Une philosophie de la conscience


Pourquoi s’intéresser à la conscience, dans une époque aussi matérialiste que la nôtre ? Je vois au moins trois raisons à cela, directement liées à l’état des sciences et techniques (notamment en physique quantique, cosmologie, intelligence artificielle) en ce début de 21e siècle. Par exemple, les progrès de l’Intelligence Artificielle (IA) incitent à s’interroger sur la spécificité et la nature de la conscience humaine par rapport aux capacités de raisonnement et d’inférence de l’IA. Ensuite, certaines conceptions cosmologiques supposent désormais probables la présence d’autres formes de vie, et donc de conscience, éparpillées dans le Cosmos, ce qui amène inévitablement à réévaluer la centralité du fait anthropomorphique et de la « conscience humaine ». Enfin, depuis les années 1920, la physique quantique a mis en évidence l’intrication structurelle des phénomènes quantiques avec la conscience. Les phénomènes, en tant qu’ils sont « observés », sont intriqués avec l’« observateur » (humain) qui les observenti, – et cela en rupture complète avec la science « classique » (d’Euclide et Thalès à Képler et Newton…). Werner Heisenberg, l’un des fondateurs de la physique quantique disait à ce propos que « la science ne se contente pas de décrire et d’expliquer la nature, elle est partie intégrante de la relation entre la nature et nous-mêmes ».ii Autrement dit, la science ne donne plus seulement une connaissance « objective » de la réalité elle-même, en tant qu’elle serait séparée de notre subjectivité, mais elle se fonde sur une imbrication et une ‘intrication’ de la connaissance et de la conscience de l’homme avec la réalité. Le physicien David Bohm fait même l’hypothèse que le « réel » serait une sorte d’hologramme de l’« esprit »iii .

Quant à l’IA, il paraît évident qu’elle a déjà dépassé la raison humaine en puissance de compilation, de traitement de l’information et de capacité d’inférence logique pour un très grand nombre de tâches. Quelles sont les étapes suivantes, lesquelles seront elles-mêmes dépassées ? La question (philosophique) reste pourtant la seule vraiment importante : l’IA atteindra-t-elle jamais à la conscience même, c’est-à-dire à une conscience d’elle-même, capable de volonté autonome ? La réponse (courte) à cette question, selon moi, est que jamais l’IA ne s’approchera, ne serait-ce qu’infinitésimalement, de la moindre conscience ou proto-conscience, humaine ou non-humaine. En effet, je pars de l’intuition profonde qu’il y a à l’œuvre dans toute conscience (humaine ou non humaine) un mystère qui touche à l’essence de la réalité tout entière, en y incluant la nature elle-même, et l’apparition en son sein de la conscience de l’Homo sapiens, – en compagnie d’innombrables autres formes de conscience. Enfin, il y a encore une autre raison qui justifie de reposer aujourd’hui, avec insistance, la question de la conscience. C’est la nécessité de rendre compte du fait que le concept de conscience est lui-même une invention philosophique « moderne », avec la rupture initiée par le cogito ergo sum de Descartes, rupture suivie et amplifiée par les philosophies de Kant, Hegel, Fichte, Schelling, Husserl, Sartre, qui toutes ont eu un lien avec le concept de conscience. Mais cette rupture a-t-elle remplie ses promesses ? Les succès (et les échecs) qu’elle a engendrés doivent-ils être ré-évalués ? Il reste aujourd’hui fort pertinent et instructif de confronter les diverses idées modernes de la conscience avec les concepts de l’âge classique qui s’en approchaient à leur façon à travers d’autres mots, d’autres conceptions, d’autres métaphores (et sans d’ailleurs que les pré-Modernes utilisent le mot de ‘conscience’).

Il est extrêmement significatif que, depuis 2009, le professeur Stanislas Dehaene ait centré ses cours au Collège de France sur « la question du traitement non-conscient » de l’information, dans les mécanismes de l’accès à la conscience du cerveau humain. Dehaene se demande si un stimulus (visuel ou autre) peut être traité de façon non-consciente par le cerveau, et influencer inconsciemment les décisions censées être prises ‘consciemment’, – sans jamais pour autant que le stimulus expérimental accède lui-même à la conscience. Déjà, aux 19e et 20e siècles, des neuropsychologues avaient mis en évidence toutes sortes d’états de non-conscience, – groupés en trois classes : l’amnésie, la ‘vision aveugle’ et l’hémi-négligence spatiale. Des symptômes objectifs de non-conscience peuvent en effet être observés. C’est fort intéressant, mais cela ne résout en rien le problème « difficile » de la conscience. Cependant le succès des approches expérimentales des phénomènes de non-conscience explique peut-être pourquoi le paradigme dominant les recherches aujourd’hui reste encore, non pas celui de la conscience, mais celui de la non-conscience, – et ce d’autant plus que ce paradigme se trouve être commun (ce n’est pas un hasard) à l’homme, à l’animal et à la machine. La non-conscience est un paradigme unificateur du positivisme… D’ailleurs, dans les années 1950, l’information ‘sans conscience’ vint au devant de la scène avec la théorie de l’information (Shannon) et les mécanismes universels de computation (Wiener, Turing, von Neumann) qui influencèrent profondément la psychologie cognitive. La métaphore de l’ordinateur tomba à pic pour décrire l’algorithmique supposée des opérations mentales, et pour légitimer la métaphore du cerveau-ordinateur. Par une ironique inversion, « c’est l’existence même de la conscience qui devient l’objet de polémiques » comme dit Dehaene ; il semble donc que la non-conscience occupe désormais le devant de la scène, et la question (dite ‘difficile’) de la conscience reste cantonnée dans les coulisses.

Surtout, l’essence même de la conscience, en tant que phénomène à la fois singulier et universel, demeure un mystère absolu.

S. Dehaene et ses collègues se sont contentés (si j’ose dire) d’élaborer une taxonomie aussi complète que possible des opérations mentales non-conscientes. Pour ce faire, il leur fallait identifier les processus mentaux impliquant un traitement conscient. Il fallait donc une définition ‘objective’. Pour ces neuroscientifiques, ou plutôt ces ‘neuroscientistes’, une opération mentale est dite consciente si « l’information est codée explicitement par le taux de décharge d’une population restreinte de neurones qui entrent en réverbération durable avec un espace de travail global, impliquant notamment le cortex préfrontal. »iv C’est là une définition objective, quantitative, déterministe, matérialiste, dont les mots ‘information’, ‘code’, ‘taux’, ‘durable’, traduisent des préoccupations analytiques, dans les cadres des lois physiques, chimiques et biologiques. On en déduit que les opérations mentales non-conscientes se définiront donc par le fait que leur codage implique sans doute une « population plus restreinte de neurones », qui n’entrent en « réverbération » que dans des « espaces de travail » plus localisés, et de façon non durable, ou quasi éphémère… Si c’est là le matériau expérimental avec lequel les neurosciences espèrent avancer, nul doute que fort éloignée reste encore la perspective d’une avancée sur la compréhension de l’essence même de la conscience ou de la « non conscience » (puisque le mot d’inconscient est non gratus en neurosciences…).

Jean-Pierre Changeux, dans L’Homme neuronal, écrit que le cerveau de l’homme est « une formidable machine chimique où l’on retrouve les mêmes mécanismes moléculaires à l’œuvre chez la mouche drosophile ou le poisson torpille »v. Le cerveau humain est donc en bonne compagnie. Mais on s’étonne de ne pas voir pointer une interrogation réciproque : les mécanismes moléculaires à l’œuvre chez la mouche drosophile ou le poisson torpille sont-ils réellement suffisants pour éclairer notre compréhension de l’essence du cerveau de Mozart ou de Platon ?

Les lois de la psychologie utilisées en neurosciences sont qualifiées du terme (très connoté) d’« algorithmiques », et font d’ailleurs référence aux sciences de la computation inaugurées par les travaux d’Alan Turing et de John von Neumann, puis de Noam Chomsky ou David Marr. S. Dehaene les évoque d’une formule: « Le cerveau humain, superbe exemple de système de traitement de l’information »… et, continuant sur cette lancée, il s’enthousiasme de ses performances : « C’est une étonnante machine comprenant de multiples niveaux d’architecture enchâssés et massivement parallèles. Avec cent mille millions de processeurs, un million de milliards de connections, cette structure reste sans équivalent en informatique, et ce serait une erreur profonde de penser que la métaphore de l’ordinateur puisse s’y appliquer sans modifications. »vi

Si l’ordinateur n’est pas la bonne métaphore, quelle pourrait-elle être une métaphore plus au goût du jour ? L’Intelligence Artificielle ?

Le but à atteindre a été affirmé par quelques « pionniers » auto-proclamés, il s’agit désormais d’atteindre un niveau de développement de l’IA capable de simuler « l’intelligence générale » de l’homme. Il semble probable qu’un jour ou l’autre on saura fabriquer des machines qui auront une puissance équivalente ou supérieure aux « cent mille millions de processeurs, avec un million de milliards de connections » qui enthousiasment le professeur Dehaene.

Mais aura-t-on atteint pour autant quelque sorte de « conscience artificielle » ?

Je ne le pense pas, et même je doute formellement que cela soit jamais possible. Pourquoi ? Parce que la conscience n’est pas un phénomène essentiellement matériel, ou logiciel, ou les deux à la fois. La conscience est essentiellement un phénomène impliquant, imbriquant et « intriquant » des niveaux de réalité très différents, des réalités dont les essences respectives sont sans rapport direct entre eux. On conçoit aisément que ces niveaux de réalité incluent notamment les niveaux quantique, biochimique, neurologique, pour rester sur le plan du matérialisme et du positivisme. Mais il est fort probable que la conscience soit aussi « intriquée » avec des niveaux de réalité d’une autre nature, essentiellement psychique (les paradigmes de l’inconscient collectif en donnent quelque idée) et spirituelle : je renvoie là aux trésors accumulés par l’humanité (avec les chamanismes, le Véda, le bouddhisme, les traditions monothéistes, etc).

Une vaste revue anthropologique et philosophique est nécessaire.

Je l’ai entreprise, à mon modeste niveau, et j’ai le plaisir d’annoncer que je viens de terminer le tome 1 d’un ouvrage consacré à la conscience, intitulé L’Exil et l’Extase – Une philosophie de la conscience, à paraître sous peu.

__________

iPlus récemment, a été confirmée expérimentalement la théorie de l’intrication quantique de particules, qui restent corrélées, quelle que soit la distance qui les sépare (expérience d’Aspect).

iiWerner Heisenberg cité in Fritjof Capra, Le Tao de la physique, Tchou, 1983, p.143

iiiDavid Bohm. La danse de l’Esprit ou le sens déployé, 1989

ivhttps://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/course-2008-2009.htm

vCité par S. Dehaene, ibid.

viIbid.

Une réflexion sur “Une philosophie de la conscience

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.