Jouer, jouir


« Lokattara » ©Philippe Quéau (Art Κέω). 2024

Le mot « jouer » vient du latin jocari « s’amuser, folâtrer ; plaisanter, badiner ». L’origine du mot « jouir » remonte au latin vulgaire *gaudire, lui-même issu du latin classique gaudere, « se réjouir, éprouver une joie intime, aimer quelqu’un, quelque chose ». Du point de vue étymologique, « jouer » et « jouir » n’ont donc aucun rapport. Pourtant, au-delà de l’allitération, promettant des glissements latents, il émane de ce couple verbal une sorte de complicité subliminale, une élusive fragrance, une aura intuitive, qu’il importe de saisir – par désir de pénétrer, le plus en finesse possible, le sens de quelques-uns des textes les plus profonds de la littérature mystique de l’Occident (ne manquant pas d’échos, non plus, avec celle de l’Orient). Les mots « jouer » et « jouir » ont été utilisés, par exemple, avec force puissance et belle passion, par une béguine extatique du 13e siècle, Hadewijch d’Anvers, dans ses Lettres spirituelles. Elle y écrit, en flamand, des phrases de feu. Ces mots figurent, suggèrent, évoquent, sous-entendent. Ils ne sont pas de simples métaphores, que l’on pourrait tirer, sans les pincettes d’usage, du brasier ardent d’où elles irradient. Ils participent à un incendie général de la langue, à un flamboiement joyeux, jouissif, dévorant, qu’Hadewijch attise, insistante. Elle joue et jouit des mots de sa langue (le moyen néerlandais). Elle joue avec sienlecc (visible, transparent) et siele (âme)i, avec sien (voir) et sine (être)ii, avec orewoet (l’ire d’amouriii). Elle mobilise le registre de l’opposition et du contraste : « gagner d’être vaincueiv », « servir noblementv », « fiers désirsvi », « beauté exquise (fijn) / beauté éclatante (scone) », « qui aime demeure seulevii », « Dieu, innombrable dans l’unité et simple dans l’innombrableviii ». Ce style n’est pas de pure rhétorique, mais fait système : « [Dieu] est au-dessous de toutes choses et n’est pas abaissé ; il est en elles et n’est pas circonscrit ; il est hors d’elles et cependant compris. Il est au-dessus de toute chose et n’est pas élevé […] la sublimité divine s’abîme dans le fond divin, et Dieu n’est pas élevéix ». Hadewijch ne néglige pas les ressources de l’ambiguïté : elle emploie volontiers le mot Minne, qui signifie tour à tour ou simultanément l’Essence divine, le Verbe incarné, la flamme qui brûle dans l’âme et l’amie proche, « la douce Minne »x. La provocation ne lui est pas non plus étrangère :« Demeurez nue devant Dieuxi ! », « Dieu est au-dessus de tout, mais égal en tout ; il est suprême et n’est pas élevéxii ». Mais, surtout, Hadewijch joue et jouit des mots « jouer » et « jouir » : « Vous m’avez trompée, et c’est volontiers que je me laisse jouer par vousxiii » ; « je suis restée à jouer dans le palais du Seigneurxiv » ; « l’âme connaît l’ivresse spirituelle où elle doit jouer et s’abandonnerxv » ; « Dieu jouit de tout et moi, je suis affamée de tous les biensxvi » ; « l’Amour jouit de sa nature au-dessus de lui-même, au-dessous de lui-même et autour de lui-mêmexvii ». Une contemporaine de Hadewijch, Béatrice de Nazareth, cistercienne des Pays-Bas, extatique et visionnaire, emploie des images plus explicites encore : « Son esprit s’abîme tout entier dans l’amour, son corps défaille, son cœur se liquéfie et ses forces l’abandonnent. Elle est tellement dominée par l’amour qu’elle peut à peine se tenir : souvent, elle perd l’usage de ses membres et de ses sens. Elle est comme un vase comble dont le contenu se répand au moindre mouvement : la plénitude de son cœur l’accablexviii » ; « La Fiancée est alors si tendrement abîmée dans l’amour, emportée par une aspiration si forte que son cœur ne peut plus contenir l’élan intérieur, son âme dans l’excès d’amour s’écoule et s’évanouit, son esprit cède tout entier à la fureur des puissants désirs. Elle veut s’établir dans la fruition [la jouissance] : tout en elle y tendxix » ; « toute consolation qu’elle reçoit, en faisant croître son amour, l’attire vers un état plus haut, renouvelle son désir de jouissancexx » ; « car telle est par-dessus tout l’œuvre de l’amour : il veut l’union la plus étroite et l’état le plus haut, où l’âme se livre à l’union la plus intimexxi ».

Hadewijch joue aussi littéralement des mots, et jouit de leurs sous-entendus : ainsi, le mot ghebruken (« jouissance ») s’accouple au mot ghebreken (« privation ») : « Il est au sommet de la jouissance et nous sommes dans l’abîme de la privationxxii. » L’étymologie du néerlandais ghebrukenxxiii est la même que celle des mots français « fruit, fruition ». Elle renvoie au latin fructus, issu du verbe frui, « jouir de ». C’est à S. Augustin qu’il faut remonter pour son premier usage dans un contexte mystique. Il faisait la distinction entre ce dont l’homme doit se servir (uti) – les créatures, et ce dont il doit jouir (frui), à savoir Dieu seul. Le mot frui est employé de façon cruciale par Guillaume de Saint-Thierry dans une lettre aux Chartreux du Mont-Dieu : « Aliorum est Deo servire, vestrum adhaerere. Aliorum est Deum credere, scire, amare, revereri ; vestrum est sapere, intelligere, cognoscere, fruixxiv » (« A d’autres le service de Dieu, à vous l’union avec lui ; à d’autres de croire Dieu, de le savoir, de l’aimer, de le craindre ; à vous de le goûter, de le comprendre, de le connaître, de jouir de lui »).

Le latin frui, « jouir », est un mot explicite, aux connotations directes, tout comme le substantif « jouissance ». C’est pourquoi certains traducteurs de textes mystiques, voulant sans doute éviter que l’esprit ne s’égare vers de mauvaises pensées, préfèrent l’euphémisme « fruition ». C’est là une occasion de se pencher sur le mot sanskrit phala (« fruit »). En sanskrit, en effet, on nomme « fruit » le véritable sens d’un mot, dans un certain contexte. Plus précisément, phala signifie l’effet d’un mot sur une personne qui l’entend et le comprend dans un poème particulierxxv. Les mots, dans la poésie hindoue, sont considérés comme ayant trois sortes de sens, les sens littéraux, les sens dérivés (figurés, métaphoriques) et les sens sous-entendus. Dans un poème en sanskrit, une fois survolés les sens littéraux et dérivés, il reste un « surplus de sens », qui se donne à entendre lorsque l’interprétation selon les sens littéraux et dérivés ne suffit décidément pas. Ce sens en surplus, en surplomb, est perçu comme portant le sens fondamental du poème, par le lecteur « qui le goûte » comme tel. Ce sens est, techniquement, nommé dhvani (« résonance, évocation, sous-entendu »), ou vyañjanā (« sens suggestif, allusion »), ou encore rasana (« gustation, saveur »)xxvi. Viśvanātha, théoricien de la composition en poésie, précise: « La poésie est une parole dont l’essence est saveurxxvii ». Quelle est cette saveur ? Quelle est cette résonance ? René Daumal fournit cette tentative d’éclaircissement : « La Saveur n’est pas l’émotion brute, liée à la vie personnelle ; c’en est une représentation ‘surnaturelle’ (lokottara), c’est un moment de conscience provoqué par les moyens de l’art et coloré par un sentiment […] La Saveur est essentiellement une cognition, ‘brillant de sa propre évidence’, donc immédiate. Elle est ‘joie consciente (ānandacinmaya)… même dans la représentation d’objets douloureux’, car elle n’est pas liée au monde ordinaire ; elle en est une récréation sur un autre plan. Elle est animée par l’ ‘admiration surnaturelle’. Elle est ‘sœur jumelle de la gustation du sacré’. ‘Celui qui est capable de la percevoir la goûte, non comme une chose séparée, mais comme sa propre essence’. Elle est ‘simple comme la saveur d’un plat complexe’. Elle ne peut être saisie que par les hommes ‘capables de juger’, ayant un ‘pouvoir de représentation’ et elle exige un acte de communion. Elle n’est pas un objet existant avant d’être perçu, ‘comme une cruche qu’on vient à éclairer avec une lampe’ ; elle existe dans la mesure où elle est goûtéexxviii ». La notion de rasa (saveur) est, on le voit, au centre de l’esthétique hindoue. De tout cela, on peut tirer une essentielle analogie, ou même une anagogie, entre le poème et le poète. La rasa, la saveur, est le ‘suc’, l’ ‘essence’, le ‘sperme’, la ‘moelle’ du poème (ce sont toutes là des acceptions reconnues du mot rasa). La saveur est ainsi son Soi (ātman). L’ātman d’un homme se manifeste par des vertus, des actions. De même, l’ātman du poème se présente selon trois modes : sa suavité, qui « liquéfie l’esprit » ; son ardeur, qui « l’embrase », l’exalte ; son évidence, qui l’illumine « avec la rapidité du feu dans le bois secxxix ». De la même façon que l’état psychologique d’un homme se traduit par certaines attitudes révélatrices, un poème a aussi sa « manière », son style, son « allure » (rīti), qui manifestent sa vie intérieure, son sens, son essence. Le Soi du poème peut être tendre, doux, séduisant, aisé, ou bien violent, explosif, ou encore par tout autre état intermédiaire. Le Soi du poème est évidemment lié au Soi du poète. L’analogie entre l’ātman du poète et celui de sa poésie n’est pas de surface, elle est consubstantielle. Ces deux Soi sont essentiellement intriqués. C’est pourquoi, avant de composer un poème, le poète doit se composer lui-même, se disposer à exprimer la quintessence de cette Saveur, dont il sera l’entremetteur, et à la recevoir en retour, pour en confirmer l’authenticité à l’aune de la sienne propre.

Mais revenons à Hadewijch. Sa conception du Soi, ou de l’âme, est essentiellement anagogique, au sens le plus fort de ce mot. Si le poète hindou met son Soi dans son poème, l’âme d’Hadewijch est tout entière en dehors d’elle… « L’âme est pour Dieu une voie libre, où s’élancer depuis Ses ultimes profondeurs; et Dieu pour l’âme en retour est la voie de la liberté, vers ce fond de l’Être divin que rien ne peut toucher, sinon le fond de l’âme. Et si Dieu n’était à elle tout entier, il ne saurait lui suffirexxx ».

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i« L’âme est un être qu’atteint le regard de Dieu, et pour qui Dieu en retour est visible ». Hadewijch d’Anvers. Lettres spirituelles, XVIII, Traduction du moyen-néerlandais par Jean-Baptiste Porion. Ed. Martingay, Genève, 1972, p. 147

ii« Quand l’aiglon ne peut fixer [regarder] le soleil, il est mis hors du nid par l’aigle ». Ibid. p. 184

iiiExpression employée par Hadewijch d’Anvers et par Béatrice de Nazareth. Cf. Ibid. p. 31 et p. 46

ivIbid. p. 119

vIbid. p. 116

viIbid. p. 117

viiIbid. p. 101 : « in enicheiden »

viiiIbid. p. 207

ixIbid. p. 169

xIbid. p. 19

xi« Demeurez nue devant Dieu et dépouillée de tout repos qui n’est point le sien […] et tant que ceci n’est pas atteint, vous devez le désirer comme femme arrêtée en travail. » Lettre XXI, Ibid. p. 165

xiiIbid. p. 170

xiii« Mon Dieu, vous m’avez trompé, et c’est volontiers que je me laisse jouer par vous ». Lettre XIX, Ibid. p. 155

xivLettre XXVIII, Ibid. p. 210

xvLettre XXVIII, Ibid. p. 208

xvi« Je suis seule, errante, loin de lui, – loin de celui à qui j’appartiens au-dessus de moi-même et pour qui je voudrais être un parfait amour. Dieu le sait, il jouit de tout, et moi je suis affamée de tous les biens qui feraient en lui le repos de mon âme ». Lettre XXVI, Ibid. p. 197

xviiLettre XX, Ibid. p. 158

xviiiBéatrice de Nazareth. Sept degrés d’amour, VII, , Ibid. p. 238-239

xixBéatrice de Nazareth. Sept degrés d’amour, VII, , Ibid. p. 244

xxIbid. p. 247

xxiIbid. p. 248

xxiiHadewijch d’Anvers. Lettres spirituelles, VI, Traduction du moyen-néerlandais par Jean-Baptiste Porion. Ed. Martingay, Genève, 1972

xxiii« La notion de fruition s’exprime chez les mystiques du Nord par le verbe ghebruken, étymologiquement apparenté à frui : il apparaît pour la première fois à notre connaissance chez Hadewijch pour désigner l’appréhension du Divin au-delà des opérations des facultés. Fréquent chez Russbroec, il se rencontre aussi, bien que rarement, dans les écrits eckhartiens (traités XIV et XV de Pfeiffer). » J.-B. Porion. Op.cit. Annexe B, p.294

xxivPL. 184, col. 311. Cité par J.-B. Porion. Op.cit. Annexe B, p.294

xxvCf. René Daumal. « Pour approcher l’art poétique hindou ». Message actuel de l’Inde. Cahiers du Sud. 1941, p. 258

xxviL’analyse du Sāhitya-Darpaa (« Le Miroir de la composition. Un Traité de critique littéraire », par Viśvanātha Kaviraja, Calcutta, 1851) donne 5355 sortes de « sens suggérés », ce qui implique, selon René Daumal, « une subtilité et une précision d’analyse qui donnent presque le vertige ». Cf. Ibid. p. 258, et Note 21, p.266.

xxviiCité par René Daumal, Ibid. p. 259

xxviiiRené Daumal, Ibid. p. 259

xxixIbid. p. 260

xxxHadewijch d’Anvers. Lettres spirituelles, XVIII, Traduction du moyen-néerlandais par Jean-Baptiste Porion. Ed. Martingay, Genève, 1972, p. 147

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