargissement en un empire « eurasiatique ».

En 1997, dans son livre Fondamentaux de géopolitique : l’avenir géopolitique de la Russie, il décrit avec précision une stratégie mondiale, dont les éléments ont été étonnamment mis en place les uns après les autres, pendant le quart de siècle qui a suivi la publication de son ouvrage.

On y trouve articulées en détail les actions de décomposition et de subversion que la Russie devait instiller en Occident. Sont également décrites les grandes lignes de l’ambition russe, néo-impériale et néo-fascisto-bolchévique sur la scène mondiale :

– Subversion du système démocratique des États-Unis, visant à l’affaiblir de l’intérieur et promotion de l’isolationnisme américain (on comprend alors rétrospectivement à quel point le président Donald Trump fut « l’idiot utile » au service de la stratégie russe);

– Sécession du Royaume-Uni vis-à-vis du reste de l’Europe (les cercles d’influence et les think tanks promouvant le Brexit ont reçu des financements d’oligarques russes tombant fort à propos, et plus généralement la City de Londres dans son ensemble a bénéficié des capitaux russes, et du blanchiment d’évasion fiscale à grande échelle);

– Division interne de l’UE en soutenant les partis d’extrême droite et de droite dans plusieurs pays européens (le parti du Rassemblement national a reçu en 2014 un « prêt » de 9,4 millions de dollars d’une banque russe, la First Czech-Russian Bank, laquelle a été liquidée peu après en 2016) et des personnages comme Gerhard Schoeder et François Fillon ont émargé aux emplois dorés offerts par les Russes), en encourageant les dérives autoritaires, populistes, anti-libérales, et en utilisant tous les moyens de désinformation possibles;

– Partage du vieux continent entre une sphère franco-allemande et une zone d’influence russe;

– Liquidation de l’OTAN (c’était là une prédiction prémonitoire, en un sens, si l’on se rappelle la forte phrase d’Emmanuel Macron sur sa « mort cérébrale » prononcée en 2019, laquelle ne faisait que reconnaître un état de fait, résultant de plusieurs décennies d’incohérences profondes, et d’errements stratégiques suscités par la politique états-unienne vis-à-vis de cette organisationi).

– Liquidation de l’Ukraine, en tant qu’elle est en soi une « anomalie absolue », un non-État. Elle doit être conquise et annexée par la Russie, à commencer par ses zones russophones. Il ne devra pas être permis à l’Ukraine d’être indépendante, et encore moins de l’autoriser à adhérer à l’UE ou à l’OTAN.

– Les États-Unis représentent l’ennemi principal de la Russie. Ils doivent être battus, non pas dans une guerre frontale, mais par tous les moyens de la guerre « hybride ». La Russie doit employer des techniques subtiles de désinformation passant par les réseaux sociaux, mais aussi des médias en place reprenant des thèmes diviseurs. L’objectif sera de semer le doute dans les esprits des citoyens américains sur la validité de leurs institutions démocratiques, d’attiser le séparatisme, les discriminations, le racisme endémique, le suprématisme blanc, mais aussi le « racisme afro-américain » anti-blanc, exciter les antagonismes sociaux, diviser toujours davantage la société américaine dont on sait qu’elle est absolument inégalitaire. L’objectif est d’affaiblir l’Amérique de l’intérieur en appuyant « tous types de séparatisme et de conflit ethnique, social ou racial », selon la formule de Douguine. La Russie doit notamment aider le Parti républicain, parce qu’il est un allié (idiot et utile), en tant qu’il souhaite précisément un retrait du pays de la sphère internationale et désire s’abstraire de toute influence et de toute responsabilité vis-à-vis de l’étranger (l’alien), qu’il soit proche ou lointain…

Assez bien vu pour un livre paru il y a un quart de siècle…

La thèse majeure du livre d’Alexandre Douguine est d’une simplicité biblique: « la bataille des Russes pour la domination mondiale n’est pas finie ». C’est-à-dire qu’elle ne fait que commencer.

Certes, il y a eu le léger contretemps de l’effondrement de l’URSS. Mais c’est mal connaître les vrais Russes. Tout sera reconstruit un jour, en plus grand et en plus fort, dans le temps long de la Grande Histoire. C’est cela qui anime Vladimir Poutine. Pour mémoire, on se rappelle qu’il a déclaré que le droit de sécession donné aux quinze républiques de l’URSS était « une erreur historique » et que la dislocation de l’URSS était « la plus grande catastrophe géopolitique du 20ème siècle ».

Alexandre Douguine veut aller en fait bien au-delà de la reconstitution de l’ex-Empire soviétique. Il s’agit d’un rêve messianique de domination mondiale. Il prône une expansion de la Russie en Europe occidentale et en Asie centrale aux dépens de la Chine, s’appuyant notamment sur une alliance russo-islamiste…

La notion de « guerre totale » varie suivant les angles d’analyse. Dans le cas ukrainien, on peut choisir de mettre en avant les frappes injustifiées sur les civils et les qualifier de crimes de guerre. Les tirs d’artillerie et de missiles ont détruit plusieurs villes régionales, le but étant de terroriser les populations et de faire plier le gouvernement.

Mais on peut aussi mettre en avant la relative modération, à l’heure actuelle, des tirs d’artillerie sur la capitale, Kiev. Il s’agit là d’une modération dont la teneur est politique. Il faut penser à l’après-guerre, qui dans la vision russe ne devrait pas tarder.

Mais la logique interne de toute guerre peut aisément échapper à la raison et déraper dans l’horreur absolue, à l’échelle mondiale. Si l’OTAN et les États-Unis prenaient directement part au conflit ukrainien, par exemple, la guerre pourrait s’enflammer jusqu’au feu nucléaire. Personne ne veut cela, mais l’éventualité a été évoquée à mots couverts par Vladimir Poutine dès les premiers jours de l’invasion en Ukraine. Les menaces sous-entendues font partie du jeu d’influence et de manipulation des opinions.

On peut arguer que la guerre en Ukraine est déjà « totale », en ce sens qu’elle a un effet direct sur la totalité de la planète, par le biais des sanctions économiques, et par les pénuries de blé, le risque de famines dans les pays qui dépendent des exportations ukrainiennes et russes de céréales, et l’augmentation considérable du prix du gaz et du pétrole.

Mais cette guerre est surtout « totale » dans ses fondements idéologiques et leurs implications planétaires. Vladimir Poutine n’est pas un homme seul, qui aurait pris une décision aberrante, et ferait ensuite aller la Russie entière au pas de l’oie dans une guerre insensée. Poutine a toujours été un homme d’appareil, au FSB d’abord, et depuis sa nomination à la présidence en 2000, il est premier responsable parmi l’ensemble des siloviki, ces « hommes forts », qui occupent les postes de direction de l’armée, des services de sécurité et de la police, mais aussi du  complexe militaro-industriel qui forment le cœur du pouvoir russe.

Cet appareil vise à préserver ses interêts, c’est certain, mais ce n’est pas la seule motivation au cœur du pouvoir russe.

L’idéologie dominante qui y règne se résume à une formule: « La Russie est tout, le reste n’est rien ! », et cette idée franchement bizarre a aussi l’assentiment explicite ou implicite de la grande majorité de la population russe…

C’était aussi le slogan du Parti national-bolchévique, un parti néo-fasciste fondé par Alexandre Douguine et Edouard Limonov.

Ce parti voulait la création d’un grand empire eurasien qui inclurait la totalité de l’Europe et de la Russie. La création d’un empire eurasien serait alors un contrepoids à la domination globale des Etats-Unis.

L’affrontement ouvert ou larvé entre les États-Unis et la Russie ne cessera jamais, et à l’avenir, son intensification est inéluctable. Douguine l’affirme : « En principe, l’Eurasie et notre espace, la patrie [la Russie], doivent préparer une nouvelle révolution anti-bourgeoise et anti-américaine. (…) Le nouvel empire eurasiste sera construit sur le principe fondamental de l’existence d’un ennemi commun : le refus de l’atlantisme, du contrôle stratégique des États-Unis, et le refus de laisser les valeurs libérales nous dominer. L’impulsion de ce socle civilisationnel commun sera la base d’une union politique et stratégique. »ii

Alexandre Douguine est aujourd’hui le philosophe politique le plus influent de Russie.

Est-il le « Raspoutine de Poutine »? Des médias occidentaux l’affirment. Selon d’autres vues, ce n’est pas si simple, même si Poutine reprend certaines de ses idées. Douguine reconnaît d’ailleurs qu’il a échoué à influencer en profondeur les siloviki. Mais pour lui, Poutine reste « un personnage très positif, qui a sans conteste sauvé la Russie dans un des moments les plus critiques de son histoire».

Quoi qu’il en soit, et quelque soit le niveau de succès ou d’échec de la guerre lancée par Poutine en Ukraine, on n’en a pas fini avec la Russie.

Il faut en revenir à des vues plus larges, comme celles de l’antagonisme irréconciliable, absolu, théorisé par Carl Schmitt, entre l’Ami et l’Ennemi, ou celle du combat multiséculaire entre la Puissance de la mer (le monde anglo-américain) et la Puissance de la terre (l’Eurasie).

La puissance de la mer, thalassocratique, anglo-saxonne, protestante, libérale, capitaliste, est, selon Douguine, irréductiblement opposée à la puissance de la terre, continentale, eurasienne, orthodoxe et musulmane, traditionaliste, socialiste.

L’Occident dont le nom signifie le coucher du soleil, représente le déclin, la dissolution. L’Eurasie incarne l’aube nouvelle, le réveil, la levée du jour, la renaissance.

Le philosophe Nicolas Berdiaev a consacré plusieurs livres à une analyse de l’identité russe, selon l’angle du messianisme du peuple russe, nouveau « peuple élu ». « Le peuple russe, depuis longtemps déjà, possède un sentiment naturel, un ‘sentiment’ plutôt qu’une ‘conscience’, du fait que la Russie a un destin essentiel (Россия имеет особенную судъбу), et que le peuple russe est un peuple essentiel (русский народ – народ особенный). Le messianisme (мессианизм) du peuple russe et du peuple hébreu ont un caractère presque identique. »iii

Dans la même veine, Douguine considère les Russes comme un peuple unique, exceptionnel, qui a été à l’origine d’un grand nombre d’autres peuples. Il en conclut que « le peuple russe fait partie des peuples messianiques. Et comme tout peuple messianique, il a un sens universel qui entre en concurrence avec non seulement les idées nationales, mais aussi avec tout universalisme universel »iv.

Le mouvement néo-eurasiste veut faire de l’ « Eurasie » un bloc « continental », et veut imposer sa puissance « tellurique » face à la puissance maritime, « atlantiste », de l’empire du « mal mondial ». Ce véritable « Empire du mal » entraîne à long terme le monde vers la domination d’une oligarchie mondiale, entretient à dessein le chaos planétaire et en tire tous les profits, politiques et financiers.

Selon Douguine, les dirigeants chinois et russes partagent une même volonté d’intégration dans un monde globalisé, mais en rejetant le joug de la puissance états-unienne, et suivant leurs propres voies de développement.

De ce point de vue, « l’Occident » est l’ennemi global. Il représente moins une réalité géographique que géopolitique et civilisationnelle. En face, doit se lever un champion, « l’Eurasie », terme employé dans un sens géopolitique en Russie depuis le 19ème siècle.

L’Eurasie est un fantasme, certes, mais c’est un fantasme opératoire, qui fixe les idées et indique le chemin à suivre. Dans une projection idéale (du point de vue du néo-impérialisme « eurasiste »), l’Eurasie se composerait de tous les territoires de l’ex-empire soviétique, auxquels s’ajouterait une Europe occidentale économiquement et politiquement vassalisée et neutralisée, de Narvik à Chypre (moins le Royaume Uni, considéré comme un porte-avions américain), et additionnée de quelques conquêtes en Asie, jugées nécessaires à l’accomplissement de la vision « totale », comme la Mongolie, mais aussi le Xinjiang et le Tibet. La Chine devra concéder, de bon gré ou non, ces territoires, à la destinée manifestement « eurasiatique », et en échange on la laissera prendre l’avantage dans le Sud Est asiatique, et on la laissera faire de la Mer de Chine un lac chinois.

L’Eurasie doit unir toutes les civilisations qui la compose historiquement contre la « civilisation » matérialiste, marchande, hypocrite et retorse, jadis incarnée par l’Empire britannique, et qui est désormais représentée par la sphère d’influence anglo-américaine.

Pour ce qui est de l’Europe occidentale, Douguine n’est pas entièrement négatif. Il affirme que la Russie et le Vieux Continent « ont les mêmes valeurs, mais pas les mêmes intérêts ». Cependant, au bout du compte, l’objectif final de l’empire eurasiate dans cette partie du monde sera « la finlandisation de toute l’Europe ».

En revanche, il considère les États-Unis comme « l’ennemi ontologique de la Russie », le « véritable Empire du Mal », avec son « irrésistible tendance à se considérer comme l’unique sujet de la planète. Les autres n’étant que des objets. »v

Douguine prédit également la nécessité d’une « alliance russo-islamique », qui fera partie intégrante de « la stratégie anti-Atlantique ».

Il y a en effet un aspect fondamental qui leur est commun, « le caractère traditionnel des civilisations russe et islamique ». C’est l’alliance naturelle de la Tradition et de la Religion contre la « Modernité » et un Matérialisme plus ou moins athée.

Il reste que la Chine est un très gros morceau, et qu’elle représente une menace pour la Russie, notamment dans l’Extrême Orient russe, où des hordes chinoises n’attendent qu’une occasion pour franchir les rives de l’Amour et s’emparer le moment venu, et sans coup férir, de Vladivostok, au nom prémonitoirevi

Douguine n’y va pas par quatre chemin. Il est direct comme un missile supersonique.

La Chine « doit, autant que possible, être démantelée », car elle sera toujours alliée de l’atlantisme sur le long terme. La Russie devrait donc se constituer un glacis stratégique à travers le Tibet, le Xinjiang, la Mongolie et la Mandchourie…

Facile à dire. Mais, bon, sur le front occidental, Douguine a vu ses prédictions réalisées à la lettre. Donnons-lui encore cinquante ans ou deux siècles, et voyons quel sera alors l’équilibre géopolitique en Extrême Orient…

Ici, ouvrons une parenthèse un peu plus philosophique. Les Empires, c’est sûr, sont tous éphémères, à l’échelle de l’Histoire. Mais la Géographie est plus coriace que l’Histoire. Après tout l’Alaska fut un jour une province tsariste. Elle pourrait le redevenir. Je ne le souhaite certainement pas. Mais on ne doit pas plaisanter avec l’ours russe. On ne doit certainement pas le sous-estimer, sous prétexte que le PIB russe ne dépasse pas celui de l’Espagne.

S’il y a une chose d’absolument sûr du point de vue de l’Histoire, c’est que rien n’est sûr, et que tout peut arriver, à tout instant. Par conséquent, il est sûr et certain que dans les années à venir, d’incroyables surprises nous attendent, des renversements de situation absolus vont se produire, qui restent aujourd’hui tout à fait inimaginables…

Parmi les scénarios imaginables et relativement simples à concevoir, le réchauffement climatique poussé à extrême aura sans nul doute des conséquences géopolitiques considérables, révolutionnaires même. Le grand perdant sera le capitalisme matérialiste, libéral et individualiste.

Le grand gagnant sera la Russie. Ses glacis sibériens deviendront habitables, et leurs immenses réserves naturelles seront exploitables à moindres coût. Surtout, le pouvoir russe aura alors toutes les cartes dans son jeu: un immense territoire pratiquement désert, mais devenu exploitable, de colossales réserves d’hydrocarbures, de gaz naturel, de minerais de toutes sortes, une idéologie totalitaire. En face, des démocraties déconfites, un capitalisme ruiné, une idéologie de « loser ».

Je ne fais là que lancer des idées en l’air. Je ne suis pas prophète. Mais donnons-nous rendez-vous dans un siècle. A quoi ressemblera l’équilibre du monde?

Il y a un siècle, l’empire britannique semblait au zénith, aujourd’hui il n’est plus que souvenirs, rancœurs, nostalgies et cérémonie passéistes à Westminster…

Il y a un siècle, l’Empire états-unien entamait alors sa course à l’hyperpuissance, et un siècle plus tard, il maintient ce statut notamment dans le domaine militaire, mais il est aussi connu, sur le plan géopolitique, pour avoir été battu au Viet Nam, avoir été chassé d’Iran, avoir échoué en Iraq, en Syrie, en Afghanistan…

Il y a un siècle, la Russie lançait sa révolution bolchevique, et on sait ce qu’il en advint.

Mais dans un siècle, combien de changements parfaitement inédits se seront imposés contre toute attente?

Fin de la parenthèse.

Pour que le peuple russe « complète sa mission historique et civilisationnelle », Douguine propose le programme suivant:

-La Russie doit devenir une puissance mondiale, géographiquement, politiquement, économiquement, culturellement, et même religieusement « eurasiate ».

La guerre en Ukraine, disions-nous, est en soi « totale », car la vision des fauteurs de guerre, dont Poutine est l’incarnation visible, est elle-même « totale ».

Il y a un siècle déjà, en 1922, un penseur nazi, Carl Schmitt, affirmait que la politique est la « totalité ». La religion est aussi nécessairement politique de part en part, et participe de cette totalité, y compris quand elle prétend échapper au politique. Le monde est en essence une « totalité », ne serait-ce que parce qu’il a été créé par un Dieu « Un ».

Cette « totalité mondiale » exige donc une politique « totale ». Or toute totalité repose sur l’ordre – et tout ordre repose sur la capacité du pouvoir total à prendre des « décisions » et à les faire respecter contre tout et contre tous.

Les décisions les plus cruciales sont celles propres aux situations exceptionnelles, et qui touchent à la survie même de l’État. Dans ces cas, « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ».

En un mot, l’autorité souveraine incarne par excellence la totalité, et tout le poids de la totalité repose sur elle.

L’absolutisme se justifie donc parce que c’est lui qui fonde l’essence de la « théologie politique », à l’image d’ailleurs d’un « Dieu absolutiste » et « Un » qui en est la métaphore première.vii

Il n’y a en ces matières absolument aucune place pour quelque compromis que ce soit. C’est une lutte à mort, entre l’être et le néantviii. « Ce sont les oppositions du bien et du mal, de Dieu et du Diable, des oppositions où demeure à la vie à la mort un ‘ou – ou’, qui ne connaît aucune synthèse ni tiers terme supérieur. »ix

Il n’y a aucune séparation possible entre le temporel et le spirituel, il n’y a plus qu’une « totalité » – une totalité à la fois politique et théologique, essentiellement « théologico-politique ».

Comme le monde moderne devient, à l’évidence, de plus en plus une « totalité », il exige de ce fait des solutions elles aussi « totales ».

Les Empires qui refusent à cet égard leur responsabilité « totale » vis-à-vis de la « totalité » du monde sont voués à disparaître, car désormais ils perdent fondamentalement toute pertinence.

Seul un Empire qui a le sens de sa mission totale est réellement l’élu, l’instrument de la volonté elle aussi « totale » de la Divinité.

Cet Empire sépare les amis des ennemis, afin de réaliser la totalité dont il a la charge historique. Il doit la « totaliser » afin de l’unifier. Il doit l’unifier pour la séparer de l’autre Empire, le véritable « Empire du Mal ».

Voilà l’essence de l’idéologie totalitaire, telle que formulée par l’un des plus brillants idéologues nazis.

Toute la puissance, la puissance totale de l’État, doit être donnée à la décision, à la séparation, à l’exclusion. C’est-à-dire à la violence, à la guerre, et tout cela dans le but de faire émerger une nouvelle totalité, plus totale que toute totalité précédente.

 La pensée de la « totalité », utopie moderne, a abouti à l’idée d’un pouvoir totalitaire, et d’un idéal « total ». L’Histoire a montré combien ces conceptions pouvaient être mortifères, – mais aussi singulièrement aveugles. Le point aveugle de toute « totalité », c’est qu’elle ne se voit pas elle-même. Pour se voir, il lui faudrait être à l’extérieur. En cela, aucune totalité n’est jamais complète, aucune totalité n’est jamais « totale ». Toute totalité reste inéluctablement partielle.

Les religions aussi veulent être des « totalités ». Il y a des religions transcendantes et des religions immanentes. Il y a des religions qui excluent, et d’autres qui relient. Il y a des religions tribales, et des religions qui se disent universelles. Toutes se croient « totales », et « finales ».

Toutes pourtant ne sont que partielles.

La vérité se tient ailleurs, en silence.

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iEmmanuel Macron a déclaré dans The Economist qu’il fallait «clarifier maintenant quelles sont les finalités stratégiques de l’OTAN» et la nécessité de «muscler» l’Europe de la Défense. Plus précisément: «Vous n’avez aucune coordination de la décision stratégique des États-Unis avec les partenaires de l’OTAN et nous assistons à une agression menée par un autre partenaire de l’OTAN, la Turquie, dans une zone où nos intérêts sont en jeu, sans coordination (…) Ce qui s’est passé est un énorme problème pour l’OTAN.»

iiAlexandre Douguine. Fondamentaux de géopolitique : l’avenir géopolitique de la Russie, Moscou, 1997

iii Н.А. Бердяев. Русская Идея. (« L’Idée Russe »). Издательство Шевчук. Москва, 2000, p.345-346 (Ma traduction).

ivAlexandre Douguine, Osnovy geopolitiki : geopoliticheskoe budushchee Rossii : myslitʹ prostranstvom, Arktogei︠a︡-t︠s︡entr,‎ 1997 lire en ligne,  [archive]

vAlexandre Douguine. Fondamentaux de géopolitique : l’avenir géopolitique de la Russie, Moscou, 1997

viVladivostok signifie littéralement « Pouvoir oriental ». On comprend l’intention voulue à l’époque tsariste. Mais qui peut prévoir les retournements de l’Histoire? Au sud de l’Amour, une population nombreuse, active, et au nord, le vide sibérien… Les stratèges russes en sont amèrement conscients…

vii « C’est dans le concept du Dieu « absolutiste » de Calvin (Dieu est lege solutus, ipsi sibi lex, summa majestas), comme dans sa doctrine de la prédestination, qu’apparaissent des représentations théologiques qui ont influencé les conceptions de la souveraineté étatique du 16ème siècle, notamment celle de Bodin ».  Carl Schmitt. Les trois types de pensée juridique.

viii Schmitt cite Bonald (en français dans le texte) : «  Je me trouve constamment entre deux abîmes, je marche toujours entre l’être et le néant ». In Carl Schmitt. Les trois types de pensée juridique.

ixCarl Schmitt. Théologie politique.

Théologie politique, nazisme et guerre en Ukraine…


« Carl Schmitt »

Les armées russes ont porté la guerre en Ukraine, après qu’une « décision » a été prise par un seul homme, Poutine. Entre autres arguments, Poutine a exprimé notamment, et bizarrement, sa volonté de « dénazifier le gouvernement ukrainien ».

Poutine a affirmé que l’Ukraine en tant que pays indépendant n’existait pas, mais qu’elle faisait partie intégrante de la « Grande Russie ». Cette négation absolue de la spécificité ukrainienne, dans ses dimensions culturelles, linguistiques, mais aussi religieuses, dénote une volonté hégémonique, évidemment. Mais ce qu’elle révèle de pulsion totalitaire, de rage d’éradication, rappelle certaines des années les plus sombres de l’Europe au siècle dernier.

Il n’est pas inutile de souligner que Poutine a d’ailleurs sciemment utilisé, pendant ses vingt-deux années au pouvoir, certains biais spécifiques attachés la tradition religieuse prévalant en Russie, à savoir celle d’une Orthodoxie incarnée par le « Patriarcat de Moscou et de toutes les Russies ». Parmi ces biais, forts utiles pour le pouvoir sans partage de l’occupant du Kremlin, il y a la tradition d’allégeance du pouvoir spirituel au pouvoir temporel.

L’idéologie du « césaropapisme » est ancienne… Elle remonte à Auguste et à la Rome impériale, mais elle a été reprise à Byzance, et, après la chute de Constantinople elle a continué d’être défendue à Moscou, s’autoproclamant littéralement « Troisième Rome ».

En Occident, le glas du césaropapisme a définitivement sonné en 1122 avec le Concordat de Worms.

Mais la Russie, selon les idéologues slavophiles et panrusses, n’est pas en « Occident ». La Russie se trouverait en réalité au centre de l’ « Eurasie ». Et dans cette Eurasie messianique, le césaropapisme est toujours vivant, et le « tsar » y est censé incarner toutes les puissances.

Dans ce contexte, où l’on retrouve associés des mots comme guerre, nazisme, religion, nationalisme, il me paraît intéressant de republier un article paru sur ce blog en 2016, sous le titre « Théologie politique et Nazisme ».

On y trouvera une analyse des thèses de Carl Schmitt, ce juriste et ce théoricien de la « décision » en politique, en particulier lors de « situations exceptionnelles ». Et l’on pourra peut-être en tirer certains enseignements quant à la vision du monde de Poutine, et partant quant aux réajustements fondamentaux que les pays de l’Occident devront adopter sur le plan de leur propre philosophie politique.

Théologie politique et nazisme

Parmi les idéologues qui s’efforcèrent de « préparer subtilement » la venue de la bête immonde, Carl Schmitt joua un rôle certain.

Carl Schmitt soutint très tôt le parti nazi, par l’orientation de ses travaux juridiques et philosophiques. Il appuya ses conceptions sur quelques catégories, qu’il qualifia de « théologico-politiques ». Il affirma par exemple que toute conception de l’État revient à une « théologie sécularisée ».

On est conduit à se demander si la conception de l’État que Schmitt s’est efforcé d’élaborer dans le contexte du nazisme, correspondait aussi à une « théologie sécularisée », et si oui, laquelle.

Il paraît possible d’établir un lien entre la théologie politique, que Schmitt concevait comme une « pensée du total », et son appartenance engagée au parti nazi. N’y aurait-il pas là l’indice d’une relation permanente, profonde, entre pensée du « total » (ou pensée se voulant « totale ») et totalitarisme, c’est-à-dire entre totalitarisme et « théologie sécularisée » ?

Schmitt affirme que la politique européenne est entièrement pénétrée par les idées du christianisme. De quel christianisme parle-t-il ? Du catholicisme, de l’orthodoxie, des protestantismes ? Chacune de ces variantes a développé une vision différente des rapports entre religion et politique, vision évoluant d’ailleurs dans le temps. Elles ont certes un point commun, qui est de poser d’une manière ou d’une autre la question du rapport entre la puissance spirituelle et la puissance mondaine, ce qui induit la question plus générale de la sécularisation de la théologie.

Cette question peut se formuler ainsi : les concepts théologiques peuvent-ils être sécularisés et peuvent-ils être politisés ?

Selon Schmitt, le catholicisme et le protestantisme apportent des réponses différentes à cette question. Mais lui-même qu’en pense-t-il ? Envisage-t-il une sécularisation de type protestant, ou de type catholique ? Assume-t-il en la matière son étiquette, par lui revendiquée, de « catholique » ?

Schmitt s’affirme-t-il comme un penseur « catholique » du politique, faisant contrepoint, comme il l’a laissé entendre, à une pensée « protestante », tournée vers l’économie et le capitalisme, à l’exemple de Max Weber?

Ou bien est-il avant tout un « penseur nazi », usant par ailleurs d’une provision éclectique de concepts théologiques, prélevés ici et là, ce qui le mène à faire coexister, non sans de réelles contradictions, des positions dites « catholiques » avec des thèses prétendument « protestantes », ou même franchement « hérétiques » (par exemple « gnostiques », « marcionites »…)?

 

Schmitt affirme que la politique est la « totalité ». Cette assertion est-elle « catholique » ou même seulement « chrétienne » ? On est en droit de penser que non : la théorie des deux cités de S. Augustin a établi qu’on ne peut confondre en une seule « totalité » le royaume du ciel et celui du monde. La coupure nette que l’Évangile fait entre ce qui est à César et ce qui est à Dieu ne fait que renforcer notre suspicion que le concept théologico-politique de « totalité » n’est pas « chrétien ».

 

Mais Schmitt n’est pas un théologien. Il se dit « juriste » et il s’intéresse avant tout à la cité terrestre, à l’histoire, à la politique et à la réalité empirique, pratique, du pouvoir. Il s’intéresse au monde tel qu’il est, et tout particulièrement à l’espace géostratégique de l’Europe occidentale.

 

Bien que non théologien, Schmitt n’ignore certainement pas que les catholiques et les protestants ont des visions différentes de leur action personnelle et du rôle de leur religion dans le monde. Pour les uns, les œuvres mondaines peuvent avoir une valeur pour elles-mêmes, et pour les autres, elles n’ont aucune valeur salvatrice, et ne sont au fond que de simples signes, des indices indirects d’une grâce divine autrement indécelable. De ces deux points de vue divergents, quelle interprétation politique peut-on tirer ?

Schmitt affirme que c’est le protestantisme qui a le plus innové en matière de philosophie politique, avec des positions variant entre plusieurs extrêmes. Certains théologiens protestants prônent la nécessité de séculariser la théologie, si l’on veut comprendre l’histoire moderne. D’autres protestants, en revanche, assurent que Dieu n’a rien à voir avec la politique ou l’histoire, car il est le « Tout Autre ».i

Quant à Schmitt, il pense que « la politique est la totalité ». On fait encore de la politique en décrétant que tel pan de la réalité est apolitique. Et l’idée d’un Dieu totalement étranger au monde, un Dieu totalement apolitique, est elle-même une opinion politique. La religion est nécessairement politique de part en part, y compris quand elle prétend échapper au politique.

 

Schmitt ajoute que cette thèse est au fond d’inspiration « catholique ». Le fondement théologique viendrait selon lui du dogme de l’Incarnation. L’Incarnation de Dieu dans le monde a eu lieu historiquement, selon ce dogme, et elle a encore aujourd’hui une représentation visible, en tant qu’elle est assumée par l’Église catholique et romaine. La centralisation et la hiérarchisation de l’Église catholique, culminant avec l’« infaillibilité » du pape, seraient des arguments supplémentaires de la « catholicité » de la thèse schmittienne. Le monde, témoin de l’Incarnation, est une « totalité », et cette totalité relève donc d’une politique « totale ».

Schmitt oppose de manière antinomique cette réalité politique « totale » à l’idée d’un Dieu « Tout Autre ». Il assimile cette opposition à une antinomie entre catholicisme et protestantisme, ou entre totalitarisme (ou « pensée du total ») et libéralisme. Mais il s’agit surtout d’une antinomie strictement schmittienne, créée pour les besoins de sa démonstration. En effet, les deux conceptions ainsi mises artificiellement en opposition ne s’excluent pas en réalité, tant elles se situent à des plans d’interprétation différents. Ce qui ressort en revanche de l’idée schmittienne de « totalité », c’est son ambiguïté et sa polysémie, propres à toutes sortes de manipulations.

 

Qu’est-ce que la « totalité » signifie réellement ? Qu’est-ce que ce mot incarne vraiment ? N’est-il pas en réalité une fiction, une invention du langage, une chimère de la raison ? Schmitt s’approprie trop aisément l’idée de « totalité », alors qu’elle est fort difficile à définir.

En effet, le concept de « totalité » n’est pas si total, puisqu’il exige pour être opératoire d’être associé à ses antonymes, comme l’« exception » ou la « coupure ». Tout repose sur l’ordre – dit en effet Schmitt, et « tout ordre repose sur une décision ». Mais la « décision » est aussi en porte-à-faux par rapport à « l’ordre ». La décision est valorisée, en tant que « coupure » effective par rapport à la totalité des « discussions » possibles. C’est la décision qui « tranche » in fine, c’est elle qui fonde le (nouvel) ordre total, et non l’ordre qui fonde la décision.

Il n’est donc pas suffisant ni exact de dire que « la politique est la totalité ». La politique se décide aussi à partir d’« exceptions » et de « décisions », qui sont en quelque sorte extérieures à la totalité, qu’elles précèdent et rendent possible. Et ce sont ces exceptions, ces décisions, qui fondent réellement la souveraineté : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ». « L’exception est au commencement de tout. »ii

 

La définition de la souveraineté par la « décision » est une « notion limite », une « notion de la sphère extrême ». Mais comment peut-on raisonnablement baser une norme « totale » sur la base d’une exception, d’une « notion » extrême? Quand on atteint la « limite », tout est possible, on peut tout justifier, y compris le totalitarisme (le nazisme en l’occurrence). On peut le légitimer en tant qu’« exception » dans un temps qualifié lui aussi d’« exceptionnel ».

 

L’« exception » ou la situation « extrême » sont par nature totalement irrationnelles. Rien ne peut en rendre compte ; elles permettent en puissance toutes les dérives, tous les arbitraires, tous les excès.

Par exemple, en cas d’urgence « limite », la « souveraineté absolue » est-elle encore tenue par les lois de l’État ? Schmitt répond (en citant Bodiniii) que le souverain est engagé par les lois aussi longtemps que ses actions correspondent à l’intérêt du peuple. En revanche, il n’est plus lié par elles « si la nécessité est urgente ».

Mais qui définit cette exception, cette nécessité, cette urgence ? Si c’est le souverain qui en décide, au gré des circonstances, rien n’empêche la tyrannie ou le totalitarisme de s’immiscer arbitrairement dans la chose publique, sous n’importe quel prétexte « limite ».

 

Admettons un instant que l’exception et la décision puissent fonder l’ordre, et rendre possible l’instauration de la loi. Alors il faut aussi admettre qu’une autre exception pourra, à l’occasion, créer du désordre, introduire une violence concrète, et même finir par imposer un « nouvel ordre ».

L’exception, par sa nature même, a le privilège de pouvoir se prêter à toutes les métamorphoses, et de servir de justification à tout ce qu’on voudra.

 

Schmitt assume volontiers cette idée, et la généralise : « L’exception est plus intéressante que le cas normal. Le cas normal ne prouve rien, l’exception prouve tout ; elle ne fait pas que confirmer la règle : en réalité la règle ne vit que par l’exception ».iv

La règle ne correspond qu’à des « moyennes qui se répètent », et à « la carapace d’une mécanique figée dans la répétition ». L’exception, en revanche, c’est l’invention, c’est la création ex nihilo. Elle projette une lumière inattendue sur toute chose. En appui, Schmitt cite longuement, quoique sans le nommer, « un théologien protestant qui a montré de quelle intensité vitale la réflexion théologique pouvait être capable ». Pour ce théologien (qui, en fait, est Kierkegaard), « la véritable exception jette sur toutes choses une lumière crue ». Le « général » n’engendre qu’un « verbiage » superficiel. « Au contraire, l’exception pense le général avec l’énergie de la passion »v .

 

L’exception « prouve tout », elle explique le général et le particulier. Elle fait « vivre la règle », et se justifie elle-même par elle-même. Mais cela ressemble à un paralogisme. Il suffit d’aligner plusieurs exceptions successives et sans rapport, et on détruit toute idée de raison ou de règle, et partant l’idée même d’exception.

 

La figure de l’exception joue en logique, en rhétorique et en politique le rôle de deus ex machina. Avec l’exception, on tient le concept qui servira le moment venu à légitimer l’homme providentiel, en l’occurrence le Führer, ou le coup d’État légal.

Schmitt va si loin dans ce sens qu’il compare l’exception au miracle, et même à l’Incarnation dans la religion chrétienne. De même que Dieu s’est fait homme, le Führer est « l’incarnation » de son temps. Le Führer, métaphore du Christ !

Erik Peterson est le premier à avoir débusqué cette analogie, ainsi que Schmitt le rappelle lui-même: « Dans un article de 1947 intitulé Existentialisme et théologie protestante, Peterson déclare qu’avec la philosophie de Heidegger,  »on a vu clairement à quelles conséquences mène la transformation de concepts théologiques en concepts universels, [à savoir] à une déformation telle que la décision pour le Dieu qui s’est fait homme dans le temps se transforme en décision pour le Führer devenu l’incarnation de son temps. »»vi

Par sa « décision », le Führer devient, selon Heidegger (interprété par Peterson), le « messie », l’« oint » du peuple allemand.

La réalité historique et sociétale de cette analogie a pu être confirmée par l’historien Ernst Nolte, selon qui « Hitler n’a jamais craint de se comparer au Christ ».vii

 

La question de l’exception prend toute son importance dans une situation de conflit aigu. Lorsqu’une situation extrême fait éclater tous les cadres, toutes les références, qu’est-ce qui doit primer, la réalité des faits ou l’idéal de la loi, la puissance réelle ou le pouvoir du droit ? D’évidence, la réalité du pouvoir et la raison du droit sont souvent loin de converger en temps de crise.

A qui doit donc revenir la souveraineté ultime ? Pour répondre, Schmitt reprend ce qu’il appelle la « vieille définition »  de la souveraineté : « La souveraineté est la puissance suprême, juridiquement indépendante, déduite de rien ».

Tout se passe comme si la souveraineté était fondée politiquement sur une sorte de grâce entièrement gratuite (« déduite de rien ») et sans appel (« suprême »). Schmitt ajoute explicitement : « La puissance ne prouve rien quant au droit ».viii Elle ne prouve rien, mais elle doit avoir le dernier mot, dans l’action. La souveraineté trouve sa légitimité dans sa capacité à agir.

 

Schmitt concède que cette conception de la souveraineté est directement contraire aux conceptions modernes de l’État, défendues par des juristes comme Kelsen ou Krabbe. Pour Kelsen, l’État est – aux yeux du droit – une réalité purement juridique : l’État est identique à sa constitution. Celle-ci en est « l’unique norme fondamentale ».

Pour Krabbe, « ce n’est pas l’État, mais le droit qui est souverain ». L’État moderne a remplacé la puissance personnelle par une « puissance spirituelle ». « Nous ne vivons plus désormais sous la domination de personnes, qu’il s’agisse de personnes naturelles ou de personnes (juridiques) construites, mais sous la domination de normes, de forces spirituelles. Là se manifeste l’idée moderne de l’État ».ix

 

L’État, dans cette vision juridique et légaliste, a un rôle d’arbitre, et ne fait que constater la valeur juridique des intérêts des uns et des autres. Mais quid de la valeur politique de ces intérêts? Il faut conclure de la thèse de Krabbe que le politique est asservi au juridique. Quand tous les intérêts publics sont soumis au droit, cela signifie que l’intérêt du droit est l’intérêt suprême, la valeur du droit est la valeur suprême.

 

On pourrait arguer que dans un État de droit, la valeur suprême n’est pas nécessairement celle du « droit » en tant que tel. Le « droit » pourrait bien n’être que la manifestation concrète mais partielle d’aspirations beaucoup plus vastes, dépassant largement l’« intérêt du droit » (qui est d’ailleurs plutôt l’intérêt de ceux qui se servent du droit pour leur propre intérêt). Dans cette interprétation beaucoup plus large, le « droit » – à la différence de la « décision », ou de la souveraineté –ne serait pas « déduit de rien ». La « valeur suprême » ne serait pas le droit, mais plutôt ce qu’il semble traduire de plus originaire, et qui demande une tradition, des valeurs, une vision du monde, une volonté politique et une sagesse humaine pour se constituer au fil de temps longs.

 

Schmitt n’entre pas dans ces questions. Il veut réfuter la théorie de Krabbe, parce qu’elle traduit une opposition contre l’État autoritaire et centralisé. Dans cette théorie, l’État ne peut plus être « souverain ». Il est réduit au rôle de « héraut ». « Le droit, qui est le principe supérieur, tient en dernière instance l’État dans ses rets ». x

 

L’asservissement de l’État au droit est jugé inacceptable dans les cas de crise. Selon Schmitt, l’histoire a maintes fois prouvé que les citoyens sont incapables de la maturité requise pour le maintien de l’ordre juridique dans ces moments-là. Quand l’ordre est menacé, l’État ne peut pas être un « serviteur aveugle ». Il doit être « un garant responsable et décidant en dernière instance ». Avec cette idée, Schmitt opte résolument pour une « théorie autoritaire de l’État. »

 

Ce qui importe par-dessus tout, c’est ce moment exceptionnel où s’exprime l’autorité de dernière instance. Ce moment est le point focal, le nœud de la philosophie politique, en quoi tout se concentre. En style noble, c’est l’instant de la « décision », l’équivalent du Graal.

 

C’est aussi le moment où Schmitt révèle le fond de sa pensée, sa passion première, la primauté irréductible de la personne sur l’impersonnel, du concret sur l’universel, de l’individuel sur le général, de l’action sur la délibération, et du pouvoir sur la loi.xi

 

En un mot, l’autorité est tout, et tout revient à elle. Quand on parle de pouvoir, il faut savoir concrètement qui est soumis à qui. Il importe de savoir qui décide. La célèbre formule de Hobbes, Autoritas, non veritas facit legem, (c’est l’autorité et non la vérité qui fait la loi)xii, est une formule typiquement « décisionniste ». On la retrouve chez Lewis Carroll, articulée par Humpty Dumpty : « La question est de savoir qui est le maître, un point c’est tout ».xiii

Tout le reste est fiction, chimère, selon la scie habituelle des nominalistes.xiv

 

Schmitt était bien placé professionnellement pour savoir que la « décision » d’un juge dans une cause pouvait relever d’autres facteurs que seulement juridiques, et pouvait s’ancrer dans un pur acte de volonté. « On peut juridiquement trouver le fondement juridique ultime de toute validité et de toute valeur juridique dans un acte de volonté, dans une décision qui, en tant que décision, crée le « droit » en général ».xv

Schmitt relève que le type décisionniste est particulièrement répandu chez les juristes. La pratique juridique les confronte en effet sans cesse à des cas conflictuels. Ces conflits d’intérêts ne peuvent être surmontés que par la « décision » d’un juge, venant après tous les « préliminaires », qui ne sont que simplement juridiques. Schmitt en déduit que tout le droit n’est en fait qu’un instrument au service de décideurs en dernier ressort. Tout argument issu du droit n’est qu’une justification au service de la « décision ».

Le moment de la décision coïncide avec la révélation de qui décide effectivement. Cette « révélation » n’est pas sans connotation religieuse.

De manière éclairante, Schmitt établit un lien entre « décisionnisme » et calvinisme. Dans la conception de Calvin, Dieu est le parfait exemple du décideur.xvi

La décision divine donne à la « grâce » un caractère incalculable, incommensurable, irrémédiable. C’est cet absolu que la pensée orientée en fonction des lois cherche toujours à relativiser.

C’est aussi cet absolutisme qui fonde la « théologie politique » de Schmitt, dont l’image d’un « Dieu absolutiste » est la métaphore première.xvii

Parmi les « concepts » qui ont prévalu dans diverses théories modernes de l’État, on peut citer par exemple l’idée d’un Dieu tout-puissant, « législateur omnipotent », l’idée de « l’homme loup pour l’homme », ou encore l’idée de l’homme « bon par nature ». Ces idées « prégnantes » peuvent peut-être s’interpréter comme provenant de quelques inspirations théologiques. Mais elles sont aussi, à l’évidence, contradictoires les unes avec les autres, et elles ont pu être, historiquement, à l’origine de conceptions très différentes, et même antagonistes, de l’État.

 

La plupart de ces concepts sont en réalité difficiles à manier politiquement, soit parce qu’ils se situent d’emblée sur un plan différent du politique, soit parce qu’ils peuvent se révéler bien trop subversifs, si on les applique directement au plan politique.

Tout se passe comme si le politique n’empruntait au théologique que ce qui lui convient, et seulement quand cela l’arrange. En revanche, il y a beaucoup de concepts théologiques inassimilables politiquement. Ainsi le concept luthérien d’« asservissement » de l’homme est d’origine théologique, mais il reste fort délicat à traduire en termes politiques.

Certaines des idées de Luther furent en leur temps instrumentalisées politiquement par les princes allemands, désireux de se dégager du joug romain. Mais par quel miracle la théologie luthérienne de la « servitude » de la volonté et de la « prédestination » des âmes aurait-elle pu fonder une théologie politique de la « libération » de l’Allemagne ?

 

Inspirée de Paul, la théologie calviniste de la grâce et de la prédestination a pu féconder l’idée de l’autorité absolue du chef politique, en l’assimilant à une grâce divine, mais en impliquant aussi le corollaire de la servitude des déchus, plus difficile à faire traduire politiquement. Le peuple pouvait peut-être reconnaître un temps la « grâce » du souverain. Mais pouvait-il supporter politiquement le rappel répété que sa condition de « sujet » témoignait aussi de sa déchéance métaphysique et de sa prédestination à la perdition ? N’était-ce pas trop charger la barque ?

 

Il y a d’autres exemples de sécularisation sélective.

Le discours politique moderne a pu trouver un avantage certain à en faire de l’Humanité ou du Bien Commun des équivalents laïcs de la figure surplombante de Dieu.

Mais cette sécularisation n’est qu’un trompe-l’œil, ou plutôt une métonymie, se contentant de prendre la partie pour le tout. Thomas d’Aquin avait déjà développé une théorie du « bien commun », qui n’était pas alors un substitut laïc à Dieu, mais seulement l’une de ses manifestations. La tentative moderne de séculariser Dieu à l’aide du « Bien Commun », revient seulement à lui substituer l’un de ses attributs, formulé dans un vocabulaire laïcisé. Il s’agit là d’une sécularisation confuse, philosophiquement oublieuse, et plutôt contradictoire dans une ère nominaliste, censée être ennemie des « abstractions », jugées chimériques.

Autre exemple, encore. L’opposition « sécularisée » entre paganisme et christianisme pourrait se lire métaphoriquement ou politiquement, au choix, comme une opposition entre immanence et transcendance, ou entre matérialisme et idéalisme, ou encore entre démocratie et aristocratie. Dans une interprétation « sécularisée » (d’extrême droite), la démocratie pourrait être assimilée théologiquement à un immanentisme païen, basé sur les « fictions » ou les rêves vains d’une pensée magique. Parmi ces « fictions » à dégonfler comme des baudruches, la droite extrême pourrait désigner quelques « fallaces » comme « la majorité numérique incarne le juste et le droit», ou « la majorité démocratique est dépositaire du bien commun ».

Mais la démocratie, la lutte des factions pour le « bien commun », pourrait également être interprétée comme une expression de la « guerre de tous contre tous ». Cette guerre de tous contre tous pourrait recevoir elle aussi une interprétation théologique. D’ailleurs, c’est justement ce que Hobbes a fait, en lui attribuant une origine « satanique », ce qui lui permettait d’exiger une réponse politique impitoyable : l’ordre de Léviathan.

Les concepts théologico-politiques se prêtent fort complaisamment, on le voit, aux interprétations les plus fantasques et les plus contradictoires.

Sans doute sont-ils moins « prégnants » que Schmitt ne le prétend.

 

Une théologie politique, sécularisée, du bien et du mal, ou de l’élection et de la déchéance, pourrait aisément donner raison aux défenseurs de la manière forte envers les peuples «faillis». Mais, autrement politisés et différemment sécularisés, les antinomies bien/mal ou élection/déchéance pourraient, à l’inverse de cette thèse de « droite », témoigner en faveur d’une thèse de « gauche ». On en déduirait alors la nécessité de se défendre contre les fauteurs de guerre, et de lutter contre la division sociale, contre les injustices, et contre toute tyrannie temporelle.

 

On ne trouve, bien entendu, nulle trace d’une telle discussion chez Schmitt. Ne dit-il pas d’ailleurs que toute « discussion » est une fuite devant la « décision » ?

 

On retiendra qu’il y a une dissymétrie fondamentale entre « discussion » et « décision », analogue à celle qui sépare la démocratie de la tyrannie.

Dès ses premiers travaux, Schmitt, en tant que juriste et en tant que (futur) nazi, mit la « décision » au pinacle, aux dépens de la « discussion », qu’il méprisait.

Pour qualifier la signification de l’« exception » et de la « décision », il ne cessa de filer des métaphores théologiques, dont celle du « miracle ».xviii Dans cet esprit, il fustigea l’idée de l’État de droit, précisément parce qu’elle impliquait le rejet du « miracle ».

 

Schmitt assuma parfaitement cette exploitation extensive d’analogies puisées dans le vocabulaire théologique. Il en revendiqua « la signification fondamentale, systématique et méthodique ». Il nota que cette méthode avait d’ailleurs été utilisée de façon « conceptuellement claire » par d’illustres philosophes de la contre-révolution, Bonald, de Maistre et Donoso Cortés.

Il estima que les analogies théologiques ne sont pas des « effervescences mystiques », mais qu’elles sont au contraire des outils rigoureux, très utiles pour fonder une sociologie des concepts juridiques. Mais il oublia de remarquer que cette méthode même était déjà le signe de son parti pris radical, perdant de ce fait toute rigueur, dès son point de départ.

 

En effet la série Théologie-Dieu-Miracle n’est pas simplement l’analogue ou la métaphore de la série Droit-Législateur-Situation exceptionnelle.

Rapprocher ces deux séries dans une relation analogique sert surtout à valider la seconde par le prestige supposé de la première. Et elle sert aussi, par ricochet, à invalider une autre série, directement antinomique, mais a priori tout aussi valide analogiquement, et qui pourrait se lire ainsi: État de droit moderne-Démocratie-Rationalisme.

 

En fait, Schmitt se sert de l’analogie pour introduire et valider des antinomies radicales, ce qui est son véritable but. En utilisant l’analogie du « miracle », Schmitt éclaire moins le rôle du miracle dans la nature ou la place de la décision dans la politique, qu’il n’impose subrepticement une « idéologie radicale », à base de séparation, d’exclusion, et d’exception.

 

Schmitt nous avertit d’ailleurs qu’« une sociologie des concepts juridiques présuppose une idéologie radicale ». C’est pourquoi il s’en prit radicalement à Kelsen. Ce dernier voulait identifier l’État avec l’ordre juridique, rejeter tout arbitraire et « expulser toute exception » du domaine de l’esprit humain. Schmitt voulut expulser ce refus de l’exception.

 

Pour Schmitt, tout se tient, toujours. L’analogie traverse le monde. Elle est partout. La théologie, même implicite, ou inconsciente, d’un individu comme Kelsen reflète analogiquement ses positions politiques et ses méthodes de pensée. Quand Kelsen défend la démocratie, c’est qu’il adopte ouvertement une forme de pensée « mathématique et physique ». Tout est lié, la démocratie, le relativisme, la scientificité et le doute critique.xix

Or Schmitt ne croit ni au relativisme, ni à la scientificité, ni à la discussion critique en matière politique.

Par le biais de prétendus « concepts prégnants », ou à l’aide d’analogies comme le « miracle », il veut surtout instiller les germes d’une philosophie « totale », dont le soubassement théologique se lirait partout, dans les sphères politiques, juridiques, sociologiques ou épistémologiques.

Il veut définir deux vastes clans idéologiques, en opposition frontale, et ayant comme perspective l’usage d’une violence « totale ». Ces clans sont fondamentalement irréconciliables, car leur opposition est basée sur des apories métaphysiques elles-mêmes « totales ».

 

Schmitt ne craint pas d’être tranchant. Il aime employer le mot « radical », en matière de pensée de l’histoire: « On peut opposer une philosophie de l’histoire radicalement matérialiste à une philosophie de l’histoire tout aussi radicalement spiritualiste ».xx La formule traduit une conception « radicalement » dualiste des rapports de force. On pourrait même la qualifier de « radicalement » gnostique, tant elle participe d’un « Nomos » de la Terre, ou d’une partition manichéenne de la structure même du monde.xxi

Il s’agit en réalité d’un duel à mort entre le monisme totalitaire, d’une part, et toutes les philosophies pouvant entraver la marche en avant de ce totalitarisme, d’autre part. Ces autres philosophies peuvent être très diverses, et même inclure d’autres monismes, comme le monisme « matérialiste ». Mais elles se ressemblent toutes, pour Schmitt. Elles cherchent toutes à établir des liens causaux entre le domaine matériel et le domaine spirituel ; par là, elles finissent toutes par sombrer, selon lui, dans un réductionnisme caricatural. Veut-on un exemple ? Il rappelle avec ironie que Engels considérait le dogme calviniste de la prédestination comme un miroir de l’absurdité de la concurrence acharnée dans le capitalisme.xxii

 

Schmitt répète que les deux sphères, matérielle et spirituelle, sont nettement séparées. De même, l’ami et l’ennemi sont à jamais irréconciliables. S’ils devaient faire la paix, c’est que l’un se dissoudrait dans l’autre. Ce qui serait inacceptable, pour l’un comme pour l’autre.

 

La « décision » schmittienne est toujours une arme tranchante, un outil de division, une occasion de scission, un encouragement à la guerre.

 

C’est la logique des sciences de la nature, héritée des 17ème et 18ème siècles, qui a insidieusement imposé un tour de pensée universaliste, en affirmant que les lois de la nature sont « valides sans exception ».xxiii C’était là ouvrir la voie au « quantitatif » de la démocratie, par un biais métaphysique, et par conséquent refouler la pensée décisionniste, sous prétexte de tenir compte de la « souveraineté du peuple ».xxiv

Schmitt veut en finir avec la fiction que le peuple est souverain et qu’il ne se trompe jamais. Tocqueville, l’observateur aristocratique des valeurs démocratiques, avait noté qu’en Amérique, on croit que « la voix du peuple est celle de Dieu ». Il fallait éradiquer cette idée fausse. Il fallait censurer cette idée du peuple planant au-dessus de la vie de l’État « comme Dieu au-dessus du monde ».xxv

Là encore, Schmitt applique une métaphore théologique à la politique. Cela ne doit pas nous étonner. Pour lui, la métaphysique est l’expression la plus intense et la plus claire d’une époque. Celle-ci se révèle par sa théologie politique. « A la notion de Dieu des 17ème et 18ème siècles appartient la transcendance de Dieu face au monde, de même qu’une transcendance du souverain face à l’État appartient à sa philosophie de l’État. Au 19ème siècle, tout est dominé, de plus en plus largement, par des représentations immanentes. »xxvi

Le 19ème siècle est le théâtre d’un combat non seulement politique mais religieux contre la Restauration. Il se traduit par la revendication démocratique d’une identité entre gouvernant et gouvernés. « Sous l’influence sans équivoque d’Auguste Comte, Proudhon prit en charge le combat contre Dieu. Bakounine le prolongea avec une férocité de scythe. »xxvii

Depuis, on assiste à une disparition progressive de toutes les représentations de la transcendance, et à un développement d’un « panthéisme de l’immanence ». L’indifférence positiviste à toute métaphysique devient une évidence communément partagée.

 

C’est la philosophie de Hegel, selon Schmitt, qui a donné son architecture et sa justification à ce panthéisme de l’immanence. De là découle l’athéisme de l’époque et l’idéal d’une humanité devenant consciente d’elle-même, mais n’aboutissant en réalité qu’à « une liberté anarchique ».

On a tué Dieu, et ce qui reste c’est la peur, la peur de l’Homme. Schmitt cite le mot de Engels : « L’essence de l’État comme de la religion est la peur de l’humanité devant elle-même » .xxviii

 

Face à la démocratie de discussion, face à la pensée universaliste, face à la montée de l’athéisme, face à la liberté anarchique, que faire ? Schmitt répond avec Donoso Cortés, qu’il admire comme « l’un des représentants majeurs de la pensée décisionniste et un philosophe catholique de l’État ». Donoso Cortès a en effet été à l’origine « d’un événement d’une importance incommensurable » : il a déclaré, « avec un radicalisme impressionnant », que face à la Révolution de 1848, il n’y avait qu’une légitimité : celle de la dictature.

 

Il faut en finir. « L’époque réclame une décision ». Il faut mettre un terme au goût de la discussion des romantiques allemands, qui est d’un « comique sinistre ». Le temps n’est plus aux médiations et aux intermédiaires. Il faut rapidement mettre en pratique la philosophie contre-révolutionnaire des philosophes catholiques de l’État, De Maistre, Bonald, Donoso Cortés: « Tous formulent un immense ou-ou, dont la rigueur rappelle plus la dictature que la discussion perpétuelle ».

 

Il faut choisir son camp. La discussion, ou la dictature – sinon rien.

 

L’alternative étant posée, il suffit de s’en rapporter à la tradition et à la coutume pour opérer le choix final, car « l’entendement de l’individu est trop faible et misérable pour reconnaître la vérité à partir de lui-même »xxix. La raison n’est que trop raisonnable, elle n’est pas assez radicale. On ne peut s’y fier. Comment choisir alors ? En radicalisant à l’extrême les termes du choix, et en se fiant à la tradition.

Schmitt cite ici Bonald (en français dans le texte) : «  Je me trouve constamment entre deux abîmes, je marche toujours entre l’être et le néant ». Et Schmitt commente : « Ce sont les oppositions du bien et du mal, de Dieu et du Diable, des oppositions où demeure à la vie à la mort un ou-ou, qui ne connaît aucune synthèse ni tiers terme supérieur. »xxx

 

Ou-ou : c’était affirmer à nouveau une pensée absolument coupante, radicalement exclusive, totalement manichéenne. Schmitt la qualifie d’« antithèse la plus claire qui émerge de toute l’histoire de l’idée politique en général ». D’un côté il y a l’anarchie, avec Babeuf, Bakounine, Kropotkine et Otto Gross, pour qui : « Le peuple est bon et le magistrat corruptible ».

De l’autre, il y a la contre-révolution qui déclare avec de Maistre: « Tout gouvernement est bon lorsqu’il est établi. » Tout gouvernement est bon, parce qu’il peut décider, et c’est le fait de décider qui importe, non la forme ou le contenu de la décision. « Car, pour les choses éminemment importantes, décider est plus important que comment décider ».xxxi Fermez le ban.

 

Il faut prendre radicalement parti pour le radicalisme, il faut se décider de façon décisive pour la « décision ». Il ne s’agit plus d’opposer, dans une vaine discussion, les avantages et les inconvénients de la dictature et de la discussion.

Il s’agit d’imposer la dictature, sans discussion.

 

Le texte de Schmitt date de 1922. Ce fut aussi l’année de l’assassinat du ministre des Affaires étrangères allemand, Walter Rathenau, par l’organisation Consul, un groupe terroriste d’extrême droite, et l’hyper-inflation allait bientôt battre son plein dans la république de Weimar.

La conjoncture semblait propice à l’extrémisme. Mais elle n’était pas seule en cause. En matière politique, tout part de ce que l’on croit être la nature de l’homme, dit Schmitt : ou bien l’homme est « bon par nature », ou bien il est « mauvais par nature ».

 

A l’aide de cette grille simple, il résume les thèses politiques alors en présence, en 1922 :

a) Le rationalisme de l’Aufklärung voit la nature de l’homme comme « bête et inculte », mais « on peut l’éduquer ».

b) Le socialisme marxiste n’a que faire de la nature de l’homme, et ramène tout aux conditions économiques et sociales.

c) Pour les anarchistes athées, « l’homme est décidément bon, et tout mal est la conséquence de la pensée théologique ».

d) Pour les catholiques et pour les protestants, le péché originel affecte métaphysiquement la nature humaine. Mais ils diffèrent sur son interprétationxxxii.

 

Pour Schmitt, c’est clair : l’homme est mauvais. Et même satanique. L’ennemi principal est le « satanisme de cette époque ». Baudelaire avait déjà reconnu ce « principe intellectuel fort »xxxiii. Un autre affidé du satanisme, Bakounine, ose affirmer qu’il n’y a rien de mal dans l’homme. Ce sont les suppôts de Satan qui affirment que l’homme n’est pas  mauvais. Le satanisme nie entièrement « la théologie du péché qui étiquette l’homme comme mauvais ».

 

Théologie, morale et politique : tout est étroitement lié. L’idée politique repose sur un jugement moral. La morale mène à une théologie, laquelle fonde l’autorité légitime.

Il s’agit seulement de bien connaître son camp. Il faut se regrouper avec tous ceux qui reconnaissent la même morale. « L’autre camp », c’est celui de ceux qui ne reconnaissent a priori aucun jugement moral.

On y trouve par exemple « les financiers américains, les techniciens de l’industrie, les socialistes marxistes et révolutionnaires anarcho-syndicalistes », qui unissent leurs forces pour éliminer la domination du politique sur l’économique. Pour ces derniers, seul doit subsister un type de pensée économique, organisationnel et technique, et l’État moderne doit ne plus être qu’une « grande entreprise ».

 

Contre cette dissolution du politique, Schmitt estime qu’il faut avoir le courage d’une « décision moralement exigeante », une « décision absolue », une « décision pure, sans raisonnement, ni discussion, ne se justifiant pas, produite donc à partir du néant ». Bref, il réclame « une dictature politique ».

 

Il n’y plus de place pour les tièdes, ou pour les bourgeois, dans ce combat contre le « mal radical ». Les temps exigent la violence absolue, qui ne peut se résoudre que par la victoire finale d’un des deux camps. Schmitt n’en doute jamais, la victoire appartient inévitablement au camp de la « décision ». Même l’anarchiste, qui prétend que toute décision est mauvaise, est obligé de « se décider de manière décidée contre la décision ». Le plus grand anarchiste du 19ème siècle, Bakounine, « devait nécessairement devenir théoriquement le théologien de l’antithéologique et, dans la pratique, le dictateur d’une anti-dictature ».xxxiv

 

Quoi qu’on fasse, quoi qu’on pense, de quelque bord que l’on soit, c’est le principe de la décision radicale qui l’emporte toujours. La dictature de la décision conduit à la décision de la dictature.

 

La dictature décide de tout, pour tous. Elle est « tout » pour tous. Tout ce qui n’est pas interdit est obligatoire. Tout ce qui n’est pas dans le tout n’est rien.

En face de ce « tout », il y a deux sortes d’ennemis. Il y a ceux qui affirment être eux-mêmes le « tout » à la place du « tout »; et il y a ceux qui refusent de reconnaître l’existence même de ce « tout ».

Dans les deux cas, ces ennemis doivent être impitoyablement éliminés. Ils ont les visages du même mal diabolique, dit Schmitt : le visage dur de l’anarchiste, et le visage mou du bourgeois.

 

Après la théorie, la pratique. Une fois la contre-révolution « décidée », une fois que la « décision » de s’en remettre à un « décideur » est entérinée, il faut choisir ce dernier. Comment s’y prendre ?

 

Comment devient-on un Führer ? Plus précisément, comment un Führer devient-il « l’incarnation » de son temps ?

 

Erik Peterson, l’un des rares penseurs allemands qui a eu le courage de s’opposer aux nazis au temps de leur montée en puissancexxxv, accusa Heidegger, on l’a vu, de se livrer à une telle déformation des concepts théologiques qu’il comparait la « décision » de Dieu de s’incarner en Jésus-Christ, à la « décision » pour le Führer de devenir « l’incarnation de son temps ».

Peterson, ancien théologien protestant, converti au catholicisme en 1930, laissait entendre que la foi en Dieu des croyants allemands était analogue à leur foi en leur Führer. Le Moi du Führer « incarnait » simultanément la Foi de la foule, la décision de la Loi et la souveraineté du « Reich ».

 

 

 

En 1969, Carl Schmitt, alors âgé de 81 ans, décida bien tardivement de répliquer à l’essai de Peterson qui datait de 1935. Peterson avait écrit son livre alors que Hitler était au pouvoir. Courageux, mais pas téméraire, il avait déguisé sa critique du régime nazi en passant par le biais d’une analyse érudite de la théologie politique de l’Empire romain. Dans une simple note en bas de page, à la fin de son ouvrage, Peterson avait exprimé d’une manière fort lapidaire sa critique du concept de « théologie politique » de Schmitt : « Le concept de « théologie politique » a été introduit dans la littérature par les travaux de Carl Schmitt, Théologie politique, Munich 1922. Ses considérations, à l’époque, n’ont pas été exposées de façon systématique. Nous avons tenté ici, à partir d’un exemple concret, de montrer l’impossibilité théologique d’une « théologie politique ». »xxxvi

Le dernier paragraphe du livre enfonçait délicatement le clou. « Une « théologie politique » ne saurait plus croître que sur le terrain du judaïsme ou du paganisme. (…) De même, nul empereur ne saurait garantir cette paix que recherche le Christ : elle est le don de celui qui est « plus haut que toute raison ». »xxxvii

 

Il fallait comprendre dans ces lignes elliptiques une critique de la manière dont Schmitt avait mis ses talents de juriste et d’intellectuel au service des nazis, et une condamnation du « paganisme » de l’empereur du moment, Hitler.

Ces brèves lignes dépassaient largement le cadre d’une discussion savante entre théologiens. Elles se voulaient une critique radicale de la société et de la politique allemandes d’alors. Leur venin discret fut en tout cas suffisant pour tarauder Schmitt sur la fin de son âge, au point qu’il décida, avec quelque retard, qu’il ne pouvait pas laisser passer impunément cette courte thèse de Peterson, surnommée par Schmitt : « thèse de la grande liquidation théologique ».

 

Si Peterson avait été aussi bref, c’est qu’il avait sans doute le sentiment que ses lecteurs se souviendraient de la longue tradition de la théologie chrétienne en la matière. Depuis que le Christ avait dit qu’il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, et depuis qu’Augustin avait distingué la cité terrestre de la Cité de Dieu, les chrétiens s’étaient habitués à séparer la puissance morale de l’autorité politique, et à ne surtout pas les confondre.

L’idée d’une « théologie politique » devait en conséquence éveiller des soupçons légitimes, tout particulièrement quand celle-ci était utilisée comme argument pour oindre d’une grâce élective une immonde bête brune.

 

Mais Schmitt était coriace. Il tenait à sa « théologie politique », même après une guerre mondiale. Il fit remarquer que la distinction augustinienne entre la civitas Dei et la civitas terrena, la religion et la politique, l’au-delà et l’ici-bas, avait été abolie de facto en 1918, du point de vue du protestantisme allemand, avec l’effondrement de l’Église et de l’État. Il fit aussi valoir que l’Église catholique avait conclu les accords de Latranxxxviii avec Mussolini en 1929 ainsi qu’un concordat avec Hitler en 1933.

Schmitt en inféra que le monde moderne ne pouvait décidément plus distinguer de manière objective les deux « royaumes », le divin et le terrestre. La classe révolutionnaire avait également mis en question « avec succès », selon Schmitt, les « murs » traditionnels qui séparaient l’Église de l’État. 

Ces murs n’avaient plus de sens, parce que le véritable partage du monde s’établissait désormais entre les « ennemis » et les « amis », « eux » et « nous ». « Spirituel/temporel, au-delà/ici-bas, transcendance /immanence, idée et intérêt, superstructure et infrastructure ne sont plus définissables qu’à partir des sujets qui s’opposent ».xxxix

Schmitt en concluait que la fiction de séparations « pures » et « nettes » entre religion et politique, qui continuait à prévaloir au 19ème siècle, s’était terminée avec ce qu’il appelait les « bouleversements ». L’Etat avait perdu le monopole du politique, du fait du rôle du prolétariat industriel. Désormais, il n’y avait plus de séparation entre le temporel et le spirituel, mais il y avait une « totalité » – d’où la nécessité d’une « théologie politique ».

 

Erik Peterson, s’élevant avec ses modestes forces de théologien contre Hitler et ses sbires, avait nié cette thèse de Schmitt, à un moment où cela impliquait beaucoup de courage. Il avait argué que le concept d’une théologie politique chrétienne était impossible par suite de la doctrine de la Trinité. Il rappelait que les hérétiques ariens, qui niaient la Trinité et qui avaient soutenu en leur temps l’idée d’un monothéisme pur et dur, avaient facilité ainsi l’idéologie impériale, et la concentration des pouvoirs en un seul homme. Leur hérésie avait été réfutée par Grégoire de Naziance, théologien du dogme de la Trinité. Grégoire théorisa la distinction des « puissances », et montra qu’il ne saurait y avoir de réalisation politique de « la monarchie divine ».

 

Rejetant ces antiques exemples, Schmitt affirma l’évidence de la théologie politique dans la théorie moderne de l’État. Pour preuve, le Léviathan de Thomas Hobbes s’expliquait par « l’essence politique et théologique spécifique de la Réforme protestante ». Preuve supplémentaire, la Révolution française constituait « un prolongement, déthéologisé dans ses ultimes conséquences, du jus reformandi de la Réforme protestante. »xl

De ces interprétations convergentes de la Réforme, du Léviathan et de la Révolution française, Schmitt déduisit que le monde moderne était devenu une « totalité » et qu’il exigeait de ce fait des solutions « totales ».

 

Mais si le monde était bien une « totalité », il serait insécable, indivisible. Or Schmitt réclamait par ailleurs la nécessité d’un grand « partage » géostratégique du monde, d’un « Nomos de la Terre ».xli Comment ces positions étaient-elles compatibles ? En fait, il percevait la « totalité » et le « partage » comme intrinsèquement liés. Le nœud de cette liaison, c’est la « décision ». C’est là que tout se joue. Il n’y a qu’une « question décisive » : Qui décide ? – Le dictateur.

Le reste s’ensuit. Que décide-t-il ? – Tout : la totalité et l’exclusion. Le dictateur sépare et lie à la fois. Comme tyran, il se sépare du reste du monde. Mais, incarnant son peuple et son temps, il est aussi censé unifier le monde – en sa personne. Il sépare afin de totaliser. Il totalise afin d’unifier. Il unifie pour séparer.

 

Dans la tyrannie, ce qui sépare lie. Ce qui lie sépare. Voilà l’essence de l’idéologie totalitaire.

Toute la puissance, la puissance totale, est donnée à la décision, à la séparation, à l’exclusion.

 

A la discussion, on ne donne rien.

Un fil continu relie Luther, Hobbes, Stirner, Nietzsche et Schmitt, le fil du Moi. Qui est ce Moi ? C’est « celui qui décide ». Les autres moi ne sont rien. De la religion de la protestation individuelle de Luther on est passé successivement à l’érection du seul Léviathan chez Hobbes, à la déification de l’individualité de Stirner, à la solitude du héros nietzschéen, pour aboutir à la singulière théologie politique de Schmitt, laquelle est conçue pour fonder sans discussion la « décision » du Führer.

 

Comme le destin du parti nazi l’a montré, il ne sert à rien de discuter avec ceux qui méprisent la discussion. Mais quelle pensée peut-on avoir pour les ennemis de la pensée ? Faut-il succomber à la tentation de se séparer définitivement de ceux qui séparent (ce qui serait une façon de leur ressembler) ?

 

La leçon que l’on tire de la théologie politique et totalitaire de Schmitt peut se résumer ainsi. Face aux pensées de la coupure et de la séparation, de l’antithèse et de l’antinomie, il ne suffit pas d’opposer une pensée qui serait elle-même antinomique. Ce serait en somme faire leur jeu. Il faut plutôt affirmer absolument le pouvoir de la pensée critique, dans toutes ses possibles dimensions. Il faut proclamer le devoir sans fin de soumettre tout pouvoir au libre pouvoir de la critique.

 

La pensée de la « totalité », utopie moderne, a abouti à l’idée d’un pouvoir totalitaire, et d’un idéal « total ». L’Histoire a montré combien ces conceptions pouvaient être mortifères, – mais aussi singulièrement aveugles. Le point aveugle de toute « totalité », c’est qu’elle ne se voit pas elle-même. Pour se voir, il lui faudrait être à l’extérieur. En cela, aucune totalité n’est jamais complète, aucune totalité n’est jamais « totale ». Toute totalité reste inéluctablement partielle. Prenons des exemples. Il y a la totalité des étants, infiniment diverse, et dépassant l’imagination. Il y a aussi la totalité, impossible à saisir, des idées ou des concepts, incluant leurs nuances, leurs divergences, et leurs « discussions ». La « totalité totalitaire » est bien incapable de percevoir ne serait-ce qu’une infime partie de ces totalités infiniment mouvantes, bourgeonnantes, vibrionnantes.

 

Les religions aussi veulent être des « totalités », malgré leurs différences. Il y a des religions transcendantes et des religions immanentes. Il y a des religions qui excluent, et d’autres qui relient. Il y a des religions tribales, et des religions qui se disent universelles. Toutes se croient « totales », et « finales ».

 

Parmi elles, le christianisme représente-t-il un type de « totalité » spécifique, identifiable ? Peut-on accepter l’interprétation théologico-politique « totalisante » que Schmitt en donne ? Je crois avoir assez montré que non. Mais il n’est pas inutile d’appeler d’autres témoignages, à charge et à décharge.

 

Marcel Gauchet voit dans le christianisme « la religion de la sortie de la religion ». Cette expression réfute par sa forme même l’idée de « totalité », en matière religieuse tout au moins. Elle fait penser au paradoxe de « l’ensemble de tous les ensembles qui ne font pas partie d’eux-mêmes ». Si cet ensemble fait partie de lui-même, alors il n’en fait pas partie. S’il n’en fait pas partie, c’est donc qu’il en fait partie.

Le christianisme, « religion de la sortie de la religion », serait une religion qui se voudrait en dehors et au-delà de toute religion, y compris d’elle-même. Par là, le christianisme se montrerait, une fois encore, foncièrement contraire à toute « totalisation ».

René Girard va dans une direction un peu différente, mais analogue. Il affirme que la laïcisation, la sécularisation ou l’athéisme sont des « produits » du christianisme. Pour Jean-Luc Nancy également, « non seulement l’athéisme est une invention spécifique de l’Occident, mais encore doit-il être considéré comme l’élément dans lequel l’Occident s’est proprement inventé ».xlii

 

Si l’athéisme est une production du christianisme, et une invention de l’Occident, peut-on en déduire que le christianisme occidental et l’athéisme font partie d’une même totalisation ? Si oui, laquelle ? Et quel serait son nom ?

Ce sont là des questions typiques de la sophistique moderne. Comme Hegel ou Carl Schmitt, René Girard et Jean-Luc Nancy continuent de penser en termes de totalité symbolique : le christianisme, l’athéisme, l’Occident. Tout leur semble toujours lié à tout, et tout est lié à son contraire. Tout est pont et mur, lien et coupure : « Le christianisme est au cœur de la déclosion comme il est au centre de la clôture », écrit Nancyxliii.

Cet oxymore est structurellement néo-gnostique. Il est à la fois totalisant, englobant, et coupant, diabolisant. Il est difficile à réfuter, car c’est l’exemple même du sophisme, dont notre époque malheureuse et sans repères est victime, jour après jour.

Heureusement, Platon a montré la voie et enseigné la méthode, dans Le Sophiste. J’y renvoie donc.

Mais il est temps de conclure.


Poutine et les silovoki qui l’entourent ne sont ni des philosophes, ni des théologiens. Pour eux, ne compte que la force pure, la violence brute.

Je ne suis pas prophète. Je ne sais jusqu’où ira l’horreur de cette guerre. Mais quelle que soit son issue prochaine (c’est-à-dire l’écrasement et l’asservissement des Ukrainiens à la politique néo-impérialiste de Poutine, ou bien leur résistance miraculeuse, et le repli des forces russes), il est désormais certain que l’Europe, et l’Occident tout entier, doivent aller au-delà de la prise de conscience qu’ils ont un ennemi acharné, enragé, inassouvi, dans leur orient immédiat.

Cet ennemi les méprise pour la faiblesse, la désunion et le manque de vision stratégique, l’absence de conscience globale, dont ils ont fait preuve, en particulier depuis les années Bush, avec la complicité de politiciens corrompus comme Blair.

D’une manière ou d’une autre il faudra battre Poutine, et les siloviki, mais il faudra surtout déminer leur idéologie grand-russe, leur rêve eurasiatique, qui est porteur de mort, de guerres, de famines, et de souffrances, sur les immenses territoires du monde.

La Troisième Guerre mondiale a commencé, depuis au moins deux décennies, à plus ou moins « basse intensité ».

Elle se passe aujourd’hui sous nos yeux en Ukraine, avec une cruauté qui pourra toujours augmenter. Demain elle s’étendra peut-être à l’ensemble de l’Eurasie, et au-delà.

Il ne faut pas trop compter que les Etats-Unis d’Amérique se décident prochainement à sauver à nouveau le monde. Ils ont de la puissance militaire, mais on en a vu toutes les limites au Viet Nam, en Afghanistan, en Iraq, en Syrie et ailleurs. Surtout, ce sont leurs capacités politiques (intérieures), mais aussi géopolitiques et géostratégiques que je mets en doute.

La Troisième Guerre mondiale a commencé il y a environ vingt ans, et non pas de façon militaire. Elle a commencé dans les esprits. Et elle s’est traduite par une incroyable série de défaites, — pour l’Esprit.

Le niveau effroyablement bas des débats pour la prochaine élection présidentielle en France est encore un symptôme des batailles perdues par l’Esprit, entre autre devant la montée en puissance de la bête immonde.

C’est dans les cerveaux, et dans les cœurs, c’est sur ce terrain là que les hommes et les femmes de « bonne volonté » sont attendus et espérés. C’est aussi là, et pas seulement dans les forêts et les champs, dans les villes et les villages, sur terre et sur mer, dans l’espace et dans le cyberespace, qu’il va falloir mener le combat.

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i« Parmi les théologiens protestants, Heinrich Forsthoff et Friedrich Gogarten notamment ont montré qu’en l’absence d’un concept de sécularisation, il devenait tout simplement impossible de comprendre les derniers siècles de notre histoire. Assurément, dans la théologie protestante une autre théorie, soi-disant apolitique, présente Dieu comme le « Tout Autre » exactement comme pour le libéralisme politique, qui va de pair avec elle, l’État et la politique sont le « Tout Autre ». Entre-temps, nous avons compris que le politique était la totalité (das Totale), et pour cette raison nous savons aussi que décider de la nature apolitique d’une réalité représente toujours une décision politique. » Carl Schmitt. Théologie politique I.

ii Carl Schmitt. Théologie politique.

iii Bodin, qui inaugure la théorie moderne de l’État, écrit : « La souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d’une République. » in Bodin. Six livres de la République

iv Carl Schmitt. Théologie politique.

v« L’exception explique à la fois elle-même et le cas général. Et si l’on veut étudier correctement le cas général, il suffit de chercher une véritable exception. Elle jette sur toutes choses une lumière beaucoup plus crue que le général. A la longue, on finit par se lasser de l’éternel verbiage du général ; les exceptions existent. On n’est pas en mesure de les expliquer ? On n’expliquera pas davantage le général. Habituellement, on ne remarque guère la difficulté, car on aborde le cas général, non seulement sans la moindre passion, mais encore avec une confortable superficialité. Au contraire, l’exception pense le général avec l’énergie de la passion.» Ibid. On note au passage le nominalisme caractéristique de Kierkegaard (« l’éternel verbiage du général »), son pessimisme anti-rationnel (la « superficialité » du général), et une sorte de romantisme conceptuel (l’exception suscite la « passion »).

vi Carl Schmitt. Théologie politique II.

viiE. Nolte. Le fascisme dans son époque. p.656. Nolte rapporte ces propos de Hitler « Il disait en 1923 : « Ce qui commence aujourd’hui est une lutte qui sera plus grande que la guerre mondiale ! Elle aura lieu sur le sol allemand pour le monde entier. Il n’y aura que deux possibilités : ou bien nous serons l’agneau du sacrifice, ou bien nous serons vainqueurs ». » L’agneau du sacrifice est évidemment employé ici comme une métaphore délibérément christique. (NDA)

viiiIbid. Schmitt cite ici Rousseau en appui : « La force est une puissance physique ; le pistolet que le brigand tient est aussi une puissance ». Le contrat social, I, 3

ix H Krabbe, Die moderne Staatidee, La Haye, 1906, cité par C Schmitt. Op. cit.

xSchmitt cite ici opportunément Wolzendorff, La pensée allemande du droit des peuples, 1919 ; Le mensonge du droit des peuples, 1919 ; L’esprit du droit public, 1920 ; L’Etat pur, 1920, comme le rapporte le traducteur Jean-Louis Schlegel du livre de Carl Schmitt, Théologie Politique.

xiLa pensée de Schmitt est en permanence saisie par le goût pour les mises en opposition, à la mode gnostique et dualiste. A ce titre, « l’opposition entre personne et idée » qu’il diagnostique chez Krabbe, est en fait bien plus un trait philosophico-théologique de sa propre vision du monde, orientée par un pathos du « nomos », un besoin irrémissible de couper et de trancher, de séparer et de marquer les territoires, d’identifier « l’ami » et « l’ennemi ». Cette vision coupante, Schmitt l’applique à toute chose. Par exemple, le droit n’est pas « un », il est dual : le droit tout entier n’est rien sans quelqu’un pour l’appliquer.

xii Léviathan, ch. 26

xiiiLewis Carroll. De l’autre côté du miroir. « ‘The question is’, said Humpty Dumpty, ‘which is to be master – that’s all’. »

xivSchmitt relève le nominalisme de Hobbes, et s’étonne faussement qu’un tel penseur nominaliste et « personnaliste » puisse être aussi un penseur des sciences abstraites. Mais il en donne bien vite l’explication: il s’agit simplement de « comprendre la réalité ». La « réalité » de la vie sociale doit passer par un regard concret, loin du vide des abstractions et de tout a priori transcendantal. La « réalité » de la nature, au contraire, est impersonnelle, et le relativisme mathématique peut en rendre compte. Le fait que les deux réalités ne coïncident pas ne le surprend pas. Le monde n’est pas un. Il est coupé de multiples fractures.

xvCarl Schmitt. Les trois types de pensée juridique.

xvi« On pourra trouver une attitude décisionniste qui s’oppose à ce qu’on lie la décision divine à des règles, qu’on la mesure et qu’on la rende calculable, dans la doctrine calviniste elle-même, avec le dogme de la  »prédestination supralapsaire », selon lequel Dieu a déjà décidé une fois pour toutes, avant la Chute, de la béatitude ou de la damnation, de la grâce ou de la disgrâce de chaque âme humaine individuelle » Ibid.

xvii« C’est dans le concept du Dieu « absolutiste » de Calvin (Dieu est lege solutus, ipsi sibi lex, summa majestas), comme dans sa doctrine de la prédestination, qu’apparaissent des représentations théologiques qui ont influencé les conceptions de la souveraineté étatique du 16ème siècle, notamment celle de Bodin ». Ibid.

xviii« La situation exceptionnelle a pour la jurisprudence la même signification que le miracle pour la théologie (…) L’idée de l’État de droit moderne s’impose avec le déisme, avec une théologie et une métaphysique qui rejettent le miracle hors du monde et récusent la rupture des lois de la nature, rupture contenue dans la notion de miracle et impliquant une exception due à une intervention directe, exactement comme elles récusent l’intervention directe du souverain dans l’ordre juridique existant. Le rationalisme de l’Aufklärung condamna l’exception sous toutes ses formes. » Carl Schmitt. Théologie politique

xix« La démocratie est l’expression d’un relativisme politique et d’une scientificité libérée du miracle et des dogmes, et fondée sur l’entendement humain et sur le doute de la critique ». Ibid.

xxIbid.

xxi Cf. Carl Schmitt. Le Nomos de la Terre

xxii« L’explication spiritualiste de processus matériels et l’explication matérialiste de phénomènes spirituels tentent chacune de mettre en lumière des connexions causales. Elles commencent par établir une opposition entre les deux sphères, pour la dissoudre ensuite et la ramener à zéro par réduction d’une des sphères à l’autre – un procédé qui finit par se transformer, par une nécessité méthodique, en caricature. Quand Engels considère le dogme calviniste de la prédestination comme un miroir de l’absurdité et de l’imprévisibilité de la concurrence acharnée dans le capitalisme, on peut aussi bien réduire la théorie moderne de la relativité et son succès aux rapports monétaires du marché mondial actuel, et l’on aurait ainsi trouvé leur soubassement économique ». Carl Schmitt. Théologie politique.

xxiiiC. Schmitt cite à ce propos une phrase de Descartes à Mersenne : « C’est Dieu qui a établi ces lois en nature ainsi qu’un roi établit les lois en son royaume ». Ibid.

xxiv « La proposition métaphysique selon laquelle Dieu ne délivre que des expressions générales mais non particulières de sa volonté domine les métaphysiques de Leibniz et de Malebranche. Chez Rousseau, la volonté générale est identifiée à la volonté du souverain ; mais dans le même temps, l’idée du général acquiert même dans son sujet une détermination quantitative : en d’autres mots, le peuple devient souverain. L’élément décisionniste et personnaliste de la notion de souveraineté en vigueur jusqu’alors se perd du fait même. La volonté du peuple est toujours bonne, le peuple est toujours vertueux » Ibid.

xxvIbid.

xxviIbid.

xxviiIbid.

xxviiiIbid.

xxixIbid.

xxxIbid.

xxxiIbid.

xxxii Pour les protestants le péché originel est « défiguration, image ternie, blessure ». Selon Luther, le péché originel est même une « abjection totale ». La conception catholique, établie par le Concile de Trente, laisse en revanche ouverte à la l’homme la possibilité d’aller vers le bien. Mais il faut se garder d’une vision trop simplifiée de l’opposition entre catholiques et protestants sur ce sujet. Il y a des penseurs « catholiques » qui professent à cet égard des idées tout à fait « protestantes ». Le « catholique » Bonald reconnaît en l’homme des instincts fondamentalement mauvais et une indéracinable « volonté de puissance ». Le « catholique » de Maistre évoque lui aussi la méchanceté humaine et arbore une morale sans illusions. Le « catholique » Donoso Cortés reprend l’idée de « méchanceté naturelle de l’homme » avec des accents luthériens. Schmitt note à son propos : « Son mépris de hommes ne connaît plus de limites ; leur entendement aveugle, leur volonté infirme, les élans risibles de leurs désirs charnels lui semblent si minables que tous les mots de toutes les langues humaines n’y suffisent pas pour exprimer toute la bassesse de cette créature. » Donoso Cortés est même pire que les puritains, car « sa conscience du péché est universelle, plus effrayante que celle d’un puritain.» Elle se traduit par l’idée que « le triomphe du mal va de soi, et seul un miracle de Dieu le conjure (…) l’humanité est un navire ballotté sans but sur les flots, chargé d’un équipage séditieux, vulgaire (…) jusqu’à ce que la colère de Dieu précipite cette racaille révoltée dans la mer pour faire régner à nouveau le silence ». Schmitt admire cette « mentalité radicale » de Donoso Cortès, qui « ne voit jamais que la théologie de l’adversaire », et il décide de mettre son puritanisme excessif au service de la « bataille décisive et sanglante engagée aujourd’hui entre le catholicisme et le socialisme athée ». Dans cette bataille grandiose, d’ampleur cosmique, il est impossible de ne pas se décider, de ne pas prendre ses responsabilités, de rester dans les demi-mesures conservatoires. « La dictature est le contraire de la discussion » répète Schmitt. Il faut une pensée forte comme celle de Cortés qui n’a que « mépris pour les libéraux » tout en gardant « son respect pour son ennemi mortel, le socialisme anarchique et athée, auquel il confère une dimension diabolique ». Ibid.

xxxiii Ibid. Cf. Les fleurs du mal. « Race de Caïn, au ciel monte/ Et sur la terre jette Dieu ! »

xxxiv Ibid.

xxxv Cf. son essai Qu’est-ce que la théologie ? paru en 1925 et son essai Le monothéisme comme problème politique : une contribution à l’histoire de la théologie politique dans l’Empire romain (1935).

xxxvi Erik Peterson. Le monothéisme comme problème politique : une contribution à l’histoire de la théologie politique dans l’Empire romain. (1935)

xxxvii Ibid.

xxxviii Schmitt évoque ces traités de Latran comme ayant représenté une « signification providentielle » pour des millions de catholiques romains. « Le 24 février 1929, le futur pape Jean XXIII écrivait de Sofia à ses sœurs : « Le Seigneur soit béni ! Tout ce que la franc-maçonnerie, c’est-à-dire le Diable, ont entrepris depuis soixante ans contre l’Eglise et le pape en Italie a été réduit à néant. » [Note de Jean-Louis Schlgel : Cette citation se trouve dans Jean XXIII, Lettres à ma famille, 1969, p.195.].

xxxix Théologie politique II.

xl Ibid.

xli Cf. Carl Schmitt. Le Nomos de la Terre.

xlii Jean-Luc Nancy, La déclosion (Déconstruction du christianisme, I).

xliiiIbid.

Le pouvoir des assassins


« Les attentats de Moscou, 1999 »

J’ai vécu à Moscou pendant deux ans, de 2003 à 2005, en tant que directeur du Bureau de l’UNESCO sur place et en tant que représentant de cette organisation en Russie, en Arménie, en Azerbaidjan, en Bélarus, en Géorgie et en Moldavie. J’ai appris le russe. J’ai rencontré, de par mes fonctions, nombre de responsables officiels de tous niveaux, des élus de la Douma, des fonctionnaires du Ministère des affaires étrangères, et de plusieurs autres ministères et organismes publics.

J’ai retenu de ce séjour quelques idées fortes qu’il me semble utile de partager en ce deuxième jour de l’attaque barbare, et pour beaucoup jusqu’alors improbable, contre l’Ukraine.

– Le peuple russe est un grand peuple, doté d’une grande force morale, et d’immenses qualités, mais c’est aussi un peuple sous le joug, et cela depuis de nombreux siècles. Il l’a été pendant les invasions mongoles, il l’a été sous les tsars, il l’a été pendant la période soviétique, il l’est encore sous Poutine.

– L’ « élite » russe ne comprend pas seulement les oligarques, à qui l’on a permis de s’enrichir de façon absolument scandaleuse à la seule condition de vouer une loyauté sans faille au Kremlin, mais se compose surtout de l’ensemble des siloviki, c’est-à-dire les [hommes] « forts », expression consacrée pour désigner les responsables des armées, les hommes des services secrets (le FSB, successeur du KGB, et bien d’autres services de même acabit), et en général tous les responsables qui participent au complexe militaro-policier qui contrôle effectivement la Russie contemporaine.

– Cette « élite » méprise (le mot n’est pas trop fort) les Européens, — pour leur « mollesse », leur « manque total de vision stratégique », leur « oubli de l’histoire ». Ce ne sont que des « enfants ». Je reprends là des qualificatifs effectivement prononcés devant moi par certains des personnages sus-dits.

Les Russes, à l’inverse, sont de véritables « adultes » quand il s’agit d’affronter les grands défis qui se posent dans le monde, mais aussi des « durs », dotés d’une vision « stratégique » de l’histoire (et de la géographie). Ils sont non oublieux des leçons du passé, souvent très douloureuses, et restent dotés d’un idéal qui tient en une formule: la Russie a un rôle unique à jouer dans le monde, et a vocation à diriger le moment venu l’Eurasie tout entière, de l’Atlantique au Kamtchatka, une Eurasie dont l’Europe n’est qu’un petit promontoire, et une Eurasie qui a vocation à assurer son hégémonie contre les deux autres empires concurrents.

– Cette « élite » est capable de tout, je dis bien de tout, pour faire avancer ce programme à long terme.

Par exemple, Vladimir Poutine, alors premier ministre du gouvernement Eltsine, a délibérément organisé en 1999 une série d’attentats qui ont fait plus de 300 morts à Moscou, en utilisant les services du FSB .

C’était alors un fait connu dans les cercles informés à Moscou lorsque j’y étais en poste, mais cela commençait aussi à être timidement évoqué en public. Depuis le livre de John B. Dunlop, «The Moscow Bombings»i, paru en 2012, le dossier à charge contre Poutine est devenu irréfutable.

Quel était le but de ces attentats sanglants opérés par les services russes contre des moscovites, leurs propres concitoyens?

Ils n’étaient que de la chair à bombe. Le but était de pouvoir attribuer ces attentats aux Tchétchènes, de façon à déclencher une guerre ultra-violente contre la Tchétchénie, guerre dont les atrocités ont été documentéesii, et qui se termina par une victoire totale des siloviki, mettant en place en Tchétchénie un gouvernement à leur botte, et évitant tout risque de séparatisme des républiques caucasiennes.

En récompense de ses services, Poutine fut propulsé peu après au pouvoir suprême par les siloviki. Depuis, il n’a plus cessé d’exercer totalement et absolument ce pouvoir, avec le soutien constant des siloviki, et ceci pendant les 22 dernières années.

Le dernier épisode, l’invasion de l’Ukraine, n’est que la suite d’une série d’opérations comparables (du point de vue de la stratégie des siloviki, et de ce qu’elles révèlent sur leurs intentions à long terme) en Ossétie du Sud, en Abkhazie, provinces arrachées à la Géorgie, ou en Crimée.

Dans la préface de son livre, Dunlop cite le journaliste russe Anton Orekh, à propos des attentats de Moscou:

« Si ces attentats ne furent pas un facteur fortuit de la série d’événements qui s’ensuivit; si, pour le dire franchement, ils furent l’œuvre de nos autorités – alors tout est une fois pour toutes à sa place. Alors il n’y a et ne peut y avoir un iota d’illusion sur [la nature de] ceux qui nous gouvernent. Alors ces gens ne sont pas des petits ou grands escrocs. Alors ce sont des criminels de la pire espèce.« 

Poutine est un tueur, capable de tout, d’absolument tout.

Il a menacé hier les pays européens, à mots à peine voilés, de la possibilité d’une riposte nucléaire, s’ils s’avisaient d’intervenir dans le conflit ukrainien.

Que faire?

Pour le moment, l’argent des oligarques, plusieurs centaines de milliards de dollars volés au peuple russe, est parqué bien confortablement à Londres, et la City jouit de son usufruit. N’attendez donc rien de Boris Johnson en matière de « sanctions » financières.

L’Allemagne, mais aussi l’Italie, et (dois-je expliquer pourquoi?) Chypre (entièrement gangrené par les maffias russes) font partie des pays de l’Union européenne qui s’opposent à l’idée de couper la Russie du réseau bancaire international SWIFT. Comme par hasard.

L’Europe occidentale n’a donc pas encore pris ou voulu prendre toute la mesure de la nature du pouvoir en place à Moscou. Il y règne en fait un gang maffieux, couvert de sang, capable de tout, – les siloviki, dont Poutine est la figure la mieux connue, mais non la seule à agir.

Il est très inconfortable, pour nous Européens, qui vivons dans une sorte de monde naïf, de devoir prendre conscience des réalités sordides du pouvoir russe, et de ce qu’elles impliquent pour des décennies, et pour l’ordre du monde.

Il est fort probable que l’Europe soit malheureusement incapable de prendre, dans les heures prochaines, les décisions radicales qui s’imposent.

Et malheureusement, il est bien possible après tout, que l’opinion méprisante des siloviki à propos des Européens contienne une grande part de vérité.

Faut-il vraiment que les assassins aient le dernier mot?

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iJohn B. Dunlop. The Moscow Bombings of september 1999 : Examination of Russian Terrorist Attacks at the Onset of Vladimir Putin’s Rule.(«Les attentats de Moscou de septembre 1999 : enquête sur les actes terroristes en Russie à l’aube de l’ère Poutine»), Ibidem-Verlag, 2012, 262 pages.

iiCertains des journalistes russes qui ont courageusement rapporté les faits sur le terrain l’ont payé de leur vie. La plus célèbre, Anna Stepanovna Politkovskaïa, journaliste russe et militante des droits de l’homme , est morte assassinée le 7 octobre 2006 à Moscou, pour sa couverture du conflit tchétchène et ses critiques virulentes contre la politique de Poutine, ainsi qu’envers les autorités officielles de Tchétchénie, qui ont été mises en place par ce dernier et les siloviki.

Des questions qui méritent réflexion…


« Le Penseur de Rodin »

Dans un récent article sur le phénomène de la NDE, « Ma mort imminente », j’avais conclu (provisoirement) ceci:

« Tirant avantage des leçons prophétiques de Pierre Teilhard de Chardin sur l’émergence de la Noosphère et son évolution à très long terme vers ce qu’il appelle le « point Oméga », j’ai le sentiment que le groupe des ‘expérienceurs’ (NDEr), que l’on peut évaluer à plusieurs dizaines de millions de personnes actuellement, à l’échelle mondiale, pourrait peut-être former la base d’une communauté virtuelle d’esprits ‘initiés’.

Pourrait-elle être capable d’influencer l’avenir de la ‘conscience’, en ces temps incertains? »

La NDE est une expérience profondément personnelle, difficilement partageable, même si de plus en plus de témoignages et de publications sont disponibles. Il existe certes des associations comme l’IANDS. Cependant elles restent relativement confidentielles, et se montrent par ailleurs minées par des divisions internes sur les interprétations possibles des NDE.

Le nombre même des NDE qui sont rapportées croît sans cesse du fait des progrès des techniques médicales, et elles sont assez bien documentées sur le plan phénoménologique. Mais à part un intérêt anecdotique des médias, certes récurrent quoique assez marginal, le champ des études consacrées aux NDE reste encore relativement confidentiel, et peu productif d’idées nouvelles.

Par exemple, il n’y a pas (encore) eu d’impact fondamental des NDE sur l’étude de l’essence de la conscience, ni sur les grandes directions suivies par les neurosciences, qui restent dominées par des approches matérialistes et positivistes.

Pourtant l’approche matérialiste et positiviste des neurosciences actuelles est restée à ce jour entièrement incapable d’expliquer un phénomène aussi essentiel et aussi universel que le fait même de la ‘conscience’.

La réalité, désormais parfaitement avérée, des NDE, aurait pu donner une inflexion et une impulsion nouvelles aux recherches des neurosciences sur la conscience.

Ceci n’a pas encore eu lieu. Pourquoi ?

Tout se passe comme si l’un des phénomènes les plus fondamentaux, et les plus anciennement documentés, parmi l’ensemble des états extrêmes de la conscience humaine, était encore considéré comme marginal, et étiqueté du label (aujourd’hui infamant) de ‘New Age’.

Ce qui manque également, c’est la capacité des ‘expérienceurs’ et de tous les esprits intéressés par ces phénomènes, à créer des liens effectifs, opératoires, à grande échelle.

Ce qui fait défaut c’est la capacité à transformer une expérience indubitable de ‘conscience élargie’, qui se déploie chez quelques individus sur un plan psychologique, spirituel ou même métaphysique, en une ‘conscience élargie’ touchant de vastes ensembles humains, et incluant des niveaux philosophiques, conceptuels, et aussi des capacités d’action coordonnée (aux plans environnemental, social ou politique).

Bref, il y a là un paradoxe : d’un côté, des pistes qui s’ouvrent, de nouveaux paradigmes, révolutionnaires, au potentiel extraordinaire, – et de l’autre, doute, scepticisme, dérision, indifférence, inaction.

Ce paradoxe même est en soi une piste de recherche pour l’avenir.

On pourrait reformuler le problème ainsi : comment transformer des expériences éblouissantes du for intime, qui sont par nature personnelles, en action concrète, collective, politique, à l’échelle de l’humanité ?

On observe que des questions (très anciennes, et même archétypales) apparaissent sous un nouveau jour dans la mouvance des études sur les NDE. Elles touchent à l’essence même du fait humain :

Qu’est-ce que l’Homme ? Quelle est sa raison d’être ? Quels sont les liens de l’humanité avec l’ensemble de la Biosphère ? Quel avenir pour la planète Terre ? Quels liens existent-ils entre l’ensemble des spiritualités qui ont émergé sur cette Terre depuis des millénaires et l’avenir du phénomène humain à moyen et long terme ?

Qu’est-ce qui justifie aujourd’hui, anthropologiquement, l’existence de religions différentes, qui continuent de s’ignorer, quand elles ne se font pas une guerre sournoise ou ouverte, et qui prétendant toutes avoir le monopole de la vérité ?

Vers quoi pourrait tendre l’humanité dans les prochains siècles, dans les prochains millénaires ou dans les centaines de millénaires les plus éloignées ? Quel est le sens même de cette question ?

Et comment notre réflexion, aujourd’hui, peut-elle participer à la formation de la destinée humaine dans les siècles des siècles ?

Voilà des questions qui méritent réflexion, me semble-t-il…

Raison et Inconscient Quantiques


Chacun d’entre nous est réellement un système quantique, affirme Alexander Wendt (« Human beings really are quantum systems »i).

D’un côté, cette affirmation est une évidence, puisqu’en dernière analyse nous sommes effectivement composés de molécules, d’atomes et d’un certain nombre de particules élémentaires, qui obéissent aux lois de la mécanique quantique, très différentes, comme on le sait, des lois de la physique classique.

D’un autre côté, cela peut sembler contre-intuitif, tant le corps qui nous constitue, l’esprit qui nous anime, la mémoire qui nous fonde, l’intelligence qui nous éclaire, la volonté qui nous inspire, semblent fort loin de la réalité quantique, plus proche de nuages mathématiques de probabilités abstraites que de la vie concrète de tous les jours, avec son cortège relativement stable de sujets, d’objets et d’interactions plus ou moins observables.

Il est aussi possible qu’il n’y ait pas de contradiction entre ces deux « côtés ». Nous pourrions parfaitement être à la fois des systèmes quantiques obéissant aux lois de la mécanique quantique dans les profondeurs de notre corps et de notre cerveau, et, en même temps, des êtres humains plongés dans la réalité quotidienne, faites de sujets et d’objets.

Par exemple, on peut imaginer que le monde quotidien, la réalité de tous les jours, n’est que la projection « réalisée » d’une possibilité singulière, choisie parmi une infinité d’états quantiques superposés.

Chaque femtoseconde, des quantités inimaginables de micro-événements quantiques se « réalisent » en tous points de notre corps et notamment dans notre cerveau. Infiniment plus nombreux encore, sont les événement qui ne se réalisent pas mais qui demeurent dans un état de « superposition » quantique, c’est-à-dire restent à l’état de nuages de probabilités, jusqu’à ce que certaines conditions permettent de nouvelles émergences, de nouvelles actualisations singulières dans l’univers des possibles.

Admettons un instant le point de vue « matérialiste », selon lequel l’esprit humain n’est qu’un épiphénomène, découlant seulement du fonctionnement interne du cerveau, et voyons ce qu’on peut en inférer, du point de vue de l’épistémologie quantique.

Si le cerveau est un « système quantique », on peut en induire que l’esprit humain est sans doute aussi dans un état de « superposition quantique ».

Dans ces conditions, comment l’esprit, plongé dans de multiples nuages de probabilités, peut-il prendre une décision effective, se traduisant matériellement, dans la réalité?

La théorie classique de la décision pose que celle-ci découle de la maximalisation de l’utilité. L’utilité est considérée par les matérialistes, les positivistes et bien sûr les utilitaristes, comme le principal critère de la rationalité de la décision.

Cette théorie présuppose que l’esprit humain possède des croyances et des préférences dûment définies. Toute décision, toute action peut alors être envisagée comme un moyen de maximiser la satisfaction des préférences ou le respect des croyances, à travers le choix d’un comportement ad hoc.

En revanche, dans la théorie quantique de la décision, il n’y a pas de préférence a priori, pas de croyance pré-existante, ni non plus de critère d’utilité à maximiser. La rationalité ne peut plus prétendre à relier mécaniquement, classiquement, des circonstances initiales, des moyens appropriés et une fin désirée, car cette fin n’existe pas (ou pas encore). La prise de conscience de la fin poursuivie, ou « désirée », dépend en fait de la détermination effective de l’ensemble de l’environnement (y compris jusqu’aux confins de l’univers) et du choix des moyens pour en mesurer les critères de réalisation.

La théorie quantique n’exclut certes pas le rôle des « croyances » et des « préférences », dont on sait qu’elle peuvent par ailleurs jouer leur rôle dans des situations classiques, mais elle les relativisent, compte tenu de la masse totale des informations actives qui assaillent objectivement ou subrepticement l’esprit du décideur.

Quand il y a une situation d’incertitude profonde, de crise grave, d’urgence immédiate, ou même seulement de flou cognitif sur l’état réel de l’environnement, les croyances et les préférences ne peuvent plus jouer leur rôle « mécanique », « classique », d’orientation « rationnelle » de la décision.

Le cerveau prend alors tous les autres moyens qui sont à sa disposition pour surmonter les aléas de l’incertitude générale, – et il s’appuie notamment sur les ressources potentiellement disponibles, celles que recèlent les innombrables superpositions de ses non moins innombrables « états » quantiques et de leurs intrications avec l’ensemble du cosmos.

La théorie quantique de la décision remet donc en cause l’idée selon laquelle avoir un esprit « logique », une « raison » bien ordonnée, soient la base optimale pour relever les défis des incertitudes et des complexités, et pour prendre des décisions dans des contextes intrinsèquement insaisissables, non représentables rationnellement, et selon la théorie classique, indécidables.

Cette assurance vient d’un fait expérimental bien connu. Quand un physicien mesure le comportement d’une particule, il devient de facto intriqué avec elle. Le processus de la mesure, qu’il conçoit et met en œuvre, crée d’emblée une corrélation non-locale entre l’objet à mesurer, l’appareil de mesure et le cerveau du physicien, corrélation qui influence irrémédiablement, en retour, le résultat de la mesure obtenue.

Cette non-séparabilité de la particule avec tout son environnement est la base de la théorie du holisme des processus quantiques.

Comme les êtres humains sont des systèmes quantiques, ils font partie eux aussi d’univers multiples, relationnels, holistiques, englobant l’ensemble des mondes macroscopiques et microphysiques.

L’esprit humain est donc, quantiquement parlant, infiniment plus étendu que le cerveau biologique proprement dit. Il s’étend infiniment au-delà de l’occiput ou du lobe frontal, et il communique en permanence et instantanément avec l’univers entier, non seulement tel qu’il est à l’instant t, mais aussi tel qu’il a été depuis son origine, et peut-être même tel qu’il sera jusqu’à sa fin, puisque dans cette représentation le temps se présente sous la forme d’une universelle synchronicité, pour reprendre le terme proposé par C. G. Jung.

La communication de l’esprit avec l’univers ne s’opère pas par la transmission causale d’informations ou de signaux qui convergeraient vers l’esprit-récepteur.

L’esprit n’est pas un appareil de radio qui recevrait des ondes émanant du reste de l’univers.

Il est en permanence dans un état de superposition quantique avec l’ensemble de l’univers. Il n’y a pas transmission et réception, mais superposition et synchronicité.

Dans ces conditions, comme l’esprit humain prend-il une décision ?

Elle se fait par le passage de la superposition de multiples états « potentiels » à un seul état « actuel » de l’esprit. Dans le jargon de la mécanique quantique, ce passage s’appelle « effondrement » ou « réduction » (« collapse » en anglais) des fonctions d’onde. Il exprime l’idée qu’une réalité « actuelle » prend soudain forme, émergeant d’un vaste ensemble de potentialités qui demeuraient jusqu’alors « superposées », réparties en un spectre de probabilités.

La perception quantique, instantanée, « non-locale », permet une certaine correspondance, instantanée, entre l’esprit et son environnement indéfini, complexe, incertain. La rationalité livrée à sa seule clarté, à son aveuglement solipsiste, soumise à des lois classiques de causalité, et d’interdépendance spatiale et temporelle, est bien moins apte à traiter de l’obscur, du flou, et de l’indécidable .

Il y a encore d’autres sources, non rationnelles, dont l’esprit s’abreuve en permanence : les émotions, le subconscient et l’inconscient.

Les émotions ne relèvent pas de la raison. L’inconscient non plus.

Cependant, les neurosciences ont prouvé expérimentalement que la raison et les émotions sont profondément entremêlées, enchevêtrées, intriquées, surtout lorsqu’il s’agit de prendre des décisions dans l’incertitude, l’ignorance ou l’urgence.

Que signifie alors l’idée de « rationalité », si la raison est ainsi naturellement soumise à tant d’influences exogènes ?

Il y a peut-être, au-delà de la raison une méta-raison, un méta-logos ou un méta-noos, capable de « superposer » raison, émotion, subconscient et inconscient ?

Cette méta-raison enrichirait considérablement l’idée même de « raison », si l’on accepte de considérer l’élargissement immense de son possible champ de perception et d’intellection (par le biais de toutes ces sources non rationnelles, les émotions, le subconscient et l’inconscient).

Par son intermédiaire l’esprit voit son pouvoir de saisie étendu jusqu’aux confins des mondes, et jusqu’au tréfonds de l’abîme.

On peut en tirer deux conclusions provisoires :

1. Le cosmos, la raison et l’inconscient, sont « intriqués », depuis les origines.

2. Par cette « intrication », l’univers et l’inconscient (cosmique) ont fait intrinsèquement alliance avec l’espèce humaine.

Saurons-nous respecter le pacte qu’implique cette fort ancienne alliance ?

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iAlexander Wendt. Quantum Mind and Social Science. Unifying Physical and Social Ontology. Cambridge University Press, 2015. p. 3. Je dois la découverte de ce beau livre à l’ami Derrick de Kerckhove, que je remercie ici.

La peur de la peur


Tout le monde a peur.

Le gouvernement a peur (de disparaître aux prochaines élections). Il a peur parce qu’il pense que le peuple a peur (de mourir du Covid, ou de quelque autre catastrophe diffuse, en gésine, liée à l’état de la planète, ou suite aux turbulences prévisibles qui résulteront de la fin annoncée d’un modèle de développement, et de l’implosion de la société).

Le gouvernement a peur du peuple, car il sait que sa gestion de la crise est très en-dessous de ce que le peuple était en droit d’attendre. Il a peur de sa peur et surtout de sa réaction en cas d’aggravation des contradictions entre diverses politiques de plus en plus incompatibles (santé, société, économie, sécurité, éthique, migration, liberté, vie privée, démocratie…).

Le peuple a peur, parce qu’il voit que le gouvernement ne maîtrise rien, mais est, depuis plus d’un an, en fuite constante devant l’orage pandémique, gérant mal des urgences successives, inexplicables, calamiteuses (des masques introuvables au début de la pandémie, aux centaines de millions de doses de vaccin dûment payées mais non fournies par le Big Pharma).

Le peuple a peur, parce qu’il voit que, devant une crise relativement mineure comme celle de la pandémie, le gouvernement a montré toutes ses limites et ses incompétences.

Le peuple a peur parce qu’il pressent que lors de l’explosion (probable) de prochaines crises, qui seront réellement des crises majeures, existentielles, et qui s’annoncent déjà, le gouvernement sera sans doute encore plus incompétent, pusillanime, désordonné, mais qu’il deviendra, alors, d’autant plus autoritaire, répressif et fascisant, parce qu’il lui faudra cacher sa peur, ou bien laisser la place à l’anarchie et à la violence.

La pandémie du Covid est une crise à la fois mineure et gravissime.

Elle est mineure parce qu’elle risque de se traduire par (seulement!) quelques millions de morts à l’échelle de l’humanité, alors que la crise climatique ainsi que la tragédie de la disparition progressive de millions d’espèces vivantes indispensables à l’avenir de la vie commune sur Terre, risquent de se traduire par des centaines de millions de morts, voire des milliards, à l’horizon de la fin du siècle actuel.

Elle est gravissime parce qu’elle montre crûment l’état d’impréparation du gouvernement pour traiter une crise sanitaire annoncée comme possible, et même latente, depuis des décennies, avec nombre d’alertes récentes, qui auraient dû déclencher une réponse globale et préventivei. Elle est gravissime parce qu’elle montre crûment que le gouvernement sera encore bien plus désarmé pour traiter du désastre écologique et systémique qui se prépare.

Que faire ? Il faut changer complètement de modèle de vie, de modèle du pouvoir et de modèle du monde. Vaste programme, dire-t-on sans doute. En effet. Aux grands maux, les grands remèdes.

Wittgenstein a écrit en 1930 une phrase profonde et prémonitoire : « L’homme et sans doute les peuples doivent s’éveiller à l’étonnement. La science est un moyen de les faire se rendormir. »ii

Est-ce que la science (qui, entre parenthèses, a montré sa capacité d’adaptation et d’invention en multipliant les succès décisifs dans sa recherche d’un vaccin contre le Covid) est censée mettre un terme à la peur généralisée qui couve (celle du gouvernement et celle du peuple) ?

La peur a semblé un moment être conjurée, lorsque des annonces tonitruantes ont été faites par le Big Pharma quant à l’efficacité des vaccins Pfizer, Moderna ou AstraZeneca. Puis une autre peur s’est instillée en Europe, celle de ne pas être livrée dans les temps contractuels, celle d’être victime de manipulations commerciales ou autres…

Wittgenstein avait aussi affirmé que la science ne pourrait pas protéger les peuples de leur peur profonde, viscérale, ontologique. « Il n’est pas exclu que des peuples très civilisés soient de nouveau enclins à cette même peur [que celle de certaines tribus primitives devant la nature], et leur culture comme la connaissance scientifique ne peuvent les en protéger. »iii

Nous y voilà. La science ne représente pas le summum de la pensée humaine. Il est possible que la voix des philosophes, ou des sages, portent beaucoup plus loin que celle, par exemple, du président d’AstraZeneca, qui semble fort peu effarouché de s’en prendre à lui tout seul au bloc de l’Union européenne, qui l’a pourtant inondé de commandes…

Il est fort possible que le temps soit venu pour changer le modèle politique et philosophique qui gouverne un monde placé sur une trajectoire catastrophique, et semblant inconscient de sa fin proche.

Il ne suffit pas, aujourd’hui, de dire : « N’ayez pas peur ! »…

Il faut montrer l’exemple.

Politiquement, socialement, économiquement, intellectuellement, philosophiquement, spirituellement.

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iUne réponse préventive et globale que l’OMS était bien incapable d’assumer en tant que tel, vu l’état de déshérence des systèmes intergouvernementaux placés sous l’égide de l’ONU, du fait d’une volonté systématique des principaux États financeurs de les affaiblir.

iiL. Wittgenstein, Werkausgabe, vol. 8, Francfort/M., Suhrkamp, 1984, p.457

iiiIbid.

« Axe du mal » et « communs mondiaux »


« New York. 11 septembre 2001 »

Les attentats du 11 septembre 2001 ont provoqué la mort de 2 977 personnes. En réaction, les États-Unis ont déclenché plusieurs guerres faisant des centaines de milliers de victimes et de considérables dégâts collatéraux.

Le Covid fait actuellement aux États-Unis plus de 4000 morts par jour. Quelle a été la réaction du gouvernement américain ? Une guerre contre la pandémie ? Certes non. Plutôt: déni, laxisme, fake news et émeutes de petits blancs suprématistes, financées par des poches profondes, et conçues par des réseaux complotistes.

Il a fallu attendre Biden, pour que des mesures de bon sens soient prises, le premier jour de son accession à la présidence, et cela plus d´une année après le début de la pandémie.

Le mensonge général, le marécage idéologique, la dénégation de la réalité et l´hypocrisie foncière prévalant au sein du parti Républicain ont façonné une ´réalité virtuelle ´ dont les Américains sont loin d´être sortis.

Il y a 20 ans, moins de 3000 morts en une seule et unique journée, suivie de 20 ans de guerres et de souffrances au Moyen-Orient, contre un supposé « axe du mal ».

Aujourd’hui: plus de 4000 morts par jour aux États-Unis, depuis des semaines, pour un total provisoire dépassant les 400.000 morts, du fait de l’incompétence et des choix idéologiques d’un gouvernement factieux, fuyant toutes ses responsabilités sanitaires, et contribuant à aggraver la pandémie et son taux de mortalité. Le « mal » (au sens propre) et la mort rodent de par le pays qui s’auto-proclame le « plus puissant du monde ».

Mais, fait gênant, il n´y a maintenant aucun pays-bouc-émissaire (sauf peut-être l´Iran? ou la Chine?) où pouvoir, par manière de diversion, déclencher une guerre punitive, et déployer comme en une sorte d’exutoire une ire guerrière, sanguinaire, et fort rentable, puisque les véritables responsables étaient jusqu’il y a peu au sommet même de l’Etat américain…

Désormais, la perspective d’une nouvelle guerre civile, américano-américaine, est plus qu’envisageable. Elle est déjà en cours. Elle sera longue, cruelle. La victoire, au rasoir, de Biden, quoique porteuse d’espoir, ne préjuge en rien de l’avenir. Elle semble d’ailleurs fragile et provisoire. Rendez-vous aux prochaines élections en 2023, à mi-mandat (midterm elections).

Un peu moins de la moitié des électeurs américains ont voté Trump en novembre 2020. La majorité démocrate au Sénat a été obtenue à l’arraché, d’extrême justesse.

Mais le plus grave et le plus inquiétant pour l’avenir, c’est que 70% des électeurs républicains sont absolument persuadés que le résultat des élections présidentielles a été truqué.

Que tout cela soit aujourd’hui possible dans le pays censé incarner la démocratie est glaçant.

La démocratie est partout en danger. En Europe aussi. Les ingrédients explosifs et les tensions s’accumulent, contribuant à un effondrement progressif du consensus démocratique et à la montée corrélative d’un néo-fascisme et d’un bio-fascisme, d’autant plus terrifiants qu’ils feront un usage démultiplié du contrôle social « total », par le moyen du Big Data, désormais secondé par le Big Pharma, le Big Oil et le Big Agro Biz.

Le contrôle social « total » montre encore patte blanche, — mais combien de temps encore, avant qu’il sorte les griffes, et les crocs, et la haine ?

On devra bientôt peut-être être en possession d’un bio-passeport intérieur, comme dans la Russie des Tsars pour pouvoir circuler.

Il y a 20 ans la guerre contre « l’axe du mal » était proclamée, avec les résultats que l’on sait.

Aujourd’hui, c’est la « guerre » contre le Covid qui a été mondialement proclamée. Le « Mal » et la « mort » rodent dans nos rues et dans nos campagnes.

Mais c’est une guerre sélective. On a oublié de partir en guerre contre le Big Agro Biz qui tue nos abeilles, et anéantit la bio-diversité mondiale.

Résultat de cette « guerre »: en quelque mois seulement, des profits inimaginables pour le Big Data (les GAFA et les quelques multi-milliardaires qui les contrôlent) et pour le Big Pharma. Plus, cerise sur le gâteau, un conditionnement général de la population à l’embrigadement massif, et une médiatisation mondiale du Bio-Politique.

Cela ne peut se laisser faire sans qu’une résistance s’organise.

Une résistance au data-fascisme, une résistance au bio-fascisme.

Premier axe de réflexion à nourrir d’urgence: la proclamation d’un « commun mondial » des Data, d’un « commun mondial » de la Santé humaine et animale, et d’un « commun mondial » de la Biodiversité.

Une première action concrète: définir d’urgence un impôt mondial sur les GAFA, sur le Big Oil, sur le Big Agro Biz et sur le Big Pharma, dont les produits financiers seront répartis mondialement par un Comité des sages (régi par l’ONU ?), pour lutter contre les inégalités mondiales dans toutes leurs dimensions (économiques, sociales, politiques, techniques, …).

Deuxième action: fonder un « Mouvement Mondial », rassemblant toutes les forces locales, nationales et supra-nationales, capable de défendre le bon usage des « communs mondiaux » , de les protéger et de concevoir la politique et la philosophie de leur gestion durable dans l’intérêt supérieur de la planète tout entière.

Utopisme naïf?

Que non! Réalisme absolu, nécessaire, urgentissime!…

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P.S. Je suis ouvert à toutes les suggestions constructives …

Le Dieu éternellement nouveau


N. est mort mais son âme, devenue divine, a reçu le nom d’Osiris N.

Elle a été mise en présence de la « société des dieux » (Pa-tu).

Ce n’est que le début d’un long voyage.

L´âme d´Osiris N. a ensuite connu l’épectase, comme le Dieu, — Osiris.

Osiris N. a été « circoncis », et son sang a coulé, comme celui du Dieu, — Ra.

L´âme d´Osiris N. a supplié le Dieu, — Osiris, de bénéficier de l’immolation du cœur divin, pour être sauvée.

Elle poursuit plus avant sa quête vers l’Amenti. Le Livre des morts rapporte le récit qu’elle en donne.

Elle est maintenant en présence d’Osiris, dont elle vient de prononcer son autre nom, celui de ‘Seigneur de la victoire’.

Mais Osiris a d’autres attributs encore, d’autres ‘noms’, qui définissent son statut royal, – et qui précisent la nature de son essence divine. Osiris est, par exemple:

« Celui qui a reçu la double couronne, dans l’allégresse, à son arrivée dans la demeure royale de l’Enfant. »i

Le Livre des Morts précise en effet dans sa glose : « Celui qui a reçu la double couronne, dans l’allégresse, à son arrivée dans la demeure royale de l’Enfant, c’est Osiris »ii.

Qui est « l’Enfant » ? C’est Horus, l’enfant d’Osiris et d’Isis, qui assure la continuation de la puissance divine après la mort de son Père. C’est le Seigneur universel qui l’a chargé de cette haute responsabilité.

« Celui qui a reçu l’ordre de régner sur les dieux, dans ce jour où le monde a été constitué, par le Seigneur universel. »iii

Le Livre des Morts explique : « Celui qui a reçu l’ordre de régner sur les dieux, c’est Horus, fils d’Osiris, qui a pris le gouvernement à la place de son père Osiris. Le jour de constituer les deux mondes, c’est le complément des mondes, à l’ensevelissement d’Osiris, l’âme bienfaisante, dans la royale demeure de l’Enfant. »

La puissance, divine et royale, la charge de régner sur les dieux, passe d’Osiris à Horus, au jour de l’ensevelissement d’Osiris, qui est aussi le jour où se constituent définitivement ce monde-ci et l’autre monde. Mais le premier verset avait déjà révélé deux autres noms du Dieu unique, – son nom Atoum, qui dit qu’Il est créateur de tous les êtres, – et son nom Ra, qui désigne celui qui était « au commencement » et qui gouverne le monde. L’Osiris N. avait alors répété ces paroles éternelles du Dieu, dûment transmises par le premier verset du Livre des Morts : « Je suis Atoum, qui a fait le ciel, qui a créé tous les êtres, qui est apparu dans l’abîme céleste. Je suis Ra à son lever dans le commencement, qui gouverne ce qu’il a fait. Je suis Atoum, existant seul dans l’abîme céleste.»iv

Après les noms Atoum, Ra, Osiris, Horus incarne encore un autre des noms du Dieu : l’Enfant. Il faut revenir sur le moment originel, que symbolise la mort d’Osiris. Osiris, cette « âme bienfaisante », a alors révélé son pouvoir, divin et royal, de régénération, incarné par Horus, l’Enfant.

La mort et la résurrection d’Osiris peuvent s’interpréter comme un drame cosmogonique, à l’échelle de l’univers, – un drame qui incarne la fin de la Nuit éternelle et du chaos primitif, et l’apparition de lois nouvelles destinées à assurer l’harmonie future des « deux mondes », et d’une certaine manière, à les « réunir »v.

Ce nouvel état des choses est symbolisé dans le Livre des Morts par la figure de la « demeure royale de l’Enfant » (Suten-ha senen).vi

Osiris N. révèle maintenant un autre nom encore du Dieu :

« Celui qui donne les existences et qui détruit les maux, qui dispose le cours du temps ! »vii

Le Livre des Morts ajoute cette glose : «Il l’explique : C’est le dieu Ra lui-même. »viii

C’est à ce Dieu qu’Osiris N. adresse sa prière insistante:

« Sauve Osiris N. de ce dieu qui saisit les âmes, qui avale les cœurs, qui se repaît de cadavres…….., qui terrifie les faibles. » 

« Il l’explique : C’est Set. Autrement, l’exécuteur c’est Horus, fils de Sevix

Le Dieu suprême est invoqué pour sauver l’âme du mort des conséquences du jugement. La glose cite les noms des boureaux, Set, assassin d’Osiris, ou Horus, — non le Horus fils d’Osiris, mais le Horus, fils de Sev et frère d’Osiris, le Horus aîné, qui a aussi pour nom Harouëri.x

Dans une nouvelle supplication, Osiris N. invoque encore d’autres noms du Dieu, qui possèdent une portée symbolique, philosophique ou théologique : « Scarabée », « Celui dont la substance existe par elle-même », « Seigneur des esprits » :

« O! Dieu, scarabée dans sa barque ! Celui dont la substance existe par elle-même, autrement dit, éternellement! Sauve Osiris N. de ces gardiens sagaces à qui le Seigneur des esprits a confié la surveillance de ses ennemis, qu’il leur a livré pour les immoler au lieu de l’annihilation; à la garde desquels personne ne peut échapper. Que je ne tombe pas sous leurs glaives, que je n’entre pas dans leur boucherie, que je ne m’arrête pas dans leurs demeures, que je ne tombe pas sur leurs billots, que je ne me prenne pas dans leurs pièges, qu’il ne me soit rien fait de ce que détestent les dieux. Car je suis un prince dans la grande salle, Osiris N. le justifié. Celui qui a passé pur dans le Mesek; celui qui a donné la matière de la nuée dans Ta-nen. »xi

Le Livre des Morts livre cette glose :

« Il l’explique : Le Dieu scarabée qui est dans sa barque, c’est le Dieu Ra, Har-em-achou lui-même. Les gardiens habiles, ce sont les singes Benne; c’est Isis, c’est Nephthys. Les choses que détestent les dieux, c’est le compte de sa malice. Celui qui a passé pur dans le Mesek, c’est Anubis, qui est derrière le coffret qui renferme les entrailles d’Osiris. Celui qui a donné la matière de la nuée dans Ta-nen, c’est Osiris. Autrement dit, la matière de la nuée dans Ta-nen, c’est le ciel, c’est la terre. Autrement, c’est la victoire de Schou sur les deux mondes dans Ha-souten-senen. La nuée, c’est l’œil d’Horus. Le lieu de Ta-nen, c’est le lieu de la réunion d’Osiris. »xii

E. de Rougé ajoute une explication indispensable:

« Le mot chepera, scarabée, signifie, au figuré, être et générateur, d’après le symbolisme bien connu que la doctrine égyptienne attachait à cet insecte. Cette formule, d’une haute importance est rendue un peu différemment dans le manuscrit blanc du Louvre : ‘Celui dont la substance est un être double, éternellement’ , pau-ti ta-w teta. C’est une expression nouvelle de la génération éternelle en Dieu.Ta, que je traduis d’une manière générale par substance, se prend aussi quelque fois dans l’acception restreinte de corps. Suivant la glose, cette substance, source éternelle de son propre être, ne serait autre que Ra, le soleil. Le nom d’Har-em-achou, ou ‘Horus dans les deux horizons’ (du levant et du couchant), était un surnom solaire dont le grand sphinx de Gizeh était spécialement doté. »xiii

La dernière phrase du verset 34 (‘Celui qui a passé pur dans le Mesek; celui qui a donné la matière de la nuée dans Ta-nen.’) est jugée « extrêmement obscure » par Rougé, qui offre cependant cette explication :

« Le mot mesi, que je traduis conjecturalement par matière première, est déterminé tantôt par les ténèbres, tantôt par un pain, symbole des aliments (ou pâtes?). Osiris est indiqué ici dans son action cosmogonique, puisque la glose explique ces mots par la victoire de Schou, qui consistait dans le soulèvement de la voûte liquide du ciel. C’était la fin du chaos; aussi cet événement est-il placé au même lieu céleste que la première naissance du soleil, Ha-souten-senen. Ta-nen est un nom de lieu qui peut s’interpréter les pains de la forme. Osiris serait donc considéré comme ayant donné la matière première du ciel et de la terre. Le lieu (de la réunion?) d’Osiris peut indiquer l’endroit où le corps d’Osiris avait été reconstitué, après le succès des recherches d’Isis; nous avons déjà vu en effet que l’accomplissement des funérailles d’Osiris était le symbole de la constitution définitive du monde.»xiv

De cela, on retiendra l’idée que la mort d’Osiris est considérée comme un sacrifice du Dieu suprême lui-même, un sacrifice de portée cosmique, et qui d’une certaine façon achève la constitution de l’univers. La momification et les funérailles d’Osiris, dont les membres avaient été découpés et éparpillés dans toute l’Égypte par Set, mais ensuite reconstitués par Isis, en est le point d’orgue, à la fois fin d’un état originel des choses, et commencement d’un nouvel ordre du monde.

Il y a aussi l’idée que le Dieu suprême, quel que soit son nom, Ra, Osiris ou Horus, est un Dieu dont l’essence est de se renouveler toujours.

Hiéroglypes de NuTeR, « Dieu »

Le mot NuTeR, ‘Dieu’, a d’ailleurs le sens de ‘se renouveler’.

On le trouve par exemple au verset 35 du Livre des Morts, employé avec ce sens:

« Atoum construit ta maison, les deux lions fondent ta demeure. Ils accourent, ils accourent; Horus te purifie, Set te renouvelle, tour à tour. L’Osiris N. vient dans ce monde, il a repris ses jambes. Il est Toum et il est dans son pays. Arrière, lion lumineux qui est à l’extrémité ! Recule devant la valeur de l’Osiris N. le justifié, recule devant la valeur d’Osiris. »xv

E. de Rougé justifie sa traduction ainsi :

« Je traduis par ‘renouveler’ le mot NuTeR. Comme substantif, nouter signifie ‘dieu’; comme verbe, au sens propre, il reçoit pour déterminatif la ‘pousse de palmier’ [le 2ème signe à partir de la droite], déterminatif de la germination, de la jeunesse, et le ‘volume’ [le 1er signe à partir de la droite] qui s’applique entre autres choses aux idées de calcul. Je pense que l’idée qui a présidé au choix de ce mot pour désigner un dieu est l’éternelle jeunesse renouvelée périodiquement. Les rois sont représentés au milieu d’une scène où les dieux Horus et Set leur versent sur la tête les symboles de la purification et de la divinité ou du rajeunissement. Ce doit être la représentation de quelque rite d’initiation, enseignant la transfiguration de l’âme. En disant de l’homme ressuscité qu’il est Toum, le texte joue sur le nom de ce dieu; on trouve en effet le groupe TeMu, comme un des noms des hommes, de la race humaine (homo). »xvi

Le Dieu suprême, unique, de l’Égypte ancienne a plusieurs noms, dont chacun met en évidence un de ses attributs. L’un de ces noms est ‘Celui qui s’engendre Lui-même, éternellement’.

Deux mille ans après que cette idée ait émergé sur les bords du Nil, elle est apparue à nouveau sur les pentes du mont Horeb, dans une formule célèbre, lors du face-à-face de YHVH avec Moïse (Ex. 3,14) :

אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה

Ehyéh achêr éhyéh.

Les traductions habituelles en français, « Je suis qui je suis » ou « Je suis celui qui est », sont grammaticalement fautives, car le verbe être אֶהְיֶה est ici employé à l’inaccompli, mode verbal qui décrit un état qui, précisément, reste « inaccompli », donc toujours en train d’évoluer. Il implique un devenir, une ouverture au nouveau, à l’à-venir.

Le Dieu Ra des Anciens Égyptiens et le Dieu YHVH des Hébreux ont deux points en commun : Ils sont tous deux « Un » et Ils se renouvellent éternellement.

Ils ne « sont » pas. Ils « deviennent ».

iVerset 30 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad.Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.63

iiIbid. p.63

iiiVerset 31 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad.Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.63

ivVerset 1 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad.Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.41

vDans le vieux manuscrit ‘à l’encre blanche’, on lit : « Celui qui a reçu la double couronne, dans l’allégresse, à son entrée dans Ha-suten-senen, c’est Osiris, quand il lui a été donné de réunir les deux mondes par le Seigneur universel. Le jour de la réunion des deux mondes, c’est l’action de compléter les deux mondes, c’est l’ensevelissement d’Osiris, etc. » Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.64

viCf. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.64

viiVerset 32 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad.Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.64

viiiIbid. p.64

ixVerset 33 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad.Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.65

xIbid. p.65

xiVerset 34 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad.Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.65-66

xiiIbid. p.66

xiiiIbid. p.66-67

xivIbid. p.67-68 Le Professeur Buydens (ULB) a attiré ici mon attention sur l’analogie profonde entre ces « pains » (de la forme) qui sont « donnés » par le Dieu Osiris et le « pain » que l’on demande d’être « donné » par Dieu dans la prière chrétienne du Notre Père, — pain qui est par ailleurs appelé « sur-essentiel » (hyperousion) dans la version grecque de cette prière.

xvVerset 35 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad.Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.68

xviIbid. p.69

Le cœur du Dieu


N. est mort. Son âme a été transformée en Osiris N. puis elle a été mise en présence de la « société des dieux », qui a pour nom Pa-tu, un nom divin au pluriel qui préfigure l’Élohim des anciens Hébreux. Elle connaît l’épectase, à la façon d’Osiris. Puis Osiris N. est « circoncis », à l’exemple du dieu Ra.

Poursuivant son voyage vers l’Amenti, l’Osiris N. déclare :

« Je suis une âme en ses deux jumeaux. »i

Le Livre des morts commente :

« Il l’explique : Osiris entre dans Tatou, il y trouve l’âme de Ra ; alors ils s’unissent l’un à l’autre et ils deviennent son âme, ses jumeaux. Ses deux jumeaux, c’est Horus vengeur de son père et Hor-went-an

Autrement dit : l’âme en ses deux jumeaux, c’est l’âme de Ra avec l’âme d’Osiris, c’est l’âme de Schou avec l’âme de Tewnou-t; ce sont les âmes qui résident dans Tatou. »ii

Une difficulté de traduction se présente ici, ainsi que le fait remarquer E. de Rougé. Le verset 22 du Livre des Morts pourrait aussi être traduit : « une âme entre ses deux jumeaux », comme le permettent les divers sens possibles de la préposition HeRi, « en, dans, entre, au milieu de ».

La nuance est importante, car dans ce cas le verset ne ferait pas simplement référence à une dualité représentant l’union de deux âmes divines, mais impliquerait une triade, représentant l’union de trois âmes, celle de Ra, celle d’Osiris et celle d’Osiris N.

E. de Rougé opte pour la dualité, parce que d’autres gloses y font souvent référence. Ce qui paraît certain, c’est qu’il y a bien ici allusion à l’union de l’âme de Ra et de celle d’Osiris, qui entretiennent un rapport de Père à Fils, ou d’Engendreur à Engendré.

Mais si l’on veut rester en phase avec la logique de la montée progressive de l’âme d’Osiris N. vers la Divinité suprême, on peut aussi défendre l’interprétation triadique comme décrivant l’union ou l’assimilation de l’âme d’Osiris N avec « ses deux jumeaux », à savoir Ra et Osiris.

Le lieu de cette union divine est nommé Tatou, nom présent dans tous les textes ayant rapport avec les mystères d’Osiris.

Quant à Schou et Tewnou-t, ils forment aussi un couple, une autre instance de l’union divine, exprimant une autre forme de dualité, non plus selon la symbolique du Père et du Fils, mais selon celle de l’Époux et de l’Épouse. Le papyrus de Turin montre à cet endroit un Dieu Ra à tête d’épervier et une déesse à tête de lionne. Le papyrus Cadet montre à cette place deux figures divines exactement semblables, et superposées l’une à l’autre.iii

Le verset suivant montre l’âme d’Osiris N. sous un autre jour encore, incarnant la lutte contre le mal, et la nouvelle dualité qui en résulte.

« Je suis ce grand chat qui était à Perséa dans An (Héliopolis), dans la nuit du grand combat ; celui qui a gardé les impies dans le jour où les ennemis du Seigneur universel ont été écrasés. »iv

Le Livre des Morts commente :

« Il l’explique : Le grand chat du Perséa dans An, c’est Ra lui-même. On l’a nommé chat en paroles allégoriques ; c’est d’après ce qu’il a fait qu’on lui a donné le nom de chat. Autrement c’est Schou quand il fait……….. de Sev et d’Osiris. Celui qui est du Perséa dans An, c’est celui qui rend justice aux fils de la défection pour ce qu’ils ont fait. La nuit du combat c’est quand ils sont arrivés à l’orient du ciel et dans le monde entier.»

L’image qui accompagne cette glose dans le papyrus Cadet montre un chat auprès d’un arbre tenant sous sa patte un serpent. Dans le manuscrit de Dublin, le chat tranche la tête du serpent avec un sabre.

Le Dieu Ra (le Chat) coupe la tête du Mal (le Serpent)
Papyrus de Dublin.

Dans le papyrus du Louvre un lion est figuré à la place du chat.

Le chat et le lion sont des symboles du soleil. Horapollon rapporte que le Soleil était représenté à Héliopolis par une statue en forme de chatv.

Le chat, le lion et le soleil symbolisent en fait, dans l’ancienne Égypte, un concept plus abstrait qu’animalier ou astronomique, – celui de la victoire sur le mal et l’impiété.

En prononçant la formule « Je suis une âme en [ou entre] ses deux jumeaux », l’Osiris N., parvenu à ce point crucial dans son anabase vers les hauteurs divines, déclarait par là vouloir s’identifier à la Divinité, – conçue comme une unité duelle (Ra-Osiris, Père-Fils, Époux-Épouse), ou encore conçue comme étant une lumière de justice absolue (dont le soleil est un pâle reflet), capable de terrasser le Mal. Le verset suivant donne des renseignements à cet égard:

« O ! Ra, dans son œuf ! Qui rayonne par son disque, qui luit à son horizon, qui nage dans sa matière, qui a horreur du retard, qui marche sur les supports du dieu Schou ! Celui qui n’a pas son second parmi les dieux ; qui produit les vents par les feux de sa bouche et qui éclaire le double monde par ses splendeurs ! Sauve l’Osiris N. de ce dieu dont la nature est un mystère et dont les sourcils sont les bras de la balance, dans la nuit où se fait le compte d’Aouaï

Il l’explique : C’est celui étend le bras [ou bien : C’est celui qui vient à son heure]; la nuit du compte d’Aouaï, c’est la nuit où la flamme tombe sur les condamnés.»vi

E. de Rougé commente le verset et sa glose de cette façon : « La dualité divine se montre ici sous une nouvelle forme : Ra, le Dieu visible est invoqué comme médiateur auprès du Dieu caché qui est Osiris, le souverain juge, ou le Dieu vengeur, exécuteur du jugement (…) La déesse Aouaï est le châtiment personnifié ; son nom signifie discuter, vérifier, et, dans un autre sens, nuire, faire du mal ; ce n’est pas la flamme qui réconcilie, comme celle de Hotepeschous, le feu d’Aouaï saisit les maudits (cheri-u, les frappés), après le compte redoutable établi devant Osiris. »vii

Le Dieu unique et suprême des Égyptiens révèle ici un nouvel aspect de la dualité profonde de sa nature (dualité compatible avec son unité essentielle). Après la dualité de l’engendrement et de la filiation, la dualité de l’aimé et de l’aimant, il y a la dualité de la clémence et de la miséricorde s’opposant à au jugement et au châtiment.

Rien de tout cela ne devrait surprendre les connaisseurs de religions comme le judaïsme ou le christianisme. Ces monothéismes relativement récents (par rapport à l’ancienne religion égyptienne) font eux aussi preuve d’une souplesse comparable, en attribuant à un Dieu Un, et cela sans contradiction, diverses formes de dualités, par exemple de terribles capacités de jugement et de châtiment, tempérées par la bonté, la clémence et la miséricorde.

Sous l’un de ses aspects, le Dieu se révèle impitoyable, renvoyant dans une mort éternelle le pécheur ou l’impie.

Il devient alors « Celui qui pousse les impies sur le lieu du billot, pour détruire leurs âmes. »viii

Selon les gloses, cette persona du Dieu est « Smu l’annihilateur d’Osiris », ou Sapi « qui porte la justice », ou encore Horus, qui a deux têtes, « l’une qui porte la justice, l’autre l’iniquité, et qui rend le mal à celui qui l’a fait, la justice à qui l’apporte avec soi.» Ou alors « c’est Thoth, c’est Nofre-Toum, fils de Bast, ce sont les chefs qui repoussent partout les ennemis du Seigneur universel. »ix

On voit que le Dieu unique, le Seigneur universel, est entouré de puissances supplétives qui sont là pour exécuter ses jugements et exterminer les « ennemis du Seigneur ».

On voit sur plusieurs sarcophages et dans les peintures des tombeaux Horus qui décapite lui-même les damnés et les condamne à une mort éternelle, à un néant sans fin, sans rémission possible.

Osiris N. est prévenu. Il sait que cette phase du jugement est essentielle, et peut l’envoyer à nouveau à la mort, pour toujours. D’où la prière d’angoisse qui s’élève de son âme :

« Sauvez l’Osiris N. de ces gardiens qui amènent les bourreaux, qui préparent les supplices et l’immolation ; on ne peut échapper à leur vigilance ; ils accompagnent Osiris. Qu’ils ne s’emparent pas de moi, que je ne tombe pas dans leurs creusets. Car je le connais, je sais le nom du Matat qui est parmi eux, dans la demeure d’Osiris, le trait invisible qui sort de son œil, circule dans le monde par le feu de sa bouche. Il donne ses ordres au Nil sans être visible. L’Osiris N. a été juste dans le monde, il aborde heureusement auprès d’Osiris. Que ceux qui siègent sur leurs autels ne me fassent pas d’opposition, car je suis un des serviteurs du Seigneur suprême (suivant la Loi du Scarabée). L’Osiris N. s’envole comme un épervier, il se nourrit comme (l’oie) Smen, il ne sera jamais détruit comme (le serpent) Nahav-ka. »x

Qui est le Matat, l’exécuteur impitoyable du châtiment ? C’est Horus ou bien Anubis. Quant aux supplétifs, exécuteurs des basses-œuvres, ils sont parfois décrits comme des « gardiens à l’odeur fétide, aux doigts acérés, qui torturent et qui immolent ». L’oie Smen est le symbole d’Ammon. Le serpent Nahav-ka est représenté par un serpent monté sur deux jambes humaines, ou par un corps humain à tête de vipère.

Selon E. de Rougé, le nom Nahav-ka semble « se rapporter au rajeunissement de l’existence par la résurrection »xi, ce qui peut paraître paradoxal pour un être incarnant le mal et promis à la destruction. Il s’agit peut-être d’une antonomase par métalepse, sans vouloir être pédant : la victoire sur le Serpent est la cause efficace de la conséquence, dont il porte le nom, qui est la résurrection et la nouvelle jeunesse, éternelle.

L’imploration continue :

« Ah ! Seigneur de la grande demeure, roi suprême de dieux ! Sauve l’Osiris N. de ce dieu qui a le visage du Tesem et les sourcils d’un homme, et qui se repaît des maudits, et sauve-le de l’esprit du bassin de feu, qui détruit les corps, vomit les cœurs et les rejette en excréments. »xii

Le Tesem est un félin, peut-être un loup cervier.

« Ah ! Seigneur de la victoire dans les deux mondes ! Seigneur du sang rouge, qui commande au lieu du supplice (le billot), qui se repaît des entrailles ! Sauve l’Osiris N. ! 

Il l’explique : c’est le cœur d’Osiris, c’est lui qui est dans toute immolation.»xiii

Le « Seigneur de la victoire » est Osiris.

Le martyre d’Osiris se révéla en effet être une victoire sur la Mort et une victoire contre le Mal, une double victoire, dans deux mondes, celui d’en-bas, où la mort fut vaincue, et celui d’En-haut, où le Bien doit régner.

Les sacrifices sanglants de la religion de l’Égypte ancienne étaient faits en mémoire de ce sacrifice initial, fondateur, – la mise à mort d’Osiris et son démembrement sanglant par Seth.

Grâce à Isis, Horus et Thoth, la mort d’Osiris devait mener à sa résurrection, et au salut des nomes de l’Égypte tout entière.

La dernière phrase du verset 29 du Livre des Morts qui évoque « le cœur d’Osiris », son « sang » et son « immolation » possède une résonance étonnamment christique, bien que formulée plus de trois millénaires avant le supplice de Jésus de Galilée.

L’image du cœur d’Osiris évoque irrésistiblement le Sacré-Cœur, expression utilisés dans la dévotion chrétienne, et faisant référence au cœur (mystique) de Jésus-Christ, considéré comme personne divine.

Cinq millénaires après le Livre des Morts, une prière conçue par le pape Jean-Paul II reprend l’idée du Cœur du Dieu comme métonymie de la divinité, et évoque le « Divin Cœur » de Jésus Christ, un Cœur qui est aussi un « soleil qui éclaire nos horizons »xiv. Cette dernière métaphore pourrait être considérée (je le dis sans malice) comme « osirienne », si l’on se souvient que le soleil sert de symbole au Dieu unique et suprême, sous ses deux noms, Ra et Osiris, associés respectivement à sa forme diurne ou nocturne.

La religion juive utilise aussi la métaphore du Cœur de Dieu.

Moïse Maïmonide explique :

« Leb est un homonyme qui désigne primitivement le cœur, je veux dire le membre dans lequel, pour tout être qui en est doué, réside le principe de la vie (…) Leb (cœur) signifie aussi ‘volonté’ (ou ‘intention’) ; p.ex. : ‘Et je vous donnerai des pasteurs selon Mon cœur’ (Jér. 3,15)xv [c’est YHVH qui parle] (…)

On l’emploie quelquefois métaphoriquement en parlant de Dieu ; p.ex. : ‘Je m’instituerai un prêtre fidèle. Il fera selon ce qui est dans mon cœur et dans mon âme’ (1 Sam 2,35)xvi, c’est-à-dire il agira selon ma volonté ; ‘Et Mes yeux et mon cœur y seront toujours’(1 R 9,3) : c’est-à-dire ma Providence et ma volonté. »xvii

Le mot Leb (cœur) peut signifier aussi « intelligence ». « C’est dans cette signification qu’il doit être pris partout où il est métaphoriquement appliqué à Dieu, je veux dire comme désignant ‘l’intelligence’, sauf les rares expressions où il désigne la ‘volonté’. »xviii

On trouve le mot cœur  associé à YHVH dans d’autres versets bibliques :

בִּקֵּשׁ יְהוָה לוֹ אִישׁ כִּלְבָבוֹ (1 Sa 13,14)

biqqech YHVH lō ich kalbabō

« YHVH s’est choisi un homme selon Son cœur »

Et dans Ézéchiel, le mot cœur  est associé à Elohim, à deux reprises:

וַתִּתֵּן לִבְּךָ כְּלֵב אֱלֹהִים (Ez 28,2)

va-titten libbékh kelev Elohim

« Tu te fais un cœur semblable au cœur de Dieu »

תִּתְּךָ אֶת-לְבָבְךָ, כְּלֵב אֱלֹהִים (Ez 28,6)

« Tu t’es fait un cœur semblable au cœur de Dieu »

Le cœur sanglant d’Osiris arraché de son corps divin par Seth, le לֵב אֱלֹהִים, le Lev Elohim, évoqué par Ezéchiel. et le divin ‘Sacré-Cœur’ de Jésus Christ…

Trois formes d’une constante anthropologique et théologique, qui associe une représentation du Dieu unique et suprême à l’organe qui bat chaque seconde, en chaque homme.

iVerset 22 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad.Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.55

iiIbid. p. 55

iiiIbid. p. 56

ivVerset 23 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad.Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.56

vHorapollon, Hieroglyphica, Livre I, ch. 10, cité par E. de Rougé, op.cit. p.57

viVerset 24 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad.Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.58

viiIbid. p.58-59

viiiVerset 25 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad.Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.59

ixGlose du verset 25, Ibid. p. 59

xVerset 26 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad.Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.60

xiEmmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.61, note 1

xiiVerset 27 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad.Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.62

xiiiVerset 29 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad.Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.63

xivLa prière du pape Jean Paul II au Sacré-Cœur est la suivante : « Seigneur Jésus, Tu es notre Sauveur et notre Dieu ! Fais que notre regard ne se fixe jamais sur d’autre étoile que celle de l’Amour et de la Miséricorde qui brille sur ta poitrine. Que ton Cœur soit donc, ô notre Dieu, le phare lumineux de la foi, l’ancre de notre espérance, le secours toujours offert dans notre faiblesse, l’aurore merveilleuse d’une paix inébranlable, le soleil qui éclaire nos horizons. Jésus, nous nous confions sans réserve à ton Divin Cœur. Que ta grâce convertisse nos cœurs. Par ta miséricorde soutiens les familles, garde-les dans la fidélité de l’amour. Que ton Évangile dicte nos lois. Que tous les peuples et les nations de la terre se réfugient en ton Cœur très aimant et jouissent de la Paix que Tu offres au monde par la Source pure, d’amour et de charité, de ton Cœur très miséricordieux. Amen »

xv וְנָתַתִּי לָכֶם רֹעִים, כְּלִבִּי

xviוַהֲקִימֹתִי לִי כֹּהֵן נֶאֱמָן, כַּאֲשֶׁר בִּלְבָבִי וּבְנַפְשִׁי יַעֲשֶׂה

xviiMoïse Maïmonide. Le Guide des égarés. I, 39. Traduit de l’arabe par Salomon Munk. Ed. Verdier. 1979. p.91-92

xviiiMoïse Maïmonide. Le Guide des égarés. I, 39. Traduit de l’arabe par Salomon Munk. Ed. Verdier. 1979. p.92

Inanna et Dumuzi: La fin de leur sacré mariage.


Comme à Sumer, il y a six mille ans, j’aimerais chanter un lai divin, un hymne de joie en l’honneur d’Inanna, la ‘Dame du Ciel’, la Déesse suprême, la plus grande des divinités, la Souveraine des peuples, la Déesse de l’amour et de la guerre, de la fertilité et de la justice, de la sagesse et du sexe, du conseil et du réconfort, de la décision et du triomphe.

Pendant plus de quatre millénaires, à Sumer et ailleurs, des peuples ont prié et célébré Inanna, « joyeuse et revêtue d’amour », sous son nom d’Ishtar ou d’Astarté, de Vénus ou d’Aphrodite, dans toutes les langues d’alors, de l’Akkad à l’Hellade, de la Chaldée à la Phénicie, de l’Assyrie à la Phrygie, de Babylone à Rome…

Et longtemps, d’hymnes et de prières, on a aussi chanté sur la terre, dans l’allégresse, les noces, l’union sacréei d’Inanna et Dumuzi.

En témoigne ces vers sacrés, non dénués d’une forte charge d’érotisme :

« Le roi, tête droite, saisit le sein sacré,

Tête droite, il le saisit, ce sein sacré d’Inanna,

Et il [Dumuzi] se couche avec elle,

Il se réjouit en son sein pur. »ii

Ou encore, ce chant, non moins cru, et non moins sacré :

« Cette glèbe bien irriguée qui est à moi,

Ma propre vulve, celle d’une jeune fille,

Comme une motte ouverte et bien irriguée – qui en sera le laboureur ?

Ma vulve, celle d’une femme, terre humide et bien mouillée,

Qui viendra y placer un taureau ?

– ‘Ma Dame, le roi viendra la labourer pour toi.

Le roi Dumuzid viendra la labourer pour toi.’

‘Ô laboure mon sexe, homme de mon cœur !’ …

Elle baigna ses saintes hanches… son saint bassin… »iii

Le nom du dieu Dumuzi (ou Dumuzid) s’écrit 𒌉 𒍣 dans les anciens caractères cunéiformes de Babylone.

En sumérien, ces caractères se lisent Dû-zi , Dum-zi, Dumuzi ou Dumuzid, et en akkadien Tammuz, nom qui apparaît d’ailleurs dans la Bible, dans le livre d’Ézéchieliv.

Le caractère 𒌉, ou dum, signifie « fils ».

Le caractère 𒍣, zi, signifie «vie», « souffle », « esprit ».

Zi

Dû-zi ou Dumuzid signifie donc ‘Fils de la Vie’ — mais compte-tenu de l’ambivalence du signe zi, il pourrait aussi signifier ‘Fils du Souffle’, ‘Fils de l’Esprit’.

Cette interprétation du nom Dumuzi comme ‘Fils de la Vie’ est « confirmée, selon l’assyriologue François Lenormant, par le fragment d’hymne bilingue, en accadien avec traduction assyrienne, contenu dans la tablette K 4950 du Musée Britannique et qui commence ainsi : ‘Gouffre où descend le seigneur Fils de la vie, passion brûlante d’Ishtar, seigneur de la demeure des morts, seigneur de la colline du gouffre’. »v

Ainsi, de par l’étymologie et à en croire les chants qui les ont célébrées, les noces d’Inanna et de Dumuzi furent à la fois divinement érotiques et spirituelles, – elles furent, en essence, très crûment et très saintement, celles de la Déesse « Dame du Ciel » et du Dieu « Fils de la Vie ».

Mais l’amour, même mystique, de Dumuzi, ne suffit pas à combler la divine Inanna…

Elle désira un jour quitter les hauteurs du Ciel, et descendre en ce ‘Pays immuable’, nommé Kur, ou Irkalla, et qui est pour Sumer le monde d’En-bas, le monde des morts.

Pour ce faire, il lui fallait tout sacrifier.

Le texte sumérien original qui relate la descente aux Enfers d’Inanna est disponible sur le site de l’ETCSL géré par l’université d’Oxford. J’en traduis ici les premiers versets, qui ont une forme répétitive, insistante, hypnotique, et qui évoquent comme une litanie tous les éléments de la perte, et l’immensité du sacrifice consenti par la Déesse pour entreprendre sa katabase :

« Des hauteurs du Ciel, elle fixa son esprit sur le grand En-bas. Des hauteurs du Ciel, la Déesse fixa son esprit sur le grand En-bas. Des hauteurs du Ciel, Inanna fixa son esprit sur le grand En-bas. Ma Dame abandonna le Ciel, elle abandonna la Terre, elle descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna le en [la prêtrise], elle abandonna le lagar [une autre fonction religieuse], et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-ana d’Unug [un temple, comme les autres lieux sacrés qui vont suivre], et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-muš-kalama de Bad-tibira, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna le Giguna de Zabalam, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-šara d’Adab, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna le Barag-dur-ĝara de Nibru,et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna le Ḫursaĝ-kalama de Kiš, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-Ulmaš d’Agade, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’ Ibgal d’Umma, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-Dilmuna d’Urim,et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’Amaš-e-kug de Kisiga, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-ešdam-kug de Ĝirsu, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-šeg-meše-du de Isin, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’Anzagar d’Akšak, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna le Niĝin-ĝar-kug de Šuruppag, et descendit dans le monde d’En-bas. Elle abandonna l’E-šag-ḫula de Kazallu, et descendit dans le monde d’En-bas (…) »

Une autre version, akkadienne, et plus courte, de la descente d’Inanna / Ishtar dans ce Pays souterrain fut traduite en français pour la première fois par François Lenormantvi, au 19ème siècle.

Les Babyloniens et les Assyriens se représentaient le monde d’En-bas divisé en sept cercles successifs, à l’instar, et comme par symétrie, des sept sphères célestesvii [révélées par les trajectoires des sept planètes], que leur science astronomique, multiséculaire et fort avancée, avait pu observer avec acuité.

Inanna franchit donc une à une les portes des sept cercles de l’Enfer, et à chacune de ces portes le gardien infernal la dépouilla, les unes après les autres, des parures précieuses dont elle était embellie. Finalement, à la septième porte, elle fut aussi dépouillée de sa grande robe de cérémonie, la pala, si bien qu’elle était entièrement nue lorsqu’elle fut enfin mise en présence de la reine du royaume funèbre et chthonien, – qui était aussi sa sœur aînée, nommée Ereshkigal en sumérien, et Belit en akkadien, ‘la Dame de la Terre’.

Lenormant note qu’à ce nom de Belit, une tablette mythologique fait correspondre le nom sémitique d’Allat, que l’on retrouve plus tard dans le paganisme arabe. Il souligne qu’Hérodote cite aussi les formes Alilat et Alitta du nom Allat. Il en déduit que ce nom a servi de principale appellation de la divinité du ‘principe féminin’, – ou plutôt, pourrais-je ajouter, de désignation du principe féminin de la Divinité –, et cela dans plusieurs régions de la Mésopotamie et de l’Asie mineure.viii

Le mot allat est en effet la forme féminine du mot arabe ilah, ‘dieu, divinité’, qui donnera ultérieurement le nom du Dieu du monothéisme, Allah, littéralement « le Dieu ».

Mais revenons au fond de l’Enfer.

Ereshkigal, ou encore Belit/Allat, en voyant arriver Inanna/Ishtar, se révéla à la fois fort jalouse et immédiatement méfiante. S’enflammant de colère, elle la frappa de maux et de lèpres qui affectèrent gravement toutes les parties de son corps. Selon une autre narration, sumérienne, Ereshkigal condamna Inanna à mort, et la tua par une triple imprécation, en lui jetant un « regard de mort », en prononçant une « parole de fureur» et en proférant un « cri de damnation » :

Elle porta sur Inanna un regard : un regard meurtrier!
Elle prononça contre elle une parole ; une parole furibonde!
Elle jeta contre elle un cri : un cri de damnation !ix

La mort d’Inanna s’ensuivit. Son cadavre fut pendu à un clou.

Mais pendant ce temps-là, An, le Dieu du Ciel, et les dieux de l’air et de l’eau, Enlil et Enki, s’inquiétaient de l’absence d’Inanna.

Ils intervinrent et envoyèrent au fond de l’Enfer deux êtres ambigus, Kalatur et Kurgara, pour la sauver de la mort. En répandant sur Inanna une ‘nourriture de vie’ et en lui versant une ‘eau de vie’, ceux-ci opérèrent sa résurrection, et la firent sortir du royaume des morts, remontant à rebours par les sept portes infernales.

Mais il y a une règle inflexible, immuable, du « Pays immuable » : toute résurrection doit être payée de la vie d’un vivant.

Les démons qui poursuivaient Inanna essayèrent donc de s’emparer, pour le prix de sa vie, de plusieurs personnes de la suite d’Inanna, d’abord sa fidèle servante Ninšubur, puis Šara, son musicien et psalmiste, et enfin Lulal, son garde du corps.

Mais Inanna refusa absolument de laisser les démons se saisir d’eux.

Alors les êtres infernaux allèrent avec elle jusqu’à la plaine de Kul’aba, où se trouvait son mari, le Roi-berger et Dieu Dumuzi.

Ils l’escortèrent donc jusqu’au grand Pommier
Du plat-pays de Kul’aba.
Dumuzi s’y trouvait confortablement installé
Sur un
trône majestueux!
Les démons se saisirent de lui par les jambes,
Sept d’entre eux renversèrent le lait de la baratte,
Cependant que certains hochaient la tête,
Comme la mère d’un malade,
Et que les
bergers, non loin de là,
Continuaient de jouer de la flûte et du pipeau!
Inanna porta sur lui un regard : un regard meurtrier
Elle prononça contre lui une parole ; une parole furibonde
Elle jeta contre lui un cri : un cri de damnation!
« C’est lui! Emmenez-le »
Ainsi leur livra-t-elle le
[roi] berger Dumuzi.x

Comme Ershkigal l’avait fait pour elle, Inanna porta un regard de mort sur Dumuzi, elle prononça contre lui une parole de fureur, elle lança contre lui un cri de damnation, mais avec un résultat différent. Alors qu’elle-même avait été « changée en cadavre » par les imprécations d’Ereshkigal, Dumuzi ne fut pas « changé en cadavre », mais il fut seulement emmené à son tour, bien vivant, dans l’Enfer de Kur, par les juges infernaux.

Quelle interprétation donner au fait qu’Inanna livre son amour Dumuzi aux démons infernaux, en échange de sa propre vie ?

Pourquoi ce regard de mort, ces paroles de fureur, ces cris de damnation à son encontre ?

Je propose trois hypothèses :

1. Pendant le séjour d’Inanna en Enfer, et doutant qu’elle revienne jamais, Dumuzi a trahi Inanna avec d’autres femmes ou avec d’autres déesses, ou bien encore, il a renoncé à la vie ‘spirituelle’ pour une vie ‘matérielle’ symbolisée par le ‘trône majestueux et confortable’… Inanna, le voyant se prélasser, écoutant la flûte et le pipeau, semblant indifférent à son sort, se met donc en colère et le livre aux démons pour lui faire connaître ce qu’elle a vécu, dans l’En-bas. Après tout n’est ce pas digne d’un Roi-dieu, nommé « Fils de la Vie », que de faire lui aussi l’apprentissage de la mort ?

2. Inanna se croyait jusqu’alors ‘déesse immortelle’, et divinement amoureuse du ‘Fils de la Vie’. Or après son expérience dans l’enfer d’Irkalla, elle s’est découverte ‘déesse mortelle’, et elle a constaté que son amour est mort aussi : Dumuzi n’a rien fait pour elle, il l’a décue par son indifférence… C’est en effet le Dieu de l’Eau, Ea (ou Enki), qui l’a sauvée, et non Dumuzi.

Comment ne pas être furieuse contre un dieu « Fils de la Vie » qui l’a aimée, certes, mais d’un amour moins fort que sa propre mort, puisqu’il ne lui a pas résisté ?

Elle découvre aussi que « l’amour est « violent comme la mort »xi. Sinon celui de Dumuzi, du moins le sien propre.

Et envoyer Dumuzi au Royaume des morts lui servira peut-être de leçon ?

3. Inanna représente ici une figure de l’âme déchue. Sa révolte est celle de l’âme qui se sait mortelle, qui est tombée dans l’Enfer, et qui se révolte contre le dieu Dumuzi. Elle se révolte contre un Dieu véritablement sauveur , car il s’appelle le Dieu « de la Vie », mais elle a perdu toute confiance en lui, parce qu’elle a cru qu’il n’avait apparemment pas su vaincre la mort, ou du moins qu’il s’était « reposé » pendant que un autre Dieu (Enki) s’employait à envoyer à Inanna « eau et nourriture de vie ».

Dans sa révolte, Inanna le livre aux juges infernaux et le condamne à une mort certaine, pensant sans doute : « Sauve toi toi-même si tu es un dieu sauveur! », mimant avec 3000 ans d’avance sur la passion du Christ, ceux qui se moquaient du Dieu en croix, au Golgotha.

Inanna révèle par là, sans le savoir, la véritable nature et le destin divin de Dumuzi, – celui d’être un dieu incompris, trahi, raillé, « livré » pour être mis à mort et enfermé dans l’enfer d’Irkalla, dans l’attente d’une hypothétique résurrection…

Le Dieu ‘Fils de la Vie’, ce Dieu qui est ‘Fils unique’xii, ‘enlevé avant le terme de ses jours’ et sur lequel on prononce des lamentations funèbres, n’est autre que le dieu lumineux, moissonné dans la fleur de sa jeunesse, qu’on appelait Adonis à Byblos et à Chypre, et Tammuz à Babylone.

Dumuzi à Sumer, Tammuz, à Akkad et en Babylonie, Osiris en Égypte, Attis en Syrie, Adonis en Phénicie, Dionysos en Grèce, sont des figures du même archétype, celui du Dieu mort, descendu aux enfers et ressuscité.

Il y a manifestement un aspect christique dans cet archétype.

Hippolyte de Rome (170-235), auteur chrétien, propose une interprétation allant effectivement dans ce sens.

Pour lui, la figure païenne de Dumuzi, ce Dieu sacrifié, connu aussi sous les noms d’Adonis, Endymion ou Attis, peut être interprétée comme un principe abstrait, et par ailleurs universel, celui de « l’aspiration à la vie », ou de « l’aspiration à l’âme ».

« Tous les êtres qui sont au ciel, sur la terre et dans les enfers soupirent après une âme. Cette aspiration universelle, les Assyriens l’appellent Adonis, ou Endymion, ou Attis. Quand on l’appelle Adonis, c’est pour l’âme en réalité que, sous ce nom, Aphrodite [c’est-à-dire originellement Inanna] brûle d’amour. Pour eux, Aphrodite, c’est la génération. Perséphone ou Coré [c’est-à-dire dans le mythe sumérien, Ereshkigal] est-elle éprise d’Adonis : c’est, dit-il, l’âme exposée à la mort, parce qu’elle est séparée d’Aphrodite, c’est-à-dire privée de la génération. La Lune devient-elle amoureuse d’Endymion et de sa beauté : c’est, dit-il, que les êtres supérieurs (à la terre) ont aussi besoin de l’âme. La mère des dieux [Cybèle] a-t-elle mutilé Attis, bien qu’elle l’eût pour amant, c’est que là-haut, la bienheureuse nature des êtres supérieurs au monde et éternels veut faire monter vers elle la vertu masculine de l’âme, car l’homme, dit-il est androgyne. »xiii

Inanna (ou Aphrodite) représente symboliquement le principe même de la « génération », ou de la « création », qui anime toute matière, et qui traverse tout être et toute chose, – au ciel, sur la terre et en enfer.

Dumuzi (ou Adonis) est en revanche la figure de la « spiration de l’esprit », la spiration du divin, qui est présente dans les « aspirations de l’âme », ou dans « l’aspiration à l’âme », et qu’on peut appeler aussi le « désir d’amour ».

i Samuel Noah Kramer, The Sacred Marriage: Aspects of Faith, Myth and Ritual in Ancient Sumer. Bloomington, Indiana: Indiana University. 1969, p.49

ii Selon la traduction que je propose en français du chant rapporté en anglais par Yitschak Sefati: « The king goes with lifted head to the holy lap,
Goes with lifted head to the holy lap of Inanna,
[Dumuzi] beds with her,
He delights in her pure lap. » (Yitschak Sefati, Love Songs in Sumerian Literature: Critical Edition of the Dumuzi-Inanna Songs. Ramat Gan, Israel, Bar-Ilan University. 1998, p.105, cité par Johanna Stuckey in Inanna and the Sacred Marriage.)

iii Selon ma traduction de la version anglaise du chant d’Inanna collationné par l’université d’Oxford :

« Inana praises … her genitals in song: « These genitals, …, like a horn, … a great waggon, this moored Boat of Heaven … of mine, clothed in beauty like the new crescent moon, this waste land abandoned in the desert …, this field of ducks where my ducks sit, this high well-watered field of mine: my own genitals, the maiden’s, a well-watered opened-up mound — who will be their ploughman? My genitals, the lady’s, the moist and well-watered ground — who will put an ox there? » « Lady, the king shall plough them for you; Dumuzid the king shall plough them for you. » « Plough in my genitals, man of my heart! »…bathed her holy hips, …holy …, the holy basin ».

A balbale to Inanna. http://etcsl.orinst.ox.ac.uk/cgi-bin/etcsl.cgi?text=t.4.08.16#

iv « Et il me conduisit à l’entrée de la porte de la maison de l’Éternel, du côté du septentrion. Et voici, il y avait là des femmes assises, qui pleuraient Tammuz. » Éz 8,14

v François Lenormant. Les premières civilisations. Tome II. Chaldée, Assyrie, Phénicie. Paris. Ed. Maisonneuve, 1874, pp. 93-95

vi François Lenormant. Textes cunéiformes inédits n°30, traduction de la tablette K 162 du British Museum, citée in François Lenormant. Les premières civilisations. Tome II. Chaldée, Assyrie, Phénicie. Paris. Ed. Maisonneuve, 1874, pp. 84-93

vii Hippolyte de Rome, dans son libre Philosophumena, écrit qu’Isis, lorsqu’elle mène le deuil d’Osiris, ou Astarté/Vénus, lorsqu’elle pleure Adonis, « est vêtue de sept robes noires … [tout comme] la nature est revêtue de sept robes éthérées (il s’agit des orbites des planètes auxquelles les Assyriens donnent le nom allégorique de robes éthérées). Cette nature est est représentée par eux comme la génération changeante et la création transformée par l’être inexprimable, sans forme, qu’on ne peut représenter par aucune image, ni concevoir par l’entendement. » Hippolyte de Rome. Philosophumena, Ou Réfutation de toutes les hérésies. Trad. A. Siouville. Editions Rieder. Paris, 1928, p.132-133

viii Cf. François Lenormant. Les premières civilisations. Tome II. Chaldée, Assyrie, Phénicie. Paris. Ed. Maisonneuve, 1874, p.84

ixTraduction (légèrement modifiée) de Jean Bottéro, Samuel, Noah Kramer. Lorsque les dieux faisaient l’homme. Éditions Gallimard, Paris, 1989, p. 276-290.

xTraduction (légèrement modifiée) de Jean Bottéro, Samuel, Noah Kramer. Lorsque les dieux faisaient l’homme. Éditions Gallimard, Paris, 1989, p. 276-290.

xiJe cite ici intentionnellement un verset fameux du Cantique des cantiques : כִּי-עַזָּה כַמָּוֶת אַהֲבָה azzah ka-mavet ahabah (Ct 6,8).

xiiC’est là un des épithètes caractéristiques d’Adonis ‘monogène’

xiiiHippolyte de Rome. Philosophumena, Ou Réfutation de toutes les hérésies. Trad. A. Siouville. Editions Rieder. Paris, 1928, p.129-130

Le « mariage sacré », — Inanna, Isis, Eleusis, la Sulamite, Ste Thérèse de Vila et S. Jean de la Croix


Le mot français ‘sacré’ vient du latin sacer (fém. sacra, neut. sacrum). Il forme un couple d’opposés avec le ‘profane’. « Ce qui est sacrum s’oppose à ce qui est profānum »i. Ces deux catégories sont bien tranchées et antagonistes. Il y a là, fondamentalement, une idée de séparation, d’opposition, entre deux sphères de réalité, – la divine et l’humaine. Ce qui est sacrum appartient au monde du ‘divin’ et diffère essentiellement de ce qui relève du monde des hommes. La notion de sacer ne recouvre pas celles de « bon » ou de « mauvais », mais les englobe et les dépasse. Le sens de sacer diffère de religiōsus.ii Sacer désigne la personne ou la chose qui ne peut être touchée sans être souillée, ou au contraire, sans souiller celui qui la touche. D’où l’ambiguïté de ce mot, avec son double sens de « sacré », mais aussi de « maudit » ou d’« exécré » (emprunté au latin classique ex(s)ecrari, « charger d’imprécations, vouer à l’exécration »).

Le neutre sacrum désigne toute chose sacrée : sacrum facere « accomplir une cérémonie sacrée », d’où sacrificium, « sacrifice » ou sacerdōs, ancienne forme de nom d’agent. Mais un coupable que l’on consacre aux dieux infernaux est aussi sacer.

Pour éviter, peut-être, une certaine contamination par un rapprochement avec les notions païennes associées au sacer et aux sacra (« les cérémonies du culte »), l’Église a préféré privilégier l’usage latin du mot sanctus, qui lui est apparenté, mais avec une nuance différente. Sānctus est le participe passé du verbe sanciō, « rendre sacré ou inviolable », terme de la langue religieuse et politique. De même que sacer peut signifier parfois « voué aux dieux de l’Enfer, exécrable », sanciō a le sens de « proclamer comme exécrable », d’où « interdire solennellement », puis « punir », « sanctionner ». De là sānctus, « rendu sacré ou inviolable, sanctionné ».

Il y a donc une certaine parenté initiale entre sacer et sānctus. Mais sacer indique un état, sānctus résulte d’un acte, d’un rite à caractère religieux (un rite de sanctification).

Arrivé plus tardivement, sānctus a reçu après coup les sens attachés au mot grec ἃγιος (hagios) qui lui-même, tant chez les juifs que chez les chrétiens, a hérité des sens de l’hébreu קָדַשׁ (qadacha) « sortir de l’ordinaire, de ce qui est commun ; être pur, saint ; être sanctifié, glorifié ; sanctifier, consacrer, purifier ».

En hébreu, la même idée de séparation stricte entre le profane et le sacré est présente, mais s’y ajoute l’idée essentielle de ‘sainteté’. Ainsi, dit la Thora, « quiconque touchera l’autel doit être saint » (Ex 29,37), ou, dans un hébraïsme du redoublement : « Ils sanctifieront le saint de Jacob », vé-iqdichou êt-qedoch Ia’qov, (Is. 29,23).

Le substantif קֹדֶשׁ (qodech) cumule le sens abstrait de « sainteté » (« Dieu a parlé par sa sainteté », Ps 60,8), et des sens concrets : « une personne ou une chose sainte », « le tabernacle, le temple, le Saint des saints (qodesh ha-qadachim) ».

Mais la famille de mots bâtie autour de la racine verbale קָדַשׁ retient elle aussi la mémoire d’une ambiguïté originelle. Par exemple, le mot קָדֵשׁ qadech (fem. קְדֵשָׁה, qdéchah) signifie « un garçon ou une femme qui se voue aux idoles en leur sacrifiant son innocence, qui s’adonne à la fornication »iii.

Cette brève introduction étymologique était nécessaire pour souligner que les expressions françaises ‘union sacrée’ ou ‘mariage sacré’ contiennent objectivement une sorte de contradiction, et même une profonde antinomie.

Si le « sacré » est par essence « séparé » (du commun, du quotidien, de la norme), comment l’homme peut-il penser pouvoir « s’unir » à ce «sacré  séparé » ?

Il est frappant que l’histoire des religions regorge précisément de récits d’« unions sacrées » entre l’humain et le divin, ou même, dans une veine plus anthropomorphique encore, de « mariages sacrés » ou d’« épousailles spirituelles » entre le croyant et la divinité.

Ces récits, ces mythes, dénotent l’aspiration constante de l’homme, dans la suite des millénaires, au sein de traditions spirituelles fort différentes, à désirer s’unir à ce dont il est, par essence, fondamentalement ‘séparé’…

Derrière l’apparente contradiction, on voit poindre une autre forme de logique, non rationnelle mais transcendantale… Si le sacré est par essence « séparé », il invite l’âme par là-même à désirer « l’union » avec ce « Tout Autre ». Il donne de plus à tous les désirs d’union spirituelle une forme de sacralité. Si, linguistiquement, l’union est une antinomie de la séparation, le fait de désirer l’union avec le sacré, l’entrée dans le mystère, induit aussi une forme de sacralité.

Tout désir d’union conjure la séparation du sacré, et par là se sacralise en quelque sorte, par métonymie.

Rudolf Otto, dans son fameux ouvrage publié en 1917, Das Heilige, a dû inventer un néologisme, le mot ‘numineux’iv tiré du numen latinv, pour tenter de traduire au plus près en allemand ce que les langues anciennes des religions sémitiques et bibliques véhiculaient avec les mots qadoch, hagios, sacer. Mais le mot ne suffisait pas. Restait à lui donner chair et sens. Il proposa de qualifier l’idée du ‘numineux’ à l’aide d’une fameuse expression latine, le mysterium tremendum, le « mystère qui fait trembler». Tout un spectre de sentiments pouvant s’emparer de l’âme y est associé, l’excitation, l’ivresse, les transports, l’extase, le sublime, ou au contraire, des formes sauvages, démoniaques, de possession, entraînant le saisissement, l’horreur, la terreur, l’effroi.

Le numineux, pour Otto, est avant tout porteur de l’idée d’une « inaccessibilité absolue », devant laquelle l’homme est plongé, – dans l’étonnement ou la stupeur. Le numineux, c’est ce qu’il découvre alors être le « tout autre »vi, lequel se révèle à la fois insaisissable, incompréhensible, et se dérobe à la raison, transcendant toutes ses catégories. Non seulement il les dépasse, mais il les rend impuissantes, obsolètes, inopérantes, et il paraît même s’opposer à elles, impliquant leur radicale caducité, leur inanité foncière.

Si le sacré, ou le numineux, voisine avec l’altérité extrême et la transcendance absolue, comment s’accommode-t-il de métaphores apparemment paisibles, quotidiennes, humaines, comme celles de l’union ou du mariage ?

Une possible explication est que le mariage évoque lui-même, dans son principe, une sorte de préfiguration et de métaphore de l’union ‘sacrée’. Il est d’ailleurs significatif qu’il soit rituellement ‘consacré’, depuis des âges antiques. Il est possible, conséquemment, que toute « union » (réelle ou fantasmée) avec le divin appelle naturellement, anthropologiquement, à mobiliser la métaphore du ‘mariage sacré’ pour la caractériser.

L’une (l’union avec le divin) est la métaphore de l’autre (le mariage, ou l’amour humain), – et réciproquement, en quelque sorte.

Du point de vue de la psychologie des profondeurs, l’amour incarne dans sa finalité ontologique la régénération des générations, et donc il représente pour le genre humain dans son ensemble une victoire a priori sur la mort à venir des individus, et sur l’évanescence de leurs destins transitoires.

Mais l’amour et la mort sont aussi intrinsèquement, transcendalement, « unis » par la complémentarité structurelle de leurs rôles antagonistes.

La mort est, d’un point de vue anthropologique, la séparation par excellence. Symétriquement, on peut sans doute poser que l’amour représente l’union par excellence, et que le mariage d’amour est le sacrement par excellence (« Le sacrement nuptial, le grand sacrement, le sacrement par excellence », écrit Paul Claudelvii).

C’est pourquoi il convient de souligner que, dans la plupart des ‘descentes aux Enfers’ léguées par les civilisations passées, la ‘réunion’ finale du couple est rarissime. Je ne connais que l’exemple, chanté par Euripide, des retrouvailles d’Admète (bien vivant et désespéré) et d’Alceste (qui était morte) grâce à Héraclès, étant allé tirer Alceste des griffes du Cerbère infernal.

La règle générale est plutôt la séparation inéluctable des couples (Inanna, sauvée de la mort, envoie son mari Dumuzi en Enfer, à sa place, Orphée perd à jamais Eurydice, juste avant d’atteindre le seuil de l’Enfer).

Avec le thème de la descente de Jésus aux Enfers, et sa victoire sur la mort par amour pour les hommes, apparaît en revanche un autre aspect : l’ambivalence de la mort.

La mort, dès lors, peut représenter à la fois la séparation (la mort sépare les vivants et les morts pour toujours) et la promesse de la ‘ré-union’ future et éternelle, – après la résurrection.

L’amour de Jésus, le Sauveur, garantit à l’âme la victoire sur la mort.

Quatre siècles auparavant, le Cantique des cantiques (attribué traditionnellement à Salomon, mais écrit sans doute au 4ème siècle av. J.-C.) préfigure lui aussi, d’une certaine manière, cette lutte de l’amour et de la mort, lorsqu’il proclame : « l’amour est fort comme la mort, la passion terrible comme le Chéol » (Ct 8,6).

Ces quelques exemples font pressentir l’intérêt de la comparaison anthropologique des principales traditions léguées par les civilisations de Sumer, d’Akkad, de l’Égypte ancienne, de la Babylonie, de la Phénicie, de la Grèce et de Rome, et en partie reprises dans le judaïsme et le christianisme, — et plus particulièrement celles qui touchent aux thèmes, récurrents dans toutes ces traditions, de la « descente aux Enfers » et des « épousailles sacrées ». On est invité à constater un certain nombre de structures psychiques analogues, quoique dotées aussi de variations fort significatives.

En parcourant les 6000 ans d’histoire qui couvrent Sumer, Akkad, l’Égypte ancienne, l’Israël post-exilique, la Grèce des mystères d’Éleusis, et qui se prolongent dans l’Europe de la modernité, il me semble que l’on peut relever six paradigmes de ‘l’union sacrée’ ou du ‘mariage mystique’:

1 L’amour libre. 2 L’épouse fidèle. 3 La prostitution sacrée. 4 L’érotisme mystique. 5 Le mariage éternel. 6 La divinisation de l’âme.

1- L’amour libre. Après sa mort et sa résurrection en Enfer, Inanna, déesse de l’Amour, de la Guerre et du Pouvoir, revient sur terre libre de tous ses désirs et de ses amours, et elle sacrifie son époux Dumuzi, en échange de sa propre vie.

2- L’épouse fidèle. La fidélité absolue de l’amour, dans la mort et dans la résurrection, d’Isis pour Osiris, dieu sauveur.

3- La prostitution sacrée (« hiérogamie ») célébrée pendant les mystères d’Éleusis, mime les étreintes de Zeus et de Déméter, et par là, la régénération de la nature, mais aussi la vie éternelle promise aux mystes initiés.

4- L’érotisme mystique de la Sulamite et du Roi Salomon a fait du Cantique des cantiques l’un des textes les plus beaux de la littérature mondiale, mais aussi l’un des plus controversés, quant à son interprétation ultime.

5- Le « mariage éternel » de l’âme et de Dieu, se consomme éternellement au plus profond du « Château intérieur » de Thérèse d’Avila.

6- La « vive flamme d’amour » projette l’âme de Jean de la Croix au « sommet » le plus élevé du divin, et la « transforme » en Dieu Lui-même.

Je me propose d’étudier ces six paradigmes dans une série d’articles à venir.

iAlfred Ernout et Antoine Meillet. Dictionnaire étymologique de la langue latine. Ed. Klincksieck, Paris 2001, p.586

ii« Sacrae [res] sunt quae dis superis consecratae sunt ; religiosas quae dis manibus relictae sunt ». Gaïus, Inst. 2,3

iiiDictionnaire Hébreu-français de Sander et Trenel.

ivRudolf Otto. Le sacré. L’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel. Payot. 2015, p.26-27

vNumen est un terme religieux signifiant « puissance divine », d’où le sens concret de « divinité » que le mot prend à l’époque impériale selon Ernout et Meillet. Étymologiquement il dérive de nuō, nuere, « faire un signe de tête » (comme manifestation d’un ordre ou d’une volonté).

viRudolf Otto. Le sacré. L’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel. Payot. 2015, p. 63

viiPaul Claudel. Commentaires et exégèses. Le Cantique des cantiques.Tome 22 des Œuvres complètes. Gallimard. 1963, p.10.

INANNA: La descente dans l’Enfer, la mort et la résurrection


Au 4ème millénaire av. J.-C., à Sumer, Inanna incarnait la vie, la fertilité, l’amour, le sexe, la guerre, la justice et la puissance royale, – mais aussi l’essence de la féminité, la subversion des interdits, et la conjugaison des opposés.

Divinité locale d’Uruk à l’origine, elle finit par s’imposer progressivement dans toute la Mésopotamie, et jusqu’en Assyrie et en Phénicie, comme la Divinité suprême, la Déesse par excellence. Au cours des millénaires son importance ne cessa de s’accroître par rapport aux autres divinités, transcendant leurs spécificités, leurs particularités.

Au 1er millénaire av. J.-C., à partir du règne d’Assurbanipal, la suprématie d’ Inanna, sous son nom akkadien Ishtar, était telle qu’elle prit même la prééminence sur le dieu national Assur.

L’origine étymologique du nom Inanna peut s’expliquer phonétiquement par les mots sumériens nin, dame’, et an ‘ciel’, « la Dame du Ciel ».

Pourtant, le nom d’Inanna n’est jamais écrit au moyen des signes cunéiformes qui représentent les mots nin, 𒊩𒌆 (SAL.TUG2), et an, 𒀭(AN). Le nom d’Inanna s’écrit à l’aide du seul idéogramme 𒈹, précédé du signe générique 𒀭qui était toujours accolé à Sumer aux noms des divinités pour désigner leur statut divin.

Le signe cunéiforme 𒈹 est en réalité la transposition, plus tardive, et ‘horizontale’, du symbole vertical de la déesse, qui figure une sorte de mât totémique dans les plus anciennes représentations de son nom :

Ce symbole représente de façon stylisée un mât décoré à son sommet d’une couronne tissée de roseaux, et enrubanné de banderoles. Ces mâts étaient placés de chaque côté de l’entrée des temples dédiés à Inanna, et marquaient la limite entre le profane et le sacré.

Chose curieuse, à peu près à la même époque, l’Égypte ancienne utilisait le hiéroglyphe nṯr pour signifier le mot ‘Dieu’, et ce hiéroglyphe symbolise graphiquement, lui aussi, un étendard de temple  :

Ce hiéroglyphe dérive à l’évidence des diverses formes de mâts totémiques employés à proximité de l’entrée des temples égyptiens  :

On peut supputer que le symbole sumérien d’Inanna et le hiéroglyphe égyptien nṯr proviennent de sources bien plus anciennes, non sans rapport avec le symbolisme immémorial des mâts chamaniques flottant des tissus, des feuillages ou des plumes, et dont on observe d’ailleurs encore l’usage de nos jours, de par le monde, en Asie, en Amérique, en Europe et en Afrique…

Il y a, me semble-t-il, dans cette convergence des symboles du divin, à Sumer, dans l’Égypte ancienne et jusque dans les chamanismes contemporains, la trace vivace d’un mode de représentation du divin, dont l’origine se confond avec les premières confrontations de Homo Sapiens avec le ‘mystère’, dès les profondeurs du Paléolithique.

Les mâts arborant des couronnes de roseaux, des guirlandes ou des banderoles, ont symbolisé depuis des temps antiques la perception subliminale du Divin, dont ils révélaient la ‘présence’ par les souffles aériens dont ils étaient animés.

En akkadien, Inanna prit le nom sémitique d’Ishtar, dont on retrouve déjà la trace en Akkad, en Babylonie et en Assyrie, avant même le règne de Sargon d’Akkad, dit « Sargon le Grand » (-2300 av. J.-C.). Des spécialistes ont fait le lien entre le nom Ishtar et le nom d’un autre dieu sémitique, Attar, mentionné dans des inscriptions plus tardives à Ougarit, en Syrie, et dans le sud de l’Arabie.

Le fameux vase de la civilisation d’Uruk ( -4000 à -3100 av. J.C.), qui a été retrouvé parmi d’autres objets de culte de la période d’Uruk III, représente une colonne d’hommes nus, apportant des paniers, des vases et diverses vaisselles, ainsi qu’un bélier et des chèvres, à une figure féminine faisant face à un homme tenant une boite et une pile de bols, qui représentent aussi le signe cunéiforme EN, signifiant ‘grand prêtre’. La figure féminine, pour sa part, se tient à côté de deux symboles d’Inanna, deux mâts dotés de couronnes de roseaux.

Le centre principal du culte d’Inanna était le temple d’E-anna, à Uruk. E-anna signifie ‘la Maison du Ciel’, E- An, 𒂍𒀭.

Le culte d’Inanna fut observé sur une période de plus de quatre millénaires, d’abord à Uruk et à Sumer, puis à Babylone, à Akkad et en Assyrie, en tant que Ishtar, et en Phénicie, sous le nom d’Astarté, et enfin plus tard en Grèce, sous le nom d’Aphrodite, et à Rome, sous celui de Vénus…

Son influence déclina irrémédiablement entre les 1er et 5ème siècles de notre ère, suite à la progression du christianisme, mais elle était encore vénérée dans les communautés assyriennes de haute Mésopotamie jusqu’au 18ème siècle…

Dans de nombreux récits mythiques, Inanna est encline à s’attribuer les domaines de compétence des autres divinités, dérobant par exemple à Enki, le Dieu de la Sagesse, les ‘me’, c’est-à-dire l’ensemble des inventions et tous les acquis, abstraits et concrets, de la ‘civilisation’, comme on va le voir dans un instant, ou encore, délogeant le Dieu du Ciel, An, pour prendre sa place dans le temple d’E-anna, ou même exerçant une forme supérieure de justice divine, en détruisant le mont Ebih, pour n’avoir pas voulu, dans son arrogance de montagne sûre de sa force et de de sa pérennité, se prosterner à ses pieds…

Inanna n’était certes pas ressentie par les Mésopotamiens comme étant une déesse « Mère », une figure divine censée incarner la femme maternelle ou l’idée de maternité.

Alors qui était-elle ?

Pour en donner une première idée, il n’est pas inintéressant de revenir aux textes originaux.

Le texte Inanna et Enki publié dans le corpus des textes de la littérature sumérienne (ETCSL) collationné par l’université d’Oxfordi commence à décrire la personnalité d’Inanna par une allusion à la beauté de ses parties génitales:

« She put the šu-gura, the desert crown, on her head. …… when she went out to the shepherd, to the sheepfold, …… her genitals were remarkable. …… her genitals were remarkable. She praised herself, full of delight at her genitals, she praised herself, full of delight at her genitals »ii .

Ma traduction :

« Elle plaça la šu-gura, la couronne du désert sur sa tête … quand elle alla vers le berger, vers la bergerie … son sexe était remarquable… son sexe était remarquable. Elle se loua elle-même, remplie d’allégresse à la vue de son sexe, elle se loua, remplie d’allégresse à la vue de son sexe. »

Inanna n’a aucun complexe par rapport à son sexe. Elle l’exhibe fièrement et elle en revendique les désirs et les besoins de façon explicite :

« Inanna loue son sexe dans un chant : ‘Ce sexe, … comme une corne, … un grand char, un Bateau du Ciel amarré…, à moi, vêtu de beauté comme la lune nouvelle, cette terre à l’abandon dans le désert…, ce champ où se tiennent les canards, ce champ bien irrigué qui est à moi, mon propre sexe, celui d’une jeune fille, comme une colline ouverte et bien irriguée – qui en sera le laboureur ? Mon sexe, celui d’une femme, terre humide et bien irriguée, – Qui viendra y placer un taureau ?’ Madame, le roi viendra le labourer pour toi. Dumuzid le roi viendra le labourer pour toi. ‘Ô laboure mon sexe, homme de mon coeur !’ … elle baigna ses saintes hanches… son saint bassin… »iii

Un autre fragment du texte Inanna et Enki de l’ETCSL d’Oxford précise les intentions et les sentiments ambigus d’Inanna par rapport à Enki, qui se trouve être aussi son ‘père’:

« Moi, Inanna, j’entends aller en personne dans l’abzu [le grand abysse aquifère, souterrain, de Sumer, et domaine du Dieu Enki, Dieu de l’eau], et je plaiderai devant le Seigneur Enki. Comme l’huile douce du cèdre, qui parfumera (?) mon saint … Jamais je n’oublierai que j’ai été négligée par lui, lui qui a fait l’amour. »iv 

Enki la reçoit d’ailleurs fort bien, et l’invite à boire de la bière. S’ensuit une partie improvisée de beuverie souterraine, entre le Dieu et la Déesse.

« Ainsi il advint que Enki et Inanna buvaient de la bière ensemble, dans l’abzu, prenant plaisir au goût de cette douce boisson. Des coupes de bronze aga furent remplies à ras bord, et les deux commencèrent une compétition, buvant des coupes de bronze de l’ Uraš. »v

Le but réel d’Inanna était de gagner cette compétition, de rendre Enki ivre et de le voir s’effondrer dans le sommeil éthylique, pour qu’elle puisse tout à loisir lui dérober les biens les plus précieux de la civilisation, les ‘me’. Les ‘me’, dont le signe cunéiforme 𒈨 allie la verticalité du don divin et l’horizontalité de son partage parmi les hommes, ces me sont fort nombreux. Le texte en donne un échantillon détaillé :

« La sainte Inanna reçut en partage l’héroïsme, la puissance, la méchanceté, le pillage des cités, l’expression des lamentations et des réjouissances, l’art du charpentier, celui du ferronnier, du scribe, du forgeron, du tanneur, du tisserand (…) et l a sainte Inanna reçut la sagesse, l’attention, les saints rites de purification, la maison du berger, les charbons ardents, les respect, l’admiration, le silence plein de vénération (…) l’allumage du feu et son extinction, le dur travail, l’assemblée familiale, les descendants (…) le conflit, le triomphe, le conseil, le réconfort, le jugement, la décision. »vi

Inanna récite à son tour en la récapitulant la liste entière de ces attributs obtenus par la ruse, et elle ajoute, pour faire bonne mesure :

« Il m’a donné la tromperie. Il m’a donné les territoires de la rébellion. Il m’a donné la bonté. Il m’a donné le nomadisme. Il m’a donné la sédentarité. »vii

Riche corbeille, conquise de haute lutte, après force gorgées de bière, pour une déesse ambitieuse, plongée dans les ténèbres de l’abzu

A lire ces textes imprégnés d’une force jubilatoire, auxquels s’ajoute l’étonnante variété des matériaux archéologiques et documentaires concernant Inanna, on ne peut guère s’étonner de la multitude des interprétations que les chercheurs contemporains font à son propos.

Le grand spécialiste de Sumer, Samuel Noah Kramer, décrit Inanna, assez sobrement, comme « la Divinité de l’amour, – ambitieuse, agressive et exigeante »viii.

Thorkild Jacobsen, spécialiste des religions de la Mésopotamie, écrit  : « On la trouve représentée dans tous les rôles qu’une femme peut remplir, excepté ceux qui nécessitent de la maturité et un sens des responsabilités : jamais elle n’est décrite comme une épouse et une aide, encore moins comme une mère »ix.

Sylvia Brinton-Perera précise : « Bien qu’elle ait deux fils et que les rois et le peuple de Sumer soient appelés sa progéniture, ce n’est pas une figure maternelle au sens où nous l’entendons. Comme la déesse Artémis, elle appartient à cette « région intermédiaire, à mi-chemin entre l’état de mère et celui de vierge, région pleine de joie de vivre et d’appétit pour le meurtre, la fécondité et l’animalité ». Elle représente la quintessence de la jeune fille dans ce qu’elle a de positif, vierge-putain sensuelle, féroce, dynamique, éternellement jeune (…). Elle n’est jamais ni une paisible femme au foyer ni une mère soumise à la loi du père. Elle garde son indépendance et son magnétisme, qu’elle soit amoureuse, jeune mariée ou veuve »x.

Tikva Frymer-Kensky adopte un point de vue aux perspectives résolument féministes et ‘genrées’, – sans craindre l’anachronisme, à plus de cinq millénaires de distance : « Inanna représente la femme non-domestiquée, elle incarne toute la crainte et la fascination qu’une telle femme suscite (…) Inanna est une femme dans une vie d’homme, ce qui la rend fondamentalement différente des autres femmes, et qui la place à la frontière qui marque les différences entre hommes et femmes. Inanna transcende les polarités de genre, on dit d’elle qu’elle transforme les hommes en femme et réciproquement. Le culte d’Inanna atteste du rôle qui était le sien en tant que celle qui brouille la frontière du genre (et qui, par conséquent, la protège).»xi

Johanna Stuckey. spécialiste des sciences religieuses et des « women’s studies », reprend ce point de vue et utilise comme Tikva Frymer-Kensky le même mot de ‘frontière’ pour décrire son ambivalence : « Inanna se trouve à la frontière de la pleine féminité (…) Inanna était une femme qui se comportait comme un homme et vivait, fondamentalement, la même existence que les jeunes hommes, exultant dans le combat et constamment à la recherche de nouvelles expériences sexuellesxii. Par ailleurs, les textes mésopotamiens se rapportent habituellement à elle comme étant ‘la femme’, et même quand elle ‘guerrière’ elle reste toujours ‘la femme’.»xiii

De tout cela se dégage une curieuse image, riche, complexe, transcendant toutes les normes, tous les clichés.

Inanna est unique et incomparable, elle est la « merveille de Sumer », elle est « la » Déesse par excellence, – l’un de ses symboles est la fameuse étoile à huit branchesxiv 𒀭, qui est censée figurer à l’origine l’étoile du matin et celle du soir, Vénus, mais qui finira par représenter dans la langue sumérienne le concept même de ‘divinité’.

Inanna est à la fois la fille du Dieu du Ciel, An, ou, selon d’autres traditions, celle du Dieu Lune, Nanna (ou Sin, en akkadien), la sœur du Dieu Soleil, Utu (ou Shamash en akkadien), et l’épouse fort ambiguë du Dieu ‘Fils de la Vie’ (Dumuzi, en akkadien Tammuz) qu’elle enverra à la mort à sa place, mais elle est surtout totalement libre, amoureuse et volage, agressive et sage, guerrière et bienfaitrice, provocante et cherchant la justice, prenant tous les risques, y compris celui de s’affronter à son père, le Dieu suprême, le Dieu du Ciel, An, pour prendre sa place. Elle est une Divinité féminine et inclassable, allant bien au-delà des schémas des sociétés patriarcales d’alors et d’aujourd’hui.

Elle est à la fois la déesse des prostituées et la déesse de la sexualité maritale, mais elle incarne surtout l’essence (divine) du désir à l’état pur, elle est la déesse de la passion qui entraîne sans frein à l’union sexuelle et à l’extase, détachée de tout lien avec quelque valeur socialement reconnue que ce soit.

Assez tardivement, au 17ème siècle av. J.-C., le roi babylonien Ammi-ditana composa un hymne célébrant Inanna/Ishtar, qui est l’un des plus beaux de toute la littérature de l’ancienne Mésopotamie :

« Célébrez la Déesse, la plus auguste des Déesses !
Honorée soit la Dame des peuples, la plus grande des dieux !
Célébrez Ishtar, la plus auguste des déesses,
Honorée soit la Souveraine des femmes, la plus grande des dieux !
– Elle est joyeuse et revêtue d’amour.
Pleine de séduction, de vénusté, de volupté !
Ishtar-joyeuse revêtue d’amour,
Pleine de séduction, de vénusté, de volupté !
– Ses lèvres sont tout miel ! Sa bouche est vivante !
À Son aspect, la joie éclate !
Elle est majestueuse, tête couverte de joyaux :
Splendides sont Ses formes ; Ses yeux, perçants et vigilants !
– C’est la déesse à qui l’on peut demander conseil
Le sort de toutes choses, Elle le tient en mains !
De Sa contemplation naît l’allégresse,
La joie de vivre, la gloire, la chance, le succès !
– Elle aime la bonne entente, l’amour mutuel, le bonheur,
Elle détient la bienveillance !
La jeune fille qu’Elle appelle a trouvé en Elle une mère :
Elle la désigne dans la foule, Elle articule son nom !
– Qui ? Qui donc peut égaler Sa grandeur ?xv

Le mythe le plus fameux qui a assis la réputation d’Inanna, jadis et aujourd’hui encore, est sans doute l’histoire de sa descente à Kur xvi, le domaine souterrain et ténébreux, le monde d’En-bas, pour tenter de prendre possession de ce royaume d’outre-tombe aux dépens de sa sœur aînée Ereshkigal. Nous en possédons deux versions, l’une sumérienne, l’autre akkadienne.

Voici le début de la version sumérienne :

« Un jour, du haut du ciel, elle voulut partir pour l’Enfer,

Du haut du ciel, la déesse voulut [partir] pour l’Enfer,

Du haut du ciel, Inanna voulut [partir pour l’Enfer].

Ma Dame quitta ciel et terre pour descendre au monde d’En-bas,

Inanna quitta ciel et terre pour descendre au monde d’En-bas.

Elle abandonna ses avantages pour descendre au monde d’En-bas !

Pour descendre au monde d’En-bas, elle quitta l’E-Anna d’Uruk (…)

Elle s’équipa des Sept Pouvoirs,

Après les avoir rassemblés et tenus en main

Et les avoir tous pris, au complet, pour partir !

Elle coiffa donc le Turban, Couronne-de-la-steppe ;

Se fixa au front les Accroche-cœur ;

Empoigna le Module de lazulite ;

S’ajusta au cou le Collier de lazulite ;

Disposa élégamment sur sa gorge les Perles-couplées ;

Se passa aux mains les Bracelets d’or ;

Tendit sur sa poitrine le Cache-seins [appelé] ‘Homme ! viens ! viens !’ ;

S’enveloppa le corps du pala, le Manteau royal,

Et maquilla ses yeux du Fard [appelé] ‘Qu’il vienne ! Qu’il vienne’. » xvii

La version akkadienne est beaucoup plus sombre, et Ishtar, bien moins coquette qu’Inanna…

« Au Pays-sans-retour, le domaine d’Ereshkigal,

Ishtar, la fille de Sin, décida de se rendre !

Elle décida de se rendre, la fille de Sin,

En la Demeure obscure, la résidence d’Irkalla,

En la Demeure d’où ne ressortent jamais ceux qui y sont entrés,

Par le chemin à l’aller sans retour,

En la Demeure où les arrivants sont privés de lumière,

Ne subsistant plus que d’humus, alimentés de terre,

Affalés dans les ténèbres, sans jamais voir le jour,

Revêtus, comme des oiseaux, d’un accoutrement de plumage,

Tandis que la poussière s’entasse sur verrous et vantaux.

Chez la divinité souveraine de l’Immense Terre, la déesse qui siège en l’Irkalla,

Chez Ereshkigal, souveraine de l’Immense Terre,

La déesse qui réside en l’Irkalla, en cette propre demeure d’Irkalla

D’où ne reviennent plus ceux qui s’y rendent,

Ce lieu où il n’y a de lumière pour personne,

Cet endroit où les morts sont couverts de poussière,

Cette demeure ténébreuse où les astres ne se lèvent jamais. »xviii

L’affaire tourna au désastre pour Inanna/Ishtar (au sens propre du mot désastre, la ‘chute de l’étoile’…). Ereshkigal prit fort mal l’initiative de sa sœur venue usurper son royaume.

« Lorsque Ereshkigal eut ouï cette adresse,

Son visage blêmit comme un rameau coupé de tamaris,

Et, tel un éclat de roseau, ses lèvres s’assombrirent !

Que me veut-elle ? Qu’a-t-elle encore imaginé ?

‘Je veux banqueter en personne en compagnie des Annunaki (Doit-elle se dire) ;

M’alimenter comme eux d’eau trouble’. »xix

Suivant les injonctions d’Ereshkigal, Inanna/Ishatar est condamnée à mort par les sept dieux chthoniens, les Anunnaki. Elle est exécutée, et Ereshkigal fit pendre son cadavre à un clou.

Mais le Dieu Enki, Dieu de l’Eau, (en akkadien, Ea), se mobilise, et envoie à sa rescousse deux créatures présentées explicitement comme ‘inverties’, qui iront la chercher et la ressusciteront avec l’eau de la vie.

D’aucuns y ont vu l’occasion de faire une interprétation christique.

« L’âme, représentée par Inanna, paya son arrogance à prétendre conquérir le Monde-d’en-bas. Elle ‘mourut’ dans le monde matériel, représenté par le Monde d’En-Bas, mais fut purifiée et naquit à nouveau. Le kurgarra et le galaturra (…) correspondent à l’‛adjuvant’ (helper) gnostique, ou à l’‛appel’ envoyé par le Père (…) pour réveiller l’âme ‘endormie’. Ces adjuvants consolent Ereshkigal en pleine souffrance, laquelle, en réalité, est la face coupable d’Ishtar (= l’âme déchue) qui, à ce moment, gémit ‘comme une femme sur le point d’accoucher’. Un des adjuvants répand sur le corps « la plante qui donne la vie », et l’autre fait de même avec « l’eau qui donne la vie ». Le fait de répandre sur le corps d’Inanna l’eau de vie correspond au baptême qui, dans l’Exégèse de l’Âme, qui traite de l’Âme, est indispensable pour la renaissance et la purification de l’âme. (…) Inanna, l’âme impure, fut sauvée, et put retrouver son état originel, montrant ainsi aux autres la voie vers le salut. En d’autres mots, après avoir été « éveillée » par les « sauveteurs » (helpers), elle put commencer sa remontée graduelle de la mort vers la vie, de l’impureté à la pureté. Et cependant, son sauvetage et sa résurrection n’auraient pu avoir lieu sans un sauveur, quelqu’un qui puisse prendre sa place. C’est le devoir du bon berger/roi Dumuzi, le mari d’Inanna, de jouer le rôle de ce sauveur. D’après Parpola, le sacrifice de Dumuzi explique pourquoi le roi, le fils d’un dieu et donc dieu lui-même, devait mourir. Il fut envoyé sur terre pour être l’homme parfait, le berger, pour donner l’exemple à son peuple et le guider sur le droit chemin. Le roi, comme Dumuzi, mourut pour la rédemption des âmes innocentes, représentées par Inanna. Mais comme Inanna/Ishtar elle-même fut ressuscitée de la mort, son sauveur lui aussi, Dumuzi le roi et l’homme parfait, fut promis à la résurrection. »xx

Dans un prochain article, je me propose d’étudier plus à loisir la relation d’Inanna et de Dumuzi en développant cette allégorie, – élaborée à Sumer il y a plus de six mille ans, cette allégorie de l’âme déchue, voulant sortir de la mort et aspirant à la résurrection, en suppliant le Dieu sauveur, Dumuzi, 𒌉𒍣, le Dieu « fils de la Vie » (𒌉 du ou dumu, ‘fils’ et 𒍣 zi, ‘vie’ ou ‘esprit’) de se sacrifier pour elle…

ihttp://etcsl.orinst.ox.ac.uk/#

iiInanna and Enki. Segment A 1-10, http://etcsl.orinst.ox.ac.uk/cgi-bin/etcsl.cgi?text=t.1.3.1#

iii « Inana praises … her genitals in song: « These genitals, …, like a horn, … a great waggon, this moored Boat of Heaven … of mine, clothed in beauty like the new crescent moon, this waste land abandoned in the desert …, this field of ducks where my ducks sit, this high well-watered field of mine: my own genitals, the maiden’s, a well-watered opened-up mound — who will be their ploughman? My genitals, the lady’s, the moist and well-watered ground — who will put an ox there? » « Lady, the king shall plough them for you; Dumuzid the king shall plough them for you. » « Plough in my genitals, man of my heart! »…bathed her holy hips, …holy …, the holy basin ».

A balbale to Inanna. http://etcsl.orinst.ox.ac.uk/cgi-bin/etcsl.cgi?text=t.4.08.16#

iv«  I, Inana, personally intend to go to the abzu, I shall utter a plea to Lord Enki. Like the sweet oil of the cedar, who will … for my holy … perfume? It shall never escape me that I have been neglected by him who has had sex. » Inanna and Enki. Segment B 1-5, http://etcsl.orinst.ox.ac.uk/cgi-bin/etcsl.cgi?text=t.1.3.1#

v« So it came about that Enki and Inana were drinking beer together in the abzu, and enjoying the taste of sweet wine. The bronze aga vessels were filled to the brim, and the two of them started a competition, drinking from the bronze vessels of Uraš. » Inanna and Enki. Segment C 27-30, http://etcsl.orinst.ox.ac.uk/cgi-bin/etcsl.cgi?text=t.1.3.1#

viInanna and Enki. Segment D 1-27, http://etcsl.orinst.ox.ac.uk/cgi-bin/etcsl.cgi?text=t.1.3.1#

 « I will give them to holy Inana, my daughter; may …not … » Holy Inana received heroism, power, wickedness, righteousness, the plundering of cities, making lamentations, rejoicing. « In the name of my power, in the name of my abzu, I will give them to holy Inana, my daughter; may …not … »

Holy Inana received deceit, the rebel lands, kindness, being on the move, being sedentary. « In the name of my power, in the name of my abzu, I will give them to holy Inana, my daughter; may …not … »

Holy Inana received the craft of the carpenter, the craft of the coppersmith, the craft of the scribe, the craft of the smith, the craft of the leather-worker, the craft of the fuller, the craft of the builder, the craft of the reed-worker. « In the name of my power, in the name of my abzu, I will give them to holy Inana, my daughter; may …… not ……. »

Holy Inana received wisdom, attentiveness, holy purification rites, the shepherd’s hut, piling up glowing charcoals, the sheepfold, respect, awe, reverent silence. « In the name of my power, in the name of my abzu, I will give them to holy Inana, my daughter; may …… not ……. »

Holy Inana received the bitter-toothed (?) ……, the kindling of fire, the extinguishing of fire, hard work, ……, the assembled family, descendants. « In the name of my power, in the name of my abzu, I will give them to holy Inana, my daughter; may …… not ……. »

Holy Inana received strife, triumph, counselling, comforting, judging, decision-making. « In the name of my power, in the name of my abzu, I will give them to holy Inana, my daughter; may …… not ……. » Holy Inana received ……, »

vii Inanna and Enki. Segment E 5-9, http://etcsl.orinst.ox.ac.uk/cgi-bin/etcsl.cgi?text=t.1.3.1# « He has given me deceit. He has given me the rebel lands. He has given me kindness. He has given me being on the move. He has given me being sedentary. »

viii Kramer, Samuel N. The Sumerians: Their History, Culture, and Character. University of Chicago, 1963, p.153

ixThorkild Jacobsen.The Treasures of Darkness: A History of Mesopotamian Religion, 1976, p.141 , cité par F. Vandendorpe, Inanna : analyse de l’efficacité symbolique du mythe, Univ. de Louvain 2010

xSylvia Brinton Perera,Retour vers la déesse, Ed.Séveyrat, 1990, p. 30, cité par F. Vandendorpe, Inanna : analyse de l’efficacité symbolique du mythe. Univ. de Louvain 2010

xiFrymer-Kensky,Tikva. In the Wake of the Goddesses: Women, Culture and the Biblical Transformation of Pagan Myth. NY, Free Press, 1992, p.25

xiiFrymer-Kensky,Tikva. In the Wake of the Goddesses: Women, Culture and the Biblical Transformation of Pagan Myth. NY, Free Press, 1992, p.29

xiii Johanna Stuckey, Inanna, Goddess of Infinite Variety, Samhain, 2004, Vol 4-1

xivNotons que cette étoile d’Inanna est parfois représentée avec seulement six branches, préfigurant ainsi, de plus deux millénaires, le symbole juif, le ‘Magen David’ ou ‘étoile de David’ qui s’est imposé tardivement comme symbole du mouvement sioniste à la fin du 19ème siècle de notre ère.

xvHymne d’Ammi-ditana de Babylone à Ishtar, traduction de J. Bottéro, La plus vieille religion du monde , en Mésopotamie, Paris, 1998, p.282-285

xviLe monde d’En-bas mésopotamien avait plusieurs noms sumériens : Kur, Irkalla, Kukku, Arali, Kigal et en akkadien, Erṣetu.

xvii Jean Bottéro et Samuel Noah Kramer. Lorsque les dieux faisaient l’homme: mythologie mésopotamienne. Gallimard, 1989, p.276-277

xviii Jean Bottéro et Samuel Noah Kramer. Lorsque les dieux faisaient l’homme: mythologie mésopotamienne. Gallimard, 1989, p.319-325

xix Jean Bottéro et Samuel Noah Kramer. Lorsque les dieux faisaient l’homme: mythologie mésopotamienne. Gallimard, 1989, p.320

xx Pirjo Lapinkivi, The Sumerian Sacred Marriage in the Light of Comparative Evidence, State Archives of Assyria Studies XV, Helsinki, University Press, 2004, p.192. Texte cité par F. Vandendorpe, Inanna : analyse de l’efficacité symbolique du mythe. Univ. de Louvain 2010

La brûlure de l’exil et la fleur de l’étincelle


Le mot hébreu נִיצוֹץ, nitsots, « étincelle », n’est employé qu’une seule fois dans la Bible hébraïque, par le prophète Isaïe, – avec un sens figuré d’évanescence, de fugacité.

« L’homme puissant deviendra de l’étoupe, son œuvre une étincelle, et tous deux brûleront ensemble, sans que personne vienne éteindre. »i

Sous une autre forme, verbale, (נֹצְצִם, notstsim, « ils étincelaient »), le verbe-racine natsats est aussi employé une seule fois par le prophète Ézéchiel ii

Deux hapax, l’un pour le nom « étincelle » et l’autre pour le verbe « étinceler ».

Mots rares, donc.

Cependant, dans la version grecque de la Bible hébraïque, appelée la ‘Septante’, parce qu’elle fut traduite par soixante dix rabbins à Alexandrie au 3ème siècle av. J.-C., le mot σπινθὴρ, spinther, « étincelle » en grec, est employé trois fois dans le Livre de la Sagesse (dite « de Salomon »), et trois fois dans l’Ecclésiastique (attribué au ‘Siracide’).

Mais ces deux Livres sont considérés aujourd’hui comme apocryphes par les Juifs, et donc non canoniques. En revanche ils sont conservés canoniquement par les Catholiques et les Orthodoxes.

Cela n’enlève rien à leur valeur intrinsèque, à leur souffle poétique, non dénué de pessimisme.

« Nous sommes nés du hasard, après quoi nous serons comme si nous n’avions pas existé. C’est une fumée que le souffle de nos narines, et la pensée, une étincelle qui jaillit au battement de notre cœuriii; qu’elle s’éteigne, le corps s’en ira en cendre et l’esprit se dispersera comme l’air inconsistant. »iv

Le logos n’est ici qu’une « étincelle ». Là encore apparaît l’idée de fugacité, de brièveté impalpable.

Les autres emplois du mot étincelle dans la Sagesse et dans l’Ecclésiastique se partagent entre acceptions au sens propre et au sens figuré v.

Significativement, un verset de l’Ecclésiastique semble inviter, précisément, à la contemplation de la fugacité étincelante, vite noyée dans le néant : « Comme une étincelle qu’on pourrait contempler »vi.

Le mot grec spinther, « étincelle », est utilisé par Homère dans une acception proche de celle employée par Ézéchiel, puisque elle est associée à la représentation de la Divinité :  « La déesse est semblable à un astre brillant qui (…) fait jaillir autour de lui mille étincelles (πολλοὶ σπινθῆρες) »vii.

Du mot spinther dérive le mot spintharis, qui est un nom d’oiseau (similaire au mot latin spinturnix). Pierre Chantraine suggère que c’est « peut-être à cause de ses yeux »viii.

Les yeux de certains oiseaux (de proie) ne font-ils pas des étincelles dans la nuit ?

De façon analogue, le mot hébreu nitsots, « étincelle », est aussi un nom d’oiseau désignant un rapace, le faucon ou l’aigle.

L’analogie se justifie peut-être à cause du scintillement des yeux dans la nuit, mais on peut opter aussi pour l’analogie de l’envol des étincelles et des oiseaux…

La racine verbale de nitsots est נָצַץ, natsats, « briller, étinceler ». Natsats est employé par Ezéchiel pour décrire l’aspect de quatre « apparitions divines » (מַרְאוֹת אֱלֹהִים , mar’ot Elohim) qu’Ezéchiel appelle les quatre « Vivants » ( חַיּוֹת , aïot). Les quatre Vivants avaient chacun quatre visages (panim), «et ils étincelaient (notstsim) comme l’apparence de l’étain poli ».ix

La racine verbale נָצַץ natsats est fort proche étymologiquement d’une autre racine verbale, נוּץ, nouts, « fleurir, pousser », et de נָצָה, natsah, « s’envoler , s’enfuir». D’ailleurs un même substantif, נֵץ, nets, signifie à la fois « fleur » et « épervier », comme si ce groupe sémantique rapprochait les notions d’étincelle, de floraison, de pousse, d’envol. S’y ajoutent les notions de dispersion, de dévastation, et métaphoriquement, de fuite et d’exil, portées par le champ lexical du verbe natsah, par exemple dans les versets « tes villes seront dévastées » (Jr 4,7) et « ils se sont enfuis, ils se sont dispersés en exil » (Lam 4,15)  .

L’étincelle est donc associée à des idées de brillance, de floraison, mais aussi de jaillissement, d’envol, de fuite, de dispersion, de dévastation et même d’exil.

Métaphoriquement, les valeurs associées vont du négatif (fugacité, inanité de l’étincelle) au très positif (les apparitions divines « étincelantes »).

C’est peut-être cette richesse et cette ambivalence des mots nitsots, natsats et natsah qui a incité Isaac Louria à choisir l’étincelle comme métaphore de l’âme humaine.

Ainsi que l’explique Marc-Alain Ouaknin, « Rabbi Isaac Louria enseigne que l’âme [d’Adam] est composée de 613 parties : chacune de ces parties est composée à son tour de 613 parties ou ‘racines’ (chorech) ; chacune de ces ‘racines’ dites majeures se subdivise en un certain nombre de ‘racines’ mineures ou ‘étincelles’ (nitsotsot). Chacune de ces ‘étincelles’ est une âme individuelle sainte. »x

Mais le processus de subdivision et d’individuation dont on vient d’énoncer trois étapes ne s’arrête pas là.

« Chaque ‘étincelle individuelle’ est divisée en trois niveaux : nefech, rouah, nechama, et chaque niveau comprend 613 parties. (…) La tâche de l’homme est d’atteindre la perfection de son ‘étincelle individuelle’ à tous les niveaux. »xi

De plus, Isaac Louria met en scène une vaste perspective eschatologique, où le lien entre l’étincelle et l’exil, dont on a déjà souligné la parenté étymologique, est particulièrement mis en avant, du point de vue de la cabale lourianique.

« Louria propose en effet un système explicatif – une thèse philosophico-mystique du processus historique (…) L’homme responsable de l’Histoire est encore à entendre dans son son sens collectif. Le peuple d’Israël tout entier est revêtu d’une fonction propre. Il doit préparer le monde du Tiqoun, ramener chaque chose à sa place ; il a le devoir de rassembler, de recueillir les étincelles dispersées aux quatre coins du monde. 

Par conséquent, il doit lui-même, le peuple, être en exil aux quatre extrémités de la terre. L’Exil n’est pas seulement un hasard, mais une mission qui a pour but la réparation et le ‘tri’ (…) Les enfants d’Israël sont complètement engagés dans le processus de l’ ‘élévation des étincelles’. »xii

On aimerait imaginer que non seulement Israël, mais aussi tous les autres « vivants », tous ceux qui possèdent une ‘âme’, une ‘étincelle’ divine, ont vocation à s’élever, à s’envoler, et à se rassembler au sein de l’immense soleil divin, qui en représente l’origine et la fin, et surtout aussi la brûlure lumineuse, – la fleur éternelle et fugace.

iIs 1,31

iiEz 1,7

iiiὁ λόγος σπινθὴρ ἐν κινήσει καρδίας ἡμῶν.

ivSg 2,2-3

v « Ils brilleront comme des étincelles qui courent à travers les roseaux. » (Sag 3,7). « Lançant de leurs yeux de terribles étincelles » (Sag 11,18). « Une étincelle allume un grand brasier » (Sir 11,32). « Souffle sur une braise, elle s’enflamme, crache dessus, elle s’éteint ; l’un comme l’autre vient de ta bouche ». (Sir 28,12) « Comme une étincelle qu’on pourrait contempler » (Sir 42,22)

viSir 42,22

viiIliade 4, 73-77

viiiPierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Ed Klincksieck, Paris, 1977.

ixEz 1,7

xMarc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum. Introduction à la méditation hébraïque. Albin Michel. Paris, 1992, p.37

xiIbid. p. 39. Il est à noter que la récurrence du nombre 613 dans ces processus de division n’est sans doute pas sans rapport avec les 613 commandements (négatifs et positifs) contenus dans la Torah.

xiiIbid. p. 40-41

Ammon au Caucase


Il fut un temps où l’idée d’un Dieu suprême finit par impliquer logiquement son unicité, parmi les nations diverses. C’est ainsi que le Dieu suprême de l’Égypte, Amon, fusionna dans la conscience des peuples d’Europe et d’Asie mineure avec le Dieu grec Zeus. Les Grecs lui donnèrent le nom syncrétiste de Zeus-Ammon (Άμμωνα Δία / Ámmôna Día).

Des écrits anciens rapportent qu’un petit peuple de prêtres (de cet Ammon) s’établit, bien avant les temps historiques, sur les rives du Pont-Euxin (Mer Noire), et y fonda une colonie portant fièrement le nom de « Nome d’Ammon ». Hérodote et Pline les localisent assez précisément dans le Palus Méotide, dans les zones marécageuses à proximité de la Mer d’Azov, et sur les bords du fleuve Kouban, lequel prend sa source dans le Caucase, au pied du mont Elbrouz, le plus haut sommet d’Europe.

Hellanicus dit aussi qu’ils habitaient au-delà des monts Riphées, c’est-à-dire dans le Caucase, et qu’ils étaient une nation pieuse.

A.C. Moreau de Jonnèsi rapporte que Pline y a fait allusion en en parlant comme d’un peuple ‘céleste’, Ætheria gens, appelé aussi Atlantes. Orphée les a évoqués quand il cite la sagesse des Macrobes, qui habitent près des Cimmériens. Selon Onomacrite, ils étaient vertueux, se nourrissaient de plantes, et vivaient d’une fort longue vie, pouvant atteindre mille ans. Leur mort subvenait dans un sommeil tranquille.

Les peuples vivant aux alentours, et jusqu’en Grèce, les appelèrent les Hyperboréens, nom qui devait connaître une grande fortune. Hérodote, qui emploie ce nom, souligne que les Hyperboréens sont pacifiques, isolés au milieu d’une multitude de nations belliqueusesii.

De la Grèce jusqu’au Pont-Euxin, de nombreux peuples entretenaient des rapports religieux (et philosophiques) avec les Hyperboréens. Ils leur devaient le nom de leurs divinités, la science des oracles et des mystères. « Tout ce qu’il y eut de sacré en Grèce venait de ce peuple qui se disait issu de la race des vieux Titansiii, et qui existait encore du temps d’Hécatée. »iv

Moreau de Jonnès déduit de ces indices que « ce n’est donc point en Égypte que les Grecs avaient appris à connaître les dieux des Égyptiens, et on peut en conclure que ces premiers princes à qui les Athéniens durent leur éducation sociale et religieuse, Cécrops, Erichthon, Erechthée, s’étaient détachés du nome sacré pour venir s’établir sur le littoral sud de la Tauride. »v

La réputation des Hyperboréens était immense dans l’Antiquité, pour leur magistère moral. « Ce peuple est savant, il possède la sagesse et sait prédire l’avenir. L’on reconnaît les principaux caractères du druidisme dans cette science des choses futures, dans le droit d’asile et l’habitation au fond des forêts.»vi

Les Hyperboréens envoyaient des offrandes au Dieu en les faisant passer de peuples en peuples, qui les transmettaient fidèlement jusqu’au temple de Délos …

« Les Déliens racontent que les offrandes des Hyperboréens leur venaient enveloppées dans de la paille de froment. Elles passaient chez les Scythes : transmises ensuite de peuple en peuple, elles étaient portées le plus loin possible vers l’occident, jusqu’à la mer Adriatique. De là, on les envoyait du côté du midi. Les Dodonéens étaient les premiers Grecs qui les recevaient. Elles descendaient de Dodone jusqu’au golfe Maliaque, d’où elles passaient en Eubée, et, de ville en ville, jusqu’à Caryste. De là, sans toucher à Andros, les Carystiens les portaient à Ténos, et les Téniens à Délos. Si l’on en croit les Déliens, ces offrandes parviennent de cette manière dans leur île. »vii

De cette estime, de cette réputation et de cette reconnaissance universelle, Alexandre César Moreau de Jonnès va jusqu’à supputer que « les mythes fondamentaux du druidisme émanèrent jadis des enseignements que les Scythes, pères des Kimris et des Germains, avaient reçu du nome égyptien aux bords de la Mer Noire »viii.

Quelle sacrée effusion du sacré, du Caucase à l’Europe du Nord !

Ce qui est certain c’est que le nom même du « nome » d’Ammon, le nom noum, a bénéficié d’une diffusion quasi-universelle. Noum a signifié la ‘loi’ (divine), et cela sur un territoire immense, allant de l’Europe du Nord à la Sibérie, de la Mongolie à la Perse, de la Chaldée à l’Arabie…

« Dans tout le nord de l’Asie, en Chine et dans la Tartarie, namoun signifie loi. Noum chez les Chaldéens, nomos parmi les Grecs a le même sens ; les Sibériens, dit Klaproth, adorent un dieu Noum. Les Parses, selon l’Avesta, durent leur civilisation à Anhouma. Les Romains personnifient de même la loi dans Numa, le second de leurs rois mythiques, et chez eux, de ce même vocable, se sont formés les termes exprimant les premières notions nécessaires à toute société policée : numen, nomen, numerus. »ix

Si l’on partage la première partie de l’opinion de Moreau de Jonnès à propos de la diffusion du concept de noum, en revanche sur son dernier point (le rapprochement de noum avec numen, nomen, et numerus), il se peut qu’il ait ici commis une catachrèse malencontreuse, bien qu’on partage aussi son enthousiasme pour les allitérations, les polyptotes ou les homéotéleutes…

Certes, l’adage romain ‘nomen est numen’ est dans toutes les têtes.

Mais ce célèbre jeu de mots n’est pas une preuve de parenté étymologique. Il témoigne plutôt du contraire, puisqu’il ne pouvait certes pas passer pour une simple tautologie pour les locuteurs latins, faute de perdre tout son sel…

Quelques recherches étymologiques peuvent éclairer ce point délicat.

Nomen vient d’une très ancienne racine indo-européenne, attestée en sanskrit, नामन् nāman, ‘nom, appellation’.

Numen vient du verbe latin nuo, ‘faire un signe de tête’, lui-même dérivé de la racine sanskrite नम् nam-, ‘pencher, incliner, courber ; saluer, honorer, rendre hommage’. Il existe sans doute un rapport entre ces deux racines sanskrites nam– et nāman, mais rien qui atteste un rapport avec noum

Numerus vient du grec νέμω, nemo, ‘attribuer, répartir, distribuer’ selon le dictionnaire étymologique d’Arnout/Meillet. Des trois mots cités, c’est le seul qui semble avoir un réel rapport avec noum et nomos, ‘loi’.

Le mot nemo est particulièrement riche de résonancesx. Nemo peut décrire l’action de ‘faire paître’ (utiliser la part attribuée à la pâture), mais il peut aussi signifier ‘croire, reconnaître pour vrai’ (c’est-à-dire conforme à la vérité reconnue de tous). Parmi les nombreux mots qui en sont dérivés, on peut citer nomeus ‘pâtre’, nomas (gén. nomados), ‘bergers, nomades’, nomos ‘usage, loi’, nemesis ‘distribution, partage’, nomisma, ‘monnaie, nomizo ‘reconnaître pour vrai, croire’. Comme nom propre il désigne les Numides.

Emile Benveniste note pour sa part que la racine *nem– trouve un correspondant avec le gotique niman, ‘prendre’, au sens de ‘recevoir légalement’xi, et l’allemand nehmen. Il conclut à l’existence d’une racine germanique nem– qui rejoint le groupe abondant des formes indo-européennes de *nem-.

Cependant, fort malheureusement pour la thèse noum/nomen/numen/numerus de Moreau de Jonnès que nous citions plus haut, Chantaine remet en cause le lien étymologique entre numerus et nemo. « On est tenté de faire entrer dans la famille de nemo le latin numerus, ce qui reste douteux. xii»

On conclura ici que ni le ‘nom’ (nomen), ni le ‘numineux’ (numen), ni le ‘nombre’ (numerus), n’ont quelque lien avec noum et le nomos.

Il y a de fortes raisons de supposer, en revanche, que noum se rattache, ainsi que nomos, à un groupe très riche de formes indo-européennes venant de la racine *nem-.

De fait, il est même permis de supposer un usage bien plus universel de ces mots, touchant à des sphères linguistiques plus larges encore, si l’on tient compte des remarques de Jean-Pierre Abel-Rémusat, qui fut le premier titulaire de la chaire de langues et littératures chinoises et tartares-mandchoues du Collège de France:

« Nomoun, mot récemment adopté pour rendre le 經 jīng des Chinois, terme qui signifie ‘doctrine certaine, constante, livre classique’, est dérivé du mot Mongol et Ouïgour noum, qui a le même sens. Le grec νόμος, nomos, d’où s’est formé en chaldéen נמסא, en arabe ناموس (namous) et en syriaque ܢܰܡܳܘܣܰ (namous) paroît être la racine de ces mots Tartares qui ont gardé la signification primitive. Il y a sûrement quelque confusion dans le récit que fait Aboulfaradjexiii d’une controverse ordonnée par Tchinggis-Khan, entre les prêtres idolâtres des Ouïgours nommés Kami, et ceux du Khatai qui, dit-il, avoient apporté avec eux le livre de leur loi qu’ils nommoient Noum. Suivant toute apparence, l’auteur Syrien attribue aux Khitayens ou Chinois ce qui appartenoit aux Ouïgours. De tels mots sont de ceux qu’il est naturel qu’une nation emprunte de celle dont elle reçoit son écriture et ses livres.»xiv

Revenons aux Hyperboréens, inventeurs du noum, et sans doute, par là même, les penseurs et les philosophes de la religion les plus anciens dont on ait aujourd’hui la trace en Europe et en Asie mineure…

Leur réputation morale et philosophique fut telle que leur nom d’hyperboréen fut emprunté et revendiqué, beaucoup plus tard, par un groupe de penseurs, de mages et de chamans eux-mêmes bien antérieurs à Socrate et même au premier des présocratiques (Thalès) : Aristée de Proconnèse (vers 600 av. J.-C.), Épiménide de Crète (vers 595 av. J.-C.), Phérécyde de Syros (vers 550 av. J.-C.), Abaris le Scythe (vers 540 av. J.-C.), Hermotime de Clazomènes (vers 500 av. J.-C.). Ils formaient une école « hyperboréenne » ou « apollinienne », qui anticipait le pythagorisme.

Selon Wikipedia, Apollonios Dyscole (vers 130) a écrit « À Épiménide, Aristée, Hermotime, Abaris et Phérécyde a succédé Pythagore (…) qui ne voulut jamais renoncer à l’art de faiseur de miracles. »xv 

Nicomaque de Gérase (vers 180) déclare : « Marchant sur les traces de Pythagore, Empédocle d’Agrigente, Épiménide le Crétois et Abaris l’Hyperboréen accomplirent souvent des miracles semblables. » 

Clément d’Alexandrie regroupe ensemble Pythagore, Abaris, Aristée, Épiménide, Zoroastre, Empédoclexvi, et Pline rapproche Hermotime, Aristée, Épiménide, Empédoclexvii.

Walter Burkert énumère comme « faiseurs de miracles » : Aristée, Abaris, Épiménide, Hermotime, Phormio, Léonymos, Stésichore, Empédocle, Zalmoxis.xviii

Ces nouveaux ‘hyperboréens’ étaient à la fois des chamans, des penseurs et des philosophes.

Selon Giorgio Colli, cité par Wikipédia, Abaris et Aristée, c’est « le délire d’Apollon à l’ouvrage. L’extase apollinienne est un sortir hors de soi : l’âme abandonne le corps et, libérée, elle se transporte au dehors. Cela est attesté par Aristée, et on dit de son âme qu’elle ‘volait’xix . À Abaris, en revanche, on attribue la flèche, symbole transparent d’Apollon, et Platon fait allusion à ses sortilèges. Il est permis de conjecturer qu’ils ont réellement vécu. (…) Ce que relate Hérodote à propos de la transformation d’Aristée en corbeau est aussi digne d’intérêt : le vol est un symbole apollinien. (…) D’autres renseignements sur Épiménide en donnent une représentation chamanique qui est à mettre en relation avec Apollon Hyperborée. Dans ce cadre prennent place sa vie ascétique, sa diète végétarienne, voire son fabuleux détachement vis-à-vis de la nécessité de se nourrir. (…) C’est chez Épiménide que l’on peut saisir pour la première fois les deux aspects de la sagesse individuelle archaïque de source apollinienne : l’extase divinatoire et l’interprétation directe de la parole oraculaire du dieuxx. Le premier aspect est déjà repérable chez Abaris et Aristée. (…) Phérécyde de Syros se présente à première vue comme un personnage apollinien. En effet, de Phérécyde est attestée l’excellence dans la divination, et Aristote lui-mêmexxi  lui attribue une pratique miraculeuse de la magie, qualité récurrente dans le chamanisme hyperboréen. »xxii 

Aristote classe Phérécyde de Syros comme proches des Magesxxiii.

Selon Élien, vers 530 av. J.-C., « les habitants de Crotone ont appelé Pythagore Apollon Hyperboréenxxiv. » 

Enfin, beaucoup plus proche de nous, et combien inactuelle, l’idée hyperboréenne revient dans la modernité avec Nietzsche :

« Regardons-nous en face. Nous sommes des hyperboréens, — nous savons assez combien nous vivons à l’écart. ‘Ni par terre, ni par mer, tu ne trouveras le chemin qui mène chez les Hyperboréens’ : Pindare l’a déjà dit de nous. Par delà le Nord, les glaces et la mort — notre vie, notre bonheur… Nous avons découvert le bonheur, nous en savons le chemin, nous avons trouvé l’issue à travers des milliers d’années de labyrinthe. Qui donc d’autre l’aurait trouvé ? — L’homme moderne peut-être ? — ‘Je ne sais ni entrer ni sortir ; je suis tout ce qui ne sait ni entrer ni sortir’ — soupire l’homme moderne… Nous sommes malades de cette modernité  malades de cette paix malsaine, de cette lâche compromission, de toute cette vertueuse malpropreté du moderne oui et non. Cette tolérance et cette largeur du cœur, (…) est pour nous quelque chose comme un sirocco. Plutôt vivre parmi les glaces.»xxv

Vivre parmi les glaces, dans la chaleur des Hyperboréens…

iAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.134

iiHérodote note la nature pacifique des Hyperboréens : « Aristée de Proconnèse, fils de Caystrobius, écrit dans son poème épique qu’inspiré par Phébus, il alla jusque chez les Issédons ; qu’au-dessus de ces peuples on trouve les Arimaspes, qui n’ont qu’un œil ; qu’au delà sont les Gryplions, qui gardent l’or ; que plus loin encore demeurent les Hyperboréens, qui s’étendent vers la mer; que toutes ces nations, excepté les Hyperboréens, font continuellement la guerre à leurs voisins, à commencer par les Arimaspes ; que les Issédons ont été chassés de leur pays par les Arimaspes, les Scythes par les Issédons; et les Cimmériens, qui habitaient les côtes de la mer au midi, l’ont été par les Scythes. Ainsi Aristée ne s’accorde pas même avec les Scythes sur cette contrée. » Hérodote, Histoire, Trad. du grec par Larcher avec des notes de Bochard, Wesseling, Scaliger.. [et al.]   Paris. Charpentier, 1850. Livre IV, XIII

iiiPindare, Olymp., schol. III, 28 cité par Alexandre César Moreau de Jonnès, in op. cit.

ivAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.135

vIbid.p.135

viIbid.p.135

viiHérodote, Histoire, Trad. du grec par Larcher avec des notes de Bochard, Wesseling, Scaliger.. [et al.]   Paris. Charpentier, 1850. Livre IV, XXXIII

viiiIbid. p.136

ixAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.136

xUn livre entier a été consacré à cette famille de mots : Ε. LarocheHistoire de la racine NEM- en grec ancien. Paris, Klincksieck, 1949.

xiCf. E. Benveniste, Le vocabulaire des Institutions indo-européennes I, Paris Éditions de Minuit, 1969, p. 85

xiiPierre Chantraine. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Paris, Klincksieck, 1977, p.744

xiiiAlboufaradj (897-967), Chron. Bar. Hebr. text Syr. p. 441, vers. Lat. p. 451 et 452

xivAbel Rémusat, Recherches sur les langues tartares, Paris, 1820, T. 1, p.137

xvApollonios Dyscole, Histoires merveilleuses, 6.

xviClément d’AlexandrieStromates, I, 133.

xviiPline l’AncienHistoire naturelle, VII, 174

xviiiWalter Burkert, Lore and Science in Ancient Pythagoreanism, Harvard University Press, 1972, p. 147-158.

xix SoudaMaxime de Tyr, X, 2 e ; 38, 3 d.

xxPlaton, Les Lois, 642 d-643 a ; 677 d-e.

xxiAristote, Sur les Pythagoriciens, fragment 1, trad. an. : The Complete Works of Aristotle, J. Barnes édi., Princeton University Press, 1984, p. 2441-2446.

xxiiGiorgio Colli, La sagesse grecque (1977-1978), trad., Éditions de l’Éclat, t. I : Dionysos. Apollon. Éleusis. Musée. Hyperboréens. Énigme, 1990, p. 46, 427 ; t. II : Épiménide. Phérécyde. Thalès. Anaximandre. Anaximène. Onomacrite, 1991, p. 15, 264, 19.

xxiiiAristote, Métaphysique, 1091 b 10.

xxivÉlienHistoires variées, II, 26.

xxvNietzsche. L’Antéchrist. Essai d’une critique du christianisme. §1

La Hache et l’Ange. Ou : De la circulation des métaphores du Divin en Asie mineure, en Crète, et en Égypte


En bordure du Fayoum, la pyramide de Hawara passe pour le chef d’œuvre architectural du Moyen Empire. Bâtie de briques recouvertes d’un parement de calcaire, elle forme aujourd’hui encore un monceau massif, célant en son sein un imposant caveau funéraire composé d’énormes blocs de quartzite blanc. Elle était côtoyée jadis par un immense temple funéraire, plus vaste que la pyramide elle-même, mais aujourd’hui presque entièrement disparu. Célèbre dans l’antiquité, décrit avec admiration par Hérodote et Strabon, ce complexe unique en son genre comprenait douze cours entourées de nombreuses salles, servies par des galeries et des déambulatoires. Bien avant l’époque d’Hérodote (5ème siècle av. J.-C.), ce lieu était déjà réputé être « le Labyrinthe » de l’Égypte. Les visiteurs grecs voyaient en effet dans sa complexité architecturale une ressemblance supposée avec un autre « Labyrinthe » célèbre, celui de Knossos en Crète, qui possédait indubitablement la précellence temporelle sur celui de Hawarai.

Compte tenu des nombreux échanges avérés entre l’Égypte et la Crète, depuis une haute époque, il est possible d’avancer que l’idée d’un complexe architectural ‘labyrinthique’ ayant une fonction religieuse ou cultuelle a pu être importée en l’occurrence de Crète en Égypte, pour faire un magnifique pendant au non moins magnifique tombeau pyramidal de Hawara.

Quoi qu’il en soit, ce qui est sûr, c’est que l’idée ‘labyrinthique’ a été mise en scène avec grandeur, à la fois à Knossos et à Hawara, dans un contexte fortement marqué par la pratique respective des religions minoenne-mycénienne d’une part et égyptienne d’autre part.

Il est également sûr, mais aussi particulièrement excitant par les perspectives ainsi ouvertes, que le mot ‘labyrinthe’, λαϐύρινθος, n’est certes pas un mot égyptien, mais n’est absolument pas non plus un mot grec. Le mot ‘labyrinthe’ a en réalité une origine pré-hellénique, puisqu’il est avéré que ce mot signifie en carien, langue indo-européenne d’Asie mineure, ‘le lieu de la double hache’.

Puisque c’est le nom de la ‘double hache’ qui désigne nommément le ‘labyrinthe’, il est permis de se demander ce que représente réellement cette ‘double hache’, laquelle a donné son nom (carien) à deux des plus prestigieuses constructions architecturales des brillantes civilisations minoennes et égyptiennes.

La double hache était en fait un symbole du divin, répandu dans toute l’Asie mineure, depuis une époque reculée. Plutarque nous apprend que le Dieu suprême, Zeus, était représenté emblématiquement, en Anatolie, sous la forme de la ‘double hache’, et qu’il y était appelé Zeus Labradeus (Ζεύς λαϐραδευς), nom formé à partir du mot carien λάϐρυς, ‘hache’.

Cette opinion a depuis été confirmée par la science moderne :

« Presque tous les savants adoptent l’opinion que la double hache est le fétiche ou le symbole d’une divinité (…) La double hache est considérée comme représentant le Dieu-Ciel (the Sky-God), (…) le Zeus Stratios de Labranda en Carie, le dieu Sandan à Tarse, et d’autres dieux plus tardifs. Et pendant la période de l’apogée de la civilisation minoenne, le dieu Teshub des Hittites portait la double hache dans une main et l’éclair dans l’autre. Il pourrait bien être le prototype des dieux que l’on vient de citer. On touche ici la question importante de la connexion entre la religion minoenne et celle d’Asie mineure.»ii

On l’a déjà dit, le mot λάϐρυς n’est pas grec, et le mot labyrinthe qui en découle n’est pas grec non plus, mais bien carien. Le fil d’Ariane étymologique nous emmène donc hors des labyrinthes d’Égypte et de Crète et nous fait prendre pied en Asie mineure…

« Le philologue allemand Kretschmer a montré que le groupe de langues ‘asiatiques’, non-aryennes, auquel appartiennent certainement le lycien et le carien, s’est étendu vers la Grèce et l’Italie avant que les Grecs aryens ne pénètrent l’Hellas. Ces langues ont laissé des traces dans les noms de lieux et dans la langue grecque elle-même. Avant que les ‘vrais’ Hellènes atteignent la Crète, un dialecte asiatique devait y être parlé, et c’est à cette langue que le mot ‘labyrinthe’ devait originellement appartenir. Le labyrinthe originel fut bâti dans le territoire de Knossos. Le palais de Knossos était indubitablement le siège d’une religion célébrant un Dieu dont l’emblème était la double hache. C’était le ‘Lieu de la Double Hache’ de Knossos, le ‘Labyrinthe’ de Crète. »iii

Le mot labyrinthe ne dénote donc rien d’objectivement architectural mais renvoie seulement à l’idée de la ‘double hache’, qui est elle-même l’emblème cultuel de la Divinité suprême. Pourquoi cette arme a-t-elle reçu l’honneur de symboliser la Déité suprême, non seulement dans la Crète minoenne, mais dans d’autres régions d’Anatolie et d’Asie mineure, dont la Carie et la Lycie ?

Est-ce pour son symbolisme guerrier, qui pourrait convenir à un Dieu Tout-Puissant, Seigneur des armées célestes, ou est-ce encore pour un éventuel symbolisme renvoyant à la foudre d’un dieu de l’atmosphère ?

Selon l’avis des spécialistes, il est beaucoup plus vraisemblable que la double hache doit son élévation emblématique à son rôle sacrificiel. La double hache est le symbole du pouvoir de tuer la victime destinée au Dieu. Il est en effet avéré que la double hache servait à l’immolation des taureaux ou des boeufs, lors des sacrifices considérés comme les plus importants, les plus ‘nobles’.

Walter Burkert donne une description saisissante de tels sacrifices :

« La représentation la plus détaillée d’un sacrifice provient du sarcophage d’Ayia Triada. Une double hache, sur laquelle s’est posé un oiseau, est dressée près d’un sanctuaire à l’arbre. Face à la hache s’élève un autel qu’une prêtresse, rituellement revêtue d’une peau d’animal, touche des deux mains, comme pour le bénir. Un peu plus haut, on voit un vase à libations et un panier rempli de fruits ou de pains, à savoir des offrandes préparatoires qu’on apporte à l’autel. Derrière la prêtresse, sur une table de bois, gît un bœuf à peine sacrifié, dont le sang s’écoule de la gorge dans un vase. Un joueur de flûte accompagne la scène de son instrument aigu. A sa suite approche une procession formée de cinq femmes affectant une attitude rituelle. Presque tous les éléments du sacrifice grec semblent ici déjà présents : procession (pompê), autel, offrandes préparatoires, accompagnement de flûte, collecte du sang. Seul le feu sur l’autel manque à l’appel. »iv

Le sacrifice était un acte cultuel d’une très grande importance. Il se trouve que deux de ses sous-produits (si l’on peut dire), à savoir les cornes de la bête sacrifiée et la hache qui sert au sacrifice, ont acquis avec le temps une importance considérable, se reflétant sous une multitude de formes (architecturales, graphiques, symboliques).

« Le sacrifice du taureau, le plus noble des sacrifices en temps normal, est associé aux deux symboles du sacré les plus connus et les plus répétitifs du culte minoen et mycénien : la paire de cornes et la double hache. Tous deux, néanmoins, sont déjà des symboles fixés, au-delà de leur usage pratique, quand, après une longue préhistoire, qui débute en Anatolie, ils finissent par atteindre les rivages crétois. Les fouilles de la ville néolithique de Çatal Hüyük ne permettent plus aujourd’hui de douter que le symbole des cornes, qu’Evans nomma ‘cornes de consécration’, tirait son origine de véritables cornes de taureau. (…) On retrouve là, en arrière-fond, la coutume d’une restauration partielle, observée par les chasseurs, d’une compensation symbolique pour l’animal tué. (…) La hache était utilisée pour le sacrifice des bœufs, cela ne souffre aucune discussion. Dans sa forme, la double hache joint à l’efficacité pratique un puissant aspect ornemental qui s’est sûrement chargé d’une fonction symbolique à très haute époque. (…) Pour le IVème millénaire on détecte la première double hache, encore sous forme lithique, à Arpachiyah en haute Mésopotamie. Au IIIème millénaire, elle est connue en Élam et à Sumer, de même qu’à Troie II. Elle parvient en Crète au début de l’époque minoenne, où elle devance l’arrivée du symbole des cornes. »v

De la scène du sacrifice minoen rapportée par Burkert, je retiens une idée : la ‘compensation’ due à l’animal tué en sacrifice, au travers de ses cornes, élevées au rang de symbole divin, – et une très belle image : ‘Une double hache, sur laquelle s’est posé un oiseau’, sur laquelle je vais revenir dans un instant.

Les deux symboles, celui de la paire de cornes de bovidés (taureaux, bucranes, ou bœufs), ainsi que celui de la double hache servant à les immoler, ont fini par transcender leurs origines respectives, celle (métonymique) de la victime animale, et celle (tout aussi métonymique) du sacrificateur humain. Ils ont fini par désigner enfin le Divin Lui-même, tel que saisi figurativement et symboliquement dans sa plus haute essence…

Cette essence se pressent peut-être dans son rôle ornemental, ubiquitaire, et elle se révèle parfois, dans une plus grande lumière, par une autre métonymie encore, celle de l’oiseau qui vient se poser au sommet de la double hache.

Pour nous aider à en comprendre la portée, il faut rappeler que « le trait le plus spécifique et distinctif de l’expérience minoenne du divin réside dans l’épiphanie de la Déesse qui, durant la transe, arrive ‘d’en haut’. Sur une bague en or d’Isopata, au beau milieu d’une explosion de fleurs, quatre femmes en tenue de fête mènent une danse aux figures variées, elles se penchent vers l’avant ou lèvent les mains au ciel. Juste au-dessus de leurs bras étendus apparaît une figure beaucoup plus petite et différemment vêtue, qu’on dirait flotter dans les airs. L’interprétation fait l’unanimité : au milieu des danses tourbillonnantes des fidèles, c’est la Déesse qui se manifeste. De petites figures flottantes , analogues, apparaissent en d’autres scènes qui, chaque fois, forcent l’interprétation d’une épiphanie divine (…) On ignore comment l’épiphanie pouvait être arrangée lors du culte lui-même, mais il est possible que les femmes aient poussé leur danse jusqu’à la transe. Selon une interprétation courante, les oiseaux seraient eux aussi à considérer comme une épiphanie des dieux. »vi

En effet, dans son fameux ouvrage sur la religion minoenne-mycénienne, Martin Nilsson consacre tout un chapitre aux épiphanies divines qui empruntent des formes d’oiseaux :

« Le fait qu’un oiseau soit perché sur la tête d’une grande ‘idole’ en forme de cloche dans le Temple des Doubles Haches à Knossos, doit être interprété comme une preuve qu’il est un objet du culte, c’est-à-dire une image de la Déesse. Car l’oiseau est une forme de l’épiphanie des dieux.  (…) L’explication évidente est que les oiseaux sont des signes de la présence de la divinité.»vii

Nilsson donne un autre exemple beaucoup plus ancien encore, remontant à la période du Minoen Moyen II, celui du Sanctuaire de la Déesse-Colombe (Dove-Goddess) de Knossos, dans lequel les oiseaux symbolisent l’incarnation de la Divinité venant visiter le lieu sacré.

Il cite aussi l’exemple de deux feuilles d’or trouvées dans la IIIème tombe à Mycène représentant une femme nue, son bras posé sur ses seins. Dans l’une des feuilles, un oiseau semble tournoyer au-dessus de sa tête, et dans l’autre un oiseau paraît toucher ses coudes par le bout de ses ailesviii.

Je reproduis ici ces figures étonnantes:

Se pose crucialement la question de l’interprétation de ces « épiphanies divines » empruntant des formes d’oiseaux…

Dans le contexte du culte des morts impliqué par le sarcophage de Hagia Triada, Nilsson évoque brièvement l’hypothèse d’y voir des ‘âmes-oiseaux’ (soul-birds), des représentations de l’âme des personnes décédées, mais pour aussitôt la rejeter. En accord avec le reste de la communauté scientifique, il souligne que la double hache sur laquelle les oiseaux sont perchés est assignée au culte de la Divinité suprême et ne peut donc être associée à des âmes humaines.

Il propose alors de suivre plutôt l’interprétation de Miss Harrisonix, qui exploite une veine résolument syncrétiste : « L’oiseau est perché sur une colonne. Cette colonne, comme le Dr Evans l’a clairement montré, et comme cela est rendu évident par le sarcophage de Hagia Triada, représente un arbre sacré. Cette colonne, cet arbre, prennent une forme humaine comme déesse, et cette déesse est la Grande Mère, qui, prenant différentes formes comme Mère ou Jeune Fille, se développe plus tard en Gaïa, Rhéa, Déméter, Dictynna, Héra, Artémis, Aphrodite, Athéna. En tant que Mère Terre, elle est aussi Pontia Thèron [le ‘Pont’ des Animaux], avec ses lions, ses cerfs, ses serpents. Et l’oiseau ? Si l’arbre est de la terre, l’oiseau sûrement est du ciel. Dans l’oiseau perché sur la colonne, nous avons, je pense, la forme primitive du mariage d’Ouranos et de Gaïa, du Ciel-Père avec la Terre-Mère. Et de ce mariage a surgi, comme Hésiode nous l’a dit, non seulement l’homme mortel, mais toute la gloire divine. »x

L’oiseau est donc clairement associé à la représentation de « l’épiphanie » de la Divinité Suprême des Minoens-Mycéniens.

C’est déjà là un résultat fort intéressant. Mais il y a encore plus à dire à ce sujet…

En examinant attentivement les nombreuses représentations de la Double Hache, et leurs curieuses variations présentées dans l’ouvrage de Nilssonxi, on peut avancer avec une forte probabilité que la Double Hache a pu aussi prendre progressivement la ‘forme’ d’êtres ailés, dans une vaste gamme allant de la figuration abstraite de ‘papillons’ à d’étranges représentations d’oiseaux anthropomorphes, ou même de personnage féminins et ailés, que l’on pourrait aisément assimiler à des figures d’« anges », si l’on ne risquait pas là l’anachronisme, les « anges » bibliques apparaissant (dans la Bible juive) quelque mille années plus tard…

En voici un exemple tiré du livre de Nilsson :

J’ai bien conscience, ce faisant, de proposer une certaine transgression, en mêlant aux représentations minoennes et mycéniennes des concepts et des représentations appartenant à des traditions assyriennes, mésopotamiennes et même juives et hébraïques.

Mais il est difficile de résister en l’occurrence aux glissements métaphoriques et métonymiques que les images minoennes et mycéniennes autorisent et encouragent, en particulier celles qui vont dans le sens d’une abstraction de plus en plus épurée.

La représentation de la double hache en tant que forme abstraite de ‘papillons’, est citée par Nilsson lui-même, comme découlant des travaux de Seagerxii et de Evansxiii : « Some scholars recognize a double axe in the so-called ‘butterfly’ pattern, two cross-hatched triangles touching each other at only one angle, the bases being parallel (…) The earliest example is an Early Minoan II saucer from Mochlos »xiv, — dont nous présentons la reproduction ci-après :

Pour ce qui concerne l’évocation de formes anthropomorphes ailées, qu’on en juge ! Voici une image de double hache peinte sur une poterie choisie pour illustrer l’ouvrage de Joseph Joûbert, Les fouilles archéologiques de Knossosxv :

Il s’agit a priori d’une double hache stylisée, mais l’allure générale fait penser à une sorte d’ange. Cette idée d’un être ailé se renforce quand on se rappelle qu’un oiseau censé incarner la Divinité vient se percher au sommet de la Double Hache, établissant ainsi une sorte de jumelage entre les ailes déployées de l’oiseau et les doubles lames de la hache.

Dans le chapitre intitulé « Epiphanies of the Gods in human shape » (Épiphanies des Dieux sous forme humaine) de son ouvrage, The Minoan-Mycenaean Religion and its Survival in Greek religion, Martin Nilsson cite enfin une fort intéressante opinion du professeur Blinkenberg selon laquelle les noms utilisée pour désigner la Grande Déesse minoenne, comme Fanassa, Athenaia, Lindia, Paphia, suggère que les Minoens-Mycéniens appelaient leur Divinité suprême simplement ‘la Dame’ (ou ‘Notre Dame’), sans lui donner donc de nom particulier.xvi

Nilsson approuve sans réserve l’opinion du professeur Blinkenberg. Je l’adopterai donc à mon tour, et j’en ferai la matière de la conclusion de cet article.

D’une part, le labyrinthe et la double hache nous ont permis d’établir l’existence de véritables courants d’échanges religieux, architecturaux et artistiques entre l’Égypte, la Crète, l’Anatolie.

Par ailleurs, de nombreux travaux ont montré que la double hache était en réalité l’emblème de la Divinité suprême (divinité unique, impliquant donc l’émergence d’un ‘monothéisme minoen’ à caractère matriarcal) adorée en Crète par les Minoens et les Mycéniens dès la fin du 3ème millénaire av. J.-C.

Ce culte s’est prolongé pendant le 2ème millénaire av. J.-C., donc bien avant l’apparition du ‘monothéisme abrahamique’ (à caractère patriarcal) ainsi que l’attestent les nombreux restes archéologiques en Crète.

Enfin, nous avons accumulé des indices tendant à prouver que la force imaginative des représentations figuratives de la ‘double hache’ avait permis de laisser libre cours aux associations d’idées, et avait encouragé la création de formes complètement abstraites ou bien singulièrement anthropomorphiques, pouvant aller jusqu’à représenter l’incarnation de la Divinité abstraitement, sous forme de doubles triangles hachurés, ou au contraire, sous forme figurative, par des oiseaux, ou même des figures d’ « anges ».

Ce dernier résultat est d’autant plus étonnant que ces figurations précèdent d’au moins un millénaire les représentations d’anges ailés dont parle la Torah juive (les anges de l’Arche d’alliance dont les ailes se touchent par leurs extrémités, ainsi que décrit dans le Livre de l’Exode) :

« Ces chérubins auront les ailes étendues en avant et dominant le propitiatoire et leurs visages, tournés l’un vers l’autre, seront dirigés vers le propitiatoire. »xvii

iLe complexe funéraire de Hawara (la pyramide et le temple-labyrinthe) a été construit par Amenemhat III ( (-1843 à -1797) , 6ème roi de la XIIème dynastie. Selon certains, le complexe de Hawara introduisit le prototype du ‘labyrinthe’. Cependant, le site de Knossos en Crète, peuplé depuis le 8ème millénaire av. J.- C., possédait déjà un grand palais en -2200, construit plusieurs siècles avant le complexe de Hawara, pendant la phase du Minoen Ancien (MA III), et suivi, pendant la phase du Minoen Moyen (MM IA) dite ‘archéopalatiale’, datant de -2100 à -2000, de la construction d’un Vieux Palais organisé autour d’une cour centrale. Il est possible que des influences réciproques entre les civilisations égyptiennes et minoennes aient eu lieu dès le 3ème millénaire av. J.- C., ou même auparavant. Quoi qu’il en soit, le nom même de ‘labyrinthe’ n’a certes rien d’égyptien, ni de grec d’ailleurs, mais est d’origine carienne, et donc provient d’Asie mineure.

iiMartin P. Nilsson. The Minoan-Mycenaean Religion and its Survival in Greek religion. Copenhagen, London, 1927, p.186-188

iiiL.W. King, H.R. Hall. History of Egypt, Chaldea, Syria, Babylonia and Assyria. The Grolier Society. London, 1907, p.125-126

ivWalter Burkert. La religion grecque à l’époque archaïque et classique. Traduction Pierre Bonnechere. Ed. Picard. 2011, p. 60

vWalter Burkert. La religion grecque à l’époque archaïque et classique. Traduction Pierre Bonnechere. Ed. Picard. 2011, p. 61-62

viWalter Burkert. La religion grecque à l’époque archaïque et classique. Traduction Pierre Bonnechere. Ed. Picard. 2011, p. 65

viiMartin P. Nilsson. The Minoan-Mycenaean Religion and its Survival in Greek religion. Copenhagen, London, 1927, p.285

viiiHeinrich Schliemann. Mycenae : A Narrative of Researches and Discoveries at Mycenae and Tiryns, Ed. Scribner, Armstrong and Co., New York, 1878, p. 180, Fig. 267 et 268.

ixDans sa conférence Bird and Pillar. Worship in connexion with Ouranian Divinities. Transactions of the 3rd Congress for the History of Religions at Oxford, II, p.156.

xCité par Martin P. Nilsson. The Minoan-Mycenaean Religion and its Survival in Greek religion. Copenhagen, London, 1927, p.292-293

xiMartin P. Nilsson. The Minoan-Mycenaean Religion and its Survival in Greek religion. Copenhagen, London, 1927, Ch. VI « The Double-Axe », p.162-200

xiiSeager, Mochlos, p.96 et p. 36, fig.13

xiiiEvans, Palace of Minos, I, p.166

xivMartin P. Nilsson. The Minoan-Mycenaean Religion and its Survival in Greek religion. Copenhagen, London, 1927, p.180

xvJospheh Joûbert, Les fouilles archéologiques de Knossos, Edition Germain et G. Grassin, Angers, 1905

xviBlinkenberg. Le temple de Paphos. Det. Kgl. Danske Videnskabernes Selskab,Hist-filol. Medd, IX:2, 1924, p.29 cité par Martin Nilsson. In Op.cit., p.338

xviiEx 25, 18-20 et Ex 37, 7-9

Le Creux de Dieu, – ou, la Métaphysique du Kaf


Caph, la onzième lettre de l’alphabet hébreu, a la forme d’un C inversé, כ , et présente graphiquement et symboliquement, la figure d’un ‘creux’. Cette idée du creux se retrouve d’ailleurs déclinée dans le mot hébreu כָּף caph, que l’on peut aussi transcrire kaf. Ce mot désigne plusieurs parties du corps humain, le creux ou la paume de la main, la plante du pied, la concavité de la hanche (plus techniquement, l’ischion de l’os iliaque), ayant toutes en commun une forme ‘creuse’.

La notion de ‘creux’ attachée à ce mot dérive étymologiquement de la racine verbale כָּפַף kafaf, ‘plier, courber’, et au passif ‘être plié, courbé ; être creux’.

Fort curieusement, le mot kaf est directement associé à ce qu’il faut bien appeler le « corps » de Dieu, ou du moins à ses métaphores corporelles, dans deux épisodes particulièrement significatifs de la Bible hébraïque, – le combat nocturne de Jacob avec Dieui, et le passage de la Gloire de Dieu devant Moïseii.

Dans ces deux moments-clé, l’idée du « creux » portée par le kaf joue un rôle crucial.

Dans le premier épisode, un ‘homme’ (c’est-à-dire Dieu Lui-même, ou l’un des ses envoyés) frappe Jacob au ‘creux’ (kaf) de la hanche, ce qui provoque sa luxation, accélérant la fin du combat.

Depuis ce jour, les enfants d’Israël, en mémoire de ce coup au kaf, respectent un interdit alimentaire prescrivant l’enlèvement du nerf sciatique, censé symboliser la partie du corps de Jacob meurtrie par le coup.

Dans le deuxième épisode, Dieu s’adresse à Moïse en lui disant :

« Je te placerai dans la fente du rocher et je te couvrirai de mon kaf, [littéralement – de mon ‘creux’, ou de la ‘paume’ de ma main, si l’on peut s’exprimer ainsi en parlant de l’Éternel…], jusqu’à ce que je sois passéiii. »

Dans le premier épisode, Dieu ‘touche’ ou ‘frappe’ le kaf de Jacob. Le verbe employé pour décrire l’action est נָגַע, nâga‘, ‘toucher, frapper’. Qu’Il touche ou qu’Il frappe Jacob, Dieu doit sans doute user de Sa ‘main’, c’est-à-dire de Son kaf, pour blesser le kaf de Jacob. Certes le kaf de Dieu est ici sous-entendu dans le texte de la Genèse. Mais il est rendu implicitement nécessaire par l’usage du verbe nâga‘, lequel implique un contact physique suffisamment efficace pour luxer la hanche de Jacob.

Le kaf (ou le ‘creux’) de Dieu a ‘touché’ ou ‘frappé’ le kaf (ou le ‘creux’ de la hanche) de Jacob.

Creux contre creux.

Dans le second épisode, Dieu utilise deux niveaux de protection, deux types de couverture, pour mettre Moïse à l’abri de la brillance mortelle de sa Gloire. D’une part, Il le place dans la ‘fente du rocher’ (niqrat ha-tsour), et d’autre part, Il couvre Moïse de son kaf.

Creux sur creux.

Deux questions se posent alors :

-Pourquoi deux couches de protection (la ‘fente du rocher’, puis le kaf de Dieu) sont-elles ici nécessaires ?

-Qu’est-ce exactement que le kaf de Dieu, – si l’on renonce à traduire ce mot par une expression bien trop anthropomorphique, et donc inacceptable, comme celle de ‘paume de la main’ ?

A la première question, on peut répondre que Dieu veut vraisemblablement protéger le corps de Moïse en le cachant dans la fente du rocher, mais qu’il veut aussi protéger son esprit ou son âme en les couvrant de son kaf.

La deuxième question invite à revenir à l’étymologie du mot kaf pour tenter d’en percer le sens dans le contexte de la théophanie.

Dieu dit qu’il va ‘recouvrir’ Moïse de son kaf. Le verbe employé pour ‘recouvrir’ est שָׂכַךְ, sâkhakh, très proche du verbe סָכַךְ, sâkhakh,‘faire un abri’, d’où est tiré le mot soukhot (désignant les cabanes de la fête des Cabanes).

Or il existe un autre verbe hébreu signifiant ‘couvrir’, qui est aussi très proche phonétiquement et étymologiquement de kaf, c’est le verbe כָּפַר kafar, ‘couvrir, pardonner; expier, purifier’.

Cela nous met sur une piste prometteuse. Lorsque Dieu ‘couvre’ Moïse du kaf divin, il y a là exprimée une idée de protection et d’abri, mais peut-être aussi, de façon plus subliminale, l’idée de ‘couvrir’ (kafar) les faiblesses de Moïse, ou ses péchés, afin de l’en purifier pour qu’il soit admis à voir Dieu ‘par derrière’.

Le verset suivant nous renseigne en effet sur ce qui se passe après le passage de Dieu.

« Alors je retirerai mon kaf, et tu me verras par derrière, mais ma face ne peut être vueiv. »

Les glissements de sens entre kaf, kafaf, kafar, font apparaître une certaine parenté entre le ‘creux’, la ‘paume’, le fait de ‘couvrir’ et, dans un sens allégorique, le fait de ‘couvrir’ [les fautes], de ‘pardonner’ et de ‘purifier’v.

Il s’agit bien là d’un second niveau de protection que Dieu consent à donner à l’esprit de Moïse après avoir placé son corps dans la ‘fente du rocher’.

Ces glissements prennent une dimension symbolique supplémentaire lorsque l’on considère le mot כֵּף kéf, parfaitement similaire à kaf, à la vocalisation près, et ayant la même provenance étymologique que kaf. Or kéf signifie ‘rocher, roc’, ce qui implique une proximité symbolique entre l’idée du ‘creux’ et celle du ‘roc’.

Notons que le ‘rocher’ dans la fente duquel Moïse est placé par Dieu (en Ex 33,22) n’est pas désigné comme un kéf, mais comme un tsour.

Cependant le simple fait que les mots kaf (‘creux’) et kéf (‘rocher’) aient la même racine verbale kafaf, ‘être recourbé, être creux’, attire notre attention sur le fait que certains rochers peuvent d’autant mieux offrir un refuge ou une protection qu’ils sont ‘creux’, comme une caverne ou une grotte, alors que d’autres types de rochers possèdent seulement des crevasses ou des fentes, comme le rocher appelé צוּר , tsour.

Notons également que le mot tsour, ‘rocher’, vient de la racine verbale צור , tsour, qui signifie ‘lier, envelopper, confiner, comprimer, enfermer’. D’après le Dictionnaire étymologique de Ernest Klein, cette racine verbale, tsour, dérive elle-même des mots akkadiens uṣurutu et eṣēru (« dessiner, former, modeler »).

Les mots hébreux kéf et tsour signifient donc tous les deux ‘rocher’, mais ces deux mots proviennent de deux racines verbales qui connotent, l’une, les idées de pli, de courbure, de creux, et l’autre, les idées d’enveloppement, de confinement, d’enfermement, mais aussi de forme, de modelage.

On sera sensible à la proximité et aux glissements de ces univers de sens, dans le cadre des deux scènes exceptionnelles que nous avons évoquées, le combat nocturne de Jacob et la vision de Moïse sur le Sinaï.

Par les métaphores et les métonymies dont ils sont pleins, ces mots dessinent un paysage de sens plus large, qui inclut le ‘creux’ et le ‘roc’, la ‘protection’ et le ‘pardon’, ‘l’enveloppement’ et ‘l’enfermement’, la ‘forme’, le ‘modelage’, le ‘modèle’ qui impose sa ‘forme’ à l’image.

Depuis le kaf, de forme ‘creuse’, à la fois ouverte sur un côté, et fermée, sur les trois autres côtés, jaillissent de multiples ‘images’ : le creux luxé de la hanche de Jacob, le creux protecteur du kaf divin, ou de la fente sur la forme fermée du tsour.

Devant cet univers sémantique purement hébraïque, les goyim pourraient aisément se sentir peu concernés par ces considérations purement internes à la langue hébraïque.

Comment leur faire sentir l’appel d’une ouverture au mystère que couvrent, que cachent, que cèlent le kaf, le kéf et le tsour ?

Il y a un moyen, peut-être…

Il se trouve que le mot kéf, ‘rocher, roc, pierre’, est précisément le mot qui sert de racine au prénom Képhas, le nouveau prénom que Jésus donna à son disciple Simon :

« Tu es Simon, fils de Jonas ; tu sera appelé Képhas, ce qui signifie Pierre »vi nous rapporte l’Évangile de Jean.

Képhas (c’est-à-dire Simon-Pierre) fut dès lors, par le jeu de déplacements qu’autorise et encourage le mot kéf, la ‘pierre de fondation’ sur laquelle Jésus bâtit son Église, reprenant ainsi à sa manière l’exemple donné par le prophète Isaïe : « J’ai mis profondément en Sion une pierre, une pierre éprouvée, une pierre angulaire »vii.

MaisKéphas, notons-le encore, était aussi le nom du grand-prêtre Caïphe qui devait condamner Jésus à mort.

L’étymologie liait ainsi de manière indissoluble, et peut-être symbolique, le patronyme du premier des papes de l’Église avec le patronyme de l’un des derniers grand-prêtres du Temple de Jérusalem…

Quelle ironie métaphysique que Jésus ait choisi de nommer Képhas (c’est-à-dire Caïphe), son apôtre Simon…

Quelle ironie métaphysique que le grand-prêtre Caïphe (c’est-à-dire Képhas ou ‘Pierre’), fut aussi le nom de celui qui manigança peu après la mort de Jésus…

Concluons.

Le kaf divin, le ‘creux’ qui frappe, qui luxe, qui protège ou qui pardonne, est proche à beaucoup d’égards du kéf, du ‘roc’, qui fonde.

Le nom Képhas, qui donna naissance aux noms non-hébraïques Petrus, Boutros, Pierre, Peter, est aussi le nom de Caïphe.

L’antithèse entre le Temple et l’Église, semble ici s’annuler dans un seul prénom, qui lie ensemble le crépuscule de celui-là et l’aube de celle-ci.

Aujourd’hui le Temple n’est plus, et la destinée des grands-prêtres semble avoir pris fin.

L’Église en revanche est encore là, tout comme la Synagogue d’ailleurs.

Avec les mots, qui semblent ‘dire’, le Dieu, le grand Dieu, cache ce que décidément les mots ne disent pas.

Et Il se cache aussi ‘derrière’ eux, – ou encore dans le vide de leur ‘creux’…

iGn 32,25

iiEx 33,22

iii  וְשַׂמְתִּיךָ בְּנִקְרַת הַצּוּר; וְשַׂכֹּתִי כַפִּי עָלֶיךָ, עַד-עָבְרִי.  « Vé-samttikha bé-niqrat ha-tsour, vé-sakkoti apii ‘aleïkha ‘ad-‘abrii » (Ex 33,22)

ivEx 33,23

vJe remercie le Professeur M. Buydens (Université Libre de Bruxelles et Université de Liège) de m’avoir suggéré d’exploiter la ressemblance entre les mots hébreux kaf, kafar et le mot arabe kafir, ‘infidèle’. Précisons que, selon le dictionnaire arabe-français de Kazimirski, le mot kafir vient de la racine verbale kafara, ‘couvrir, recouvrir ; cacher, celer’ et, de façon dérivée, ‘oublier, renier les bienfaits reçus’, d’où ‘être ingrat ; être infidèle, être incrédule, ne pas croire en un Dieu unique’. On peut en inférer que, suivant le génie respectif des langues, le mot hébreu kafar connote l’idée de ‘couvrir [le mal]’, et donc ‘pardonner’. Le mot arabe kafara connote l’idée de ‘couvrir [le bien]’, et donc ‘nier, renier, être infidèle’…

viJn 1,42

viiIs 28,16. Notons qu’Isaïe emploie ici un autre mot encore pour ‘pierre’, le mot אֶבֶן, even, dont l’étymologie est la même que celle du mot ben, ‘fils’, et qui connote le fait de fonder, le fait de bâtir… Le mot even est fort ancien, et se retrouve en phénicien, en araméen, en éthiopien et même en égyptien (ôbn), selon le Dictionnaire étymologique de Ernest Klein.

L’Érèbe, l’Arabe, et l’Europe


Les langues offrent bien des surprises. Leurs mots, leurs origines et leurs dérivations, pour peu qu’on entreprenne de les suivre dans leur genèse, et leurs gésines, montrent le chemin du ciel, – ou de l’Enfer.

En hébreu, le mot signifiant ‘arabe’ ערב (‘RB) est l’exact anagramme du mot signifiant ‘hébreu’ עבר (‘BR).

Mais ce mot, ערב , qui dénote en hébreu l’« arabe », possède en réalité une riche gamme de sens qui va bien au-delà de cette seule désignation ethnique. En tirant le fil de la pelote, c’est tout un monde ancien qui se dessine, couvrant un très vaste territoire, géographique et sémantique, allant de l’Europe à l’Inde en passant par Akkad et la Mésopotamie, et mijotant une magie de rapports subtils, brillants et sombres.

Le mot עָרַב (‘arab) est aussi un verbe qui signifie fondamentalement ‘se coucher’ (en parlant du soleil ou de la lune)i.

Ce mot hébreu s’apparente étymologiquement à l’ancien akkadien erēbu, ‘entrer, descendre’, comme dans l’expression erēb shamshi, le ‘coucher de soleil’ii.

Le grand dictionnaire étymologique d’Ernest Klein relève les parentés du mot hébreu עָרַב (‘arab) avec l’arabe gharb, غرب (‘l’ouest, le lieu du coucher du soleil’), avec l’éthiopien ‘areba (‘il descendit’), et note aussi que le mot grec ‘Europe’ dérive de cette même base étymologique. Le mot grec ‘Érèbe’, qui personnifie l’Enfer dans la mythologie, vient aussi de la même base.

Nous avons donc l’équation étymologique suivante :

Érèbe = Arabe = Europe

Érèbe est assurément un très ancien mot, et son origine profonde révèle d’autres surprises, comme on va voir.

Le dieu Érèbe (Ἔρεϐοϛ) est né du Chaos primordial, il est le frère et l’époux de Nyx, la Nuit, avec qui il a engendré Éther (le Ciel) et Héméra (le Jour), mais aussi Éléos (la Pitiè), Épiphron (la Prudence) et Charon, le Passeur des Enfers.

Hésiode raconte : « Puis du vide naquirent l’Érèbe et la Nuit noiraude. De la Nuit naquirent l’Éther et le Jour, deux frère et sœur qu’elle avait conçus en s’unissant à l’Érèbe »iii.

Homère raconte pour sa part la descente d’Ulysse aux Enfers et sa rencontre avec les ombres :

« Après avoir adressé mes prières et mes vœux à la foule des morts, je prends les victimes, les égorge dans la fosse, où coule un sang noir ; soudain les âmes des mânes s’échappent de l’Érèbe ».iv Ulysse observa attentivement les âmes des morts dans l’Érèbe : « Je parlais ainsi ; mais Ajax ne me répondit point et s’enfuit dans l’Érèbe avec la foule des ombres. Là, sans doute, malgré sa colère il m’aurait parlé si je l’avais pressé ; mais tout mon désir alors était d’observer les âmes des autres mortsv ».

Un bon connaisseur des mythes grecs, Moreau de Jonnès explique : « La « 3ème région des Enfers était l’Érèbe. Ce terme a le sens de couchant dans la Genèse comme dans Homère et dut s’appliquer à l’ensemble de la région infernale située en effet à l’Occident de l’Asie. Selon la mythologie grecque, on appelait ainsi la partie de l’Hadès la plus proche du monde des vivants. C’est là que les mânes attendaient leur tour pour passer devant le tribunal. L’Érèbe, voisin du Caucase, fut probablement l’île de Temrouk, où étaient déposés d’abord les cercueils contenant les morts embaumés. »vi

Le vieux mot grec érèbe (Ἔρεϐοϛ) désigne les ‘ténèbres’, ‘l’obscurité du monde souterrain’ selon le dictionnaire étymologique de Pierre Chantrainevii, qui observe que ce mot a aussi été conservé en sanskrit, en arménien et en germanique. L’équivalent d’érèbe en sanskrit est रजस्, rájas, ‘région obscure de l’air, vapeur, poussière’. En arménien, c’est erek, ‘soir’, en gotique, riquiz et en norrois rekkr, ‘obscurité, crépuscule’.

Les dictionnaires de sanskrit donnent la gamme des sens de rájas : ‘atmosphère, nuée’ mais aussi ‘passion, instinct, désir’, et ce mot permet de dénoter l’abstraction de la ‘Passion’, de l’essence active du pouvoir et du désir.

Si l’on creuse plus profondément encore l’origine du mot rájas on trouve qu’il vient du mot rajanī, ce qui veut dire littéralement ‘la colorée’, du verbe rañj रञ्ज् ‘être coloré, se colorer’. Le mot rajanī dénote la couleur indigo, un bleu foncé puissant. Mais le verbe racine rañj signifie aussi ‘rougir, flamber’, comme le soleil couchant, ou comme le sang du sacrifice, ce qui d’ailleurs se retrouve dans les mots grecs anciens ῥῆγοϛ et de ῥἐζω, qui en dérivent et qui portent l’idée de ‘faire un sacrifice’ et de ‘teindre’.

On voit ainsi que le mot hébreu ‘arab vient en fait d’un ancien mot sanskrit par l’intermédiaire de l’akkadien, et qu’il a un certain rapport avec le bleu de la nuit (qui s’approfondit) et le rouge du sacrifice (que l’on fait rituellement au coucher du soleil, – ce que les hébreux appelaient d’ailleurs ‘l’holocauste du soir’.

En effet, le mot hébreu ערב vocalisé עֶרֶב, ‘érèb, signifie ‘soir’ comme dans le verset ‘depuis le matin jusqu’au soir’ (Ex 18,14). C’est aussi le mot ‘soir’ du célèbre verset ‘Il y eut un soir, il y eut un matin’ (Gn 1,5).

Employé idiomatiquement au duel, il signifie ‘entre les deux soirs’, c’est-à-dire entre le jour qui finit et le soir qui commence, dans ce temps très particulier de la journée où l’on ne distingue plus les limites, dans cet entre-deux où l’on offre le sacrifice du soir.viii

Mais ce mot a aussi, peut-être par une sorte de métaphore basée sur l’indistinction du crépuscule et du soir, les sens de ‘mélange’, ‘association’ et ‘alliance’. D’où cette expression du 1er Livre des Rois, kol-malkhéi ha-’érèbix, qui peut se traduire mot-à-mot par ‘tous les rois alliés’, ou ‘tous les rois de l’Arabie’, ou encore ‘tous les rois de l’Occident’, – au choix, tant le mot ‘érèb est ambigu.

Le verbe hébreu עָרַב (‘arab) possède par ailleurs une série de significations, les unes liées aux idées de mélange ou d’association, les autres liées à la tombée du jour, à l’assombrissement. Soit : ‘échanger des marchandises, trafiquer ; être garant ; donner une caution ; être doux, agréable, de bonne compagnie ; se mêler à’ mais aussi ‘faire soir, faire sombre’, comme dans ‘Le jour baisse et le soir approche’ (Jg 19,9). Cette dernière acception peut avoir un sens moral : ‘Toute joie s’est évanouie’ (Is 24,11).

L’idée du ‘mélange’, dont on a supputé qu’elle tire son intuition originelle de la rencontre du jour et de la nuit, se retrouve dans d’autres mots attachés à la même racine עָרַב (‘arab), comme עָרֹב , ‘arob, ‘mélange d’insectes malfaisants ; espèces de mouches’ et qui est le mot employé pour désigner la quatrième plaie d’Égypte. Il y a aussi עֵרֶב , ‘érèb: ‘liens de la trame et de la chaîne d’un tissu ; mélange de gens de toutes sortes, association d’étrangers’, comme dans le verset qui oppose les gens ‘mélangés’ et les Israélites : ‘on élimina d’Israël tous les mélangés’, kol-’érèb x

Dans la vocalisation עֹרֵב, ‘oreb, la même racine donne le mot ‘corbeau’, cet oiseau noir, de mauvais augure, qui s’envole à la tombée du soir, ou bien le nom d’Oreb, un prince de Madian exécuté sur la rive du Jourdain par les gens d’Ephraïmxi.

Féminisée en עֲרָבָה, ‘arabah, le mot signifie ‘désert, lieu aride’, ‘pays sauvage’, mais au pluriel (‘arabot) il signifie les cieux.

Masculinisé en עֲרָבִי, ‘arabi, il signifie ‘Arabe’…

Le mot érèbe que l’on trouve donc en hébreu, en arabe, en grec, en akkadien, et dans bien d’autres langues, vient originairement du sanskrit. Originellement, il porte l’idée essentielle du ‘mélange’, et plus particulièrement du mélange symbolique de deux ‘couleurs’ (le bleu nuit et le rouge sang).

A partir de cette intuition originelle il fait irradier, en hébreu et en arabe, tout un ensemble de sèmes, alliant les idées de soir, d’Occident, de désert, de ciel et d’Enfer.

Par extension, en hébreu, il s’applique à dénoter l’Arabe, le tissu, l’échange marchand, les insectes nuisibles et l’oiseau de malheur, le corbeau.

Ajoutons qu’en arabe, assez curieusement, la graphie du mot عرب, transcrit ‘arab, est très proche visuellement de celle du mot غرب , transcrit gharb ou ġarb, suivant les dictionnaires, comme dans maghreb ou maġreb.

Le premier a pour initiale la fricative laryngale sonore ع (‘aïn) et le second a pour initiale la fricative vélaire sonore غ (ġaïn).

Les deux lettres sont presque identiques visuellement, et les nuages sémantiques des mots عرب et غرب ont peut-être pu subir une contamination réciproque, ou en tout cas ont favorisé des déplacements métaphoriques ou métonymiques.

Le mot عرب signifie ‘arabe’, mais étymologiquement le verbe-racine عَرَب, ‘araba, a pour sens ‘manger’, ce qui semble n’avoir aucun rapport évident avec l’arabité. Dans une autre vocalisation عَرِب, ‘ariba, le mot signifie ‘être gai, vif, agile’. Dans une autre vocalisation encore, عَرُب ,‘arouba, on a le sens ‘être essentiellement arabe, être un arabe de bon aloi, s’assimiler aux arabes du désert, aller vivre dans le désert’xii. Enfin, dans une vocalisation enrichie de quelques lettres supplétives (عُرُوباءَ, ‘ouroûbâ’a) le mot signifie ‘le 7ème ciel’.

La graphie غرب est si proche de عرب, que l’hébreu biblique semble les confondre phonétiquement toutes deux, quand il transcrit ou adapte en hébreu ces deux mots arabes. Du point de vue sémantique, c’est la seconde graphie qui porte le sens fondamental que l’on trouvait déjà dans l’hébreu ‘arab, et qui est associé aux idées de ‘couchant’ et de ‘soir’.

Le verbe غرب gharaba signifie ‘s’en aller, partir, s’éloigner ; se coucher (soleil, lune)’ mais aussi ‘arriver de l’étranger’ ou ‘partir vers l’occident’. C’est avec ce verbe qu’est formé le nom du Maroc, ma-ghrib, littéralement ‘le lieu du couchant’. Toutes une série de verbes et de mots basés sur cette racine dénotent pêle-mêle les idées de couchant, d’obscurité, d’ouest, d’occident, d’occidental, de voyage, d’étranger, d’étrangeté, d’extraordinaire, d’émigration, de terme, de pointe, de fin.

Pour les hébreux, c’est ‘arab qui est l’étranger, le mélangé. Pour les arabes, leur propre nom les assimile étymologiquement à la ‘pure langue arabe’. Le nom ‘arabe’ signifie donc essentiellement en arabe, soit l’homme du désert, soit (assez tautologiquement) ‘celui qui sait parfaitement manier la langue arabe’. Mais avec une légère variation, par le passage de عرب à غرب, le même mot un peu modifié signifie non plus ‘arabe’, mais ‘étranger’, ou même ‘occidental’. Ce qui invite à la méditation.

De tout ceci, il ressort comme on l’a déjà dit que l’Érèbe, l’Europe, l’Arabe sont de même origine. L’Enfer, l’Ouest, l’Occident aussi.

Cette ‘même origine’, cette plus profonde racine, celle qui rend toutes ces acceptions possibles, c’est dans le sanskrit qu’on trouve encore sa trace, dans le mot rañj रञ्ज्, qui signifie le ‘mélange’ des couleurs, le mélange de la nuit et du jour, de l’ombre et de la lumière, de l’indigo et de la pourpre.

Cette idée fondamentale du ‘mélange’ se transcende, et se célèbre, tant dans la religion védique que dans l’ancienne religion hébraïque, par le ‘sacrifice du soir’.

Le sacrifice se fait à l’heure du ‘mélange’.

iErnest Klein. A Comprehensive Etymological Dictionary of the Hebrew Language. The University of Haifa. 1987

iiErnest Klein. A Comprehensive Etymological Dictionary of the Hebrew Language. The University of Haifa. 1987

iiiHésiode. Théogonie. 123-125. Traduction de Ph. Brunet, Le Livre de poche, 1999.

ivHomère, Odyssée XI, 37

vHomère, Odyssée XI, 564

viA.C. Moreau de Jonnès. Les temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier. Paris, 1877, p.125

viiPierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Klincksieck, Paris, 1977

viiiCf. le Dictionnaire hébreu-français de Sander et Trenel (1859) à l’article עֶרֶב.

ix1 Rois 10,15

xNéhémie 13,3

xiJg 7,25

xiiA. de Biberstein Kazimirski. Dictionnaire Arabe-Français, Ed. Maisonneuve, Paris 1860