Tout virus transporte de l’ARN. En infectant un être vivant, il lui transmet un peu de cet ARN, par exemple sous forme de plasmides.
Ceci a deux effets majeurs, l’un horizontal, l’autre vertical.
L’effet horizontal, c’est qu’une pandémie mondiale, virale, infecte un énorme pourcentage de l’humanité entière, qui désormais partagera de nouveaux fragments de ‘patrimoine génétique’, ainsi mis en commun.
L’effet vertical, c’est que ces fragments de patrimoine génétique mis en commun initient une nouvelle phase dans la fort longue histoire de l’humanité, – laquelle n’est, somme toute, qu’un court instant dans la bien plus longue histoire du vivant.
Les conséquences à court terme en sont assez prévisibles. Les médias les ressassent.
Les conséquences à moyen et à long terme sont totalement au-dessus des capacités actuelles de compréhension humaine.
Sur un plan métaphorique, on peut comparer une pandémie mondiale à une phase supplémentaire de la plongée ‘au fond du gouffre’ (que chantait déjà Baudelaire). Serait-ce là l’occasion d’y ‘trouver du nouveau’ ? Je le pense.
Sur le plan métaphysique, on pourrait comparer la pandémie à une forme d’incarnation (étymologiquement, une ‘pénétration dans la chair’).
Une incarnation de quoi ? D’un peu de patrimoine génétique ? Oui, mais bien plus encore… Ce qui se passe sous nos yeux, c’est la preuve en temps réel que l’humanité tout entière peut rapidement ‘muter’, aujourd’hui seulement sous une forme fort limitée, quoique en l’occurrence assez dangereuse, puisque le taux de mortalité est loin d’être négligeable.
Ce ne sont pas les plasmides que nous pourrions hériter du virus 2019 n-CoV qui font question ici, mais plutôt la métaphore qu’ils ‘incarnent’, et tout ce qu’ils ouvrent en conséquence comme portes à la réflexion métaphysique.
En utilisant le mot ‘incarnation’, une phrase de C.G. Jung m’est revenue en mémoire.
« La vraie histoire du monde semble être celle de la progressive incarnation de la divinité »i.
Loin de moi l’idée de comparer le virus à la divinité.
En revanche, l’idée de comparer la marche de la divinité dans le monde à une forme d’infection (ou d’affection) lentement virale, me séduit assez.
Pourquoi ? Parce qu’elle relie en une une seule ligne métaphorique de l’inanimé-inconscient (le virus), de l’animé-conscient (l’humain), et de l’animé-inconscient (le divin).
Pourquoi Jung parle-t-il d’une incarnation ‘progressive’ ?
Parce qu’elle prend son propre temps, et qu’elle n’apparaît pas à tous, tout le temps. Pourquoi ces délais, ces absences, ces voilements, ces diversions ?
A chacun selon sa mesure, sans doute. Le nourrisson boit à la tendre mamelle, et non, d’une ferme cuillère, la soupe brûlante.
Il y a une autre explication, qui tient à la nature de la Divinité, à la nature de l’Humanité et à la nature de la ‘matière’. Malgré les promesses bien réelles de l’immanence, l’infini en acte, l’infini totalisé ne peut loger à l’aise dans le moustique, et l’Esprit absolu, à la Hegel, se sent un peu à l’étroit dans le virus. Le plérôme divin ne tiendrait pas en place dans un boson, et dans un cosmos même entièrement composés de photons, on verrait moins encore luire la lumière de la Sagesse, née avant le monde...
Pourquoi Jung parle-t-il d’‘incarnation’ ?
Parce que, sans doute, de toute éternité, la Divinité a dû se résoudre à sortir de Soi, à se livrer à la loi d’un Exode hors d’Elle-même.
Sacrifice divin ? C’est là l’hypothèse brillamment suivie par le Véda.
Ou bien, autre hypothèse, le ‘confinement’ du Divin ne Lui convenait-il plus ? Sa perfection ronde, absolue, compacte, totale, Lui sembla-t-elle encore inachevée, incomplète, dans son apparente complétude ? Il fallait en sortir, briser la tautologie de l’être-même, l’être-le-même, la répétition du sublime et la circularité du suprême.
Avant que le monde fut créé, que faisait donc la Divinité ? Elle baignait dans sa sainte, infinie, in-conscience. Car ce qu’on appelle ‘conscience’, et dont l’Homme est si fier, est vraiment un terme qui n’est (au fond) pas digne de la Divinité suprême.
La Divinité est si infinie qu’elle ne peut, reconnaissons-le, se connaître absolument et totalement elle-même, comme ‘conscience’. Car si Elle se connaissait, alors Elle serait en quelque sorte limitée par ce ‘savoir’ sur Elle-même, par cette ‘conscience’ de Soi. Ce qui ne se peut.
Pour le dire autrement, avant que le monde ou le temps ‘soient’, la Divinité ne connaissait pas alors Sa propre Sagesse, et moins encore le son de Sa Parole, qui n’avait jamais été prononcée (puisque longtemps, il n’y eut réellement aucune oreille pour entendre).
C’est ce qu’exprime l’image de la Sagesse se tenant ‘auprès’ de la Divinité. Il n’y a pas identité, mais écart. Clinamen.
Dans l’inconscience (de Sa propre Sagesse), la Divinité se tenait dans un état d’absolue intemporalité, de totale a-spatialité.
Divinité vivante, uniquement vivante, absolument vivante…
Donc, ignorant la mort.
Lumière aussi, lumière infiniment…
Donc, ignorant la ténèbre.
Cette ignorance Lui cachait le visage (ou le mystère) de Son inconscience.
Et cette Lumière Lui cachait la nuit de Son inconscience.
Nous nous sommes provisoirement éloigné du virus. Revenons-y. Virus, mot latin, du genre neutre, n’a pas de pluriel. Ce mot signifie « suc des plantes » mais aussi « sperme », « humeur», « venin » (des animaux). Par suite : « poison » et « âcreté, amertume ». Le mot grec pour virus est ῑός, « venin, rouille ». L’étymologie de ces deux motsii remonte au sanskrit विष viṣa, qui signifie, au genre neutre : « poison, venin ». Mais la racine de ce mot sanskrit, viṣ-, n’a aucune connotation négative… La racine verbale viṣ- signifie fondamentalement « être actif, agir, faire, accomplir»iii.
Originairement, donc, pas de négativité attachée à la racine sanskrite viṣ-, mais il y a une idée fondamentale d’action, d’efficacité, d’accomplissement. D’ailleurs, le mot विष viṣa, lorsqu’il est au genre masculin, signifie « serviteur » (sous-entendu ‘actif, zélé’).
Une leçon politique et une leçon métaphysique en découlent, me semble-t-il.
Ce nouveau virus, qui est en train de nous faire muter (génétiquement), nous oblige aussi à faire muter (politiquement) la race humaine vers un niveau d’efficacité (politique) supérieur à l’efficacité (génétique) du virus lui-même.
Mais ce virus, considéré comme révélant aussi un aspect (redoutable) de l’inconscient cosmique, nous incite, également, à viser un niveau d’accomplissement (métaphysique) dont nous commençons lentement d’apercevoir l’infinie portée…
iC.G. Jung. Le Divin dans l’homme. Albin Michel. 1999, p.134
iiCf. Alfred Ernout et Antoine Meillet. Dictionnaire étymologique de la langue latine. Klincksieck, Paris, 2001, p.740, et cf.Pierre Chantraine. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Klincksieck, Paris, 1977, p.466
iiiGérard Huet. Dictionnaire sanskrit-français. 2013. p. 559