Le cerveau du mystique est-il « en mode par défaut » ?


« Dr. Robin Carhart-Harris »

Lors d’une prise de substances psychotropes (LSD, psilocybine, MDMA, DMT…), le cerveau présente-t-il une activité accrue ? Cette hypothèse semblait, il y a peu, aller de soi, mais il fallait encore la vérifier. On a entrepris à cette fin des observations directes du cerveau avec différentes techniques d’imagerie médicale comme l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), la tomographie par émissions de positrons (PET) ou la magnétoencéphalographie (MEC)i. Dans le cadre du laboratoire de David Nutt, pharmacologiste à l’Imperial College à Londres, le spécialiste des neurosciences Robin Carhart-Harris, a cherché à partir de 2008 à identifier l’existence de « corrélats neuronaux » lors d’expériences dites « psychédéliques » observées par IRMf. Les résultats furent bien différents de ce qui était prévu. Contrairement aux attentes, « ce que nous avons observé a été une diminution du débit sanguinii ». Une deuxième mesure sur les variations de consommation d’oxygène confirma ce constat. Il fut ainsi découvert que la psilocybine n’augmente pas, mais réduit l’activité cérébrale. Ce phénomène était particulièrement observable dans un ensemble de structures cérébrales appelé le « réseau du mode par défautiii », et noté par l’acronyme MPD. C’est le réseau des structures qui s’activent lorsque le cerveau n’est pas focalisé sur une tâche particulière, et que son attention n’est pas spécialement sollicitée. Il a été découvert en 2001 par Marcus Raichle, neurologue à l’Université Washington dans le Missouriiv. Les structures cervicales qui font partie de ce réseau sont : le cortex préfrontal médian, le cortex cingulaire postérieur, le lobe pariétal inférieur, le lobe temporal latéral, le cortex préfrontal dorsomédian et l’hippocampev.

Par définition, le réseau MPD est donc actif quand le cerveau est concentré sur sa propre intériorité, en une sorte de contemplation intérieure, et non sur des stimuli extérieurs, des actions à opérer ou des tâches à entreprendre. Le réseau MPD est « l’endroit où notre esprit vagabonde – lorsque nous rêvassons, ressassons, nous projetons dans l’avenir ou le passé, réfléchissons à nous-mêmes et nous inquiétons. Et peut-être les structures au travers desquelles circule le flux de notre consciencevi. » Je ne peux m’empêcher de penser qu’est fort problématique le fait de considérer la conscience comme un « flux » circulant dans un « endroit », cet « endroit » fût-il constitué par un réseau de zones cervicales différenciées. Il me semble que c’est là une simplification outrancière. Le philosophe, le poète ou le mystique pourraient avoir d’autres vues sur la question. Cependant il n’est pas nécessaire, à ce stade, de trancher le nœud gordien que constitue l’essence de la conscience. On pourrait se contenter de dire que le mode par défaut est l’un des possibles états de la conscience, parmi bien d’autres. Le fait intéressant est que ce mode s’active lorsque prévalent les processus mentaux les moins spécialisés, mais aussi les plus complexes, par exemple ceux qui impliquent une introspection, un voyage mental dans les souvenirs et les représentations, une réflexion morale ou une interprétation des états d’esprits attribués à autrui – autrement dit, une mise à distance de la conscience (en tant que représentée par le moi ou l’ego) par rapport à elle-même. « Le cerveau est un système hiérarchique. Les zones qui gouvernent les activités les plus complexes – celles qui se sont développées tardivement au cours de notre évolution, et que l’on trouve typiquement dans le cortex exercent une influence inhibitrice que les zones [les plus anciennes] responsables des activités les plus simples, comme les émotions et la mémoirevii. » Le mode par défaut du cerveau est au sommet de la hiérarchie des autres systèmes, plus spécialisés, du cerveau, comme la vision ou l’activité motrice. Il a la priorité, et permet d’éviter qu’un chaos cacophonique s’installe entre les signaux émanant de différentes régions du cerveau. La découverte de R. Carhart-Harris montre que les signes d’une diminution de l’activité du mode par défaut du cerveau présentent un lien direct avec le sentiment subjectif d’une « dissolution du moi », provoquée par la consommation de psychotropesviii. Cette « dissolution » peut être interprétée comme un effacement des frontières habituelles entre le moi et le monde, ou entre le sujet et l’objet, et cet effacement s’accroît lorsque l’activité du MPD diminue. Cette « dissolution » évoque aussi l’impression de « fusion du moi » dans un grand « Tout », souvent ressentie par des consommateurs de psychotropes, mais aussi lors de certaines expériences mystiques. Michaël Pollan propose même, mais à mon avis de façon bien trop précipitée, cette généralisation : « Cette impression de fusionner avec un grand ‘tout’ est, bien entendu, typique de l’expérience mystique ; notre sens de l’individualité et de la différenciation repose sur un moi limité et sur une démarcation nette entre sujet et objet, qui pourraient n’être que des constructions mentales, des sortes d’illusions comme le pensent les bouddhistesix. » Il me paraît nécessaire d’ajouter ici un caveat. D’autres narrations d’expériences de psychotropes et d’autres récits de grands mystiques (je pense, en l’occurence, non à des exemples de mystiques bouddhistes, mais de mystiques chrétiens ou musulmans) ne font pas du tout état d’une « dissolution » du moi. Elles montrent en revanche que, lors des phases les plus élevées de ce que l’on pourrait appeler des « extases » (chimiques ou mystiques), le moi reste toujours parfaitement conscient de la nature exceptionnelle de l’expérience vécue, même si ultérieurement ce même moi se révèle incapable de traduire en mots ces expériences par essence ineffablesx. Autrement dit, la notion de « dissolution du moi » peut sans doute être l’une des modalités vécues de l’expérience mystique ou de l’expérience de psychotropes, mais elle est loin d’être la seule. Ce serait une grossière erreur que de se limiter a priori à la notion de « dissolution », et même de « disparition » du moi, dans le contexte des expériences mystiques. Je ne peux donc qu’exprimer mon profond désaccord avec les conclusions générales que Michaël Pollan formule, sur la base des hypothèses de Carhart-Harris : « L’expérience psychédélique de la ‘non-dualité’ suggère que la conscience survit à la disparition du moi et que ce dernier n’est finalement pas aussi indispensable que nous (et lui) l’estimons. Carhart-Harris pense également que l’effacement d’une distinction nette entre sujet et objet pourrait expliquer une autre caractéristique de l’expérience mystique, soit le sentiment que sont objectivement vraies les visions auxquelles elle donne accès – des vérités révélées, en quelque sorte, et non de simples visions. L’explication est sans doute que, pour être capable de déterminer le caractère subjectif d’une vision, il faut être en mesure de conserver la notion même de subjectivité, laquelle disparaît chez un mystique sous l’emprise de psychédéliques. L’expérience mystique n’est peut-être, finalement, que ce que l’on ressent lorsque le réseau cérébral du mode par défaut est désactivéxi. » On retrouve ici le préjugé « scientifique » habituel sur la nature même de l’objectivité. Une « simple vision » ne serait que de l’ordre du « subjectif », et donc fort loin de l’« objectivité » attribuée aux « vérités révélées » (une objectivité elle-même en quelque sorte subjective, et qui serait, pour le scientifique, faussement ressentie par les croyants et les mystiques). Carhart-Harris affirme sans autre précaution de langage que la subjectivité « disparaît chez un mystique sous l’emprise de psychédéliques ». Cette formulation est en soi fort étrange. Je doute qu’elle puisse correspondre, par exemple, aux expériences de Thérèse d’Avila ou de Jean de la Croix, des « mystiques » qui n’ont vraisemblablement jamais été sous une telle « emprise ». Je doute aussi que les mystiques voient toujours leur « subjectivité » disparaître. Plus fondamentalement, je doute que les « vérités révélées » et même certaines « visions » ne soient que des productions (subjectives) de cerveaux simplement laissés à eux-mêmes et privés de toute régulation par le chef d’orchestre que le MPD est censé représenter. Quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir sur les « vérités révélées » et les « visions » mystiques, il n’est pas acceptable, du point de vue d’une bonne méthodologie scientifique, de les considérer toujours et a priori comme n’étant que des phénomènes subjectifs. Cette question reste, à mon sens, entièrement ouverte. Il se pourrait en effet que ces phénomènes soient non seulement « subjectifs », mais également, et en réalité, parfaitement « objectifs ». Si l’on reprend la thèse du cerveau-antenne, émise en 1898 par William Jamesxii, et si l’on admet, au moins hypothétiquement, l’existence d’entités spirituelles indépendantes de la conscience humaine, il n’est pas impossible que ces entités puissent communiquer objectivement avec le cerveau-antenne de certains humains (chamanes, mystiques, poètes,…). D’une part, on ne peut pas exclure a priori que le moi subjectif ne perd pas sa subjectivité lorsqu’il atteint le plus haut point de l’extase mystique, et d’autre part, on ne peut pas non plus exclure a priori l’existence d’entités objectives qui peuvent intervenir et interagir objectivement avec le moi subjectif du sujet « extatique ». Sans doute l’objectivité scientifique doit-elle éviter de se laisser emporter par les passions subjectives. Mais lorsque l’objet de l’investigation scientifique est précisément le sujet humain lui-même, et surtout le sujet humain en tant qu’il est plongé au cœur abyssal de sa propre subjectivité, et élevé dans le même temps à l’acmé de sa possible transcendance, alors nous sommes confrontés à un problème crucial, sur le plan méthodologique : qu’est-ce qui doit prévaloir ici, l’objectif ou le subjectif ? Ne peut-on d’ailleurs envisager une troisième position, qui intégrerait ces deux niveaux en une méta-subjectivité qui serait aussi une méta-objectivité ? C’est à cette idée même de méta-objectivité (méta-physique) que des neuroscientifiques comme Carhart-Harris s’opposent a priori : « Précisons que Carhart-Harris n’idéalise pas les composés psychédéliques et qu’il goûte peu la ‘pensée magique’ ou la ‘métaphysique’ qu’ils alimentent chez leurs adeptes, comme l’idée que la conscience puisse être ‘transpersonnelle’, c’est-à-dire une propriété de l’univers et non du cerveau. Selon lui, les formes de conscience que les psychédéliques libèrent sont des régressions vers un mode de cognition ‘plus primitif’. À l’instar de Freud, ils pensent que la perte du moi et le sentiment d’unité qui caractérisent l’expérience mystique (d’origine chimique ou religieuse) nous renvoient à la condition psychologique du nouveau-né au sein de sa mère, un stade auquel il n’a pas encore développé de sens de lui-même, en tant qu’individu distinct. Pour Carhart-Harris, le sommet du développement humain est l’avènement de ce moi distinct, ou ego, et l’ordre qu’il impose à l’anarchie d’un esprit primitif, secoué par les désirs et les peurs, et abandonné à diverses formes de pensée magiquexiii. »

Personnellement, je ne pense pas que le sommet de l’esprit humain soit le moi ou l’ego. Il est fort probable que la réalité de l’esprit et l’essence de la conscience soient beaucoup plus subtiles. Elles pourraient bien être symbolisées par des formes de symbiose entre le moi, l’esprit et l’âme. Ces formes de symbiose ont été magnifiquement synthétisées par le Psalmiste, en une seule formule : « Comme un petit enfant contre sa mère, telle est mon âme en moixiv. »

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iIl est important des souligner que l’IRMf et les autres techniques d’imagerie cérébrale ne mesure pas directement l’activité du cerveau, mais seulement certaines variables comme le flux sanguin intracrânien, ou la consommation d’oxygène par les cellules neuronales. Mais l’interprétation de ces variables observées reste un sujet ouvert.

iiPropos rapportés par Michaël Pollan. Voyage aux confins de l’esprit. Ce que le LSD et la psilocybine nous apprennent sur nous-mêmes, la conscience, la mort, les addictions et la dépression. Trad. Leslie Talaga et Caroline Lee. Quanto, 2018. p.302

iiiEn anglais « Default Mode Network » (DMN)

ivMarcus Raichle et al. « A Default Mode of Brain Function ». Proceedings of the National Academy of Sciences 98(2):676-82 . Février 2001.

vCf. Randy L. Buckner et al, « The Brain’s Default Network », Annals of the New York Academy of Sciences vol. 1124, n°1, 2008 : « Le réseau par défaut est actif lorsque les individus sont engagés dans des tâches centrées sur le monde ‘intérieur’, y compris la récupération de la mémoire autobiographique, la vision de l’avenir et la conception des perspectives d’autrui. L’examen détaillé de l’anatomie fonctionnelle du réseau révèle qu’il est plus facile de le comprendre en tant que sous-systèmes multiples en interaction. Le sous-système du lobe temporal médian fournit des informations sur les expériences antérieures sous la forme de souvenirs et d’associations qui sont les éléments constitutifs de la simulation mentale. Le sous-système préfrontal médian facilite l’utilisation flexible de ces informations au cours de la construction de simulations mentales pertinentes pour soi. Ces deux sous-systèmes convergent vers d’importants nœuds d’intégration, dont le cortex cingulaire postérieur. Les implications de ces observations fonctionnelles et anatomiques sont discutées en relation avec les rôles adaptatifs possibles du réseau par défaut dans l’utilisation des expériences passées pour planifier l’avenir, naviguer dans les interactions sociales et maximiser l’utilité des moments où nous ne sommes pas autrement occupés par le monde extérieur. »

viMichaël Pollan. op. cit., p. 303

viiEntretien entre Robin Carhart-Harris et Michaël Pollan, op.cit. p. 304

viii« Plus la diminution du débit sanguin et de la consommation d’oxygène étaient rapides, plus un sujet était susceptible de connaître une dissolution de la perception de soi. » Ibid. p. 306

ixIbid. p. 306-307

xIl est d’ailleurs à noter que le moi soumis à l’expérience de certaines « extases » sait qu’il vit un moment exceptionnel, il sait aussi qu’il ne pourra pas en traduire s, plus tard,la nature ineffable en mots, et il sait enfin qu’il risque de perdre presque intégralement le souvenir des détails de l’expérience, excepté le fait même qu’elle a eu lieu.

xiIbid. p. 307

xiiWilliam James. Human Immortality. 1898. Ed. Houghton, Mifflin and Company, The Riverside Press, Cambridge.

xiiiMichaël Pollan. op. cit., p. 315

xivPs 130 (131), 2

La ravie d’Avila


« La ravie » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Thérèse d’Avila a laissé des témoignages détaillés de ses nombreuses expériences de « ravissement ». Elle est loin d’être la seule à avoir légué à la postérité ce type de narration. Bien d’autres mystiques, appartenant à toutes sortes de traditions culturelles ou religieuses, et de tout temps, ont pu faire état d’expériences sinon similaires, du moins analogues. Malgré cette abondance de données, il est clair qu’une « théorie » générale du ravissement est encore impossible à faire. Le plus grand obstacle, d’ailleurs, n’est pas tant la nature des expériences de ravissement, que les doutes ou les sarcasmes dont elles sont environnées. Ceux qui n’ont jamais éprouvé de telles expériences, manifestement hors de toutes normes, et hors de toute humaine compréhension, sont de facto éminemment sceptiques. Ils ne peuvent absolument pas comprendre de quoi il est question. Or, ces « non-expérienceurs » constituent l’énorme majorité. Malgré tout, il existe maintenant une assez abondante littérature traitant de phénomènes qui sont, sinon proches, du moins comparables, par certains côtés. Il s’agit notamment des expériences dites de « mort imminente » (EMI, ou selon l’acronyme anglais NDE, « Near Death Experience »), dont la caractéristique générale est qu’elles résultent d’accidents physiques, de situations de danger absolu, ou de prises surdosées de psychotropes. Je ne désire certes pas assimiler les EMI et les NDE aux types d’expérience proprement « mystiques ». Je voudrais seulement signaler qu’une part non-négligeable de la population (environ 15 % selon des données rapportées par E. Kübler-Ross, par exemple) est a priori prête à entendre avec quelque intérêt l’expression de tels témoignages, et à prêter une certaine attention à des analyses et commentaires à leur sujet. C’est à tel commentaire de la narration de Thérèse sur ses ravissements que je voudrais me livrer dans cet article.

« Dans ces ravissements, il semble que l’âme n’anime plus le corps […] Très souvent même, prévenant toute pensée, toute coopération, le ravissement fond sur vous avec une impétuosité si soudaine et si forte, que vous voyez, que vous sentez s’élever cette nuée, ou cet aigle puissant qui vous emporte sur ses ailes. On comprend, on voit, ai-je dit , qu’on est emporté, mais on ne sait à quel endroit. Malgré les délices que l’âme éprouve, elle ne laisse pas cependant, vu sa faiblesse naturelle, d’être saisie de crainte dans les commencements. Elle doit donc avoir beaucoup plus de courage et d’énergie que dans les oraisons dont j’ai parlé précédemment, pour tout risquer, malgré tout ce qui peut arriver, pour s’abandonner entièrement entre les mains de Dieu, et aller partout où on la transportera. D’ailleurs, elle est transportée ainsi malgré elle. La violence était telle que j’aurais voulu très souvent résister à ce ravissement ; j’y opposais toutes mes forces […] mais c’était au prix d’une fatigue extrême ; semblable à une personne qui a lutté contre un géant puissant, je me trouvai après le combat épuisée de lassitude. D’autres fois, tout effort était impossible ; mon âme était enlevée et même ordinairement ma tête suivait ce transport sans qu’il y eût moyen de la retenir ; quelquefois même le corps tout entier était emporté, lui aussi, et ne touchait plus terre. Mais cela n’est arrivé que rarementi. »

« Dans ces ravissements, il semble que l’âme n’anime plus le corps. »

L’âme n’anime plus le corps, à ce qu’il semble, parce qu’elle a autre chose à faire, de bien plus important : il lui faut mettre toute son énergie à s’animer elle-même, à se dépasser et à se transcender. Le corps, quant à lui, continue de vivre, mais il n’est plus animé par l’âme. Il s’anime alors de lui-même, si l’on peut dire, autrement dit, il vit de sa propre vie, et il survit par son instinct de conservation.

« Très souvent même, prévenant toute pensée, toute coopération, le ravissement fond sur vous avec une impétuosité si soudaine et si forte, que vous voyez, que vous sentez s’élever cette nuée, ou cet aigle puissant qui vous emporte sur ses ailes. »

Le ravissement saisit l’âme comme un aigle fond sur sa proie. Il tombe soudainement, brutalement, et opère le rapt en un instant. Rien ne peut laisser prévoir le moment où il va rejoindre l’âme, et l’emporter avec lui. Mais cet aigle n’obéit pas ici aux canons habituels associés à la métaphore de « l’oiseau de proie ». Il ne suit pas le comportement auquel les habitudes de langage et les observations ornithologiques le confinent. Une différence notable est que le volatile aquilin ne saisit pas l’âme de ses serres. Il l’emporte sur ses ailes. La nuance importe. L’âme n’est donc pas une proie ravie (au sens où elle serait la victime passive d’un rapt) ; elle n’est pas l’objet d’une captation, elle est le sujet d’un transport (dans le sens d’un ravissement). Ce transport implique, à l’évidence, une forme de coopération. Être transportée sur les ailes d’un aigle (et non sur son dos, ou agrippée par ses serres), exige, on le conçoit, un éminent sens de l’équilibre, une capacité hors du commun à rester en phase avec le battement des ailes, et à se fondre harmonieusement dans le vent puissant du vol. Une autre indication de la relative douceur qui environne l’âme ainsi emportée, est l’autre métaphore qui en rend compte, celle de la nuée. L’âme est ravie, pourrait-on dire, aussi subtilement que l’eau de la mer est doucement aspirée vers le ciel sous la forme d’une nue.

« On comprend, on voit, ai-je dit , qu’on est emporté, mais on ne sait à quel endroit. Malgré les délices que l’âme éprouve, elle ne laisse pas cependant, vu sa faiblesse naturelle, d’être saisie de crainte dans les commencements. »

L’âme alors n’éprouve pas de crainte physique, elle ne ressent pas une douleur comparable à celle d’une proie livrée à la violence de serres crochues plantées dans une chair pantelante et sanglante. Bien au contraire ! Elle éprouve non de la douleur, mais des délices. Cependant, cette jouissance délicieuse ne va pas sans une crainte, non pas physique mais psychique. Cela est bien normal, vu l’ignorance et la faiblesse naturelle de l’âme. Mais il faut là encore, relativiser. Cette crainte, toute justifiée qu’elle soit, ne dure pas. Elle n’apparaît qu’au commencement (du ravissement).

« Elle doit donc avoir beaucoup plus de courage et d’énergie que dans les oraisons dont j’ai parlé précédemment, pour tout risquer, malgré tout ce qui peut arriver, pour s’abandonner entièrement entre les mains de Dieu, et aller partout où on la transportera. »

La principale crainte ressentie par l’âme n’a rien d’objectif, rien de tangible. Elle n’est fondée que son ignorance absolue de ce qu’il se passe, elle est plongée dans l’incertitude quant au lieu où elle est transportée. Mais il est une solution que son courage et son énergie peut lui laisser entrevoir. Cette solution est de faire délibérément le choix de tout risquer, le choix de l’abandon total. A cette condition, toute crainte disparaît, toute peur s’évanouit.

« D’ailleurs, elle est transportée ainsi malgré elle. La violence était telle que j’aurais voulu très souvent résister à ce ravissement ; j’y opposais toutes mes forces […] mais c’était au prix d’une fatigue extrême ; semblable à une personne qui a lutté contre un géant puissant, je me trouvai après le combat épuisée de lassitude. »

Le choix de tout risquer et de s’abandonner ne signifie pas cependant que l’âme veuille positivement, activement, participer à un transport dont elle ignore absolument la destination ultime. Dans cette ignorance, elle ne peut donc que rester relativement passive, sans devenir passionnément active. D’ailleurs, dans plusieurs occasions, l’âme de Thérèse n’était certes pas coopérative, ou seulement passive, mais voulait au contraire résister à la violence qui lui était faite. Malgré sa faiblesse inhérente, sa (petite) âme semblait affronter la puissance d’un géant. C’était alors un combat. Mais celui-ci prenait fin, toujours, non par une défaite, mais par une simple cessation, un épuisement, une lassitude enveloppante.

« D’autres fois, tout effort était impossible ; mon âme était enlevée et même ordinairement ma tête suivait ce transport sans qu’il y eût moyen de la retenir ; quelquefois même le corps tout entier était emporté, lui aussi, et ne touchait plus terre. Mais cela n’est arrivé que rarement. »

Les ravissements de Thérèse étaient tous différents. Aucun ne se ressemblait. Il n’y avait pas de règle générale, ni de protocoles répétés. Chose curieuse, sur laquelle il faudrait insister, le phénomène du ravissement n’était pas toujours purement psychique. On a vu que son corps n’était plus animé par l’âme « ravie ». Mais dans certains cas, le corps lui-même, quoique non animé par elle, pouvait être lui aussi emporté. Il est vrai que cela n’arrivait que rarement. Thérèse d’Avila lévita-t-elle alors ? D’autres traditions, la chamanique, ou la bouddhique par exemple, ou encore la soufie, font aussi part de l’existence de tels phénomènes. Une explication rationnelle de ce type de phénomène peut être tentée. Il est possible en effet que l’âme, ainsi violemment emportée, ait pu aussi emporter avec elle jusqu’aux moindres souvenirs de son être corporel, et par conséquent, ait pu ressentir au plus profond de son être psychique la mémoire palpitante de son être psycho-physique, synesthésique, en tant que participant à l’envol. Personnellement, je pense que cette question n’a d’ailleurs qu’un intérêt mineur. Elle nous éloigne en effet du cœur de l’événement, de ce qui constitue l’essence du ravissement. Sa finalité.

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iThérèse d’Avila. Vie écrite par elle-même. Chapitre XX. Traduction de l’espagnol par le P. Grégoire de Saint Joseph. Seuil, 1995, p. 194-195

Brève théorie de l’exception


« Théorie de l’assomption » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Une image qui ne peut me porter au-delà de l’image même n’a guère d’intérêt (du moins pour moi).

Tout ce que font les peintres du jour est encore une sorte de nuit, me semble-t-il, je n’aime ni leurs ombres ni leurs lumières. Je cherche depuis longtemps, partout, partout, quelque chose d’exceptionnel, et je ne trouve jamais que des ébauches d’esquisses, des murmures balbutiants, des griffures sur du vent.

Les lois de l’art (et du marché !) renforcent les habitudes et les acquis et condamnent l’exception à l’exil. Dans l’exil de la lumière, j’aime ce qui excède l’exception, et m’emmène bien au-delà de la lumière elle-même.

Après la pensée


« Après la pensée » ©Philippe Quéau (Art Κέω). 2024

À première vue, la conscience semble être constituée de tout ce qu’elle a conservé de vivant dans sa mémoire, les plaisirs, les peurs, les souffrances, les espoirs, les désirs, les croyances, et toutes les pensées présentes ou passées dont elle s’irrigue et se nourrit. Mais si tous ces souvenirs disparaissent, que devient-elle ? Qu’arrive-t-il à la conscience si elle se trouve soudainement vidée de tout contenu (conscient) ? Cette perte peut être relative, en cas de choc, de trauma ou de coma, ou totale, lors de la mort. Quand le cerveau meurt, que reste-t-il de ce monceau de morceaux de vie qui, auparavant, formait sa substance même ? Le contenu de la mémoire ne se dissout-il pas irrémédiablement, au fur et à mesure que les cellules du cerveau disparaissent ?

Des traditions variées, dans différentes cultures, sous toutes les latitudes et à toutes les époques de l’histoire humaine, attestent cependant que la conscience ne se résume pas au contenu mémorisé biologiquement dans les cellules du cerveau. La conscience semble en effet être en capacité de dépassement de ces limites biologiques. En d’autres termes, la conscience possède en puissance une profondeur propre, une essence intime, qui ne serait sans doute pas sans rapport avec ce que Freud ou Jung appelaient l’Inconscient. Cette conscience abyssale pourrait être interprétée comme une sorte de « conscience inconsciente », c’est-à-dire une conscience qui serait intermédiaire entre la conscience et l’Inconscient. Cette conscience intermédiaire se tiendrait en permanence (et métaphoriquement) ‘au-dessus’ ou ‘à côté’ de la conscience habituelle, mais sans jamais en être séparée, et se confondant même avec elle, la plupart du temps. On pourrait aussi l’appeler une méta-conscience, pour la distinguer conceptuellement de la conscience courante, sans toutefois vouloir a priori l’en distinguer formellement. La méta-conscience serait capable, cependant, de se détacher de la conscience habituelle, dans certains cas, par exemple lors de la phase du sommeil profond, ou bien pendant un coma ou une perte de connaissance, ou encore lors d’expériences faites aux limites de la conscience (dans les NDE ou EMI, les extases, les expériences mystiques…). La méta-conscience se distinguerait de la conscience habituelle en tant qu’elle serait, quant à elle, sans mémoire, sans pensée, sans désir et hors du temps, mais vigilante, et toujours présente au sein de la conscience. La présence de la méta-conscience pourrait être qualifiée de subliminale, c’est-à-dire qu’elle resterait en dessous des limites de la perception consciente, du moins quand la conscience habituelle serait pour sa part en éveil. En revanche, pendant d’autres états de conscience, comme l’état de rêve, de sommeil profond ou l’état dit turīyai, elle serait sans doute plus prégnante, affirmant son existence propre, et prenant la direction du soi. L’hypothèse de l’existence d’une méta-conscience, qui serait comme la conscience de la conscience, sa ‘fine pointe’, n’est pas gratuite. Elle repose, comme je l’ai dit, sur des témoignages innombrables émanant de toutes les traditions et de toutes les cultures. Mais ce qu’il est intéressant de considérer, ce sont les conséquences de cette hypothèse, et voir où elle mène.

On sait assez que la pensée (la pensée ‘consciente’) est fondamentalement limitée, malgré toutes les prouesses dont elle est capable (comme l’attestent dans l’histoire humaine, le développement des philosophies, des sciences, des arts, ainsi que toutes les réussites du genre Homo Sapiens dans son adaptation à la vie sur terre). Tous les savoirs que la pensée produit elle-même, ou qu’elle élabore à partir de l’expérience, sont donc, eux aussi, fondamentalement bornés. On conçoit que la conscience, en tant qu’elle est tissée de pensée et de mémoire, est, elle aussi, a priori relativement réduite, restreinte, cantonnée, enfermée. Il y a assurément dans le monde une infinité de choses que la conscience ne pourra jamais connaître, et dont elle ne soupçonnera même pas l’existence. On peut certes imaginer qu’elle rêverait de les connaître, ces choses infiniment inconnaissables, et qu’elle pourrait faire un effort spécial pour s’en approcher, si elle pouvait seulement supputer leur probabilité d’existence. Mais la conscience vit généralement sa vie consciente sans se préoccuper de tout ce dont elle n’a pas conscience, et encore moins de tout ce dont elle ignore absolument la probabilité d’existence. La conscience vit habituellement dans une certaine clarté, une lumière qui lui appartient en propre, mais qui l’enveloppe par là-même d’un profond brouillard, l’isolant et l’éloignant de tout ce qu’elle ne connaît pas et qu’elle ne pourra jamais connaître, en lui enlevant toute motivation pour le percer. Or, parmi les myriades de choses dont elle ignore tout, à commencer par le fait même qu’elles puissent exister, on peut supputer qu’il y en a qui sont parmi les plus fondatrices, les plus essentielles, les plus magnifiques, les plus étonnantes qui soient. On peut l’inférer de l’épaisseur même des mystères qui environnent de tout temps l’intelligence humaine, et qui semblent être là depuis la fondation du monde, formant la substance des grandes antinomies de la raison pureii. Il y a sans aucun doute un immense intérêt prospectif, pour la réflexion philosophique, de jauger la cohérence des prémisses que ces mystères impliquent, et aussi d’évaluer les conséquences de la « liberté au sens cosmologiqueiii » qu’ils dénotent. En effet, s’ils existent vraiment, quel infini dommage pour la conscience que de se voir inutilement privée de ces trésors ineffables, invisibles et inconcevables !

Ce sont là, à tout le moins, des hypothèses qui valent d’être posées, et méditées. Il est nécessaire et profitable d’échanger des idées sur ces questions fondamentales. Malgré les risques, les difficultés, il est utile et stimulant de les poser, particulièrement dans un monde qui va mal, qui titube, qui vacille sur ses bases, au point que l’avenir même de l’humanité semble aujourd’hui menacé. La corruption intellectuelle, morale et matérielle, gangrène le monde. Les esprits s’assèchent et rapetissent. Il y a peu de raisons d’avoir confiance dans un avenir qui se profile déjà, sous de sombres auspices. Inutile de rappeler la litanie des problèmes mondiaux. L’Occident perd à grande vitesse ce qui lui restait de crédibilité idéologique, politique, morale – et juridique, pour avoir trop longtemps voulu impunément tromper le reste du monde avec son hypocrisie et ses doubles standards, et pour avoir constamment renié dans la pratique ses idéaux (supposés). Quant au Sud, incorrectement dit « global », il n’a certes pas fini de souffrir de ses propres manques. Encore quelques dixièmes de degrés de réchauffement climatique, et la marmite humaine va réellement bouillir.

La question de l’évolution de la conscience (à l’échelle de l’humanité entière) n’est pas un luxe théorique, un passe-temps pour intellectuels oisifs. C’est en réalité la question essentielle, le principal enjeu du champ de bataille mondial, où s’affrontent déjà les forces qui définiront les prochains siècles, et orienteront l’humanité vers le pire, ou le meilleur ou même vers de nouvelles formes de médiocrité. Observons, pour commencer, que plus la conscience semble accumuler des savoirs, plus elle prend conscience qu’elle en sait de moins en moins. Elle découvre qu’elle ignore de plus en plus de choses au fur et à mesure qu’elle avance dans le domaine des connaissances. Il y a en effet, pour la conscience qui avance, cette constante prise de conscience qu’elle est entourée de toujours plus d’inconnu. Elle conçoit même, de plus en plus clairement, que cet inconnu pourrait se révéler être sans fin. J’admets que l’existence d’un infini inconnu ne peut être ni assurée ni démentie, on ne peut que la supposer, ou la conjecturer. Mais on peut aussi raisonner par l’absurde. Si l’on affirmait que le savoir a une ‘fin’, et que la connaissance sera un jour ‘complète’, alors il paraît évident que cette hypothétique assertion serait d’emblée positivement indémontrable, et, surtout, logiquement contradictoire. Elle contredirait en effet, notamment, les théorèmes d’incomplétude de Gödel, qui sont, quant à eux, logiquement démontrésiv

L’infini inconnu, s’il existe, doit posséder un grand nombre, et même une infinité de dimensions. Cet infini, cette non-connaissance illimitée, dont on conçoit la crédible possibilité, ne peuvent pas être saisis par la pensée, laquelle est, par nature, intrinsèquement limitée, divisée, comme on l’a dit. Nous avons cette nette conscience des limites de la conscience, parce que nous avons aussi conscience des limites de notre conscience individuelle. Mais, si nous avions conscience de participer à la constitution d’une conscience totale, universelle, cosmique, nous aurions peut-être, alors, moins conscience de nos limites propres, et peut-être imaginerions nous que ces limites objectives sont aussi objectivement dépassables par la conscience cosmique, totale, toujours en genèse, et visant vraisemblablement à atteindre quelque transcendance lointaine, mais non hors de portée. L’humanité, on le sait, est constituée de plusieurs milliards d’individus, lesquels n’ont pas tous une claire conscience que « tout est un », et que leur conscience individuelle n’est en réalité qu’une simple goutte noyée dans l’océan total. La conscience océanique est certes ‘une’, d’un certain point de vue, mais chacune des gouttes qui la composent, chacun des embruns projetés par les vagues de conscience, tous se croient vraiment singuliers. Ils le sont sans doute, mais cette singularité est aussi ce qui contribue de façon décisive à la nature de la conscience totale. Celle-ci forme un tout indissociable, et pourtant elle est constituée de ces myriades de singularités qui continuent de croire en leur unique spécificité. Ces singularités ne voient cependant pas que, d’un point de vue plus élevé, elles représentent le chatoiement vivant, le murmure bruissant de la conscience totale. Leur multitude même invite à penser que leur ensemble, leur totalité, a vocation à se développer infiniment. Mais la pensée n’est pas bien équipée pour penser lucidement à de telles choses. Elle peut certes essayer de les concevoir, mais ces conceptions restent toujours en un sens abstraites. Elles sont pensables, mais elle ne sont pas vécues, ni charnellement, ni spirituellement. Malgré tout, il peut arriver que des conceptions issues de la pensée puissent être vécues, exceptionnellement, sur un mode mystique ou extatique, et donc d’une manière fort éloignée de la réalité habituelle. La pensée peut penser des singularités concrètes ou bien des généralités abstraites, mais elle ne peut guère saisir la totalité du pensable, puisqu’elle n’en représente elle-même qu’une infime partie. La pensée est bien incapable de se penser elle-même, en tant qu’elle est par avance perdue dans l’infinie totalité. Elle ignore cette perte même, cet égarement ontologique. Elle préfère toujours croire qu’elle est au moins présente à elle-même. Mais est-ce assez de penser cela ? Y a-t-il quoi que ce soit d’autre au-delà de la pensée ? Il ne s’agit pas ici de faire allusion à quelque Déité, ou à des entités transcendantes, ou encore à de tout autres êtres métaphysiques qui auraient leur propre mode d’existence. Il s’agit bien de rester ici sur le plan humain, et sur le plan des créatures. Je demande s’il existe, dans ce plan, des activités de l’esprit et de l’intelligence qui ne seraient pas de l’ordre de la pensée, mais qui se situeraient bien au-dessus d’elle (comme un indicible mouvement noétique, une nouvelle et inattendue conception, une soudaine intuition ou encore un désir fulgurant, foudroyant…). Je suis absolument certain que l’esprit existe, et qu’il vit, en tant que tel, indépendamment du cerveau. Ce dernier n’est qu’un instrument passager au service de l’esprit, un moyen de s’incarner dans ce corps, et d’entrer en contact avec la réalité de ce monde. Le cerveau biologique, dont le développement est, on le sait, épigénétique, vit essentiellement dans l’héritage de son passé et il se reconfigure sans cesse dans son présent. Mais il n’a aucun moyen de se connecter avec son lointain avenir, puisqu’il est matériellement limité à ce qu’il est, présentement, ainsi qu’à ce qu’il a été. L’esprit, quant à lui, n’est pas une substance biologique, il est immatériel et, de ce fait, il est essentiellement libre. Il est certainement non contraint ou limité par le cerveau. En revanche, comme le cerveau est conditionné par sa constitution biologique, par ses réseaux de cellules et de neurones, par ses hormones, sa relation à l’esprit est naturellement limitée. Le cerveau naît, vit et meurt dans le temps. L’esprit est indépendant du temps : il vit dans son propre espace, mais il n’a pas de rapport avec le tempsv. Il demeure en dehors du temps. Le temps, en revanche, fait partie des principales représentations du cerveau, et réciproquement, le cerveau se coule entièrement dans le mouvement du temps. La pensée (du cerveau) considère aussi l’espace, elle peut inventer différentes représentations de l’espace, diverses sortes d’espaces. Mais ces sortes d’espace n’ont rien à voir avec l’espace propre de l’esprit. L’esprit, d’ailleurs, est davantage un ‘lieu’ qu’un ‘espace’. Je renonce à faire ici un développement sur ces notions, dont rendent compte les mots makom en hébreu, topos en grec, locus en latin, et les mots sanskrits ākāśa, « espace, air, ciel », dont la racine vient de kāśa, « apparition, visibilité »  et diś, « direction, sens, lieu », et qui nous mènent, c’est le cas de le dire, vers d’autres directions, et d’autres sens. Je reporte cela à un autre blog. Ce qui est sûr, c’est que la nuance entre espace et lieu importe beaucoup. Dans un espace nu, abstrait, tout reste à faire a priori. En revanche, dans un lieu, on peut d’emblée s’y installer, y habiter, y résider, puis s’y refonder, s’y sourcer ou s’y ressourcer. Dans l’immanence du lieu, dans son secret, l’esprit peut montrer sa puissance, sa transcendance. Restant dans son lieu propre, il peut aussi se révéler au cerveau, dans certaines occasions, par exemple lors d’une perception étincelante, une illumination, une extase, une vision, une révélation. Toutes ces expériences de l’esprit, ces expériences aux limites, sont en réalité hors du temps, elles ne sont pas des produits de la mémoire, ni de simples intuitions, ni le résultat de désirs, ou la concrétisation d’espoirs. Elles sont seulement des faits – bruts, instantanés, irrémédiables, inoubliables, indicibles, ineffables, éternels. Elles n’ont strictement rien à voir avec les schémas linéaires du temps et de la pensée. Elles appartiennent à la nature même de l’esprit, et sont la meilleure preuve de son existence propre, indépendante. L’esprit n’est donc pas une simple production du cerveau. C’est le contraire, en fait. Le cerveau est en partie une production de l’esprit. L’esprit peut agir directement sur la matière même du cerveau (les cellules, les neurones, les synapses, les hormones, etc.). Cette matière est, par essence, limitée, et la pensée est aussi, par essence, limitée. C’est pourquoi la pensée ne peut pas produire un changement en elle-même et par elle-même. En revanche, la pure énergie de l’esprit est capable de pénétrer et de moduler l’énergie limitée de la matière, et, par conséquent, de corriger certaines des limitations du cerveau.

On peut aussi affirmer que le cerveau est fondamentalement, structurellement, « ouvert », et tout à fait disposé à devenir un instrument docile de l’esprit, le moment venu – mais seulement quand il n’est plus occupé de lui-même, quand il n’est plus centré sur son propre fonctionnement. On peut se demander si le cerveau ne serait pas une sorte d’émetteur-récepteur radio qui pourrait émettre des signaux spécifiques, et en recevoir. Mais, faute d’entraînement, il aurait beaucoup de mal à capter distinctement des signaux d’une autre nature (une nature non cervicale, et non humaine) qui viendraient d’ailleursvi. Pourquoi une telle dissymétrie ? On peut seulement observer que le cerveau fonctionne assez correctement, mais dans une zone vraiment réduite, comme dans un réseau wifi de portée limitée. Quand le cerveau veut s’ouvrir à l’esprit, il faut impérativement qu’il commence par se taire. L’esprit a un besoin essentiel, vital, de ce silence. Le contact entre le cerveau et l’esprit ne peut s’établir que dans le silence. Dans ce silence, et si le contact a bien eu lieu, alors l’esprit peut venir et agir. Comment entendre cette action ? Il faut l’entendre dans le sens où le cerveau peut être intimement transformé par l’esprit, comme une fleur butinée peut être fécondée par une abeille. Tant qu’une personne se pense comme un être simplement séparé, elle n’a aucune chance d’établir un contact avec l’esprit. L’esprit vit, on l’a dit, dans son propre lieu et dans le silence. Il vit dans un lieu inconcevable pour la pensée. Dans ce lieu, que fait l’esprit ? Il médite. Sa méditation constitue une sorte de vie intérieure, essentiellement inconsciente. Elle n’a donc rien à voir avec un processus conscient, ou avec une pensée qui serait occupée de raisonnements, de logique ou de grammaire. Sa méditation est une lente éclosion, hors du temps, et elle a besoin dune ’attention permanente, vigilante. Elle ne cherche pas à advenir à la conscience, elle cherche à se fondre toujours plus profondément dans l’inconscient, où elle sait qu’elle a sa source. Le contrôle conscient de la pensée reste donc fort loin de ce que la méditation cherche, et qui se veut un total abandon à la liberté de ce qu’elle ignore, mais qu’elle devine.

L’effort ne sert pas la qualité de l’attention. La véritable attention requiert en revanche que l’ego s’efface, se retire, se cache, disparaisse à ses propres yeux. Là où il y a pensée, pesée, jugement, mesure, projet, sujet, objet, devenir, il n’y a pas de méditation. L’attention est la substance même de l’esprit. Elle constitue son lieu propre, et ce lieu est sans limites. Seul l’esprit peut pleinement habiter ce lieu qui n’a pas de limites. Dans cette illimitation, l’esprit possède un tropisme vers l’universel. Mais ce mot (universel) pose problème. Il y a un risque à associer à l’esprit l’idée d’universel. Ce risque vient des mécanismes mêmes du cerveau, et des structures induites par le langage humain et les grammaires qui le formatent. Le risque est que l’on en vienne à inférer l’existence de ce que certaines traditions appellent « l’Esprit » (avec sa forme de transcendance), à partir du concept d’esprit (dont la nature est d’abord immanente avant d’être possiblement transcendante). Parler de l’Esprit par un E majuscule, le fait entrer dans la longue litanie des traditions, et lui donne alors la consistance d’une idée, respectable sans doute, mais qui n’est qu’une idée, seulement une idée. Ce qui est véritablement important est d’entrer en contact avec cela (que l’esprit incarne et révèle), et non avec une idée (à savoir quelque idée de ce que l’esprit pourrait être ou n’être pas). On peut entrer en contact avec cela, seulement si l’ego se tait. Alors, viennent la beauté, le silence, l’au-delà du temps et de la mémoire. Viennent émotion et compassion. Et, de la compassion, l’esprit fait naître l’intelligence, laquelle peut agir dans le monde réel, par l’intermédiaire du cerveau. L’observateur (le moi, et son cerveau) devient, à sa propre surprise, l’observé, quand il réalise effectivement cela, quand il se résout enfin à éliminer tout conflit entre ce qu’il était et ce qu’il est appelé à observer, avant d’être invité à le devenir. Le cerveau n’est plus séparé de l’esprit, et tout conflit disparaît. Le cerveau cesse de lutter contre ce qu’il ignore depuis toujours, et le moi acquiert une énergie sans mesure. Il se connaît enfin dans son ignorance absolue. Il se connaît dans un apprentissage permanent de soi-même. Il ne se connaît plus par son passé, mais par ce qu’il pressent être son avenir. Se connaître, se pénétrer soi-même, se comprendre soi-même, est une chose très subtile, très complexe – mais formidablement, éminemment vivante. Veiller sur ce qui arrive, ce qui sourd en soi, est une merveille absolue.

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iTurīya (तुरीय)1 est un terme sanskrit qui signifie le quatrième état de conscience au-delà de ceux de veille, rêve et sommeil. Dans les différents courants de philosophie monastique hindoue, Turīya est un état de conscience pure. Il s’agit d’un quatrième état de conscience qui sous-tend et qui transcende les trois états de la conscience commune : l’état de veille, l’état de rêve, et le sommeil sans rêve (Wikipédia).

iiCf. Emmanuel Kant. Critique de la raison pure.

iiiLe déterminisme des phénomènes dans la nature peut coexister avec la « liberté pratique » des noumènes, indépendants des phénomènes. Cette liberté pratique est qualifiée par Kant de « libre arbitre ». Mais Kant pose également l’existence d’une autre liberté, la « liberté au sens cosmologique », qui est la faculté de commencer des séries de causes naturelles. La création même du monde ou du cosmos est l’expression de cette liberté cosmologique, qui s’exerce hors du temps naturel. Elle n’emprunte rien à l’expérience et elle ne peut être reproduite dans aucune expérience (humaine). Cf. Philippe Quéau . La liberté du choix.

ivKurt Gödel a établi en 1931 ses théorèmes d’incomplétude, lesquels prouvent, avec les moyens de la logique mathématique, qu’aucune théorie cohérente (au sens de la logique mathématique) ne peut démontrer sa cohérence avec ses propres principes.

vJiddu Krishnamurti et David Bohm. Le temps aboli. Presses du Châtelet, 2019, p.461

viCf. Jiddu Krishnamurti et David Bohm. Le temps aboli. Presses du Châtelet, 2019, p.455

L’Extase de Paul


« Saint Augustin, par Sandro Botticelli. »

Paul eut une extase, fameuse, qu’il décrit en parlant de lui à la troisième personne : « Je sais un homme […] qui, voici quatorze ans – était-ce dans son corps, je ne sais, était-ce hors de son corps, je ne sais, Dieu le sait – fut ravi jusqu’au troisième ciel. Et je sais que cet homme-là – était-ce dans son corps ou hors de son corps, je ne sais, Dieu le sait – fut ravi dans le paradis, et qu’il entendit des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à l’homme de direi. » A lire ce qu’il en dit, cette extase fut nettement différente de celle que Pierre avait eu lui-même quelques années auparavantii… mais aussi de celles de Moïse, d’Ézéchieliii, ou d’Isaïeiv. Elle paraît à l’analyse plus intellectuelle, en quelque sorte abstraite, plutôt que visuelle ou imaginative, ne serait-ce que par son manque de détails. Thomas d’Aquin, qui a consacré plusieurs articles de sa Somme théologique à la question du « ravissement », explique que ce que les Grecs appellent ‘extase’, les Latins le nomment ‘transport de l’esprit’. Citant le Psalmiste, « J’ai dit dans mon transport : tout homme est menteurv« , il explique que, « selon la Glose : ‘On parle ici d’extase, puisque l’esprit n’est pas hors de lui par la peur, mais surélevé par une révélation inspirée.’ Or la révélation relève de la connaissance. Donc aussi l’extase ou le ravissement. La révélation qui lui est associée relève de la connaissancevi. » Et il ajoute : «  Le ravissement produit aussi un effet dans l’appétit : on se délecte dans l’objet du ravissement. Voilà pourquoi l’Apôtre dit qu’il a été ravi, non seulement au « troisième ciel », qui appartient à la contemplation intellectuelle, mais au « paradis » qui relève de l’affectivité. »

Cette interprétation souligne la primauté de l’amour sur la contemplation intellectuelle. C’est lui qui pousse l’esprit à sortir de ses limites, et lui permet d’aller plus loin que l’intelligence dans la saisie de son désir. Le ravissement ajoute donc quelque chose à l’extase. « Celle-ci implique seulement qu’on est hors de soi-même, c’est-à-dire en dehors de son état habituel ; mais le ravissement y ajoute une certaine violence. L’extase peut donc relever de l’appétit, par exemple lorsque le désir d’un sujet tend vers des réalités qui lui sont extérieures ; et c’est en ce sens que Denys peut dire : ‘L’amour divin cause l’extase’, parce qu’il fait tendre l’appétit de l’homme vers les réalités aimées. Aussi ajoute-t-il ensuite que ‘même Dieu, qui est la cause universelle, sort de lui-même par l’abondance de sa bonté aimante, quand il pourvoit à tous les êtres’vii. »

Thomas d’Aquin pose aussi la question : Paul a-t-il vu l’essence de Dieu ? Il répond positivement en s’appuyant sur l’autorité de saint Augustin, qui affirme que « la substance même de Dieu peut être vue par certains hommes établis en cette vie ; Moïse par exemple, et Paul, qui dans son ravissement, a entendu des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à l’homme de rapporterviii. »

On pourrait aussi évoquer Isaïe, qui affirme qu’à l’exception de tous les autres dieux, on peut « ouïr », « entendre » et « voir » Dieu [Elohim]: « Jamais on n’avait ouï dire, on n’avait pas entendu, et l’œil n’avait pas vu un Dieu – toi [Elohim] excepté ; Il agit pour qui a confiance en lui ix». Si l’on en croit Isaïe, il est donc possible de « voir » Elohim, et seulement ce Dieu-là. Il est possible de « voir » son essence en tant qu’elle se révèle quand il « agit » pour ceux qui lui font confiance, pour ceux qui l’attendent. « Par conséquent, il est préférable de dire que S. Paul a vu Dieu dans son essence », conclut Thomas d’Aquin.

Il pose une autre question encore : L’âme de S. Paul a-t-elle été complètement séparée de son corps ? Là encore, il s’appuie sur Augustin : « Il n’est pas incroyable que certains saints, qui n’étaient pas encore délivrés de la vie au point de ne laisser que leurs cadavres à ensevelir, se soient vu accorder cette forme excellente de révélation », qui est de voir Dieu par essence. Thomas en conclut qu’il n’était donc pas nécessaire que, dans son ravissement, l’âme de saint Paul ait été complètement séparée du corps. En revanche, « il fallait que son intelligence soit abstraite des images et de la perception des réalités sensiblesx ».

C’est dans son ouvrage, La Genèse au sens littéral, que saint Augustin s’est livrée à une analyse détaillée du ravissement de Paul. « Ainsi donc ce qu’il vit au moment où il fut ravi au troisième ciel, et ce qu’il affirme savoir, il le vit dans sa réalité propre et non sous forme d’images. Par contre, ce ravissement même hors du corps laissait-il son corps complètement mort ou bien son âme (anima) restait-elle présente en lui selon le mode des corps vivants, cependant que son intelligence (mens) était ravie afin de voir et d’entendre les révélations ineffables de cette vision, c’est de cela qu’il est incertain ; et c’est pour cela peut-être qu’il affirme : était-ce dans son corps ou hors de son corps, je ne sais, Dieu le sait.xi » Il y a trois sortes de vision, théorise Augustinxii : 1° la vision corporelle (donnée par les yeux du corps), 2° la vision qu’il appelle « spirituelle » , c’est-à-dire la vision par « l’esprit humain » (spiritus hominis), par laquelle nous nous représentons des choses corporelles en leur absence, et 3° la vision appelée « intellectuelle », par laquelle on embrasse des réalités qui n’ont pas d’images ou de représentation (par exemple l’idée de justice ou de dilection, l’idée d’âme ou l’idée de Dieu). Cette vision est une intuition de « l’âme intellectuelle » (qu’Augustin appelle mens). En latin, les mots anima (âme), spiritus (esprit), mens (intellect) ne manquent pas d’une certaine ampleur sémantique, et leur interprétation peut supposer une certaine fluidité. On pourrait dire qu’anima est le principe vital, le souffle de vie, que spiritus désigne l’esprit en tant qu’il pense, qu’il veut et se souvient, et que mens est la partie la plus élevée de l’âme, sa « fine pointe », celle qui précisément est capable d’intuiter les réalités spirituelles les plus hautes, comme la vision du « troisième ciel ». Augustin souligne que les mots « spirituel » et « esprit » peuvent avoir plusieurs sensxiii. Pour Paul, le corps lui-même peut être « spirituel » : «Semé corps animal, il ressuscitera corps spirituelxiv ». Ce que Paul appelle âme intellectuelle (mens), il l’appelle aussi esprit (spiritus), et il emploie encore l’expression « esprit de l’âme » (spiritus mentis) : « Renouvelez-vous dans l’esprit de votre âme (spiritu mentis vestrae) et revêtez l’homme nouveauxv. » Mais dans d’autres cas, il oppose nettement spiritus et mens : « Si je prie en langues, mon esprit (spiritus) est en prière, mais mon âme intellectuelle (mens) n’en retire aucun fruitxvi. » Ailleurs, il dit que ces deux puissances peuvent collaborer : « Je prierai avec l’esprit, mais je prierai aussi avec l’intelligence (mens)xvii. » Quant à Dieu lui-même, si on ne l’appelle jamais mens, en revanche on peut l’appeler « esprit » : « Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent doivent l’adorer en esprit et en véritéxviii. »

Cet « esprit », quand il s’adresse à l’homme, par exemple « en langues », est susceptible de lui « dire des choses mystérieusesxix ». Ces choses, non comprises, restent obscures dans l’esprit, parce qu’elles ne sont pas clairement vues ou intuitées par l’âme intellectuelle (mens). Ainsi, le propre de l’âme intellectuelle est l’intelligence, cette faculté par laquelle on atteint la chose intelligible en soi. C’est aussi la faculté par laquelle s’exerce la révélation, la prophétie, ou encore la connaissance et l’enseignement des choses divines. « La prophétie relève plutôt de l’âme intellectuelle (mens) qu’elle ne relève de cet esprit (spiritus) qui, entendu au sens propre dont il est question, désigne une puissance de l’âme (anima) inférieure à l’intelligence (mens) et où s’impriment les similitudes des choses corporelles. Joseph qui comprit ce que signifiaient les sept épis et les sept bœufs était donc plus réellement prophète que le pharaon qui les vit en songexx. L’esprit de celui-ci fut affecté en sorte qu’il vît ces images, l’intelligence de celui-là fut illuminée en sorte qu’il les comprîtxxi. » La vision ou l’intuition intellectuelle est donc le propre de l’intelligence (mens), cette plus haute faculté de l’esprit (et donc de l’âme). Augustin évoque aussi la distinction à faire entre les mots intellectuel et intelligible. « Intelligible (intelligibilis) serait la chose même qui peut être perçue par la seule intelligence (solo intellectu) ; intellectuelle (intellectualis), par contre, l’âme (mens) qui comprend (intellegit)xxii. » Mais alors surgit une autre question, fort épineuse, celle des rapports réciproques entre l’intelligence et l’intelligible, entre ce qui peut comprendre et ce qui se laisse accéder à quelque compréhension. « Mais y a-t-il une réalité qui puisse être vue par la seule intelligence et qui ne soit pas elle-même intelligente, c’est là un grand et difficile problème. Par contre, qu’il y ait une réalité qui connaisse par l’intelligence sans être elle-même susceptible d’être connue par l’intelligence, je ne crois pas que quelqu’un le pense ou le dise : l’âme intellectuelle ne peut être vue que par l’âme intellectuelle. Puisqu’elle peut être vue, elle est intelligible ; puisqu’aussi elle peut voir, elle est intellectuellexxiii. » Y a-t-il des réalités qui puissent être vues par la seule intelligence, mais qui ne soient pas elles-mêmes intelligentes ? Cela est fort vraisemblable : le fait qu’une chose soit « intelligible » n’implique pas qu’elle soit aussi « vivante » et encore moins qu’elle soit dotée d’« intelligence ». On peut arguer par exemple que des êtres de raison, des concepts mathématiques, ou des idées philosophiques, sont accessibles à l’intelligence, et lui offrent alors matière à réflexion, du fait de leur complexité propre, mais on peut douter qu’ils soient en eux-mêmes « intelligents ». Ils peuvent certes sembler vivre d’une « vie » symbolique, mais il n’y a aucune raison de penser qu’ils sont vivants au sens propre, ou qu’ils sont par eux-mêmes intelligents. Dans le contexte des programmes relevant de l’intelligence artificielle, on peut arguer que leurs algorithmes sont sans nul doute de purs « êtres de raison », et on peut affirmer que ces programmes font assurément preuve d’une forme d’« intelligence ». Mais si les algorithmes sont bien « intelligibles » dans leur structure même, leur mise en application (qui implique de multiples interactions avec d’immenses banques de données) reste particulièrement opaque à toute intelligibilité effective. Ils se comportent comme des « boites noires ». On peut les évaluer à leurs résultats a posteriori, mais on ne peut guère les pénétrer entièrement par une intellection a priori. Ils produisent des résultats qui, dans une certaine mesure, se révèlent être « intelligents » (c’est-à-dire sont statistiquement « meilleurs » que ceux d’experts humains), mais qui, pourtant, se révèlent être aussi « inintelligibles » quant à la manière dont ces résultats ont été obtenus. On ne peut jamais écarter en conséquence l’hypothèse que tel algorithme ne produise in fine des résultats aberrants, puisqu’on n’a aucun moyen de vérifier l’intelligibilité complète de son fonctionnement même.

La vision intellectuelle, telle que définie par Augustin, implique que l’intelligence seule soit active, indépendamment de toute stimulation sensorielle. C’est dans cette situation que peut se produire l’extase : « Quand l’attention de l’âme se trouve complètement détournée, et coupée des sens corporels, en ce cas on parle d’extase (extasis) : le regard de l’âme est tout entier absorbé ou dans les images des corps lors d’une vision spirituelle, ou dans les réalités incorporelles, sans nulle représentation imaginative, lors d’une vision intellectuellexxiv. » L’extase est loin de n’être qu’une « sortie du corps », ou une séparation des sens. Elle est un ravissement de l’esprit, et les visions que celui-ci produit alors sont profondément chargées de sens et, à ce titre, essentiellement différentes des visions d’ordre psychologique ou pathologique. Augustin envisage même la possible intervention d’un esprit étranger, ou de « forces spirituelles » : « Ainsi, quelque différente que soit la cause qui détourne l’attention, lorsque, chez un homme en bonne santé et et bien éveillé, l’âme ravie par quelque mystérieuse force spirituelle [aliquo occulto opere spirituali] voit en esprit, au lieu de corps, des images représentant des corps, la nature de la vision est néanmoins la même […] En conséquence, lorsque le bon esprit se saisit de l’esprit humain pour lui faire voir des images de cette sortexxv, je pense que ce n’est jamais sans qu’elles signifient quelque chosexxvi ». Non seulement elles signifient quelque chose, mais elles sont intrinsèquement véridiques. « La vision intellectuelle ne trompe pas. Car ou bien on ne la comprend pas, si on l’interprète autrement qu’elle n’est, ou bien, si on la comprend, on est aussitôt dans le vraixxvii. » D’ailleurs comment l’intelligence elle-même, ou bien sa manifestation, serait-elle vue autrement que par un acte pur d’intelligence, se demande rhétoriquement Augustinxxviii. La vision directe, immédiate, de l’intelligence en acte ne peut être que véridique puisqu’elle implique un acte pur de l’intelligence elle-même. Par sa nature même, l’intelligence pure, plongée dans la vision intellectuelle, peut en toute vérité juger du bon, du bien, du juste. « Dans les visions intellectuelles, l’âme ne se trompe pas. En effet, ou bien elle comprend, et la chose est vraie ; ou bien, si la chose n’est pas vraie, l’âme ne comprend pas. Autre chose est errer en ce qu’on voit, autre chose errer, parce qu’on ne voit pasxxix. » La raison de son infaillibilité est son immédiateté : il n’y a aucune distance entre le sujet qui connaît et l’objet qui est connu. L’objet n’est pas atteint par l’intermédiaire des sens ni par des représentations. « La vision intellectuelle atteint son objet dans une co-présence qui n’a plus besoin de messagers ni de succédanés. Cette co-présence n’implique pas une identité substantielle du connaissant et du connu ; il n’y a identité que dans la connaissance réfléchie, lorsque l’intelligence se saisit elle-même ou ses activitésxxx. » Cette immédiateté de la vision intellectuelle n’est pas temporelle. Elle peut avoir lieu après un processus rationnel demandant du temps, et lorsque la vision intellectuelle se met en position de juger les visions intérieures, et leurs effets. Une vision imaginative ou même spirituelle peut receler des significations qui ne sont pas perçues du premier coup, mais qui nécessitent un temps de recherche, de méditation, et enfin de jugement, avant que cette signification puisse être découverte. Si cette découverte est faite, l’intelligence en tire toute la saveur. Si elle ne l’est pas, elle reste sur sa réserve, et remet à plus tard le jugement qu’elle ne peut effectuer faute d’éléments suffisants. Cette capacité de jugement que détient la vision intellectuelle fonde le discernement des esprits. L’âme intellectuelle (mens) est en effet ce qui peut juger de tout. Pourquoi ? Elle tient sans doute cette puissance de sa nature (qui est à la ressemblance de la nature divine). C’est aussi ce qui explique ses capacités divinatoires et prophétiques. « Voilà pourquoi, lorsque l’âme est ravie en ces visions […] alors il appartient à un enseignement et un secours divin de lui faire savoir qu’elle voit spirituellement, non pas des corps, mais des visions qui sont à l’image des corps : à la façon dont certains savent qu’ils voient en songe, même avant qu’ils ne s’éveillentxxxi. » Mais le ravissement n’est pas un état immobile, c’est un processus, dont on peut relever plusieurs étapes, selon de nombreux témoignages. Il y a plusieurs degrés dans l’extase, et ceci est en soi un autre mystère. L’extase n’est pas un terme, mais un moyen pour monter plus haut encore…Toujours plus haut… Et cela, sans doute sans fin. « Mais de même qu’il a été ravi au sens du corps pour être au milieu de ces images des corps qui sont vus par l’esprit, si pareillement il est ravi à ces images elles-mêmes pour être emporté en cette sorte de lieu des intelligences et des intelligibles [ut in illam quasi regionem intellectualium vel intelligibilium subvehatur] où la vérité apparaît avec évidence, alors il n’est plus aveuglé par les nuages des fausses opinions : là, les vertus de l’âme ne sont pas pénibles et besogneuses. […] Là, on boit le bonheur à sa source […]. Là, on voit la gloire du Seigneur, non par une vision en signe – vision corporelle, comme celle de Moïse sur le mont Sinaï (Ex. 19,18), ou spirituelle, comme celle d’Isaïe (Is. 6,1) ou de Jean dans l’Apocalypse –, mais par une vision face à face et non en énigme, autant que l’âme humaine est capable de la porter selon la grâce de Dieu qui saisit pour lui parler bouche à bouche, celui qu’il a rendu digne d’un tel dialogue ; non pas avec la bouche du corps, mais avec la bouche intellectuelle [non os corporis sed mentis], comme je pense qu’il faut l’entendre de Moïsexxxii. » Dans le texte des Nombres auquel il est ici fait allusion, Dieu lui-même décrit ainsi ses échanges avec Moïse, en contraste marqué avec les autres prophètesxxxiii : « Je lui parle face à face, dans l’évidence, non en énigmes, et il voit la forme de YHVHxxxiv. » Mais ce face à face, pour aussi flatteur qu’il soit, ne contentait pas Moïse. Il voulait voir non plus seulement sa «face » [pêh] ou sa « forme » [temounah], mais la « gloire »xxxv même de Dieu, ce que saint Augustin appelle sa « substance ». Moïse « avait désiré voir Dieu […] en sa substance de Dieu [videre Deum in ea substantia qua Deus est], sans que Dieu emprunte rien à aucune créature corporelle […] mais en sa forme propre [per speciem suam], autant que peut le saisir la créature raisonnable et intelligente, sans l’intervention d’aucun sens corporel, d’aucune énigme qui soit un signe pour l’espritxxxvi. »

Mais comment Moïse put-il survivre à la vue de l’essence même de Dieu ? Ne fallait-il pas qu’il mourût ? « En cette forme où Dieu se montre tel qu’il est, Dieu parle un langage ineffable et d’une manière ineffablement plus mystérieuse et plus présente : de cette vision, nul vivant ne peut jouir tant qu’il vit de cette vie mortelle avec ces sens corporels, mais seulement celui qui meurt en quelque sorte à cette vie [sed nisi hac vita quisque quodammodo moriatur], soit en sortant complètement du corps, soit en étant tellement détourné et séparé des sens charnels qu’il ne sache plus au juste, comme dit l’Apôtre, s’il est en son corps ou hors de son corps, lorsqu’il est ravi et emporté vers cette visionxxxvii. » Il fallait que Moïse dût « mourir en quelque sorte » à cette vie, d’une manière ou d’une autre, soit en sortant de son corps par le moyen de l’extase, soit en se séparant de ses sens charnels.

Saint Augustin déduit que, pour Moïse, cette extase, cette sortie du corps ou cette séparation des sens corporels, correspond à la troisième sorte de vision – la « vision intellectuelle » –, et que celle-ci permet de contempler l’essence de Dieu, c’est-à-dire sa « gloire ». Il fait aussi l’hypothèse que la troisième sorte de vision désigne le « troisième ciel » dont Paul a fait l’expérience. Dans le troisième ciel, c’est-à-dire dans la vision intellectuelle, Paul semble aussi avoir vu, mais d’une autre manière que Moïse et dans d’autres circonstances, la « gloire » de Dieuxxxviii. Mais peut-on se contenter de cette explication ? Le troisième ciel ne serait-il que le troisième et dernier échelon dans la gradation des trois sortes de visions, corporelle, spirituelle et enfin intellectuelle ? Pourquoi n’y aurait-il pas d’autres « degrés de vision », plus élevés encore ? Augustin pose la question et évoque des hypothèses qui peuvent sembler fantastiques, tant elles impliquent de dépasser de plusieurs degrés l’expérience du « grand apôtre docteur des nations » : « Mais peut-être penserons-nous que le troisième ciel où l’Apôtre fut ravi suppose qu’il y a un quatrième ciel et d’autres plus élevés encore, au-dessus desquels serait ce troisième ciel. C’est ainsi que les uns prétendent qu’il y a sept cieux, d’autres huit, d’autres neuf ou même dix cieux, dont plusieurs, affirment-ils, seraient étagés dans ce seul ciel que nous appelons firmament, d’où ils concluent ou sont enclins à penser qu’il s’agit là de cieux corporels […] Mais à l’intérieur de chacune de ces espèces de visions, combien y a-t-il de différences et de quel ordre de grandeur, en sorte qu’on s’élèverait progressivement d’un degré à un autre ? J’avoue que je l’ignorexxxix. » Le mystère s’épaissit, donc, d’autant plus que cette ignorance avouée semble cacher un savoir plus profond. Il pourrait y avoir en réalité non pas trois cieux seulement, désignant de manière formelle trois sortes de visions, mais dix cieux (ou plus encore?) dont chacun pourrait comporter d’innombrables degrés et différences… Tous ces degrés supplémentaires pourraient correspondre non à des niveaux d’intelligibilité, mais à diverses sortes d’objets de la vision (intellectuelle)xl. Avec ces objets de la vision, Augustin semble faire allusion aux réalités intelligibles, qu’il distingue de la lumière même de l’intelligence, la lumière qui fait voir ces intelligibles, et qui est Dieu lui-mêmexli, ou peut-être, la lumière de ce que Moïse appelle sa « gloire ». « Augustin ne cherche pas à faire ici une énumération complète des intelligibles (tout ce qui relève de la ratio inferior et de la ratio sublimior, de la scientia et de la sapientia.) […] Les exemples qu’il donne sont pris exclusivement dans l’ordre de l’éthique et de la théologie, ce sont l’âme et ses vertus, et Dieu lui-même, autrement dit, toutes les vertus qui permettent de ‘s’approcher de Dieu’, et Dieu lui-même comme origine, cause et centre de toutes choses […] Il distingue nettement entre la vision intellectuelle des vertus et celle de la lumière qui les fait voir, et qui est Dieu lui-même. Bien que cela ne soit pas dit clairement, la vision est différente dans les deux cas ; il s’agit toujours d’une vision sous l’effet d’une illumination divine, mais dans le premier cas, l’objet de la vision est ne quelque sorte homogène à l’âme, puisqu’il est de l’ordre de la créature ; dans le second cas, l’objet de la vision transcende la nature de l’âme, dépasse sa puissance et ne peut être atteint qu’indirectement ou dans un état d’extase équivalent à la mort. Il est remarquable qu’Augustin prenne ici tous ses exemples d’intelligibles dans l’ordre éthique et théologique et non dans l’ordre spéculatif, comme il le fait ailleurs. Ce choix doit être inspiré par une raison cachée […] C’est que, pour Augustin, la connaissance intellectuelle est toujours ordonnée à l’action et, lorsqu’il s’agit d’une connaissance tout à fait extraordinaire, elle est ordonnée à l’accomplissement d’une mission également extraordinaire. L’idée que se fait Augustin de la vision de Dieu est toute différente de celle de Maître Eckhart ; la connaissance de Dieu n’a jamais pour fin l’illumination d’une âme individuelle, mais une fonction charismatique au service du peuple de Dieu : c’est pourquoi, d’après Augustin, les seuls bénéficiaires d’une vision plénière de Dieu, dans un état d’extase parfaite, ont été Moïse, le prophète de l’ancienne Alliance, et Paul, l’apôtre de la Nouvellexlii. » Mais n’y aurait-il pas d’autres possibilités encore, pourrait-on demander ? Un Dieu si puissant, si infini, si caché, si libre, si différent de tout ce qu’on peut penser de lui, n’aurait-il pas potentiellement d’autres visées que « charismatiques », ou en quelque sorte utilitaristes (visant le service de son peuple) ? Maître Eckhart, par exemple, n’a-t-il pas mis en évidence que Dieu ne dédaigne pas donner des « visions » de son essence, précisément pour le bénéfice de quelques âmes individuelles, et cela pour des raisons qui nous échappent entièrement ? D’ailleurs, quant à Moïse et Paul eux-mêmes, peut-on être sûr que leur extase fut absolument « parfaite » ? Peut-on supposer que leurs extases n’étaient que relativement « parfaites » ? Quant à Moïse, il faudrait distinguer plus précisément les différentes visions qu’il eut. La vision du buisson ardentxliii, la vision sur le Sinaï (nuée, feu, tonnerre, son de trompe)xliv, la vision dans la Tente (colonne de nuée, rencontre « face à face »)xlv ne restent-elles pas de l’ordre des « images » et des « figures », situées sur le plan visuel, même si des paroles ont aussi été échangées entre Dieu et Moïse ? La manière dont Dieu même explique comment il se montre à Moïse, à la différence des autres prophètes, en lui parlant « face à face »xlvi n’a pourtant pas suffi à ce dernier, qui demanda à voir sa « gloire »xlvii… Quant à cette conversation « face à face », n’est-elle pas en un sens contradictoire avec la parole qui affirme que l’homme ne peut pas voir la face divine ? « Tu ne peux pas voir voir ma face, car l’homme ne peut me voir et vivrexlviii ». Dieu consent cependant à montrer à Moïse son « dos », mais non sans mettre en place un dispositif assez élaboré :  « Quand passera ma gloire, je te mettrai dans la fente du rocher et je te couvrirai de ma main jusqu’à ce que je sois passé. Puis j’écarterai ma main et tu verras mon dos ; mais ma face, on ne peut pas la voirxlix ». Moïse a-t-il donc vu Dieu en essence, ou n’a-t-il vu que son « dos » seulement ? Quoi qu’il en soit, et si Moïse a pu en effet voir l’essence de Dieu en son « dos », et non dans sa « face », cela n’a pu être possible que parce qu’il était « mort », en quelque sorte, à la vie en ce monde, à la vie de ce monde, c’est-à-dire qu’il était plongé dans un état d’extase et de séparation d’avec le corps, sans être pour autant, « cliniquement mort », si cette expression pouvait n’être pas alors anachronique. Autrement dit, Moïse a-t-il eu une NDE ou une EMI (Expérience de Mort Imminente), expérience qui peut d’une certaine manière conjoindre une sorte d’état intermédiaire, entre vie et mort, et une capacité de vision divine ?

Quant à Paul, on a vu qu’il n’atteignit en somme que ce qu’il appelle lui-même un « troisième ciel », et s’il connut ensuite le « paradis », vit-il alors l’essence même de Dieu ?

Maître Eckhart dit à propos de cette vision de Paul: « Il vit au troisième ciel des choses telles qu’on ne peut en parler pleinement et il s’écria d’une voix forte : Ô sublime richesse de la sagesse et de la science de Dieu, comme ces jugements sont incompréhensibles et tes voies insondablesl ! Saint Augustin interprète ainsi ce discours : Si saint Paul fut ravi au troisième ciel, cela ne signifie rien d’autre que trois sortes de connaissance de l’âmeli. » La première est « la connaissance des créatures », telle que saisie par les cinq sens. La seconde est une « connaissance plus intellectuelle » que l’on peut saisir par l’imagination ou la mémoire. « Le troisième ciel est une connaissance purement spirituelle […] Dans cette connaissance pure, l’âme connaît Dieu totalement. » Dans ce troisième ciel, Jean dit même que l’on peut y connaître la Sainte-Trinité, de cette « connaissance pure » dont on connaît Dieu, étant au commencement le Verbe et le Verbe est auprès de Dieu et Dieu est le Verbe (Jn 1,1). Ce sont là très peu de mots, mais ils sont suffisants. D’ailleurs que pourrait-on dire d’autre ? « S. Augustin explique à ce sujet que s’il avait dit quelque chose de plus, personne ne l’aurait comprislii, et que ‘c’était le troisième ciel où Paul fut ravi’. C’est pourquoi Augustin dit que les cieux sont fondés par la parole du Seigneur (Ps 33,6) et que Job dit aussi : Les cieux sont fondés comme s’ils étaient coulés dans l’airain (Jb 37,18). »liii

Mais l’interprétation par Maître Eckhart de l’analyse d’Augustin est un peu trop succincte. Comme on vient de le voir, Augustin évoque un champ beaucoup plus vaste de possibles théories. Et ce qui ressort de l’Écriture même devrait nous inciter à la plus extrême prudence, quant aux intentions et à la nature du divin : « Je ferai passer devant toi toute ma bonté et je prononcerai devant toi le nom de YHVH. Je fais grâce à qui je fais grâce, et j’ai pitié de qui j’ai pitiéliv. » En l’occurrence, Dieu dit qu’il fera voir à Moïse « toute sa bonté » (en hébreu touv) et qu’il prononcera son nom devant lui. Mais quid du reste de son essence ? De sa sagesse ? Ou de sa « beauté »lv ? Et quid de tous ses autres noms, et notamment ceux qui sont proprement imprononçables ? La réalité, c’est que la liberté de Dieu est absolument totale. Il fait grâce à qui il fait grâce. Et il révèle à qui il veut ce qu’il veut bien révéler. Cela, en soi, mérite toute notre considération, et incite à de nouvelles recherches.

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i2 Cor 12, 2-4

iiActes 10, 10-16

iiiEz. 37, 1-10

ivIs. 6, 1-7

vPs 116,11

viThomas d’Aquin. Somme Théologique. II-II, Q. 175 a.2 Contra 3

viiThomas d’Aquin. Somme Théologique. II-II, Q. 175 a.2

viiiAugustin. Lettre 147, 13.

ixIs. 64,3

xThomas d’Aquin. Somme Théologique. II-II, Q. 175 a.5

xiAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, V, 14.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.347

xiiAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, VI, 15.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.347-351

xiiiAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, VII, 18-VIII,19.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.353-355

xiv1 Cor. 15,44

xvEph. 4,23-24

xvi1 Cor. 14,14

xvii1 Cor. 14,15

xviiiJn 4,24

xix1 Cor. 14,2

xxGn 41, 1-32

xxiAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, IX,20.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.359

xxiiAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, X,21.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.361

xxiiiIbid.

xxivAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XII,25.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.369

xxvComme évoqué, par exemple, par le prophète Joël : « Je répandrai mon Esprit sur toute chair. Vos fils et vos filles prophétiseront, vos anciens auront des songes, vos jeunes gens des visions. Même sur les esclaves, hommes et femmes, en ces jours-là, je répandrai mon esprit. Je produirai des signes dans le ciel et sur la terre, sang, feu, colonnes de fumée.» (Joël, 3, 1-3)

xxviAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXI,44 – XXII,45.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.405-407

xxviiAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XIV,29.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.377

xxviiiAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXIV,50.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.415

xxixAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXV,52.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.421

xxxNote complémentaire n° 52.3, Ibid. p. 578

xxxiAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXVI,53.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.421

xxxiiAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXVI,54.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.423

xxxiiiA la différence des prophètes auxquels Dieu s’adresse dans des visions ou des songes, Dieu dit de Moïse : « Face à face, je parle avec lui ». פֶּה אֶל-פֶּה אֲדַבֶּר-בּוֹ , « Pêh ’êl pêh adabêr bô »

xxxivNb 12,8

xxxv« Montre-moi ta gloire [kévodê] » Ex 33,18 הַרְאֵנִי נָא, אֶת-כְּבֹדֶךָ har’éniy na’ ’êt-kévodê-kha

xxxviAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXVII,55.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.425

xxxviiAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXVII,55.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.425-427

xxxviii« Dieu a voulu montrer à ce si grand apôtre, docteur des nations, ravi jusqu’à cette sublime vision, la vie en laquelle après cette vie il doit vivre éternellement. » Augustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXVIII,56.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.431

xxxixAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXIX,57.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.431-433

xl« Il y a plusieurs sortes d’objets de visions intellectuelles. Certains réalités sont vues dans l’âme même. » Augustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXXI,59.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.435

xli« Autre est la lumière même qui éclaire l’âme pour lui faire voir tout ce qu’elle voit intellectuellement dans la vérité, soit en elle-même, soit dans cette lumière ! Car cette lumière c’est déjà Dieu lui-même, mais l’âme est une créature […] Lorsqu’elle s’efforce de contempler cette lumière, elle cille des yeux en raison de sa faiblesse […] C’est pourtant grâce à cette lumière qu’elle comprend quelque chose que ce soit, comme elle peut. Lors donc que l’âme est emportée là et que, soustraite aux sens charnels elle est plus intensément présente à la vision, non par une approche dans le lieu, mais d’une manière qui lui est propre, elle voit en outre au-dessus d’elle la lumière à l’aide de laquelle elle voit tout ce qu’elle voit aussi en elle-même par l’intelligence.» Augustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXXI,59.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.435-437. Cf. également la Note 72. Ibid. p.434-435

xliiCf. Note complémentaire 52-4, Ibid., p. 579

xliii« L’Ange de Yahvé lui apparut, dans une flamme de feu, du milieu d’un buisson. Moïse regarda : le buisson était embrasé mais le buisson ne se consumait pas. Moïse dit : ‘Je vais faire un détour pour voir cet étrange spectacle […] Dieu l’appela du milieu du buisson […] Alors Moïse se voila la face, car il craignait de fixer son regard sur Dieu. » Ex. 3, 2-6

xliv« Moïse alors monta vers Dieu […] Yahvé dit à Moïse : ‘Je vais venir à toi dans l’épaisseur de la nuée’ […] Or le surlendemain, dès le matin, il y eut des coups de tonnerre, des éclairs et une épaisse nuée sur la montagne, ainsi qu’un très puissant son de trompe […] Or la montagne du Sinaï était toute fumante, parce que Yahvé y était descendu dans le feu. » Ex. 19, 3-18

xlv« Chaque fois que Moïse entrait dans la Tente, la colonne de nuée descendait, se tenait à l’entrée de la Tente, et Il parlait avec Moïse. » Ex. 33, 9 « Yahvé parlait à Moïse face à face, comme un homme parle avec son ami. » Ex. 33, 11

xlvi« Je lui parle face à face dans l’évidence, non en énigmes, et il voit la forme de Yahvé. » Nb. 12, 8

xlvii« Fais-moi de grâce voir ta gloire. » Ex. 33, 18

xlviiiEx. 33,20

xlixEx. 33, 22-23

lRm 11,33

liMaître Eckhart. Sermons, Traités, Poème. Les Écrits allemands. « Sermon 48 sur le Psaume ‘La terre est pleine de la miséricorde du Seigneur’ (Ps 33,5) ». Trad. Jeanne Ancelet-Hustache et Eric Mangin. Seuil, 2015, p. 325. Eckhart fait ici référence au texte de Saint Augustin, La Genèse au sens littéral. XII, c. 34

liiAugustin. Homélies sur l’Évangile de Jean, II, c.1, n.2, BA 71, p.173

liiiMaître Eckhart. Sermons, Traités, Poème. Les Écrits allemands. « Sermon 48 sur le Psaume ‘La terre est pleine de la miséricorde du Seigneur’ (Ps 33,5) ». Trad. Jeanne Ancelet-Hustache et Eric Mangin. Seuil, 2015, p. 326

livEx. 33,19

lvLes traducteurs de la Bible de Jérusalem (Cerf) choisissent le mot « beauté » (et non le mot « bonté ») pour rendre l’hébreu touv dans Ex. 33,19, ce qui ouvre l’imagination vers bien d’autres possibles encore.

Une extase à la brune (une brève prosaïque)


« Une Guha (grotte) dans l’Himalaya ».

Ce soir, ma pensée s’éteint comme une chandelle s’endort. Mon esprit se sépare, se retire sans bruit dans sa cave. Cueva. Guha. Ma conscience maintenant, doucement s’éploie, sans l’ombre d’une idée. Je vois qu’elle s’élève en silence, elle monte, infime, infinie, calcinée, transie. Mon cerveau, un peu immobile, se suspend à son vide impalpable ; mon hippocampe se cabre, se rétracte, se défait, se dénoue, se détache de son sommeil mémoriel. Le cortex lourd, dense, peuplé d’aptes synapses, ne daigne me concéder la plus minime diminution de conscience. Je me compose d’un calme galactique. Il semble que je sache qui je suis, où je vais et pourquoi. Ma conscience continue de s’élever bien au-dessus de qui elle fut, au-delà de ce qu’elle fut. Ce ‘qui’ et ce ‘ce que’ se fondent. Ego et soi aussi se mêlent. Tout se lie. Tout s’intrique, tout se tient, par des fils infinis d’hyphes affamés, glissants. Mon ‘je’ n’est ici ni ‘lui’, ni ‘tu’, ni ‘nous’, ni ‘eux’, il est sans sujet, ni objet. Pure transparence. Complètement noumène. Quelque entité, — serait-ce une divine stance, un ineffable silence, une sacrée science ? — sourd de ce moi mou, brisé, et prend mollement sa place, comme si le Sommeil en personne, ce Dieu vraiment védique, s’emparait nuitamment de mes rêves, pour les affranchir de l’obscur.

Je me trouve sans transition au bord de la conscience du monde, — ce monde-ci seulement, bien sûr. Cette planète de boue et de bleu, je la vois, de plus en plus loin, s’amenuiser dans la nuit. Une sorte de lumière, un océan de sens, des soleils saignants, une forêt de voies verticales, des plaines de vues amples, prennent sa place, offrent une alternative à la masse, ouvrent une lente issue à la matière. Je pense alors, en un sens, commencer de comprendre autrement, d’un autre point de vue, l’essence du théâtre universel, le principe osmotique du cosmos, ‒ et les puissances despotes, magnétiques, magmatiques, mathématiques.

Je m’agrippe aux moindres parcelles de la mémoire. Je refuse le Léthé et ses léthargies. Je désire l’éveil, et l’été de la lumière, cette souveraine du midi. J’aspire à la liberté infinie des dieux, à la félicité des flux. J’embrasse l’univers tout entier, et aussi tout ce qui est au-delà de son orbe. Je suis ravi, Rabbi ! Comment me retiendrais-je, à quoi m’arrimerais-je, en ce plein vol ?

Cette nuit, je fis vœu de ne rien fuir. Affronter le vide, défier le plein, devint un exercice vital. Je me fis immensément petit devant l’infiniment grand. Je me fis aussi un peu plus grand que mon espoir, un peu plus vaste que mes rêves. Je vis, et je sus que je n’avais rien vu. Je tus aussi tout ce que je sus.

La nature du divin se révèle dans chaque vie, la plus humble et la plus glorieuse, la plus courte et la plus ténue. Personne n’est jamais condamné à s’en abstraire toujours. Nos vies se tissent intensément, jour après jour, dans la chaîne des songes et la trame des actes. Quelle délicate Pénélope saurait détisser des nœuds aussi serrés ? Tout en Ulysse est Odyssée. Toute lumière bat des sols noirs, de ses photons saints. Toute étoile un jour éclabousse de gouttes blanches des tonnes de livres sombres. Il n’y a pas d’autre vérité que ce Soi. Il est divin, disent-ils. Il est la somme de toutes les âmes. Il est donc le Tout, ‒ il est tout ce qui se tient au-delà du Tout, dans l’attente. Il s’ouvre toujours plus qu’il ne se donne, il suffit de lever la tête, d’ouvrir la main.

Une antique « bonne nouvelle »…


« Tagurnaaq, femme de Palluq, une Iglulik qui a raconté les mythes de son peuple à Knud Rasmussen » (Intellectual Culture of the Iglulik Eskimos, Report of the Fifth Expedition, Vol. VII, No. 1, 1929)

Tel un prophète hébreu, un Moïse, un Élie, un Isaïe, ou tel un mystique chrétien comme Jean de la Croix, un soufi comme Husayn ibn Mansûr Hallâj, le chaman Yukaghir est en capacité d’interpeller directement le Créateur (Ayi’), qu’il nomme aussi « Grand-Père Créateur » (Ayi’ xai’ciek) ou encore « Créateur de la Lumière » (n-awa’ye ayi’), « Seigneur (kiyi’je) de la Terre », « Seigneur des herbes et des feuilles (ule’gen cān kiyi’je) » et « Seigneur de l’Océan ».

Afin d’exorciser un homme possédé, ou malade, souffrant de l’influence d’Esprits nocifs ou d’Invisibles malfaisants, et afin de prier en faveur de sa guérison, un chaman Yukaghir pourra adresser une invocation directe au Créateur Ayi’ et la conclure ainsi :

« Grand-Père Créateur de la Lumière, mon incantation vient à sa fin, rejette avec ta lumière le souffle de cet Invisible, elkuri’lioje-ru’kun, [l’Esprit du mal] ! Grand-Père Créateur, retire son souffle à cet Invisible, et prolonge la respiration de cet homme. »i

Chez les Yukaghir comme chez les Tchouktches, le chamanisme n’est pas à proprement parler seulement une affaire de chamans spécialisés, mais peut être pratiqué dans le cadre de simples cérémonies familiales, par n’importe quel membre de la famille. A l’époque où Waldemar Bogoras les a observés et étudiés, à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, près d’un tiers des Tchouktches prétendaient avoir des pouvoirs chamaniques et possédaient leur propre tambour. Pendant une même cérémonie, en plein jour et à la vue de tous, plusieurs personnes pouvaient tenter d’établir un lien avec les esprits. Ces praticiens d’un chamanisme de circonstance se distinguaient en somme fort peu des « vrais chamans » qui opéraient, quant à eux, la nuit, dans des conditions spéciales, celles de la tente « sombre »ii.

On les appelait « ceux qui sont avec l’esprit », eñe’ñilit, mot formé à partir de e’ñeñ qui signifie « l’esprit chamanique ».iii

Le mot e’ñeñ a une gamme d’acceptions large. Il peut désigner les esprits associés à divers animaux (oiseaux, loups, rennes, morses, baleines, etc.). Mais le Dieu des Chrétiens était aussi appelé E’ñeñ par ceux des Tchouktches qui étaient alors convertis au christianisme, – de même que les crucifix, les icônes et images de saints, etc. Ce terme était aussi employé pour désigner des entités qui nous paraissent inanimées, comme des icebergs, ou des outils domestiques (pots, marteaux, aiguilles). Le mot e’ñeñ pouvait être utilisé pour désigner toutes sortes de drogues et de produits thérapeutiques, y compris les pilules ou les médicaments du monde civilisé. Plus curieux, peut-être, les pots de chambre et leur contenu, l’urine et les excréments, étaient considérés comme des « esprits chamaniques ». Waldemar Bogoras rapporte le cas d’un vieil homme qui vit un renard en train de déféquer dans la toundra. Le renard s’enfuit et l’homme considéra ces excréments comme étant son propre « esprit ». Il rapporte aussi le cas d’un autre vieil homme qui chamanisait en appelant son pénis un « esprit ».iv

Les Tchouktches disent que pendant l’extase, le chaman « sombre » ou « coule ». « Après des chants très violents et des coups de tambour, il tombe dans une sorte de transe, pendant laquelle son corps est allongé sur le sol, inconscient, tandis que son âme visite les « esprits » dans leur propre monde et leur demande conseil. Le folklore tchouktche est rempli d’épisodes faisant référence à de telles transes chamaniques ; mais dans la vie réelle, elles se produisent très rarement, surtout à l’époque moderne, où les chamans sont beaucoup moins habiles qu’autrefois. Même le mot an-ña’arkin (« sombrer, couler »), dans l’explication des chamans modernes, fait simplement référence à l’immersion de l’officiant dans les profondeurs de l’extase chamanique, sans pour autant avoir une signification littérale. Dans les contes populaires, les chamans s’enfoncent dans les autres mondes, principalement dans le but de retrouver l’une des âmes disparues d’un patient qui réclame leur pouvoir pour son traitement. Dans les cas importants, même à l’heure actuelle, les chamans, lorsqu’ils traitent un patient aisé, prétendent au moins avoir sombré dans l’inconscience requise. À une ou deux reprises, j’ai eu l’occasion d’assister à un tel état, mais l’ensemble de la performance était d’un genre plutôt médiocre.»v

Mircéa Eliade a repris les observations de Bogoras et en a tiré des conclusions fort critiques:

« On a l’impression que la technique extatique est en décadence, les séances chamaniques se réduisant la plupart du temps à l’évocation des esprits et à des prouesses fakiriques. (…) Si les séances sont riches en phénomènes parapsychologiques, la transe proprement chamanique est devenue de plus en plus rare. Parfois, le chaman tombe à terre inconscient et son âme est censée quitter le corps pour aller demander conseil aux esprits. Mais cette extase n’a lieu que si le patient est assez riche pour bien la rémunérer. Et même en ce cas, d’après les observations de Bogoras, il s’agit d’une simulation : interrompant brusquement ses tambourinements, le chaman reste à terre, immobile. Sa femme lui couvre la figure avec une étoffe, rallume et se met à tambouriner. Au bout d’un quart d’heure, le chaman se réveille et donne des « conseils » au malade. La véritable quête de l’âme du malade se réalisait jadis dans la transe ; aujourd’hui elle est remplacée par la pseudo-transe ou par le sommeil, car les Tchouktches voient dans les rêves une prise de contact avec les esprits. (…) A ces quelques exemples , on mesure la décadence actuelle du chamanisme tchouktche.»vi

Ce jugement impitoyable sur la « décadence » du chamanisme est-il justifié ?

D’un côté, certes, il y a toujours eu des cas patents de fraude, dûment observés par les anthropologues qui ont pu assister à quelques séances de ‘guérison’, impliquant par exemple des opérations chirurgicales manifestement truquées (avec plaies ouvertes, effusion de sang, manipulation d’organes internes, et cicatrisation immédiate).vii Il est possible que des chamans, plus ou moins dénués de pouvoirs réels, ont cherché à faire illusion face aux demandes continues de prise en charge spirituelle et thérapeutique qui leur étaient faites au sein de leurs tribus.

Mais d’un autre côté, il faut considérer tout le poids symbolique d’une immense collection de traditions chamaniques, plurimillénaires, s’étendant par toute la terre, dans les cultures les plus diverses, et convergeant toutes vers la réaffirmation de contacts possibles, effectifs, avec un monde spirituel, et l’assurance d’une communication avec l’au-delà.

Il est fort possible que les traditions chamaniques les plus anciennes et les plus respectables se soient progressivement perdues, du fait de l’acculturation et du contact entre les peuples premiers et les peuples dits « civilisés », – contacts déjà fort avancés à la fin du 19e siècle. Les chamans les plus lucides étaient eux-mêmes déjà parfaitement conscients de ce phénomène, mais les meilleurs d’entre eux savaient aussi que l’ancienne tradition continuait de vivre en eux.

Knud Rasmussen, dans son analyse des séances de chamanisme des Iglulik et des Aivilingmiut auxquelles il assista au début du siècle dernier, résume la tension entre la décadence du chamanisme, alors déjà apparente, et sa glorieuse tradition passée, de la façon suivante :

« Tant que les chamans racontent ce qui s’est passé dans le passé, leur imagination est naturellement portée par tout ce que la distance dans le temps a rendu grand et merveilleux. Les anciens récits prennent de la couleur, et on nous répète que la génération dans laquelle nous vivons est devenue faible et incapable. Autrefois – ah, il y avait de vrais chamans alors ! Mais maintenant, tout n’est que médiocrité ; la pratique, les théories de tout ce que l’on devrait savoir peuvent encore être rappelées, mais le grand art, les vols vertigineux vers le ciel et vers le fond de la mer, tout cela est oublié. C’est pourquoi je n’ai jamais pu assister à une séance de chamanisme dont l’effet était vraiment impressionnant. Il pouvait y avoir une certaine atmosphère, mais surtout dans les scènes auxquelles tous prenaient part, et dans la foi et l’imagination des participants. Elles peuvent être étranges et palpitantes comme des scènes de vie indigènes, et même fascinantes. On voyait des êtres humains terrifiés et malheureux luttant contre le destin. On entendait des pleurs et des cris dans la nuit noire de la vie. Mais en dehors de l’effet ainsi produit par les acteurs et leur environnement, la manifestation de la magie en elle-même était toujours plus ou moins transparente, et chez ces tribus du moins, elle n’avait rien de la véritable élévation spirituelle qu’elles étaient elles-mêmes capables de transmettre, à partir de leurs anciennes traditions. Néanmoins, les chamans n’étaient jamais des idiots ou des personnes qui ne croyaient pas en leurs propres pouvoirs, et il était également très rare de rencontrer le moindre scepticisme parmi les auditeurs.
Je fis un jour la connaissance d’un chaman très respecté du nom d’Angutingmarik; lorsque nous discutions de problèmes ou de théories, ses réponses m’ont souvent impressionné. Il ne manquait pas non plus d’estime de soi. Voici sa propre estimation de sa position :
‘En ce qui me concerne, je crois être un meilleur chaman que d’autres parmi mes compatriotes. Je me risquerai à dire que je ne me trompe presque jamais dans les choses que j’étudie et dans ce que je prédis. Et je me considère donc comme un chaman plus parfait, plus entraîné que ceux de mes compatriotes qui se trompent souvent. Mon art est un pouvoir qui se transmet par héritage, et si j’ai un fils, il sera chaman lui aussi, car je sais qu’il sera doté dès la naissance de mes pouvoirs spéciaux.
pouvoirs spéciaux.’»viii

Si les fausses transes chamaniques, ces simulations organisées à des fins touristiques ou médiatiques, font désormais florès, et si, de nos jours, elles bénéficient indûment d’une forte exploitation commerciale, il n’empêche que de véritables transes chamaniques ont été expérimentées pendant des dizaines de millénaires, et qu’elles sont toujours possibles aujourd’hui. Des hommes de la plus haute valeur ont témoigné les avoir effectivement vécues, et elles ont été décrites et rapportées dans les traditions religieuses les plus solides.

En témoigne aussi, à sa façon, le trésor des mythes que les multiples chamanismes ont laissés en héritage.

Les multiples générations de chamanes n’ont pas créé ex nihilo la mythologie de leurs tribus. En revanche, ils l’ont intériorisée, ils l’ont vécue, ils l’ont explorée, ils l’ont utilisée comme guide dans leurs voyages vers la surnature, ils l’ont expérimentée en eux-mêmes lors de leurs transes extrêmes, et ils l’ont poussée aux limites, au risque de leur vie. Par leur puissance propre, ils ont su transformer les conceptions cosmo-théologiques qui imprégnaient leurs cultures en des expériences personnelles, uniques, extatiquesix.

De ces multiples expériences de l’extase découle un nouveau rapport aux mondes, celui d’en-bas, et celui d’en-haut. Un véritable chaman peut décider d’aller au Ciel, visiter le Pays des Morts, pour le simple plaisir (« for joy alone »)x. Là il s’entretient longuement avec les morts et, de retour sur terre, il raconte la vie des trépassés dans le ciel, il ajoute sa pierre au cairn de la mythologie universelle.

Le chaman « authentique » aime l’expérience extatique pour elle-même, malgré le danger qu’elle représente objectivement quand, loin d’être « simulée », elle franchit effectivement les frontières de la mort. Il peut expliquer son penchant pour la solitude, ses longues conversations avec ses esprits auxiliaires et son besoin de méditation, de quiétude, par sa connaissance unique, singulière, ineffable, incommunicable, de l’extase, et par la lumière intérieure qu’elle lui a révélée.

Le chaman « ressent le besoin de ces voyages extatiques car c’est surtout pendant la transe qu’il devient véritablement lui-même : l’expérience mystique lui est nécessaire en tant qu’elle est constitutive de sa propre personnalité. »xi

En dépit de ces authentiques déflagrations spirituelles, comparables à celles des plus grands visionnaires que l’humanité a connus, depuis que le monde est monde, les anthropologues occidentaux semblent parfois quelque peu partagés sur la véritable signification de ces extases, de ces transes, de ces séparations de l’âme et du corps, pourtant si familières aux chamanismes de tous horizons. Ils ne peuvent s’empêcher d’instiller un doute sur l’extase chamanique en général, en s’appuyant sur les cas avérés de fraude des pseudo-chamans qui l’ont en effet détournée de son sens en la simulant.

En particulier, ils laissent s’installer un fort soupçon sur la ‘qualité’ des transes chamaniques liées à l’ingestion de différentes sortes de psychotropes, pratiquée par nombre de peuples premiers, de par le monde, sous toutes les latitudes.

Après avoir noté que le mot iranien pour le chanvre, bangha, a eu une énorme diffusion en Asie centrale et en est venu à désigner dans les langues ougriennes le champignon chamanique par excellence, l’amanite tue-mouches, Agaricus muscarius, ou Amanita muscaria, Mircéa Eliade s’est livré à une critique aigre et acerbe de ces substances, qu’il appelle des « narcotiques » (terme fort incorrect, d’ailleurs, tant du point de vue pharmacologique que du point de vue de leur effet physiologique), et qui produisent selon lui des « intoxications ».

« Les narcotiques ne sont qu’un substitut vulgaire de la transe ‘pure’ (…) Les intoxications accusent une décadence de la technique chamanique. On s’efforce d’imiter par l’ivresse narcotique un état spirituel qu’on n’est plus capable d’atteindre autrement. Décadence, ou faut-il ajouter, vulgarisation d’une technique mystique ; dans l’Inde ancienne et moderne, dans l’Orient tout entier, on rencontre toujours un mélange étrange des ‘voies difficiles’ et des ‘voies faciles’ pour réaliser l’extase mystique ou telle autre expérience décisive. »xii

Or c’est un fait que l’une des traditions les plus anciennes de l’humanité, la védique, évoque l’ivresse de l’extase, laquelle n’est pas sans rapport avec la consommation rituelle du soma.xiii

« Les Extatiques (Munis), enveloppés par le vent, portent des vêtements teints de jaune. Ils suivent le cours rapide du vent et vont là où les dieux sont déjà allés.

Dans l’ivresse de l’extase nous sommes montés sur le char des vents. Vous, mortels, vous ne pouvez apercevoir que notre corps.

Le Muni, associé à l’œuvre sainte de chaque dieu, contemple toutes les variétés des formes, il vole à travers le monde de l’air.

Le Muni est le cheval du vent, l’ami du dieu de la tempête, il est aiguillonné par les dieux… »xiv

Une autre tradition, la tibétaine, nous a légué le Bardo Thödol, ou Livre des morts tibétain, lequel est organisé selon des conceptions fort semblables aux idées chamaniques. Les Bardo sont ces espaces intermédiaires de l’outre-monde, qu’il s’agit de traverser, pour s’en affranchir enfin. Le Bardo Thödol, expression tibétaine qui signifie littéralement « la libération par l’écoute dans les états intermédiaires »,  décrit les transformations de la conscience et des perceptions au cours des états intermédiaires qui se succèdent entre la mort et la renaissance. Pour tenter d’éviter la réincarnation, laquelle est censée prolonger la souffrance de l’être, le rituel funéraire tibétain vise à insérer l’âme du défunt dans son « effigie » symbolique pour faciliter son départ vers le Bodhisattva Avalokitesvara, « le Seigneur qui regarde d’en-haut ».

« L’effigie (ou name-card) figure le défunt agenouillé, les bras levés en un geste de supplication.xv On invoque son âme : ‘Que le mort dont l’effigie est fixée à cette carte vienne ici. Que la conscience de celui qui a quitté ce monde et est en passe de changer de corps se concentre sur cette effigie symbolique, qu’il soit déjà né dans l’une des six sphères ou qu’il erre encore dans l’état intermédiaire, où qu’il se trouve…’xvi. Si l’un de ses os est encore disponible, on le place sur le name-card. On s’adresse encore au défunt : ‘Écoute, ô toi qui erres parmi les illusions d’un autre monde ! (…) Cette effigie est le symbole de ton corps, cet os est le symbole de ta parole, ce bijou est le symbole de ton esprit… Ô toi, fais de ces symboles ta demeure !’xvii Le but du rituel est d’empêcher l’âme de s’incarner dans un des six mondes et de la forcer, au contraire, à atteindre la région d’Avalokitesvara. »xviii

Dans une autre tradition, celle de la Chine ancienne, on observe là encore d’étroits rapports avec les croyances chamaniques.

Les anciens Chinois voyaient le monde peuplé d’une foule de dieux, de déesses, d’esprits, de puissances ou d’influences, bonnes ou malignes, qu’il fallait se concilier, ou repousser, mais ils ne se donnèrent pas la peine de beaucoup philosopher ou de théoriser sur la nature des dieux et des esprits.

« Ils n’avaient même pas de terme général pour les désigner, et se contentaient d’accoler en une seule expression deux mots signifiant au propre les revenants et les esprits, kouei-chen, ou deux autres signifiant les esprits terrestres et célestes, k’i-chen. La croyance populaire semble avoir fait d’eux tout simplement des hommes plus puissants, mais non tout-puissants. »xix

Toutes les idées religieuses de la Chine antique restaient assez vagues, n’étant pas précisément formulées, et avaient peu de rapport avec le sentiment religieux lui-même et la pratique des cultes. Mais tous ces êtres ou ces puissances possédaient en commun un caractère sacré, le ling.

Les divinités qui apparaissent dans les textes chinois anciens étaient innombrables. Toutes les forces du monde physique étaient divinisées. Tout ce qui se rapportait à la vie humaine, à la société, avait aussi ses dieux.

« En tête de ce panthéon, se dressaient les trois grands objets du culte officiel, le Seigneur d’En-Haut, Chang-ti, dieu du ciel, le Souverain Terre, Heou-t’ou, dieu du sol de l’empire, et les Ancêtres royaux. Le Seigneur d’En-Haut, Chang-ti, ou, pour lui donner son titre rituel, le Seigneur d’En-Haut du Vaste Ciel, Hao-t’ien Chang-ti, est le chef de tous les dieux, et de tous les esprits, le maître des hommes et des dieux ».xx

Quant à la nature de l’âme humaine, l’affaire n’était pas plus simple. « Les Chinois anciens croyaient que l’homme a plusieurs âmes, qui, réunies chez le vivant, se séparaient à la mort pour suivre des destinées différentes : c’était ce qu’ils appelaient le kouei [guǐ] 鬼 et le chen [shén]神, ou de façon plus précise, le p’o [] 魄 et le houen [hún] 魂.xxi Le p’o venait le premier au moment de la conception, le houen se joignait à lui au moment de la naissance ; ensuite par l’usage des choses dont elles absorbaient les principes subtils tsing, elles se fortifiaient toutes deux. Ces choses nourricières, ce n’était pas seulement ce qui se mange, c’étaient aussi les charges qu’on a remplies, le sang de la famille à laquelle on appartient, etc. ; aussi les âmes d’un prince, d’un ministre et de leurs descendants avaient-elles plus de force que celles des gens du commun. Durant la vie, le houen quittait parfois le corps pour aller se promener : c’était le rêve pendant le sommeil; mais ces séparations ne pouvaient durer longtemps, ou bien c’était la mortxxii. Après la mort, le houen et le p’o menaient chacun une existence séparée, le p’o restant avec le cadavre, tandis que le houen s’en séparait aussitôt. Le houen montait au ciel, dans le domaine du Seigneur d’En-Haut ».xxiii

Pour se rendre « En-Haut », le chemin était compliqué et parsemé de dangers. Aussi l’âme houen avait-elle besoin d’un guide, d’un psychopompe, dont l’âme accompagnait celle du mort et lui montrait la voie. Ce psychopompe pouvait être le prêtre qui disait les prières avant et après l’enterrement, ou dans d’autres cas, un sorcier (hi) ou une chamane (wou), connaissant le chemin de la montée au ciel pour l’avoir souvent parcouru personnellement.

Le p’o restait, quant à lui, dans le tombeau avec le cadavre, et se nourrissait des offrandes. Quand les offrandes cessaient, il devenait méchant et dangereux : il hantait les vivants en tant que « revenant », ou « esprit » du trépassé (kouei). On les appelait li, et ils causaient des malheurs ou de maladies pour se venger sur les vivants de l’abandon où ils les laissaient.

Le p’o ne vivait pas très longtemps après la mort: attaché au cadavre il finissait par périr lui aussi. Les anciens pensaient que le p’o avait une survie de trois ans, le temps que le cadavre soit entièrement décharné. Mais le p’o des rois ou des princes pouvait survivre plus longtemps. L’âme du roi Siang de Hia, privée de sacrifices, volait encore au VIIe siècle, plus de mille ans après sa mort…

Dans le monde des p’o, comme chez les houen, la vie ressemblait à celle de ce monde, les princes restaient princes, ils avaient auprès d’eux leurs femmes, leurs ministres et leurs serviteurs qui leur restaient soumis.

Pour être certains de conserver dans l’autre monde le mode de vie qu’ils avaient eu en celui-ci, les morts emportaient leurs armes et leurs objets personnels, se faisaient suivre de femmes, de serviteurs, de chevaux: l’enterrement d’un prince ou d’un grand personnage s’accompagnait d’hécatombes d’hommes et de femmes qui étaient ensevelis vivants dans sa tombe, siun. Maspéro précise : « Pour les (funérailles des) Fils du Ciel, les victimes enterrées vives sont des centaines d’hommes, ou au moins des dizaines ; pour les princes et les grands-officiers, elles sont des dizaines ou au moins quelques hommes.»xxiv

Maspéro estime que « le monde céleste des houen, le monde souterrain des p’o, les kouei vivant dans le tombeau, faisaient dans l’esprit des Chinois un mélange assez confus ». L’important était moins de savoir où les âmes demeuraient après la mort que de les aider à passer au rang des Ancêtres pour s’en faire ainsi des protecteurs.

Les prêtres du culte officiel dans la Chine ancienne n’étaient pas à proprement parler les serviteurs des dieux, qui ne les avaient ni choisis ni initiés ; leur rôle se bornait à connaître les prières dont ils se transmettaient le texte de père en fils ou de maître à disciple, et à les réciter sans faute dans les cérémonies religieuses. Ce n’était pas eux qui faisaient « descendre » les dieux, lesquels ne se pliaient qu’à la seule « Vertu » du sacrifiant ; mais les prêtres contribuaient à la communication avec eux, et servaient d’intermédiaires.

Les sorciers ou les chamanes étaient bien différents du clergé officiel, aristocratique et administratif. Choisis par les dieux eux-mêmes, qui leur conféraient en quelque sorte directement leur pouvoir chamanique, les sorciers ou les chamanes pouvaient entrer en relations avec les dieux et les esprits par la transe : ils étaient appelés les « Possédés », lingpao. L’esprit du dieu descendait en eux, en sorte que «le corps était celui de la sorcière, mais le cœur était celui du dieu »xxv.

On les distinguait par leurs spécialités : il y avait les simples médiums, tchou-tseu, les médecins, yi, les faiseurs de pluie, les exorcistes, fang-siang, etc.

Les esprits qui assistaient les sorciers et sorcières pendant les séances chamaniques n’étaient que leurs protecteursxxvi. Ils les aidaient à aller chercher les dieux et les esprits qui leur étaient associés, puis à communiquer avec eux.

Les sorcières avaient besoin de la musique des tambours et des flûtes pour danser et entrer en transe. Elles frappaient le tambour et jouaient de la flûte selon un rythme de plus en plus rapide jusqu’à ce que l’une d’elles entrât en transe, tenant à la main un bouton de fleur, orchidée ou chrysanthème suivant la saison. Lorsque, épuisée, elle tombait sur le sol, elle passait le bouton de fleur à une autre sorcière ou chamane qui entrait à son tour en transe.xxvii

L’esprit du dieu évoqué pendant ces séances descendait, acceptait les offrandes, assistait aux danses, parlait parfois par la bouche d’une sorcière, et s’en retournait à la fin de la cérémonie. Le dieu parti, les sorcières épuisées s’adressaient collectivement à leurs propres âmes, li houen, afin de rappeler celles qui avaient « oublié de revenir » et de rompre ainsi leur extase.

Maspéro ne manque pas de noter que « toute cette excitation, ce bruit, ces danses aux évolutions rapides et laissées à l’inspiration du moment, excitaient une sorte de dédain de la part des patriciens dont les cérémonies bien réglées se déroulaient avec plus de pompe : ils traitaient les sorcières de ‘femmes stupides’, ils déclaraient que leur culte était sans efficacité, qu’il consistait à ‘danser continuellement dans le palais’, mais que bien que ‘les danseuses voltigent et les flûtes chantent haut et clair, le Seigneur n’est pas favorable…, il fait descendre toutes les calamités’. »xxviii

Dans ses pratiques religieuses et cultuelles, le Japon antique connaissait aussi les sorcières et les chamanes, bien que leur rôle ait été historiquement censuré par les annalistes impériaux, sans doute pour les mêmes raisons qui les faisaient être méprisées en Chine. « Ce qu’on sait du comportement et du rôle de la sorcière dans le Japon antique, en dépit même du soin que les rédacteurs des Annales impériales ont apporté à faire le silence à son sujet et à parler uniquement de sa rivale, la prêtresse-vestale, la mi-ko, qui avait pris rang, elle, parmi les ritualistes de la cour du Yamato, autorise, en effet, à l’identifier à la fois à sa collègue coréenne, la muday, et aux chamanes féminines altaïques. La fonction essentielle de toutes ces sorcières a consisté à faire descendre (jap. or.os.u) une âme dans un support (poteau sacré ou tout autre substitut) ou à incarner cette âme pour servir de truchement entre elle et les vivants, puis à la renvoyer. »xxix

Les instruments de travail de la sorcière japonaise étaient les mêmes que ceux des chamanes de l’Altaï et de Sibérie, à savoir le tambour (jap. tsu.tsumi), les grelots (jap. su.zu , d’où le nom de famille Suzuki, arbre à grelots), le miroir (jap. kagami).

Contrairement à ce qu’affirme Charles Haguenauer à propos des sorcières japonaises dont le rôle principal serait, selon lui, de faire ‘descendre’ les esprits, Mircéa Eliade insiste sur le fait que « l’élément spécifique du chamanisme n’est pas l’incorporation des ‘esprits’ par le chaman mais l’extase provoquée par l’ascension au Ciel ou par la descente aux Enfers ; l’incorporation des esprits et la ‘possession’ par des esprits sont des phénomènes universellement répandus, mais ils n’appartiennent pas nécessairement au chamanisme stricto sensu. »xxx

Si cela a bien un sens de parler d’un chamanisme stricto sensu, alors que ce phénomène extrêmement répandu a sans doute une origine qui se confond avec l’apparition d’Homo sapiens, et qu’il remonte peut-être même bien au-delà, comme élément constitutif des proto-religions des homininés, il faut se résoudre à voir dans l’expérience extatique un « phénomène originaire »xxxi. Il faut la « considérer comme constitutive de la condition humaine et, par conséquent, connue par l’humanité archaïque dans sa totalité »xxxii. Par-delà l’aspect essentiel, central, de l’extase, les différentes formes « chamaniques » de culture et de religion n’ont fait que déployer des interprétations variées de l’expérience extatique, la valorisant plus ou moins selon les cas, ou selon les impératifs du moment…

Il reste aussi, que partout dans les contrées que nous venons d’évoquer, l’Asie centrale et septentrionale, le Tibet, la Chine, le Japon, et depuis les temps les plus anciens, est attestée la croyance en l’existence d’un Être suprême, résidant dans un « Ciel », accessible par l’ascension et l’élévation des « esprits chamaniques ». Même lorsque l’individu ou la collectivité à laquelle il appartient est confronté à « l’éloignement » apparemment irréductible de l’Être suprême (à la suite de catastrophes, d’épidémies, de guerres, de famines…), la possibilité de cette « montée au ciel », de cette « extase », semble rester toujours ouverte à qui sait la saisir, et à qui sait en tirer, contre toute attente, des grâces individuelles ou collectives.

L’idée d’une perte partielle ou totale des liens avec l’Être suprême est parfois signifiée dans des mythes qui font allusion à une époque primordiale et paradisiaque où les communications entre le Ciel et la Terre étaient alors faciles et accessibles à tout un chacun. Puis vint la « décadence » spirituelle…

Mais il reste, gravé au fond des âmes chamaniques depuis des centaines de milliers d’années, cet espoir insensé, toujours revivifié par des extases individuelles, que le lien avec le divin n’est jamais perdu.

Il faut poser comme hypothèse que, pendant l’histoire longue des hominidés, des homininés et des humains, il n’y a pas de solution de continuité quant à l’essence même de la révélation mystique. Toujours elle dure, à travers les temps, toujours elle se manifeste, à la fois immanente et transcendante, physique et spirituelle, biologique et métaphysique.

Grâce à leur capacité à voyager dans les mondes surnaturels, à les traverser pour y rencontrer des êtres non-humains ou surhumains (des dieux, des esprits, des ancêtres, etc.), les chamans et les chamanes de toutes les époques, de toutes les régions de la Terre, ont pu contribuer, d’une manière décisive, depuis des dizaines de millénaires, à la connaissance de la mort, à la révélation de sa raison d’être et à l’exploration de ses prolongements dans la vie.

Grâce à ces innombrables générations de découvreurs, le monde des morts est devenu en quelque sorte approchable, connaissable, et la mort elle-même a pu être valorisée comme une voie de passage unique et nécessaire vers un nouveau mode d’être, un nouveau monde dont on peut dire a minima qu’il est en essence ‘spirituel’.

Monde fabuleux où tout semble possible, où les morts reviennent à la vie et les vivants meurent pour ressusciter ensuite, où les lois de la nature sont abolies et où une certaine liberté surhumaine, ou méta-anthropique, est rendue présente, tangible, et s’exerce d’une manière éclatante, éblouissante, mais aussi sereine, paisible.

Il nous est difficile, à nous, modernes, d’imaginer les résonances que représenta, pendant des dizaines de millénaires, un tel spectacle sensible, intellectuel, spirituel, pour les communautés « premières » qui nous ont précédé.

Le miracle chamanique a fait disparaître, pour le bénéfice de l’humanité entière, et bien avant que les « monothéismes » se soient emparés de thèmes similaires, les barrières entre la vie et la mort, et il a grandement ouvert des voies radicales vers les mondes des dieux et des esprits.

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iWaldemar Jochelson, The Yukaghir and Yukaghirized Tungus, The Jesup North Pacific Expedition, Vol IX, Part 2, New York 1910, p.207

iiCf le chapitre « Tente sombre et tente claire », Charles Stépanoff. Voyager dans l’invisible. Les techniques chamaniques de l’imagination. Ed. La Découverte. 2019, pp.87 sq.

iiiWaldemar Bogoras, The Chukchee, 1907 Memoirs of the American Museum of Natural History, Vol. XI, p. 413 : « Shamanism among the Chukchee, as has been said before, is in large measure affiliated with the family ceremonials. Each family has one or more drums of its own, on which its members are bound at specific periods to perform; that is, to accompany the beating of the drum with the singing of various melodies. Almost always, on these occasions, one member at least of the family tries to communicate with « spirits », after the manner of shamans. Such a one will usually, with violent shouting and continuous exercise on the drum, work himself up to the highest pitch possible, and in this condition pretend that the « spirits » have entered his body. In proof of this, he acts in exactly the same way as do the shamans, – jumping about, twisting his body in the most violent contortions, and uttering gibbering sounds and unintelligible words supposed to be the voice and the language of the « spirits. » Oftentimes he essays soothsaying and foretelling the future, though such attempts do not usually receive much attention. All this is done in the outer tent, where all the ceremonials are performed, and mostly in the day-time. The acts of real shamanism, on the contrary, are for the most part performed in the sleeping-room, at night-time and in perfect darkness….It is fair to say that every Chukchee may play the shaman in all branches of the craft as far as his skill and inclination permit him to do so. Family shamanism, being quite simple and primitive, probably antedated the shamanism of individuals havink special skill and vocation, and the latter seems to have grown up based on the former. »

iv« I was told of an old man who met a fox defecating in the open. The fox ran away, and the old man took its excrement for his own « spirit. » Another old man, when practising shamanism, called his own penis as a « spirit. » » Waldemar Bogoras, The Chukchee, 1907 Memoirs of the American Museum of Natural History, Vol. XI, p. 300

vWaldemar Bogoras, The Chukchee, 1907 Memoirs of the American Museum of Natural History, Vol. XI, p. 441

viMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p. 208-209

vii » Pour montrer son habileté, U’puñe demanda à son fils, un garçon de quatorze ans, de se déshabiller complètement et de s’allonger sur le sol, l’abdomen vers le haut. Puis, après avoir joué du tambour, elle prit un couteau et, plaçant la pointe entre les deux premiers doigts de sa main gauche, elle le posa sur le haut de l’estomac du garçon et fit semblant de déchirer l’abdomen, tenant le couteau par le manche de la main droite et guidant la pointe tout le temps avec les doigts de la main gauche. On aurait dit que la chair était réellement ouverte. Des deux côtés, sous les doigts de U’puñe, coulaient de petits ruisseaux de sang rouge, qui augmentaient rapidement et ruisselaient sur le sol. Le garçon restait immobile, mais il gémissait faiblement une ou deux fois et se plaignait que le couteau avait touché ses entrailles. Enfin l’interprète retira ses mains, et nous vîmes sur l’abdomen du malade une plaie fraîche et pleine de sang. U’puñe, cependant, nous laissa très peu de temps pour examiner la blessure. Elle a fait semblant d’insérer ses deux pouces loin dans la plaie, ce qui la rendait encore plus naturelle. Pendant tout ce temps, elle marmonnait frénétiquement en secouant sa tête, qu’elle tenait assez près du corps du patient. Enfin, elle approcha son visage de la plaie et commença à la lécher rapidement, en grognant quelque chose qui devait représenter des incantations dans la manière de parler du ke’le. Après quelques instants, elle a relevé la tête, et nous avons vu le corps du garçon sain et entier, comme il l’était avant l’opération. D’après ce que j’ai compris, ce tour s’est déroulé de la manière suivante : Pendant l’opération, U’puñe nous a fait comprendre à plusieurs reprises qu’elle avait chaud, et alors sa fille lui apportait un morceau de neige de la grande bouilloire, où des quantités de neige et de glace -fondaient pour l’approvisionnement quotidien en eau. Il est tout à fait habituel pour tous les habitants de ces pays d’avaler de la neige et de la glace lorsqu’ils ont chaud. Certains de ces morceaux, cependant, devaient contenir du sang de phoque fraîchement congelé et enrobé de neige. À cette époque, il y avait une réserve de sang de phoque dans chaque maison indigène, car la chasse au phoque était en cours. Bien sûr, la neige et le sang ont fondu dans la bouche de l’interprète, qui a pu déverser le sang sur l’abdomen du patient, sans que les spectateurs ne s’en aperçoivent. Le garçon était émacié, et j’ai remarqué que sa peau était plissée sur toutes les articulations de son corps. Il avait probablement été entraîné, par l’exercice approprié de ses muscles, à former la peau de son abdomen en un pli vertical qui, lorsqu’il était rempli du sang de phoque de la bouche de U’puñe, ressemblait exactement à une blessure fraîche. Les enfants de U’puñe lui servaient d’assistants et devaient avoir reçu un entraînement spécial pour l’aider à exécuter ces tours. Deux ou trois fois, j’ai vu des chamans tchouktches exécuter des tours similaires sur leur propre corps, mais d’un genre plus simple. Par exemple, un chaman faisait semblant de planter un couteau dans sa propre poitrine. Cependant, il le faisait avec sa chemise en fourrure et, bien sûr, le couteau avait toute la place nécessaire pour se glisser sous son bras entre les amples plis du vêtement en fourrure. » Waldemar Bogoras, The Chukchee, 1907 Memoirs of the American Museum of Natural History, Vol. XI, p. 445 (ma traduction).

viiiKnud Rasmussen. Intellectual Culture of Iglulik Eskimos. Report of the Fifth Thule Expedition (1921-1924). Vol. VII. N° 1 Copenhagen, 1929, p.131-132

ixMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.216

xKnud Rasmussen. Intellectual Culture of Iglulik Eskimos. Report of the Fifth Thule Expedition (1921-1924). Vol. VII. N° 1 Copenhagen, 1929, p.129-131

xiMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.236

xiiMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.315

xiiiCf. les travaux de R. Gordon Wasson, Persephone’s Quest. Entheogens and the Origins of Religion, Yale University Press, 1986, et de Terence McKenna, Food of the Gods, The Search for the Original Tree of Knowledge. A radical History of Drugs, Plants and Human Evolution. Bantam, 1992

xivRig Veda X, 136, 2-5

xvD.L. Snellgrove, Buddhist Himalaya, New York, 1957, p.265

xviD.L. Snellgrove, Buddhist Himalaya, New York, 1957, p.266

xviiD.L. Snellgrove, Buddhist Himalaya, New York, 1957, p.267

xviiiMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.343

xixHenri Maspéro. La Chine antique 1927, p.157-158

xxHenri Maspéro. La Chine antique 1927, p.162-163

xxiHenri Maspéro. La Chine antique 1927, p.176. Dans une note, Maspéro précise ici: « Ces quatre termes ne sont pas superposables deux à deux : p’o et houen sont bien plus précis et presque techniques pour désigner les âmes humaines (houen est en ce sens un mot très ancien puisqu’on retrouve son parent dans les langues thai, k’uan ) ; les deux autres désignent toutes les manifestations spirituelles, et kouei, employé seul, paraît marquer particulièrement les manifestations extérieures de l’âme restée dans le tombeau. Il y a là des idées d’origine et de date très diverses, qui ont été plus ou moins bien amalgamées pour former la théorie classique. »

Pour mémoire, voici quelques-uns des termes chinois associés aux esprits et aux âmes que l’on trouve dans les dictionnaires chinois aujourd’hui :

shén : Dieu; âme, esprit, essence divine, être spirituel, le mystère, le vivant.

guǐ : esprit, esprit des morts, démon;

líng, oulìng : forme traditionnelle de 灵 esprit, âme; monde spirituel, âme du mort.

: âme, vigueur, corps, côté sombre de la lune

hún : âme, esprit

jīng : essence; vitalité; énergie; semence; sperme; parfait; élite; extrêmement raffiné

xxiiOn pourrait élargir cette séparation de l’âme et du corps aux pertes de conscience, pendant des comas profonds ou des catalepsies: « Je suis allé à la résidence du Seigneur d’En -Haut, et je m’y suis fort plu », racontait Kien-tseu de Tchao, à son réveil d’une catalepsie de cinq jours, «avec les cent génies je me suis promené dans la région centrale du ciel ; la musique Vaste comportait neuf airs, et dix mille attitudes de danse ; elle ne ressemble pas à celle des trois dynasties, ses mélodies sont émouvantes… » cité par H. Maspéro, ibid. Ce type d’expérience que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de NDE ou EMI, a aussi été rapportée par Platon qui évoqua le cas d’Er ,le Pamphilien, fils d’Arménios. Er revint à la vie douze jours après sa « mort », alors que son corps était sur le bûcher, et il raconta ce qu’on lui avait montré dans l’autre monde (Platon, République, 614 b)

xxiiiHenri Maspéro. La Chine antique 1927, p.176-177

xxivIbid.

xxvHenri Maspéro. La Chine antique 1927, p.196-197

xxviIls changeaient de noms suivant les pays : au Tsin c’était les Ancêtres des Sorcières, Wou-tsou jen, au Ts’in la Protectrice des Sorcières, Wou pao, au Tch’ou, la Première des Sorcières, Wou-sien.

xxvii« Pendant que s’accomplissent les rites, frappez le tambour à coups pressés ; passez-vous le bouton de fleur en vous succédant à la danse, que les jolies filles chantent en mesure ; au printemps tenant en main l’orchidée, en automne le chrysanthème, toujours et sans interruption depuis l’antiquité (il en fut ainsi). » cité par Henri Maspéro. La Chine antique 1927, p.198-199

xxviiiHenri Maspéro. La Chine antique 1927, p.199-200

xxixCharles Haguenauer. Origines de la civilisation japonaise. Tome 1. Ed. Klincksieck, Paris, 1956, p.169-170

xxxMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.388

xxxiMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.392

xxxiiMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.392

Âmes chamanes


« Chaman Yukaghir, en 1902. »

Le chamanisme n’est-il qu’« une technique archaïque de l’extase »i ou bien est-il plutôt ce qu’on a pu appeler « un art du voyage mental »ii ? Autre hypothèse encore, ne serait-il pas les deux à la fois, une technique et un art, auxquels viendrait s’ajouter surtout le fait brut d’une révélation spirituelle, octroyée après une longue et difficile initiation, ou bien dans quelques cas, obtenue par la « grâce » d’une intervention « divine » ?

Les chamans sont-ils des techniciens de la transe et du cerveau exalté ou bien des artistes de leurs propres ascensions? Ou sont-ils surtout les messagers d’une surnature dont ils ont la capacité d’explorer les profondeurs et les hauteurs, et dont ils peuvent revenir pour en témoigner parmi les hommes ?

Ce que les chamans trouvent dans ces ultra-mondes, est-il bien « réel », ou bien n’est-ce seulement qu’une sorte de recréation « virtuelle », mais incarnée, vivifiée, par la puissance de leurs cultures ?

Le mot chaman, selon Mircéa Eliade, vient de šaman, qui appartient à la langue tongouse. Il a été largement vulgarisé, depuis les nombreux travaux anthropologiques consacrés, au 19e et au 20e siècles en Asie septentrionale, en Amérique du Nord, et dans d’autres parties du monde, aux multiples formes de « chamanisme ». Il a acquis désormais une acception quasi-universelle pour signifier les personnes, les magiciens, sorciers, guérisseurs, medicine-men, prêtres, prophètes, sibylles, mystiques, poètes, initiés, qui depuis les temps les plus reculés, dans toutes les régions du monde, ont su établir un lien vivant, effectif, opératoire entre ce monde-ci, et le monde de la surnature, de l’au-delà.

Le chaman est avant tout, en essence, « le grand maître de l’extase », il est le spécialiste de la « transe pendant laquelle son âme est censée quitter le corps pour entreprendre des ascensions célestes ou des descentes infernales » selon la définition de Mircéa Eliade. Pourquoi son âme serait-elle seulement « censée » quitter le corps ?. Eliade semble a priori ne pas réellement croire à la séparation effective de l’âme et du corps pendant la transe. L’âme serait, dans cette conception implicite, irréductiblement attachée au corps, car une séparation effective de l’âme et du corps se traduirait par une mort tout aussi effective et surtout irréversible. Mais n’y a t-il pas d’autres hypothèses à envisager ? Dans plusieurs cultures, dont celles de la Chine ancienne et parmi de nombreuses tribus sibériennes, on considère que l’homme peut avoir jusqu’à neuf âmes. Ne serait-il pas possible que la partie la plus élevée de l’âme puisse se séparer du corps, tout en laissant derrière elle d’autres « âmes » capables de faire vivre le corps pendant son absence ?

Les capacités extatiques du chaman se traduisent par sa maîtrise des vols magiques, sa science des ascensions au Ciel, et sa connaissance des descentes aux Enfers, et de leurs retours. Il peut communiquer avec les morts, les démons et les esprits de la Nature, sans en être lui-même « possédé »iii. Il s’affirme comme un grand spécialiste de l’âme humaine, que ce soit celle des vivants ou des morts. Lui seul peut « voir » les âmes, connaître leur « forme » et prédire leurs destinées singulières.

Les chamans forment une « élite mystique », et ils se distinguent des autres hommes, dans les cultures où le chamanisme est « hiérarchique », soumis à un fort contrôle social. En Asie du Nord, les peuples altaïques, qui parlent des langues turques, mongoles et toungouses, mais aussi certains peuples samoyèdes, les Selkup, les Enets, les Nganasan, les Ket, on pratique un chamanisme fondé sur la présomption d’une inégalité de compétences dans les relations à l’invisible.iv

Mais dans d’autres cultures chamaniques dites « hétérarchiques », plus démocratiques, « tout le monde peut être un peu chamane »v. Par exemple, dans l’Extrême-Orient sibérien, les Kamtchadals, les Itelmen, les Tchouktches, les Koryak, les Yukaghir ont « un accès égalitaire aux esprits »vi, de même que dans de nombreux peuples d’Amérique du Nord tels que les Indiens Ojibwévii, ou les peuples athapascan d’Alaska. Cet accès « démocratique » à l’extase peut être facilité par la consommation de champignons psychotropes, comme l’amanite tue-mouche (amanita muscaria)viii. L’extase par psychotropes est connue dans toute la Sibérie. Dans d’autres régions de la terre , elle peut être provoquée par des alcaloïdes comme l’ayahuasca, ou d’autres substances psychotropesix.

Le sacré apparaît toujours comme une expérience singulière, personnelle; toute hiérophanie a un caractère profondément spécifique, unique, qui se distingue par là des cérémonies et des cultes qui privilégient la régularité, la répétition, la loi, les codes, les rites.

Telle pierre « sacrée » est spéciale, unique, tombée du ciel, de fait ontologiquement séparée des autres pierres. Tel arbre est « sacré » parce que sa forme est unique, inouïe. Un être (pierre, arbre, animal, homme) qui se présente comme absolument singulier, comme évidemment unique, porte déjà en lui, en quelque sorte de façon immanente, ce caractère exceptionnel que l’on doit supposer annoncer quelque lien avec son « élection » putative. Le singulier et le sacré, pris par rapport au commun et au profane, relèvent de la même dialectique, celle qui sépare l’exception de la règle, le divin de l’humain, l’éternel de l’éphémère. Mais par cette séparation, cette dialectique est aussi porteuse d’un espoir ultérieur de synthèse, de communion, dans le constat de la différence et du comblement de cette différence, par le biais d’opérations magiques ou sacramentelles….

Les chamans de toutes les époques, de toutes les cultures, et dans toutes les régions du monde, ont tous eu des expériences d’« extase » ou de « ravissement ». Il s’agit d’un rapt de l’esprit par une puissante « lumière intérieure », que l’on retrouve décrite par exemple dans les Upaniṣad, sous le vocable d’antar jyotih, dans le Livre des morts tibétain, et dans le Livre égyptien des morts parlant de « l’entrée dans le jour ». Cette « lumière » forme la base d’expériences mystiques qui ont sans doute déjà été accessibles à l’humanité archaïque depuis des époques fort reculées.

Cette extase n’est pas passive , immobile. Ce n’est donc pas une « possession », si l’on entend par ce terme une perte d’autonomie qui rendrait le chaman incapable d’exercer sa volonté, sa puissance d’ascension et de descente. Dans l’extase, par la force de sa pensée, le chaman peut sortir de lui-même pour s’envoler vers les autres mondes. Il peut aussi, le cas échéant, se dépouiller complètement (en esprit) de son corps de chair et de sang, jusqu’à se voir réduit à l’état de squelette. Sur des costumes chamaniques, il n’est pas rare de trouver des os (d’oiseaux ou d’autres animaux) ou des objets en fer censés évoquer par métonymie le squelette du chaman. Ce symbolisme du squelette exhibé dans le costume du chaman évoque le moment clé de l’initiation, le passage de la vie vers le monde de la mort, puis à nouveau le passage de la mort à la résurrection, lors du retour du chamane après son expérience extatique.

Le squelette ainsi extériorisé du chamane représente en quelque sorte son essence chamanique : il est le symbole de la liberté du chaman par rapport aux catégories de la vie et de la mort, du corps et de l’esprit. Ce n’est d’ailleurs que l’un des éléments du costume chamanique, lequel est conçu comme microcosme, un monde de symboles religieux imprégné de « puissances » et d’« esprits ». En le revêtant, le chaman transcende l’espace commun, l’environnement, et se projette déjà dans une surnature. Il acquiert aussi, par le costume, une sorte de nouveau corps magique, dont les éléments évoquent les esprits-animaux (comme l’aigle, le renne, ou l’ours), auxquels il va s’identifier. Le chaman qui se transforme en oiseau et se met à « voler » au-dessus des forêts, puis loin au-dessus du monde, est désormais cet oiseau, et par cette métamorphose, il peut rejoindre l’au-delàx.

Le chaman fait cette expérience fondamentale que, si la vie quotidienne est bien réelle, qu’elle possède son essence, elle peut être aussi vue et comprise comme une illusion, une réalité éphémère qui se révèle en perpétuelle transformation. Le chaman connaît ces deux aspects, la réalité de l’essence et l’illusion de l’existence, et il voit qu’ils pointent vers la compréhension de leur unité intime.

Un véritable chaman doit avoir connu les affres de sa traversée de la mort, suivie des joies de la résurrection. Cette mort assumée et la résurrection initiatique qui s’ensuit confirment sa vocation et le consacrent comme chaman.

L’extase chamanique est authentique. Elle n’est pas un spectacle, une mise en scène théâtrale pour le bénéfice de spectateurs qu’il faudrait persuader de la réalité du voyage extatique. Le doute, la possibilité de la simulation, ou de la fraude, ne sont pas présents dans les esprits. Même si, par ailleurs, la question de cette authenticité peut se poser, dans le cadre de l’acculturation des pratiques chamaniques, telles que documentées par les anthropologues, on ne peut pas remettre en question la possibilité même du voyage extatique, et son expérience réelle depuis d’innombrables générations, par de véritables chamanes, voyants, sorciers ou medicine-men, dans toutes les régions de la terre.

Dans l’extase, se vit pour le chaman une aventure unique, qui est à chaque séance répétée, mais différemment. Les chamans deviennent réellement des esprits, ils sont des esprits capables de rejoindre le monde des morts, puis de revenir à la vie des vivants. Ils volent et voient les esprits, car ils participent à leur nature spirituelle. Ils ont des rapports directs, concrets, immédiats, avec tous les esprits et avec les Dieux: ils les voient face à face, ils leur parlent, les prient, ils les implorent, ils obtiennent leur aide, et bénéficient de leur puissance.

Knud Rasmussen, qui a étudié les Iglulik, a recueilli de la bouche même de quelques chamans, ce type de témoignage: « En recevant son ‘illumination’, le chaman Aua sentit dans son corps et son cerveau une lumière céleste qui émanait en quelque sorte de son être entier ; bien qu’inaperçue des humains, elle était visible de tous les esprits de la terre, du ciel et de la mer, et ceux-ci vinrent à lui et devinrent ses esprits auxiliaires. »xi.

Cette extase n’est pas sans risques, et l’initiation chamanique peut déclencher des accès de terreurs mystiques.xii

Lors des séances chamaniques, et pendant les voyages extatiques, les esprits auxiliaires peuvent prendre des formes animales, se rendant manifestes par des cris et des comportements de serpents, de loups, de rennes, d’ours ou de poissons.

« En apparence, cette imitation chamanique des gestes et des voix d’animaux peut passer pour une ‘possession’. Mais il serait peut-être plus exact de parler d’une prise en possession, par le chaman, de ses esprits auxiliaires : c’est lui qui se transforme en animal (…) on pourrait parler d’une nouvelle identité du chaman, qui devient animal-esprit. »xiii

L’animal-esprit participe de la plongée dans l’extase, des ascensions et des descentes. Il garde la trace des métamorphoses accomplies. Il est le symbole naturel de la liaison réelle et directe du chaman avec l’au-delà.

Le chaman est capable d’abandonner la condition humaine, pour mieux la « rêver ». Dans ses rêves, il trouve des voies vers la vie sacrée, et il établit des rapports directs avec les Dieux, les esprits et les âmes des ancêtres. Il peut « mourir », remplir dans l’au-delà, réel ou rêvé, les missions dont il s’est doté (visions, communication avec les morts, guérisons), puis enfin revenir à la « vie » et à sa condition humaine.

Le chaman continue de « vivre », que ce soit dans les rêves, dans la mort, et au-delà de la mort…

« L’extase n’est que l’expérience concrète de la mort rituelle, ou, en d’autres termes, du dépassement de la condition humaine, profane. Le chaman est capable d’obtenir cette ‘mort’ par toutes sortes de moyens, des narcotiques et du tambour à la ‘possession’ par des esprits. »xiv

Les chamans comme les autres membres de la tribu ont un rapport naturel, constant, avec le sacré, mais les chamans se différencient par leur quête de l’extase – et la maîtrise de ses conséquences. Cela implique la médiation de nombreux esprits, par exemple ceux qui sont représentés par la nuit, la brume, le ciel bleu, l’Est, l’Ouest, la femme, la jeune fille, l’enfant, les organes sexuels de l’homme et de la femme, la chauve-souris, etc.xv

Les esprits-animaux auxquels le chaman s’identifie, et avec lesquels il entre en symbiose, deviennent ses puissants auxiliaires ; lorsque l’esprit-animal pénètre dans le chaman, et que le chaman se pénètre de sa puissance, ce dernier se transforme aussi en l’ancêtre mythique, qui depuis l’aube du monde s’incarne dans tel ou tel genre d’animal. Le chaman goûte et partage la nature de cet ancêtre premier; il abolit tous les temps présents, passés ou futurs, et recouvre la condition originelle, intangible, éternelle de cet « ancien des jours »xvi qu’il lui revient d’incarner pendant son extase.

La métamorphose en l’animal-ancêtre, de même que l’extase ascensionnelle, sont des expressions différentes, mais analogues, d’une même expérience : la transcendance de la vie terrestre, ici-bas, et l’accès effectif à un monde surnaturel, un royaume des esprits, dont les mythes disent parfois qu’il a été aussi peut-être, autrefois, un ‘paradis’ jadis perdu par les hommes à la suite de quelque faute originelle, commise à la fin du temps mythique, au commencement du monde humain.

Le chaman, emmené par la puissance de son tambour, s’envole vers la surnature, dont il est rapporté par de nombreuses traditions, en Asie Septentrionale, mais aussi au Tibet ou en Amérique du Nord, qu’elle comporte sept (ou parfois neuf) « cieux », ou niveaux de consciencexvii.

C’est en volant, dans son extase, vers la surnature que le chaman reconnaît la fuite de l’âme du mort (ou de l’agonisant) et qu’il peut se montrer capable de la rejoindre, de lui parler, et de la convaincre éventuellement, pour la rendre à son corps laissé sur la terre.

Tout ce qui touche à l’âme et à son aventure, ici-bas, et plus tard, dans l’au-delà, relève de la compétence du chaman. Par son initiation et ses propres expériences, il connaît intimement l’essence de l’âme humaine, ses différentes figures, sa mobilité, sa fragilité mais aussi sa puissance propre; il connaît les forces qui la menacent et les régions où elle peut être emportée.

Pour la plupart des peuples turco-tatars et sibériens, l’homme a trois âmes dont une au moins reste, après la mort, toujours dans la tombexviii. D’autres traditions font état de l’existence de sept ou même de neuf âmes différentes dans l’homme, comme on l’a déjà dit. En chinois, l’un des caractères utilisés pour désigner les différentes sortes d’âme chez l’homme est composé à l’aide du sinogramme 巫 wῡ, qui signifie “chaman, sorcier”, et qui est associé avec un caractère représentant la pluie tombant du ciel (靈 líng ).xix

Dans ce contexte toute maladie est conçue comme une altération ou une aliénation de telle ou telle âme active dans le corps, dont le chaman doit diagnostiquer le mal.

Le chaman altaïque exorcise les esprits maléfiques en les intégrant dans son propre corps, en les « possèdant », pour les tourmenter et enfin les expulser.  Il en a la puissance parce qu’il participe à leur nature, et qu’il est libre de quitter son propre corps, et de voyager entre les Cieux

Waldemar Jochelson indique que les Yukaghir pensent que l’homme a trois âmes (a’ibi). La première a’ibi réside dans la tête, la seconde est l’a’ibi du coeur, c’est elle qui est la plus importante pendant la vie de l’homme. La troisième est immanente à tout le corps, et c’est celle qui est à l’origine de l’ombre qu’une personne projette sur le sol. Lorsqu’un homme meurt, ses trois âmes se séparent : l’a’ibi de la tête s’envole vers le Royaume des Ombres ; quant aux deux autres a’ibi on ne sait pas trop ce qui leur advient, selon le vieux Tulya’ch de la rivière Yassachnaya interrogé par Jochelson…xx

Mais selon un autre informateur, le vieux Kudala’s de la rivière Korkodon, l’une des âmes reste sur terre et erre dans la résidence du défunt, l’a’ibi de la tête s’envole vers le Royaume des Ombres et la troisième âme, l’a’ibi du coeur, se rend dans le Monde de l’Au-delàxxi, auprès de l’esprit Me’mdeye-Eci’e, littéralement « le Père du Feu »xxii. Il semble bien que ce dernier ne soit pas l’équivalent du « Dieu suprême ». Il existe chez les Yukaghir un concept de Dieu suprême, qui porte le nom de Pon, ce qui signifie, littéralement, « Quelque chose ». Mais cette divinité, au caractère vague et indéfini, de ce fait ne peut pas être réellement assimilée au Dieu suprême (et « personnel ») des monothéismes.xxiii

Les Yakoutes de la Kolyma, qui sont voisins des Yukaghir, ont plusieurs termes correspondant au concept d’âme. Il y a d’abord, tῑn, le « souffle ». Ensuite il y a les termes kut et stir. Selon un chaman Yakoute de la rivière Kolyma, stir réside dans la tête et kut apparaît sous trois formes. L’une correspond à l’ombre extérieure, visible, du corps, la seconde forme de kut se trouve entre la peau et le corps, et la troisième forme est interne, et se trouve près du cœur. La perte de cette dernière forme de kut correspond à la mort. L’âme tῑn possède une certaine puissance vitale. Si pour quelque raison le corps perd son kut, il peut conserver une forme de vitalité de par la force vitale associée à tῑn. C’est ainsi que pendant le sommeil, les pertes de connaissance, et les états d’inconscience, l’âme kut est absente du corps, mais l’âme tῑn assure que la vie est préservée. Cependant c’est au retour de kut que la vie reprend complètement. C’est seulement lorsqu’un corps commence à se décomposer que l’on peut dire que tῑn a définitivement quitté le corps, et alors, même si kut pouvait revenir, le corps ne pourrait revivrexxiv.

(A suivre…)

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iSelon l’expression de Mircéa Eliade, dans le titre même de son livre, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968,

iiAinsi que le définit Charles Stépanoff dans son livre, Voyager dans l’invisible. Les techniques chamaniques de l’imagination. Ed. La Découverte. 2019,

iiiMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.23

ivCharles Stépanoff. Voyager dans l’invisible. Les techniques chamaniques de l’imagination. Ed. La Découverte. 2019, p.141

vMarie-Françoise Guédon qui a enquêté chez les Nabesna d’Aleska rapporte : « Le consensus général est qu’un chamane est une personne qui rêve, que toute personne qui rêve est un chamane et que tout le monde rêve peu ou prou, d’où la conclusion que j’ai maintes fois entendue : ‘tout le monde est un peu chamane’, même si certaines personnes sont plus puissantes que d’autres ». Marie-Françoise Guédon, Le rêve et la forêt. Histoires de chamanes nanesna, Les Presses de l’université Laval, Québec, 2005, p.47, cité in Charles Stépanoff. Voyager dans l’invisible. Les techniques chamaniques de l’imagination. Ed. La Découverte. 2019, p.159

viCharles Stépanoff. Voyager dans l’invisible. Les techniques chamaniques de l’imagination. Ed. La Découverte. 2019, p.158

viiCf. le blog « Des personnes autres qu’humaines »

viiiCf Waldemar Jochelson The Koryak. Religion and Myths. Vol. II, New York, 1905, p. 582-583 : « The Koryak are most passionate consumers of the poisonous crimson flyagaric, even more so than the related Kamchadal and Chukchee, probably because the fungus is most common in their territory. (…) The Koryak do not eat the fly-agaric fresh. The poison is then more effective, and kills more speedily. The Koryak say that three fresh fungi suffice to kill a person. Accordingly, fly-agaric is dried in the sun or over the hearth after it has been gathered. It is eaten by men only; at least, I never saw a woman drugged by i.4 The method of usln’g it varies. As far as I could see, in the villages of Penshina Bay, the men, before eating it, first let the women chew it, and then swallow it. Bogoras5 says that the Chukchee tear the fungus into pieces, chew it, and then drink water. Slunin describes in the same way’6 the Koryak method of using fly-agaric. In describing the use of fly-agaric by the Chukchee and Koryak, Dittmar’ says that they chew it, and keep the quid in their mouths for a long time without swallowing it. Krasheninnikoff’ says that the Kamchadal roll the dried fungus up in the form of a tube, and swallow it unchewed, or soak it in a decoction of willow-herb and drink the tincture. (…) Like certain other vegetable, poisons, ‘as opium and hasheesh, the alkaloid of fly-agaric produces intoxication, hallucinations, and delirium’. Light forms of intoxication are accompanied by a certain degree of animation and some spontaneity of movements. (…) There is reason to think that the effect of fly-agaric would be stronger were not its alkaloid quickly taken out of the organism with the urine. The Koryak know this by experience, and the urine of persons intoxicated with fly-agaric is not wasted. The drunkard himself drinks it to prolong his hallucinations, or he offers it to others as a treat. According. to the Koryak, the urine of one intoxicated by fly-agaric has an intoxicating effect like the fungus, though not to so great a degree.

ixL’on y reviendra ultérieurement.

xLe ‘vol’, la ‘chevauchée’ ou la ‘vitesse’ des chamans sont des expressions figurées de l’extase, du voyage mystique entrepris vers l’outre-monde

xiMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.87

xii« The methods of attaining magic power here indicated lay particular stress on the inexplicable terror that is felt when one is attacked by a helping spirit, and the peril of death which often attends initiation. » Knud Rasmussen. Intellectual Culture of Iglulik Eskimos. Report of the Fifth Thule Expedition (1921-1924). Vol. VII. N° 1 Copenhagen, 1929, p.121

xiiiMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.89

xivMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.90-91

xv« Il existe des esprits gardiens réservés exclusivement aux chamans : la nuit, la brume, le ciel bleu, l’Est, l’Ouest, la femme, la jeune fille adolescente, l’enfant, les mains et les pieds de l’homme, les organes sexuels de l’homme et de la femme, la chauve-souris, le pays des âmes, les revenants, les tombes, les os, les dents et les cheveux des morts. » James Teit. The Thompson Indians of British Columbia. p.354 , cité in Mircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.99

xviPour reprendre dans le contexte chamanique l’expression biblique « l’Ancien des jours », עַתִּיק יֹומִין, attiq yomin, (Dan 7,9), employée pour désigner Dieu, mais en en élargissant le sens, et en l’étendant aux entités divines, ancestrales et mythiques des religions premières.

xviiChez les Dolgan, dans la région de Katanga, neuf poteaux ou arbrisseaux, portant chacun un oiseau de bois à leur extrémité supérieure, représentent les chemins du chaman et de l’âme de l’animal sacrifié vers ces différents cieux. Cf.Mircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.192. Voir aussi Charles Stépanoff, qui présente une photographie de ce dispositif dans Voyager dans l’invisible. Les techniques chamaniques de l’imagination. Ed. La Découverte. 2019, p.338

xviiiCf. Mircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p. 174, note 1

xixEn Chine, le mot神shén désigne l’âme, l’esprit divin, la divine essence, et peut même signifier l’idée du “Dieu”. On distingue en outre pour l’homme trois sortes d’âme, 魄 , 魂 hún, et 靈líng. Le caractère魄 , est composé du radicalguǐ,“esprit”, et du radical bái,“blanc”, et il évoque sans doute, de par cette couleur, l’âme “spermatique”, transmise au corps lors de la conception. Le caractère 靈 líng évoque dans sa composition même l’âme proprement chamanique, c’est-à-dire l’âme qui en chaque homme a vocation à être le véhicule de l’extase. Il est en effet composé de deux caractères, l’un, 霝, ling, représente la pluie tombant du ciel, et il est placé au-dessus du caractère 巫 wῡ, “chaman, sorcier”.

xx« The old Tulya’ch on the Yassachnaya river told me the following: « There are three souls, a’ibi. One of the a’ibi dwells in the head, the second in the heart, the third pervades the entire body. A man falls sick, when the head-a’ibi itself departs for the Kingdom of Shadows, aibiji, or escapes to the subterranean world to its relatives, frightened by the entrance into the body of an evil spirit of the ku’kul or yo’ibe category. -In such cases, however, death does not follow, and the shaman may still descend to the Kingdom of Shadows and bring back the soul. The soul of man significant for life is the second one, the heart-a’ibi. The third soul throws the shadow on the ground. The dead have no shadows. When a person dies, the head-a’ibi leaves for the Kingdom of Shadows, as to what becomes of the two other souls, Tulya’ch could not say. » Waldemar Jochelson, The Yukaghir and Yukaghirized Tungus, The Jesup North Pacific Expedition, Vol IX, Part 2, New York 1910, p.156

xxi« The following data were recorded by me from the words of the old Kudala’s on the Korkodon river. Man has three a’ibi. One of these, after death, goes to the Kingdom of Shadows, a’ibiji, i. e., « land of shadows. » The second hovers about the residence of the deceased. The third rides to the Upper World to Me’mdeye-Eci’e. The first soul, on its way to the Kingdom of Shadows meets an old woman, the gate-keeper, who asks the soul whether it has come for all time or only temporarily. Having been admitted, the soul approaches a river, at the shore of which a boat is standing. The soul unaided crosses to the other shore and joins its relatives. They lead a life similar to the one on earth. Relatives live together. All surrounding objects are also shadows or souls. Thus the tent, dog, snares are s many shadows of the same objects or beings as they have existed on earth. The souls hunt the shadows of reindeer, birds and fishes with the shadows of traps, snares, bows and rifles. The animals who are hunted by living relatives are the same ones whose shadows have already been hunted by the souls of the relatives of the hunters in the Kingdom of Shadows. » Waldemar Jochelson, The Yukaghir and Yukaghirized Tungus, The Jesup North Pacific Expedition, Vol IX, Part 2, New York 1910, p.157.

xxiiDes sacrifices sont faits à cette divinité et des prières lui sont adressées, dont voici un exemple : Me’rmdeye-Eci’e mi’tul a’mdeget polu’dek. « Père du Feu, sauve-nous de la mort ». Waldemar Jochelson, The Yukaghir and Yukaghirized Tungus, The Jesup North Pacific Expedition, Vol IX, Part 2, New York 1910, p.140

xxiii « The Supreme Deity [of the Yukaghir] is called Pon, which means « Something. » This Supreme Deity must not be regarded as analogous to the Supreme Deity of the religions of civilized peoples. It was a deity of a most vague and indefinite character, a deity that controlled all visible phenomena of nature. Thus Pon-yu’lec means, « something got dark, » that is evening has come; Pon-emi’dec means « something became black, » that is night has come; Pon-o’mc means « something has become good, » that is it has become good weather; Pon-ti’boi « something makes rain, » that is, it rains. The texts which I have recorded reveal no cult addressed to this deity. Nor are to-day any prayers addressed or sacrifices made to it. In the Tundra dialect Pon is called Cu’kun, for instance, it rains, Cu’kun-ti’wai. » Waldemar Jochelson, The Yukaghir and Yukaghirized Tungus, The Jesup North Pacific Expedition, Vol IX, Part 2, New York 1910, p.140.

xxivWaldemar Jochelson, The Yukaghir and Yukaghirized Tungus, The Jesup North Pacific Expedition, Vol IX, Part 2, New York 1910, p.157 sq.

Extases singulières


« Chamans sibériens »

Le Tipitaka, c’est-à-dire les « Trois Corbeilles » (du pali ti, « trois » et pitaka « corbeille ») est une collection de textes fondamentaux (le « Canon pali ») formant la base doctrinale du bouddhisme theravāda. On y trouve un texte appelé « Les grands cadres de référence » (Maha-satipatthana Sutta), dans lequel on peut lire cette question : « Et comment fait un moine pour regarder en son entier l’esprit dans l’esprit? »

Une assez longue réponse est fournie que je résumerais ainsi : « Lorsque l’esprit a des illusions, il perçoit que l’esprit a des illusions. Lorsque l’esprit est sans illusions, il perçoit que l’esprit est sans illusions. Lorsque l’esprit est libéré, il perçoit que l’esprit est libéré. Lorsque l’esprit n’est pas libéré, il perçoit que l’esprit n’est pas libéré.»

Puis vient la conclusion :

« De la sorte il demeure observant intérieurement l’esprit dans l’esprit, ou extérieurement l’esprit dans l’esprit, ou à la fois, intérieurement et extérieurement l’esprit dans l’esprit. (…) Et il demeure indépendant, sans attachement à rien au monde. C’est ainsi qu’un moine observe l’esprit dans l’esprit. »

Témoignage utile, sans doute, mais au fond évasif. Il ne nous renseigne pas vraiment sur la nature de l’esprit, et moins encore sur celle de l’esprit qui serait capable d’observer l’esprit à l’œuvre, observant l’esprit.

Pour aller plus avant dans la recherche sur la véritable nature de l’esprit, il faudrait peut-être remonter plus avant que le bouddhisme, se rappelant que, depuis la plus haute antiquité, et de par le monde, les meilleurs et les plus anciens praticiens des choses liées aux ‘esprits’, ont sans aucun doute été les chamans.

Dans sa célèbre étude sur le chamanisme, Mircéa Eliade insiste pourtant sur le fait que les ‘esprits’ ou leur ‘possession’ ne sont pas l’objet essentiel de la quête chamanique.

« L’élément spécifique du chamanisme n’est pas l’incorporation des ‘esprits’ par le chaman, ou leur ‘possession’ par eux, mais l’extase provoquée par l’ascension au Ciel ou par la descente aux Enfers »i.

On est en droit de demander si c’est bien l’extase qui est provoquée par l’ascension au Ciel, ou bien si ce ne serait pas plutôt l’inverse ? L’expérience primale de l’extase, réservée au chaman accompli, est en effet la condition initiale et formelle de l’ascension.

Le concept d’ « ascension au Ciel », dûment répertorié dans une multitude de cultures autochtones, à toutes les époques, n’a pas dû se développer a priori, en dehors de tout cadre expérimental. Il a bien fallu que des expériences extatiques aient dominé les cerveaux de générations de chamans, pendant des dizaines ou même des centaines de milliers d’années, avant que les contenus de ces expériences accumulées, toutes singulières, toutes uniques et privilégiées, aient pu progressivement recevoir des éléments de formalisation, des débuts de conceptualisation, retenus et organisés par les traditions.

Dans la grotte de Lascaux, une extase chamanique est bien représentée, mais rien ne permet de dire qu’elle a pu alors être interprétée comme une « ascension au Ciel ». L’extase du chaman de Lascaux, symbolisée par son sexe en érection et la présence d’un oiseau, a été le fait brut, l’expérience explosive et indicible, dont on peut seulement inférer les implications, rétrospectivement.

La « montée au Ciel » (ou la « descente aux Enfers ») n’ont pu n’être que des conceptions plus tardives, des créations intellectuelles et des théorisations a posteriori, élaborées par ceux des chamans ayant « vu » ce qu’il y avait à voir, et ayant compris tout ce que l’on pouvait en tirer par la suite, du point de vue des grandes questions cosmologiques, ontologiques et théologiques, et ce que l’on pouvait en partager, avec les autres humains, ceux qui n’ont pas « vu », et qui sont restés sur Terre.

Les recherches anthropologiques sur le chamanisme, qui ont été multipliées depuis le 19e siècle, ont fini par converger sur cette leçon essentielle, à savoir que l’expérience extatique n’est pas contingente, locale, isolée, mais est bien un « phénomène originaire ». Il faut même la considérer comme « constitutive de la condition humaine et, par conséquent, connue par l’humanité archaïque dans sa totalité »ii.

Le caractère originaire et universel de cette expérience n’est en rien incompatible avec des modifications et des changements selon les différentes formes de culture et de religion dans lesquelles elle apparaît. Il reste à apprécier d’un point de vue anthropologique, ses degrés de légitimation et de valorisation dans chaque culture particulière, et finalement l’interprétation ultime qui y a été donnée en son sein. Celle-ci dépend certes pour une part de cet arrière-plan sociétal toujours présent, mais aussi de la manière spécifique, unique, dont elle est à chaque fois ressentie et vécue par des personnes particulières, singulières, les chamans, ces initiés, ces explorateurs hardis des mondes divins et ultra-humainsiii.

Dans toutes les contrées où le chamanisme a été et reste présent, en Asie centrale et septentrionale, comme dans le reste du monde, en Afrique, en Europe, en Amérique du Nord et du Sud, et ceci depuis les temps les plus anciens, est attestée dans les consciences chamaniques la notion d’un Être suprême, présent dans un lieu associé à l’idée d’un « Ciel ». L’existence de ce « Ciel » implique un symbolisme récurrent de l’ascension et de l’élévation du chaman. Ces notions d’ascension, d’élévation et de révélation gardent ensuite toute leur valeur symbolique, longtemps après avoir été une fois vécues, et même dans le cas d’un « éloignement » momentané ou d’une « absence » durable de cet Être suprême, par exemple du fait de « fautes » commises individuellement ou en groupe, ou plus grave, suite à des formes de « décadence » de la pratique chamanique, ou du fait de changements sociétaux considérables (guerres, épidémies, acculturations).

La diminution ou même la perte de la valeur religieuse et de l’actualité de l’idée d’un Être suprême, telle qu’on peut l’observer couramment comme dans nos sociétés modernes, n’est pas non plus un phénomène inconnu dans les sociétés premières. Elle y a été ressentie aussi, et elle a été parfois consignée et représentée dans des mythes qui font allusion à une époque primordiale et paradisiaque où les communications entre le Ciel et la Terre étaient faciles et accessibles à tout le monde. La disparition de ces liens privilégiés, et l’absence de l’Être suprême qui s’ensuit, sont souvent attribuées à des formes de décadence ou de déchéance spirituelle, affectant dans leur totalité des populations ayant perdu le contact direct avec le divin, à l’exception de quelques chamans qui en bénéficient encore, et qui peuvent en partager les fruits.

Les développements du fait religieux en Chine sont, à cet égard, particulièrement édifiants. La Chine, matérialiste et apparemment vidée de toute idée du divin, que l’on observe aujourd’hui, a connu d’autres temps, où l’extase mystique était un fait majeur de la vie culturelle et religieuse.

En Chine ancienne, on considérait que l’extase – qui provoquait les expériences de « vol magique », d’ »ascension au Ciel », de « voyage mystique », était la cause de la possession par les esprits (神 shén), et non pas comme le résultat de cette possession. Le chaman ou la chamane (en chinois, 巫 wu)iv était capable d’entrer en extase, et alors l’esprit, 神 shén, descendait en eux, ou à l’inverse c’est le chaman ou la chamane qui montaient en lui.

On disait d’une ‘sorcière’ (terme adopté par Henri Maspéro) ou d’une chamane en transe parlant au nom d’un shén : « ce corps est celui de la sorcière, mais l’esprit est celui du dieu. »v

Cette formule mérite d’être replacée dans son contexte, décrit par l’extrait plus détaillé que je livre ici :

« Ceux qui avaient des demandes à adresser aux dieux pour eux-mêmes devaient aller chercher des intermédiaires particuliers, les sorciers et les sorcières de classe diverse, médiums, médecins, faiseurs de pluie, exorcistes, etc., car ceux-ci, ayant des relations personnelles avec les esprits, allaient leur porter les demandes des suppliants. L’esprit descendait dans leur corps et s’en emparait : « Ce corps est celui de la sorcière, mais l’esprit est celui du dieu. » La sorcière se purifiait en se lavant le visage avec de l’eau où avaient bouilli des orchidées et le corps avec de l’eau parfumée à l’iris ; puis elle se vêtait des habits de la divinité qu’elle allait appeler. Les offrandes préparées, elle envoyait son âme chercher cette divinité et la ramenait en son propre corps ; et elle mimait le voyage, une fleur à la main, en une danse accompagnée de musique et de chants, au son des tambours et des flûtes, jusqu’à ce qu’elle tombât épuisée. C’était alors le moment de la présence du dieu qui répondait par sa bouche. Après son départ, la sorcière se relevait et « saluait ses propres âmes », afin de rappeler celles qui pouvaient avoir « oublié de revenir » au cours du voyage. les sorciers, choisis par le dieu lui-même dont ils étaient possédés, étaient bien plus souvent roturiers que nobles… »vi

Depuis l’antiquité la plus reculée, les chamanes chinoises n’ont donc pas cessé d’envoyer leur âme auprès du Dieu, — ou des dieux. Pour initier ce voyage, elles entraient en transe par des moyens divers, dont la danse extatique, au son du tambour et des flûtes, que l’on pourrait aussi qualifier de danse « bachique », ou « dionysiaque », si l’on veut faire un lien avec le contexte grec. La civilisation chinoise a conservé le souvenir de ces danses de transe dans un recueil de vers anciens, les Neuf Chants. On imagine que pour faciliter l’entrée en transe, les chamanes pouvaient aussi avoir ingéré des plantes ou des champignons psycho-actifs, ou « enthéogènes »vii, puisque ces pratiques sont, aujourd’hui encore, largement attestées dans toutes les formes de chamanisme.

Elles entreprenaient alors le voyage périlleux vers le Divin. L’ayant atteint, elles revêtaient la splendeur de la divinité qui prenait possession de leur esprit. Alors avait lieu l’union mystique, dont il est impossible de comprendre la nature pour qui ne l’a pas vécue. Quand elles tombaient enfin épuisées et inconscientes, c’est que le Dieu qu’elles étaient allées chercher jusqu’en l’élévation de son Ciel, avait consommé leur union; et pendant cette union, tout ce qu’elles faisaient et disaient équivalait à des actes et des paroles du Dieu lui-même.

Les Taoïstes chinois apprirent eux aussi à faire sortir les âmes de leur corps pour les envoyer parcourir le monde et jusqu’à la recherche des dieux au ciel. « L’un des termes par lequel les Taoïstes désignent l’extase, est l’« entrée d’un esprit » guiru ; ce terme ne s’explique que si l’extase taoïste descend de la possession des sorcières, car une telle expression s’applique fort mal à l’extase taoïste. La possession est bien conçue comme « l’entrée d’un esprit » chez les sorcières ; elle s’accompagne, semble -t-il, d’une idée d’union sexuelle, idée que j’ai déjà retrouvée très nette chez les sorcières jarai, dans la chaîne annamitique ; même s’il n’y a rien de pareil, l’esprit entre dans le corps de la sorcière, parle par sa bouche, agit par ses membres. Rien de tout cela dans l’extase taoïste : l’union mystique avec le Tao impersonnel devait nécessairement exclure toute trace d’érotisme, et l’idée même d’entrée d’un esprit est inadéquate : le Tao n’a pas à « entrer », il est déjà en nous comme en toute chose. Une autre expression désignant l’extase taoïste, « l’oubli » wang, est également empruntée aux sorcières : on la trouve dans un des Neuf Chants. C’est à peu près tout ce que nous savons des rapports entre la sorcellerie et les origines du Taoïsme. »viii

L’histoire de la croyance et de la mystique n’est pas un long fleuve tranquille, mais c’est un fleuve qui ne cesse de couler, toujours dans la même direction, vers une sorte d’océan, qui serait l’âme humaine, prise dans sa totalité. Dans cette histoire, bien plus ancienne que celle de l’Homo sapiens, puisque les homininés ont eux aussi eu leurs expériences mystiques, on observe d’étranges analogies, des similarités, des constantes structurelles, qui semblent pointer vers une réalité spirituelle effective, certes difficilement accessible, mais du moins permanente, traversant les époques et les mondes, et les surplombant.

Par exemple, la vision d’une « lumière intérieure » est l’une de ces constantes. Elle a joué et elle joue un rôle certain dans la mystique et la métaphysique indiennes, de même que dans la théologie mystique juive, ou la chrétienne, mais bien avant celles-ci, elle a aussi été présente dans toutes les différentes saveurs du chamanisme.

De même, la question du devenir de l’esprit ou de l’âme après la mort, qui a notoirement joué un rôle central dans l’ancienne religion égyptienne, puis dans pratiquement toutes les religions postérieures, a été effectivement explorée et élucidée par les chamans de toutes les époques et de toutes les cultures. Il faut même reconnaître que, par leur capacité à voyager dans les mondes surnaturels et à y rencontrer des êtres spirituels (l’Être suprême, mais aussi dieux, démons, esprits des morts, etc.), les chamans ont contribué d’une manière décisive à la connaissance de la mort par l’espèce humaine.ix

C’est ainsi que nombre de thèmes associés à la mythologie de la mort, et qui font maintenant partie du patrimoine de l’humanité, sont certainement dérivés des expériences extatiques, personnelles et singulières de chamans, siècles après siècles.

Grâce à leurs témoignages de première main, la convergence de leurs vécus, pendant d’innombrables générations, le monde de la mort et de l’au-delà a pu devenir, peu à peu, en quelque sorte ‘connaissable’, et la mort elle-même a pu être valorisée comme un passage nécessaire, effectif, et surtout réel, des êtres humains vers de nouveaux modes d’être, essentiellement spirituels, et peut-être éternels.

Dans ces outre-mondes fabuleux, dont peu de personnes vivant dans ce monde-ci sont revenues après les avoir en partie explorés, tout semble possible, les morts y reviennent à la vie, les « lois de la nature » y sont abolies et une « liberté » surhumaine s’y impose, souveraine, éclatante.

Comment le témoignage de la réalité de ces mondes-là ne peut-il être appelé une « bonne nouvelle » ?

Mais le monde d’aujourd’hui, écrasé par des litanies quotidiennes de « mauvaises nouvelles », semble avoir perdu tout goût pour des perspectives plus larges, pour une vision plus profonde, perdu son aspiration à l’élévation vers le supra-humain.

D’où l’importance actuelle du témoignage chamanique, en tant qu’il est détaché de toute connotation théologique spécifique, et notamment de tout lien avec les appareils idéologiques des grandes religions monothéistes.

De celles-ci, l’évident paradoxe, l’aporie manifeste, sautent aux yeux : adorant un même Dieu unique, elles n’ont certes pas su favoriser et valoriser l’unité entre elles, et, a fortiori, l’unité entre les hommes, qui s’imposaient dès lors…

Il est difficile aux « modernes » d’imaginer les puissantes résonances du spectacle du monde d’en-haut, tel qu’il a pu être décrit en live par les chamans, pour le bénéfice de leurs communautés « premières », et cela pendant des millénaires.

Les «extases» chamaniques ont fait effectivement et publiquement disparaître les barrières entre le rêve et la réalité immédiate, ouvrant des voies vers les mondes habités par les dieux, les morts et les esprits.

Il est très important de souligner ici que ces extases publiques, par de-là leurs similarités structurelles, leurs convergences symboliques, ont toujours été éprouvées par des personnes singulières. Les chamans ne sont pas des dogmatiques, des théoriciens, des idéologues. Ils ne sont pas dans l’abstraction. Ils sont dans l’ultra-réalité. Ce sont des témoins réels du Réel, des visionnaires absolus de l’Absolu, des mystiques singuliers du Mystère même.

« Chaque chamane se construit une personnalité remarquable, porteuse d’un univers singulier. »x

Cette singularité n’est pas réservée aux seuls chamans humains. Elle s’étend aussi aux chamans non-humains.

Les Tuva par exemple reconnaissent que des arbres ou des champignons, des écureuils ou des rennes, des montagnes ou des rochers peuvent aussi être de véritables « chamans ».

Ils attribuent à l’individu singulier une capacité à transcender les limites de sa propre espèce et à interagir avec des êtres d’autres mondes. Mais ceci est aussi vrai de tel animal singulier ou de tel arbre sortant de la norme, ceux-ci pouvant être eux aussi considérés comme « des intermédiaires privilégiés de relations entre les humains et les esprits. »xi

« Les Tuva mettent en question l’appartenance de l’individu insolite à son espèce et lui prêtent la faculté de se métamorphoser. Tout se passe comme si la classification de l’individu s’avérait fragile et peu significative au regard des propriétés riches et inattendues liées à son individualité singulière. (…) dans ce mode de raisonnement, on attribue plus de pouvoir causal à l’individualité (l’essence individuelle) qu’à la catégorie (l’essence d’espèce). »xii

De fait se crée alors la possibilité d’une communication chamanique entre les chamanes de différentes espèces ou même de différents règnes (humaines, animales, végétale, minérales…)

« Chaque espèce possède ses propres chamanes, et (…) la relation des chamanes humains avec les autres espèces se noue, surtout, avec les chamanes de ces espèces avec lesquelles il est allié. »xiii

Charles Stépanoff a montré que la diversité des discours des chamanes sur leurs propres pratiques exprime et traduit la singularité de leur personne même, la spécificité de leur « génie » propre. L’essentielle originalité de chaque chaman est une conséquence directe de leur essence même, de leur élection spécifique.

On naît chaman, on ne le devient pas.

C’est le Dieu lui-même qui, dans sa liberté vivante, choisit ses chamans.

Et de ce choix singulier, électif, découlent la possibilité de l’extase, la révélation, et ce qui s’ensuit. La « possession » par les esprits n’est que l’une des modalités, relativement secondaires, de l’élection, c’est-à-dire de la « descente » de l’esprit dans l’esprit du chaman.

C’est seulement dans cette « descente » que l’esprit peut véritablement « observer » l’esprit, et s’unir d’amour avec lui.

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iMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.338

iiMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.392

iiiLa ‘possession’ par les ‘esprits’ est une chose assez banale de par le monde. La véritable pierre de touche de l’initiation chamanique est la maîtrise de l’extase, et celle-ci implique des dangers réels pour le chaman. « Il y a une certaine « facilité » dans la « possession » qui contraste avec le caractère dangereux et dramatique de l’initiation et de la discipline chamanique » note Mircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.394, Note 1

ivCet idéogramme, 巫 , représente le lien 工 entre la terre et le ciel, créé par deux chamans qui dansent 从

vH. Maspéro. La religion chinoise dans son développement historique. p. 53-54. La Chine antique, Paris 1927, p.195 sq

viHenri Maspéro.La religion chinoise dans son développement historique. Édité par Paul Demiéville, dans les Mélanges posthumes sur les religions et l’histoire de la Chine, Bibliothèque de diffusion du Musée Guimet, Paris 1950.

vii« Qui génère la présence du Dieu en soi », selon le néologisme proposé par R. Gordon Wasson, in Persephone’s Quest. Entheogens and the Origins of Religion. Yale University Press, 1986

viiiHenri Maspéro.La religion chinoise dans son développement historique. Édité par Paul Demiéville, dans les Mélanges posthumes sur les religions et l’histoire de la Chine, Bibliothèque de diffusion du Musée Guimet, Paris 1950. p.29 (édition électronique des Classiques des sciences sociales, UQAM)

ixCf. Mircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.396

xCharles Stépanoff. Voyager dans l’invisible. Les techniques chamaniques de l’imagination. Ed. La Découverte. 2019, p.79

xiCharles Stépanoff. Voyager dans l’invisible. Les techniques chamaniques de l’imagination. Ed. La Découverte. 2019, p.81

xiiCharles Stépanoff. Voyager dans l’invisible. Les techniques chamaniques de l’imagination. Ed. La Découverte. 2019, p.81

xiii Eduardo Viveiros de Castro. Métaphysiques cannibales, PUF, 2009, p. 121 cit. Par Ch. Stépanoff in op.cit. p.81-82

Ah ! Ah !… ou, La survie après la mort


« Goethe »

Pour évoquer, trop légèrement il me semble, la question grave de l’immortalité, Goethe s’est servi, dans ses conversations avec Eckermann, d’un sarcasme ironique de Laurent de Médicis, mais pour aussitôt le désamorcer, par une platitude de son crû, sur ces mystères qui nous dépassent.

« Certes, je ne voudrais pas être privé du bonheur de croire à une durée future, et même je dirai avec Laurent de Médicis que ceux qui n’espèrent pas une autre vie sont déjà morts pour celle-ci. Mais ces mystères incompréhensibles sont beaucoup trop au-dessus de nous pour être un sujet d’observations quotidiennes et de spéculations funestes à l’esprit. Que celui qui a foi en une durée future jouisse de son bonheur en silence, et qu’il ne se trace pas déjà des tableaux de cet avenir. »i

Cette conversation a été citée à son tour puis commentée par Max Scheler dans un opuscule consacré à la même question, Mort et survieii.

Bien que s’intéressant à l’hypothèse de la survie après la mort, ni Goethe ni Scheler n’affirment directement croire en l’immortalité de l’âme humaine, ni même en une éventuelle « durée future » de la vie après la mort.

Goethe, esprit réaliste, se contente de jouer avec l’idée et d’affirmer que cette question dépasse l’intelligence humaine, dans une remarque qui choquera peut-être les consciences sensibles aux questions de genre :

« S’occuper des idées sur l’immortalité, cela convient aux classes élégantes et surtout aux femmes qui n’ont rien à faire. Mais un homme d’un esprit solide, qui pense déjà à être ici-bas quelque chose de sérieux, et qui par conséquent a chaque jour à travailler, à lutter, à agir, cet homme laisse tranquille le monde futur et s’occupe à être actif et utile dans celui-ci. »iii

Eckermann, craignant sans doute que cette opinion nuise à la réputation posthume de son idole, s’empressa de préciser en note de bas de page son interprétation des paroles du grand homme.

« Il faut ne pas vouloir comprendre Goethe pour dire qu’il blâme la conviction en notre immortalité ; personne, au contraire n’a été plus fortement pénétré de cette conviction, qu’il faisait reposer sur des vues philosophiques profondément méditées. Ce qu’il raille, avec raison, ce sont les fades romans sur la vie future, les rêves mystiques, amollissants, qui veulent se donner pour des certitudes démontrées. Que l’on se rappelle son grand principe : se tenir sur la limite extrême de ce que l’on peut concevoir, mais ne jamais dépasser cette limite. Car immédiatement au-delà commence le pays des chimères avec ses brouillards et ses fantômes, dangereux pour la santé de l’esprit. »iv

Raillons à notre tour, s’il est permis, le grand Goethe. Il y a quelque chose de proprement inconcevable, selon moi, à se refuser à dépasser la limite de ce que l’on peut concevoir, quand il s’agit précisément d’explorer (par la pensée ou l’intuition) ce qui est manifestement au-delà du concevable.

Je préfère pour ma part, aux pusillanimités du vieillard de Weimar, les audaces inconcevables d’un Virgile ou d’un Dantev, quand ils imaginent la nature putative des arrières-mondes, ou encore les rêves mystiques d’un Jean de la Croix ou d’un Pascal.

Goethe, ce sceptique réservé et moqueur se posait quand même des questions, et à l’occasion, tombait le voile.

« Quand on a soixante-quinze ans, on ne peut pas manquer de penser quelquefois à la mort. Cette pensée me laisse dans un calme parfait, car j’ai la ferme conviction que notre esprit est une essence d’une nature absolument indestructible ; il continue à agir d’éternité en éternité. Il est comme le soleil, qui ne disparaît que pour notre œil mortel ; en réalité il ne disparaît jamais ; dans sa marche il éclaire sans cesse. »vi

Même s’il trouvait son style « incompréhensible », Goethe considérait que Dante était une « nature »vii. C’était sans doute là le plus beau compliment qu’il pouvait lui faire, de son point de vue, tant il estimait dans la nature ce qui lui paraissait être son essence divine.

D’ailleurs dans une autre conversation traitant de l’immortalité, il parle de la nature comme si elle était la Divinité elle-même, s’engageant moralement vis-à-vis de ses créatures, en une sorte d’obligation.

« La philosophie n’a pas besoin de prendre l’apparence de la religion pour établir une doctrine, par exemple la doctrine de l’immortalité. L’homme doit croire à l’immortalité, il en a le droit ; c’est une croyance qui lui est naturelle ; et il peut l’appuyer sur des traditions religieuses, mais si le philosophe veut tirer la preuve de l’immortalité de notre âme d’une légende, il emploie un moyen bien faible et vraiment dépourvu de sens. La conviction de notre immortalité sort pour moi de l’idée d’activité ; car si jusqu’à ma fin j’agis sans repos, la nature est obligée de me donner une autre forme d’existence, lorsque celle que j’ai maintenant ne pourra plus retenir mon esprit. »viii

En somme, si l’on est actif jusqu’à son dernier souffle, la nature, reconnaissant l’énergie à l’œuvre dans l’humain bientôt à l’agonie aurait un devoir (moral ? kantien?) de fournir à cette âme vaillante, méritante et travailleuse, les moyens de continuer son action et sa recherche, après la mort.

On pourrait voir derrière l’idée de nature, telle qu’employée par Goethe, l’ombre d’une autre nature encore, qui serait celle de la divinité. Mais ce serait là attribuer à la nature et à la divinité une sorte d’anthropomorphisme de l’obligation et de la dette, de l’honneur et de l’engagement, du travail et du mérite.

On pourrait encore y voir une autre ombre, celle de la Nature considérée comme une entité systémique, intérieurement corrélée, étroitement intriquée, comme totalité théo-anthropo-cosmologique. Dans cette hypothèse, la trinité immanente de la Divinité, du Cosmos et de l’Homme (ou de l’Esprit) formerait une sorte de nœud métaphysiquo-neuro-quantique, depuis l’origine de la Création.

Toute âme bien née, décidément lancée dans le combat propre aux puissances, dans la participation à l’avenir du monde, y travaillant sans relâche, ne peut pas rester simplement à sa mort (dans ce monde ici-bas) comme un cadavre soudain vide sur le champ de bataille cosmique. Dans les armées célestes, les innombrables Légions du Seigneur des Armées (El Tsabaoth), on ne laisse pas ses morts sur le terrain. On en prend soin. On les requinque. Et, on ré-engage pour d’autres combats, à nous inconnus évidemment, qui continuent peut-être sous d’autres formes, en vue d’autres fins, les âmes qui se seront montrées jusqu’au bout dignes de la confiance que la Puissance créatrice avait mise en elles dès leur conception, ou même avant elle.

Dans un poème appelé « Testament », Goethe proclame :

« Aucun être ne peut tomber dans le néant ! L’essence éternelle vit et agit toujours dans tous les êtres ! L’existence est éternelle, car des lois protègent les trésors vivants dont se pare l’univers ! »ix

Que voilà une phrase romantique, que son ami Schiller n’aurait pas reniée ! Ne serait-ce que pour la puissance suggestive des points d’exclamation.

Je ne méconnais pas mon époque, qui convient si peu aux esprits tournés vers les mondes autres, les fulgurances irrationnelles ou les intuitions mystiques. A lire les neuroscientifiques à la mode, comme le spécialiste du cerveau scindé, Michaël Gazzaniga, ou le professeur au Collège de France, Stanislas Dehaene, on a l’impression déprimante que le catéchisme matérialiste, déterministe, est désormais vérité établie.

Je pense que cette mode passera, tant les neurosciences peinent en réalité à simplement expliquer le fait même de la conscience, et plus encore l’essence à chaque fois singulière de toute conscience.

A l’intérieur de mon paquet de neurones, les seules vérités qui pour moi sont vraiment vraies, ce sont celles qui me nourrissent, qui me transportent, qui me transcendent et par là m’aspirent vers des hauteurs que l’ici-bas est par essence incapable de seulement concevoir.

Je veux me pénétrer de cette vérité que seul est vrai ce qui rend vivant, et non pas mort. Et la vision des professeurs Gazzaniga et Dehaene me semblent pleine de cet amollissement mortifère de neurones assoupis, de gens contents d’eux-mêmes et de leurs méthodes boutiquières, mais ignorant que planent loin au-dessus d’eux des ombres propices, des nuages savants, des divinités tranquilles, des puissances sereines, des univers en gésine, des idéaux à la peine.

Tout ce qui est grand échappe à la majorité. Et tout ce qui est immensément grand, tout ce qui échappe à l’entendement, est réservé aux rares qui sont allés au-delà de l’au-delà, et qui, comme jadis Énée ou Dante, en sont revenus, éblouis et songeurs.

Goethe, qui se piquait de visions géniales (il pensa jusqu’à sa fin que sa Théorie des couleurs, contre toute évidence, avait enterré celle de Newton), se sentait capable de deviner la nature de l’action divine, ses possibilités et ses limites.

« La Divinité est agissante dans ce qui vit, mais non dans ce qui est mort ; elle est dans tout ce qui vit mais non dans ce qui est mort, elle est dans tout ce qui naît, tout ce qui se transforme, mais non dans ce qui est né déjà et reste maintenant immobile. »x

Ici, je ne peux m’empêcher de noter la sorte de panthéisme immanent de cette idée rebattue que Goethe reprend, après d’autres penseurs de millénaires antérieurs, que tout ce qui est vivant est divin et que ce qui est mort ne l’est pas. Cette idée est aussi, bien entendu, en parfaite contradiction avec de nombreuses traditions de la plus haute antiquité, comme l’ancienne religion égyptienne, la tradition védique, l’ancienne figure d’Inanna à Sumer, mais aussi le mythe d’Héraklès, les Mystères de Déméter, de Dionysos, ou d’Orphée, et bien sûr la passion du Christ.

Goethe, dans son goût prononcé pour la vie, que nous sommes nombreux à partager, a sans doute oublié que dans la mort également il y avait quelque chose de divin, puisque la Divinité elle-même n’a pas dédaigné d’y séjourner, mettant à mort, au passage, la Mort même.

On ne conclut pas un billet sur la mort et la survie sans une nécessaire pointe vers l’au-delà.

Pour employer la métaphore du « Ah ! Ah ! », présente dans les jardins anglais, qui imposaient jadis que s’ouvre soudainement devant les yeux du promeneur une perspective inattendue et belle, je voudrais à mon tour m’approcher de cette limite que fixe à toute pensée les mots du langage.

« Ah ! Ah ! ».

Il y a des moments dans la vie où aucune expression langagière ne peut dépasser ces deux points d’exclamation, quand soudain l’esprit se remplit d’un étonnement indescriptible.

Nous ne pouvons pas faire semblant de croire qu’un étonnement métaphysique ne nous a jamais saisi tout au long de notre vie. Qu’il suffise de penser à ces tout premiers instants du nouveau-né, soudain projeté dans un étonnement sans borne, et qui ne crie certes pas « Ah ! Ah ! », mais qui crie tout court ou pleure, et par là même s’emplit pour la première fois de l’oxygène du monde.

De même, oserons-nous dire, celui ou celle qui entre dans la mort se dira à son tour, j’en suis certain :

« Ah ! Ah ! »

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iConversations de Goethe recueillies par Eckermann. (Conversation du 25 février 1924), Tome I, Traduction d’Émile Délerot. Ed. Charpentier, Paris, p.103

iiMax Scheler. Mort et survie. Traduction de M. Dupuy. Aubier, Paris, 1952, p. 79-80 et p.99

iiiConversations de Goethe recueillies par Eckermann. (Conversation du 25 février 1924), Tome I, Traduction d’Émile Délerot. Ed. Charpentier, Paris, p.103-104

ivNote 1, p.104, in Conversations de Goethe recueillies par Eckermann. (Conversation du 25 février 1924), Tome I, Traduction d’Émile Délerot. Ed. Charpentier, Paris.

vSelon Eckermann, Goethe considérait que « Dante avait écrit d’une manière incompréhensible, surtout parce qu’il avait adopté une manière de rimer très difficile. » Conversations de Goethe recueillies par Eckermann. (Conversation du 3 décembre 1924), Tome I, Traduction d’Émile Délerot. Ed. Charpentier, Paris, p.147

viConversations de Goethe recueillies par Eckermann. (Conversation du dimanche 2 mai 1824), Tome I, Traduction d’Émile Délerot. Ed. Charpentier, Paris, p. 129-130

viiEckermann rapporte que Goethe parlait de Dante « avec la plus profonde vénération, et ce qui me frappa, c’est qu’il ne l’appelait pas un talent, mais une nature, comme s’il avait voulu exprimer par ce mot ce qu’il y avait chez Dante de large, de prophétique, ainsi que la profondeur et l’immensité de son coup d’œil. » Conversations de Goethe recueillies par Eckermann. (Conversation du 3 décembre 1624), Tome I, Traduction d’Émile Délerot. Ed. Charpentier, Paris, p.147

viiiConversations de Goethe recueillies par Eckermann. (Conversation du 4 février 1829), Tome II, Traduction d’Émile Délerot. Ed. Charpentier, Paris, p.80

ixConversations de Goethe recueillies par Eckermann. (Conversation du 12 février 1829), Tome II, Traduction d’Émile Délerot. Ed. Charpentier, Paris, p.86, note 1

xConversations de Goethe recueillies par Eckermann. (Conversation du 13 février 1829), Tome II, Traduction d’Émile Délerot. Ed. Charpentier, Paris, p.90

Super-Essential Self(s)


« Sunselfs » Ⓒ Philippe Quéau, 2022

After an absolute, mystical experience of the end, or an NDE, one’s existence may then, probably, be focused on the fact that one has witnessed the indescribable as such, the non-separation of the whole, an imminence of actual death, and yet the survival of consciousness, and the possibility of its super-life. The miracle of which one has been the dumbfounded and almost impotent witness, destroys forever the face value of ideas, forms, sensations, human realities, which all have become too ‘provincial’.

The mystical experience has no essence.
For some it represents the destruction of the individual, of the self. For others it prefigures a change of paradigm. For still others, there is nothing to say, nothing to prove, everything is beyond imagination, and expression.


It is quite inexplicable that one’s unassuming self can somewhat unexpectedly absorb and sustain the entire mystical experience, though it effectively destroys any idea of the Divine, of the Cosmos, and even the Self.


It is equally incomprehensible that the (human) self remains capable of resisting the ecstatic impact of the (divine) Self. Face to Face. Panim.


How can it be that the human self suddenly gets out of itself and ecstatically merges with the divine Self, disappears into it, remains conscious and aware of this assimilation, this disintegration, throughout the cancellation of itself?


The individual, the self, is to be swallowed up in the Whole, the Godhead. The paradox is that this small self, swallowed up by the divine ocean, never loses its consciousness of still being this particular self, a small but effective point of consciousness tossed about in an unheard-of ecstatic storm, a wind of infinite strength. This weak self remains irresistibly invincible, unbreakable, it does not dissolve, ever, whatever infinitely powerful is the Self that invades and overcomes it…

Mysticism and tragedy have this in common that they transform into close neighbors, death and life, the nothing and the whole, the freedom and the dissolution of the self.
The mystic experience melts, allows oneself to be absorbed, in and by these superior powers ; the tragic experience confronts the self with them and shatters it.
In the first case, the self escapes any personal interpretation of what led it there, free to rush without restraint in an indescribable ecstasy.
In the second case, the tragic self loses its individuality at the very moment when it makes the supreme choice, the one that is supposed to confirm it in the purity of the Self, the one in which it discovers the proper power of exaltation.
Who can say then what is alive and what is dead, in the mystical self and in the tragic self, so much death now seems a super-life, and life a kind of mild death.

Heraclitus famously said:
“The immortals are mortal and the mortals, immortal; the life of some is the death of others, the death of some is the life of others.”i

Super-life, or its miracle, is not something you see every day, admittedly.
There are some people who laugh about any sort of miracle. The passage of the Red Sea, the pillars of fire and the clouds, the resurrection of Lazarus, the multiplication of the loaves, they just laugh about it. And how old-fashioned it all seems to them, how useless, how forever devoid of any (modern) meaning!

But for the witnesses who see with their own eyes, there is no doubt, only the miracle is real, really real, resplendent with surreality. But this glitter and splash is also a door to death. The miracle in reality announces an after-world, a meta-reality, for which nothing prepares us, except what the miracle precisely lets us glimpse.

Death then, for those who accept to learn the lesson, is only an obligatory passage, like the Red Sea once was, towards a desert traversed by columns and clouds, towards some putative Promised Land, or some resurrection, in another universe where one will be satiated with ‘super-essential’ bread (in Greek epiousion, – as in τὸν ἄρτον τὸν ἐπιούσιον).

When death approaches with its velvet steps the eyes open. The soul becomes more conscious of itself, not of its victories or defeats, which then matter little, but of its irresistible inner drive for life. Life wants to live. But the border is there, tangible, the soul approaches it, is it a wall, a door, a bottomless abyss?

Until the last moment the enigma remains. Only a few souls have seen in advance what was beyond the experience. By what miracle?
They see what awaits them behind death, something like a thousand suns, or rather a zillion suns, as words fail them. And they see their very self melting away, a drop of pure fire in the infinite ocean.


No, no, that is just illusion, assert the skeptics, simple chemistry of the brain during its initial necrosis, derisory neurochemical whirlwind, panic of asphyxiated synapses.

What does the polemic matter at this hour? One moment more and one will be fixed for ever, in a direction or another.
One cannot, by the sole force of reasoning, exclude one or the other way, the one leading to nothingness and the one opening on the ocean of possibilities.
After all, was not birth, if one remembers, like a red and very narrow passage, leaving a first world behind?

It is in the last moments, oh paradox, that life takes on all its meaning, takes on all its weight, fills itself with all the emotions, regrets, hopes, laughter and happiness.
All this melts into a single point, hyper-dense, heavy with all the experience, an over-concentrated center, and which is, however, no more than a light baggage, a meager bundle, suddenly, for the eternal migrant that the living being discovers to be in the vicinity of death.

The essence of the man lies in this unique point, made of a nebula of myriads of moments, this total sum of existence and oblivion.
This is another way of solving the hackneyed question of essence and existence. Neither one nor the other precedes.
It is this single dense point, gravitating from a whole life, which is only real, miraculously real, and which allows to add a little to the oceanic immensity.

The surreal ocean that aggregates, and agrees, all that has lived, and will live.

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iFr. 62

La puissance du continu et les portes de la mort


-Charles S. Peirce-

Charles Sanders Peirce affirma en 1893 l’idée d’un principe fondamental de continuité, gouvernant le champ tout entier de la réalité expérimentale, et jusqu’à la moindre de ses parties.i

Une conséquence de ce principe, s’il venait à être confirmé, serait que toute assertion, toute proposition, quelle qu’elle soit, devrait être considérée comme relativement indéfinie, c’est-à-dire impossible à qualifier de façon absolue. Comme notre expérience ne peut jamais dépasser ici-bas une certaine limite, en soi intangible, que l’on peut appeler l’Absolu, elle ne peut donc pas être absolument définissable. On sait qu’une proposition qui n’a aucune relation avec l’expérience est en général dépourvue de toute significationii. De là on peut déduire qu’une proposition qui n’a qu’une relation partielle avec l’expérience totale (ou l’expérience de l’Absolu), ne peut être que relative, et donc indéfinie.

Pour marquer les esprits, Peirce forgea un néologisme, celui de « synechism » à partir du mot grec συνεχισμός, tiré de συνεχής, « continu ». De même que le matérialisme est la doctrine selon laquelle tout est « matière », que tout est « idée » pour l’idéalisme, ou tout peut être divisé en deux pour les tenants du dualisme, de même, selon le synékhisme tout peut être considéré comme « continu ».

Appliqué aux questions métaphysiques, le principe du synékhisme induit des conséquences curieuses, paradoxales et même franchement énigmatiques.

On connaît la célèbre phrase de Parménide, ἒστι γὰρ εἶναι μηδέν δ’οὐκ ἒστιν, « l’être est et le non-être n’est pas »iii.

C’est là une assertion qui semble plausible, mais le synékhisme en nie tout bonnement la validité, affirmant plutôt qu’il y a seulement plus ou moins d’être, et que, à la marge, l’être se fond donc insensiblement avec le non-être.

Quand nous disons qu’une chose est, c’est aussi dire que, dans la perspective d’un progrès intellectuel ad hoc, cette chose pourrait atteindre un statut permanent dans le royaume des idées.

Cependant, comme aucune question relevant de l’expérience actuelle ne peut être traitée avec une absolue certitude, selon le synékhisme, de même on ne peut jamais être certain qu’une idée particulière restera établie éternellement, ou au contraire sera un jour absolument réfutée.

Cela revient à dire que quelque objet ou quelque étant que ce soit n’a qu’une existence imparfaite, et que l’on ne peut porter sur lui qu’un jugement a priori relatif.

Si ce principe de continuité, le synékhisme, a bien une valeur universelle, et pour quelle raison ne l’aurait-il pas?, alors il ne s’applique pas seulement à la petite province que nous appelons la « matière », mais il s’applique aussi à l’immense empire des idées, et à celui de l' »esprit ».

Ce principe ne peut pas non plus s’appliquer seulement aux phénomènes apparents, mais il s’étend aussi à la substance qui leur est sous-jacente, et qui leur donne d’être.

Le synékhisme ne peut traiter, à l’évidence, de ce qui est par nature inconnaissable, mais en l’occurrence, quoiqu’il ne puisse prétendre traiter de la substance en soi, il n’admettra pas une séparation nette entre les phénomènes et la substance dont ils émanent. Car cette substance qui est sous-jacente au phénomène et qui le détermine est elle-même, dans une certaine mesure, un phénomène.

Le synékhisme, en tant que principe du « continu », ne peut se conformer aux philosophie dualistes. Mais il ne tient pas pour autant à exterminer la notion du « deux ». Car le deux, ou la dyade, Platon nous l’a montré, est une émanation de l' »un ».

On sait que le dualisme, pris dans son sens large, est une philosophie qui opère ses analyses à la hache, laissant après coup, comme éléments ultimes, des brisures d’être ou des morceaux d’étants, désormais non reliés entre eux; ce résultat sanglant est parfaitement étranger à la conception synékhiste.

En particulier, le synékhisme refuse de considérer que les phénomènes physiques et psychiques sont entièrement distincts, qu’ils relèvent de deux catégories différentes de substance, et qu’ils sont séparés par une sorte de mur ontologique.

Pour le synékhisme, tous les phénomènes possèdent la même essence, bien que certains apparaissent plus spontanés et « psychiques », et d’autres plus « matériels » et réguliers. De fait, tous les phénomènes présentent un mélange de liberté et de déterminisme, qui leur permet d’être, et surtout d’être orientés (vers une fin).

C’est pourquoi jamais un synékhiste ne dira: « Je suis seulement moi-même, et pas du tout vous. » Le synékhisme abjure cette métaphysique de la différence, qui induit une philosophie du mal.

Pour le synékhisme, le prochain est dans une certaine mesure nous-même. Réellement, le « soi » que l’on aime s’attribuer, est pour une part essentielle, la vulgaire illusion résultant de notre propre vanité.

Tous les êtres qui nous ressemblent, ou qui se trouvent être dans des circonstances analogues aux nôtres, sont aussi, d’une certaine façon, nous-même, quoique pas tout-à-fait de la même façon que notre prochain est aussi nous-même.

Est tout-à-fait dans l’esprit du synékhisme, l’hymne brahmanique qui commence par ces mots: « Je suis le Soi, pur et infini, je suis la béatitude, l’éternel, le manifeste, j’emplis tout, je suis la substance de tout ce qui a nom et forme ».iv

Il exprime sans fards le rabaissement nécessaire, l’humiliation consentie du pauvre Soi individuel, emporté par l’esprit de la prière, et s’unissant continûment au Soi.

Tout homme est capable de jouer un rôle dans le grand drame de la Création, et s’il se perd dans ce rôle, quelle que soit son humilité, alors il s’identifie avec son Créateur.

Le synékhisme, bien compris, fait voir que toute communication d’esprit à esprit ne se fait que grâce à la continuité synékhiste de l’être, et surtout qu’elle est effectivement possible grâce à elle.

Le synékhisme nie qu’il y ait des différences absolues entre les phénomènes quels qu’ils soient, de même qu’il nie qu’il y a une différence absolue entre le sommeil et l’éveil. « Je dors, mais mon cœur veille »v

Le synékhisme refuse de croire que la conscience charnelle disparaît aussitôt que la mort vient. Comment cela se peut-il? C’est difficile à dire, puisque nous manquons de données observées.

L’assurance synékhiste d’une vie après la mort peut sembler n’être qu’une sorte de proclamation oraculaire, aux fondements énigmatiques.

Shakespeare lui aussi l’a mise en scène, cette question, la seule question qui vaille d’être reposée sans cesse :

« …To die — to sleep —

To sleep! perchance to dream; – Ay, there’s the rub,

For in that sleep of death what dreams may come,

When we have shuffled off this mortal coil,

Must give us pause. »vi

Oui, il faut faire ici une pause, une petite minute de silence au moins, avant la grande éternité de la Nuit. Nous sommes si pusillanimes, devant le grand saut dans l’Inconnu, et celui-ci pourrait se révéler bien différent de tout ce qu’on imagine:

« …Who would fardels bear,
To grunt and sweat under a weary life,
But that the dread of something after death
The undiscover’d country, from whose bourn
No traveller returns, puzzles the will,
And makes us rather bear those ills we have
Than fly to others that we know not of? »vii

Le synékhisme reconnaît comme évident que la conscience charnelle n’est qu’une petite partie de ce qui constitue l’homme.

Il y a aussi la conscience sociale, par laquelle l’homme s’incarne dans les autres hommes. Cette conscience sociale continue de vivre et de respirer après la mort pendant bien plus longtemps que ce que des observateurs superficiels pourraient croire.viii

Enfin, il y a la conscience spirituelle de l’homme. C’est elle qui le constitue comme vérité éternelle, comme idée de lui-même, et qui a vocation, après la mort, à être désormais incarnée dans l’Univers pris dans son infinie totalité. L’homme spirituel devient l’archétype de lui-même, et cet archétype est immortel et indestructible, il vit dans le monde à venir, et il est destiné à bénéficier d’une nouvelle incarnation, spirituelle, singulière, unique. Peut-être même glorieuse, en tout cas lumineuse.

Lorsque notre conscience charnelle passera à travers les portes de la mort, nous percevrons alors que nous avions aussi en nous, pendant toute notre vie, une conscience spirituelle, qui vivait de sa vie propre, secrète, dont nous n’étions pas vraiment conscient, et dont nous confondions les signes et les appels, avec ceux de notre conscience charnelle et ses désirs.

Le synékhisme n’est pas une religion, je tiens à le dire, c’est une hypothèse philosophique, dotée d’un fort degré de probabilité.

____________________

iCharles S. Peirce. « Immortality in the Light of Synechism » (4 Mai 1893) in The Essential Peirce. Selected Philosophical Writings. Vol.2. The Peirce Edition Project. Indiana University Press, 1998, p.1

ii« Continuity governs the whole domain of experience in every element of it. Accordingly, every proposition, except so far as it relates to an unattainable limit of experience (which I call the Absolute), is to be taken with an indefinite qualification; for a proposition which has no relation whatever to experience is devoid of all meaning. » Ibid.

iiiParménide, fragment B VI, Les Présocratiques, traduction du grec par Jean-Paul Dumont, Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p.260

ivThe Metaphysics of the Upanishads, or Vichar Sagar, by Niscaladasa, trad. Lala Sreeram, Calcutta, Heeralal Dhole, 1885. p.1

vCt 5,2. Cf. mon article, Les quatre états de la conscience, https://metaxu.org/2021/10/10/les-quatre-etats-de-la-conscience/

viSkakespeare. Hamlet. Acte III scène 1

viiSkakespeare. Hamlet. Acte III scène 1

viiiCf. Gustave Freytag. The Lost Manuscript. 1865, Préface à l’édition américaine: « A noble human life does not end on earth with death. It continues in the minds and the deeds of friends, as well as in the thoughts and the activity of the nation. » (Une noble vie humaine ne finit par sur terre avec la mort. Elle continue dans l’esprit et les actions des amis, et dans les pensées et les activités de la nation.)

Gustav Freytag a aussi écrit, dans son livre « Autobiographical Reminiscences »: « It is well that from us men usually remains concealed, what is inheritance from the remote past, and what the independent acquisition of our own existence; since our life would become full of anxiety and misery, if we, as continuations of the men of the past, had perpetually to reckon with the blessings and curses which former times leave hanging over the problems of our own existence. But it is indeed a joyous labor, at times, by a retrospective glance into the past, to bring into fullest consciousness the fact that many of our successes and achievements have only been made possible through the possessions that have come to us from the lives of our parents, and through that also which the previous ancestral life of our family has accomplished and produced for us. »

Ce passage a suscité le commentaire d’un préfacier, dont je donne l’extrait suivant parce qu’il propose une interprétation « sociale » de la transmigration des âmes, et forge de plus une intéressante métaphore « éditoriale » de la progression de la vie psychique:

« Is not this a revival of the old idea of the transmigration of souls? To be sure, the soul is not a material thing made of an invisible and airy substance, fluttering about after death and entering into another body. There are no material migrations of soul taking place, however tenuous the substance of the soul might be imagined to be. The memories of the present, our recollection of our past existence, depend on the fact that the living matter which is constantly replacing itself in us by other living matter, like the water in a wave rolling on the surface of the sea, always assumes the same form. It is the form that is constantly reproducing. In this sense, man (that is his soul) is the product of education. The soul of the future man stands in the same relation to our soul as the future edition of a book, revised and enlarged, stands to its present edition. One man impresses his modes of thought, his habits, his methods of action, his ideals upon his fellow men, and thus implants his very soul into their lives. In this sense a transmigration of souls is taking place constantly, and he who opens his eyes will see it. »

Metaphysics of Fungi and Tares


« Richard Gordon Wasson and Albert Hofmann »

An innate sense of ‘mystery’ has always been one of the defining features of the human condition. The appearance of this trait, a long time ago, – say a few thousand centuries ago –, coincided, one must assume, with an obscure and progressive emergence of the consciousness itself, – mixed with a certain consciousness of the presence of the unconscious, – or of what was still lying unknown, hidden behing the veil of consciousness.

These two phenomena, the intuition of the mystery and the intuition of the unconscious, also opened the way to the progressive bursting of the consciousness of the Ego itself, – and of the ‘Self’.

The appearance of consciousness itself has undoubtedly been particularly favored by the repetition (encouraged by rituals) of many individual, acute, unprecedented, ‘proto-mystical’ experiences, – some of them with literally unspeakable implications, and whose essence was to reveal unexpectedly some of the depths of the Self, to some ‘initiated’ minds.

The accumulation of these experiences, by countless successive generations, not only by individuals but also by tribal groups during collective trances, suggests that these ecstatic states of consciousness must have been described and shared according to socialized forms (proto-religions, cult rites, initiation ceremonies).

The progressive experience of self-awareness and the proto-mystical experience are in fact indissolubly linked and reinforce each other. Both must have been made possible and encouraged by clusters of favorable conditions (environment, surroundings, climate, fauna, flora).

Moreover, through the effect of epigenesis, they must have had an impact on the neuronal, synaptic, neurochemical evolution of the brain (in hominids, then in humans), producing an organic and psychic terrain more and more adapted to a continuous increase in ‘levels of consciousness’.

For innumerable generations, and during multiple trance experiences, whether deliberate or hazardous, prepared or undergone, provoked during religious rites, or melting like lightning following personal discoveries, the mental ground of Homo brains never stops sowing, then sprouting, as if under the action of a psychic yeast intimately mixed with the neuronal dough.

Powerful proto-mystical experiments accelerated the neurochemical and neuro-synaptic adaptation of the brains of Paleolithic man, and thus revealed the incalculable immensity and radical unspeakability of the underlying, immanent, deep-seated ‘mysteries’.

These mysteries manifestly dwelled not only in the brain itself, and in a human consciousness that seemed to be barely awake, but also all around, in Nature, in the vast world of Cosmos, and beyond the Cosmos itself, deep in the Night of Origins.

Mysteries seemed to be hiding, not only in the ‘Self’, but also in the ‘Other’ , in the ‘Everywhere’ and in the ‘Elsewhere’.

The neuronal, synaptic and neurochemical evolution was, and still is, obviously, the essential condition for a mental, psychic and spiritual evolution.

This evolution was accelerated by increasingly powerful and complex feedback loops, intertwining the sudden physiological modifications available, and the ‘neuro-systemic’, cultural and psychic effects that they could cause in individuals, by genetic propagation within human groups, and by catalyzing the potential exploration of unfathomable, unresolved, abyssmal depths.

We can safely postulate the existence of an immanent and constantly evolving epigenetic link between the evolution of the brain’s structure, the network of its neurons, synapses and neurotransmitters, their inhibitory and agonizing factors, and its increasing capacity to support proto-mystical, spiritual and religious experiences.

What is a proto-mystical experience?

There are undoubtedly many of them… But to fix the ideas, we can evoke the experience reported by many shamans of an exit from the body (‘ecstasy’ or ESPs), followed by the perception of a great lightning bolt, then accompanied by surreal visions, coupled with an acute development of Self-consciousness, and the inner spectacle created by the simultaneous excitement of all parts of the brain.

Let us imagine a Homo erectus, hunter-gatherer in some region of Eurasia, who consumes, by chance or by tradition, such and such a mushroom, among the dozens of species possessing psychotropic properties, in his living environment. Suddenly, a ‘great flash of consciousness’ invades and stuns him, following the simultaneous stimulation of a massive quantity of neurotransmitters affecting the functioning of his neurons and his cerebral synapses. In a few moments, there is a radical difference between his usual state of ‘consciousness’ (or ‘subconsciousness’) and the suddenly occurring state of ‘over-consciousness’. The novelty and the incredible vigor of the experience will mark him for life.

He will now have the certainty of having lived a moment of double consciousness, a moment when his usual consciousness was as if transcended by an overconsciousness. In him, a true ‘dimorphism’ of consciousness has been powerfully revealed, which is not without comparison with the daily dimorphism of wakefulness and sleep, and the ontological dimorphism of life and death, two categories undoubtedly perfectly perceptible by Homo erectus’ brain.

Let us add that, since ancient times, probably dating back to the beginning of the Paleolithic, more than three million years ago, hunter-gatherers of the Homo genus must already have known the use of psycho-active plants, and consumed them regularly. Long before the appearance of Homo, many animal species (such as reindeer, monkeys, elephants, mouflons or felines…) also knew their effects themselvesi.

Their daily example was to intrigue and disturb humans living in close symbiosis with them, and, if only to increase their hunting performance, to incite them to imitate the so strange behavior of animals putting themselves in danger by indulging in the grip of psychoactive substances – otherwise (and this in itself is an additional mystery) widespread in the surrounding nature, and throughout the world …

There are still about a hundred species of psychoactive fungi in North America today, and the vast territories of Eurasia must have had at least as many in the Paleolithic, – although nowadays there are only about ten species of fungi with hallucinogenic properties.

Paleolithic Homo was thus daily confronted with the testimony of animals undergoing the effect of psychoactive substances, regularly renewing the experience of their ingestion, affecting their ‘normal’ behavior, and thus putting themselves in danger of being killed by hunters on the lookout, quick to seize their advantage.

There is no doubt that Homo has imitated these animals ‘delighted’, ‘drugged’, ‘stunned’ by powerful substances, and ‘wandering’ in their own dreams. Wanting to understand their indifference to danger, Homo ingested the same berries or mushrooms, if only to ‘feel’ in turn what these so familiar prey could ‘feel’, which, against all odds, then offered themselves easily to their flints and arrows…

Even today, in regions ranging from northern Europe to far-eastern Siberia, reindeer still consume a lot of fly-agarics during their migrations – just like the shamans who live on the same territories.

This is certainly not a coincidence.

In Siberia, the reindeer and the hunter-breeder both live, one could say, in close symbiosis with the Amanita muscaria fungus.

The same molecules of Amanita muscaria (muscimoleii, and ibotenoque acid) that affect man and beast so intensely, how can they be produced by such seemingly elementary life forms, by ‘simple’ fungi? And moreover, why do these fungi produce these molecules, for what purpose?

This is a mystery worthy of consideration, for it is a phenomenon that objectively – and mystically – links the fungus and the brain, lightning and light, animal and human, heaven and earth, by means of a few molecules, common and active, though belonging to different kingdoms?

It is a well-documented fact that in all continents of the world, in Eurasia, America, Africa, Oceania, and since time immemorial, shamans have been consuming psychoactive substances that facilitate the entry into trance, – a trance accompanied by deep psychological effects, such as the experience of ‘divine visions’.

How can we imagine that these incredible experiences can be so mysteriously ‘shared’, if only by analogy, with animals? How can it be explained that these powerful effects, so universal, are simply due to the consumption of humble mushrooms, and that the active ingredients are one or two types of molecules acting on neurotransmitters?

R. Gordon Wasson, in his book Divine Mushroom of Immortality iii, has skillfully documented the universality of these phenomena, and he did not hesitate to establish a link between these ‘original’, shamanic practices and the consumption of Vedic Soma (from the 3rd millennium BC), whose ancient hymns of Ṛg Veda accurately describe the rites, and celebrate the divine essence, – occupying the heart of the Vedic sacrifice.iv

During several thousand years, shamanism naturally continued to be part of the sacred rites and initiation ceremonies of the wandering peoples who migrated from the North of Eurasia to the « South »,

In the course of time, Amanita muscaria has probably had to be replaced by other plants, endemically available in the various geographical environments crossed, but with similar psychotropic effects.

These migrating peoples referred to themselves as āryas, a word meaning ‘nobles’ or ‘lords’. This very old Sanskrit term, used since the 3rd millennium BC, has nowadays become sulphurous, since its misuse by Nazi ideologues.

These peoples spoke Indo-European languages, and were slowly but surely moving from Northern Europe to India and Iran, but also to the Near and Middle East, via Southern Russia. Some of them passed through the Caspian and Aral Sea, through Bactria and Margiana (as the remains of the ‘Oxus civilization’ attest), through Afghanistan, and finally settled permanently in the Indus Valley or on the Iranian highlands.

Others went to the Black Sea, Thrace, Macedonia, present-day Greece and to Phrygia, Ionia (present-day Turkey) and the Near East.

Arriving in Greece, the Hellenic branch of these Indo-European peoples did not forget the ancient shamanic beliefs. The mysteries of Eleusis and the other mystery religions of ancient Greece can be interpreted as ancient Hellenized shamanic ceremonies, during which the ingestion of beverages with psychotropic propertiesv induced mystical visions.

At the time of the Great Mysteries of Eleusis, this beverage, kykeon, made from goat’s milk, mint and spices, probably also contained as active ingredient a parasitic fungus, the rye spur, or an endophytic fungus living in symbiosis with herbs such as Lolium temulentum, better known in English as ‘ryegrass’ or ‘tares’. Rye ergot naturally produces a psychoactive alkaloid, lysergic acid, from which LSD is derived.vi

Albert Hofmann, famous for synthesizing LSD, wrote in The Road to Eleusis that the priests of Eleusis had to treat the rye spur Claviceps purpurea by simply dissolving it in water, thus extracting the active alkaloids, ergonovine and methylergonovine. Hofmann suggested an alternative hypothesis, namely that kykeon could be prepared using another species of rye spur, Claviceps paspali, which grows on wild herbs such as Paspalum distichum, and whose ‘psychedelic’ effects are even more intense, and indeed similar to those of the Aztec ololiuhqui plant, endemic to the Western Hemisphere.

Our mind, in a state of awakening, is constantly torn between two very different (and complementary) forms of consciousness, one turned towards the external world, that of physical sensations and action, and the other turned towards the internal world, reflection and unconscious feelings.

There are, of course, varying degrees of intensity for these two types of ‘consciousness’, external and internal. Dreaming with your eyes open is not the same as ‘dreaming’ under the influence of fly agaric, peyote or any of the many hallucinogenic plants containing psilocybin.

Upon ingestion of these powerful psychoactive principles, these two forms of consciousness seem to be simultaneously excited to the last degree, and may even alternate very quickly. They ‘merge’ and enter into ‘resonance’ at the same time.

On the one hand, the sensations felt by the body are taken to extremes, because they are not relayed by the nervous system, but are produced directly in the very center of the brain.

On the other hand, mental, psychic, or intellectual effects are also extremely powerful, because countless neurons can be stimulated or inhibited simultaneously. Under the sudden effect of psychoactive molecules, the action of inhibitory neurotransmitters (such as GABA) is massively increased. The action potential of post-synaptic neurons or glial cells is just as suddenly, and sharply, diminished.

This massive inhibition of post-synaptic neurons translates, subjectively, into a kind of radical decoupling between the usual level of consciousness, that of the consciousness of the external reality, and an entirely different level of consciousness, ‘internal’, completely detached from the surrounding reality, but by this very fact, also more easily sucked into a psychic, independent universe, which C.G. Jung calls the ‘Self’, and to which innumerable traditions refer under various names.

The set of complex neurochemical processes that occur in the brain at these times can be summarized as follows.

Psychoactive molecules (such as psilocybin) are structurally very close to organic compounds (indolesvii) that occur naturally in the brain. They suddenly put the entire brain in a state of almost absolute isolation from the immediately nearby world of external sensations.

The usual consciousness is suddenly deprived of any access to its own world, and the brain is almost instantaneously plunged into a universe infinitely rich in forms, movements, and especially ‘levels of consciousness’ absolutely unequalled with those of daily consciousness.

But there is even more surprising…

According to research by Dr. Joel Elkes at Johns Hopkins Hospital in Baltimore, a person’s subjective awareness under the influence of psilocybin can ‘alternate’ between two states – an ‘external’ state of consciousness and an ‘internal’ state of consciousness.

The alternation of the two states of consciousness is commonly observed, and it can even be provoked simply when the subject opens and closes his or her eyes…

We can therefore hypothesize that the original emergence of consciousness, in hominids and developed even more in Paleolithic man, may have resulted from an analogous phenomenon of ‘resonance’ between these two types of consciousness, a resonance that was itself strongly accentuated when psychoactive substances were ingested.

The back and forth between an ‘external’ consciousness (based on the world of perception and action) and an ‘internal’ consciousness, ‘inhibited’ in relation to the external world, but consequently ‘uninhibited’ in relation to the ‘surreal’ or ‘meta-physical’ world, also reinforces the ‘brain-antenna’ hypothesis proposed by William James.

Psilocybin, in this case, would make the consciousness ‘blink’ between two fundamental, totally different states, and by the same token, it would make the very subject capable of these two kinds of consciousness appear as overhanging, a subject capable of navigating between several worlds, and several states of consciousness…

In the tares hides the spur of (divine) drunkenness…

« As the people slept, the enemy came and sowed tares among the wheat, and departed. When the grass had grown and yielded fruit, then the tares also appeared. « viii

Should it be uprooted? No. « Lest you pick up the tares and uproot the wheat with it. Let the two grow together until the harvest. And at harvest time, I will say to the reapers, ‘Gather the tares first and bind it into bundles to consume it; but the wheat will be gathered into my granary. « ix

The interpretation is rather clear, on the one hand. The tares must remain in the wheat until the ‘harvest’. It is also obscure, on the other hand, for the tares must be burned, and then it is as an image of the fire that consumes the spirit and opens a world of visions.

And there is the parable of the leaven, which is ‘hidden’ in the flour, but of which a tiny quantity ferments the whole doughx

The leaven ferments and makes the dough ‘rise’. In the same way the rye spur, the tares, ferment the spirit, and raise it in the higher worlds…

Spirits can just burn in the way of tares.

Or they may become infinitely drunk with the divine.

They can then understand within themselves how consciousness came to be, through the humble and radiant power of plants, the potency of grass linked to the potency of cosmos, uniting the secret depths of roots and what may be beyond the heights of heavens…

______________

iDavid Linden, The Compass of Pleasure: How Our Brains Make Fatty Foods, Orgasm, Exercise, Marijuana, Generosity, Vodka, Learning, and Gambling Feel So Good. Penguin Books, 2011

iiMuscimole is structurally close to a major neurotransmitter of the central nervous system: GABA (gamma-aminobutyric acid), whose effects it mimics. Muscimole is a powerful agonist of GABA type A receptors. Muscimole is hallucinogenic at doses of 10 to 15 mg.

iiiRichard Gordon Wasson, Soma : Divine Mushroom of Immortality, Harcourt, Brace, Jovanovich Inc, 1968

ivThe article Amanite fly killers of Wikipedia quotes that anthropologist Peter T. Furst’s Hallucinogens and Culture, (1976) survey analyzed the elements that may or may not identify fly killers as Vedic Soma, and (cautiously) concluded in favor of this hypothesis.

vPeter Webster, Daniel M. Perrine, Carl A. P. Ruck,  » Mixing the Kykeon  » [archive], 2000.

vi In their book The Road to Eleusis, R. Gordon Wasson, Albert Hofmann and Carl A. P. Ruck estimate that hierophant priests used the rye ergot Claviceps purpurea, available in abundance around Eleusis.

viiHeterocyclic aromatic organic compounds.

viiiMt 13, 25-26

ixMt 13, 29-30

xMk 4, 33-34

Les Neurosciences face à la Conscience, I.


« Stanislas Dehaene »

Devant le ‘problème difficile’ que pose l’existence même de la conscience, un vaste spectre de positions s’est constitué au long des millénaires, s’organisant autour de deux pôles, l’idéalisme et le matérialisme.

Cette polarité, souvent jugée irréconciliable, semble perdurer à travers les époques et les âges.

Dans les deux derniers siècles, par exemple, on a vu s’exprimer de la manière la plus radicale, un idéalisme absolu, dont Fichte représente bien la thèse essentielle et ses conséquences, et des positions nettement matérialistes, venant de tous bords. Aujourd’hui, dans le cadre des neurosciences et de la psychologie cognitive, ces dernières revendiquent l’appui de techniques d’imagerie fonctionnelle, censées observer à loisir les réseaux neuronaux lors de diverses opérations mentales.

Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France, incarne avec brio, notamment sur le plan médiatique, le rôle de promoteur idéologique de cette approche.

Mais du point de vue anthropologique, on est en droit de demander comment un tel écart, si radical, si antinomique, entre les thèses idéalistes et les thèses matérialistes, est encore aujourd’hui possible.

Si l’on part du principe que seul l’un des deux partis-pris cités doit, sinon exprimer la vérité ultime en cette ‘difficile’ question, mais du moins s’en approcher beaucoup plus que l’autre, on pourrait s’interroger sur la cécité du parti qui se trouverait depuis si longtemps dans l’erreur, mais aussi sur l’incapacité troublante du parti qui s’approcherait effectivement de la vérité à emporter désormais une conviction unanime, consensuelle.

Mais pour être complet, et ne rien laisser dans l’ombre, il est d’autres hypothèses à envisager.

Les deux partis pourraient aussi être l’un et l’autre dans l’erreur, ou encore ils pourraient atteindre, chacun pour sa part, seulement un aspect mineur, marginal, d’une solution plus complète, qui se révélerait en fait beaucoup plus complexe que ce que les cerveaux humains sont intrinsèquement capables de concevoir.

La modernité contemporaine, est-il besoin de le préciser, penche très majoritairement, pour l’explication matérialiste, particulièrement depuis les 19ème et 20ème siècles. Le progrès récent des neurosciences semblent apporter de l’eau au moulin matérialiste, fournissant des techniques de mise en image capables de mettre en évidence et d’étayer les thèses matérialistes de l’origine de la conscience.

Si les matérialistes modernes ont raison, alors la position idéaliste est dans l’erreur la plus totale.

Mais alors comment expliquer l’aveuglement idéaliste de certains des plus brillants penseurs de l’humanité sur ces questions, et cela depuis des millénaires?

Comment expliquer l’erreur de philosophes de la stature de Platon, Descartes, Kant, Hegel ? Comment expliquer aussi, si le matérialisme l’emporte, la fondamentale inanité, l’illusion des grandes religions que l’Humanité a engendrées en son sein, et l’irrécupérable obsolescence de toutes les formes de spiritualités qu’elle ne cesse d’exsuder ?

Si le matérialisme est dans le vrai, les philosophies idéalistes et toutes les formes de spiritualités ne seraient plus que des symptômes illusoires d’orages neurochimiques, dans certaines zones de cerveaux-machines destinés à la décomposition et au néant ?

Nanties de techniques ad hoc, un jour prochain, peut-être, les neurosciences sauront engendrer à volonté le sentiment mystique; elles pourront faire entendre dans des cerveaux subjugués chimiquement des voix apparemment ‘divines’, et par quelques stimulations intra-crâniennes, hormonales ou neurologiques, elles sauront mettre tout un chacun en état d’extase et feront ‘voir Dieu’, à l’instar des expérienceurs de NDE qui courent aujourd’hui les plateaux télé, et des chamanes médiatiques qui font de la transe à volonté un produit d’appel.

La messe de la conscience serait-elle dite ?

Je suis loin d’en être assuré.

Pour contribuer à établir une vision d’ensemble, je voudrais présenter trois manières d’approcher le phénomène de la conscience, celle d’un psychologue cognitif contemporain, Stanislas Dehaene, celle d’un poète, Arthur Rimbaud, et celle d’un philosophe, Johann Gottlieb Fichte.

Je n’espère pas, ce faisant, apporter une réponse à la question ‘difficile’ de la conscience.

Je souhaite seulement pointer l’attention du lecteur vers l’irréductible et contradictoire variété des options prises par ces trois personnes.

Dehaene, Rimbaud et Fichte sont si différents qu’ils semblent ne pas mobiliser le même type de sapience dont le genre Homo sapiens paraît en soi détenir le secret.

Mais cela en soi, est déjà un pas en avant.

***

Incapable sans doute de traiter frontalement la question ‘difficile’ de la conscience, les spécialistes des neurosciences et autre psychologues cognitifs préfèrent aujourd’hui s’attaquer prioritairement à la question du non-conscient et du subliminal.

Le cours de l’année 2009 du professeur Stanislas Dehaene au Collège de France était le premier d’une série dédiée à l’examen des mécanismes de l’accès à la conscience dans le cerveau humain. Il a été entièrement consacré à « la question de la profondeur du traitement non-conscient ». S. Dehaene s’est demandé si un stimulus appliqué au cerveau pouvait être traité de façon non-consciente sur le plan visuel ou sémantique, et influencer les décisions, modifier des comportements, sans jamais pour autant accéder à la conscience.

Dans ce cours intitulé: L’inconscient cognitif et la profondeur des opérations subliminales, il commence par régler un vieux compte avec Freud:

« Le concept d’inconscient ne date pas de Freud et ses contemporains (Gauchet, 1992). De plus, de nombreux aspects de la théorie freudienne de l’inconscient ne trouvent pas d’échos dans la recherche contemporaine. Tel est le cas, par exemple, de l’hypothèse d’un inconscient pourvu d’intentions et de désirs qui lui sont propres, souvent d’origine infantile, et structuré par des mécanismes de refoulement et de censure. Pour éviter toute confusion avec les constructions théoriques freudiennes, la psychologie cognitive préfère donc souvent au terme d’inconscient les termes plus neutres de non-conscient ou d’inconscient cognitif. »

Va pour le non-conscient, plutôt que l’inconscient

Cependant notons que le terme de non-conscient n’est pas neutre. Le non-conscient semble contenir seulement tout ce qui pourrait un jour advenir à la conscience, si des circonstances appropriées s’y prêtaient, par exemple si l’on disposait d’équipements adéquats pour faire passer le non-conscient (resté encore subconscient) à la conscience.

Exit donc, non seulement l’inconscient freudien, désormais invalidé, mais aussi la possibilité si bien éclairée par C.G. Jung d’un inconscient collectif qui dépasserait infiniment la conscience individuelle, cernée par les limites du cerveau d’un moi singulier.

En revanche, place nette est faite pour la recherche sur tous les états d’infra-conscience, de subconscience ou de conscience subliminale.

« Aux côtés de Charcot et avant Freud, Pierre Janet mène à la Salpêtrière et au Collège de France les premières études expérimentales du somnambulisme, de l’hypnose, de l’hystérie, de l’écriture automatique ou de la ‘possession’ mentale. Revendiquant la paternité du terme ‘subconscient’, il relève dans L’automatisme psychologique (1889) l’étendue des activités humaines qui relèvent d’automatismes soit totaux (s’étendant au sujet tout entier), soit partiels (une partie de la personnalité est exclue de la conscience et poursuit des objectifs qui lui sont propres). En sociologie enfin, Gabriel Tarde publie Les Lois de l’imitation (1890), livre dans lequel il développe l’idée qu’un mécanisme élaboré d’imitation non consciente gouverne la psychologie des foules et la formation des sociétés humaines. En bref, le concept d’opération non-consciente est déjà familier des psychologues dès la fin du dix-neuvième siècle. »i

Les neuropsychologues, au cours des 19ème et 20ème siècles n’ont guère avancé sur la question de la conscience, mais ils ont en revanche mis en évidence toutes sortes d’états de ‘non-consciences’. Sans d’ailleurs pouvoir expliquer l’essence de la ‘non-conscience’, ils se contentent de décrire les pathologies qui lui sont associées.

Elles se groupent en trois classes :

– L’amnésie rétrograde, ou l’impossibilité de se remémorer consciemment les événements vécus quelques heures ou quelques minutes auparavant.

– La vision aveugle: des lésions de l’aire visuelle primaire, qui abolissent toute vision consciente (cécité corticale), mais une vision des mouvements et une capacité résiduelle et inconsciente de les suivre des yeux est encore possible.

-L’ héminégligence spatiale, c’est-à-dire l’incapacité de percevoir des stimuli présentés dans la moitié gauche du champ visuel. La partie « négligée » de l’image active cependant les voies visuelles, et elle influence les décisions cognitives et motrices.

La conscience reste un mystère absolu, mais peu importe. Le paradigme dominant le positivisme et le matérialisme moderne est celui de la non-conscience, qui se trouve être commune (ce n’est pas un hasard) à l’homme, à l’animal et à la machine… Paradigme unificateur donc, par excellence…

D’ailleurs, dès les années 1950, l’information ‘sans conscience’ vint au devant de la scène avec la théorie de l’information (Shannon) et les mécanismes universels de computation (Wiener, Turing, von Neumann) qui influencèrent profondément la psychologie cognitive . La métaphore de l’ordinateur tombait à pic pour décrire l’algorithmique supposée des opérations mentales.

Le concept de traitement non-conscient de l’information par les ordinateurs permettait de légitimer la métaphore du cerveau-ordinateur.

Par une ironique inversion, « c’est l’existence même de la conscience qui devient l’objet de polémiques, au point que l’étude scientifique de la conscience restera en marge des sciences cognitives pendant plusieurs dizaines d’années. Elle ne reviendra au premier plan que dans les années 1980-1990, avec l’apparition de paradigmes expérimentaux savamment contrôlés pour présenter des informations de façon non-consciente. »ii

Pour le monde scientifique et technologique, et particulièrement depuis la fin du 20ème siècle, il semble que la non-conscience est la règle générale, et la conscience est devenue l’exception.

Le psychologue qui souhaite étudier les opérations non-conscientes n’avait que l’embarras du choix : « Nous n’avons pas conscience des causes de nos comportements, de l’architecture de notre système cognitif, des algorithmes que nous employons, de certains attributs perceptifs, voire de la présence même de certains stimuli subliminaux ou inattendus »iii.

S. Dehaene et ses collègues ont élaboré une taxonomie des opérations mentales non-conscientes, dont je vous épargne les détails.

Ce qui nous intéresse ici, c’est surtout la définition que donne S. Dehaene des processus mentaux impliquant un traitement conscient. Une opération mentale est consciente si « l’information est codée explicitement par le taux de décharge d’une population restreinte de neurones qui entrent en réverbération durable avec un espace de travail global, impliquant notamment le cortex préfrontal. »iv

C’est là une définition sèche, objective, quantitative, déterministe, matérialiste, dont les mots ‘information’, ‘code’, ‘taux’, ‘durable’ traduisent les préoccupations analytiques. On trouve aussi une allusion plus voilée à la nature d’un phénomène implicite, celui de ‘réverbération’, qui semble rendre compte d’une sorte de liaison entre le local (quelques neurones) et le global (l’espace de travail global du cerveau).

Autrement dit l’opération mentale de la conscience est définie par Dehaene à l’aide du mot ‘réverbération’, qui semble être une métaphore affaiblie, mais ‘physique’, du phénomène même qu’elle tente de saisir. Le mot ‘réverbération’ est un mot technique employé pour signifier la ‘réflexion’ des ondes sonores, de la lumière ou de la chaleur.

La conscience serait-elle donc une sorte de ‘réflexion’ ? Mais n’est-ce pas là une définition purement tautologique ?

Le Centre National des Ressources Textuelle et Lexicales (CNRTL) définit la ‘réverbération’ comme : « Action, fait de (se) réverbérer. Synonyme : réflexion ». Par métonymie, « Lumière réfléchie. Synonyme : reflet. » Par métaphore, il donne cet extrait de Sainte-Beuve: « Taine cerne, en quelque sorte, La Fontaine dans les mille circonstances du monde d’alors (…) et (…) il essaye de montrer le contre-coup, la réverbération − comment dirai-je? − les ricochets de cet état de choses dans ses fables » (Sainte-Beuve, Caus. lundi, t. 13, 1857, p. 256). Quant au verbe ‘réverbérer’, il est défini ainsi : « renvoyer la lumière ou la chaleur » ou encore « refléter ». Mais historiquement, réverbérer signifiait ‘frapper de nouveau’ à la fin du XIVe s., ‘réfléchir, renvoyer un son’ au XVe s.. Étymologiquement, il est emprunté au latin reverberare, « repousser, refouler ; rejaillir » venant de verberare « battre ; maltraiter, fustiger, rabrouer », mot qui vient lui-même de verbera, au neutre pluriel, qui signifie « baguette, fouet ; coup, choc »v.

On le voit, la réverbération décrit des phénomène physiques, sonores ou lumineux. Mais l’étymologie, dans sa profondeur, rappelle aussi l’idée de ‘coup’ et de ‘choc’ associée à chacun des ‘reflets’ et des ‘ricochets’, à chacune des ‘frappes’ qui accompagnent la réverbération tout au long.

Nous ne pouvons pas nous tenir pour satisfaits par une définition qui remplace simplement le mot ‘conscience’ par le mot ‘réverbération’. De plus, d’un point de vue métaphorique, le sens profond de la ‘réverbération’ est associé à l’idée de coups ou de frappes répétées, qui ne me semblent pas être en mesure de saisir l’essence même de la conscience, qui est capable de bien ‘autres ‘états’.

Avec l’emploi de ce mot, nous ne sommes renseignés ni sur la nature de ces coups, de ces frappes, ni sur la substance qui se propage aussi furieusement, ni sur la raison de cette mise en branle.

Remplacer un concept éminemment mystérieux, celui de ‘conscience’, par un mot particulièrement concret, ‘réverbération’, décrivant originellement une violence physique, puis plus tardivement de simples phénomènes sonores ou optiques, des ‘reflets’ ou des ‘ricochets’, me semble être un tour de passe-passe, dont le philosophe, l’anthropologue ou le poète en moi ne peut se satisfaire.

La conscience ne peut pas être seulement une ‘réflexion’, et moins encore simplement un ‘reflet’ ou un ‘ricochet’.

Mais peut-être en effet pourrait-elle être définie (allégoriquement) comme une sorte de ‘frappe’, de ‘choc’, — à condition de garder présente à l’esprit la possibilité putative d’une origine méta-physique de cette ‘frappe’, de ce ‘choc’…

Si cette ‘frappe’, ce ‘choc’, peut s’observer à l’aide de phénomènes physiques ou physiologiques, il reste à prouver que la chaîne des causes et des effets est seulement et purement physique ou physiologique, donc strictement ‘matérielle’.

On doit encore, me semble-t-il, et par acquit de conscience, si j’ose dire, se demander légitimement si quelque esprit ‘frappeur’ ne se tient pas caché derrière le voile de la conscience, et commande, tel un roi en sa demeure, à ses légions de neurones, à ses armées de synapses, d’effectuer telle sortie guerrière, et de pousser telle reconnaissance en vue d’une prochaine ‘frappe’.

Autrement dit, la définition de Stanislas Dehaene ne nous éclaire pas. Ce n’est qu’une simple métaphore, qui offre d’ailleurs l’inconvénient de nous orienter insidieusement dans une direction a priori essentiellement matérialiste.

En un mot, cette définition ne nous donne aucune perspective sur la nature profonde, sur l’essence de la conscience.

Les neuroscientifiques ont à l’évidence un biais naturel : la volonté de l’objectivité. On ne peut le leur reprocher, c’est là le biais même de toute approche scientifique.

Ce que l’on peut leur reprocher, en revanche, c’est de ne pas être conscients de la présence de ce biais, de toutes les limitations qu’il impose à l’ensemble de leurs recherches et surtout, de l’étroitesse dans laquelle, par avance, il enferme leur théorie de la connaissance.

J’ajouterai encore ceci. Les neurosciences semblent d’autant plus incapables de définir la conscience qu’elles ne sont même pas capables de définir l’absence de conscience…

S. Dehaene en témoigne lui-même quand il se demande rhétoriquement: « Comment déterminer avec certitude si un stimulus est ou n’est pas conscient ? Cette question reste débattue (Persaud, McLeod & Cowey, 2007 ; Schurger & Sher, 2008). Les trente dernières années de recherche en psychologie cognitive ont été dominées par la recherche de critères objectifs de conscience, fondés sur la théorie de la détection du signal. »vi

Un stimulus est dit non-conscient ou subliminal (mot venant du latin sub limen, ‘en dessous du seuil’) lors d’une tâche de détection, seulement si les performances du sujet opérant cette tâche « restent au niveau du hasard ».

La non-conscience définit donc un état qui n’est dirigé par aucune règle, aucune régularité, et a fortiori, aucune volonté consciente a priori ou a posteriori.

S. Deahaene en conclut que « l’accès à la conscience est un événement cognitif et neural majeur, qui modifie massivement la disponibilité des informations pour toutes sortes de tâches cognitives, et qui peut donc être détecté par de nombreux critères convergents. Dijksterhuis et al. ont été jusqu’à proposer, sur la base d’expériences imparfaitement contrôlées, que nous prenons des décisions complexes objectivement mieux lorsque nous les laissons ‘mûrir’ non consciemment que lorsque nous leur consacrons toute notre attention – un point de vue qui rappelle le concept d’incubation non-consciente proposé par des mathématiciens tels que Poincaré ou Hadamard. »vii

Si la conscience est « un événement cognitif et neural majeur », il faut se résoudre à dépasser les limites du subliminal pour tenter d’atteindre ce que Dehaene appelle « le propre de la conscience ».

Le « propre de la conscience » commence à transparaître dans le fait qu’en général, les effets subliminaux ne s’obtiennent que dans des conditions expérimentales d’automatisation. S. Dehaene explique qu’ils diminuent à mesure que l’on progresse dans la hiérarchie et la complexité des opérations cognitives, et ils finissent ensuite par s’évanouir rapidement sans affecter le comportement.

Si le subliminal finit par s’évanouir, est-il dès lors possible d’associer à la conscience certaines fonctions cognitives qui lui seraient « propres » ?

Pourrait-on d’ailleurs induire de cette caractéristique « propre » de la conscience l’explication de son apparition au cours de l’évolution des espèces, en tant qu’elle conférerait un avantage sélectif aux organismes tant soit peu « conscients » ?

Lionel Naccache et Stanislas Dehaene ont proposé plusieurs fonctions semblant être « propres » à la conscience : « la maintenance explicite et durable de l’information en mémoire de travail ; le comportement intentionnel et volontaire ; et la flexibilité cognitive dans le choix et l’exécution de combinaisons nouvelles d’opérations »viii.

Autrement dit, et plus brièvement, la conscience serait ‘proprement’ un assemblage de mémoire, de volonté et de cognition…

Je ne vois pas alors ce que Naccache et Dehaene apportent ici de nouveau, disons par rapport à S. Augustin qui avait déjà utilisé cette formule il y a plus de seize sièclesix, sinon l’hypothèse que ces fonctions « propres » pourraient un jour être mises en évidence par des techniques d’imagerie cérébrale, toujours plus ‘performantes’ comme on dit.

Mais ces techniques n’apportent pas par elles-mêmes de nouveaux concepts, ni n’offrent dans leurs imageries, la visualisation de l’essence de la conscience, qu’elle soit en acte, ou en puissance…

Dehaene ouvre quand même dans son cours une nouvelle piste, en posant que la conscience = introspection + méta-cognition.

La conscience, selon lui, serait ainsi essentiellement la capacité de « réguler » le mental.

Le mot ‘réguler’, on le notera, appartient à l’orbite de la théorie des systèmes, très en vogue depuis les années 1960.

Quant aux mots ‘introspection’ et ‘méta-cognition’, ils représentent une manière élégante de décrire les formes de savoir ou de non-savoir dont le moi conscient peut disposer sur son propre savoir ou sur son non-savoir.

S. Dehaene distingue une connaissance de niveau 1 qui peut être ‘présente et véridique’ (‘je sais’ avec certitude, ‘je connais’ assurément), ou bien ‘absente et erronée’ (‘je ne sais pas’, ‘j’ai oublié’), — et une méta-connaissance de niveau 2 (un ‘savoir’ sur le ‘savoir’), qui peut être elle-même ‘présente et véridique’ ou au contraire ‘absente et erronée’ : ‘je sais que je sais’, ‘je sais que je ne sais pas’, en étant parfaitement assuré, ou bien ‘je ne sais pas que je sais’ (conscience subliminale, connaissance implicite, subconsciente) et ‘je ne sais pas que je ne sais pas’ (faux souvenirs, justification fictive des comportements).

La conscience se résumerait ainsi à la capacité de passer d’un niveau 1 de savoir (ou de non-savoir) à un niveau 2 de savoir (ou de non-savoir)…

Il est extrêmement instructif de comparer cette distinction de deux niveaux de conscience chez S. Dehaene avec la bien plus subtile ‘gamme d’intensités de conscience’ que C.G. Jung parvient à distinguer :

« Il n’y a pas une conscience pure et simple, mais toute une gamme d’intensités de conscience. Entre ‘je fais’ et ‘j’ai conscience de ce que je fais’ il n’a pas seulement un abîme, mais parfois même une opposition marquée. Il y a donc un conscient dans lequel l’inconscience l’emporte, comme il y a un inconscient où c’est la conscience qui domine. Cette situation paradoxale est immédiatement compréhensible lorsqu’on se rend compte qu’il n’y a pas de contenu conscient dont on puisse affirmer avec certitude qu’on en a une conscience totale, car il faudrait pour cela une totalité de conscience impensable, et celle-ci présupposerait une plénitude ou une perfection de l’esprit humain qu’on ne peut se représenter davantage. Nous en arrivons à la conclusion paradoxale qu’il n’y a pas de contenu de la conscience qui ne soit inconscient à un autre point de vue. Peut-être n’y a-t-il pas non plus de psychisme inconscient qui ne soit en même temps conscient. » (C.G. Jung. Les racines de la conscience. Buchet/Chastel, 1971, pp.581-582)

Il paraît certain que seulement deux niveaux de conscience ne peuvent rendre compte de la richesse intrinsèque de la conscience en tant qu’elle est entremêlée à l’inconscient selon d’infinies modalités.

Qu’est-ce qui empêche, en conséquence, d’imaginer aussi des consciences de niveau 3 ou 4, ou même au-delà?

Paul, dans son extase, monta jusqu’à un « troisième ciel ». Thérèse d’Avila finit par atteindre la « septième demeure » du château de son âme.

Etaient-ils alors seulement dans une méta-cognition de niveau 2 ?

Ou faut-il se représenter que, décidément, la conscience ne se laisse par encore réellement réduire par la science du début du 21ème siècle ?

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ihttps://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/course-2008-2009.htm

iihttps://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/course-2008-2009.htm

iiihttps://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/course-2008-2009.htm

ivhttps://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/course-2008-2009.htm

vhttps://www.cnrtl.fr/definition/réverbérer

vihttps://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/course-2008-2009.htm

viihttps://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/course-2008-2009.htm

viiiIbid.

ixAugustin, De la Trinité, Livre XIV,Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie, 1868: « L’âme n’est pas accidentelle pour elle-même, comme si elle était telle par elle-même et qu’il lui vînt d’ailleurs une autre elle-même qu’elle n’était pas d’abord, ou du moins comme si, sans venir du dehors, il lui naissait dans elle-même qu’elle était, une autre elle-même qu’elle n’était pas, par exemple, comme la foi qui n’était pas dans l’âme, et naît dans l’âme qui était déjà âme auparavant ; ou comme quand, postérieurement à la connaissance qu’elle a d’elle-même, elle se voit, par le souvenir, établie en quelque sorte dans sa propre mémoire, comme si elle n’y eût pas été avant de s’y connaître, bien que certainement depuis qu’elle a commencé d’être, elle n’ait jamais cessé de se souvenir d’elle-même, de se comprendre et de s’aimer, ainsi que nous l’avons déjà fait voir. Par conséquent lorsqu’elle se tourne vers elle-même par la connaissance, il se forme une trinité où déjà on peut découvrir le verbe : car il est formé de la pensée, et la volonté les unit l’un à l’autre. C’est donc là surtout qu’il faut reconnaître l’image que nous cherchons. »

L’origine et la fin de la conscience


« Quelques phénoménologues à table »

Au début du siècle dernier, Husserl a élaboré une philosophie de la conscience réflexive, – nommée phénoménologie. Elle prône une plongée dans la présence à soi, dans la conscience du phénomène même de la conscience, autrement dit une immersion intime dans l’expérience du « soi » en tant que « phénomène ».

Husserl a marqué quelques générations de philosophes, de Heidegger et Gödel à Sartre et Derrida. Il a laissé par ailleurs en héritage quelques principes méthodiques comme la « réduction transcendantale »i, la suspension du jugement, sa « mise entre parenthèses », – en un mot, l’« époché » (ἐποχή). Ce vocable,emprunté aux Grecs, subit chez Husserl un exhaussement « phénoménologique », qui est censé l’éloigner de son sens originaire, lié à ses emplois sophistiques et sceptiquesii.

Dans ses Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, Husserl relève quatre postures fondamentales de la conscience « naturelle »iii.

1. La co-présence, qui consiste seulement à connaître que le monde est présent à la conscience, à « sentir que les objets sont là pour moi », et qu’ils s’offrent à l’appréhension sensible. La conscience est ouverte à ce qui se présente à elle, mais elle reste passive.

2. L’attention, qui se focalise plus précisément sur chaque objet de conscience. L’attention suppose (étymologiquement) une « tension vers » l’objet que la conscience élit pour être l’objet de son activité réflexive.

3. La vigilance, qui est un état plus général de la conscience, moins spécifique et moins sélectif que l’attention dirigeant, mais plus englobant, pérenne, comme une veille permanente.

4. L’accueil. Il s’agit là, pour Husserl, de la capacité de la conscience à entrer en relation avec les autres consciences, avec les autres humains, les alter-ego du moi conscient. L’accueil de l’autre suppose réciprocité, disposition à l’ouverture, effort vers la compréhension mutuelle.

Ces quatre postures ou « états » sont tout ce dont la conscience « naturelle » est capable, selon Husserl…

Mais la conscience est-elle condamnée à rester dans cet ordre « naturel »  auquel Husserl limite son champ d’investigation?

La conscience peut-elle avoir accès à une « sur-nature » ?

Depuis des millénaires, les chamanes de tous les temps et de tous les horizons, tout comme les prophètes des grandes religions, les mystiques et les autres visionnaires offrent les témoignages de consciences capables de tutoyer un au-delà de la nature, une « sur-nature ».

Ces manières diverses et éclectiques, mais en somme incontestables, de partir explorer la « sur-nature », nécessitent, on en conviendra, un élargissement, un approfondissement ou une élévation considérables de la conscience, bien au-delà de ce que Husserl appelle les postures de la conscience « naturelle ».

Autrement dit, la conscience est à l’évidence capable de bien plus amples performances que celles associées à la co-présence, l’attention, la vigilance ou l’accueil.

Il est aisé de voir au moins trois autres états, ou étapes, dans le cheminement de la conscienceiv, lorsqu’elle part à la recherche de ses racines les plus enfouies, ou lorsqu’elle veut explorer les cimes de ses possibles apex.

Aux quatre postures fondamentales relevées par Husserl, il me semble impératif de noter d’autres postures, ou plutôt d’autres allures de la conscience lancée à la découverte de sa sur-nature, telles qu’observées notamment dans ce que l’on pourrait appeler l’anthropologie de la conscience :

– La sortie de la conscience hors d’elle-même, son ravissement.

– La fusion de la conscience avec ce qui la dépasse et l’englobe entièrement, et que l’on a appelé de divers noms, suivant les époques, les traditions et les cultures : l’Être, l’Absolu, l’Autre, l’Infini, l’ātman, ‘Dieu’…

– Le retournement (ou la métanoïa) de la conscience. Ce dernier état représente peut-être le plus haut degré d’accomplissement de la conscience humaine, lorsqu’elle a déjà été « ravie » puis confrontée à l’Infini en acte, ou à l’essence même de l’Être, et que loin d’y entrer et y rester comme à demeure, elle est « retournée » à la vie « naturelle ».

La conscience, revenue de son ravissement et de son extase, a renoué avec sa vie naturelle, sans avoir oublié ce que fut son moment de rencontre avec l’altérité absolue.

Descendue dans l’abîme même de la mort, ou montée au plus haut des cieux, elle a repris pied, si l’on peut dire. Mais elle est désormais double. Plus exactement elle est intimement intriquée à ce qu’il y a de plus autre en elle, à ce qu’il y a de plus autre que tout objet du monde, de plus autre même que toute autre conscience.

Je choisis ici d’employer l’expression de conscience « intriquée » pour son évidente connotation quantique. Ce n’est pas là simplement une métaphore gratuite, mais une indication que cette 7ème posture, ou allure, de la conscience dénote en réalité la superposition de plusieurs états de conscience.

Ici, nulle référence au « trouble de la personnalité multiple » (Multiple Personality and Dissociation ou MPD, en anglais).

Restant fidèle à la métaphore quantique, il y a là une seulement une occasion de la filer plus avant, en rappelant la capacité des états quantiques de se « superposer ».

Une conscience ayant été « ravie », puis « fusionnée » à un autre Soi ou un autre « Être » qui la dépasse entièrement, et enfin étant « retournée » à sa nature originelle, ne peut reste totalement indemne, après une telle ascension, une aussi éprouvante métanoïa.

L’oubli n’est plus possible.

La conscience est marquée à la braise, à sa bouche.

Nulle absence à soi n’est plus permise, car le feu a fouillé les entrailles, la blessure de la lumière est trop profonde, la hache de l’Être a fendu l’étant.

Que faire alors, se demande la conscience « retournée », « intriquée », « superposée » et « marquée » à jamais du manque absolu, et à elle désormais originaire ?

Nul retour simplement « naturel » n’est plus envisageable. La seule piste acceptable pour la conscience intriquée est de continuer vers l’avant, sur la voie de recherche que la métaphore quantique indique allusivement.

L’intrication putative de la conscience avec la conscience de l’absolu et avec l’inconscient universel lui est désormais sa noblesse, – et la noblesse oblige.

Elle se relie, ne serait-ce qu’infinitésimalement, à l’univers entier.

Elle se noue en puissance et à jamais à tout ce qui est au-delà de toute conception humaine.

La conscience « retournée » et « intriquée » doit dès lors se distinguer radicalement de sa précédente attitude « naturelle », l’attitude qui consiste à s’établir dans une posture « intentionnelle ».

Quelle « intention » peut-elle prendre à bras le corps la totalité des mystères passés et à venir ?

La conscience, même augmentée, ointe et soutenue par des légions d’ange, n’est qu’une poussière dans l’orage. Et sa fugace « intention » que vaut-elle dans la course de la tempête ?

L’« intention » ne suffit plus : elle est trop courte, essoufflée par avance. Tout ne fait que commencer.

La conscience ne fait toujours que commencer. C’est là sa vraie « nature », et cela n’a rien de « naturel ».

La réflexion est un infini marathon.

De quoi rendre le phénoménologue perplexe.

La réflexion ? Mais quelle réflexion est-elle encore possible pour une conscience « ravie », « retournée » et « intriquée »?

Husserl peut-il ici aider ?

De son point de vue phénoménologique, Husserl a qualifié la réflexion (de la conscience dite « réflexive ») de « modification de la conscience », ou encore de « changement d’attitude qui [fait] subir une transmutation au vécu préalablement donné »v.

Mais la « suspension » phénoménologique ne semble n’être qu’une simple abstention, une « mise entre parenthèses » de tout doute et de toute croyance.

Quid alors de la conscience ravie, transportée, intriquée?

Doute-t-elle de ce ravissement, de ce transport, de la fusion qui s’ensuit et enfin de son retournement même? Et que peut-elle encore croire ?

Il y a en effet de quoi douter, vu la distance infinie entre les phénomènes ayant été vécus alors par elle et la phénoménologie des philosophes de la terre.

Il y a aussi de quoi croire, tant la braise, la marque, le feu et la lumière ont laissé leur empreinte.

S’il y a ainsi de quoi douter et de quoi croire, alors la phénoménologie ne peut être raisonnablement mise en pratique. Les conditions initiales fixées par le maître de Fribourg-en-Brisgau ne sont pas remplies.

L’épochè sceptique suspendait la croyance en la possibilité d’atteindre jamais la nature des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, et elle mettait radicalement en doute le fait de pouvoir jamais y parvenir.

L’épochè phénoménologique, quant à elle, « neutralise la validité de la croyance tacite, dite ‘naturelle’, en un monde extérieur réel ; elle descend en somme un étage cognitif plus bas que l’épochè sceptique (…) Le but déclaré de l’époché phénoménologique, fort peu sceptique, est d’exposer au regard le fondement ultime de toute science, ce fondement ferme et absolu parce qu’auto-fondé et auto-évident qu’est le présent-vivant.»vi

Mais la conscience « ravie », « retournée » et « intriquée » peut-elle encore croire à « quelque fondement ferme et absolu » ?

Reste seule en elle la croyance en ce qui fut sa possible « montée » vers un état de sur-conscience absolue.

Reste sa croyance, ou son non-oubli, en une possible « montée » vers des états cognitifs non seulement supérieurs de plusieurs degrés à la conscience « naturelle », mais surtout bien supérieurs à la croyance phénoménologique d’avoir soi-disant atteint le fondement « ultime, ferme, absolu, auto-fondé et auto-évident  » de toute science…

Reste enfin sa croyance en la possibilité (non bannissable, même si elle n’est pas a priori pensable) d’exposer un jour à son propre regard le souvenir de l’infondé absolu, de la fluence fluide vers l’ultra-sommital, vers l’apex inextinguible.

Reste vivide la précision de la visée vers des cieux toujours plus miroitants, et plus inaccessibles.

Il est curieux de noter à cet égard que Husserl est resté fort prudemment au plan philosophique, sans reconnaître la nécessité en quelque sorte inévitable de passer à l’étape suivante, celle de la transmutation du philosophe lui-même dans sa démarche de réduction transcendantale, et partant, de la nécessaire transmutation de sa quête…

Pourtant, Husserl emploie notablement des expressions qui devraient en bonne logique l’emmener dans ce sens : l’« auto-transformation », la « métamorphose », la « vocation absolue ».

« Le programme latent de la phénoménologie subordonne en effet la révélation d’une vérité réflexive sur l’origine vécue de la connaissance, à l’auto-transformation pensée et voulue du philosophe. La métamorphose désirée par le phénoménologue tend à instaurer une vie philosophique ne se confondant avec nulle autre ; une vie qui s’avance sous la férule d’une continuelle ‘responsabilité de soi’vii, et qui tend à incorporer au cœur d’elle-même, dans le battement de ses jours, la co-naissance de l’absolu qui survient en son premier acte cartésien. La vie du philosophe, déclare Husserl est ‘une vie par vocation absolueviii. Or, l’auto-transformation qui soutient cette vie-là ne s’obtient que moyennant une quête ascétique, au sens étymologique d’un exercice de maîtrise de soi-même en vue d’incarner un idéal. »ix

Quel idéal ? Quel Graal ?

Un traducteur de Husserl, Arion Kelkel, estime que la phénoménologie est une tentative de « découvrir l’idée téléologique », de « réaliser son propre commencement », et même de « reprendre à son compte l’idée de philosophie dans son commencement absolu »x.

Mais quel est ce « commencement absolu » ?

« Comment motiver l’immotivation de l’épochè transcendantale ? Pari pascalien ? »xi

Le philosophe vise-t-il à la rationalité universelle ? Mais n’est-il pas d’abord « fils de son temps » ?

Peut-il s’arracher à son enracinement dans le temps et l’espace ?

Peut-il s’approprier son propre télos comme un « commencement absolu » ?

Ou bien la philosophie doit-elle être condamnée à rester conscience malheureuse, recherche sans fin de la réminiscence, errance, exil indéfini ?

Kelkel présente le parcours de Husserl comme étant celui de « l’idée d’une philosophie première ». Elle doit conduire à « la mise en œuvre radicale de la science du commencement absolu ». Elle doit révéler que « le problème du commencement est en même temps une mise en question de l’interrogation philosophique elle-même (…) d’où la ‘lutte pour le commencement’ qui peu à peu le mettra devant l’évidence que le commencement est une fin ‘située à l’infini’, une fin peut-être inaccessible mais qui miroite devant la conscience philosophique depuis le commencement de la pensée rationnelle comme la ‘terre promise’»xii.

La ‘terre promise’ !

Cette métaphore aux connotations religieuses est-elle nécessaire dans le contexte d’une pensée philosophique, se voulant rationnelle, « depuis son commencement »?

Peut-être est-ce l’origine même du « commencement » qui exige ce type de métaphore pour être pensée ?

Elle semble le seul moyen de résumer en une image puissante l’ensemble des harmoniques inhérentes au projet husserlien. Elle permet d’englober tout à la fois le « commencement absolu » de la pensée et le télos qu’elle poursuit, et qui paraît comme une fin ‘située à l’infini’.

Il vaut la peine de s’interroger sur le choix de cette image de ‘terre promise’, fameusement associée depuis trois mille ans à l’exode des Hébreux, menés par Moïse à travers le désert.

Husserl mime-t-il, par le paradigme de la ‘réduction phénoménologique’, l’idée d’un projet philosophique chargé de connotations prophétiques et transcendantales (et donc évoquant peut-être par anagogie une posture visant le ‘transcendant’)?

Autrement dit, le ‘transcendantal’ serait-il chez Husserl une image philosophiquement acceptable du ‘transcendant’ ?

Husserl a-t-il été tenté-il, ne fut-ce qu’inconsciemment, d’incarner dans sa philosophie une sorte de nouveau Moïse ?

Il faudrait, pour pouvoir le dire, « avoir cheminé au désert de la réduction, en avoir parcouru dans son site austère les pistes en tous sens ; plus exactement, non pas après, mais sur le parcours même, sans cesse recommencé. On ne peut aujourd’hui commencer à philosopher sans recommencer le commencement husserlien. Sans fin, peut-être, tel un nouveau Moïse. »xiii

Husserl, nouveau Moïse phénoménologique, emmenant les apprentis philosophes à travers le désert de la ‘réduction transcendantale’?

La vision de la ‘réduction transcendantale’ jouerait-elle le rôle d’un nouveau ‘buisson ardent’ ?

Et l’épochè, cette Jérusalem philosophique, symboliserait alors un nouveau Chanaan gorgé du miel de la « réduction » et du lait de la « suspension » ?

A défaut de bien distinguer les coupoles promises, lointaines et dorées, du télos phénoménologique et transcendantal prophétisé par Husserl, on peut du moins affirmer qu’il s’agit bel et bien d’un exil, et d’un exode (de la pensée par rapport à elle-même).

Exil, exode. Métaphores souvent répétées, archi-codées. Mais non moins valides, toujours vivantes, par leur force propre.

Il s’agit bien pour le phénoménologue d’emprunter un « chemin destinal, inséparable du chemin de la connaissance »xiv et de se lancer dans l’époché, comme jadis les Hébreux dans le désert du Sinaï. L’épochè « représente un mode de vie à part entière ; et un mode de vie qui s’empare du philosophe de manière définitive, parce que, à partir de l’instant où il a réalisé la plénitude d’être à laquelle il s’ouvre par son biais, et la radicalité de la décision qui en permet l’instauration, il peut difficilement s’empêcher d’en suivre la pente jusqu’aux extrémités où celle-ci l’entraîne. »xv

Un mode de vie ? Ou un mode de ‘sur-vie’ ? C’est-à-dire un mode de ‘vie transcendantale’ ?

Mais peut-on réellement vivre dans les hauteurs absolues de la pensée ‘réduite’, où l’oxygène se fait de plus en plus rare ?

Ou faut-il envisager un double mode, mêlant à la fois la ‘vie’ tout court et la ‘sur-vie’ transcendantale?

Un double mode où le rêve de la ‘sur-vie’ couvrirait d’un voile phénoménologique la réalité de la vie même, où la transcendance et l’immanence se lieraient sublimement par quelque lien serré ?

L’époché est une aventure de toute la vie et de tout l’être. Les tièdes et les velléitaires n’y sont pas admis.

Il faut renoncer à toutes les normes de la bien-pensance, déchirer les voiles du conformisme et de l’irréflexion sociale, et se blinder dans une solitude radicale, où personne ne viendra supporter l’exilé dans ses départs sans cesse recommencés…

Car un seul exil sera-t-il suffisant pour le phénoménologue ?

Une seule ‘suspension’ du jugement sera-t-elle opératoire lors de la réduction transcendantale?

La métaphore éminemment biblique de la ‘terre promise’ suggère qu’un jour celle-ci sera enfin atteinte.

Or l’exil de la pensée philosophique n’est-il pas sans cesse en cours, et toujours sans fin ?

La migration de l’esprit peut-elle s’arrêter en si bon chemin ?

« L’épochè demande seulement de ne plus s’exiler dans un monde représenté, et de prendre pleinement conscience de tous les biais mentaux qui conduisent à s’y croire en exil. »xvi

Tout ne fait jamais que toujours seulement commencer. L’exil même, ce premier mouvement de l’âme, n’est qu’un premier pas sur la longue route du voyage.

La conscience, à la recherche de sa sur-nature, n’exige-t-elle pas, en pleine conscience de son manque, de toujours à nouveau s’exiler hors de quelle Jérusalem (terrestre ou céleste) que ce soit?

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iCf. Ses trois ouvrages majeurs sur ce sujet: Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, Méditations cartésiennes et La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale.

ii« L’ἐποχή phénoménologique. À la place de la tentative cartésienne de doute universel, nous pourrions introduire l’universelle ἐποχή, au sens nouveau et rigoureusement déterminé que nous lui avons donné. (…) Je ne nie donc pas ce monde comme si j’étais sophiste ; je ne mets pas son existence en doute comme si j’étais sceptique ; mais j’opère l’ἐποχή phénoménologique qui m’interdit absolument tout jugement portant sur l’existence spatio-temporelle. Par conséquent, toutes les sciences qui se rapportent à ce monde naturel (…) je les mets hors circuit, je ne fais absolument aucun usage de leur validité ; je ne fais mienne aucune des propositions qui y ressortissent, fussent-elles d’une évidence parfaite » (Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures (1913), Gallimard, coll. « Tel », p. 101-103.

iiiE. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, Gallimard, 1950, p.87-100, § 27-31

ivOn peut penser que le cheminement de la conscience est fondamentalement illimité. Ce qui paraît certain, c’est que les quatre postures de la conscience selon Husserl ne rendent certes pas compte de l’ensemble des postures de conscience observées par les anthropologues ou les psychologues. Nous proposons ici trois autres postures significatives. Mais il pourrait y en avoir bien d’autres, si l’on était en mesure de disposer des résultats d’une méta- ou d’une exo-anthropologie et d’une exo-psychologie, comme l’on parle d’exo-biologie.

vE. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, Gallimard, 1950, § 78

viMichel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.132

viiE. Husserl. Philosophie première, t.II, PUF, 1972, p. 9

viiiE. Husserl. Philosophie première, t.II, PUF, 1972, p. 15

ixMichel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.134. (Les mises en italiques sont de moi)

xE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p. XXIII

xiE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p. XXIII

xiiE. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p. XLV

xiiiRegnier Pirard. Compte-rendu du livre de E. Husserl, Philosophie première (1923-24) Deuxième partie. Théorie de la réduction phénoménologique. In Revue Philosophique de Louvain. Année 1973, n°11, p.597

xivMichel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.135

xvMichel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.135

xviMichel Bitbol. La conscience a-t-elle une origine ? Flammarion. 2014, p.137

Les figures de la conscience dans l’Iliade. 3. La psyché


« La mort de Sarpédon »

Le mot ψυχὴ psyché, a pour racine Ψυχ, souffler.

Cette étymologie explique le sens premier de psyché, tel qu’il est donné dans les dictionnaires : « souffle de la vie ». De ce souffle vital dérivent les autres acceptions : « âme, vie », « âme comme siège des sentiments, de l’intelligence et des désirs ».

Mais chez Homère, le mot psyché n’apparaît qu’à l’instant de la mort, lorsque le souffle s’exhale et s’échappe du corps. Puis la psyché se dirige vers l’Hadès, en prenant l’apparence d’une « image » ressemblant au mort, et sans pouvoir assumer aucune des fonctions du corps vivant, sauf celle de parler avec les vivants.

Le thumos ou les phrenes incarnaient, on l’a vu dans des articles précédents, des formes de la conscience humaine pendant la vie.

La psyché représente la conscience pendant et après la mort.

Quand meurt Eniopée, conducteur du char d’Hector, « il sent à la fois s’exhaler sa psyché et ses forces.i »

A l’instant de la mort de Pandarus, « là s’exhalent sa psyché et sa force. »ii

La mort de Sarpédon coïncide avec la fuite conjointe, hors du corps, de la psyché et de la vie: « Dès que sa psyché et sa vie (αἰών, aiōn) l’auront abandonné ».iii

Quand Hypèrénor meurt , la psyché s’enfuit par la blessure : « sa psyché s’élança avec impétuosité par cette blessure béante, et les ténèbres de la mort (Σκότος, skotos) couvrirent ses yeux. »iv

La psyché peut aussi s’échapper du corps avec les entrailles ou les poumons (phrenes) :

« Patrocle, appuyant son pied sur la poitrine de Sarpédon, retire la lance du corps. Les phrenes (les poumons) s’échappent par la blessure. Le héros arrache à la fois la psyché de Sarpédon et le fer de sa lance.   »v

La mort est sans retour : « L’âme de l’homme ne revient pas, ni par le pillage ni par la capture, quand elle s’échappe de la barrière des dents »vi.

La caractéristique essentielle de la psyché est de (sur)-vivre après la mort, et de descendre dans l’Hadès. Elle ne meurt pas, donc, même si Homère emploie parfois l’expression de « mort de la psyché ».

Hector est couvert tout entier par une riche armure d’airain dont il dépouilla Patrocle après l’avoir immolé. Il reste cependant une petite ouverture à l’endroit précis où, près de la gorge, l’os sépare le cou de l’épaule, et le Poète dit que l’on trouve « là, la mort plus rapide de la psyché »vii.

C’est aussi là qu’Achille frappe Hector de sa lance.

Mais quand Hector meurt, sa psyché ne « meurt » pas, comme cela avait été annoncé quelques vers auparavant, elle « s’envole » : « sa psyché, loin du corps, s’envole vers l’Hadès »viii.

Si la psyché s’envole vers l’Hadès, cela ne signifie pas nécessairement qu’elle peut y entrer et y séjourner avec les autres morts.

Une scène-clé de l’Iliade réunit Achille et la psyché de Patrocle, mort sans sépulture, et donc empêché de pénétrer dans la demeure d’Hadès.

Une nuit, la psyché du malheureux Patrocle apparaît à Achille. Elle se présente sous la forme d’une image (eidōlon), et elle est à sa ressemblance : sa taille, ses yeux, sa voix, et les mêmes habits dont il était revêtu. Elle se rapproche de la tête d’Achille, et lui demande de lui élever un bûcher puis de lui préparer une tombe où ses os pourront être réunis à ceux d’Achille après sa propre mort.

Achille veut embrasser son ami une dernière fois, mais il ne peut saisir l’ombre de Patrocle, dont l’âme s’échappe en gémissant « dans le sein de la terre (κατὰ χθονὸς, kata chthonos) comme une fumée (καπνὸς), en poussant un cri inarticulé (τετριγυῖα) »ix.

Achille se lève, et d’une voix lugubre, tire quelques conclusions précises, analytiques, de ce qu’il vient de voir :

« Grands dieux ! l’âme (psyché) ou du moins son image (εἴδωλον, eidōlon) existe donc dans les demeures d’Hadès, quand les phrenes n’y sont absolument pas. Durant toute la nuit l’âme du malheureux Patrocle m’est apparue gémissante et plaintive; elle m’a prescrit tous ses ordres, et elle lui ressemblait merveilleusement! ».

Ce qu’Achille vient de comprendre fait partie d’enseignements qui se sont confirmés pendant des siècles de tradition, et dont l’essentiel se résume ainsi : lorsque la mort survient, c’est la psyché qui survit et s’enfuit vers le royaume d’Hadès et de Perséphone, puis, si les honneurs funéraires ont été rendus et le cadavre entièrement brûlé, elle se détache définitivement du monde des vivants et elle s’enfonce dans les ténèbres de l’Érèbe, au sein des profondeurs chthoniennes.

Une fois entrée dans l’Hadès, la psyché du mort est désormais invisible pour les vivants.

Mais, pendant la vie, la psyché est aussi invisible. Sa présence dans le corps reste élusive tout au long de la vie ; elle ne se révèle vraiment qu’au moment de la mort, lorsqu’elle se sépare du corps.

Comment donc se la représenter, cette entité si insaisissable ?

Par manière de paradoxe, elle ne devient « visible » que lorsque elle erre encore entre le monde des vivants et le royaume de « l’Invisible » (ce qui est le sens du mot « Hadès »), et qu’elle est encore dans cette situation intermédiaire.

Le mot psyché, comme le mot anima en latin, désigne on l’a dit, le ‘souffle’, qui se sent plus qu’il ne se voit, et qui se révèle indirectement dans la respiration. A la mort, la psyché s’échappe par la bouche, ou par la béance de la blessure. Dans cette nouvelle liberté, elle s’enfuit dans l’Invisible, en prenant la forme d’une « image » (εἴδωλον, eidōlon), qui a la consistance impalpable d’une fuméex et l’apparence de la nuit. Dans l’Hadès, l’âme, ou plutôt son eidōlon, son image, est décrite comme étant « pareille à la nuit ténébreuse »xi.

Cependant, à cette fumée, à cette ombre, à cette nuit, à cette image, peut encore être attribuée l’intelligence, – la psyché d’un homme mort peut recevoir le noos : « Car, même mort, Perséphone lui a laissé à lui seul l’intelligence (noos) ; les autres ne sont qu’un vol d’ombres »xii.

La psyché peut avoir le noos, mais elle n’est pas elle-même ‘esprit’: « La psyché homérique ne ressemble en aucune façon à ce que, par opposition au corps, nous appelons habituellement ‘esprit’. »xiii

Les fonctions habituelles de l’esprit humain ne sont possibles que pendant la vie. A la mort, le corps et ses organes se désagrègent, ainsi que l’esprit et les facultés intellectuelles. La psyché demeure intacte, mais elle a perdu toute connaissance. « Toutes les énergies de la volonté, toute sensibilité, toute pensée disparaissent lorsque l’homme fait retour aux éléments dont il était composé. »xiv

L’esprit de l’homme vivant a besoin de la psyché, mais celle-ci, lorsqu’elle est dans l’Hadès, n’exerce aucune des fonctions de l’esprit.

« L’homme n’est vivant, n’a conscience de lui-même et n’exerce son activité intellectuelle qu’autant que la psyché demeure en lui, mais ce n’est pas elle qui, par la communication de ses énergies propres, assure à l’homme vie, conscience de lui-même, volonté et connaissance. »xv

Sans la psyché, le corps ne peut plus percevoir, sentir, penser, vouloir. Mais ce n’est pas la psyché qui dans le corps, et a fortiori en dehors de lui, peut exercer ces fonctions.

Descendue dans l’Hadès, la psyché est désignée dans l’Iliade et l’Odyssée par le nom de l’homme dont elle est issue, et le Poète lui attribue l’apparence et la personnalité du moi jadis vivant.

On peut en induire que, selon la conception homérique, l’homme a une double existence, l’une sous sa forme visible, incarnée, et l’autre en tant qu’« image » invisible. La psyché est pour Homère une sorte de double silencieux, un second moi, qui habite le corps pendant la vie, et qui ne se révèle aux vivants qu’après la mort, dans quelques cas, et fort brièvement.

Cette conception grecque n’a rien d’exceptionnel : elle correspond aussi à celle attachée au ka des Égyptiens, au genius des Romains, au fravaschi des Perses.

L’idée d’un double moi, l’un sensible et visible, l’autre latent et caché, a pu apparaître il y a fort longtemps, avant les temps historiques, sous l’effet des rêves, mais aussi des transports de l’extase et des expériences de sortie du corps qu’ont vécus, par exemple, les chamanes et tous ceux qui se sont prêtés à des rites d’initiation accompagnés de l’absorption de psychotropes, dans toutes les époques et dans toutes les régions du monde.

Elle a pu également être confortée, plus radicalement, suite à ce qu’on appelle aujourd’hui des expériences de mort imminente (EMI), qui sans nul doute devaient être fréquentes dans l’antiquité, autant que de nos jours.

Si la psyché correspond la présence d’un autre moi, invisible, survivant après la mort, les questions se multiplient… Quelle est l’origine de la psyché ? D’où vient sa capacité à survivre après la mort, et à aller vivre d’une autre vie, au fond de l’Hadès ?

Le premier Grec de l’Antiquité à avoir affirmé l’origine divine de la psyché, et à avoir expliqué ainsi son immortalité est Pindare.

« Le corps obéit à la mort, la toute-puissante. Mais l’image [du temps] de la vie (αἰῶνος εἲδωλον, aiōnos eidōlon) reste vivante (ζωὸν, zōon), car elle seule tire son origine des dieux (τὸ γάρ ἐστι μόνον ἐκ θεῶν). Elle dort tant que les membres sont en mouvement, mais elle annonce souvent en songe l’avenir à celui qui dort. »xvi

Cette image (eidōlon) vivante (zōon) de ce qui fut vivant pendant le temps de la vie (aiōnos) est la psyché même. Elle est ce « double » psychique celé en chaque homme, et indécelable jusqu’à ce qu’advienne la mort. C’est aussi elle qui ‘reste vivante’ après la mort du corps, car elle est la seule (monon) à venir des dieux (ek theōn), à tenir son origine d’un don divin.

Dans la version complète de ce fragment de Pindare, on trouve une allusion au rôle essentiel de l’initiation aux Mystères, quant aux chances de survie de la psyché après la mort, et surtout de sa participation ultérieure à la vie divine, et à tous ses ‘dons’.

« Heureux, ceux ont reçu pour sort une initiation (teletan) qui délivre des affres de la mort (lusiponon). Leur corps est dompté par la mort qui l’entraîne. Leur psyché seule conserve encore la vie, car elle leur vient des dieux. Cette ombre dort pendant que nos membres agissent; mais souvent, durant le sommeil, elle nous montre en songe les peines et les récompenses que les arrêts des dieux nous réservent après notre mort. »xvii

John Sandys traduit dans ce fragment le mot αἴσα par « the fruit (of the rite) ». Le rite qui délivre des affres de la mort, a pour « fruit » le fait d’accéder à la vie éternelle.

«  . . . having, by happy fortune, culled the fruit of the rite that releaseth from toil. And, while the body of all men is subject to over-mastering death, an image of life remaineth alive, for it alone cometh from the gods. But it sleepeth, while the limbs are active ; yet, to them that sleep, in many a dream it giveth presage of a decision of things delightful or doleful »xviii.

Le mot αἴσα signifie en réalité non le ‘fruit’, mais ‘le lot que la Destinée assigne à chacun’. Il s’agit donc, non de la récompense d’un effort, mais bien d’un don gratuit de la divinité pour ceux qui ont subi l’initiation avec succès.

Quant au « rite » de l’initiation (teletàn), il correspond à celui accompagnant la célébration des mystères d’Éleusis.

Ceux qui restent non-initiés quant à la connaissance des choses sacrées (ἀτελὴς ἱερῶν), ils n’auront pas le sort heureux des initiés, lorsqu’ils seront confrontés à la mort.

Un autre fragment de Pindare est consacré aux Mystères d’Éleusis. Il n’est pas facile à traduire, car une certaine ambiguïté plane sur la nature exacte du ‘don’ fait par Zeus aux initiés. Est-ce un don spirituel, une illumination, une révélation du principe et de l’essence même de ‘ce qui est donné’ par Zeus, ou bien est-ce, plus prosaïquement, si j’ose dire, le don d’une ’nouvelle vie’ ?

« Heureux celui qui les a vus [les Mystères d’Éleusis] avant de descendre sous la terre, car il sait quelle est l’issue de la vie ; il sait le principe du don de Dieu ».xix

« L’issue de la vie » : τελευτὰν,teleutan.

« Il sait quelle est l’issue de la vie » : οἶδεν μὲν βιοτου τελευτὰν.

« Le principe » : ἀρχάν, arkhan.

« Le don de Dieu » : διόσδοτον, diosdoton

« Il sait le principe du don de Dieu » : οἶδεν δὲ διόσδοτον ἀρχάν.

Je choisis de traduire ici arkhan par « principe ». Dans d’autres traductions, l’expression diosdoton arkhan (διόσδοτον ἀρχάν) est traduite par « le commencement [d’une nouvelle vie] donnée par Zeus ».

C’est de cette manière que John Sandys traduit le fragment 137 de Pindare :

« Blessed is he who hath seen these things before he goeth beneath the earth ; for he understandeth the end of mortal life, and the beginning (of a new life) given of god. »xx

Cependant, outre le fait que dans le texte de Pindare n’apparaît nullement l’expression ‘nouvelle vie’, on ne voit pas comment l’idée de compréhension (‘he understandeth’) peut s’appliquer au ‘commencement’ d’une vie nouvelle. Comment pourrait-on ‘comprendre’ en effet ce qui vient seulement de ‘commencer’ ?

Il semble plus cohérent de garder au mot arkhê son sens premier : « ce qui est en avant », compatible d’ailleurs avec le double sens de « principe » et de « commencement ». Dès lors, le fragment 137 indique qu’est heureux celui qui « voit » ou « comprend » le principe (arkhê)du « don divin » (diodotos) en tant qu’il se révèle dans le commencement (arkhê) d’une nouvelle vie (après la mort).

Pindare dit aussi que la psyché « dort » quand le corps est en mouvement.

Pendant qu’elle dort, elle peut se mettre invisiblement à la recherche d’intuitions, de visions ou d’éléments de conscience, qui transpireront souterrainement et apparaîtront à la conscience de la personne éveillée, ou bien qui pourront ultérieurement nourrir de futurs songes, lorsque la personne sera plongée dans le sommeil (et que la psyché pourra librement exercer son influence).

La psyché n’a donc apparemment aucun rôle dans les activités éveillées de la conscience, mais peut-être a-t-elle un rôle fort important par le biais des songes, et à travers l’inconscient ?

La psyché semble vivre dans un deuxième monde, parallèle au monde commun. Quand la personne est éveillée, la psyché dort. Mais quand la personne est plongée dans le sommeil, la psyché veille encore, et elle agit comme un second moi, inconscient.

Ce qu’elle perçoit en songe ne sont pas des chimères, des songes creux, de pures rêveries, mais bien des réalités d’un ordre supérieur.

Ce sont des réalités divines, ou bien des images fugitives (eidōla) que les dieux consentent à envoyer aux hommes.

Parmi celles-ci, il y a la réalité de la vie de la psyché après la mort, qui est révélée comme une évidence.

Achille fit cette expérience en songe, et elle lui apparût comme une véritable révélation de la survie de l’âme de Patrocle, et la preuve de son existence bien réelle dans le royaume des ombres.

Reprenons les versets cités plus haut dans une traduction légèrement différente :

« En disant ces mots, Achille lui tend les mains ; mais il ne peut le saisir, et l’âme dans le sein de la terre, comme une légère fumée, s’échappe en frémissant. Achille se lève aussitôt, frappe ses mains à grand bruit, et, d’une voix lugubre, il s’écrie : ‘Grands dieux ! l’âme (psyché) et son image (eidōlon) existent donc dans les demeures d’Hadès, quand les phrenes n’y sont absolument pas (ὢ πόποι ἦ ῥά τίς ἐστι καὶ εἰν Ἀΐδαο δόμοισι ψυχὴ καὶ εἴδωλον, ἀτὰρ φρένες οὐκ ἔνι πάμπαν·) Durant toute la nuit l’âme (psyché) du malheureux Patrocle m’est apparue gémissante et plaintive ; elle m’a prescrit tous ses ordres, et elle ressemblait merveilleusement à lui-même!’»xxi

Achille, dans son rêve, découvre la vérité de la vie continuée de l’âme de Patrocle, bien que ce dernier soit absolument (πάμπαν) privé de ses phrenes, dont on a vu le rôle essentiel comme réceptacle du souffle et du thumos.

Mais en tant que guerrier, Achille sait que son esprit peut simplement s’évanouir, par exemple suite à un coup violent, ce qui peut l’entraîner aux frontières de la mort, sans toutefois qu’alors des songes viennent le rassurer ou lui faire voir des visions d’au-delà. Ce type d’évanouissement se traduit dans la langue d’Homère par des formules comme : « la psyché a abandonné le corps »xxii.

Où va la psyché alors, lorsqu’elle abandonne le corps ?

On ne le sait pas vraiment, mais on sait que lorsqu’elle revient, elle retrouve les phrenes du corps, avec et en lesquelles elle se rassemble et s’unit à nouveau.

Lors de la véritable mort, la psyché quitte définitivement le corps, pour ne plus y revenir. Mais, de même que la psyché n’a pas été affectée par ses départs momentanés pendant la vie et qu’elle a pu même bénéficier le cas échéant de certaines visions, de même on peut raisonnablement supposer (du point de vue de la culture homérique) que lors de la mort effective, elle ne sera pas anéantie, mais continuera de (sur-)vivre.

Remontant certainement à d’anciens cultes des âmes, la croyance des Grecs telle qu’elle apparaît dans l’Iliade et l’Odyssée, était qu’après la mort la psyché « descend dans l’Hadès »xxiii, mais pas immédiatement. Semblant indécise, elle « vole » en hésitant encore un peu, errant entre le monde des vivants et le royaume des mort. Ce n’est que lorsque les honneurs funéraires ont été rendus au mort, et que le corps a été brûlé sur le bûcher, que la psyché peut franchir définitivement les portes d’Hadès.

C’est d’ailleurs l’objet de la demande que la psyché de Patrocle adresse à Achille, lorsqu’elle lui apparaît pendant la nuit :

« Tu dors, Achille, et tu m’oublies. Jamais tu ne me négligeas durant ma vie, et tu me délaisses après ma mort ; célèbre promptement mes funérailles, afin que je franchisse les portes d’Hadès. Des âmes (psyché), images de ceux qui ont fini de souffrir, me repoussent au loin, et ne me permettent pas au delà du fleuve de me mêler à elles ; et c’est en vain que j’erre autour de la demeure aux vastes portes d’Hadès: tends-moi, je t’en conjure, une main secourable. Hélas ! je ne reviendrai plus de l’Hadès quand tu m’auras accordé les honneurs du bûcher. »xxiv

La psyché de Patrocle s’était envolée vers l’Hadès sans pouvoir en franchir les portes. De même la psyché du compagnon d’Ulysse, Elpénor, est descendue dans l’Hadès sans pouvoir y accéder réellement. Il reste dans un entre-deux-mondes. Heureusement pour lui, Elpénor est la première psyché qu’Ulysse rencontre lors de sa visite au peuple des morts.

Elpénor supplie alors Ulysse de brûler son corps avec toutes ses armes, et lui donner enfin une sépulture.xxv

Dans les deux cas, celui de Patrocle et celui d’Elpénor, leur psyché n’a pas perdu la conscience d’elle-même. Elle est capable de parler et d’argumenter avec les vivants, et elle peut les supplier de brûler le cadavre laissé sans sépulture dont elle est la psyché.

Elle peut argumenter, car aussi longtemps que la psyché reste attachée à la terre par un lien corporel, fût-ce celui d’un cadavre en décomposition, elle a encore une certaine conscience de ce qui se passe chez les vivants, et une capacité de raisonnement.

Un scholiaste, Aristonicos, commentant l’Iliade, affirme nettement que, pour Homère, les âmes de ceux qui sont privés de sépulture conservent encore leur conscience.xxvi

Lorsque le corps a été réduit en cendres, la psyché pénètre enfin dans l’Hadès, sans aucun retour possible dans le monde des vivants, ou communication avec eux. Elle ne perçoit plus le moindre souffle, la moindre pensée provenant du monde d’en-haut (le monde des vivants), et sa pensée ne remonte pas non plus sur la terre. Tous les liens sont rompus.

Seule exception : Achille.

Il fait le serment de se rappeler toujours de Patrocle, son compagnon mort sans sépulture, et dont la psyché est incapable de pénétrer l’Hadès, et donc condamnée à errer sans fin.

Achille affirme qu’il n’oubliera jamais Patrocle, tant qu’il sera vivant, mais aussi quand il sera lui-même, Achille, dans l’Hadès, parmi les morts.

« Hélas ! devant les navires, privé de nos larmes et de la sépulture, repose sans vie le cadavre de Patrocle. Non, je ne l’oublierai jamais tant que je serai parmi les vivants, et que mes genoux pourront se mouvoir. Si parmi les morts, au sein des enfers, on perd tout souvenir, moi, je garderai encore la mémoire de mon compagnon fidèle. »xxvii

Pour la psyché, la mort n’est rien, puisque l’amour la transcende.

La mort, pour des héros capable d’amour, comme Achille, n’est peut être rien. Mais il faut tout de même y penser toujours.

Longtemps après Homère, un sage, Sénèque, légua une leçon de stoïcisme.

Parlant de son asthme qui le faisait souffrir, il dit que ses crises lui donnaient le sentiment d’approcher de l’expérience ultime de la mort : « Avoir de l’asthme, c’est rendre l’esprit. C’est pourquoi les médecins l’appellent une méditation de la mort. Ce manque de respiration fait à la fin ce qu’il a plusieurs fois essayé (…) Durant ma suffocation, je n’ai pas laissé de me consoler par des pensées douces et fortes. Qu’est-ce que cela ? disais-je en moi-même ; la mort me met bien souvent à l’épreuve ; qu’elle fasse ce qu’il lui plaira, il y a longtemps que je la connais. Mais quand ? me demanderez-vous : avant que je fusse né ; car n’être point, c’est être mort : je sais maintenant ce que c’est. Il en sera de même après moi, qu’il en a été avant moi.»xxviii

Avec ou sans la perte d’un être aimé, avec ou sans asthme, les leçons d’Homère et de Sénèque méritent d’être retenues. Il nous revient de méditer sans cesse sur la mort, ou sur la psyché, ce qui revient au même…

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iIliade 8,123 : τοῦ δ᾽ αὖθι λύθη ψυχή τε μένος τε.

iiIliade 5,296 : τοῦ δ᾽ αὖθι λύθη ψυχή τε μένος τε.

iiiIliade 16,453 : αὐτὰρ ἐπὴν δὴ τόν γε λίπηι ψυχή τε καὶ αἰών

ivIliade 14, 518 : ψυχὴ δὲ κατ᾽ οὐταμένην ὠτειλὴν
ἔσσυτ᾽ ἐπειγομένη, τὸν δὲ σκότος ὄσσε κάλυψε.

vIliade 16,504-505 :

ὁ δὲ λὰξ ἐν στήθεσι βαίνων
ἐκ χροὸς ἕλκε δόρυ, προτὶ δὲ φρένες αὐτῶι ἕποντο·

τοῖο δ᾽ ἅμα ψυχήν τε καὶ ἔγχεος ἐξέρυσ᾽ αἰχμήν.

viIliade 9, 408-9 : ἀνδρὸς δὲ ψυχὴ πάλιν ἐλθεῖν οὔτε λεϊστὴ
οὔθ᾽ ἑλετή, ἐπεὶ ἄρ κεν ἀμείψεται ἕρκος ὀδόντων.

On notera dans ces deux vers une belle allitération : ἐλθεῖν οὔτε λεϊστὴ οὔθ᾽ ἑλετή, elthein oute leïstè outh’elétè.

ἐλθεῖν aller (aoriste de erkhomai), λεϊστὴ vol, capture, ἑλετή pillage.

viiIliade 22,325 :  ἵνα τε ψυχῆς ὤκιστος ὄλεθρος·

viii Iliade 22,362 : ψυχὴ δ᾽ ἐκ ῥεθέων πταμένη Ἄϊδος δὲ βεβήκει

ixIliade 23,100 : ψυχὴ δὲ κατὰ χθονὸς ἠΰτε καπνὸς ὤιχετο τετριγυῖα· 

xIliade 23,100 : ψυχὴ δὲ κατὰ χθονὸς ἠΰτε καπνὸς

xiOdyssée 11,606 : ὁ δ᾽ ἐρεμνῆι νυκτὶ ἐοικώς

xiiOdyssée 10,495-6 τῶι καὶ τεθνηῶτι νόον πόρε Περσεφόνεια, οἴωι πεπνῦσθαι, τοὶ δὲ σκιαὶ ἀίσσουσιν.

xiiiErwin Rohde. Psyché. Le culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance à l’immortalité. Traduction française d’Auguste Reymond. Ed. Les Belles Lettres. 2017, p. 3

xivIbid.

xvIbid.

xviPindare, fragment 131. Ibid. p. 5

xviiC. Poyard. Traduction complète de Pindare. Imprimerie impériale. Paris, 1853, p. 245-246. Je me suis permis de modifier le début de la traduction, dont j’estime qu’elle donne un faux-sens. La traduction de Poyard donne : « Tous, par un sort heureux, arrivent au terme qui les délivre des maux de la vie ». Le traducteur semble lire dans le texte de Pindare le mot teleutê, ‘terme, accomplissement, réalisation’, alors que l’on y lit en réalité l’accusatif singulier (teletan) du mot teletê, ‘cérémonie d’initiation, célébration des mystères, rites de l’initiation’.

xviiiPindare. The Odes of Pindar including the Principal Fragments. Fragment 131. Trad. John Sandys. Ed. William Heinemann. London, 1915, p.589

xixC. Poyard. Traduction complète de Pindare. Imprimerie impériale. Paris, 1853, p. 247 (légèrement modifiée et adaptée par moi).

xxPindare. The Odes of Pindar including the Principal Fragments. Fragment 137. Trad. John Sandys. Ed. William Heinemann. London, 1915, p.591-593

xxiIliade 23, 103-107

xxiiIliade 5, 696-697 : « Son âme l’abandonna mais il reprit son souffle ». Iliade 22,466-467 : Lorsque Hécube voit son mari Hector, mort : «La nuit ténébreuse lui voila entièrement les yeux, elle tomba à la renverse, et exhala son âme au loin ». Mais cette évasion de l’âme ne dure pas… Iliade 22, 475 : « Quand elle eut repris son souffle (empnutō), et que son esprit (thumos) se fut rassemblé dans ses phrenes. »

J’ai repris cet ensemble de citations du livre d’Erwin Rohde. Psyché. Le culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance à l’immortalité. Traduction française d’Auguste Reymond. Ed. Les Belles Lettres. 2017, p. 6 note 3.

xxiiiIliade 16,856 : « A peine [Patrocle] achevait ces paroles, qu’il est enveloppé des ombres de la mort ; son âme s’envolant de son corps descend dans l’Hadès, et déplore son destin en abandonnant la force et la jeunesse. »

Iliade 22,362 : « A peine [Hector] achevait ces paroles qu’il est enveloppé des ombres de la mort ; son âme, loin du corps, s’envole dans les demeures d’Hadès, et déplore son destin en quittant la force et la jeu­nesse. »

xxivIliade 23, 71-76

xxvOdyssée 10, 560 et 11, 51-83

xxviCité par E. Rohde, op.cit. p.21, note 1

xxviiIliade 22,389

xxviiiSénèque. Lettres à Lucilius, 54

Death and the Uterus


The title of the Bardo Thödol, a.k.a. The Tibetan Book of the Dead i, literally means: « Liberation by understanding » (Thödol), « in the state after death » (Bardo).

This book sets out to describe what will happen to the « consciousness » just after death and during the next few days. It narrates with astonishing precision what happens during the agony, and then the passage of the « consciousness » of the dead person through the intermediate stage of the Bardo, during which he or she will have to strive to make the crucial choices still to be made: to attain ultimate enlightenment and become Buddha, or, failing that, to be reborn into the phenomenal world.

TheBardo Thödol belongs to the Buddhist tradition known as the « Great Path » (or « Great Vehicle »), Mahāyāna. It is remarkable that none of the other (Eastern or Western) great world religions can provide a text that is in any way comparable to it.

The Bardo Thödol is divided into three parts. The first, called Tchikhai-Bardo, describes the psychic processes that take place at the very moment of death. The second part, called Tchönyid-Bardo, deals with the state that follows actual death, a state during which the « consciousness » of the dead person must realize the definitive end of the illusions linked to his karma and the possibility that he is then given the opportunity to reach the state of Buddha. The third part, called Sidpa-Bardo, deals with the consequences of failure, which is always possible, and the impossibility of « consciousness » to enter the immutable Light of Amitābha Buddha, which implies the need to « come down » into the world of phenomena and « be born again ».

While the Tibetan Book of the Dead is unique in world literature, it does have some troubling analogies with the Egyptian Book of the Dead.

These analogies concern the way in which the « consciousness » of the dead person is confronted with her new « state » and the means at her disposal to try to come out of it, that is to say, to « divinize » herself.

The mere fact that we can speak of analogies between such apparently distant texts can be interpreted in two ways.

This may be evidence of a deep but hidden link between one of the essential foundations of the ancient Egyptian religion and the tradition of Tibetan Buddhism, which is still alive today. One might even surmise the existence of influences, direct or otherwise, of one of these traditions on the other in earlier times.

If we exclude the hypothesis of such influence or sharing of ideas between Egypt and Tibet, this would indicate that a similar, parallel but independent development of these two traditions (Egyptian and Tibetan) has been possible in very different circumstances and in very distant contexts. From this, we should deduce the existence of « anthropological constants », working tirelessly within humanity, and revealing themselves in a brilliant way here and there, in two particularly shining spiritual centers (one now disappeared and museumized, but the other still active, through the influence of Buddhism Mahāyāna).

The formula « anthropological constant » can easily be replaced, if one prefers, by that of « archetypes » emanating from the « collective unconscious », to use C.-G. Jung’s terminology.

C.-G. Jung read the Tibetan Book of the Dead very carefully and made a scholarly commentary on it, from an angle qualified as « psychological »ii.

What strikes him immediately is that the supreme intelligence and enlightenment, which opens up the possibility of penetrating the « Clear Light » and of identifying with the « Buddha », are offered to the consciousness during the agony of the dying person, even before actual death, and again immediately after death.

« The highest vision available to us does not occur at the end of the Bardo, but quite at the beginning of the Bardo, at the moment of death, and what happens afterwards is a gradual slide into illusion and confusion, until the decline into a new physical birth. The spiritual climax is reached at the end of life. Human life is therefore the vehicle of highest completion; in it alone is created the karma that allows the deceased to remain in the emptiness of luminous fullness and thus to ascend to the hub of the wheel of rebirth, delivered from all illusion concerning birth and death. » iii

But if, for one reason or another, this opportunity to attain this « highest vision » does not materialize at the moment of death, all is not yet lost.

There remains the entire subsequent period of the Bardo, which lasts seven weeks, or forty-nine days, and which is supposed to offer the « consciousness » of the dead multiple other opportunities to penetrate and, above all, to remain in the « luminous plenitude ». To do so, it must discover that « the soul is itself the light of the divinity, and the divinity is the souliv.

During these seven weeks, prayers and exhortations are pronounced by the living who surround the dead and assist him in his (last?) journey. It is a question of helping him to finally obtain his liberation and enlightenment, by removing « illusions » and false leads. Many opportunities are offered, perfectly described in the Tchönyid-Bardo.

Any missed opportunity leads the « consciousness » gradually (but not inexorably) to a much less pleasant prospect, that of an imposed rebirth, a necessary reincarnation, involving a new cycle, a new karma.

Death puts us before a binary choice: either we become Buddha or we are condemned to be reborn.

In the latter case, one finds oneself in a womb, and one then understands, no doubt too late, that one is destined to be reborn…C.-G. Jung sums up: « Initiation takes place in the Bardo-Thödol as a climax a maiori ad minus andends with rebirth in utero. » v

He notes that the Bardo-Thödol process is the exact opposite of the analytical, Freudian process:

« In the analytical process, – awareness of unconscious psychic contents, the European crosses this specifically Freudian domain in the opposite direction. He returns in a way to the infantile world of sexual fantasies usque ad uterum. Psychoanalysis has even defended the point of view that birth itself is the traumatism par excellence; it has even claimed to have recovered memories of intra-uterine origin. » vi

But there is an absolutely essential difference between Jung’s analysis and that of Bardo...

For the Bardo-Thödol, the fact of being in utero is a sign of the failure of consciousness, which has not been able (or able) to leave the cycle of rebirths.

For psychoanalysis, the usque ad uterum is, on the contrary, the symptom of a successful analysis!

In any case, one cannot but be astonished by the powerful parallelisms that are possible through the comparative study of religions and myths as well as the psychology of dreams and psychoses, described by Jung as « veritable mines ».

The lesson to be drawn from the comparison between Bardo Thödol and Western theories of the unconscious is indeed of immense significance. Jung infers « the existence of a remarkable identity of the human soul at all times and in all places. In fact, the archetypal forms of the imagination are everywhere and always spontaneously reproduced, without the slightest direct transmission being imaginable. This is because these primitive structural relationships of the psyche present the same surprising uniformity as those of the visible body. The archetypes are, as it were, organs of the pre-rational psyche. » vii

Jung also points out in this regard that there is, in his opinion, no inheritance of individual prenatal memories. There are only fundamental, archetypical structures that can be transmitted by heredity. These structures are devoid of any subjective content, of any individual experience. But in certain circumstances, for example during existential traumas, such as birth or death, these structures can deploy all their hidden potential, and generate images, facilitate perceptions, provoke acts, and reinforce consciousness.

Thus, the state of Sidpa-Bardo, during which consciousness is confronted with the imminence of a « rebirth » and a « reincarnation, » can be interpreted psychologically, according to Jung, as the development of a « will to live and be born, » – a will to live that Jung absolutely values .

We are here, to say it emphatically, at the heart of the East-West difference.

We are here at one of these global crossroads, where flows of fundamental misunderstanding between « cultures », « worldviews » cross paths.

It is also here that we see how Western masters of psychological analysis (Freud, Jung) demonstrate their absolute inability to understand and even more so to accept the Buddhist point of view, as formulated by Bardo Thödol.

Let’s summarize.

Freud and Jung both find Bardo Thödol, rather strangely enough, in « the womb ». But they arrive there coming from different directions, – and they both want to get out, through different exits…

Bardo Thödol expresses the idea that it is necessary to come out of this uterine state at all costs, but above all not through the natural way. It is necessary to « close the womb » and try to « go back » to the previous states…

Freud and Jung, for slightly different but similar reasons, are pleased to have discovered through analysis « the origin of the world », and this discovery having been made, they hasten to want to come out of it too, but naturally, – i.e. through the vagina -, and they exalt in this respect the glory of « wanting to live » and « being born ».

For the comparatist, this primal, mythical place, in utero, thus appears as the absolute summit of the reciprocal incomprehension of the two cultures.

For Bardo Thödol, the fact that the « consciousness » has reached this special locus is the result of a form of descent. It is a sign that the soul has repeatedly missed its chance to become « Buddha » after death. Being in utero is a state of relative fall, especially in relation to the moments associated with agony and physical death. The only possibility of escaping the fatal fate (of rebirth) would then be for the individual soul to « categorically refuse to be reborn to the conscious world », as Jung puts it (here we feel the hint of disapproval that this perspective inspires in him…).

Jung radically reverses the process of death and the final choice (to be reborn or not), as described by Bardo Thödol.

It also absolutely reverses the valuation which it is advisable, according to him, to give to the choice to be reborn or not.

When I say that it « radically reverses » the process described by Bardo Thödol, we must take it literally.

Indeed, Jung takes the text of Bardo Thödol from the end, and decides to read it backwards…

To justify this, Jung claims that it was the Bardo Thödol who in fact « reversed » the initiatory path, taking the « eschatological expectations of Christianity » completely in the wrong direction.

« The book [the Bardo Thödol] describes an inverted initiatory path [sic] that prepares the descent into physiological becoming, thus in a way opposing the eschatological expectations of Christianity. The European, intellectualist and rationalist, being a total prisoner of the world, it is preferable to first invert the Thödol and to consider it as the description of oriental initiatory experiences, since the deities of the Bardo Tchönyid can be freely replaced by Christian symbols. » viii

Jung is perfectly aware of the handling he recommends.

« The inversion of the succession of chapters, which I propose in order to make it easier to understand, certainly does not correspond to the intention of the Bardo-Thödol. » ix

Nevertheless, he pushes this « inversion » even further, once again placing himself in exactly the opposite perspective to that described by the Bardo-Thödol.

Regardless of the Buddhist significance of the passage from the Tchönyid-Bardo state (the torment of karmic illusions) to the Sidpa-Bardo state (i.e., the in utero confrontation with rebirth), Jung considers what the passage from Sidpa-Bardo to Tchönyid-Bardo would imply « psychologically », to condemn it, by decreeing its « danger » and « insecurity ».

« The transition from the Sidpa state to the Chönyid state is thus a dangerous inversion of the aspirations and intentions of the conscious state, a sacrifice of the security offered by conscious egoism and an abandonment to the extreme insecurity of an apparently chaotic game of fantasy figures. When Freud coined the expression that the self is « the true locus of anguish, » he expressed a true and profound intuition. » x

Translated into Western vocabulary, if the disinherited soul decided to face the « danger » of returning to the Chönyid state, she would have to offer desperate resistance to the prejudices of reason, to renounce the supremacy of the ego, and to consent, as it were, to the end of conscious, rational and morally responsible conduct in life: « In practice, this is a surrender, fraught with consequences, before the objective forces of the soul, a kind of metaphorical death which corresponds to the passage of Sidpa Bardo devoted to the Last Judgment. » xi

What must be understood is that there is only one « rational » way, the one that leads from Sidpa Bardo to birth. Any other path would be nothing more than a psychic illusion propagated by the collective unconscious, as Jung asserts.

« Even Buddha’s five dhyani are psychic data, and this is what the deceased must understand, if he has not yet understood in the course of his life that his soul and the giver of all data are one and the same thing. The world of gods and spirits » is nothing but « the collective unconscious within me. But to invert this sentence so that it says: the unconscious is the world of gods and spirits outside of me, it does not take any intellectual acrobatics, but a whole human life, perhaps even a plurality of increasingly complete lives.»xii

Again, the inversion!

On the one hand, « the world of gods and spirits » is nothing more than « the collective unconscious in me. »

On the other hand, « the unconscious is the world of gods and spirits outside of me ».

What to choose? What is the ultimate reality? The self? The collective unconscious? The world of gods and spirits?

Who’s right? Jung or the Bardo?

After having denigrated it and copiously « reversed » it, Jung concludes lapidary that the Bardo is in reality a « useless » book…

« The Bardo-Thödol was an occult book and has remained so, no matter what we say about it, because to understand it requires an intellectual faculty that no one possesses naturally and that is only acquired through a particular conduct and experience of life. It is good that there are such « useless » books from the point of view of their content and purpose. They are intended for those people who have come to regard the usefulness, purpose and meaning of our present « cultural universe » as no longer important.»xiii

The fact remains – and we can testify to this – that this « useless » book can still be extremely « useful » to any person who has reached the point of no longer attaching much importance to the ends and meaning of our present ‘cultural universe’.

______________

iBardo Thödol, the Tibetan Book of the Dead, Following the English version of the Lama Kazi Dawa Samdup, French translation by Marguerite La Fuente. Available online: http://misraim3.free.fr/religions_diverses/livre_mort_tibetain.pdf

iiSee C.-G. Jung Commentary on the Tibetan Book of the Dead: Das tibetanische Totenbuch, ed. W.Y. Evans-Wentz, 1935, reprinted 1957. French translation: Éd. Albin Michel S.A., 1985. En annexe de Bardo Thödol, le Livre des Morts tibétain, Suivant la version anglaise du Lama Kazi Dawa Samdup, French translation by Marguerite La Fuente. http://misraim3.free.fr/religions_diverses/livre_mort_tibetain.pdf

iiiIbid.

ivIbid.

vIbid.

viIbid.

viiIbid.

viiiIbid.

ixIbid.

xIbid.

xiIbid.

xiiIbid.

xiiiIbid.

Sloth’s Metaphysics


The Sloth (a.k.a. Bradypus) has three toes and eighteen teeth (all molars). His neck has nine vertebrae, which allows him to turn his head through an angle of 270°.

He is covered with greenish hairs and green algae, teeming with symbiotic vermin and cyanobacteria. He defecates at the foot of the trees once a week and then sheds a little less than half his weight in one go. He moves extremely slowly and mates only once every two years. But most of the time he sleeps. Then he dreams, a lot. About what?

In fact, this singular monkey is perpetually « addicted » to the alkaloids that the surrounding forest provides in abundance, and of which he consumes without measure.

He is far from being the only animal under such addiction…

There is nothing exceptional about the Slothinthis respect. Many other kinds of animals are actively looking for chemically active substances that are suitable for them. In Gabon, elephants, gorillas, and many varieties of birds eat iboga, which is a hallucinogen. In Canada, reindeers love mushrooms such as fly agaric (Amanita muscaria), which are also hallucinogenic.

In fact, the whole Noah’s Ark seems to be « addicted » to this or that specific substance…

The skull-headed sphinx butterfly cannot live without Datura and Atropa belladona, the puma shoots up on Grey Quinquina, mouflons seek their daily doses of psychotropic lichens, elephants in sub-Sahelian Africa demand their marula nuts, chimpanzees their nicotine, and cats seek ecstasy in their catnip (Nepeta cataria). Finally, the spectacular impact of LSD on snails and goldfish was tested. It was induced that they also need to dream, and have a certain capacity to get out of their « natural » condition…

Where does it all come from? From certain effects of the chemistry of alkaloids plants on various neurotransmitters (universally deployed in the animal kingdom) .

Alkaloids are nitrogen-based molecules, derived from amino acids, found in many plants and fungi.

These molecules can have various effects, tonic, emetic, stimulating, doping, calming, sleeping, on all kinds of animals.

And for millennia, men have been able to observe on themselves that some of these molecules could have powerful psychotropic and psychoactive properties.

Morphine was the first alkaloid to be chemically isolated (in 1805) from the opium poppy, but the list of alkaloids is long and varied: curare, mescaline, caffeine, nicotine, atropine, aconitine, strychnine, lysergic acid …

Given the Sloth‘s apparent addiction to alkaloids, a question comes to mind: is he really dreaming? And if so, to what? What is it about his brain that the alkaloids can make him spend his entire life perched in trees, carefree of jaguars, deeply asleep, and probably endlessly dreaming monkey dreams?

This question can be generalized. Why does the animal world seem so diversely and actively addicted to alkaloids?

A beginning of an answer can be suggested from the human experience itself. Since the most ancient times, men have understood the power of some of these psychotropic substances, and have explored their effects, notably during initiation ceremonies, or shamanic rites.

Ayahuasca (« liana of the spirits », or « wine of the dead », or « wine of the soul » according to different translations of this name from Quechua), is traditionally used by the shamans of the Amerindian tribes of Amazonia as a hallucinogenic drink, during healing, divination and witchcraft rituals.

Its active principle is DMT (N,N-Dimethyltryptamine), which has been said to allow one to emerge in an « other reality », which is a kind of euphemism.

In this new reality, one is radically separated from any experience usually known in the world of the living, on this earth. And one may access a world that is unspeakable of, at least according to those who can speak about it knowingly.

In the most extreme cases that have been identified, this « other reality » can only be discovered through the famous « Near Death Experiences » (NDEs).

In an upcoming article, I will discuss the results of several recent studies on the links between DMT and NDEs, conducted at the Centre for Psychiatry at Imperial College London and the Coma Science Group at the University of Liège.

In particular, I will focus on the link between DMT and the pineal gland, which the ancient Egyptians called the « eye of Horus », and which Descartes designated as the seat of the soul…

But before addressing these questions, I would like to return for a moment to the experience of the Slothand other animals, who, through the magic of alkaloids, have been transported for millions of years into a world whose breadth, depth and power they have absolutely no way of understanding, but which they continue to explore day after day, with their own means.

If man is today able to explore shamanic visions or to undergo NDE, it is perhaps because the entire animal kingdom has prepared the ground in some way, by accumulating, since extremely remote ages, an immense reservoir of experiences, and that a part of this animal, biological heritage has been transmitted to man through mutations and evolutions.

And this evolution is far from over…

But it is already possible, it seems to me, to draw some interesting lessons from it today.

Des questions qui méritent réflexion…


« Le Penseur de Rodin »

Dans un récent article sur le phénomène de la NDE, « Ma mort imminente », j’avais conclu (provisoirement) ceci:

« Tirant avantage des leçons prophétiques de Pierre Teilhard de Chardin sur l’émergence de la Noosphère et son évolution à très long terme vers ce qu’il appelle le « point Oméga », j’ai le sentiment que le groupe des ‘expérienceurs’ (NDEr), que l’on peut évaluer à plusieurs dizaines de millions de personnes actuellement, à l’échelle mondiale, pourrait peut-être former la base d’une communauté virtuelle d’esprits ‘initiés’.

Pourrait-elle être capable d’influencer l’avenir de la ‘conscience’, en ces temps incertains? »

La NDE est une expérience profondément personnelle, difficilement partageable, même si de plus en plus de témoignages et de publications sont disponibles. Il existe certes des associations comme l’IANDS. Cependant elles restent relativement confidentielles, et se montrent par ailleurs minées par des divisions internes sur les interprétations possibles des NDE.

Le nombre même des NDE qui sont rapportées croît sans cesse du fait des progrès des techniques médicales, et elles sont assez bien documentées sur le plan phénoménologique. Mais à part un intérêt anecdotique des médias, certes récurrent quoique assez marginal, le champ des études consacrées aux NDE reste encore relativement confidentiel, et peu productif d’idées nouvelles.

Par exemple, il n’y a pas (encore) eu d’impact fondamental des NDE sur l’étude de l’essence de la conscience, ni sur les grandes directions suivies par les neurosciences, qui restent dominées par des approches matérialistes et positivistes.

Pourtant l’approche matérialiste et positiviste des neurosciences actuelles est restée à ce jour entièrement incapable d’expliquer un phénomène aussi essentiel et aussi universel que le fait même de la ‘conscience’.

La réalité, désormais parfaitement avérée, des NDE, aurait pu donner une inflexion et une impulsion nouvelles aux recherches des neurosciences sur la conscience.

Ceci n’a pas encore eu lieu. Pourquoi ?

Tout se passe comme si l’un des phénomènes les plus fondamentaux, et les plus anciennement documentés, parmi l’ensemble des états extrêmes de la conscience humaine, était encore considéré comme marginal, et étiqueté du label (aujourd’hui infamant) de ‘New Age’.

Ce qui manque également, c’est la capacité des ‘expérienceurs’ et de tous les esprits intéressés par ces phénomènes, à créer des liens effectifs, opératoires, à grande échelle.

Ce qui fait défaut c’est la capacité à transformer une expérience indubitable de ‘conscience élargie’, qui se déploie chez quelques individus sur un plan psychologique, spirituel ou même métaphysique, en une ‘conscience élargie’ touchant de vastes ensembles humains, et incluant des niveaux philosophiques, conceptuels, et aussi des capacités d’action coordonnée (aux plans environnemental, social ou politique).

Bref, il y a là un paradoxe : d’un côté, des pistes qui s’ouvrent, de nouveaux paradigmes, révolutionnaires, au potentiel extraordinaire, – et de l’autre, doute, scepticisme, dérision, indifférence, inaction.

Ce paradoxe même est en soi une piste de recherche pour l’avenir.

On pourrait reformuler le problème ainsi : comment transformer des expériences éblouissantes du for intime, qui sont par nature personnelles, en action concrète, collective, politique, à l’échelle de l’humanité ?

On observe que des questions (très anciennes, et même archétypales) apparaissent sous un nouveau jour dans la mouvance des études sur les NDE. Elles touchent à l’essence même du fait humain :

Qu’est-ce que l’Homme ? Quelle est sa raison d’être ? Quels sont les liens de l’humanité avec l’ensemble de la Biosphère ? Quel avenir pour la planète Terre ? Quels liens existent-ils entre l’ensemble des spiritualités qui ont émergé sur cette Terre depuis des millénaires et l’avenir du phénomène humain à moyen et long terme ?

Qu’est-ce qui justifie aujourd’hui, anthropologiquement, l’existence de religions différentes, qui continuent de s’ignorer, quand elles ne se font pas une guerre sournoise ou ouverte, et qui prétendant toutes avoir le monopole de la vérité ?

Vers quoi pourrait tendre l’humanité dans les prochains siècles, dans les prochains millénaires ou dans les centaines de millénaires les plus éloignées ? Quel est le sens même de cette question ?

Et comment notre réflexion, aujourd’hui, peut-elle participer à la formation de la destinée humaine dans les siècles des siècles ?

Voilà des questions qui méritent réflexion, me semble-t-il…

Le silence et la cendre


La vie naît dans la matière, dans la mort gît son secret.

En mourant, s’en vider emplit de puissance.

La fin libère l’envol, dilate les ailes — de lignes non dénuées de nébuleuses.

La géométrie de ce vol n’est pas logique.

L’esprit ne se pense, le vide se fait.

L’envol est élan, vie neuve.

Le temps se pend, piteux, au mur. L’espace se plie comme une lettre à la poste.

Le flux vivant entre en bouillonnements lents dans l’âme calme.

La mort descend tout au fond de son vide.

Dans sa cessation se donne la présence au Soi.

Furtif, le Soi, comme un simple souffle, un zéphyr.

De loin, il paraît semblable au sommeil profond, sans rêve.

Mais dans la ténèbre, l’obscur et l’oubli,

Contre toute attente,

Il inonde la conscience de son soleil.

La captive de la cage à pensées, il l’habille, l’élève, et la délivre.

Elle se déchaîne des passions, se délie des garrots, s’ouvre en brasier.

Longtemps j’ai erré dans les déserts bruyants, les dormants marécages et parmi les monts arrogants.

J’ai trop laissé à mon moi l´être et le faire.

Libre, l’esprit s’acère. Il vibre vite quand le lent et le long règnent.

Une paix épaisse, liquide, noie la rumeur océane.

Une tranquille étrangeté nimbe le Soi.

J’entre dans son aurore.

Ce n’est qu’un début. Il y a une route à faire, une brousse à rompre.

L’exubérance des apparences accompagne son silence.

La pensée s’arrête à son bord même.

Le monde, si présent, prend sa distance.

On descend toujours plus bas, plus au centre.

Il semble qu’on approche du rien, mais rien n’est plus trompeur.

Il n’y a plus rien en effet, plus rien que la conscience.

L’être immobile s’y tient, au seuil de l’Infini mouvant.

Il se tait au commencement du Soi.

Ce Soi je le tisse et le tresse en silence. Mon métier est de haute lice !

La soie du Soi, mon vice et ma douceur.

Non sommeil, ni rêve, ni gouffre, ni abysse d’inconscience.

Plaine trouée plutôt. Ou steppe verticale.

Et sereine citadelle ouverte aux vents.

La nature du moi se change dans le Soi.

Le monde se dissout. S’évapore. Sort du champ.

Le Soi cingle au large.

Le port n’est qu’une lèvre au loin. Ligne fugace.

La voile se bombe d’un vent vivant.

La traversée sera longue, éternelle.

Le moi se fait très humble.

Penser une ‘pensée’ serait hurler dans le silence cathédral.

Mieux vaut faire des concepts un monceau, y jeter la braise.

Un incendie d’idées, dans la nuit la plus sombre, la plus double.

Crémation de l’intellect, sur les charbons de l’innocence.

De cette cendre friable, naît un oiseau d’envergure.

Un phénix ?

Ou un kāribu ?

Life after Death (a Short Review)


In a famous passage from the Acts of the Apostles, Paul recounts his rapture in paradise in a strangely indirect way:

« I know a man in Christ who fourteen years ago – was it in his body? I don’t know; was it outside his body? I don’t know; God knows – … that man was taken up to the third heaven. And that man – was it in his body? Was it without his body? I don’t know; God knows; I know that he was taken up to heaven and heard words that cannot be spoken, that a man is not allowed to say again.»i

Augustine commented specifically on the « third heaven », where Paul was delighted.

According to him, there are indeed three « heavens » corresponding to three different levels of « vision ». There are the heaven of the body, the heaven of the mind and the heaven of the soul.

In the third heaven, at the third level of vision, one can « see the divine substance ».

Augustine exercises in passing his critical mind about the « rapture » of which Paul was apparently the beneficiary. Quite acid is his comment:

« Finally, even though the Apostle who was taken away from the bodily senses and then was taken up to the third heaven and into paradise, he certainly lacked one thing to have this full and perfect knowledge, such as is found in the angels: not knowing whether he was with or without his body. »ii

The body seems to be a hindrance to the full consciousness of the delighted soul. If one can access through ecstasy or rapture to the contemplation of divine things by the soul, what is the use of the body in these exceptional circumstances?

« Perhaps the objection will be made: what need is there for the spirits of the dead to recover their bodies at the resurrection, if, even without their bodies, they can enjoy this sovereign bliss? The question is undoubtedly too difficult to be perfectly dealt with in this book. There is no doubt, however, that the intellectual soul of man, both when rapture takes it away from the use of the carnal senses and when after death it abandons the remains of the flesh and even transcends the similarities of the bodies, cannot see the substance of God as the holy angels see it. This inferiority is due either to some mysterious cause or to the fact that there is a natural appetite in the soul to rule the body. This appetite somehow delays it and prevents it from reaching for that supreme heaven with all its might, as long as the body is not under its influence. »iii

The delighted soul, therefore, sees the substance of God, but in an incomplete way, in any case less than that which the angels enjoy. The body corrupts and burdens the soul, and binds it.

These limitations come from the special relationship (« the natural appetite ») that in men, is established between the soul and the body.

We can deduce that death brings deliverance and gives the soul a power of transformed vision.

But then, if this is the case, why desire the resurrection? Won’t finding one’s body bind the soul again?

Augustine answers that « mysterious » transformations of the glorious body will change its relationship with the soul after the resurrection. The soul will no longer be hindered, but on the contrary energized, and perhaps even capable of contemplating the divine substance in a more active or perfect way, surpassing then that of the angels. iv

In an epistle to the Corinthians, Paul gives his own explanation.

« Other the brightness of the sun, other the brightness of the moon, other the brightness of the stars. A star itself differs in brightness from another star. So it is with the resurrection of the dead: one is sown in corruption, one resurrects in incorruptibility; one is sown in ignominy, one resurrects in glory; one is sown in weakness, one resurrects in strength; one is sown in the psychic body, one resurrects the spiritual body.

If there is a psychic body, there is also a spiritual body. This is how it is written: The first man, Adam, was made a living soul; the last Adam, a life-giving spirit. But it is not the spiritual that appears first; it is the psychic, then the spiritual. The first man, who came from the ground, is earthly; the second comes from heaven. Such was the earthly, such will also be the earthly; such will also be the celestial, such will also be the celestial. And just as we have borne the image of the earthly, so shall we also bear the image of the heavenly. »v

The first Adam is made a living soul. The last Adam is made a life-giving spirit, for Paul.

For Augustine, the vision of the « spirit » reaches the second heaven, and the vision of the « intellectual soul » reaches the third heaven.

Strangely enough, everything happens as if Paul and Augustine had switched their respective uses of the words « soul » and « spirit ».

Perhaps a return to Biblical Hebrew, which distinguishes neshma, ruah, and nephesh, (breath, spirit, soul), will be helpful?

In Gen. 2:7 we read precisely two different expressions:

נִשְׁמַת חַיִּים , breath (neshma) of life,

and :

לְנֶפֶשׁ חַיָּה, soul (nephesh) alive.

Here is Gen 2:7:

ז וַיִּיצֶר יְהוָה אֱלֹהִים אֶת-הָאָדָם, עָפָר מִן-הָאֲדָמָה, וַיִּפַּח בְּאַפָּיו, נִשְׁמַת חַיִּים; וַיְהִי הָאָדָם, לְנֶפֶשׁ חַיָּה.

The French Rabbinate offers a French translation, of which I propose this translation in English:

« The Eternal-God fashioned man from dust detached from the ground, and breathed into his nostrils a breath of life, and man became a living soul. »

The Jerusalem Bible gives :

« Then YHVH God molded man with the clay of the ground, breathed into his nostrils a breath of life and man became a living being. »

Rachi comments on this verse as follows:

« HE FASHIONED (the word is written וַיִּיצֶר with two יּ). Two formations, one for this world, one for the resurrection of the dead. But for the beasts that will not appear on Judgment Day, the same word has only one י (verse 19).

DUST FROM THE GROUND. God has gathered dust from all the earth at the four cardinal corners. In every place where man dies, the earth agrees to be his grave. Another explanation: it was dust taken from the place where it says, « You will make me an altar OF THE EARTH » (Ex. 20:24). God said, « May it be an atonement for him, and he will be able to remain ».

AND HE BREATHED INTO HIS NOSTRILS. He formed it from elements from below and elements from above. The body from below; the soul from above.

For on the first day the heavens and the earth were created. On the second day He said, « Let the earth appear beneath. On the fourth day He created the lights above. On the fifth day He said, « Let the waters swarm and so forth, below. On the sixth day, He had to finish with the world above and the world below. Otherwise there would have been jealousy in the work of creation.

A LIVING SOUL. Pets and field animals are also called living souls. But man’s soul is the most living soul, because it also has knowledge and speech. »

We can see that what matters for Rashi is not so much the distinction between nephesh and neshma, but the life of the soul, which is « more alive » in the case of man.

It is not enough to be alive. It is important that life be « as alive » as possible.

And there is a connection between this « more alive » life and God’s vision.

In a note by P. Agaësse and A. Solignac – « Third Heaven and Paradise » – added to their translation of Augustine’s Genesis in the literal sense, there is a more complete analysis which I summarize in the following paragraphs.

If the third heaven that St. Paul saw corresponds to the third kind of vision, it may have been given to Paul’s soul to see the glory of God, face to face, and to know His very essence. This is Augustine’s interpretation.

But if we make the third heaven one of the celestial spheresvi, among many others, we can in this hypothesis, admit a hierarchy of spiritual and intellectual visions with numerous degrees. Augustine, rather dubious, admits that he himself does not see how to arrive on this subject at a knowledge worthy of being taught.

If most modern exegetes adopt Augustine’s interpretation, the history of ideas is rich in other points of view.

Ambrose affirms that man « goes from the first heaven to the second, from the second to the third, and thus successively to the seventh, and those who deserve it to go to the top and to the vault of the heavens ». vii

He admits the existence of more than three heavens. And he criticizes the idea that Paul only ascended to the « third heaven », which would be only that of the « moon ».

Origen also evokes Paul’s vision to show that man can know heavenly things. But, he says, it is not man by himself who accesses this knowledge, it is the Spirit of God who illuminates man.viii

Origen also says that the friends of God « know him in His essence and not by riddles or by the naked wisdom of voices, speeches and symbols, rising to the nature of intelligible things and the beauty of truth. » ix

Origen also believes that it is reasonable to admit that the Prophets, through their hegemonikon (which is another Greek name for the noos, the spirit), were able to « see wonders, hear the words of the Lord, see the heavens opened »x, and he gives the rapture of Paul as an example of those who saw the heavens open.

From all this we can infer that there is some confusion about the nature of the « heavenly visions », their hierarchy, and their actual ability to « know » the divine essence.

This confusion is somehow symbolized by the fact that Augustine calls spiritual and intellectual what other authors call psychic and spiritual.

Paul himself distinguishes, as we have seen, the living soul of the « first Adam » and the life-giving spirit of the « last Adam » .

Are these only battles of words? No, they bear underlying witness to a fundamental question: what is the nature of the bond between soul and body?

This is a very old question, but also a hyper-modern one, as it highlights the powerlessness of neuroscience to deal with this kind of subject.

The three kinds of visions proposed by Augustine shed light on the nature of the « place » that the soul reaches after death. This place, in which the soul finds rewards, or punishments, is essentially spiritual. There is therefore a corporeal Paradise or Hell, such as the Jewish Gehenna, one of whose entrances is in Jerusalem, and Eden, whose entrance is in Damascus or Palestine, according to the Talmud?

The separated soul no longer has a body, but it keeps a mysterious link with the body in which it lived, as a « living soul », and retains a certain similarity with it.

The body is a cocoon, and the soul separates from it to continue its progression.

« It is a whole theory of knowledge that Augustine develops (with the three kinds of visions), in all its dimensions, sensitive, imaginative and intellectual, normal and pathological, profane and mystical, intramural and celestial.

The three kinds of visions mark the stages of the soul’s journey from the corporeal to the intelligible, reveal the structure of its essence in its triple relationship to the world, to itself, to God, and develop the dialectic of transcendence that fulfills its destiny. »xi

Let’s give Paul the benefit of the last word. The first Adam was made a « living soul ». His destiny, which sums up Man, is to metamorphose, through life, death, and resurrection, into the last Adam, who is « life-giving spirit ».

The destiny of the soul, therefore, is to metamorphose not into a merely « living » spirit, but into a spirit that « invigorates », a spirit that gives life and « makes live ».

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i2 Cor. 12, 2-4

iiS. Augustine. Genesis in the literal sense. Book XII, 36, 69. Desclée de Brouwer. 1972, p.455.Augustine concedes, however: « But this knowledge will no longer fail him when, once the bodies are recovered at the resurrection of the dead, this corruptible body will be clothed with incorruptibility and this mortal body clothed with immortality (1 Cor. 15:53). For all things will be evident and, without falsity or ignorance, will be distributed according to their order – both bodily and spiritual and intellectual – in a nature that will have recovered its integrity and will be in perfect bliss. »

iiiIbid. Book XII, 35, 68, p.451.

iv« Afterwards, when this body is no longer an animal body, but when the coming transformation has made it a spiritual body, the soul, equal to the angels, will acquire the mode of perfection proper to its nature, obedient and commanding, invigorated and invigorating, with such ineffable ease that what was a burden to it will become for it an added glory. Even then, these three kinds of vision will subsist ; but no falsehood will make us take one thing for another, neither in bodily nor in spiritual visions, much less in intellectual visions. These will be so present and clear to us that in comparison the bodily forms which we reach today are much less obvious to us, they which we perceive with the help of our bodily senses and to which many men are so enslaved that they think that there are no others and figure that, all that is not such, does not exist at all. Quite different is the attitude of the sages in the face of these bodily visions: although these things appear more present, they are nevertheless more certain of what they grasp is worth to them by intelligence beyond the bodily forms and similarities of bodily things, although they cannot contemplate the intelligible with the intellectual soul as they see the sensible with the bodily sense. « » S. Augustine. Book XII, 35-36, 68-69. Desclée de Brouwer. 1972, p.451

v1 Cor. 15, 41-49

vi Some have seven, others eight, nine or even ten. One can refer to Plato’s theses on this subject.

In addition, P. Agaësse and A. Solignac recall that the Ambrosiaster rejects the opinion that Paul was raised to the third heaven, that of the moon.

viiIn Ambrose’s commentary on Ps. 38:17.

viii De Orat. 1, P.G.11,416 BC citing 2 Cor. 12,4 and 1 Cor. 2, 11-16

ixExhort. ad Mart. 13, P.G. 11,580 C

x C. Cels. 1,48

xiP. Agaësse and A. Solignac. Note in La Genèse au sens littéral, op.cit. p. 585.