« Ne passe pas! »


« Abraham avec trois anges, à Mamré » ©Philippe Quéau 2023 ©Art Kéo 2023

À midi, dans les plaines de Mamré, « trois hommes » rencontrent Abrahami. Ensuite, seulement « deux anges » rencontrent Loth le soir même, à Sodomeii. Pourquoi trois hommes à midi, puis deux anges le soir? Philon d’Alexandrie livre cette interprétation, métaphysique et allégorique : « Alors que trois étaient apparus pourquoi l’Écriture dit-elle ‘Les deux anges vinrent à Sodome le soir’. Trois apparaissent à Abraham et à midi, mais à Loth, deux et le soir. L’Écriture fait connaître la différence au sens profond qu’il y a entre l’être parfait et celui qui progresse, à savoir le parfait a l’impression d’une triade, nature pleine, continue, à qui il ne manque rien, sans vide, entièrement pleine, mais celui-là a l’impression d’une dyade qui a séparation, coupure et vide. L’un a accueilli le Père qui est au milieu et est servi par les deux premières puissances, tandis que l’autre a accueilli les puissances servantes sans le Père, car il était trop faible pour voir et comprendre celui du milieu, roi des puissances. L’un est illuminé d’une lumière très éclatante, lumière de midi et sans ombre, tandis que l’autre l’est d’une lumière changeante, aux limites de la nuit et du jour, car le soir a reçu en partage d’être un espace intermédiaire : ce n’est ni la fin du jour, ni le commencement de la nuitiii. » Selon Philon, les trois anges représentent Dieu [le Père], se tenant au milieu, et « servi par les deux premières Puissances ». Cette interprétation est un peu gênante, à l’évidence, du point de vue d’un strict monothéisme. En revanche, elle n’est pas incompatible avec une interprétation trinitaire, telle que celle que le christianisme devait proposer un peu plus tard. Philon est né en 25 av. J.-C., et il vivait à Alexandrie, alors en plein bouillonnement d’idées, notamment néo-pythagoriciennes et néo-platoniciennes, et bénéficiant d’influences venues de Chaldée ou de Perse.

Plus de mille ans après Philon d’Alexandrie, le célèbre Rachi, de Troyes en Champagne, fournit une explication très différente de ce même passage. Rachi commente ainsi le verset 2 du chapitre 18 : « ET VOICI TROIS HOMMES. Dieu envoya des anges à forme humaine. Un pour annoncer la bonne nouvelle concernant Sara. Un pour détruire Sodome. Un pour guérir Abraham. Car un même messager n’accomplit pas deux missions à la fois. » Quant au verset 1 du chapitre 19, Rachi note ; « LES DEUX. Un pour détruire Sodome et un pour sauver Loth. C’était ce dernier qui était venu guérir Abraham. Le troisième qui était venu pour annoncer à Sara la naissance de son fils, une fois sa mission remplie, s’en est allé. – LES ANGES. Plus haut (Gn 18,2) on les appelle DES HOMMES. Lorsque la Che’hina était avec eux, on les appelle des hommes. Autre explication : précédemment, auprès d’Abraham dont la force était grande et qui était habitué aux anges autant qu’aux hommes, on les appelle des hommes. Tandis qu’auprès de Loth on les appelle des anges. »

Il y a un point commun entre Philon et Rachi; ils s’accordent sur le fait qu’Abraham était « parfait », « fort », et que Loth était « faible ». Ils en déduisent tous les deux que voir la Che’hina entre deux « hommes » est un signe de force, mais que voir seulement des anges, donc sans la présence de la Che’hina, est en revanche un signe de faiblesse.

D’autres questions s’ensuivent. Pourquoi est-ce que l’ange qui avait annoncé la prochaine naissance d’un fils à Abraham et Sara, s’en est-il allé sa mission accomplie, laissant ses deux compagnons, deux autres « anges », continuer vers Sodome et Gomorrhe? Autre question : pourquoi l’ange qui était en fait spécifiquement chargé de détruire Sodome et Gomorrhe était-il présent lors de la rencontre de Mamré, alors qu’il ne s’agissait que d’annoncer à Abraham la naissance à avenir d’Isaac, et également, selon Rachi, de compléter la guérison d’Abraham?

On pourrait arguer qu’il était là, avec ses compagnons, pour écouter les arguments d’Abraham en faveur des habitants des deux villes, menacées d’extermination imminente. Lorsqu’Abraham présente sa longue plaidoirieiv pour intercéder en faveur des habitants de Sodome et Gomorrhe, on peut présumer qu’il s’adresse précisément à cet ange – l’ange exterminateur. Or, à cet ange-ci, le texte de la Genèse donne le nom de l’Éternel, ce nom imprononçable, יְהוָה ,YHVH (lors de ses échanges verbaux avec Abraham).

Il y a dans ces chapitres de la Genèse, une véritable complication, une dense obscurité, difficile à éclaircir. D’un côté, il y a « trois hommes », chargés respectivement de trois missions bien différentes (l’annonce de la naissance d’un fils à Abraham, la guérison prochaine d’Abraham et l’extermination de la population de deux villes). De plus, ces « trois hommes », ou plutôt ces « trois anges », on comprend progressivement qu’ils représentent en réalité l’Éternel, יְהוָה (YHVH), ainsi nommé dans le texte. L’Éternel s’y exprime, à plusieurs reprises, à la 1re personne du singulier, et sans ambiguïté. Adonaï, le Seigneur, l’Éternel, YHVH « dit » (וַיֹּאמֶר יְהוָה). Les « trois hommes » prennent successivement la parole. Le premier annonce la naissance d’un fils à Abraham et Sara. Le second se parle à lui-même, soliloquant en quelque sorte en aparté (« L’Éternel dit : Cacherai-je à Abraham ce que je vais fairev? »). Quant au troisième, il débat de la prochaine extermination de Sodome et Gomorrhe avec Abraham, qui tente de l’en dissuader. Puis le Seigneur (YHVH) « s’en allavi » (וַיֵּלֶךְ יְהוָה, va-yélêkh Adonaï), lorsqu’il eut fini de parler avec Abraham. Et tout de suite après, c’est-à-dire au verset suivant, il est écrit : « Les deux anges arrivèrent à Sodome le soirvii ».

Résumons. Dieu était bien « présent », en tant que Ché’hina, « au milieu » des trois hommes en visite chez Abraham, à Mamré. Il était « présent » tout au long de la route jusqu’aux portes de Sodome. Arrivé là, et après avoir encore parlé avec Abraham, il s’en va, et il ne reste plus que « deux anges ». L’un a pour tâche de détruire Sodome et Gomorrhe et d’exterminer leurs populations, l’autre est là pour sauver Loth et sa famille. Dieu s’en est allé juste avant que l’extermination ne commence.

Dans ce chapitre 18 de la Genèse, des paroles sont échangées entre Dieu, Abraham, et même Sara (qui semble quelque peu rabrouée par Dieu : וַיֹּאמֶר לֹא, כִּי צָחָקְתְּ , « Il dit : ‘Non, tu as ri’viii »). Les dialogues sont brefs, incisifs. Mais il y a aussi toute une riche gestuelle, un ballet de mouvements. Abraham court, se prosterne, entre en hâte (dans sa tente), se tient debout, s’avance, marche pour accompagner ses hôtes… Alors qu’il était assis à l’entrée de sa tente, Abraham lève les yeux : « Il vit trois hommes qui se tenaient debout près de lui ; dès qu’il les vit, il courut de l’entrée de la tente à leur rencontre et se prosterna à terreix. » Mais comment se fait-il qu’Abraham courre vers des hommes qui se tenaient déjà près de lui ? Il y a sans doute là un sens caché. Lequel ? Abraham voit trois hommes « debout », mais lui est « assis ». Ils sont « près de lui », mais Abraham est assez loin d’eux. Il faut d’abord qu’il se lève, pour se mettre à leur niveau, et qu’il se mette à courir, pour se rapprocher d’eux, autant que ceux-ci se sont déjà approchés de lui. Tout ceci est à comprendre au niveau spirituel, et même métaphysique. Ensuite, Abraham « se hâte vers la tentex », puis « il courut au troupeauxi ». Lorsqu’ils mangeaient, « il se tenait deboutxii ». Après cela, « s’étant levés, les hommes partirent de là et arrivèrent en vue de Sodome. Abraham marchait avec eux pour les reconduirexiii. » Suit une sorte de soliloque de l’Éternel. Enfin, le groupe repart, YHVH restant avec Abraham : « Les hommes partirent de là et allèrent à Sodome. YHVH se tenait encore devant Abrahamxiv. » Devant Sodome même, un long échange a encore lieu entre Dieu et Abraham, lequel tente d’intercéder en faveur des habitants de la ville, au nom des quelques « justes » qui sont en son sein. Puis Dieu s’en va. Et Abraham retourne chez luixv. Tout de suite après les deux anges entrent dans Sodome pour leur mission de mort et d’exterminationxvi.

En quelques lignes, on voit Abraham assis, puis il court à plusieurs reprises, vers les hommes, vers sa tente, vers le troupeau, vers sa tente à nouveau, puis il se tient debout, puis il marche vers Sodome, s’arrête, repart, arrive devant Sodome, discute avec Dieu, voit Dieu s’en aller, et s’en retourne chez lui. Comment expliquer tous ces mouvements chez un vieil homme, fort âgé assurément, venant de plus d’être circoncis, et se remettant avec peine de cette douloureuse opération? La simple description de ces mouvements du corps physique ne paraît pas suffisante. Ils traduisent sans doute l’extrême agitation intérieure d’Abraham. A mon avis, une clé décisive de compréhension se trouve au verset 18, 3, quand Abraham dit : « Seigneur, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, ne passe pas ainsi devant ton serviteurxvii. »

אַל-נָא תַעֲבֹר. « Ne passe pas ! » Le verbe employé, עבר, ‘abar, « passer, aller au-delà » est le verbe qui est aussi la racine du mot « hébreu » en hébreu, mot qui signifie étymologiquement « celui qui passe, qui traverse, qui va au-delà ». Voilà donc un Hébreu éminent, Abraham, un « passeur » s’il en est, et qui s’adresse à Dieu pour lui dire de « ne pas passer »… Abraham s’agite et court beaucoup, afin que Dieu « ne passe pas » – qu’il s’arrête chez lui.

Qu’en conclure ? D’abord, il faut noter, dans ce texte crucial, que le divin peut prendre successivement trois figures, celle de l’Un (YHVH), celle du Trois (« les trois hommes ») et la figure du Deux (« les deux anges »).

Ensuite, ce texte nous apprend que les mouvements du corps sont des métaphores des mouvements de l’âme, et que dans ces mouvements, l’homme n’est jamais seul. Trois hommes plus Abraham font quatre. Avec Sara, ils sont cinq. Mais quand Dieu et Abraham se parlent ils sont deux. Leurs attitudes, leurs positions, leurs mouvements doivent être coordonnés, conjoints, comme dans une danse. D’un côté, Abraham se lève, court, se prosterne, marche, etc., et de l’autre, Dieu reste présent, il « ne passe pas ».

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iGen 18, 2

iiGen 19, 1

iiiPhilon le Juif (Philo Judaeus), ou Philon d’Alexandrie. Quaestiones et solutiones in Genesim, Livre IV, 30

ivGen 18, 23-33

vGen 18,17

viGen 18,33

viiGen 19,1

viiiGen 18,15

ixGen 18,2

xGen 18,6

xiGen 18,7

xiiGen 18,8

xiiiGen 18,16

xivGen 18,22

xvGen 18, 33

xviGen 19,1

xviiGen 18,3

Le bráhman, le brahmán, la kénose et le tsimtsoum


« Arjuna ».

Un jour, un homme du nom d’Arjuna se vit instruire de la « sagesse la plus secrète », du « secret d’entre les secrets », de la « connaissance la plus pure », du « savoir, roi entre toutes les sciences ». Du moins c’est ainsi que la Bhagavadgītā (भगवद्गीता) présente la chose. Si, alléché par la promesse d’un festin cognitif, le lecteur se plonge aujourd’hui dans ce texte, que trouve-t-il ? En quelques paroles décisives, la raison humaine se voit dépouillée de tout, et réduite à la mendicité. La nature humaine est comparée à de la « poussière », et inexplicablement, elle est aussi promise à une très haute destinée, une gloire future, quoique encore embryonnaire, infiniment distante. Face à ce mystère ainsi annoncé, la raison est invitée à scruter son fonds, et sa fin. Une personne qui se désigne elle-même comme le « Seigneur » parle à la raison humaine, qui écoute :« Cet univers est tout entier pénétré de Moi, dans Ma forme non manifestée. Tous les êtres sont en Moi, mais je ne suis pas en eux. Dans le même temps, rien de ce qui est créé n’est en Moi. Vois Ma puissance surnaturelle ! Je soutiens tous les êtres, Je suis partout présent, et pourtant, Je demeure la source même de toute création. »i

Si l’on prend ces mots au premier degré, on apprend de ce texte que le Seigneur (suprême) peut, si l’envie l’en prend, descendre en ce monde, empruntant une forme humaine, et s’exprimer. Le risque pris est évident. Comment un tel Dieu peut-il seulement vouloir se réduire à une forme si insignifiante ? Et sera-t-il seulement pris au sérieux ? « Les sots Me dénigrent lorsque sous la forme humaine Je descends en ce monde. Ils ne savent rien de Ma nature spirituelle et absolue, ni de Ma suprématie totale. »ii

Il n’est pas sans intérêt de souligner que la Bible hébraïque exprima une idée étrangement analogue. Un jour, trois ‘hommes’ vinrent à la rencontre d’Abraham, dont le campement était installé près du chêne de Mambré. L’un d’entre eux était dénommé YHVH, un nom un peu difficile à prononcer (mais pas complètement imprononçable), du moins si l’on en croit la manière dont ce nom est vocalisé dans le texte de la Genèse. Cet « homme » prit la parole et s’adressa à Abraham. On connaît la suite…

Est-il pertinent de comparer l’expérience vécue par Arjuna et celle vécue par Abraham ? Ne sont-ce pas des mythes ? L’homme moderne n’a-t-il pas dépassé depuis longtemps le stade de la mythologie ? C’est fort possible. Mais mon propos n’est pas de qualifier la nature réelle de ces deux « descentes » du divin auprès de deux hommes très différents par leur culture et leur disposition générale. Ce qui m’intéresse, c’est qu’il soit possible d’effectuer une comparaison anthropologique entre ces deux expériences, sans avoir besoin d’entrer en quelque matière théologique.

Dans le Véda, le Seigneur (suprême) est infiniment élevé, Il est transcendant, absolu, et Il est aussi tolérant. La Bhagavadgītā reconnaît volontiers que nombreuses sont les façons qu’ont les hommes de Le considérer. Il y a des hommes pour qui Il est la Personne suprême, originaire. Il y a des hommes qui se prosternent, en témoignage d’amour et de dévotion. Il y a des hommes qui L’adorent comme étant l’Unique. D’autres L’adorent dans son Immanence, dans la diversité infinie des êtres et des choses, et d’autres encore comme « forme universelle ».iii

Le Seigneur, tel que présenté dans la Bhagavadgītā, est unique, absolu, transcendant, immanent, universel. Si l’on voulait résumer cet Un en un mot, on pourrait aussi dire qu’Il est Tout en tout.

« Mais Moi, Je suis le rite et le sacrifice, l’oblation aux ancêtres, l’herbe et le mantra. Je suis le beurre, et le feu, et l’offrande. De cet univers, Je suis le père, la mère, le soutien et l’aïeul, Je suis l’objet du savoir, le purificateur et la syllabe OM. Je suis également le Rig, le Sâma et le Yajur. Je suis le but, le soutien, le maître, le témoin, la demeure, le refuge et l’ami le plus cher, Je suis la création et l’annihilation, la base de toutes choses, le lieu du repos et l’éternelle semence (…) Je suis l’immortalité, et la mort personnifiée. L’être et le non-être, tous deux sont en Moi, ô Arjuna. »iv

Dans une conférence, donnée à Londres en 1894, sur le Védanta,v Max Müller explique que l’Esprit Suprême est appelé bráhman, dans la tradition védique. Ce nom s’écrit ब्रह्मन्, en sanskrit. C’est un nom du genre neutre, avec l’accent tonique mis sur la racine verbale BRAH-, portée au degré plein – guṇa’. Le sanskrit, comme l’hébreu biblique, ne fait pas la différence entre majuscules et minuscules, contrairement au grec ou au latin. Cependant, les noms propres, comme Arjuna, sont dotés d’une majuscule dans leur transcription dans les langues indo-européennes. Dans le cas de bráhman, l’usage est d’écrire ce nom sans majuscules parce que ce n’est pas là un nom de personne, mais un principe abstrait, un concept.

De fait, cette abstraction permet au bráhman d’être, en principe, un concept réellement universel. D’ailleurs, selon la Bhagavadgītā, cette abstraction, ce principe, dit à son propos : « Même ceux qui adorent des idoles m’adorent ».

Müller précise que, dans le cadre de la philosophie védanta, ce principe suprême, le bráhman, est distingué du brahmán (on notera le déplacement de l’accent tonique vers la dernière syllabe). Le brahmán est un nom d’agent du genre masculin, qui signifie alors le « Créateur ». Pourtant, c’est bien le bráhman, principe abstrait, qui affirme aussi: « Même ceux qui adorent un Dieu personnel sous l’image d’un ouvrier actif, ou d’un Roi des rois, M’adorent ou, en tous cas, pensent à Moi.»vi

On comprend que, dans cette vue, le brahmán (le « Créateur ») ne serait en réalité que l’une des manifestations du bráhman (le Principe Suprême). Le bráhman semble aussi dire ici, non sans une certaine ironie, que ceux qui croient à un Dieu personnel peuvent parfaitement soutenir une position inverse… La vérité semble quelque peu hors de portée de l’intelligence humaine, mais elle se résume à ceci : la notion de bráhman, comme principe abstrait, et la notion de brahmán, comme Créateur, sont essentiellement unes. Il n’y a qu’une légère différence d’accentuation…

Là encore, le judaïsme professa une intuition étrangement comparable, avec la célèbre entame du premier verset de la Genèse : Béréchit bara Elohim (Gn 1,1), que l’on peut traduire selon certains commentateurs du Béréchit Rabba : « ‘Au-principe’ créa les Dieux », (c’est-à-dire : ‘Bé-réchit’ créa les Elohim). D’autres commentateurs proposent même de comprendre : «Avec le Plus Précieux, *** créa les Dieux ». Je note ici à l’aide des trois astérisques l’ineffabilité du Nom du Principe Suprême (non nommé mais sous-entendu). Si l’on combine toutes ces interprétations, on pourrait décomposer mot à mot la phrase Béréchit bara Elohim de la façon suivante: « Le Principe (***) créa les Elohim ‘avec’ (un sens possible de la particule -) le ‘Plus Précieux’ (l’un des sens possibles du mot réchit). »

Pour le comparatiste, ces possibilités (même ténues) de convergence entre des traditions a priori aussi différentes que la védique et l’hébraïque, sont sources de méditations stimulantes, et d’inspiration tonique…

Revenons au Véda et la philosophie des Védanta. L’un des plus célèbres commentateurs de l’héritage védique, Ādi Śaṅkara (आदि शङ्कर ) ajoute encore un autre niveau d’interprétation des notions de bráhman et de brahmán : « Quand bráhman n’est défini dans les Upaniad que par des termes négatifs, en excluant toutes les différences de nom et de forme dues à la non-science, il s’agit du ‘supérieur’. Mais quand il est défini en des termes tels que : ‘l’intelligence dont le corps est esprit et lumière, qui se distingue par un nom et une forme spéciaux, uniquement en vue du culte’vii, il s’agit de l’autre, du brahmán ‘inférieur’.»viii

Mais s’il en est ainsi, commente à son tour Max Müller, le texte qui dit que bráhman n’a pas de second (Chand, VI, 2, 1) pourrait paraître être contredit. « Non, répond Śaṅkara, parce que tout cela n’est que l’illusion du nom et de la forme causée par la non-science. En réalité les deux brahman ne sont qu’un seul et même Brahman, l’un concevable, l’autre inconcevable, l’un phénoménal, l’autre absolument réel.»ix

La distinction établie par Śaṅkara est claire. Mais dans les Upaniad, la ligne de démarcation entre le bráhman (suprême) et le brahmán (créateur) n’est pas toujours aussi nettement tracée. De nombreux passages des Upaniad décrivent le retour de l’âme humaine, après la mort, vers ‘Brahman’ (sans que l’accent tonique soit distingué). Śaṅkara interprète toujours ce Brahman (sans accent) comme étant le brahmán inférieur.

Müller explique : « Cette âme, comme le dit fortement Śaṅkara, ‘devient Brahman en étant Brahman’x, c’est-à-dire en le connaissant, en sachant ce qu’il est et a toujours été. Écartez la non-science et la lumière éclate, et dans cette lumière, le moi humain et le moi divin brillent en leur éternelle unité. De ce point de vue de la plus haute réalité, il n’y a pas de différence entre le Brahman suprême et le moi individuel, appelé aussi Ātmanxi. Le corps, avec toutes les conditions (oupadhi) auxquelles il est subordonné, peut continuer pendant un certain temps, même après que la lumière de la connaissance est apparue, mais la mort viendra et apportera la liberté immédiate et la béatitude absolue ; tandis que ceux qui, grâce à leurs bonnes œuvres, sont admis au paradis céleste, doivent attendre, là, jusqu’à ce qu’ils obtiennent l’illumination suprême, et sont alors seulement rendus à leur vraie nature, leur vraie liberté, c’est-à-dire leur véritable unité avec Brahman. »xii

Comment comprendre ce texte ? L’explication la plus directe est que la béatitude survient à l’heure de la mort. Mais il est aussi possible d’atteindre l’illumination suprême de son vivant, grâce aux ‘bonnes œuvres’.

Du véritable Brahman, les Upaniad disent encore ceci : «En vérité, ami, cet Être impérissable n’est ni grossier ni fin, ni court ni long, ni rouge (comme le feu) ni fluide (comme l’eau). Il est sans ombre, sans obscurité, sans air, sans éther, sans liens, sans yeux, sans oreilles, sans parole, sans esprit, sans lumière, sans souffle, sans bouche, sans mesure, il n’a ni dedans ni dehors ». Et cette série de négations, ou plutôt d’abstractions, continue jusqu’à ce que tous les pétales soient effeuillés, et qu’il ne reste plus que le calice, le pollen, l’inconcevable Brahman, le Soi du monde. «Il voit, mais n’est pas vu ; il entend, mais on ne l’entend pas ; il perçoit, mais n’est pas perçu ; bien plus, il n’y a dans le monde que Brahman seul qui voie, entende, perçoive, ou connaisse.»xiii

Puisque Brahman est le seul à ‘voir’, le terme métaphysique qui lui conviendrait le mieux serait celui de ‘lumière’. Cela ne voudrait pas dire que Brahman est, en soi, ‘lumière’, mais seulement que toute lumière, toutes les manifestations possibles de la ‘lumière’, sont en Brahman.

Parmi les manifestations de la lumière, il y a notamment la lumière consciente, qu’on appelle aussi la connaissance. Müller évoque une célèbre Upaniad: « ‘C’est la lumière des lumières ; quand Il brille, le soleil ne brille pas, ni la lune ni les étoiles, ni les éclairs, encore moins le feu. Quand Brahman brille, tout brille avec lui : sa lumière éclaire le monde.’xiv La lumière consciente représente, le mieux possible, la connaissance de Brahman, et l’on sait que Thomas d’Aquin appelait aussi Dieu le soleil intelligent (Sol intelligibilis). Car, bien que tous les attributs purement humains soient retirés à Brahman, la connaissance, quoique ce soit une connaissance sans objets extérieurs, lui est laissée. »xv

La ‘lumière’ semble la métaphore la moins inadéquate dans ce contexte, et, fait notable, elle est employée par presque toutes les religions de par le monde, à travers les époques, comme la védique, l’hébraïque, la chrétienne, ou la bouddhiste. Ces religions appliquent aussi cette image à ‘la lumière de la connaissance’ (humaine). Ce faisant, elles oublient peut-être quelles sont les limites a priori étroites de la connaissance ou de la sagesse (humaines), même parvenues à leur plus haut degré de perfection, et combien connaissance et sagesse humaines sont en réalité indignes de la Divinité. Ou bien l’oublient-elles vraiment ? Ne sont-elles pas persuadées, plutôt, qu’une sorte d’anagogie est possible entre sagesse humaine et sagesse divine ?

Il y a en toute connaissance et en toute sagesse humaine un élément essentiellement passif. Cette ‘passivité’ pourrait être naturellement considérée comme incompatible avec la sagesse divine…

Or il faut bien observer, du point de vue de l’anthropologie comparative, que plusieurs religions reconnaissent l’idée d’une forme de ‘passivité’ (active) de la Divinité. Elle prend l’initiative de se retirer de l’être et du monde, dans une sorte de sacrifice, pour permettre à sa créature d’accéder à l’être.

Plusieurs exemples valent d’être cités, en appui de cette thèse.

Dans le Véda, Prajāpati, प्रजापति, nom qui signifie littéralement « Père et Seigneur des créatures », se sentit « vidé » juste après avoir créé tous les mondes et tous les êtres. Dans le christianisme, le Fils du Dieu unique, sentit son « vide » (kénose, du grec kénos, vide, s’opposant à pléos, plein) et son « abandon », juste avant sa mort. Le Dieu de la kabbale juive, tel que théorisé au Moyen Âge en Europe, consent, Lui aussi, à sa « contraction » (tsimtsoum) pour laisser un peu d’être à sa création.

Dans l’analogie implicite, cachée, souterraine, entre la passivité de la sagesse humaine, et l’évidement divin, il y aurait peut-être quelque matière pour une forme d’ironie, tragique, sublime et écrasante. Cette analogie et cette ironie, permettraient aussi à la ‘sagesse’ humaine, infime, de s’approcher à petits pas de l’un des aspects les plus profonds du mystère.

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iBhagavadgītā 9,4-5

iiBhagavadgītā 9,11

iii« D’autres, qui cultivent le savoir, M’adorent soit comme l’existence unique, soit dans la diversité des êtres et des choses, soit dans Ma forme universelle. » Bhagavadgītā 9,15

ivBhagavadgītā 9,16-19

vF. Max Müller. Introduction à la philosophie Védanta. Trois conférences faites à l’Institut Royal en mars 1894. Trad. De l’anglais par Léon Sorg. Ed. Ernest Leroux, Paris 1899.

viBhagavadgītā 9

viiChand. Up., III, 14, 2

viiiF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.39

ixF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.39-40

xIl faudrait ici sans doute préciser, grâce aux accents toniques : « L’âme devient brahmán en étant bráhman. » Mais on pourrait écrire aussi, me semble-t-il, par analogie avec la ‘procession’ des personnes divines que la théologie chrétienne a formalisée : « L’esprit devient bráhman en étant brahmán. » 

xiVed. Sutra, I, 4, p. 339

xiiF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.41

xiiiF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.44

xivMund. Up. 2,2, 10-11. La traduction d’Alyette Degrâces donne :

« le brahman sans tache et sans part,

il est brillant, lumière des lumières,

c’est lui que connaissent

les connaisseurs du Soi.

Là le soleil ne brille pas

ni la lune et les étoiles,

ni les éclairs ne brillent,

et comment donc ce feu !

Tout reçoit sa brillance de lui seul qui brille.

Par sa lumière ce Tout resplendit. »

Trad. A. Degrâces. Les Upaniad. Fayard, 2014, p. 474

xvF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.45

Qui devait être égorgé : Ismaël ou Isaac ?


« Le sacrifice d’Isaac » (Le Caravage)

Abraham avait deux fils, Ismaël et Isaac. Lequel des deux fut-il pris par Abraham pour être sacrifié (à la demande de Dieu)  ? Isaac ou bien Ismaël ? Cette question n’est en rien réglée ; elle continue de soulever les passions et d’être un ferment profond de discorde et d’amertume entre le judaïsme et l’islam.

Aujourd’hui encore, la question de l’identité de celui des deux fils d’Abraham qui fut emmené au mont Moriah pour y être égorgé, n’est pas tranchée (si j’ose dire). Pour les Juifs (et pour les Chrétiens qui lisent la Bible), il n’y a pourtant aucune contestation possible. La question ne se pose absolument pas. Il suffit de lire la Genèse ! C’est évidemment Isaac, « l’unique fils » d’Abraham, qui fut choisi, à la demande expresse de Dieu. « Prends ton fils, ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac; achemine-toi vers la terre de Moriah, et là, offre-le en holocauste sur une montagne que je te désignerai. »i On aura noté que la formule employée par Dieu,– « ton fils unique » – , pose d’emblée une question sensible. Loin d’être un « fils unique », Isaac avait en réalité, de notoriété publique, un « demi »-frère, – Ismaël, qui était lui aussi, indubitablement fils d’Abraham, et qui fut d’ailleurs conçu avec le plein accord et à l’initiative de Sara, la femme d’Abraham.

Or, précisément, les musulmans affirment que c’était cet Ismaël, ce fils aîné, et non unique, d’Abraham, qui fut emmené pour être égorgé. Rappelons au passage qu’Abraham avait eu Ismaël à l’âge de quatre-vingt-six ans avec sa servante Hagar, beaucoup plus jeune, et qu’il avait eu son second fils, Isaac, quatorze ans plus tard, avec Sara son épouse (alors âgée de quatre-vingt-dix ans), et alors qu’il avait lui-même dépassé l’âge de cent ans.

Isaac était donc quatorze ans plus jeune qu’Ismaël. Cela signifie que si Isaac avait entre sept et douze ans au moment où il fut emmené au mont Moriah (selon la Genèse), son frère Ismaël devait avoir entre vingt-et-un ans et vingt-six ans. Ismaël était donc en pleine possession de ses forces et eut pu résister aisément à son vieux père, alors plus que centenaire, – s’il avait été emmené contre son gré pour être égorgé, et cela si l’on adopte la version musulmane de l’événement.

Une autre question se pose. Comment les musulmans savent-ils que c’était Ismaël qui fut emmené, et non Isaac, – alors que c’est le nom d’Isaac qui est cité dans la Genèse ? Comment peuvent-ils l’affirmer, alors que le texte du Coran ne nomme pas le fils choisi pour le sacrifice ? Comment peuvent-ils être si sûrs de leur fait alors que la sourate 36 du Coran laisse entendre que ce fils était bien, en fait, Isaacii ?  Cette sourate semble indiquer indirectement que le fils (non nommé) qui a été emmené au lieu du sacrifice est Isaac, puisque le nom d’Isaac y est cité à deux reprises, aux versets 112 et 113, immédiatement après les versets 101-106 qui décrivent la scène du sacrifice. Le nom d’Ismaël en revanche n’est pas cité du tout, à cette occasion. De plus, dans la version coranique, Dieu semble vouloir récompenser Isaac de son attitude de soumission, et de sa foi, en annonçant à cette même occasion son futur rôle de prophète, – ce que ne fait jamais le Coran à propos d’Ismaël.

En fait, il semble que la tradition musulmane qui désigne Ismaël comme étant la victime sacrificatoire, plutôt qu’Isaac, ne semble pouvoir s’appuyer que sur des réinterprétations ultérieures de cette sourate, selon des traditions islamiques bien plus tardives.

Je n’entrerai pas plus avant dans ce débat. Il me semble qu’il y un autre angle d’analyse bien plus intéressant à considérer. Il se pourrait que, contrairement à l’importance qu’a prise historiquement cette controverse, ce ne soit pas là vraiment une question absolument essentielle. En effet, on pourrait arguer qu’en réalité Ismaël apparaît comme une sorte de double inversé d’Isaac. Il me semble que les destins respectifs de ces deux demi-frères (si on les considère ensemble, et non séparément) semblent composer une unique figure, allégorique et même anagogique, – la figure du ‘Sacrifié’, la figure de l’homme ‘sacrifié’ au service d’un projet divin qui le dépasse entièrement.

Le conflit entre le projet divin et les simples vues humaines apparaît clairement lorsque l’on compare les circonstances relativement banales et naturelles de la conception de l’enfant d’Abram (résultant de son désir d’assurer sa descendanceiii, désir favorisé par sa femme alors nommée Saraï), avec les circonstances de la conception de l’enfant d’Abraham et de Sara, particulièrement improbables et exceptionnelles.

On pressent alors la nature tragique du destin d’Ismaël, fils premier-né (et aimé), mais dont la ‘légitimité’ ne peut être comparée à celle de son demi-frère, né quatorze ans plus tard. Mais en quoi serait-ce une ‘faute’ imputable à Ismaël que de n’avoir pas été ‘choisi’ comme le fils d’Abraham devant incarner l’Alliance ? N’aurait-il donc été ‘choisi’ que pour incarner seulement la dépossession arbitraire d’une mystérieuse ‘filiation’, d’une nature autre que génétique, et cela pour signifier à l’attention des multitudes de générations à venir un certain aspect du mystère divin ?

Ceci amène à réfléchir sur le rôle respectif des deux mères (Hagar et Sara) dans le destin corrélé d’Ismaël et d’Isaac. Cela invite à approfondir l’analyse des personnalités de ces deux mères pour se faire une meilleure idée de celles des deux fils.

La figure d’Ismaël est à la fois tragique et ambiguë. Je voudrais ici en tracer les contours en citant quelques ‘traits’ à charge et à décharge, en cherchant à soulever un pan du mystère. Je voudrais tenter de pénétrer davantage l’ambiguïté du paradigme de l’élection, ou du moins tenter d’éclairer deux options possibles à ce sujet : a) l’élection des uns (les élus) implique la mise à l’écart des autres (les déchus), ou au contraire, b) « l’élection n’est pas un rejet de l’autre »iv.

1° Les traits à charge (contre Ismaël)

a) Ismaël, jeune homme, « joue » avec Isaac, son petit frère, un jeune enfant à peine sevré. Ceci provoque la colère de Sara. Cette scène-clé est rapportée ainsi: « Sara vit le fils de Hagar se livrer à des railleries »v. Le mot hébreu מְצַחֵק , mtsaḥéq, se prête à plusieurs interprétations. Il vient de la racine צָחַק, tsaḥaq, mis dans la forme verbale piël. Voici quelques sens de ce mot, dans les formes verbales qal et piël, ainsi que quelques versets bibliques présentant différents contextes :

Qal :  « Rire, se réjouir ». « Sara rit (secrètement) »vi ; « Quiconque l’apprendra s’en réjouira avec moi »vii

Piël : « Jouer, plaisanter, se moquer ». « Mais il parut qu’il plaisantait, qu’il le disait en se moquant »viii « Ils se levèrent pour jouer, ou danser »ix. « Afin qu’il jouât, ou chantât, devant eux ».x « Isaac jouait, ou plaisantait, avec sa femme »xi ; « Pour se jouer de nous, pour nous insulter »xii.

Les sens du verbe צָחַק dans la forme piël semblent, à première vue, relativement anodins (jouer, plaisanter, se moquer). Cependant les sens donnés par Rachi à ce mot dans le contexte de Gn 21,9 sont beaucoup plus graves, et même incriminants: ‘idolâtrie’, ‘immoralité’, et ‘meurtre’. Voici le commentaire de Rachi, à propos de mtsaḥéq : « RAILLERIES : il s’agit d’idolâtrie. Ainsi, ‘ils se levèrent pour s’amuser’ (Ex 32,6). Autre explication : Il s’agit d’immoralité. Ainsi ‘pour s’amuser de moi’ (Gn 39,17). Autre explication : il s’agit de meurtre. Ainsi ‘que ces jeunes gens se lèvent et s’amusent devant nous’ (2 Sam 2,14). Ismaël se disputait avec Isaac à propos de l’héritage. Je suis l’aîné disait-il, et je prendrai part double. Ils sortaient dans les champs, Ismaël prenait son arc et lui lançait des flèches. Tout comme dans : celui qui s’amuse au jeu insensé des brandons, des flèches, et qui dit : mais je m’amuse ! (Pr 26,18-19). »

Le jugement de Rachi est extrêmement désobligeant et accusateur. L’accusation d’ ‘immoralité’ est un euphémisme voilé pour ‘pédophilie’ (car Isaac est alors un jeune enfant). Cette interprétation de Rachi ne repose que sur le seul mot tsaḥaq, le mot même qui a donné son nom à Isaac… Or ce mot tsaḥaq revient étrangement souvent dans le contexte qui nous intéresse ici. Quatre importants personnages « rient » (du verbe tsaḥaq), dans la Genèse : Abraham, Sara, Isaac, Ismaël – tout le monde rit, sauf Hagar qui, elle, ne rit jamais, mais pleurexiii. Abraham rit (ou sourit) d’apprendre qu’il va être père, Sara rit intérieurement, se moquant de son vieil époux, Isaac rit en lutinant et caressant son épouse Rebeccaxiv. Parmi tous ces gens qui rient, Ismaël lui aussi, rit, en jouant avec Ismaël. Mais, son rire le fait être gravement accusé par Rachi, quant à la nature même de ce rire, et de ce ‘jeu’.

b) Selon les commentateurs (Berechit Rabba), Ismaël s’est vanté auprès d’Isaac d’avoir eu le courage d’accepter volontairement la circoncision à l’âge de treize ans alors qu’Isaac l’a subie passivement à l’âge de huit jours.

c) La Genèse affirme qu’Ismaël est un ‘onagre’, un solitaire misanthrope, un ‘archer’ qui ‘vit dans le désert’ et qui ‘porte la main sur tous’.

d) Dans Gn 17,20 il est dit qu’Ismaël « engendrera douze princes. » Mais Rachi, à ce propos, affirme qu’Ismaël n’a en réalité engendré que des ‘nuages’, prenant appui sur le Midrach qui interprète le mot נְשִׂיאִים (nessi’im) comme signifiant des ‘nuées’ et du ‘vent’. Le mot nessi’im peut en effet signifier soit ‘princes’ soit ‘nuages’xv. Mais Rachi, pour une raison propre, choisit le sens péjoratif, alors que c’est Dieu lui-même qui prononce ce mot après avoir avoir béni Ismaël.

2° Le dossier à décharge (et donc en faveur d’Ismaël)

a) Ismaël subit plusieurs fois les effets de la haine de Sara et les conséquences de l’injustice (ou de la lâcheté) d’Abraham, qui ne prend pas sa défense, et qui obéit passivement à Sara et privilégie sans remords son fils cadet, Isaac. Ceci n’a pas échappé à l’attention de quelques commentateurs. Ramban (le Nahmanide) a dit à propos du renvoi de Hagar et Ismaël au désert : « Notre mère Saraï fut coupable d’agir ainsi et Abram de l’avoir toléré ». En revanche Rachi ne dit mot sur ce sujet sensible.

Pourtant Abraham aime et se soucie réellement de son fils Ismaël, mais sans doute pas assez pour résister aux pressions. Il préférant nettement Isaac, dans les actes. Pas besoin d’être psychanalyste pour deviner les profonds problèmes psychologiques d’Ismaël, quant au fait de n’être pas le ‘préféré’, le ‘choisi’ (par Dieu) pour endosser l’héritage et l’Alliance, – bien qu’il soit cependant ‘aimé’ de son père Abraham. Notons que, plus tard, Esaü, aîné et aimé d’Isaac, se vit spolié de son héritage (et de sa bénédiction) par Jacob, du fait de sa mère Rebecca, et bien malgré la volonté clairement exprimée d’Isaac.

b) Ismaël est le fils d’« une servante égyptienne » (Gen 16, 1), mais en réalité celle-ci, Hagar, est fille du Pharaon, du moins si l’on en croit l’autorité de Rachi : « Hagar, c’était la fille du Pharaon. Lorsqu’il a vu les miracles dont Saraï était l’objet, il a dit : Mieux vaut pour ma fille être la servante dans une telle maison que la maîtresse dans une autre maison. » On peut sans doute comprendre les frustrations d’un jeune homme, premier-né d’Abraham et petit-fils du Pharaon, devant les brimades infligées par Sara.

c) De plus, Ismaël est soumis pendant toute son enfance et son adolescence à une forme de dédain réellement imméritée. En effet, Hagar a été épousée légalement, de par la volonté de Sara, et de par le désir d’Abraham de laisser sa fortune à un héritier de sa chair, et ceci après que se soit écoulé le délai légal de dix années de constat de la stérilité de Sara. Ismaël est donc légalement et légitimement le fils premier-né d’Abraham, et de sa seconde épouse. Mais il n’en a pas le statut effectif, Sara veillant jalousement aux intérêts d’Isaac.

d) Ismaël est chassé deux fois au désert, une première fois alors que sa mère est enceinte de lui (en théorie), et une autre fois alors qu’il a dix-huit ans (14 ans + 4 ans correspondant au sevrage d’Isaac). Dans les deux cas, sa mère Hagar a alors des rencontres avérées avec des anges, ce qui témoigne d’un très haut statut spirituel, dont elle n’a pas dû manquer de faire bénéficier son fils. Rarissimes sont les exemples de femmes de la Bible ayant eu une vision divine. Mais à ma connaissance, il n’y en a aucune, à l’exception de Hagar, ayant eu plusieurs visions divines. Rachi note à propos de Gn 16,13 : « Elle [Hagar] exprime sa surprise. Aurais-je pu penser que même ici, dans le désert, je verrais les messagers de Dieu après les avoir vus dans la maison d’Abraham où j’étais accoutumé à en voir ? La preuve qu’elle avait l’habitude de voir des anges, c’est que Manoé lorsqu’il vit l’ange pour la première fois dit : Sûrement nous mourrons (Jug 13,27). Hagar a vu des anges à quatre reprises et n’a pas eu la moindre frayeur. »

À cela, on peut encore ajouter que Hagar est plus encore remarquable du fait qu’elle est la seule personne de toute les Écritures à se distinguer pour avoir donné non seulement un mais deux nouveaux noms à la divinité: אֵל רֳאִי El Ro’ï, « Dieu de Vision »xvi, et חַי רֹאִי Ḥaï Ro’ï , le « Vivant de la Vision »xvii. Elle a donné aussi, dans la foulée, un nom au puits tout proche, le puits du « Vivant-de-Ma-Vision » : בְּאֵר לַחַי רֹאִי , B’ér la-Ḥaï Ro’ï.xviii C’est d’ailleurs près de ce puits que viendra s’établir Isaac, après la mort d’Abraham, – et surtout après que Dieu l’ait enfin bénixix, ce qu’Abraham avait toujours refusé de fairexx. On peut imaginer qu’Isaac avait alors, enfin, compris la profondeur des événements qui s’étaient passés en ce lieu, et auxquels il avait, bien malgré, lui été associé.

Par un contraste fort avec Hagar, Sara eut, elle aussi, une vision divine, quoique fort brève, en participant à un entretien d’Abraham avec Dieu. Mais Dieu ignora alors Sara, s’adressant à Abraham directement, pour lui demander une explication sur le comportement de Sara, plutôt que de s’adresser à ellexxi. Celle-ci intervint pour tenter de se justifier, car « elle avait peur », mais Dieu la rabroua sèchement : ‘Non, tu as ri’.xxii

Aggravant en quelque sorte son cas, elle reprochera elle-même à Ismaël, par la suite, d’avoir lui aussi ‘ri’, et le chassera pour cette raison.

e) Ismaël, après ces événements, resta en présence de Dieu. Selon le verset Gn 21,20, « Dieu fut avec cet enfant, et il grandit (…) Il devint archer. » Curieusement, Rachi ne fait aucun commentaire sur le fait que « Dieu fut avec cet enfant ». En revanche, à propos de «il devint archer », Rachi note fielleusement : « Il pratiquait le brigandage »…

f) Dans le désir de voir mourir Ismaël, Sara lui jette à deux reprises des sorts (le ‘mauvais œil’), selon Rachi. Une première fois, pour faire mourir l’enfant porté par Hagar, et provoquer son avortementxxiii, et une deuxième fois pour qu’il soit malade, alors même qu’il était chassé avec sa mère au désert, l’obligeant ainsi à beaucoup boire et à consommer rapidement les maigres ressources d’eau.

g) Lors de sa circoncision, Ismaël a treize ans et il obéit sans difficulté à Abraham (alors qu’il aurait pu refuser, selon Rachi, ce que dernier compte à son avantage). Abram avait quatre-vingt six ans, on l’a dit, lorsque Hagar enfanta Ismaël (Gen 16,16). Rachi commente : « Ceci est écrit en éloge d’Ismaël. Ismaël aura donc treize ans lorsqu’il sera circoncis et il ne s’y opposera pas. »

h) Ismaël est béni par Dieu, du vivant d’Abraham, alors qu’Isaac n’est béni par Dieu qu’après la mort d’Abraham (qui refusa de le bénir, sachant qu’il devait engendrer Esaü, selon Rachi).xxiv

i) Ismaël, malgré tout le passif de sa vie tourmentée, se réconcilia avec Isaac, avant que ce dernier n’épouse Rébecca. En effet, lorsque sa fiancée Rébecca arrive, Isaac vient justement de rentrer d’une visitexxv au Puits du ‘Vivant-de-ma-Vision’, près duquel demeuraient Hagar et Ismaël.

Son père Abraham finit d’ailleurs pas « régulariser la situation » avec sa mère Hagar, puisqu’il l’épouse après la mort de Sara. En effet, selon Rachi, « Qetoura c’est Hagar ». Du coup, pour la deuxième fois, Ismaël est donc « légitimé », ce qui rend d’autant plus remarquable le fait qu’il laisse la préséance à son frère cadet lors des funérailles d’Abraham.

j) Ismaël laisse Isaac prendre en effet la précellence lors de l’enterrement de leur père Abraham, ce que nous apprend le verset Gn 25, 9 : « [Abraham] fut inhumé par Isaac et Ismaël, ses fils. » L’ordre préférentiel des noms en témoigne.

k) Le verset Gn 25,17 donne une dernière indication positive sur Ismaël : « Le nombre des années de la vie d’Ismaël fut de cent trente sept ans. Il expira et mourut. » Rachi commente l’expression « il expira » de cette manière, hautement significative: « Ce terme n’est employé qu’à propos des Justes. »

De tout cela, que conclure ?

L’Islam, qui se veut une religion plus ‘pure’, plus ‘originaire’, et dont la figure d’Abraham représente le paradigme, – celui du ‘musulman’ entièrement ‘soumis’ à la volonté de Dieu, – l’Islam reconnaît en Isaac et Ismaël deux de ses ‘prophètes’.

En revanche, Ismaël n’est certes pas reconnu comme ‘prophète’ en Israël.

Quoi qu’il en soit, on peut penser que l’un et l’autre sont, après tout, des personnages somme toute relativement secondaires (ou si l’on préfère, des ‘personnages intermédiaires’), par rapport à des figures centrales comme celles d’Abraham ou de Jacob.

Par ailleurs, ces deux figures, intimement liées par leur destin (fils du même père, et quel père!, mais pas de la même mère), sont aussi, curieusement, des figures du ‘sacrifice’, quoique avec des modalités différentes, et qui demandent à être interprétées.

Le sacrifice d’Isaac sur le mont Moriah se termina par l’intervention d’un ange. De même, le risque de mort imminente d’Ismaël, par inanition, alors qu’il ignorait se trouver près d’une source cachée, dans le désert, prit fin après l’intervention d’un ange.

Au vu des traits à charge et à décharge dont nous avons présenté une courte synthèse, il semble que devrait s’ouvrir de nos jours une nécessaire révision du procès jadis fait à Ismaël, sur les instigations de Sara, et sanctionné par son rejet immérité hors du campement d’Abraham.

Il semble indispensable de réparer l’injustice qui a été jadis faite à Ismaël , – injustice par rapport à laquelle quelque ‘élection’ que ce soit ne saurait certes peser du moindre poids.

Et ceci n’est sans doute pas sans avoir un certain rapport avec l’état actuel du monde.

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iGn 22,2

iiCoran 36, 101-113 : « Nous lui fîmes donc la bonne annonce d’un garçon longanime. Puis quand celui-ci fut en âge de l’accompagner, [Abraham] dit : « Ô mon fils, je me vois en songe en train de t’immoler. Vois donc ce que tu en penses ». Il dit : « Ô mon cher père, fais ce qui t’est commandé : tu me trouveras, s’il plaît à Dieu, du nombre des endurants ». Puis quand tous deux se furent , et qu’il l’eut jeté sur le front, voilà que Nous l’appelâmes « Abraham » ! Tu as confirmé la vision. C’est ainsi que Nous récompensons les bienfaisants ». C’était là certes, l’épreuve manifeste. Et Nous le rançonnâmes d’une immolation généreuse. Et Nous perpétuâmes son renom dans la postérité : « Paix sur Abraham ». Ainsi récompensons-Nous les bienfaisants ; car il était de Nos serviteurs croyants. Nous lui fîmes la bonne annonce d’Isaac comme prophète d’entre les gens vertueux. Et Nous le bénîmes ainsi qu’Isaac. »

iiiGn 15, 2-4. Notons que la promesse divine instille d’emblée une certaine ambiguïté : « Mais voici que la parole de l’Éternel vint à lui, disant : ‘Celui-ci n’héritera pas de toi; mais celui qui sortira de tes reins, celui-là sera ton héritier’ ». Si Eliezer [« celui-ci », à qui le verset fait référence] est ici clairement exclu de l’héritage, la parole divine ne tranche pas a priori entre les enfants à venir, Ismaël et Isaac.

ivSelon l’expression du P. Moïse Mouton dans sa conférence du 7 Décembre 2019 à l’ISTR de Marseille.

vGn 21,9 . Traduction du Rabbinat français, adaptée au commentaire de Rachi. Fondation S. et O. Lévy. Paris, 1988

viGen 18,12

viiGen 21,6

viiiGen 19,14

ixEx 32,6

xJug 16,25

xiGen 26,8

xiiGen 39,14

xiii « Hagar éleva la voix, et elle pleura ». (Gn 21,16)

xivGn 26,8. Rachi commente : « Isaac se dit : maintenant je n’ai plus à me soucier puisqu’on ne lui a rien fait jusqu’à présent. Et il n’était plus sur ses gardes.  Abimelec regarda – il les a vus ensemble. »

xvDictionnaire Hébreu-Français de Sander et Trenel, Paris 1859

xviGn 16,13

xviiGn 16, 14. Rachi fait remarquer que « le mot Ro’ï est ponctué qamets bref, car c’est un substantif. C’est le Dieu de la vision. Il voit l’humiliation des humiliés. »

xviiiGn 16, 14

xixGn 25,11

xxRachi explique en effet qu’« Abraham craignait de bénir Isaac car il voyait que son fils donnerait naissance à Esaü ».

xxiGn 18,13

xxiiGn 18,15

xxiiiRachi commente ainsi Gn 16,5 : « Saraï a regardé d’un regard mauvais la grossesse d’Agar et elle a avorté. C’est pourquoi l’ange dit à Agar : Tu vas concevoir (Gn 16,11). Or elle était déjà enceinte et l’ange lui annonce qu’elle sera enceinte. Ce qui prouve donc que la première grossesse n’avait pas abouti. »

xxivRachi explique en effet qu’« Abraham craignait de bénir Isaac car il voyait que son fils donnerait naissance à Esaü ».

xxvGn 24, 62

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Le rabbin et la païenne


« Rabbi Akiva »

Est-ce qu’une « jolie fille » peut aussi être « sans âme » ? Emmanuel Kant s’est posé la question. « Même d’une fille, on dit volontiers qu’elle est jolie, qu’elle a de la conversation et de l’allure, mais qu’elle est sans âme. A quoi correspond ce qu’on entend ici par âme ? L’âme, au sens esthétique, désigne le principe qui, dans l’esprit, apporte la vie. »i

L’âme est un principe de vie, et la beauté n’est rien si elle est sans vie. Être sans vie, cela veut dire être mort, et une beauté morte manque de l’essentiel, de ce feu interne qui anime, qui vit, et qui fait vivre.

A ceux qui croient que l’âme n’existe pas, on pourrait donc rétorquer : « Trouvez-vous belle une beauté sans âme ? »

Preuve indirecte, j’en conviens. Et au fond, assez faible. Quid en effet des filles qu’on ne trouve pas « jolies » ? Manqueraient-elles aussi d’âme ? L’apologue de Kant trouve vite sa limite. Mais il permet d’introduire une autre question, plus radicale. Celle de notre aveuglement.

« Il n’avait ni beauté ni éclat pour attirer les regards, et son aspect n’avait rien pour nous séduire. »ii C’est ainsi qu’Isaïe décrit le « serviteur », figure paradoxale. Ce personnage sans éclat n’a rien du Messie triomphant. Mais il est « l’Élu »iii, celui qui «établira le droit sur la terre »iv.

Non seulement il ne séduit pas, il n’a ni beauté ni d’éclat, mais il est même méprisé, abandonné de tous, humilié.

« Objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu’un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n’en faisons aucun cas. Or ce sont nos souffrances qu’il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié. »v

Devant lui, on se voile même la face, tant il inspire du mépris. Pourtant, il est en réalité le « roi d’Israël », et la « lumière des nations »vi.

Le Serviteur, le Messie, n’a ni beauté ni éclat. Il est chargé de douleurs, humilié. Personne n’y prête attention, ou alors on le couvre de quolibets, on l’abreuve d’injures. Mais Dieu dit à son sujet: « Mon âme se réjouit »vii et « J’ai répandu Mon esprit sur lui »viii.

Il y a donc sur cette terre des personnes « belles » qui peuvent être sans âme, et des personnes ni belles, ni éclatantes, qui ne manquent ni d’âme ni d’esprit.

Paradoxe digne d’intérêt.

Dans le Talmud, plusieurs passages traitent de la beauté, d’autres parlent de l’âme ; mais fort rares sont ceux qui abordent les deux sujets à la fois.

Des rabbins, quelque peu infatués d’eux-mêmes, tirèrent un grand orgueil de leur beauté.

Par exemple R. Johanan Bar Napheba n’hésita pas à dire: « Je suis un reste des splendeurs de Jérusalem ».ix Sa beauté était célèbre. Elle devait être d’autant plus frappante que son visage était « imberbe ».x Et, de fait, il suscitait l’admiration et même l’amour, au point de déclencher des transports inattendus.

« Un jour, R. Johanan se baignait dans le Jourdain. Rech Lakich le vit et sauta dans le fleuve pour le rejoindre.

– Tu devrais consacrer ta force à la Thora, lui dit R. Johanan.

– Ta beauté conviendrait mieux à une femme, répondit Rech Lakich. 

– Si tu changes de vie, je te donnerai ma sœur en mariage, qui est bien plus belle que moi.»xi

Au moins, le rabbin Johanan était-il regardé et admiré ! On ne peut en dire autant de la femme d’Abraham. Abraham, son mari, ne la regardait même pas, et longtemps il ne sut pas qu’elle était belle ! Elle l’était pourtant, éminemment, et, contrairement à Abraham, le Pharaon, qui n’avait pas les yeux dans sa poche, la convoita ouvertement.

« J’avais fait un pacte avec mes yeux, et je n’aurais pas arrêté mes regards sur une viergexii: Job n’aurait pas regardé une femme qui ne fût pas à lui, dit Rabba, mais Abraham ne regardait même pas sa propre femme, puisqu’il est écrit Voici : je sais que tu es une femme belle de figure (Gen. 12,11) : jusque là il ne le savait pas. »xiii

La véritable beauté est un grand don, mais peut porter préjudice, et même malheur. Le (très beau) rabbin Johanan, dont on vient de parler, racontait cette histoire :

« Depuis le fleuve Echel jusqu’à Rabath s’étend la vallée de Doura ; parmi les Israélites que Nabuchodonozor y avait exilés, se trouvaient des jeunes gens dont la beauté radieuse éclipsait le soleil. Leur seule vue rendait les femmes de Chaldée malades de désir. Elles l’avouèrent à leurs maris. Ils en informèrent le roi qui les fit exécuter. Mais les femmes continuaient à languir. Alors le roi fit écraser les corps de jeunes gens. »xiv

En ces temps-là, les rabbins n’étaient certes pas désintéressés quant à la beauté des femmes (ou des hommes)…

« Rabban Simon b. Gamaliel était sur les marches de la colline du Temple lorsqu’il aperçut une païenne d’une grande beauté. Que tes œuvres sont grandes, Éternel !xv s’exclama-t-il. De même, lorsque R. Akiva vit la femme de Turnus Rufusxvi, il cracha, il rit et il pleura. Il cracha parce qu’elle provenait d’une goutte puante ; il rit parce qu’elle était destinée à se convertir et à devenir sa femme ; et il pleura [en pensant] qu’une telle beauté serait un jour sous la terre. »xvii

On peut penser que si le rabbin Akiva rêva de convertir et de séduire la femme du gouverneur romain de Judée, cela pouvait être mis sur le compte d’un prosélytisme militant. Ou bien n’était-ce qu’une parabole talmudique ?

Pourquoi le rabbin Akiva a-t-il pleuré la beauté de cette païenne ? La beauté de son âme de future « convertie » n’aurait-elle pas dû oblitérer la beauté de son corps destiné à être enfoui un jour sous la terre ?

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iEmmanuel Kant. Critique de la faculté de juger. 1995

iiIsaïe, 53,2

iiiבְּחִירִי beḥî, « mon élu » Is. 42,1

ivIsaïe, 42,4

vIsaïe, 53,3-4

viאוֹר גּוֹיִם or goyim, « la lumière des nations », Isaïe, 42, 6

viiרָצְתָה נַפְשִׁי ratsah nafchî « mon âme est réjouie » Isaïe, 42,1

viiiנָתַתִּי רוּחִי עָלָיו natattî ruḥî ‘alaïou « j’ai répandu mon esprit sur lui » Isaïe, 42,1

ixAggadoth du Talmud de Babylone. Baba Metsi’a. §34. Trad. Arlette Elkaïm-Sartre. Ed. Verdier. 1982, p.895.

xIbid.

xiIbid. §35, pp. 895-896

xiiJob 31,1

xiiiIbid. Baba Bathra. §37, p.940.

xivIbid. Sanhedrin. §143. p.1081.

xvPs 104,24

xviGouverneur romain de la Judée au premier siècle de l’ère chrétienne.

xviiIbid. ‘Avoda Zara. §34, p. 1234

Héraklès, Osiris, Jésus, même combat ?


« Prométhée enchaîné »

« A parler franc, je hais tous les Dieux »i.

Cette forte parole fut prononcée par un bienfaiteur de la race humaine, Prométhée, — si l’on en croit Eschyle, qui chanta sa geste tragique.

Prométhée, ce Titan bienveillant, sur lequel Zeus devait bientôt s’acharner, avait pourtant commencé par servir le Dieu loyalement, en l’aidant à vaincre Chronos dans sa lutte pour le pouvoir divin.

Mais Prométhée, pris de pitié pour leur sort, avait aussi décidé de donner le feu aux hommes, après l’avoir dérobé dans l’Olympe, et il leur avait révélé tous les arts.

Il fut durement châtié par Zeus, furieux de ce vol et de ces dons indus, et plus furieux encore de ce que Prométhée se soit opposé à sa volonté de faire disparaître la race des hommes.

« Quant à ce que vous demandez, pour quel motif [Zeus] me maltraite, je vais vous l’éclaircir. Aussitôt qu’il fut assis sur le trône paternel, il répartit les privilèges entre les différents Dieux et fixa les rangs dans son empire. Mais il ne fit aucun compte des malheureux mortels ; il voulait même en faire disparaître la race tout entière pour en faire naître une nouvelle. Et personne ne s’y opposait que moi. Seul, j’eus cette audace et j’empêchai que les mortels mis en pièces ne descendissent dans l’Hadès. »ii

Pour avoir refusé l’anéantissement de la race humaine, Prométhée fut enchaîné au sommet du Caucase, sur l’ordre de Zeus.

Loin de venir alors à résipiscence devant le Dieu suprême, Prométhée avait encore aggravé sa colère en prédisant publiquement l’inéluctabilité de la fin du Dieu, et en refusant de lui révéler par qui elle serait causée.

Prométhée était certes un Titan immortel, une divinité primordiale, descendant d’Ouranos et de Gaïa, du Ciel et de la Terre. Mais comment pouvait-il donc savoir, mieux que le Dieu suprême, le roi de tous les Dieux de l’Olympe, le sort qui devait mettre à bas sa divinité?

Comment pouvait-il prévoir si clairement la chute de Zeus, l’effondrement de son pouvoir, le terme de son règne olympien?

Tenait-il ce pouvoir prophétique de son nom même, « Prométhée », ce mot grec, Προμηθεύς, signifiant le « Prévoyant », le « Prudent »?

Ce nom de « Prévoyant » n’était cependant qu’un euphémisme, et n’avait pas, à proprement parler, le sens de « Voyant ».

D’ailleurs Prométhée ne s’était pas montré particulièrement « prévoyant » et moins encore « prudent », en ce qui le concernait, dans ses rapports avec le Dieu…

Il fallait donc qu’il eût trouvé son inspiration prophétique ailleurs, peut-être auprès de sa mère, — la Terre?

« Mais ma mère, forme unique sous des noms divers, Thémis ou Gaïa, m’avait plusieurs fois prédit comment se réaliserait l’avenir. »iii

Mais comment expliquer que le puissant Zeus lui-même, le Dieu suprême, ne puisse être admis à connaître son propre destin, et en soit réduit à s’humilier et à menacer le Titan cloué au sol, pour tenter de lui arracher les secrets de l’avenir?

Peut-être appartenait-il à la Destinée, telle qu’incarnée par les Moires, elles-mêmes filles de Gaïa, et donc sœurs de Prométhée, de dépasser infiniment le pouvoir des Dieux en ce qui regarde la connaissance de l’avenir obscur ?

Incapable de modérer ses provocations, Prométhée, pourtant enchaîné sur le Caucase, ne fit pas mystère devant Zeus de sa puissance prophétique.

Il lui annonça sans détour la fin prochaine de son pouvoir.

Il ne lui en cacha pas non plus la raison.

Zeus allait tout perdre, à cause d’une femme.

Une femme ? Zeus en avait tant connu, jusqu’alors! Quel était donc le nom de celle qui était destinée à assurer sa chute ?

Zeus exigea que son nom lui fut révélé. Ainsi pourrait-il déjouer le Destin, pensa-t-il sans doute.

Mais Prométhée refusa de le dire, malgré les menaces de Zeus, et la perspective de voir s’accroître d’autant les souffrances dont Zeus l’accablait déjà.

Il tut le nom de la femme à qui Zeus allait devoir son humiliation finale, gardant à sa prophétie un tour spécifique mais anonyme.

« J’affirme que Zeus, si orgueilleux qu’il soit, sera humble un jour, vu le mariage auquel il s’apprête, mariage qui le jettera à bas du pouvoir et du trône et le fera disparaître du monde. Il verra alors s’accomplir la malédiction que lança contre lui son père Chronos, le jour où il tomba de son trône antique. »iv

C’est ainsi que l’on apprit que Zeus lui-même ne pouvait échapper à la Destinée, dont il avait lui-même contribué à tisser les fils, et qui se révélait plus inflexible, plus inexorable, que la volonté du Dieu suprême.

Zeus ne put forcer l’immortel Prométhée à révéler le nom de la femme qui allait être fatale à sa puissance olympienne, et qui allait mettre fin pour toujours à son règne divin sur tous les autres dieux.

« Révère, prie, flatte le puissant du jour. Pour moi, Zeus me soucie moins que rien. Qu’il agisse, qu’il commande à son gré pendant ce court laps de temps : il ne commandera pas longtemps aux dieux. »v

Prométhée, enchaîné sur la montagne, crucifié par le bec et les griffes de l’aigle, ce « chien ailé » de Zeus, se repaissant chaque jour du « noir régal de son foie », subit son sort en maudissant le Dieu impitoyable, attendant sa vengeance et sa délivrance.

Zeus malgré sa toute-puissance fut impuissant à faire parler le Titan qui le narguait. Pouvait-il ignorer, dès lors, que son règne dans les Cieux devait nécessairement prendre fin ?

Dans son martyre solitaire, lié au roc, Prométhée n’était pourtant pas abandonné.

Un fils de Zeus, Héraklès, devait bientôt lui venir en aide et le délivrer enfin, contre la volonté de Zeus, son divin père.

Le châtiment du Dieu suprême infligé au Titan Prométhée devait prendre fin par la rébellion de son fils Héraklès.

Zeus l’avait eu d’Alcmène, fille d’Électryon et d’Eurydice.

Hésiode a raconté en détail comment Zeus conçut nuitamment Héraklès avec Alcmène, une « femme pudique », « au sein fécond », en profitant de l’absence de son mari, Amphitryon, parti guerroyer.

« Mais le père des dieux et des hommes, concevant dans son âme un autre projet, voulait engendrer pour ces dieux et pour ces hommes industrieux un héros qui les défendît contre le malheur. Il s’élança de l’Olympe, méditant la ruse au fond de sa pensée et désirant coucher, une nuit, auprès d’une femme à la belle ceinture. Le prudent Jupiter se rendit sur le Typhaon, d’où il monta jusqu’à la plus haute cime du Phicius. Là il s’assit et roula encore dans son esprit ses merveilleux desseins. Durant la nuit il s’unit d’amour avec la fille d’Électryon, Alcmène aux pieds charmants, et satisfit son désir.  »vi

Il fallut que Zeus déployât toute sa ruse pour accomplir son dessein, et arriver à ses fins. Mais comment parvenir à séduire Alcmène alors que celle-ci « dans le fond de son cœur, aimait son époux comme jamais aucune femme n’avait aimé le sien » ?

L’affaire était d’autant plus délicate, qu’il fallait la mener à bien juste avant qu’Amphitryon ne revienne lui-même partager la couche de sa femme.

Une solution s’imposa : Zeus dut prendre l’apparence d’Amphitryon pour s’introduire dans le lit conjugal.

Alors Alcmène, « amoureusement domptée par un dieu et par le plus illustre des mortels », conçut pendant cette nuit, successivement, Héraklès des œuvres de Zeus, roi des dieux, et Iphiklès de celles d’Amphitryon, roi des peuples.

Héraklès, de filiation à la fois divine et humaine, tenait des deux natures, et pouvait se faire médiateur entre l’une et l’autre.

La longue liste de ses exploits témoigne de ses efforts en ce sens, ses victoires sur les monstres étant autant d’avancées bénéfiques pour l’humanité.

Ce en quoi il accomplissait la volonté de Zeus.

Zeus avait en effet désiré engendrer ce fils pour aider les dieux et les hommes, et « pour les défendre contre le malheur »…

C’est bien ce qu’Héraklès accomplit avec les travaux exigés par Eurysthée, roi d’Argos.

Quelle ironie métaphysique !

Zeus avait conçu un fils pour aider les dieux et les hommes, mais avait-il prévu que celui-ci en effet les aida, mais bien au-delà de la volonté de son Père ?

Pouvait-il prévoir qu’Héraklès mettrait aussi fin aux souffrances du Titan Prométhée, cet ami des hommes qui haïssait tous les dieux, et abhorrait plus encore le Dieu, roi des dieux, Zeus ?

L’incroyable destin d’Héraklès n’avait pas encore atteint son point d’orgue.

Il devait encore se libérer de ce qui restait de nature humaine en lui, pour assumer la plénitude de sa nature divine et jouir de l’Olympe.

Schiller, dans L’Idéal et la Vie, sut se faire le héraut romantique du Héros grec, à la fois Dieu et homme.

Il raconta en vers allemands comment Héraklès, se jetant lui-même dans le feu, devait se purifier de son humanité, pour s’élever au plus haut, pour se transfigurer, et enfin se voir offrir par la Divinité souriante une coupe d’immortalité.

Schiller écrit comment Héraklès, dans sa générosité et sa noblesse d’âme, « se jeta vivant, pour délivrer ses amis, dans la barque du nautonier des morts. Tous les fléaux, tous les fardeaux de la terre, la ruse de l’implacable déesse les accumule sur les épaules dociles de l’objet de sa haine, jusqu’à ce que sa course s’achève… »vii.

La course du Héros, l’envol du Dieu, devait bientôt s’achever, mais pas avant le sacrifice final, l’holocauste volontaire de l’Homme-Dieu…

« … le Dieu, dépouillé du terrestre,
Se sépare de l’Homme en flammes
Et boit l’air léger de l’éther.
Heureux de cet envol nouveau et inhabituel,
Il s’élance vers le haut, tandis que de la vie terrestre
Le rêve pesant sombre, et sombre, et sombre.
Les harmonies de l’Olympe accueillent
Le Transfiguré dans le palais Kronien,
Et la Divinité aux joues de rose
Lui tend la coupe en souriant. »viii

Il faut prendre l’expression de Schiller, « il se sépare de l’Homme en flammes » (en allemand : Flammend sich vom Menschen scheidet) au sens propre. Le Dieu doit être entièrement saisi par les flammes, il doit se consumer totalement dans le feu, pour se libérer de tout ce qui est Homme en lui.

Quelle est cette flamme, cette brûlure qui consuma le Héros?

C’est celle dans laquelle il plongea volontairement, dans sa dernière épreuve terrestre, pour échapper à une autre brûlure, plus cruelle encore, celle qui l’avait saisi lorsqu’il avait revêtu la tunique de Nessos.

Héraklès brûla en effet de douleur dans le vêtement tâché du sang empoisonné du Centaure, Nessos, qu’Héraklès avait blessé d’une flèche quand il violenta sa femme, Déjanire.

Déjanire elle-même avait été ‘brûlée’ de jalousie par les insinuations de Nessos, et c’est elle qui avait préparé la voie pour le martyre de son époux Héraklès.

Héraklès paya donc de ses brûlures empoisonnées la brûlante jalousie de Déjanire.

Ses douleurs le transpercèrent au point qu’Héraklès préféra les abréger en se jetant dans un brasier incandescent, un feu libérateur.

Il plongea dans ces flammes extérieures pour en finir avec les brûlures intérieures, qui traversaient sa peau enserrée par la tunique du Centaure.

Il voulut volatiliser, vaporiser toute la matière terrestre qui restait en lui intimement mêlée à la substance divine.

Il voulut en finir avec la nature humaine qu’il tenait de sa mère Alcmène, pour ne plus vivre que de la nature divine qu’il tenait de Zeus, son père.

Il dressa son propre bûcher pour s’y jeter et s’y consumer entièrement, en un vivant et volontaire holocauste.

Il y gagna sa « transfiguration » , l’élévation dans les Cieux et la compagnie éternelle de la Divinité…

Le culte d’Héraklès se répandit dans toute l’antiquité.

Loin de se cantonner à la Grèce, il était suivi depuis des âges fort reculés en Égypte même, où il était compté selon le récit d’Hérodoteix, au nombre des douze dieux anciens, tandis que selon le même récit, Dionysos appartenait seulement à la troisième génération des dieux.

Schelling rapporte que « selon un passage de Macrobe, les Égyptiens doivent même l’avoir honoré comme un Dieu auquel on ne connaissait pas de commencement, c’est-à-dire qu’ils avaient conscience qu’il était encore plus vieux qu’Osiris qui était leur longissima memoria. »x

L’origine du culte d’Héraklès a pu être associée à la culture phénicienne, mais elle pourrait même initialement remonter à l’ancienne culture égyptienne…

« Quant à savoir si l’on peut imaginer que la conscience égyptienne ait précédé la conscience phénicienne ou bien si la notion d’Héraklès a été transplantée chez les Égyptiens pas les Phéniciens, je ne trancherai pas absolument. »xi

Il serait même possible de faire l’hypothèse de l’antériorité de l’Héraklès égyptien sur Osiris, toujours selon Schelling, puisque Osiris est lui-même identifié à Dionysos, dont il est avéré qu’il est un dieu plus tardif qu’Héraklès.

Malgré l’abondance de l’iconographie antique représentant Héraklès dans ses divers « Travaux », celui-ci reste fondamentalement un dieu « aniconique », selon l’expression de Schelling. Sa nature est profondément ambiguë, en effet. Fallait-il le représenter avec les attribut d’un Dieu, ce qu’il était en fait, ou ceux d’un Homme, un Héros, certes, mais humain ?

La représentation d’Héraklès comme un dieu « enchaîné » n’était pas non plus, en soi, complètement originale. C’était une figure récurrente, dans le monde des dieux.

Saturne lui aussi avait été enchaîné par Jupiter, comme le raconte Cicéron, dans De Natura Deorum. Et les Titans, dont Chronos fait partie, ont aussi été liés par Zeus.

Mais cette mise d’Héraklès dans les chaînes avait une unique portée symbolique.

« A Tyr les Phéniciens (qui le nommaient Melkarth, le « Roi de la Ville ») le tenaient enchaîné, selon Pausanias. Car il est le Dieu du Mouvement, de la progression, et donc l’antithèse de Chronos qui se refuse au temps… Les Orphiques interprétaient Héraklès comme le temps qui ne saurait vieillir : il était le temps qui s’anime en Chronos, le temps enfin victorieux. »xii

L’Héraklès (phénicien) était identifié au Melkarth de Tyr, fils de Chronos et Dieu secourable à l’Homme, mais qui était aussi « tenu dans la complète exinanitionxiii de sa divinité ».xiv

Dans les Hérakléades, bien antérieures à Homère, Héraklès préfigurait pour la conscience grecque le symbole plus profond et bien plus ancien d’un Dieu, fils de Zeus, et Dieu purement spirituelxv, libérateur de l’homme, une figure que Dionysos devait représenter plus tard, à son tour, avec Homère.

Il reste à faire ici le lien entre Héraklès (dont on a vu qu’il est à la fois grec, égyptien et phénicien) et la tradition juive.

Tout d’abord, il est remarquable que le nom d’Héraklès soit cité dans un texte de Flavius Josèphe, le célébre auteur des Antiquités judaïques, comme ayant épousé une des petites-filles d’Abraham, à savoir la fille de son fils Aphra, qu’Abraham avait eu avec Chetoura, une concubine épousée après la mort de Sara.xvi

Habituellement on interprète le nom d’Hēraklês, Ἡρακλῆς , comme un nom grec, signifiant littéralement « Gloire d’Héra »

Mais Schelling a proposé de considérer sérieusement deux étymologies hébraïques du nom Héraklès …

Il propose de lire ce nom comme : הָרֹכֵל (ha-roklès) « le voyageur, le marchand », suivant la suggestion de Münterxvii : »רָכַל veut dire errer comme un marchand juif ».xviii

Schelling propose une autre étymologie encore : עֵרֶךְ אֵל érêkh El, c’est-à-dire « image de Dieu », similitudo Dei, ou en grec morphè Theou, ce qui est aussi l’expression dont l’Apôtre Paul se sert dans un passage célèbre sur le Christ.xix

Cette expression est d’ailleurs également employée dans la Bible hébraïque en Job 28,17xx.

Héraklès, Dieu, et fils du Dieu suprême et d’une femme pudique et fidèle, s’est dévoué, comme Prométhée avant lui, au salut des hommes.

Il a payé son engagement de sa vie, se sacrifiant volontairement pour en terminer avec les souffrances qui lui avaient été imposées, pendant son passage sur terre.

Et ce mythe fut conçu avant même le temps d’Homère, et il s’était épandu dans tout le monde civilisé d’alors.

Mille ans après Héraklès, comment ne pas voir que la figure divine, et elle aussi salvatrice, de Jésus, lui emprunte nombre de ses traits essentiels ?

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iEschyle. Prométhée enchaîné. Trad. Emile Chambry. GF Flammarion, 1964, p.123

iiEschyle. Prométhée enchaîné. Trad. Emile Chambry. GF Flammarion, 1964, p.107

iiiEschyle. Prométhée enchaîné. Trad. Emile Chambry. GF Flammarion, 1964, p.107

ivEschyle. Prométhée enchaîné. v. 900-905 Trad. Emile Chambry. GF Flammarion, 1964, p.122

vEschyle. Prométhée enchaîné. v. 938-944Trad. Emile Chambry. GF Flammarion, 1964, p.123

viHésiode. Le bouclier d’Hercule

viiSchiller, Poésies, « L’Idéal et la Vie » (Das Ideal und das Leben). Trad. Ad. Régnier. Hachette, Paris, 1859, p.298-299

viii« Bis der Gott, des Irdischen entkleidet,

Flammend sich vom Menschen scheidet

Und des Äthers leichte Lüfte trinkt.

Froh des neuen, ungewohnten Schwebens,

Fließt er aufwärts, und des Erdenlebens

Schweres Traumbild sinkt und sinkt und sinkt.

Des Olympus Harmonien empfangen

Den Verklärten in Kronions Saal,

Und die Göttin mit den Rosenwangen

Reicht ihm lächelnd den Pokal. »

Traduction Ad. Régnier, adaptée et modifiée par mes soins.

ixHérodote II, 145 ; cf. ch. 43

xF.-W. Schelling Philosophie de la mythologie Leçon 15 . Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Millonp. p.216

xiF.-W. Schelling Philosophie de la mythologie Leçon 15 . Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Millonp. p.217

xiiF.-W. Schelling Philosophie de la mythologie Leçon 15 . Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Millonp. p.217-218

xiiiExtrême épuisement, anéantissement

xivF.-W. Schelling Philosophie de la mythologie Leçon 15 . Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Millonp. p.219

xv« Dans certains Mystères, Héraklès est compté au nombre des Daktyles de l’Idè et des Kabires, donc au nombre des puissances purement spirituelles, car les Kabires (ou Cabires) étaient les dieux formels (Deorum Dii, les Dieux des Dieux), les Dieux par lesquels les dieux substantiels, matériels, les puissances causatives de la mythologie allaient être posés. » F.-W. Schelling Philosophie de la mythologie Leçon 15 . Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Millonp. p.220

xviFlavius Josèphe. Antiquités Judaïques I, 15. « Abram épouse plus tard Chetoura, qui lui donne six fils d’une grande vigueur au travail et d’une vive intelligence : Zambran, Jazar, Madan, Madian, Lousoubac, Soùos. Ceux-ci engendrèrent aussi des enfants: de Soùos naissent Sabakan et Dadan et de celui-ci Latousim, Assouris et Lououris. Madan eut Ephâs, Ophrès, Anôch, Ebidâs, Eldâs. Tous, fils et petits-fils, allèrent, à l’invitation d’Abram, fonder des colonies ; ils s’emparent de la Troglodytide et de la partie de l’Arabie heureuse qui s’étend vers la mer Erythrée. On dit aussi que cet Ophren fit une expédition contre la Libye, s’en empara et que ses descendants s’y établirent et donnèrent son nom au pays qu’ils appelèrent Afrique. Je m’en réfère à Alexandre Polyhistor, qui s’exprime ainsi: « Cléodème le prophète, surnommé Malchos, dans son histoire des Juifs, dit, conformément au récit de Moïse, leur législateur, que Chetoura donna à Abram des fils vigoureux. Il dit aussi leurs noms ; il en nomme trois : Aphéras, Sourîm, Japhras. Sourîm donna son nom à l’Assyrie, les deux autres, Aphéras et Japhras, à la ville d’Aphra et à la terre d’Afrique. Ceux-ci auraient combattu avec Héraklès (Hercule) contre la Libye et Antée ; et Héraklès (Hercule), ayant épousé la fille d’Aphra, aurait eu d’elle un fils Didôros, duquel naquit Sophôn ; c’est de lui que les Barbares tiennent le nom de Sophaques ».

xviiF.C.K. Münter, Religion der Karthager, cité par Schelling in op.cit.

xviiiF.-W. Schelling Philosophie de la mythologie Leçon 15 . Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Millonp. p.220 Il mentionne aussi Creuzer qui rapporte quant à lui le nom d’Héraklès au cheminement des astres et qui le compare à Mithra, le soleil.

xix Phi. 2, 5-7

xx« Ni l’or ni le verre ne peuvent lui être égalés »,  לֹא-יַעַרְכֶנָּה זָהָב, וּזְכוֹכִית

क – The God Whose Name Was « Who? »


« Vedic sacrifice »

More than two millennia before the times of Melchisedechi and Abraham, other wandering and pious men were already singing the hymns of Ṛg Veda. Passing them on faithfully, generation after generation, they celebrated through hymns and prayers, the mysteries of a Supreme God, a Lord creator of worlds, of all creatures, of all lives.

Intelligence of the divine did just not begin in Ur in Chaldea, nor sacred wisdom in Salem.

Some sort of intelligence and wisdom probably reigned, more than five thousand years ago, among chosen, attentive, dedicated spirits. These men left as a legacy the hymns they sang, in precise and chiselled phrases, evoking the salient mysteries that already assailed them:

Of the Creator of all things, what can be said? What is His name?

What is the primary source of « Being »? How to name the primordial « Sun », from which the entire Cosmos emerged?

Who is really the Lord imposing His lordship on all beings, – and on the ‘Being’ itself ?

And what does this pronoun, Who, really mean in this context?

What is the role of Man, his true part in this mystery at play?

A Vedic hymn, famous among all, summarizes and condenses all these difficult questions into one single one, both limpid and obscure.

It is Hymn X, 121 of Ṛg Veda, often titled « To the Unknown God ».

In the English translation by Ralph T.H. Griffith, this Hymn is entitled « Ka ».ii Ka, in Sanskrit, means «who ? »

This Hymn is dedicated to the God whom the Veda literally calls « Who? »

Griffith translates the exclamation recurring nine times throughout this ten-verses Hymn as follows :

« What God shall we adore with our oblation ? »

But from the point of view of Sanskrit grammar, it is perfectly possible to personify this interrogative pronoun, Ka (Who?) as the very name of the Unknown God.

Hence this possible translation :

To the God ‘Who?’

1. In the beginning appeared the Golden Germ.

As soon as he was born, he became the Lord of Being,

The support of Earth and this Heaven.

What God shall we adore with our oblation ? 

2. He, who gives life force and endurance,

He, whose commandments are laws for the Gods,

He, whose shadow is Immortal Life, – and Death.

What God shall we adore with our oblation ? 

3. ‘Who?iii – in His greatness appeared, the only sovereign

Of everything that lives, breathes and sleeps,

He, the Lord of Man and all four-membered creatures.

What God shall we adore with our oblation ? 

4. To Him belongs by right, by His own power,

The snow-covered mountains, the flows of the world and the sea.

His arms embrace the four quarters of the sky.

What God shall we adore with our oblation ? 

5. ‘Who?’ holds the Mighty Heavens and the Earth in safety,

He formed the light, and above it the vast vault of Heaven.

‘Who?’ measured the ether of the intermediate worlds.

What God shall we adore with our oblation ? 

6. Towards Him, trembling, forces crushed,

Subjected to his glory, raise their eyes.

Through Him, the sun of dawn projects its light.

What God shall we adore with our oblation ? 

7. When came the mighty waters, carrying

The Universal Germ from which Fire springs,

The One Spirit of God was born to be.

What God shall we adore with our oblation ? 

8. This Unit, which, in its power, watched over the Waters,

Pregnant with the life forces engendering the Sacrifice,

She is the God of Gods, and there is nothing on Her side.

What God shall we adore with our oblation ? 

9. O Father of the Earth, ruling by immutable laws,

O Heavenly Father, we ask You to keep us,

O Father of the ample and divine Waters!

What God shall we adore with our oblation ? 

10. O Lord of creaturesiv, Father of all things,

You alone penetrate all that is born,

This sacrifice that we offer you, we desire it,

Give it to us, and may we become lords of oblation!

_________

What is this divine Germ (Hiraṇyagarbha , or ‘Golden Germ’, in Sanskrit), mentioned in verses 1, 7 and 8?

One does not know, but one can sense it. The Divine is not the result of a creation, nor of an evolution, or of a becoming, as if it was not, – then was. The Veda here attempts a breakthrough in the understanding of the very nature of the divinity, through the image of the ‘germ’, the image of pure life.

The idea of a ‘God’ is only valid from the creature’s point of view. The idea of ‘God’ appears best through its relation to the idea of ‘creature’. For Himself, God is not ‘God’, – He must be, in His own eyes, something completely different, which has nothing to do with the pathos of creation and the creature.

One can make the same remark about « Being ». The « Being » appears only when the beings appear. God creates the beings and the Being at the same time. He Himself is beyond Being, since it is through Him that Being comes to « be ». And before the beings, before the Being itself, it seems that a divine, mysterious life obviously ‘lived’. Not that it ‘was’, since the Being was not yet, but it ‘lived’, hidden, and then ‘was born’. But from what womb? From what prior, primordial, primal uterus? We do not know. We only know that, in an abyssmal mystery (and not in time or space), an even deeper mystery, a sui generis mystery, grew, in this very depth, which was then to come to being, but without the Mystery itself being revealed by this growth and by this outcoming of being.

The place of origin of the mystery is not known, but the Veda calls it ‘Golden Germ’ (hiraṇyagarbha). This metaphor of a ‘Germ’ implies (logically?) some primal ovary and womb, and some desire, some life older than all life, and older than the Being itself.

Life came from this Living One, in Whom, by Whom and from Whom, it was given to the Being ; it was then given to be, and it was given thereby to beings, to all beings.

This mysterious process, which the word ‘Germ’ evokes, is also called ‘Sacrifice’, a word that appears in verse 8: Yajña (यज्ञ). Why « sacrifice » ? Because the divine Seed dies to Herself, She sacrifices Herself, so that out of Her own Life, life, all lives, may be born.

The Veda also says : May God be born to Himself, through His sacrifice…

What a strange thing to say!

By being born, God becomes ‘God’, He becomes the Lord of Being, for the Being, and the Lord of beings. Hymn 121 takes here its mystical flight, and celebrates a God who is the Father of creatures, and who is also always transcendent to the Being, to the world and to his own ‘divinity’ (inasmuch as this divinity allows itself to be seen in its Creation, and allows itself to be grasped in the Unity that it founds).

But who is this God who is so transcendent? Who is this God who hides, behind the appearance of the Origin, below or beyond the very Beginning?

There is no better noun, one might think, than this interrogative pronoun: ‘Who?’.

Ka. क.

This pronoun in the form of a question, this ‘Who?’ , this Ka, does not call for an answer. Rather, it calls for another question, which Man addresses to himself: To whom? To whom must Man, seized by the unheard-of depth of the mystery, in turn offer his own sacrifice?

A haunting litany: « What God shall we adore with our oblation ? » 

It is not that the name of this God is strictly speaking unknown. Verse 10 uses the expression Prajāpati , ‘Lord of creatures’. It is found in other texts, for example in this passage from Taittirīya Saṁhitā :

« Indra, the latest addition to Prajāpati, was named ‘Lord of the Gods’ by his Father, but they did not accept him. Indra asked her Father to give her the splendor that is in the sun, so that she could be ‘Lord of the Gods’. Prajāpati answered her:

– If I give it to you, then who will I be?

– You will be what You say, who? (ka).

And since then, it was His name. »v

But these two names, Prajāpati and Ka, refer only to something related to creatures, referring either to their Creator, or simply to their ignorance or perplexity.

These names say nothing about the essence of God. This essence is undoubtedly above all intelligibility, and above all essence.

Ka, ‘who?’, in the original Sanskrit text, is actually used in the singular dative form of the pronoun, kasmai (to whom?).

One cannot ask the question ‘who?’ with regard to ‘God’, but only to ‘whom’? One cannot seek to question His essence, but only to try to distinguish Him among all the other possible objects of worship.

God is mentally unknowable. Except perhaps in that we know that a part of His essence is ‘sacrifice’. But we still know nothing of the essence of His ‘sacrifice’. One may only ‘participate’ in it, more or less actively.

One may try to better understand the essence of one’s own sacrifice, one’s own ‘oblation’, if one is ready to pay the price it demands. Indeed, one is both subject and object of one’s oblation. In the same way, God is both subject and object of His sacrifice. One can then try to understand, by anagogy, the essence of His sacrifice through the essence of one’s own oblation.

This precisely is what Raimundo Panikkar describes as the essential ‘Vedic experience’. It is certainly not the personal experience of those Vedic priests and prophets who were chanting their hymns two thousand years before Abraham met Melchisedek, but it could be at least a certain experience of the sacred, of which we ‘modern’ or ‘post-modern’ could still feel the breath and the burning.

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iמַלְכֵּי-צֶדֶק , (malkî-ṣedeq) : ‘King of Salem’ and ‘Priest of the Most High (El-Elyôn)’.

iiRalph T.H. Griffith. The Hymns of the Rig Veda. Motilal Banarsidass Publihers. Delhi, 2004, p.628

iiiIn the original Sanskit: , Ka ? « To Whom ? »

iv Prajāpati :  » Lord of creatures « . This expression, so often quoted in the later texts of the Atharva Veda and Brāhmaṇa, is never used in the Ṛg Veda, except in this one place (RV X,121,10). It may therefore have been interpolated later. Or, – more likely in my opinion, it represents here, effectively and spontaneously, the first historically recorded appearance (in the oldest religious tradition in the world that has formally come down to us), or the ‘birth’ of the concept of ‘Lord of Creation’, ‘Lord of creatures’, – Prajāpati .

vTB II, 2, 10, 1-2 quoted by Raimundo Panikkar, The Vedic Experience. Mantramañjarī. Darton, Longman & Todd, London, 1977, p.69

Derrière la Porte


Abraham, Sara et la visite de Mamré

On sait que le dogme de l’unité absolue de Dieu prévaut dans le judaïsme orthodoxe; mais d’un autre côté, nombreux sont les exemples de textes juifs, relativement tardifs, comme ceux de la Cabale juive du Moyen Âge, qui assurent qu’il y a plusieurs « essences » de Dieu, ou en Dieu.

Ce fait est assez « embarrassant » pour les commentateurs rabbiniques. Ils craignent sans doute qu’une certaine convergence avec la doctrine chrétienne sur ce point de doctrinei, ne devienne par trop flagrante. Cependant il faut bien se rendre à l’évidence. Cette idée de la multiplicité des essences de Dieu a été déclinée de plusieurs manières dans le Zohar, sous la forme de commentaires sur les Noms de Dieu, par exemple sur les quatre lettres du Tétragramme (Y-H-V-H), sur les trois lettres du Verbe divin, créateur, יְהִי (Y-H-Y), ou encore sur les trois sortes de points-voyelles (holem, choureq, chireq).

Viennent également à l’appui de cette idée la structure différenciée des Sefirot (et notamment les trois premières), l’emploi dans les textes de symboles à la structure trinitaire, et enfin l’interprétation de scènes bibliques particulièrement étranges où interviennent des envoyés divins au nombre de trois.

La structure même du Tétragramme divin, יְהוָה , souvent transcrit « Jéhovah », « Yahvé » ou « YHVH » dans les Bibles non-hébraïques, invite à la méditation sur le sens ou l’essence de chacune de ces quatre lettres.

Le Zohar affirme que ces quatre lettres, respectivement: Yod, , Vav, , symbolisent plusieurs essences de Dieu.

La lettre est présente deux fois. Le premier est appelé ‘supérieur’ dans le Zohar, et le second ‘inférieur’.

Ces quatre lettres sont comparées à un « corps ». Chacune d’entre elles est habitée d’une vie propre, et elles peuvent « procéder » l’une de l’autre, « monter » ou « descendre », ou encore « s’unir » entre elles suivant diverses combinaisons.

Chacune d’entre elle incarne la présence de trois « hypostases », ce qui démultiplie leur nombre.

« Le nom YHVHii est formé de quatre lettres qui sont en quelque sorte pour l’essence divine ce que les membres sont pour le corps humain. Mais, étant donné le nombre de trois hypostases, ces quatre lettres sont douzeiii. C’est donc le nom sacré de douze lettres qui a été dévoilé à Élie dans la caverne. »iv

Il est donc ici évoqué le concept d’hypostases divines, dont l’interprétation peut certainement varier, mais dont on ne peut nier qu’elle semble en contradiction avec le décret d’un monothéisme sans fissure.

Ces hypostases ne sont pas équivalentes, elles jouent des rôles clairement différenciés que le Zohar analyse, en tirant argument d’autres exemples de « triples noms divins », ou de triplets de mots incarnant les trois essences respectivement ‘fécondante’, génératrice’ et ‘unitive’ de Dieu.

« Telle est également la signification du verset (Deut. , VI, 4) : ‘Écoute, Israël, YHVH, Élohénou, YHVH est un.’v Ces trois noms divins désignent les trois échelles de l’essence divine exprimées dans le premier verset de la Genèse : ‘Berechith bara Élohim eth ha-schamaïm.’ ‘Berechith‘ désigne la première hypostase mystérieuse ; ‘bara‘ indique le mystère de la création ; ‘Élohim‘ désigne la mystérieuse hypostase qui est la base de toute la création ; ‘eth hachamaïm‘ désigne l’essence génératrice. L’hypostase ‘Élohim‘ forme le trait d’union entre les deux autres, la fécondante et la génératrice, qui ne sont jamais séparées et ne forment qu’un Tout. »vi

Le Zohar propose une analyse analogue des trois lettres du Verbe יְהִי ïéhi,quiest le ‘mot’ par le moyen duquel Dieu crée le monde. Ce faisant, il introduit plusieurs innovations (hérétiques?) supplémentaires: la présence en Dieu d’une essence paternelle, d’une essence maternelle et d’une essence filiale, et surtout l’idée d’une ‘procession’ de la Lumière à partir du Père et du Verbe.

« Avant, le mystérieux Infini manifestait son omnipotence et son immense bonté à l’aide de la mystérieuse Pensée, de même essence que le mystérieux Verbe, mais silencieuse. Le Verbe, manifesté à l’époque de la création de la matière, existait avant sous forme de Pensée ; car, si la parole est capable d’exprimer tout ce qui est matériel, elle est impuissante à manifester l’immatériel. C’est pourquoi l’Écriture dit : ‘Et Élohim dit’ (va-Yomer Élohim), c’est-à-dire Élohim se manifesta sous la forme du Verbe ; cette sentence divine, par laquelle la création a été opérée, venait de germer, et, en se transformant de Pensée en Verbe, elle fit entendre un bruit qui s’entendit au dehors. L’Écriture ajoute : ‘Que la lumière soit’ (ïehi or) ; car toute lumière procède du mystère du Verbe. Le mot ‘ïehi se compose de trois lettres : un Yod au commencement et à la fin et un Hé au milieu (y-h-y). Ce mot est le symbole du Père et de la Mère célestes, désignés par les lettres Yod et Hé (h-y) et de la troisième essence divine qui procède des deux précédentes et qui est désignée par le dernier Yod du mot ‘ïehi, lettre identique à la première, pour nous indiquer que toutes les trois hypostases ne sont qu’une. Le Père, désigné par le premier Yod, est le dispensateur de toutes les lumières célestes. Lorsque la matérialisation du vide fut opérée par le son du Verbe, désigné par le Hé, la lumière céleste se cacha, étant incompatible avec la matière. Le Verbe, par le son duquel la création de la matière eut lieu, n’était pas encore articulé, puisqu’il ne s’est manifesté que pour la création des œuvres diverses énoncées dans l’Écriture. Quand le Verbe se manifesta, il s’unit au Père pour la dispensation de la lumière qui, incompatible avec la matière tant qu’elle procédait du Père seulement, devint accessible à la matière dès qu’elle procéda du Père et du Verbe. Le premier Yod du mot ‘ïehi‘ désigne le Père ; le dernier Yod désigne la lumière céleste ; ce Yod fut placé après le Hé, parce que pour que la lumière céleste qu’il désigne devînt accessible à la matière, il a fallu qu’elle procédât du Père et du Verbe : du premier Yod et du Hé. »vii

Un autre symbolisme employé par le Zohar fait référence aux trois points-voyelles, c’est-à-dire les signes diacritiques notés sous forme de points, et utilisés par la grammaire hébraïque pour vocaliser les consonnes.

Ces trois points se situent respectivement au-dessus, au milieu et en-dessous des lettres qu’ils vocalisent. On imagine que ces trois positions spatiales peuvent symboliser une hiérarchie de trois essences divines au sein même de la Divinité, le Père, le Verbe et la Lumière.

L’analogie avec la Trinité chrétienne du Père, du Fils (qui est le Verbe), et le Saint Esprit est évidemment frappante.

« Comme les trois points-voyelles désignent également les trois hypostases divines : le Holem désignant le Père, le Choureq, le Verbe, et le Chireq la Lumière céleste, il s’ensuit que cette dernière hypostase procède des deux premières avec lesquelles elle ne forme qu’une. C’est pourquoi le mot ‘or est pourvu du point-voyelle Holem, point suspendu au-dessus de la lettre sans la toucher, afin de nous indiquer que, la lumière procédant du Père symbolisé par le point-voyelle Holem, ayant été inaccessible à la matière, il a fallu qu’elle procédât du Père et du Verbe. »viii

A l’image déjà évoquée du Père et de la Mère céleste, le Zohar n’hésite pas à ajouter une autre métaphore encore, celle de la ‘semence’ divine associée au point du milieu, Choureq, anthropomorphisant plus encore la notion de génération divine.

« Tel est le mystère symbolisé par les trois points-voyelles : Holem , Choureq et Chireq. Le Point du milieu constitue la semence sacrée, sans laquelle la fécondité ne serait pas possible. Ainsi, par l’union de la lumière active du côté droit avec la lumière passive du côté gauche, union qui s’opère dans la Colonne du milieu, apparaît la base du monde, qui est appelée « Tout », parce qu’elle unit toutes les lumières, celles du côté droit avec celles du côté gauche. »ix

Cette idée de « semence » divine est ré-employée à travers un autre symbolisme, celui du Jour, du Crépuscule et de la Nuit. Le Jour et la Nuit qui sont comme le Père et la Mère, et entre eux deux il y a le Crépuscule qui figure la ‘semence’ (divine), — l’union des trois formant image fort crue d’un coït transcendant, engendrant le ‘lendemain’, c’est-à-dire le Temps…

Et cette image de l’engendrement du Temps par Dieu, est elle-même une image de l’engendrement continuel de Dieu par lui-même.

« Le jour et la nuit sont l’image des lumières. Tant que la lumière domine, l’obscurité qui est passive se tient à l’écart. Mais lorsque, à la fin du jour, la lumière, affaiblie, s’unit à l’obscurité dans le crépuscule l’équilibre étant établi, la nuit prend la place du jour. C’est donc de l’union entre le jour et la nuit, dans le crépuscule qui constitue la semence, qu’est né le lendemain ; sans nuit, il n’y aurait pas de lendemain. La seule différence entre les parties du jour et les lumières célestes est celle-ci : alors que les parties du jour arrivent successivement, le crépuscule succède au jour, et la nuit au crépuscule ; les trois lumières célestes se manifestent simultanément. Mais comme il faut, pour provoquer la fécondité, que la contribution du mâle excède celle de la femelle, Élohim, qui forme la Colonne du milieu, est de la même essence que la lumière active du côté droit et la lumière passive du côté gauche, mais il participe plus de la première que de la seconde. »x

On retrouve ces mêmes métaphores basées sur le couple mâle/femelle + semence dans les interprétations des sephirot de la cabale, et notamment les trois premières, Kether, Binâ, Ḥokhmâ, à savoir la Couronne, l’Intelligence et la Sagesse, entre-liées par divers liens et processus d’engendrement.

« La Séphira Binâ ou Intelligence, ou Esprit Saint, est appelée le supérieur, et la Séphira Ḥokhmâ, ou Sagesse, ou Verbe, est appelée le inférieur.

Cette appellation de supérieur est donnée à l’Esprit Saint, et ce rôle de principe mâle lui est attribué, dans le cas spécial…

Les commentateurs Mikdasch Mélekh, ch. 96, et Aspaklaria ha-Meira, VI, reproduits par le Nitzoutzé Oroth, a.1, note 2, s’expriment de cette façon: « D’après une tradition qui nous est parvenue, le supérieur (Binâ dans ce cas) est appelé « Principe mâle » parce que c’est par lui que le Hé inférieur (Ḥokhmâ, dans ce cas), descendra de haut en bas, et le inférieur est appelé « Principe femelle » parce que le supérieur (Binâ) procède du Yod (Kether) et du inférieur (Ḥokhmâ); Kether est donc (dans le cas de la procession de Binâ) le mâle, et le inférieur la femelle. » – On peut y avoir le mystère de la manifestation du (Incarnation du Verbe): le inférieur (Ḥokhmâ) est devenu chair par l’opération du supérieur (Binâ). Et Binâ ( supérieur) procède de Kether (Yod, Père) et du inférieur (Fils, femelle, passif dans ce cas). »xi

Pour appliquer en quelque sorte ces éléments théoriques nous informant des processions qui animent le sein de la Divinité selon divers modes de conjonction, d’union, de spiration, de montée et de descente, il convient maintenant de focaliser l’analyse, avec leur aide, sur un texte biblique de première importance, celui de l’apparition de Dieu à Abraham, alors qu’il était « assis à l’entrée de sa tente » à Mamréxii.

On sait que le Dieu Un se présenta à Abraham en prenant la forme de trois « hommes ». Cette visite est d’abord une théophanie, mais elle est aussi, comme on va le voir, une « Annonciation » (idée qui sera reprise plus tard par le christianisme avec l’Annonce faite à Marie), et elle est surtout l’occasion pour Dieu de féconder immédiatement les entrailles de Sara, la femme jusqu’alors stérile d’Abraham, qui accouchera quelque temps plus tard d’Isaac.

Cet événement singulier est donc particulièrement chargé de symboles, et il est l’occasion d’un déploiement bien concret de plusieurs des « essences » divines, interagissant avec une femme et un homme, selon des modes variés.

Les trois « hommes » s’adressent à Abraham:

« Ils lui dirent: ‘Où est Sara, ta femme?’ Il répondit: ‘Elle est dans la tente’.

L’un d’eux reprit: ‘Certes, je reviendrai à toi l’an prochain et voici, un fils sera né à Sara, ton épouse.’ Or, Sara écoutait à l’entrée de la tente qui se trouvait derrière lui. »xiii

Il faut d’abord souligner ici le jeu des pronoms personnels: les trois « hommes » posent, ensemble et à l’unisson, une question à Abraham. Puis « l’un d’eux », non identifié, fait l’annonce décisive, — annonce que Sara écoute, tout en restant cachée derrière l’entrée de la tente.

On remarque surtout qu’à ce moment précis, le texte emploie une formule étrange:  וְהוּא אַחֲרָיו , ve hou aaraïou, mot à mot: « et lui, derrière lui », alors qu’on devrait s’attendre à lire, soit: « et elle, derrière lui », soit: « et lui, devant elle [Sara] » ou « lui, devant elle [la porte de la tente] ».

C’est à cette étrangeté de la lettre du texte que le Zohar s’attaque.

« Il est écrit: ‘Et Sara écoutait à l’entrée de la tente; et lui était derrière.’ Qui est-ce qui est désigné par ces mots: ‘… Et lui (ve hou) était derrière’? L’Écriture aurait dû dire: ‘… Et elle (ve hi) était derrière’ ? Mais la vérité est que l’Écriture a la signification suivante: Sara écoutait la ‘Porte de la tente’; ce qui veut dire qu’elle écoutait la voix du Saint, béni soit-il; car ‘Porte de la tente’ désigne le degré inférieur de l’essence divine; ce degré constitue la porte de la Foi. Et l’Écriture ajoute: ‘… Et lui était derrière’, ce qui veut dire que le degré supérieur de l’essence divine acquiesça. »xiv

Selon le Zohar, la Porte de la tente représente un degré « inférieur » de l’essence divine, et la Voix du Saint en représente un degré « supérieur ».

Il y avait donc entre Sara et l’homme qui avait pris la parole (la Voix du Saint), une autre essence divine, qui était la « Porte » (de la tente, — ou de la Foi).

Mais les questions se multiplient alors.

Quel était le rôle exact de cette Porte (de la Foi)? Il y avait déjà trois visiteurs, et voilà que la Porte jouait aussi sa propre partition, en s’interposant dans la relation entre la Voix du Saint et Sara (pour la faciliter en la médiatisant?).

Et à quoi le degré supérieur de l’essence divine acquiesça-t-il ?

Le Zohar reste elliptique à ce sujet. Nous ne pouvons que multiplier les conjectures.

Acquiesça-t-il avec le fait que Sara écoutât la conversation entre Abraham et les trois hommes incarnant la Chekhina, et commît de la sorte une indiscrétion?

Ou bien acquiesça-t-il avec le fait que Sara osa s’approcher (en se cachant) de la Porte de la tente, c’est-à-dire, selon le Zohar, du degré inférieur de l’essence divine?

Ou bien est-ce l’essence divine qui, dans son degré supérieur, acquiesça avec les paroles prononcées par la voix du Saint, qui représentait alors la voix du degré inférieur de l’essence divine?

De toutes ces hypothèses, il ressort que non seulement l’essence divine de degré inférieur serait distinguée de l’essence divine de degré supérieur, mais aussi que, à l’occasion, leurs paroles, idées ou volontés respectives pourraient différer les unes des autres. Sinon, quelle nécessité d’acquiescer avec soi-même?

Il y a de toutes façons une réelle ambiguïté sur l’identité de celui qui fait l’annonce de la naissance à venir. L’un des trois visiteurs prend la parole, mais le verset biblique ne le désigne que par un anonyme va yomer, ‘et il dit’…

Si le texte original reste ambigu, le Zohar n’hésite pas en revanche à le désigner indirectement, d’abord en l’identifiant à la ‘Porte de la tente’, derrière laquelle Sara se tient, et derrière l’autre côté de laquelle « Lui » aussi se tient.

« Aussi lorsque la bonne nouvelle fut annoncée à Abraham, c’était ce degré de l’essence divine appelée ‘Porte de la tente’ qui prononça ces paroles: ‘Je reviendrai chez toi’ ainsi qu’il est écritxv. Et il dit: ‘Je reviendrai chez toi dans un an.’ L’Écriture se sert du mot ‘il dit’; mais elle ne désigne pas celui qui dit, parce que ce mot désigne la ‘Porte de la tente’. C’est pourquoi l’Écriture ajoute: ‘…Et Sara écoutait’; car elle n’a jamais entendu la voix de ce degré de l’essence divine. Ainsi s’explique le sens de ce verset: ‘…Et Sara écouta la Porte de la tente’, ce qui veut dire qu’elle a réellement entendu la voix de ce degré de l’essence divine appelé ‘Porte de la tente’ qui annonça cette bonne nouvelle à Abraham en lui disant: ‘Je reviendrai chez toi dans un an. Et Sara ta femme aura un fils.’ « 

On comprend alors qu’il ne s’agissait pas seulement pour Sara d’écouter la « Porte », il fallait aussi qu’elle écoute, c’est-à-dire qu’elle ouvre sa propre porte à la « bonne nouvelle », qui n’était pas seulement une parole, mais bien un germe fécondant, une « semence » divine.

Quelle était cette propre porte de Sara?

Sa foi, bien sûr, mais aussi sa matrice.

Préfigurant, en quelque manière, l’annonce fait à Marie, comme on l’a déjà noté, la parole divine n’est pas ici seulement l’expression d’une intention potentielle, elle est l’instrument actif de sa propre réalisation.

La réalisation de quoi?

La réalisation de la fécondation du sein de Sara par le Verbe divin.

C’est là, du moins, la thèse du Zohar, particulièrement révolutionnaire, puisqu’elle revient à affirmer que la puissance divine a fécondé ici, non une vierge, comme dans le cas de Marie, mais une vieille femme, une nonagénaire, non seulement stérile, mais depuis longtemps ménopausée.

Mystère de la fécondation. Mystère plus profond encore, celui de la foi.

« Parce que le mystère de la Foi consiste dans l’union de Dieu avec une femme qu’il féconde, à l’exemple de l’union du mâle et de la femelle. C’est pourquoi Abraham a répondu: ‘Elle est dans la tente’ . Il désignait la tente dont il est parlé dans le verset précité. Abraham dit ainsi aux anges: Si c’est Dieu lui-même qui doit féconder Sara, elle se trouvera dans le même cas que pour la naissance de la ‘tente’ qui embrasse toute chose. »xvi

Et Jean de Pauly, ou plutôt de son vrai nom, Paulus Meyer, de commenter: « ‘Ce passage du Zohar doit être médité par ceux qui n’y veulent pas voir une confirmation du mystère sublime de l’Incarnation du Hé, par l’opération du Vav. »

Ceci est évidemment est une allusion directe à l’Incarnation du Christ par l’opération du Saint Esprit, mais réinterprétée selon les symboles de la Cabale juive.

Il nous faut maintenant écouter comment le Zohar théorise le fait même de la fécondation, et plus généralement l’essence de toute fécondation possible.

« Toute fécondation dans le monde doit être attribuée à la manifestation d’ ‘Eléh‘, c’est-à-dire du Verbe, qui s’est en quelque sorte, séparé de la Pensée suprême pour s’unir à ‘Iam(Mer, symbole de la matière), et former ainsi le nom d’Elohim qui signifie, d’après le Zohar (fol 17b)xvii « Dieu et Mer », (autrement dit: Dieu et matière, Homme-Dieu). Ainsi Elohim a dû se séparer en quelque sorte de la Pensée suprême pour rendre la fécondation possible ».xviii

Le Zohar (II, 173bxix, 246a) affirme aussi positivement que les âmes (nechama) sont elles-mêmes divisées en mâles et femelles, de même que l’esprit de vie (nephech), ainsi que l’esprit intellectuel, rouaḥ (cf. Zohar V, fol 85b).xx

L’idée de fécondation mettant en branle trois principes (mâle, femelle et semence) est donc absolument universelle. Elle est biologique, mais aussi théologique, théophanique et même théurgique (dans les cas analogues d’Isis et de Marie)xxi.

On trouve cette idée opératoire en Dieu lui-même, mais aussi par extension naturelle, dans les âmes, les esprits et les intelligences.

L’idée de fécondation, que l’on trouve naturellement dans la nature, se trouve donc profondément associée à l’essence même du divin.

On pourrait en déduire, avec Schellingxxii, qu’il n’y a plus d’antinomie du divin et du naturel, lorsque le sujet (en l’occurrence Sara) décide de voir (ou d’écouter) ces deux pôles comme étant identiques.

Cette idée (l’identité de Dieu et de la nature ), bien comprise, tient du miracle.

Mais en réalité, elle nous amène à penser que toute idée est aussi une sorte de miracle, dont l’origine se situe non dans pas la nature (le cerveau vu par les neurosciences), mais dans un lieu intemporel, un lieu que l’on aimerait appeler l’absolu.

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iLa doctrine de la Trinité du Dieu Un.

iiLa traduction de Jean de Pauly utilise la transcription « Jéhova » que j’ai préféré rendre par le Tétragramme francisé en ‘YHVH’.

iiiCf. Zohar, II, 201a, et III, 172b.

ivZohar, Tome I, 16a. Trad. Jean de Pauly. Maisonneuve & Larose, 1985

vLa traduction de Jean de Pauly utilise la transcription « Jéhova », mais j’ai préféré rendre ici le Tétragramme en le francisant sous la forme ‘YHVH’.

viZohar, Tome I, 16a. Trad. Jean de Pauly. Maisonneuve & Larose, 1985

viiZohar, Tome I, 16b. Trad. Jean de Pauly. Maisonneuve & Larose, 1985

viiiZohar, Tome I, 16b. Trad. Jean de Pauly. Maisonneuve & Larose, 1985

ixZohar, Tome I, 17a. Trad. Jean de Pauly. Maisonneuve & Larose, 1985

xZohar, Tome I, 17a. Trad. Jean de Pauly. Maisonneuve & Larose, 1985

xiNote 413 du tome I p. 128-129 , traduction Jean de Pauly (tome VI), à propos de Zohar 96a

xiiGen 18, 1-16

xiiiGen 18, 9-10.

xivZohar, Tome II, 103a. Trad. Jean de Pauly. Maisonneuve & Larose, 1985, p.17

xvGen 18,10

xviNote 420 du Zohar, tome II p. 137-138 , Dans le tome VI de la traduction Jean de Pauly, à propos de Zohar 101b

xviiLe mot « Élohim » est composé de « El » et « ha-ïam » ce qui signifie « Dieu » et « la mer ». Comme le mot « ha-ïam » est constitué des mêmes lettres que le mot « ïamah », l’Écriture nous indique par là que toute querelle, qui est symbolisée par la mer, vient de Dieu quand elle a pour but la gloire du ciel ; car « El » étant mêlé à « ha-ïam », on obtient « Élohim » ; mais lorsque la gloire de Dieu n’a aucune part à la querelle, « El » se détache d’ « Élohim », et il ne reste que « ïamah » qui désigne le grand océan dont l’abîme cache le Scheol, séjour des mauvais esprits. Lorsque la séparation des eaux a eu lieu, la querelle a cessé ; car, en s’interposant entre elles, Élohim leur sert de trait d’union. Les eaux d’en haut forment la partie mâle ; celles d’en bas la partie femelle. Les premières sont appelées « Élohim » ; les secondes « Adonaï », ; les premières sont symbolisées par la première lettre « Hé» du nom sacré Jéhovah, et les secondes par la seconde lettre « Hé ». Pour que l’union fût faite entre les eaux d’en-haut appelées du nom d’ « Élohim » et celles [18a] d’en bas appelées du nom d’ « Adonai », Élohim s’interposa entre les eaux mâles et les eaux femelles et s’en constitua le trait d’union. Bien que cette interposition ait eu lieu le deuxième jour de la création, la discorde ne cessa jusqu’au troisième jour. Et c’est parce que la discorde existait encore pendant le deuxième jour de la création, qu’en ce jour l’Écriture ne dit pas : « Et Dieu vit que cela était bon », comme c’est le cas pour tous les autres jours de la création. Comme ce n’était qu’au troisième jour que l’œuvre du deuxième, c’est-à-dire la cessation complète de la discorde, a été achevée, le mot « bon » n’est employé qu’au troisième jour, où, la lettre « Vav » s’étant interposée entre les deux lettres « Hé » du nom sacré de Jéhovah, l’union du nom sacré et gravé est devenue parfaite. »

xviiiZohar. Traduct. Jean de Pauly, tome VI, Ed. Maisonneuve et Larose, 1985, Notes du Tome I, p.73

xix[173 b] De même qu’un esprit ne peut se mêler à un autre esprit, I’esprit impur ne peut s’harmoniser avec l’esprit saint. La nuit est divisée en trois veilles, auxquelles correspondent les trois légions d’anges louant Dieu tour à tour. D’après une autre interprétation, l’homme est composé du monde d’en haut et du monde d’en bas; et c’est pourquoi il renferme à la fois le (un) principe mâle et femelle. L’esprit est aussi composé du (d’un) principe mâle et du (d’un) principe femelle. Voilà pour quoi l’homme est gravé en haut conforme à son corps; car le corps de l’homme correspond à son esprit.

xxDans la Note 356 du tome I p. 116 de l’édition de Pauly (tome VI) à propos de Z 83a, on lit que le Zohar (fol. 62a) distingue entre Nephech, qui désigne l’esprit vital, et Rouaḥ, qui désigne l’esprit intellectuel, et enfin Nechama, qui désigne l’âme proprement dite, ou l’esprit moral. Tous les hommes sont pourvus de Nephech, la plupart de Rouaḥ, et les justes seulement de Nechama. Dès que ces trois essences sont unies ensemble, elles ne forment qu’un tout.

xxiLe Professeur M. Buydens (ULB), que je remercie ici, m’a fait remarquer la profonde analogie entre les personnages d’Isis, de Sara et de Marie, qui toutes trois conçoivent par l’intervention du Dieu, en quelque sorte par « wifi ».

xxii« L’antinomie du divin et du naturel, qui se reproduit partout, ne s’efface que par la résolution du sujet de concevoir les deux termes comme identiques, bien que cette identité soit incompréhensible. Une telle unité subjective, c’est ce qu’exprime l’idée du miracle. L’origine de chaque idée est, d’après cette manière de voir, un miracle, puisqu’elle naît dans le temps, sans avoir de rapport avec lui. Aucune idée ne peut naître d’une manière temporelle; elle est l’absolu, c’est-à-dire Dieu même qui se manifeste. (…) Là où le divin ne vit pas sous une forme permanente, mais dans de fugitives apparences, il a besoin de moyens qui le fixent et l’immortalisent par la tradition. » F.W.J. von Schelling. Écrits philosophiques. Leçons sur la méthode des études académiques. Huitième Leçon. Sur la construction historique du christianisme. Traduit de l’allemand par Ch. Bénard. Ed Joubert et Ladrange, Paris, 1847, p. 128

The Ambiguous Ishmael


– Ishmael and Hagar –

The important differences of interpretation of Ishmael’s role in the transmission of the Abrahamic inheritance, according to Judaism and Islam, focused in particular on the question of the identity of the son of Abraham who was taken to the sacrifice on Mount Moriah. For the Jews, it is unquestionably Isaac, as Genesis indicates. Muslims claim that it was Ishmael. However, the Koran does not name the son chosen for the sacrifice. In fact, Sura 36 indirectly suggests that this son was Isaac, contrary to later reinterpretations of later Islamic traditions.

It may be that, contrary to the historical importance of this controversy, this is not really an essential question, since Ishmael appears as a sort of inverted double of Isaac, and the linked destinies of these two half-brothers seem to compose (together) an allegorical and even anagogical figure – that of the ‘Sacrificed’, a figure of man ‘sacrificed’ in the service of a divine project that is entirely beyond him.

The conflict between the divine project and human views appears immediately when one compares the relatively banal and natural circumstances of the conception of Abram’s child (resulting from his desire to ensure his descent ii, a desire favored by his wife Sarai), with the particularly improbable and exceptional circumstances of the conception of the child of Abraham and Sarah.

One can then sense the tragic nature of the destiny of Ishmael, the first-born (and beloved) son of Abraham, but whose ‘legitimacy’ cannot be compared to that of his half-brother, born thirteen years later. But in what way is it Ishmael’s ‘fault’ that he was not ‘chosen’ as the son of Abraham to embody the Covenant? Was he ‘chosen’ only to embody the arbitrary dispossession of a mysterious ‘filiation’, of a nature other than genetic, in order to signify to the multitudes of generations to come a certain aspect of the divine mystery?

This leads us to reflect on the respective roles of the two mothers (Hagar and Sarah) in the correlated destiny of Ishmael and Isaac, and invites us to deepen the analysis of the personalities of the two mothers in order to get a better idea of those of the two sons.

The figure of Ishmael is both tragic and ambiguous. I will attempt here to trace its contours by citing a few ‘features’ both for and against, by seeking to raise a part of the mystery, and to penetrate the ambiguity of the paradigm of election, which can mean that « the election of some implies the setting aside of others », or on the contrary, that « election is not a rejection of the other ».iii

Elements Against Ishmael :

a) Ishmael, a young man, « plays » with Isaac, a barely weaned child, provoking the wrath of Sarah. This key scene is reported in Genesis 21:9: « Sarah saw the son of Hagar mocked him (Isaac). » The Hebrew word מְצַחֵק lends itself to several interpretations. It comes from the root צָחַק, in the verbal form Piel. The meanings of the verb seem at first glance relatively insignificant:

Qal :To laugh, rto ejoice. As in : Gen 18,12 « Sara laughs (secretly) ». Gen 21:6 « Whoever hears of it will rejoice with me.

Piël : To play, to joke, to laugh. As in Gen 19:14 « But it seemed that he was joking, that he said it in jest. » Ex 32:6 « They stood up to play, or to dance ». Judge 16:25 « That he might play, or sing, before them ». Gen 26:8 « Isaac played or joked with his wife. Gen 39:14 « To play with us, to insult us ».

However, Rashi’s meanings of the word in the context of Gen 21:9 are much more serious: ‘idolatry’, ‘immorality’, and even ‘murder’. « Ridicule: this is idolatry. Thus, ‘they rose up to have fun’ (Ex 32:6). Another explanation: This is immorality. Thus ‘for my own amusement’ (Gen 39:17). Another explanation: this is murder. So ‘let these young men stand up and enjoy themselves before us’ (2 Sam 2:14). Ishmael was arguing with Isaac about the inheritance. I am the elder, he said, and I will take double share. They went out into the field and Ishmael took his bow and shot arrows at him. Just as in: he who plays the foolish game of brandons and arrows, and says: but I am having fun! (Prov 26:18-19).»

Rashi’s judgment is extremely derogatory and accusatory. The accusation of ‘immorality’ is a veiled euphemism for ‘pedophilia’ (Isaac is a young child). And all this derived from a special interpretation of the single word tsaḥaq, – the very word that gave Isaac his name… Yet this word comes up strangely often in the context that interests us. Four important biblical characters ‘laugh’ (from the verb tsaḥaq), in Genesis: Abraham, Sarah, Isaac, Ishmael – except Hagar, who never laughs, but cries. Abraham laughs (or smiles) at the news that he is going to be a father, Sarah laughs inwardly, mocking her old husband, Isaac laughs while wrestling and caressing his wife Rebecca (vi), but only Ishmael, who also laughs while playing, is seriously accused by Rashi of the nature of this laughter, and of this ‘game’.

b) According to the commentators (Berechit Rabbah), Ishmael boasted to Isaac that he had the courage to voluntarily accept circumcision at the age of thirteen, whereas Isaac underwent it passively at the age of eight days.

c) Genesis states that Ishmael is a ‘primrose’, a misanthropic loner, an ‘archer’ who ‘lives in the wilderness’ and who ‘lays his hand on all’.

d) In Gen 17:20 it says that Ishmael « will beget twelve princes. « But Rashi, on this point, asserts that Ishmael in fact only begat ‘clouds’, relying on the Midrash which interprets the word נְשִׂיאִים (nessi’im) as meaning ‘clouds’ and ‘wind’. The word nessi’im can indeed mean either ‘princes’ or ‘clouds’, according to the dictionary (vii). But Rashi, for his own reason, chooses the pejorative meaning, whereas it is God Himself who pronounces this word after having blessed Ishmael.

Elements in Favor of Ishmael:

a) Ishmael suffers several times the effects of Sarah’s hatred and the consequences of Abraham’s injustice (or cowardice), who does not defend him, passively obeys Sarah and remorselessly favors his younger son. This has not escaped the attention of some commentators. Ramban (the Nahmanides) said about sending Hagar and Ishmael back to the desert: « Our mother Sarai was guilty of doing so and Abram of having tolerated it ». On the other hand, Rashi says nothing about this sensitive subject.

Yet Abraham loves and cares for his son Ishmael, but probably not enough to resist the pressures, preferring the younger, in deeds. You don’t need to be a psychoanalyst to guess the deep psychological problems Ishmael is experiencing about not being the ‘preferred’, the ‘chosen’ (by God) to take on the inheritance and the Covenant, – although he is nevertheless ‘loved’ by his father Abraham, – just as Esau, Isaac’s eldest son and beloved, was later robbed of his inheritance (and blessing) by Jacob, because of his mother Rebekah, and despite Isaac’s clearly expressed will.

(b) Ishmael is the son of « an Egyptian handmaid » (Genesis 16:1), but in reality she, Hagar, according to Rashi, is the daughter of the Pharaoh: « Hagar was the daughter of the Pharaoh. When he saw the miracles of which Sarai was the object, he said: Better for my daughter to be the servant in such a house than the mistress in another house. » (Commentary of Genesis 16:1 by Rashi)

One can undoubtedly understand the frustrations of a young man, first-born of Abraham and grandson of the Pharaoh, in front of the bullying inflicted by Sarah.

c) Moreover, Ishmael is subjected throughout his childhood and adolescence to a form of disdain that is truly undeserved. Indeed, Hagar was legally married, by the will of Sarah, and by the desire of Abraham to leave his fortune to an heir of his flesh, and this after the legal deadline of ten years of observation of Sarah’s sterility had elapsed. Ishmael is therefore legally and legitimately the first-born son of Abraham, and of his second wife. But he does not have the actual status, as Sarah jealously watches over him.

d) Ishmael is thrown out twice in the desert, once when his mother is pregnant with him (in theory), and another time when he is seventeen years old (being 13 years old at the time of Isaac’s birth + 4 years corresponding to Isaac’s weaning). In both cases, his mother Hagar had proven encounters with angels, which testifies to a very high spiritual status, which she did not fail to give to her son. Examples of women in the Hebrew Bible having had a divine vision are extremely rare. To my knowledge, in fact, there are none, except for Hagar, who had divine visions on several occasions. Rashi notes of Gen 16:13: « She [Hagar] expresses surprise. Could I have thought that even here in the desert I would see God’s messengers after seeing them in the house of Abraham where I was accustomed to seeing them? The proof that she was accustomed to seeing angels is that Manoë when he first saw the angel said, « Surely we will die » (Jug 13:27). Hagar saw angels four times and was not the least bit afraid. »

But to this, we can add that Hagar is even more remarkable because she is the only person in all the Scriptures who stands out for having given not only one but two new names to God: אֵל רֳאִי , El Ro’ï, « God of Vision »viii , and חַי רֹאִי , Ḥaï Ro’ï, the « Living One of Vision »(ix). She also gave a name to the nearby well, the well of the « Living One of My Vision »: בְּאֵר לַחַי רֹאִי , B’ér la-Ḥaï Ro’ï. x

It is also near this well that Isaac will come to settle, after Abraham’s death, – and especially after God has finally blessed him, which Abraham had always refused to do (xii). One can imagine that Isaac had then, at last, understood the depth of the events which had taken place in this place, and with which he had, in spite of himself, been associated.

In stark contrast to Hagar, Sarah also had a divine vision, albeit a very brief one, when she participated in a conversation between Abraham and God. But God ignored Sarah, addressing Abraham directly, asking him for an explanation of Sarah’s behavior, rather than addressing her (xiii). She intervened in an attempt to justify her behavior because « she was afraid, » but God rebuked her curtly: « No, you laughed.

Making her case worse, she herself later reproached Ishmael for having laughed too, and drove him out for that reason.

e) Ishmael, after these events, remained in the presence of God. According to Genesis 21:20, « God was with this child, and he grew up (…) and became an archer. « Curiously, Rashi does not comment on the fact that « God was with this child. On the other hand, about « he became an archer », Rashi notes proudly: « He was a robber… ».

f) In the desire to see Ishmael die, Sarah twice casts spells on him (the ‘evil eye’), according to Rashi. The first time, to make the child carried by Hagar die, and to provoke his abortionxv, and the second time to make him sick, even though he was hunted with his mother in the desert, thus forcing him to drink much and to consume quickly the meager water resources.

g) At the time of his circumcision, Ishmael is thirteen years old and he obeys Abraham without difficulty (whereas he could have refused, according to Rashi, the latter counts to his advantage). Abram was eighty-six years old when Hagar gave birth to Ishmael (Gen 16:16). Rashi comments: « This is written in praise of Ishmael. Ishmael will therefore be thirteen years old when he is circumcised, and he will not object. »

h) Ishmael is blessed by God during Abraham’s lifetime, whereas Isaac is blessed by God only after Abraham’s death (who refused to bless him, knowing that he was to beget Esau, according to Rashi).xvi

i) Ishmael, in spite of all the liabilities of his tormented life, was reconciled with Isaac, before the latter married Rebekah. Indeed, when his fiancée Rebekah arrives, Isaac has just returned from a visitexvii to the Well of the Living of My Vision, near which Hagar and Ishmael lived.

Moreover, his father Abraham ended up « regularizing the situation » with his mother Hagar, since he married her after Sarah’s death. Indeed, according to Rashi, « Qeturah is Hagar. Thus, for the second time, Ishmael is « legitimized », which makes it all the more remarkable that he gives precedence to his younger brother at Abraham’s funeral.

(j) Ishmael lets Isaac take the precellence at the burial of their father Abraham, as we know from Gen 25:9: « [Abraham] was buried by Isaac and Ishmael, his sons. « The preferential order of the names testifies to this.

k) The verse Gen 25:17 gives a final positive indication about Ishmael: « The number of years of Ishmael’s life was one hundred thirty-seven years. He expired and died. « Rashi comments on the expression « he expired » in this highly significant way: « This term is used only in connection with the righteous. »

Let’s now conclude.

On the one hand, Islam, which claims to be a ‘purer’, more ‘native’ religion, and in which the figure of Abraham represents a paradigm, that of the ‘Muslim’ entirely ‘submitted’ to the will of God, – recognizes in Isaac and Ishmael two ‘prophets’.

On the other hand, Ishmael is certainly not recognized as a ‘prophet’ in Israel.

These two characters, intimately linked by their destiny (sons of the same father, and what a father!, but not of the same mother), are also, curiously, figures of the ‘sacrifice’, although in different ways, and which need to be interpreted.

The sacrifice of Isaac on Mount Moriah ended with the intervention of an angel, just as the imminent death of Ishmael in the desert near a hidden spring ended after the intervention of an angel.

It seems to me that a revision of the trial once held against Ishmael, at the instigation of Sarah, and sanctioned by his undeserved rejection outside the camp of Abraham, and the case againt Ishmael should be re-opened.

It seems indispensable, and not unrelated to the present state of the world, to repair the injustice that was once done to Ishmael.

_______________

i Qur’an 36:101-113: « So we gave him the good news of a lonely boy. Then when he was old enough to go with him, [Abraham] said, « O my son, I see myself in a dream, immolating you. See what you think of it. He said, « O my dear father, do as you are commanded: you will find me, if it pleases God, among those who endure. And when they both came together and he threw him on his forehead, behold, We called him « Abraham »! You have confirmed the vision. This is how We reward those who do good. Verily that was the manifest trial. And We ransomed him with a bountiful sacrifice. And We perpetuated his name in posterity: « Peace be upon Abraham. Thus do We reward those who do good, for he was of Our believing servants. And We gave him the good news of Isaac as a prophet of the righteous among the righteous. And We blessed him and Isaac. »

This account seems to indicate indirectly that the (unnamed) son who was taken to the place of the sacrifice is, in fact, Isaac, since Isaac’s name is mentioned twice, in verses 112 and 113, immediately after verses 101-106, which describe the scene of the sacrifice, – whereas the name Ishmael, on the other hand, is not mentioned at all on this occasion. Moreover, God seems to want to reward Isaac for his attitude of faith by announcing on this same occasion his future role as a prophet, which the Qur’an never does about Ishmael.

ii Gen 15, 2-4. Let us note that the divine promise immediately instils a certain ambiguity: « But behold, the word of the Lord came to him, saying, ‘This man shall not inherit you, but he who comes out of your loins shall be your heir. If Eliezer [« this one, » to whom the verse refers] is clearly excluded from the inheritance, the word of God does not decide a priori between the children to come, Ishmael and Isaac.

iiiCourse of Moïse Mouton. 7 December 2019

ivTranslation of the French Rabbinate, adapted to Rachi’s commentary. Fondation S. et O. Lévy. Paris, 1988

« v » Hagar raised her voice, and she cried. (Gen 21:16)

viGn 26.8. Rachi comments: « Isaac says to himself, ‘Now I don’t have to worry anymore because nothing has been done to him so far. And he was no longer on guard. Abimelec looked – he saw them together. »

viiHebrew-French Dictionary by Sander and Trenel, Paris 1859

viiiGn 16.13

ixGn 16, 14: Rachi notes that « the word Ro’ï is punctuated Qamets qaton, because it is a noun. He is the God of vision. He sees the humiliation of the humiliated. »

xGn 16, 14

xi Gn 25.11

xiiiGn 18.13

xivGn 18.15

xvRachi comments on Gen 16:5 as follows: « Sarai looked upon Agar’s pregnancy with a bad eye and she had an abortion. That is why the angel said to Hagar, « You are about to conceive » (Gen 16:11). Now she was already pregnant and the angel tells her that she will be pregnant. This proves that the first pregnancy was not successful. »

xviRachi explains that « Abraham was afraid to bless Isaac because he saw that his son would give birth to Esau. »

xviiGn 24, 62

Foi et Loi


– Le rabbin Chaoul, disciple du rabbin Gamaliel –

A un moment crucial de l’Exode, juste après que Moïse lui eut lu le « livre de l’Alliance », le peuple d’Israël, tout entier rassemblé, prononça d’une voix ces paroles : נַעֲשֶׂה וְנִשְׁמָע na’assèh vé-nichma’, « Nous ferons et nous entendrons » (Ex 24,7).

Quelque temps auparavant, le peuple avait déjà utilisé, seule, l’expression: vé-nichma’, « Nous entendrons » (Ex 20,15).

Elohim venait de dire les « Dix Paroles » au mont Sinaï, au milieu des tonnerres, des feux et des fumées. Pris de peur, le peuple avait demandé à Moïse de servir désormais d’intermédiaire : « Toi, parle-nous et nous entendrons, mais qu’Elohim ne nous parle plus car nous en mourrions. » (Ex 20,15).

Peu après, le peuple avait clamé d’une voix l’autre expression : na’assèh, « Nous ferons » (Ex 24,3).

Moïse était revenu vers le peuple, après sa rencontre solitaire avec YHVH, et il lui avait transmis « toutes les paroles de YHVH » : כָּל-דִּבְרֵי יְהוָה kol dibri Adonaï.

« Et tout le peuple (כָּל-הָעָם, kol ha-’am) cria d’une seule voix (קוֹל אֶחָד , qol éḥad), et ils dirent : toutes les paroles que YHVH a dites (kol ha-devarim acher dibber Adonaï), nous ferons (נַעֲשֶׂה , na’asseh) » (Ex 24,3).

Lorsque le peuple d’Israël fut confronté directement, une première fois, aux paroles de YHVH, il demanda la médiation de Moïse pour pouvoir les entendre. Et lorsqu’il les entendit une deuxième fois, Moïse lui ayant communiqué oralement toutes les paroles de YHVH, le peuple dit qu’il ferait.

C’est seulement lorsque Moïse mit toutes ces paroles divines par écrit (Ex 24,4), constituant ainsi le livre de l’Alliance, סֵפֶר הַבְּרִית , sefer ha-brit, que le peuple s’écria : na’asséh vé-nichma’, « nous ferons et nous entendrons » (Ex 24,7).

« Nous entendrons », d’abord, « nous ferons », ensuite, « nous ferons et nous entendrons » enfin…

Le verset Ex 24,7 fait partie de ceux qui condense et résume le mieux l’essence de la foi juive, – de laquelle on dit souvent qu’elle prône une orthopraxie plutôt qu’une orthodoxie. Autrement dit, le judaïsme se caractériserait d’abord par la fidélité envers la pratique.

Ce verset est l’un des plus scrutés par les générations successives de commentateurs, sans doute parce qu’il donne apparemment la précellence au verbe עָשָׂה, ‘assah « faire, accomplir » sur le verbe שָׁמַע, chama’ « entendre, comprendre, obéir », – ce dernier verbe n‘étant pas d’ailleurs dénué d’une certaine ambiguïté sémantique.

L’ordre choisi pour énoncer les deux verbes peut être interprété comme privilégiant le ‘faire’ (l’accomplissement de la Loi) sur son ‘écoute’ ou sa ‘compréhension’, qui s’en déduirait donc a posteriori.

Abraham ibn Ezra (1089-1164), célèbre commentateur du Moyen âge, a livré quatre explications possibles de l’ordre d’énonciation de ces deux verbesi.

-La mise en pratique de la loi écrite doit s’accompagner de sa répétition orale : ‘nous ferons’ tout ce qui est écrit et ‘nous écouterons’ en permanence la loi prononcée de notre bouche, pour ne pas l’oublier.

-Autre explication: ‘nous ferons’ les commandements plantés dans notre cœur, et ‘nous écouterons’ les commandements reçus de la tradition.

-Autre explication: ‘nous ferons’ tous les commandements qui nous ont été ordonnés jusqu’à présent, et ‘nous écouterons’ tous les commandements futurs.

-Autre explication: ‘nous ferons’ les commandements positifs, et ‘nous écouterons’ les commandements négatifs.

Ces quatre interprétations ouvrent des pistes fort différentes, et qui vont bien au-delà du primat du ‘faire’ sur le ‘comprendre’. Elles jouent sur les diverses dialectiques de la mémoire écrite et de la mémoire orale, des injonctions venant du cœur et de la tradition, des lois déjà données et de celles à venir, et encore sur la différence entre lois positives, à ‘faire’, et négatives, à ‘ne pas faire’.

Abraham ibn Ezra ouvrit encore une autre question, aux répercussions profondes: faut-il donner un poids équivalent à toutes les lois ? Autrement dit, faut-il considérer que le serment de ‘faire’ et ‘entendre’ (ou ‘comprendre’) s’applique à l’intégralité des lois mosaïques, ou bien faut-il séparer ces dernières en plusieurs catégories, notamment celles qu’il faut ‘faire’, et celles qu’il faut ‘entendre’ (ou ‘comprendre’) ?

Une lignée de commentateurs relève à ce sujet une différence de nature entre les lois (michpatim) qu’ils jugent ‘rationnelles’ et les commandements (ḥouqim), considérés comme ‘irrationnels’ ou du moins ‘difficiles à comprendre’. A ces derniers appartiennent par exemple les lois sur la pureté, la référence à la vache rousse, l’interdiction de mêler la laine et le lin dans un habit, etc.

D’autres commentateurs, y compris des auteurs contemporains comme Yeshayahou Leibowitz, ne font pas acception de ces nuances entre divers types de lois. Ils considèrent que si la religion juive peut en effet être considérée comme ritualiste, le système des commandements pratiques (les mitsvot) ne relève pas d’une logique déterminée. Les mitsvot doivent simplement être respectés en tant que tels, pour eux-mêmes, de façon totalement désintéressée, sans y mettre l’attachement ‘affectif’ ou même ‘idolâtrique’ que la Kabbale ou les courants de pensée équivalents, ainsi qu’une certaine piété populaire, leur accordent. L’essence du système des mitsvot ne doit pas se chercher dans ses détails ou dans son improbable logique. Ce système doit être accepté comme tel, et ‘compris’ comme un tout. Sa légitimité réside surtout dans le fait qu’il a été jadis reçu par les fidèles, qui ont choisi, génération après génération, de reproduire la manière de vivre qui lui est associée, et qui est transmise par la loi orale.

« La spécificité du judaïsme ne se situe pas dans un système de mitsvot et règles établies a priori, mais dans le fait qu’il adopte ce système. […] On peut donc dire que le judaïsme historique n’existe que dans la mesure où il impose au fidèle un certain mode de vie quotidien, même si sa traduction dans les actes découle directement de la tradition orale, qui émane elle-même de la perception et de la connaissance d’hommes qui ont choisi de vivre selon la Torah – et de ce fait, elle est loin d’être un code rigide. […] Les mitsvot pratiques sont le judaïsme et le judaïsme n’existe pas sans elles ».ii

Ajoutons que des commentateurs ont suggéré que les Anciens n’ont en fait vu et ‘compris’ qu’une partie seulement de la vérité qui leur a été révélée. C’est pourquoi s’il faut faire ce qu’édicte la loi écrite, il faut aussi toujours à nouveau écouter la loi orale, et la comprendre, dans son essence plurielle, vivante, évolutive.

La loi écrite et la loi orale ont un point commun, elles demandent à être entendues et comprises. ‘Entendre’ et ‘comprendre’ se dénotent par un même verbe en hébreu, chama’, verbe qui doit lui-même être entendu et compris à son propre niveau de profondeur, qui est plus abyssal que ce que l’on imagine a priori.

La formule na’asséh vé-nichma’ exprime en apparence seulement la primauté du faire sur le comprendre, mais aussi, dans sa spontanéité et sa compacité, un lien consubstantiel entre la foi et la Loi.

Par foi, le peuple juif s’engage dans la Loi, – en action et en esprit.

Il y a encore autre chose à en dire, selon le rabbin Chaoul, disciple du rabbin Gamaliel.

Chaoul, aussi connu sous le nom de Paul, niait la primauté des actes (les mitsvot) sur la foi. Il se référait à la promesse faite à Abraham, plus ancienne que celle faite à Moïse, et surtout plus universelle, puisque adressée à travers Abraham à sa descendance et à l’ensemble des Nations  :
« En effet, ce n’est pas par la loi que l’héritage du monde a été promis à Abraham ou à sa postérité, c’est par la justice de la foi. Car, si les héritiers le sont par la loi, la foi est vaine, et la promesse est anéantie ».iii

L’interprétation de Chaoul était radicale, révolutionnaire, — et aux yeux des Juifs ses contemporains, tant pharisiens que sadducéens, elle fleurait l’hérésie.

A quoi sert exactement la Loi ? La Loi est un joug et un fardeau. Elle est si difficile que personne n’est en mesure de la suivre intégralement, ce qui implique qu’elle est toujours occasion de susciter la colère de Dieu, puisqu’il est impossible de la respecter, tant formellement qu’en esprit.

La Loi est trop lourde pour l’homme. Elle ne fait que l’écraser de son poids. Elle le rend pécheur, sans cesse.

« Par la pratique de la Loi, personne ne deviendra juste devant Dieu. En effet, la Loi fait seulement connaître le péché. »iv

C’était là, d’ailleurs, reprendre une ancienne leçon du Psalmiste : « N’entre pas en jugement avec Ton serviteur, nul vivant n’est justifié devant Toi » (Ps 143,2). Ou encore: « Si tu retiens les fautes, Adonaï, Seigneur, qui subsistera ? » (Ps 130,3)

Il y avait aussi ce paradoxe. Les nations, qui n’ont pas reçu la Loi, ne peuvent être jugées coupables de la transgresser.

« Car la Loi aboutit à la colère de Dieu, mais là où il n’y a pas de Loi, il n’y a pas non plus de transgression. »v

C’était une question d’une portée universelle. La foi seule peut-elle servir à justifier l’homme qui n’a pas reçu la Loi?

« En effet, nous estimons que l’homme est justifié par la foi, sans la pratique de la Loi.  Ou bien, Dieu serait-il seulement le Dieu des Juifs ? N’est-il pas aussi le Dieu des nations ? Bien sûr, il est aussi le Dieu des nations.»vi

Dieu est en effet le Dieu des nations, du moins si l’on se réfère à la promesse jadis faite à Abraham.

« Voilà pourquoi on devient héritier par la foi : c’est une grâce, et la promesse demeure ferme pour tous les descendants d’Abraham, non pour ceux qui se rattachent à la Loi seulement, mais pour ceux qui se rattachent aussi à la foi d’Abraham, lui qui est notre père à tous. »vii

Il ne s’agit pas de renoncer à la Loi, mais d’invoquer à la fois la Loi (écrite par Moïse) et la foi, bien plus originelle, d’Abraham.

La Loi, certes, est ce qu’il y a de plus haut : « Ainsi, la Loi est sainte ; le commandement est saint, juste et bon ».viii

Mais cette sainteté, cette justice et cette bonté se situent bien au-delà des capacités de l’Homme.

De plus, si la Loi est ce qu’il y a de plus saint, de plus juste et de meilleur, il y a quelque chose d’encore plus saint, de plus juste et de bien meilleur…

Quoi? — La grâce.

« Vous n’êtes plus sujets de la Loi, vous êtes sujets de la grâce de Dieu ».ix

La Loi doit-elle être remplacée par la grâce ? Non. Les deux sont indissolublement liées. De même, d’ailleurs, que le sort des Juifs et des Nations.

« Ainsi, entre les Juifs et les païens, il n’y a pas de différence : tous ont le même Seigneur, généreux envers tous ceux qui l’invoquent ».x

Des païens qui ne cherchaient pas à devenir des justes ont obtenu de le devenir, par la foi. Israël qui a gardé et qui cherche à observer la Loi, pour devenir « juste », n’y est pas toujours parvenu, apparemment. Il y avait une pierre d’achoppement…

« Au lieu de compter sur la foi, ils comptaient sur les œuvres. Ils ont buté sur la pierre d’achoppement dont il est dit dans l’Écriture : Voici que je pose en Sion une pierre d’achoppement, un roc qui fait trébucher. Celui qui met en lui sa foi ne connaîtra pas la honte ».xi

Isaïe avait déjà prophétisé que YHVH serait « un piège, un rocher qui fait tomber, une pierre d’achoppement pour les deux maisons d’Israël, un filet et un piège pour les habitants de Jérusalem. »xii

Mais Isaïe avait aussi parlé d’une autre pierre que le Seigneur allait poser en Sion, non pas une pierre d’achoppement cette fois, mais une pierre de fondation.

« Ainsi parle le Seigneur YHVY : Voici que je vais poser en Sion une pierre, une pierre de granite, pierre angulaire, précieuse, pierre de fondation bien assise : celui qui s’y fie ne sera pas ébranlé. »xiii

Ces deux pierres, l’une d’achoppement, l’autre de fondation, ne sont-elles pas comme deux métaphores? Qui en révélera le sens?

Le rabbin Chaoul, disciple du rabbin Gamaliel, admira « l’audace » d’Isaïe admonestant Israël. Cela lui donna peut-être le désir d’être « audacieux », lui aussi, par une autre provocation bien dans sa façon:

« Je pose encore la question : Israël n’aurait-il pas compris ? Moïse, le premier, dit : Je vais vous rendre jaloux par une nation qui n’en est pas une, par une nation stupide je vais vous exaspérer.xiv Et Isaïe a l’audace de dire : ‘Je me suis laissé trouver par ceux qui ne me cherchaient pas, je me suis manifesté à ceux qui ne me demandaient rien’xv, tandis qu’il dit à l’adresse d’Israël : ‘Tout le jour j’ai tendu les mains vers un peuple désobéissant et rebelle’xvi. »xvii

Dans son audace, Chaoul a l’intuition d’un mystère plus profond.

« C’est ainsi qu’Israël tout entier sera sauvé, comme dit l’Écriture : De Sion viendra le libérateur, il fera disparaître les impiétés du milieu de Jacob. Certes, par rapport à l’Évangile, ils sont des adversaires, et cela, à cause de vous ; mais ils sont, selon l’Élection, des bien-aimés, et cela, à cause de leurs pères. Les dons gratuits de Dieu et son appel sont sans repentance. »xix

Ce mystère scelle la communauté de destin entre les Juifs et la totalité des Nations.xviii

Les Juifs et les Nations, un jour, proclameront d’une voix commune l’abasourdissante, insondable et impénétrable vérité:

« Quelle profondeur la sagesse et la connaissance de Dieu ! Ses décisions sont insondables, ses chemins sont impénétrables ! »xx

_________________

ihttp://www.akadem.org/medias/documents/Naasse-venichma-Doc4.pdf

iiY. Leibowitz, Judaïsme, peuple juif et État d’Israël, Paris, Jean-Claude Lattès, 1985. Cité in Sylvie Anne Goldberg, « Na‘assé vé-nishma. Nous ferons et nous entendrons ». De la croyance dans le judaïsme. P. Gisel, S. Margel (éds), Le Croire au cœur des sociétés et des cultures, Bibliothèque des Sciences Religieuses, Turnhout, Brepols, 2011, p. 43-63

iii Rm 4, 13-14

ivRm 3,20

vRm 4,15

viRm 3,28-29

viiRm 4, 16

viiiRm 7,12

ixRm 6,14

xRm 10,12

xiRm 9, 32-33

xiiIs 8,14

xiiiIs 28,16

xivDt 32,21 : « Ils m’ont rendu jaloux avec un néant de dieu  (בְלֹא-אֵל, littéralement « avec un non-dieu ») , ils m’ont irrité par leurs êtres de rien (בְּהַבְלֵיהֶם ) ; eh bien ! Moi, je les rendrai jaloux avec un néant de peuple (בְּלֹא-עָם) , je les irriterai avec une nation stupide  (בְּגוֹי נָבָל) . »

xvIs 65,1

xviIs 65,2

xviiRm 10, 19-21

xviiiRm 11,25

xixRm 11, 26-29

xxRm 11,33

The Secret of the One who Speaks


« The Sacrifice of Isaac » (Caravaggio)

All languages have their own words for ‘secret’, which unconsciously reveal a part of it.

The Greek word for secret is ἀπόῤῥηθον, aporrhêton, which literally means « far, or away, from speech ». The secret is properly what is « unspeakable », either that which cannot be said, since the resources of language are insufficient, or that which must be kept silent, since words must be kept away. The emphasis is on speech and language, their limits or their impotence. This is why the idea of secrecy among the Greeks is well expressed in hermeticism and in the religions of the mysteries, where the initiate must swear to keep secret the things taught.

In Latin, the word secretum (from the verb seco, secare, sectum, « to cut ») etymologically evokes the idea of separation, of physical cut. The emphasis is not on language, but on place or space. The secret is what is separated from the rest of the world, what is cut off from it. The secret participates in a partition of the world into highly differentiated zones, exclusive of each other.

In Hebrew, the word for secret is רָז (raz). It is a word of Persian origin. In the Bible it is only found in the book of Daniel, then at a rather late date, where it takes on the meaning of « mystery ».

Sanskrit offers, among other words: गुप्त, gupta and गुह्यguhya. The word gupta comes from the root gup- , « to keep, protect, defend ». It first means « protected, hidden ». It also means « secret » by derivation. In Sanskrit, secrecy seems to be less an end in itself, to be kept for what it is worth, than a means to protect the person who benefits from it. As for guhya, it comes from the root guh-, « tocover, to conceal, to hide ». Guhya is what must be hidden, like a magic formula, or the sexual organs, of which this word is also the name. Here too, the emphasis is on the veil and the act of veiling, more than on what is veiled.

In contrast, the German word for secret, Geheimnis, precisely brings out the link between the secret and the interiority, the inner self. The secret is what is deep in the heart, or in the intimacy of the soul.

We could go on for a long time with this anthology of the word « secret » in different languages. But we already sense that each culture has a conception of the secret that corresponds as well as possible to what it agrees to reveal to itself and to what it agrees to show to the world, as for its (collective) unconscious .

This is also true of individuals, and of the secrets that inhabit them, or that found them.

In A Taste for Secrecy, Jacques Derrida declares that the secret is « the very non-phenomenality of experience », and « something that is beyond the opposition of phenomenon and non-phenomenon, and which is the very element of existence »i.

Even if everything could be said, there is something that will always resist, that will always remain secret, singular, unique, irreplaceable, « even without having to hide anything »ii.

This singular, specific secret is not even opposed to what is not secret. Nor is it ineffable. This secret is the secret of all that is said. The secret undoes what is brought forward by the word.

The secret « undoes the word », which is also the characteristic of deconstruction.

By undoing the word, the secret takes on an absolute significance. This secret that can never be shared, even at the moment of sharing, occupies a position of overhang: it is the very condition of sharing.

This is the absolute secret. The secret is an « absolute » that reigns above or within the existing, or is completely detached from it. Derrida says: « It is the ab-solute even in the etymological sense of the term, that is to say what is cut off from the bond, detached, and cannot bind; it is the condition of the bond but it cannot bind: that is the absolute; if there is an absolute, it is secret. It is in this direction that I try to read Kierkegaard, Isaac’s sacrifice, the absolute as secret and as the ‘other’. Not transcendent, not even beyond myself: a resistance to the light of phenomenality that is radical, irreversible, to which one can give all sorts of forms, death, for example, but it is not even death. » iii

« The absolute as a secret and as the ‘other’ ». But « not transcendent ».

A rather enigmatic formula, admittedly…. But how is Isaac’s sacrifice linked to the question of the secret, if the absolute is the « other » and is not « transcendent »?

We need a tighter analysis.

« Abraham took the wood of the sacrifice, put it on Isaac his son, took the fire and the knife in his hand, and they both went together.» iv

Rashi comments: « They both went together: Abraham who knew he was going to sacrifice his son, walked with the same goodwill and joy as Isaac who suspected nothing. « 

Abraham kept the secret of what awaited Isaac. He told him nothing. The secret was absolute. Abraham did not let anything show on his face. He even walked cheerfully, according to Rashi, so as not to arouse any fear in Isaac. But some suspicion nevertheless arose and Isaac finally questioned his father: « ‘Here is the fire and the wood, but where is the lamb of the burnt offering?’ Abraham answered: ‘God himself will choose the lamb of the burnt offering, my son,’ and they both went together. » v

The repetition of this phrase, « they both went together », suggests two different meanings. Rashi comments: « And though Isaac understood that he was going to be immolated, ‘they both went together’, with one heart. »

The first time, it is Abraham who took the emotional burden on him. The second time, it was Isaac. He did not show anything about what he had guessed to be his fate. He kept his emotion secret.

In both cases, for Abraham and for Isaac, – absolute secrecy of the heart, but a secrecy that was not transcendent, indeed.

It was only the secret of a silent father, in one case, and the secret of a son who was silent, in the other. It was a doubly absolute secret, one can imagine.

Or, perhaps, was the absolute also present, secretly, in these moments, in two different ways?

This absolute, so secret, so doubly secret, can also, in fact, be called the « other ».

One could even suggest that this absolute wasthe « All Other ».

But then why does Derrida insist on the idea that the Absolute which is the « other » is precisely not « transcendent »?

In the text of Genesis, however, transcendence does appear at this crucial moment in all splendor: « But a messenger of the Lord called to him from heaven, and he said, ‘Abraham… Abraham!’ He answered, ‘Here I am,’ and said, ‘Do not lay a hand on this young man, do nothing to him! For now I know that you fear God, you who did not deny me your son, your only son ». vi

One knows that the absolute is secret, that it is the « other ». As for being « transcendent », it is a question of interpretation.

Shortly after finding a ram embarrassed by its horns in a bush and sacrificing it as a burnt offering in place of his son, Abraham named the place where this whole scene had taken place: « YHVH will see. »vii In Hebrew: יְהוָה יִרְאֶה (‘Adonai-Yiré’)

The Targum interprets this verse as follows, according to Rashi: God will choose for Himself this place to make His Divine Presence reside there and to make offerings there. And it will be said about this place: It is on this mountain that God makes Himself seen by His people.

But if « YHVH will see » is to be understood as « God will be seen », the Targum should also explain why the active way (God will see) has been changed into a passive way (God will be seen).

The Midrach gives yet another interpretation, according to Rachi. « YHVH will see » means: « The LORD will see this offering to forgive Israel every year and to spare it the punishment it deserves. So it will be said in the generations to come: Today God shows Himself on the mountain. Isaac’s ashes are still there to make atonement for our sins. »

A Cartesian spirit will point out that the ashes of the ram offered as a holocaust are still on the mountain called « YHVH will see », but certainly not the ashes of Isaac, since the latter left, alive and well, with his father to Beer-sheba.

From all of this, it emerges that the initial secret, so opaque, unravels endlessly, in twisted insinuations, in down-to-earth or messianic interpretations, depending on different « points of view ».

For us, who respect grammatical values more than lyrical flights of fancy, we will remember above all that « He will see » may also mean « He will be seen ».

Ultimately, it is the grammar itself, the foundation of the language, that must be deconstructed if we want to unlock the secret, not of the language, but of the one who speaks.

iJacques Derrida, Maurizio Ferraris. Le goût du secret. Hermann. 2018, p.69-70

iiIbid, p.70

iiiIbid, p.70

ivGen. 22.6

vGen. 22, 7-8

viGen. 22, 11-13

viiGen. 22.14

Death in the Palaeolithic and the Future of Mankind


The world would have been created about 6000 years ago, according to Jewish tradition. However, modern science estimates that the Big Bang took place 13.8 billion years ago. These both claims seem contradictory. But it is easy to retort that the biblical years could just be metaphors. Moreover, the alleged age of the Big Bang is itself questionable. Our universe may have had earlier forms of existence, impossible to observe from our present position in space-time, because the cosmological horizon forms an impenetrable barrier.

Science has its own intrinsic limits. It can definitely not go beyond the walls of the small cosmological jar in which we are enclosed, apparently. What about the meta-cosmic oceans which undoubtedly exist beyond the horizons perceived by current science?

For those who nevertheless seek to contemplate the possibility of origins, there are other ways of meditation and reflection. Among these is the exploration of the depth of the human soul, which in a sense goes beyond the dimensions of the cosmological field.

When Abraham decided to emigrate from Ur in Chaldea, around the 12th century BC, it was already more than two thousand years that Egypt observed a religion turned towards the hope of life after death. Ancient Egyptians worshiped a unique God, Sovereign of the Universe, Creator of the world, Guardian of all creation. Archaeological traces of funerary rites testify to this, which have been discovered in Upper Egypt, and which date from the 4th millennium BC.

But can we go even further back into the past of mankind?

Can we question the traces of prehistoric religions in order to excavate what is meta-historical, and even meta-cosmic?

In the caves of Chou-Kou-Tien, or Zhoukoudian according to the Pinyin transcription, 42km from Beijing, archaeologists (including Pierre Teilhard de Chardin) discovered the remains of hominids in 1926. They were given the name Sinanthropus pekinensis, then Homo erectus pekinensis. Dating is estimated at 780,000 years. These hominids mastered hunting, tool making and fire. They managed to live for hundreds of thousands of years and to face successive periods of glaciation and warming. The successive geological strata that contain their remains and those of animals from those distant times bear witness to this.

The geological earth is like a memorial and trans-generational Noah’s Ark.

Skulls have been found at the Chou-Kou-Tien site, but none of the other bones of the human skeleton. According to some interpretations, these are therefore the remains of cannibal feasts, carried out for religious purposes.

“The bodies had been decapitated after death, buried until they had decomposed, and the heads were then carefully preserved for ritual purposes, doubtless, as in Borneo today, because in them it was supposed that soul’substance resided having the properties of a vitalizing agent. As the skulls show signs of injuries they may have been those of victims who had been killed and their crania broken open in order to extract the brain for sacramental consumption. If this were so, probably they represent the remains of cannibal feasts, organized cannibalism in that case having been an established feature of the cult of the dead in the Mid-Pleistocene in North China in which the cutting off and preservation of the head, skull or scalp was a prominent feature during or after the sacred meal, either to extract its soul substance or as a trophy.”i

This theory takes on more weight if we consider a number of other discoveries in other parts of the world.

In the caves of Ofnet in Bavaria, 33 prehistoric skulls have been discovered, arranged « like eggs in a basket », as one of the discoverers put it. Of these skulls, 27 of them were covered in red ochre and facing west. It has been established that the skulls were detached from the bodies with the help of carved flints.

The manner in which the skulls were detached from the skeleton and the traces of trepanation suggest that the brains were ritually extracted and probably consumed during funeral meals, as a sign of « communion » with the dead.

This cannibalism would therefore not be directed against enemy hordes. Moreover, on the same site, 20 children’s skeletons adorned with snail shells, 9 women’s skeletons with deer tooth necklaces, and 4 adult men’s skeletons were found. This reinforces the idea of funeral ceremonies.

In Jericho, 7 skulls were found whose features had been cast in plaster and then carefully decorated with shells (cowries and bivalves representing the eyelids, vertical slits simulating the pupil of the eye).ii

In Switzerland, in the Musterian Caves of Drachenloch, a set of bear heads looking to the east has been found, and in Styria, in Drachenhöhle, a Musterian pit with 50 bear femurs also looking to the east.

Similar traces of ritual burial have been found in Moustier (Dordogne), La Chapelle-aux-Saints (Corrèze) and La Ferrassie (Dordogne).iii

It can be deduced from these and many other similar facts, that in the Palaeolithic, for probably a million years, and perhaps more, the cult of the dead was observed according to ritual forms, involving forms of religious belief. Certain revealing details (presence of tools and food near the buried bodies) allow us to infer that hominids in the Palaeolithic believed in survival after death.

In these caves and caverns, in China or Europe, Palaeolithic men buried their dead with a mixture of veneration, respect, but also fear and anxiety for their passage into another world.

From this we can deduce that, for at least a million years, humanity has been addressing an essential question: what does death mean for the living? How can man live with the thought of death?

For a thousand times a thousand years these questions have been stirring the minds of men. Today’s religions, which appeared very late, what sort of answers do they bring ?

From a little distanced point of view, they bring among other things divisions and reciprocal hatreds, among peoples packed into the narrow anthropological space that constitutes our cosmic vessel.

None of today’s religions can reasonably claim the monopoly of truth, the unveiling of mystery. It is time to return to a deeper, more original intuition.

All religions should take as their sacred duty the will to ally themselves together, to face in common the mystery that surpasses them entirely, encompasses them, and transcends them.

Utopia? Indeed.

iE.O. James, Prehistoric Religion, (1873), Barnes and Nobles, New York, 1957, p.18

iiKinyar. Antiquity, vol 27, 1953, quoted by E.O. James, Prehistoric Religion, (1873), Barnes and Nobles, New York, 1957

iiiE.O. James, Prehistoric Religion, (1873), Barnes and Nobles, New York, 1957

Religions of blood and religion of milk


The ancient Jewish religion, from its origin, favored the oblation of blood, the animal sacrifice to God. A lamb, a goat, a heifer or a dove could do the trick. The Egyptologist Jan Assmann argues that the sacrifice of sheep or cattle was conceived by Moses as a way of affirming the symbolism of a « counter-religion », in order to stand out as far as possible from the ancient Egyptian religion. In fact, the ancient Egyptian religion considered the Bull (Serapis) as a divine avatar, which it was obviously a “sacrilege” to sacrifice. Taking the exact opposite side by choosing the sacrifice of blood was an effective way of cutting all bridges with the past.

Much further to the East, in the Indus basin, and long before the time of Abraham or Moses, the even older religion of the Veda excluded any animal sacrifice. On the contrary, the Cow was (and still is) sacred. This is why only the milk of the cow was sacrificed, not its blood.

The Cow was considered as a divine symbol, because it represented the cosmic cycle of life. And milk embedded its essence.

How so?

The sunlight floods the earth, makes the grass grow, which feeds the cow, which produces the milk. In the final analysis, this milk comes from cosmic, solar forces. It is then used in the sacrifice in the form of « clarified butter ». Sôma is composed of this liquid, flammable butter and other psychotropic vegetable juices. By burning in the sacred fire, the butter from the cosmos returns to its origin, in the form of flame, smoke and odor, and embodies the homage paid to the universal Divinity.

The 9th Mandala of the Rig Veda is dedicated to this Vedic worship of the Sôma. It contains hymns and prayers to the Divine Sôma:

« You who flows very gently, perfectly liquid, light up, O Sôma, you who has been poured out as a libation to the Burning One ». (Hymn I,1)

“Burning” or “Ardent” is one of the Names of the Divine.

The Sôma flows to regale Heaven, it flows for « comfort » and for the « voice » (« abhi vajam uta çravah« ). The Sôma is divine. The sacrifice of Sôma is an image of the union of the divine with the divine through the divine: « O Sôma, unite with you through you. »

The sacrifice of the Sôma is a metaphor of life, which is transmitted incessantly, constantly diverse, eternally mobile.

« The daughter of the sun lights the Sôma, which comes out of the fleece and flows around what remains constant and what develops.”

The « daughter of the sun » is a figure of the sacred fire. The « fleece » is the envelope of skin that was used to preserve the Sôma. What is « constant » and what « develops » are metaphors of the sacred fire, or a figure of the sacrifice itself, an image of the link between the Divinity and mankind.

The Sacred Fire is also divine. It is a God, who manifests the sacrifice and transcends it. It flies towards the woods of the pyre, before rising ever higher, towards the sky.

« This undead God flies, like a bird, to the woods to sit down. « (Rig Veda, 9th Mandala, Hymn III, 1)

« This God, who is on fire, becomes a chariot, becomes a gift; he manifests himself by crackling. « (Ibid. III,5)

The liquid Sôma is given to the Sôma that catches fire. Having become a flame, it gives itself to the Fire.

The Veda sees libation, the liquid Sôma, as a « sea ». This sea in flames « crackles », and the Fire « neighs like a horse ». The Fire gallops towards the divine, always further, always higher.

« By going forward, this has reached the heights of the two Brilliant Ones, and the Rajas which is at the very top. « (Ibid. XXII, 5).

The « Two Brillant » and the « Rajas » are other Names of God.

« This flows into Heaven, liberated, through darkness, lit with generous oblations. This God poured out for the Gods, by a previous generation, of gold, flows into that which enflames it.  » (Ibid. III,8-9).

The marriage of somatic liquor and burning fire represents a divine union of the divine with itself.

« O you two, the Ardent and the Sôma, you are the masters of the sun, the masters of the cows; powerful, you make the crackling [the thoughts] grow ». (Ibid. XIX, 2)

The meanings of words shimmer. The images split up. The flames are also « voices ». Their « crackling » represents the movement of thought, which is synonymous with them.

« O Fire, set in motion by thought [the crackle], you who crackle in the womb (yoni), you penetrate the wind by means of the Dharma (the Law) ». (Ibid. XXV,2)

Erotic metaphor ? No more and no less than some images of the Song of Songs.

They are rather figures of thought referring to a philosophical, or even theological system. In the Veda, Fire, Thought, Word, Cry, Wind, Law are of the same essence.

But the yoni also puts us on the trail of Vedic mysticism. The yoni, the womb, is the name given to the stone crucible that receives the burning liquor. The yoni, by its position in the sacrifice, is the very cradle of the divine.

A Vedic Divine, born of a yoni bathed in divine liquor and set ablaze with divine flames.

« This God shines from above, in the yoni, He, the Eternal, the Destroyer, the Delight of the Gods » (Ibid. XXVIII, 3).

God is the Highest and He is also in the yoni, He is eternal and destructive, He is gold and light, He is sweet and tasty.

« They push you, you Gold, whose flavour is very sweet, into the waters, through the stones, – O Light, libation of Fire. « (Ibid. XXX, 5).

Light born from light. God born of the true God.

These images, these metaphors, appeared more than a thousand years before Abraham, and more than two thousand years before Christianity.

Nothing really new under the sun..

Metaphysics of Butter


The Rig Veda is the most ancient source we can draw from to try to understand what the nascent state of humanity was, – and to grasp the permanence of its dreams. Religion and society, then, were in a childhood that did not exclude a profound wisdom, more original than anything that antiquity could conceive of later, and of which Solomon himself was a distant heir.

For a long time unwritten, transmitted orally for millennia by pure thinkers and ascetics without fail, the memory of the Veda bears witness to a moment in humanity much older than the time of Abraham. When this prophet of the monotheism left Ur in Chaldea, around 1200 BC, for his exile to the North then to the South, many centuries had already passed over the Oxus valleys and the Indus basin. More than a millennium before Abraham, time had sedimented the deep memory of the Veda. Long before Abraham, Vedic priests celebrated the idea of a unique and universal deity. And Melchisedech himself, the oldest prophetic figure quoted in the Bible, is a partridge of the year, if we compare him to the obscure continuation of the times that preceded him, and which allowed his coming.

These ideas must be penetrated if we want to put an end to the drama of the exception and of history, and understand what humanity as a whole has been carrying within it from the beginning.

Man has always been possessed by an intuition of the Divine, and this intuition must be grasped by opening up to what remains of its origin. The Bible is a fairly recent document, and its price should not make us forget its relative youth. Its age goes back at most to a thousand years before our era. In contrast, the Veda is one or even two millennia older.

This is why I believe it is important to rely, even today, on the soul of the Veda, to try to understand the unity of the human adventure. And to sense its possible evolution – so much so that the past is one of the potential forms of the future.

To illustrate this point, I would like to propose a quick review of some of the images celebrated by the Veda, to show its universality and depth.

In ancient times, the melted butter (ghṛita) alone represented a kind of cosmic miracle. It embodied the cosmic alliance of the sun, nature and life: the sun, source of all life in nature, makes the grass grow, which nourishes the cow, which exudes its intimate juice, the milk, which becomes butter by the action of man (churning), and finally comes to flow freely as sôma on the altar of sacrifice to mingle with the sacred fire, to nourish the flame, to generate light, and to spread the odor capable of rising to the heavens, concluding the cycle. A simple and profound ceremony, originating in the mists of time, and already possessing the vision of the universal cohesion between the divine, the cosmos and the human.

“From the ocean, the wave of honey arose, with the sôma, it took on the form of ambrosia. This is the secret name of ‘Butter’, the language of the Gods, the navel of the immortal. (…) Arranged in three parts, the Gods discovered in the cow the Butter that the Paṇi had hidden. Indra gave birth to one of these parts, the Sun the second, the third was extracted from the wise man, and prepared by the rite. (…) They spring from the ocean of the Spirit, these streams of Butter a hundred times enclosed, invisible to the enemy. I consider them, the golden rod is in their midst. (…) They jump before Agni, beautiful and smiling like young women at the rendezvous; the streams of Butter caress the flaming logs, the Fire agrees with them, satisfied.”i

If one finds in ‘Butter’ connotations that are too domestic to be able to bear the presence of the sacred, it is thought that the Priests, Prophets and Kings of Israel, for example, did not fear being anointed with sacred oil, butter and chrism, the maximum concentration of meaning, where the product of the Cosmos, the work of men, and the life-giving power of God magically converge.

igVéda IV,58

Nudity and Mystery


There are four kinds of nudity in the Bible.

The first kind of nudity is the proud and innocent nudity of Adam and Eve in the Garden of Eden. « Now they were both naked, the man and his wife, and they were not ashamed. « (Gen. 2:25).

The second kind of biblical nakedness is that of the man who is not fully conscious, for example when he is drunk. This was the case of Noah: « He drank of his wine and became drunk, and laid himself bare in the midst of his tent. Ham, the father of Canaan, saw his father’s nakedness and went outside to tell his two brothers. « (Gen. 9:21-22)

The third kind of (partial) nudity comes from the observance of certain rites, under certain circumstances, for example having one’s head uncovered, one’s face unveiled, or tearing one’s clothes. Thus Moses said to Aaron, Eleazar and Ithamar: « Do not uncover your heads or tear your clothes, unless you want to die and bring divine wrath upon the whole community. « (Lev. 10:6)

Sadness and mourning had taken hold of Aaron and his sons because a divine fire had just fatally burned two of his other sons. But Moses did not allow them to express their sorrow according to the agreed rites (head uncovered, clothes torn), because this misfortune that befell them came from the divine anger.

In another episode, it is the unveiled face of Abraham’s wife that is the problem, because it arouses the Pharaoh’s desire and incites Abraham to lie to him about his wife, whom he presents as his sister.

« When he was about to arrive in Egypt, he said to Sarai his wife, « I know that you are a woman with a graceful face. It will happen that when the Egyptians see you, they will say, ‘This is his wife’, and they will kill me and keep you alive. « (Gen. 12:11-12)

The fourth kind of nudity is that of the shameful body. “The Eternal God called the man and said to him, ‘Where are you?’ He answered, ‘I heard your voice in the garden. I was afraid, because I am naked, and I hid myself.’ Then he said, ‘Who told you that you were naked?’”(Gen. 3:9-11)

I propose to interpret these four kinds of nudity as four different allegories of mystery.

They are so many images of the various ways in which man confronts what escapes him, when he approaches what he cannot grasp, trying to reach what is absolutely transcendent.

There are myriads of mysteries, furtive or infinite, subtle or profound. Some are clearly visible, brought to light, but irreducibly incomprehensible, and others seem intelligible, but in reality reserved, elusive, exclusive.

Of all the mysteries that heaven and earth conceal, many are beyond human reach, and many are destined for only a chosen few. As for the common mysteries, they are shared by all, but they can have several levels of unveiling, requiring, to understand them, various qualities.

In principle, the naked essence of the mystery cannot be seen as it is. But there are intermediate cases.

Seeking to lift the veil, to expose the mystery, always implies a risk.

Aaron, respecting the rites, uncovers his head, tears his garments, but against time, against sense, and then risks arousing divine anger.

The nakedness of drunken Noah presents another risk.

Without having looked for it, Ham saw by chance the « nudity » of his father. Ham will be punished not for having « seen » it, but for not having « hidden » it.

Instead of acting immediately, taking the necessary measures, Ham went out to reveal the incident to his brothers Shem and Japheth. Instead, he should have covered up his father’s « nakedness ». One might say, metaphorically, that he should have hidden the “mystery” instead of revealing it to those who were not initially chosen to see it.

In fact, it was his brothers who took the initiative to carefully cover the « nudity », by approaching their father backwards and turning their faces away.

Although they have not « seen » the mystery, they will be rewarded for not trying to « see » it precisely, but rather, out of respect, for giving it back its full aura.

The first nudity, the happy nudity of Adam and Eve, is that of the beginnings. This is yet another image. At the beginning, they saw the entire mystery, without veil. Full revelation, « frontal » nudity, dazzling perhaps? The paradox for Adam and Eve is that they were not fully aware of the profound nature of what was then revealed to them. Everything was unveiled, but it was as if there was nothing special for them to see, as if the mystery actually dissolved in their eyes without really letting itself be seen, although it was actually « visible ». Trap of the visible not intelligible. Ties of an un-exercised intelligence. Laces, corsets, of an untried will to see.

Adam and Eve did not see the mystery that surrounds them, they were not aware of their own mystery. The mystery was indeed there, present in them, around them, but they knew nothing of it.

The fourth kind of nudity is the « shameful » one. Adam then knew and finally saw his nudity as it was, but he was « ashamed » of it. What does this metaphor teach us?

The mystery was revealed to him in an instant. Adam’s consciousness had access to the knowledge of a mystery that was briefly « revealed » to him. But the presence of the mystery was immediately withdrawn, because he was not worthy of it.

Four ways of biblical nakedness, four ways of seeing or not seeing, of fleeing or grasping the mystery.

Four metaphors of the weakness of human consciousness.

Knowing Women


Adam « knew » Eve, and she conceived Cain, then Abel and Seth. But the Bible never says that Abraham, Isaac, Jacob or Moses « knew » their wives, notes Philo of Alexandria. Why not? Was it out of prudishness?

Abraham, Isaac, Jacob and Moses were wise men. But, according to Philo, the « woman » can be understood as an image that represents the senses, the sensations. For a wise man, « knowing the woman » may be interpreted, counter-intuitively, as the capacity to put sensations at a distance. Lovers of wisdom and those who seek true knowledge must “repudiate” their senses, not to succumb to their seductions. To truly « know », one must « know » the senses, not to be satisfied with them, but to question them, to put them at a distance.

Abraham, Isaac, Jacob and Moses have their « virtues » for « wife ». Sarah, Abraham’s wife, is « princess and guide », Rebekah, Isaac’s wife, embodies « perseverance », according to Philo. Jacob’s wife, Leah, represents « the virtue of endurance » and Sipporah, Moses’ wife, is the image of « the virtue that ascends from earth to heaven ».

Let’s take the reasoning a little further. Can we then say that these wise men « knew » their « virtue »?

Can the metaphor of intimate, conjugal union be spun in this context? Philo considers this point and warns that he can only address himself to true initiates on this subject, because the mysteries in question are the « most sacred ».i

The union of a man and a woman obeys the laws of nature, and tends to the generation of children. But it is not in accordance with the order of things that the “virtue”, which can give rise to so many perfections, can be united to a human husband, a mere mortal. Then who can unite with Virtue, in order to impregnate her? – Only the Father of the universe, the uncreated God, says Philo, can give her His seed. Only God conceives and begets with Virtue. Virtue receives the divine seed of the Cause of all things, and begets a child that she presents to the one of her lovers who deserves it most.

Another analogy can be used, says Philo. Thus the most wise Isaac addressed his prayers to God, and Rebekah, who is « perseverance », was made pregnant by the one who received this prayer. On the other hand, Moses who had received Sipporah, « winged and sublime virtue », found that she had conceived from no mortal, without the need of any prior prayer.

Here we reach difficult terrain. These « mysteries », Philo insists again, can only be received by purified, initiated souls. They cannot be shared with the uninitiated. Philo himself was initiated into these higher mysteries by the teachings of Moses and Jeremiah, he reveals.

Philo quotes a verse from Jeremiah, to whom God spoke in these terms: « Did you not call me ‘father’ and ‘husband of your virginity’? ». In fact, nowhere in Jeremiah is this expression found literally. But in Jeremiah 3:4 there is something similar, though much less direct and much less metaphorical: « You cry out to me, ‘O my father, you are the guide of my youth’. « 

Philo seems to have transformed the original expression of Jeremiah (« the guide of my youth ») into a more elevated formula (« the husband of my virginity »). For Philo, Jeremiah thus shows that « God is the incorporeal abode of Ideas, the Father of all things, inasmuch as He created them, and the Bridegroom of Wisdom, inseminating the seed of happiness in good and virgin land for the benefit of the human race ».ii

God can converse only with a good and virgin nature. Hence this reversal: « Men, with the intention of procreating, make a virgin a woman. But God, when He associates with a soul, because she was a woman, He makes her a virgin again. »iii

iCherubim, 42

iiIbid.

iiiIbid.

De deux choses Lune


L’autre c’est le soleil.

Lorsque, jouant avec les mots, Jacques Prévert célébra la lune ‘une’, et le soleil ‘autre’, il n’avait peut-être pas entièrement à l’esprit le fait qu’il effleurait ainsi le souvenir de l’un des mythes premiers de la Mésopotamie ancienne, et qu’il rendait (involontairement) hommage à la prééminence de la lune sur le soleil, conformément aux croyances des peuples d’Assyrie, de Babylonie, et bien avant eux, d’Akkad.

Dans les récits épiques assyriens, le Soleil, Šamaš (Shamash), nom dont la trace se lit encore dans les appellations du soleil en arabe et en hébreu, est aussi nommé rituellement ‘Fils de Sîn’. Le père de Šamaš est Sîn, le Dieu Lune. En sumérien, le Dieu Lune porte des noms plus anciens encore, Nanna ou Su’en, d’où vient d’ailleurs le nom Sîn. Le Dieu Lune est le fils du Dieu suprême, le Seigneur, le Créateur unique, le roi des mondes, dont le nom est Enlil, en sumérien,ʿĒllil ou ʿĪlue, en akkadien.

Le nom sumérien Enlil est constitué des termes ‘en’, « seigneur », et ‘líl’, «air, vent, souffle ».

Le terme líl dénote aussi l’atmosphère, l’espace entre le ciel et la terre, dans la cosmologie sumérienne.

Les plus anciennes attestations du nom Enlil écrit en cunéiforme ne se lisent pas ‘en-líl’, mais ‘en-é’, ce qui pourrait signifier littéralement « Maître de la maison ». Le nom courant du Dieu suprême en pays sémitique est Ellil, qui donnera plus tard l’hébreu El et l’arabe Ilah, et pourrait avoir été formé par un dédoublement de majesté du terme signifiant ‘dieu’ (ilu, donnant illilu) impliquant par là l’idée d’un Dieu suprême et universel, d’un Dieu des dieux. Il semble assuré que le nom originel, Enlil, est sumérien, et la forme ‘Ellil’ est une forme tardive, sémitisée par assimilation du n au l.

L’Hymne à Enlil affirme qu’il est la Divinité suprême, le Seigneur des mondes, le Juge et le Roi des dieux et des hommes.

« Tu es, ô Enlil, un seigneur, un dieu, un roi. Tu es le juge qui prend les décisions pour le ciel et la terre. Ta parole élevée est lourde comme le ciel, et il n’y a personne qui puisse la soulever. »i « Enlil ! son autorité porte loin, sa parole est sublime et sainte ! Ce qu’il décide est imprescriptible : il assigne à jamais les destinées des êtres ! Ses yeux scrutent la terre entière, et son éclat pénètre au fin fond du pays ! Lorsque le vénérable Enlil s’installe en majesté sur son trône sacré et sublime, lorsqu’il exerce à la perfection ses pouvoirs de Seigneur et de Roi, spontanément les autres dieux se prosternent devant lui et obéissent sans discuter à ses ordre ! Il est le grand et puissant souverain, qui domine le Ciel et la Terre, qui sait tout et comprend tout ! » — Hymne à Enlil, l. 1-12.ii

Un autre hymne évoque le Dieu Lune sous son nom sumérien, Nanna.

« Puis il (Marduk) fit apparaître Nanna
À qui il confia la Nuit.
Il lui assigna le Joyau nocturne
Pour définir les jours :
Chaque mois, sans interruption,
Mets-toi en marche avec ton Disque.
Au premier du mois,
Allume-toi au-dessus de la Terre ;
Puis garde tes cornes brillantes
Pour marquer les six premiers jours ;
Au septième jour,
Ton Disque devra être à moitié ;
Au quinzième, chaque mi-mois,
Mets-toi en conjonction avec Shamash (le Soleil).
Et quand Shamash, de l’horizon,
Se dirigera vers toi,
À convenance
Diminue et décrois.
Au jour de l’Obscurcissement,
Rapproche-toi de la trajectoire de Shamash,
Pour qu’au trentième, derechef,
Tu te trouves en conjonction avec lui.
En suivant ce chemin,
Définis les Présages :
Conjoignez-vous
Pour rendre les sentences divinatoires. »iii

Ce que nous apprennent les nombreux textes cunéiformes qui ont commencé d’être déchiffrés au 19ème siècle, c’est que les nations sémitiques de la Babylonie et d’Assyrie ont reçu de fortes influences culturelles et religieuses des anciens peuples touraniens de Chaldée, et cela plus de trois millénaires av. J.-C., et donc plus de deux millénaire avant qu’Abraham quitte la ville d’Ur (en Chaldée). Cette influence touranienne, akkadienne et chaldéenne, s’est ensuite disséminée vers le sud, la Phénicie et la Palestine, et vers l’ouest, l’Asie mineure, l’Ionie et la Grèce ancienne.

Le peuple akkadien, « né le premier à la civilisation »iv, n’était ni ‘chamitique’, ni ‘sémitique’, ni ‘aryen’, mais ‘touranien’, et venait des profondeurs de la Haute Asie, s’apparentant aux peuples tartaro-finnois et ouralo-altaïques.

La civilisation akkadienne forme donc le substrat de civilisations plus tard venues, tant celles des indo-aryens que celles des divers peuples sémitiques.

Suite aux travaux pionniers du baron d’Eckstein, on pouvait affirmer dès le 19ème siècle, ce fait capital : « Une Asie kouschite et touranienne était parvenue à un haut degré de progrès matériel et scientifique, bien avant qu’il ne fut question des Sémites et des Aryens. »v

Ces peuples disposaient déjà de l’écriture, de la numération, ils pratiquaient des cultes chamaniques et mystico-religieux, et leurs mythes fécondèrent la mythologie chaldéo-babylonienne qui leur succéda, et influença sa poésie lyrique.

Huit siècles avant notre ère, les bibliothèques de Chaldée conservaient encore des hymnes aux divinités, des incantations théurgiques, et des rites magico-religieux, traduits en assyrien à partir de l’akkadien, et dont l’origine remontait au 3ème millénaire av. J.-C. Or l’akkadien était déjà une langue morte au 18ème siècle avant notre ère. Mais Sargon d’Akkad (22ème siècle av. J.-C.), roi d’Assur, qui régnait sur la Babylonie et la Chaldée, avait ordonné la traduction des textes akkadiens en assyrien. On sait aussi que Sargon II (8ème siècle av. J.-C.) fit copier des livres pour son palais de Calach par Nabou-Zouqoub-Kinou, chef des bibliothécaires.vi Un siècle plus tard, à Ninive, Assurbanipal créa deux bibliothèques dans laquelle il fit conserver plus de 20 000 tablettes et documents en cunéiformes. Le même Assurbanipal, connu aussi en français sous le nom sulfureux de ‘Sardanapale’, transforma la religion assyrienne de son temps en l’émancipant des antiques traditions chaldéennes.

L’assyriologue français du 19ème siècle, François Lenormant, estime avoir découvert dans ces textes « un véritable Atharva Veda chaldéen »vii, ce qui n’est certes pas une comparaison anachronique, puisque les plus anciens textes du Veda remontent eux aussi au moins au 3ème millénaire av. J.-C.

Lenormant cite en exemple les formules d’un hiératique hymne au Dieu Lune, conservé au Bristish Museumviii. Le nom assyrien du Dieu Lune est Sîn, on l’a dit. En akkadien, son nom est Hour-Ki, que l’on peut traduire par : « Qui illumine (hour) la terre (ki). »ix

Il est le Dieu tutélaire d’Our (ou Ur), la plus ancienne capitale d’Akkad, la ville sacrée par excellence, fondée en 3800 ans av. J.-C., nommée Mougheir au début du 20ème siècle, et aujourd’hui Nassiriya, située au sud de l’Irak, sur la rive droite de l’Euphrate.

L’Hymne au Dieu Lune, texte surprenant, possède des accents qui rappellent certains versets de la Genèse, des Psaumes, du Livre de Job, – tout en ayant plus de deux millénaires d’antériorité sur ces textes bibliques…

« Seigneur, prince des dieux du ciel, et de la terre, dont le commandement est sublime,

Père, Dieu qui illumine la terre,

Seigneur, Dieu bonx, prince des dieux, Seigneur d’Our,

Père, Dieu qui illumine la terre, qui dans l’abaissement des puissants se dilate, prince des dieux,

Croissant périodiquement, aux cornes puissantesxi, qui distribue la justice, splendide quand il remplit son orbe,

Rejetonxii qui s’engendre de lui-même, sortant de sa demeure, propice, n’interrompant pas les gouttières par lesquelles il verse l’abondancexiii,

Très-Haut, qui engendre tout, qui par le développement de la vie exalte les demeures d’En-haut,

Père qui renouvelle les générations, qui fait circuler la vie dans tous les pays,

Seigneur Dieu, comme les cieux étendus et la vaste mer tu répands une terreur respectueuse,

Père, générateur des dieux et des hommes,

Prophète du commencement, rémunérateur, qui fixe les destinées pour des jours lointains,

Chef inébranlable qui ne garde pas de longues rancunes, (…)

De qui le flux de ses bénédictions ne se repose pas, qui ouvre le chemin aux dieux ses compagnons,

Qui, du plus profond au plus haut des cieux, pénètre brillant, qui ouvre la porte du ciel.

Père qui m’a engendré, qui produit et favorise la vie.

Seigneur, qui étend sa puissance sur le ciel et la terre, (…)

Dans le ciel, qui est sublime ? Toi. Ta Loi est sublime.

Toi ! Ta volonté dans le ciel, tu la manifestes. Les Esprits célestes s’élèvent.

Toi ! Ta volonté sur la terre, tu la manifestes. Tu fais s’y conformer les Esprits de la terre.

Toi ! Ta volonté dans la magnificence, dans l’espérance et dans l’admiration, étend largement le développement de la vie.

Toi ! Ta volonté fait exister les pactes et la justice, établissant les alliances pour les hommes.

Toi ! Dans ta volonté tu répands le bonheur parmi les cieux étendus et la vate mer, tu ne gardes rancune à personne.

Toi ! Ta volonté, qui la connaît ? Qui peut l’égaler ?

Rois des Rois, qui (…), Divinité, Dieu incomparable. »xiv

Dans un autre hymne, à propos de la déesse Anounitxv, on trouve un lyrisme de l’humilité volontaire du croyant :

« Je ne m’attache pas à ma volonté.

Je ne me glorifie pas moi-même.

Comme une fleur des eaux, jour et nuit, je me flétris.

Je suis ton serviteur, je m’attache à toi.

Le rebelle puissant, comme un simple roseau tu le ploies. »xvi

Un autre hymne s’adresse à Mardouk, Dieu suprême du panthéon sumérien et babylonien :

« Devant la grêle, qui se soustrait ?

Ta volonté est un décret sublime que tu établis dans le ciel et sur la terre.

Vers la mer je me suis tourné et la mer s’est aplanie,

Vers la plante je me suis tourné et la plante s’est flétrie ;

Vers la ceinture de l’Euphrate, je me suis tourné et la volonté de Mardouk a bouleversé son lit.

Mardouk, par mille dieux, prophète de toute gloire (…) Seigneur des batailles

Devant son froid, qui peut résister ?

Il envoie sa parole et fait fondre les glacesxvii.

Il fait souffler son vent et les eaux coulent. »xviii

De ces quelques citations, on pourra retenir que les idées des hommes ne tombent pas du ciel comme la grêle ou le froid, mais qu’elles surgissent ici ou là, indépendamment les unes des autres jusqu’à un certain point, ou bien se ressemblant étrangement selon d’autres points de vue. Les idées sont aussi comme un vent qui souffle, ou une parole qui parle, et qui fait fondre les cœurs, s’épancher les âmes.

Le Dieu suprême Enlil, Dieu des dieux, le Dieu suprême Mardouk, créateur des mondes, ou le Dieu suprême YHVH, Dieu unique régnant sur de multiples « Elohim », dont leur pluralité finira par s’identifier à son unicité, peuvent envoyer leurs paroles dans différentes parties du monde, à différentes périodes de l’histoire. L’archéologie et l’histoire enseignent la variété des traditions et la similitude des attitudes.

On en tire la leçon qu’aucun peuple n’a par essence le monopole d’une ‘révélation’ qui peut prend des formes variées, dépendant des contextes culturels et cultuels, et du génie propre de nations plus ou moins sensibles à la présence du mystère, et cela depuis des âges extrêmement reculés, il y a des centaines de milliers d’années, depuis que l’homme cultive le feu, et contemple la nuit étoilée.

Que le Dieu Enlil ait pu être une source d’inspiration pour l’intuition divine de l’hébraïque El est sans doute une question qui mérite considération.

Il est fort possible qu’Abraham, après avoir quitté Ur en Chaldée, et rencontré Melchisedech, à qui il demanda sa bénédiction, et à qui il rendit tribut, ait été tout-à-fait insensible aux influences culturelles et cultuelles de la fort ancienne civilisation chaldéenne.

Il est possible que le Dieu qui s’est présenté à Abraham, sous une forme trine, près du chêne de Mambré, ait été dans son esprit, malgré l’évidence de la trinité des anges, un Dieu absolument unique.

Mais il est aussi possible que des formes et des idées aient transité pendant des millénaires, entre cultures, et entre religions.

Il est aussi possible que le Zoroastre de l’ancienne tradition avestique ait pu influencer le Juif hellénisé et néoplatonicien, Philon d’Alexandrie, presque un millénaire plus tard.

Il est aussi possible que Philon ait trouvé toute sa philosophie du logos par lui-même, plus ou moins aidé de ses connaissances de la philosophie néo-platonicienne et des ressources de sa propre culture juive.

Tout est possible.

En l’occurrence il a même été possible à un savant orientaliste du 19ème siècle d’oser établir avec conviction le lien entre les idées de Zoroastre et celles du philosophe juif alexandrin, Philon.

« I do not hesitate to assert that, beyond all question, it was the Zarathustrian which was the source of the Philonian ideas. »xix

Il est aussi possible de remarquer des coïncidences formelles et des analogies remarquables entre le concept de ta et de vāc dans le Veda, celui d’asha, d’amesha-spenta et de vohu manah et dans l’Avesta de Zoroastre/Zarathoustra, l’idée du Logos et de νοῦς d’abord présentées par Héraclite et Anaxagore puis développées par Platon.

Le Logos est une force ‘raisonnable’ qui est immanente à la substance-matière du monde cosmique. Rien de ce qui est matériel ne pourrait subsister sans elle. Sextus Empiricus l’appelle ‘Divin Logos’.

Mais c’est dans l’Avesta, et non dans la Bible, dont l’élaboration fut initiée un millénaire plus tard, que l’on trouve la plus ancienne mention, conservée par la tradition, de l’auto-mouvement moral de l’âme, et de sa volonté de progression spirituelle « en pensée, en parole et en acte ».

Héraclite d’Éphèse vivait au confluent de l’Asie mineure et de l’Europe. Nul doute qu’il ait pu être sensible à des influences perses, et ait eu connaissance des principaux traits philosophiques du mazdéisme. Nul doute, non plus, qu’il ait pu être frappé par les idées de lutte et de conflit entre deux formidables armées antagonistes, sous l’égide de deux Esprits originels, le Bien et le Mal.

Les antithèses abondent chez Zoroastre : Ahura Mazda (Seigneur de la Sagesse) et Aṅgra Mainyu (Esprit du Mal), Asha (Vérité) et Drūj (Fausseté), Vohu Manah (Bonne Pensée) et Aka Manah (Mauvaise Pensée), Garô-dmān (ciel) et Drūjô- dmān (enfer) sont autant de dualismes qui influencèrent Anaxagore, Héraclite, Platon, Philon.

Mais il est possible enfin, qu’indo-aryens et perses, védiques et avestiques, sumériens et akkadiens, babyloniens et assyriens, juifs et phéniciens, grecs et alexandrins, ont pu contempler « le » Lune et « la » Soleil, et qu’ils ont commencé à percevoir dans les jeux sidéraux qui les mystifiaient, les premières intuitions d’une philosophie dualiste de l’opposition, ou au contraire, d’une théologie de l’unité cosmique, du divin et de l’humain.

i Hymne à Enlil, l. 139-149 . J. Bottéro, Mésopotamie, L’écriture, la raison et les dieux, Paris, 1997, p. 377-378

ii J. Bottéro, Mésopotamie, L’écriture, la raison et les dieux, Paris, 1997, p. 377-378

iiiÉpopée de la Création, traduction de J. Bottéro. In J. Bottéro et S. N. Kramer, Lorsque les Dieux faisaient l’Homme, Paris, 1989, p. 632

ivFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 147.

vFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 148.

viIbid. p.148

viiIbid. p.155

viiiRéférence K 2861

ixEn akkadien, An-hur-ki signifie « Dieu qui illumine la terre, ce qui se traduit en assyrien par nannur (le « Dieu lumineux »). Cf. F. Lenormant, op.cit. p. 164

xL’expression « Dieu bon » s’écrit avec des signes qui servent aussi à écrire le nom du Dieu Assur.

xiAllusion aux croissants de la lune montante et descendante.

xiiLe mot original porte le sens de « fruit »

xiiiOn retrouve une formule comparable dans Job 38,25-27 : « Qui a creusé des rigoles à l’averse, une route à l’éclair sonore, pour arroser des régions inhabitées, le désert où il n’y a pas d’hommes, pour abreuver les terres incultes et sauvages et faire pousser l’herbe nouvelle des prairies? »

xivFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 168

xvTablette conservée au British Museum, référence K 4608

xviFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 159-162

xvii Deux mille ans plus tard, le Psalmiste a écrit ces versets d’une ressemblance troublante avec l’original akkadien:

« Il lance des glaçons par morceaux: qui peut tenir devant ses frimas? 

 Il émet un ordre, et le dégel s’opère; il fait souffler le vent: les eaux reprennent leur cours. »  (Ps 147, 17-18)

xviii Tablette du British Museum K 3132. Trad. François Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 168

xix« Je n’hésite pas à affirmer que, au-delà de tout doute, ce sont les idées zarathoustriennes qui ont été la source des idées philoniennes. » Lawrence H. Mills. Zoroaster, Philo, the Achaemenids and Israel. The Open Court Publishing. Chicago, 1906, p. 84.

xxIgnaz Goldziher. Mythology among the Hebrews. Trad. Russell Martineau (de l’allemand vers l’anglais). Ed. Longmans, Green and co. London, 1877, p. 28

xxiCf. SB XI.5.6.4

xxiiIbid., p. 29

xxiiiIbid., p. 35

xxivIbid., p. 37-38

xxvIbid., p. 54

L’histoire mondiale de ton âme


Kafka s’égarei. Il se perd continuellementii. Il cherche un chemin et n’en trouve pas. Ou bien s’il en trouve un, il s’en barre lui-même l’accèsiii. Ou alors, les chemins sont recouverts par la neige en hiveriv, et par les feuilles mortes en automnev. Plus probablement, il n’y a pas de cheminvi. En guise de chemin, on trouve seulement des cordes, placées au ras du sol, et elles semblent mises là plutôt pour faire trébucher le marcheur que pour le guidervii.

Alors il faut chercher un autre type de voie, ailleurs ? Prendre exemple sur Moïse, et se créer son propre chemin dans le désertviii ? Ou bien, comme Ézéchiel, on peut espérer s’envoler vers le ciel, en montant dans un ‘char magique’ix ? Ou bien, il faudra peut-être se résigner à creuser un souterrainx, pour avancer coûte que coûte, s’il s’avère que passer par les voies supérieures semble impossible.

Il y a aussi la tentation de suivre les fleuves, comme ceux qui emmènent les morts. Mais on risque de les voir se mettre à couler à rebours, ramenant contre toute attente les morts à la vie. Certes les morts qui se voient revenir à la vie s’en réjouissent, ils exultent de joie, mais n’est-ce pas parce qu’ils n’ont rien compris ?xi

Revenir à vie, ce n’est pas le but. Il faut aller bien au-delà de cette chimère, et atteindre le point de non-retourxii. Peu importe si l’on monte ou dévale la pente, si l’on erre dans le désert, si l’on s’exile hors de Chanaan, il faut fuir et avancer à tout prix.

Mais les obstacles sont partout. A commencer par soi. Le cerveau se cogne contre l’os frontal. À force de se cogner le front contre lui-même, on met celui-ci en sang.xiii

On est à soi-même son premier obstacle, car on ne cesse d’hésiter sur la voie à prendre. Et c’est peut-être même cette hésitation qui se trouverait alors être le cheminxiv. Surtout lorsque le choix est crucial, quand il s’agit de naître d’abord, ou de naître à nouveauxv. On hésite toujours à ces moments-là, car même pour aller à la vie, il n’y a pas de voies vraiment viables.xvi

Car dans la vie, inévitable, l’obstacle surgit toujours et bloque le chemin.

Comment faire ? Le contourner ? Le faire disparaître ? L’incendier ?xvii Moïse usa de deux moyens. Il sut se détourner de son chemin, non pour éviter l’obstacle, mais pour s’en approcher et pour en contempler l’incendie, qui ne consumait pas le buisson.

Le buisson en flammes n’était pas un obstacle à la vision, mais il la signifiait, et il montrait la voie.

Ces images (‘buisson’,‘flammes’, ‘consumer’) sont peut-être trop fortes, ou seulement données aux prophètes, à ceux qui perçoivent la voie transcendante, ou qui voient la transcendance de la voie.

Pour les autres, de manière plus modeste, plus neutre, faut-il seulement viser un ‘dépassement’ (de soi-même) ?

Peut-être. Mais cette métaphore du dépassement est trompeuse dans sa simplicité. Le dépassement n’est pas ponctuel. Il n’en finit pas. Aucune vision, aucun horizon, aucun panorama ne sauraient embrasser tout le chemin qui reste infiniment à accomplir.xviii

Car c’est une chose assurée, le chemin est infiniment infinixix.

Il est infiniment infini, parce que, quelle que soit sa longueur, il se confond avec l’éternité.xx

Ce chemin si long, au moins peut-on savoir dans quel sens il faudrait le prendre ? Vers le haut, vers le bas ? Vers l’amont ou vers l’aval ? Faut-il aller du côté facile, ou du côté difficile ?xxi

Et d’ailleurs, quelle est la destination que l’on peut espérer atteindre, un jour, au bout de ce cheminement infini, s’il y en a une ?

Serait-ce le Paradis ? Non, puisqu’on en a été expulsés, dès le départ.xxii On peut seulement dire que la sortie du Paradis fut le point initial de l’errance, de l’exil. Quel est le point d’arrivée ? Après l’expulsion, quelle direction prendre ? Où aller ? Quel est le but espéré, dans cet exil sans fin ?

Faut-il désirer s’exiler hors de l’exil même ? S’exiler, toujours à nouveau, éternellement, sortir infiniment de la terre de Chanaan elle-même, après l’avoir trouvée (au bout de seulement quarante ans) ? Après tout, Dieu Lui-même ne se sent-il à l’étroit dans Sa propre infinité ?xxiii

Ce fut l’attitude d’Abraham, qui lui fut comptée en mérite, bien qu’il eut aussi certaines difficultés à franchir quelques portes étroites, encombré qu’il était de tous ses biens, et chargé de plus du monde entier, – qui lui avait été, il est vrai, donné en partage…xxiv

Il semble que Dieu comme l’homme se fatiguent de l’éternité elle-même, et que sa vastitude rende ce dernier triste et abattu.xxv

Dieu doit peut-être vouloir sortir de l’Infini, ou de la divinité, et l’Homme voudra symétriquement sortir de l’humain.xxvi

Kafka ne veut pas faire autre chose. Même si cela semble moins grandiose, il veut seulement changer de place, et se mettre à côté de lui-même.xxvii

Pour cela, la littérature aide. Elle permet de bondir hors du commun, et de monter.xxviii

Kafka, contre toute attente, a réussi. Il est sorti du monde, et lui est devenu étranger. Contrairement à Moïse qui, toute sa vie, s’est continuellement rapproché de Chanaan, pour finir par mourir à la frontière, Kafka a voulu sortir hors du monde, et de Chanaan, et désormais il erre, après s’être enfui au désert. Dans le désert, la misère de sa situation ne lui échappe pas. Lui faut-il alors revenir encore à Chanaan ?xxix

Ce serait tentant…

Mais G. veille au grain. Il attaque Kafka. Il le pousse en avant, sur un chemin qui va devenir le guide, et qui va le conduire ‘derrière la vie’xxx.

Qui est ce mystérieux G. ? Certains commentateurs ont voulu y voir l’initiale du mot Geschlecht, qui signifie « le sexe »xxxi. L’idée me paraît bouffonne, typique d’une époque écervelée. Personnellement, je trouve évident d’après le contexte, que G. est ici l’initiale de Gott, « Dieu », seule entité capable de conduire K. au-delà de la vie, et d’assumer les métaphores de ‘guide des masses’, de ‘commandant’, et de ‘commandant en chef’, cette dernière employée dans un fragment narratif, faisant suite immédiatement à la même date dans le Journal.

Il s’agit d’un ‘commandant en chef’ qui voit passer des soldats dans la neige, depuis la fenêtre d’une hutte en ruine. De temps en temps, un soldat sort des rangs, s’arrête et lui jette un regard bref, à travers la fenêtre puis continue son chemin. Ne tolérant plus ce jeu davantage, le commandant en chef empoigne le prochain soldat qui lève ainsi les yeux sur lui, le fait entrer dans la hutte par la fenêtre et lui demande :

« Qui es-tu ?

– Rien, répondit le soldat.

– On pouvait s’y attendre, dit le commandant en chef. Pourquoi as-tu regardé dans la chambre ?

– Pour voir si tu étais encore là. »xxxii

Kafka sait qu’il possède en lui des ressources puissantesxxxiii. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Et le souffle manque. L’asphyxie intérieure guette.xxxiv

Mais il y a un lieu où l’on peut respirer ‘autrement’, et où un ‘astre plus aveuglant que le soleil’ rayonne.xxxv Le seul problème c’est que Kafka n’y est encore jamais allé. Mais il ne doute pas y arriver un jour, malgré la longueur interminable du chemin.

Et il y a le risque, toujours présent, de rater la rencontre, et d’être renvoyé dans le monde, dans quelque Chanaan, ou quelque désert. Kafka a, à l’évidence, la phobie de la métempsychose.

Ce qu’il faut c’est trouver le chemin pour revenir au pays natal, qui est le pays d’avant la naissance, naturellement, et une fois là, de ne plus jamais en repartir.xxxvi

Kafka s’est juré à lui-même de se bannir du monde pour toujours, de franchir toutes les montagnes et tous les déserts, et de ne plus jamais revenir dans les villesxxxvii.

Il s’est juré d’aller rejoindre le seul lieu qui compte, le lieu lointain où se déroule « l’histoire mondiale de [son] âme »xxxviii.

i« Je m’égare. » Kafka. Journaux (19 octobre 1917). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 440

ii« Je perds continuellement mon chemin, c’est un sentier forestier, mais facile à reconnaître, ce n’est qu’en le suivant tout droit qu’on peut apercevoir un coin de ciel, partout ailleurs la forêt est épaisse et sombre. Mais me voilà maintenant continuellement, désespérément égaré, et puis, si je fais un pas hors du chemin, je me trouve aussitôt à mille pas en pleine forêt si abandonné que je voudrais me laisser tomber et rester couché à jamais. » Kafka. Journaux. (Septembre-Décembre 1920). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 506

iii« Il a le sentiment qu’il se barre le chemin par le fait même qu’il vit. Mais ensuite il tire la preuve qu’il vit de cet empêchement. » Kafka. Journaux. (Septembre-Décembre 1920). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 493

iv« Je suis seul ici (…) sur un chemin abandonné où, dans le noir on glisse constamment sur la neige, un chemin absurde, sans but terrestre. » Kafka. Journaux (29 janvier 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris, 1957, p. 531

v« Comme un chemin en automne : à peine est-il balayé qu’il se couvre de nouveau de feuilles mortes. » Kafka. Journaux (6 novembre 1917). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris, 1957, p. 446

vi« Il n’y a qu’un but, pas de chemin. » Kafka. Journaux. (17 septembre 1920). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 503

vii« Le vrai chemin passe par une corde qui n’est pas tendue en l’air, mais presque au ras du sol. Elle paraît plus destinée à faire trébucher qu’à être parcourue. » Kafka. Journaux (19 octobre 1917). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 440

viii« Principe du chemin dans le désert. Un homme qui fait ce chemin en qualité de chef de son organisme national, avec un reste de conscience (on ne peut concevoir plus qu’un reste) de ce qui est en train de s’accomplir. Il a durant toute sa vie le flair qu’il faut pour découvrir Chanaan. » Kafka. Journaux (19 octobre 1921). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 512

ix« Il a trop d’esprit, il voyage avec son esprit comme dans un char magique au-dessus de la terre, même là où il n’y a pas de chemins. Et il n’a aucun moyen de savoir par lui-même qu’en cet endroit il n’y a pas de chemins. C’est pourquoi l’humilité avec laquelle il demande à être suivi se change en tyrannie, et la bonne foi avec laquelle il croit être ‘sur le chemin’, en orgueil. » Kafka. Journaux. (Février-Décembre 1919). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 486

x« Qu’est-ce que tu construis ? – Je veux creuser un souterrain. Il faut qu’un progrès ait lieu. Mon poste est trop élevé là-haut. » Kafka. Journaux. (Fin 1923). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 551

xi« Nombreuses sont les ombres des défunts qui s’emploient uniquement à lécher les flots du fleuve de la mort, parce qu’il vient de chez nous et qu’il a encore le goût de sel de nos océans. Le fleuve se soulève de dégoût, se met à couler à rebours et rejette les morts dans la vie. Eux cependant sont heureux, ils chantent des actions de grâce. » Kafka. Journaux. (20 octobre 1917). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 442

xii« A partir d’un certain point, il n’y a plus de retour. C’est ce point qu’il faut atteindre. » Kafka. Journaux. (20 octobre 1917). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 442

xiii« Son propre os frontal lui barre le chemin, il se met le front en sang en le cognant contre son propre front. » Kafka. Journaux. (Janvier-Février 1920). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 493

xiv« Ce que nous appelons chemin est hésitation. » Kafka. Journaux. (17 septembre 1920). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 503

xv« Ma vie est hésitation devant la naissance. » Kafka. Journaux. (24 janvier 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 527

xvi« Le fait est qu’il n’y a aucun chemin qui aille de ces régions à la vie, alors qu’il doit bien en avoir un qui menait de la vie jusqu’ici. C’est ainsi que nous nous sommes égaré. » Kafka. Journaux. (Janvier-Février 1920). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 501

xvii« Le buisson d’épines est le vieil obstacle sur ton chemin. Si tu veux avancer, il doit prendre feu. » Kafka. Journaux. (18 novembre 1917). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 449

xviii« Je n’aspire pas à la domination de moi-même. Me dominer moi-même signifierait : vouloir agir en un point fortuit des rayons infinis projetés par mon existence spirituelle. Mais s’il me faut tracer de pareils cercles autour de moi, je le ferai mieux passivement, dans la simple contemplation émerveillée de ce formidable complexe, et j’emporterai seulement chez moi le réconfort que cette vue procure e contrario. » Kafka. Journaux. (21 novembre 1917). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 451

xix« Le chemin est infini, il n’y a rien à en retrancher, rien à y ajouter, et chacun cependant le mesure avec sa petite aune enfantine. ‘Bien sûr, il te faut faire encore cette petite aune de chemin, on n’oubliera pas de te la compter.’ » Kafka. Journaux. (25 novembre 1917). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 453

xx« Quelqu’un s’étonnait de parcourir si facilement le chemin de l’éternité, en effet, il le dévalait à fond de train. » Kafka. Journaux. (24 novembre 1917). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 452

xxi« Nombreux son ceux qui rôdent autour du mont Sinaï. Leurs propos sont inintelligibles, ou ils bavardent, ou ils crient, ou ils sont taciturnes. Mais aucun d’eux de descend tout droit sur une route large et unie, une route nouvellement créée qui, de son côté, agrandit et accélère les pas. » Kafka. Journaux. (17 septembre 1920). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 508

xxii« Nous avons été créés pour vivre au Paradis, le Paradis était destiné à nous servir. Notre destination a été changée ; mais que celle du Paradis l’ait été également, cela n’est pas dit. » Kafka. Journaux. (18 janvier 1918). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 466

xxiii«Je me sens à l’étroit dans tout ce que Je signifie, même l’éternité que Je suis est trop étroite pour moi. » Kafka. Journaux. (7 février 1918). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 473

xxiv« Ce monde transitoire ne suffit pas à la prévoyance d’Abraham, c’est pourquoi il décide d’émigrer et de se transporter avec lui dans l’éternité. Mais soit que la porte de sortie, soit que la porte d’entrée soit trop étroite, il ne parvient pas à faire passer la voiture de déménagement. » Kafka. Journaux. (25 février 1918). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 485

xxv« Je devrais saluer l’éternité et je suis triste quand je la trouve. Grâce à l’éternité je devrais me sentir parfait et je me sens abattu. » Kafka. Journaux. (7 février 1918). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 473

xxvi« Cette poursuite emprunte une route qui sort de l’humain. » Kafka. Journaux. (16 janvier 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 519

xxvii« Stabilité. Je ne veux pas me développer dans un sens défini, je veux changer de place ; c’est bien, en vérité, ce fameux ‘vouloir-aller-sur-une-autre-planète’, il me suffirait d’être placé à côté de moi, il me suffirait de pouvoir concevoir comme un autre la place qui est la mienne. » Kafka. Journaux. (24 janvier 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 527

xxviii« Étrange, mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse peut-être, peut-être libératrice : bond hors du rang des meurtriers, acte-observation (…) Plus [la littérature] est indépendante, plus elle obéit aux lois propres de son mouvement, plus son chemin est imprévisible et joyeuse, plus il monte. » Kafka. Journaux. (27 janvier 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 529

xxix« Pourquoi voulais-je sortir du monde ? (…) Maintenant je suis d’ores et déjà citoyen de cet autre monde qui est, avec le monde ordinaire, dans le même rapport que le désert avec une contrée agricole (il y a quarante ans que j’erre au sortir de Chanaan) ; c’est en étranger que le regarde derrière moi, je suis assurément, même dans cet autre monde, le plus infime et le plus craintif de tous (…) Devais-je donc nécessairement trouver le chemin qui mène à ce monde ? ‘Banni’ de là-bas, rejeté d’ici, n’aurais-je pu être écrasé à la frontière ? (…) Sans doute c’est comme si j’accomplissais la pérégrination dans le désert à rebours en me rapprochant continuellement du désert et en nourrissant les espoirs puérils (‘peut-être resterai-je tout de même en Chanaan ?’) ; mais entre-temps je suis arrivé depuis longtemps dans le désert et ces espoirs ne sont que les chimères du désespoir, surtout en des temps où, même au désert, je suis la plus misérable des créatures et où Chanaan doit nécessairement se présenter à moi comme l’unique terre d’espoir, car il n’y a pas de troisième terre pour les hommes. » Kafka. Journaux. (28 janvier 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 530-531

xxx« Nouvelle attaque de G., animal affamé, il te pousse en avant, le chemin qui mène à une nourriture comestible, à un air respirable, à une vie libre, et dût-il te conduire derrière la vie. Tu guides les masses, long et mince commandant, guide donc les désespérés, à tarvers les défilés de la montagne que personne d’autre que toi ne découvrirait sous la neige. » Kafka. Journaux. (10 février 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 537

xxxiCf. note 1 de la page 537. Kafka. Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 1455

xxxii Kafka. Œuvres complètes. Tome II. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 640

xxxiii« J’accorde qu’il y a en moi des possibilités immédiates que je ne connais pas encore ; mais trouver le chemin qui y mène, et uen fois que je l’aurai trouvé, oser le prendre ! » Kafka. Journaux. (26 février 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 539

xxxiv« Et si l’on était cause de sa propre asphyxie ? Si, sous la pression de l’introspection, l’ouverture par laquelle on se déverse dans le monde devenait trop étroite ou se fermait tout-à-fait ? Il y a des moments où je ne suis pas loin d’en être là. Un fleuve qui coule à rebours. » Kafka. Journaux. (9 mars1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 539

xxxv« Jamais encore je ne fus en ce lieu : on y respire autrement, un astre, plus aveuglant que le soleil, rayonne à côté de lui. » Kafka. Journaux. (7 novembre 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 447

xxxvi« Comme le chemin est long de ma détresse intérieure à la scène qui se passe dans la cour, et comme le chemin de retour est bref. Mais on est désormais dans son pays natal, et l’on ne peut plus repartir. » Kafka. Journaux. (4 avril 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 542

xxxvii« De nouveau, de nouveau, banni au loin, banni au loin. Montagnes, déserts, vastes contrées, il s’agit de les traverser à pieds (…) Jamais plus, jamais plus tu ne reviendras dans les villes.» Kafka. Journaux. (23 juin 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 549

xxxviii« Loin, loin de toi, se déroule l’histoire mondiale de ton âme ». Kafka. Journaux. (23 juin 1922). Œuvres complètes. Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 1957, p. 549

Noire métaphysique du ‘blanc mulet’ – (ou: du brahman et de la māyā)


 

Un ‘blanc mulet’ (śvata aśvatara) a donné son nom à la ŚvetāśvataraUpaniṣad. Pourquoi ? Son auteur, Śvetāśvatara, était-il amateur de beauté équine, ou de promenades équestres? Siddheswar Varmai et Gambhīrānanda préfèrent comprendre ce nom comme une métaphore signifiant ‘celui dont les organes des sens sont purs’ (‘One whose organs of sense are very pure’)ii.

Il fallait sans doute une réelle pureté de sens (et d’intelligence), en effet, pour s’attaquer aux questions que traite cette Upaniṣad :

« Le brahman est-il la causeiii ? D’où sommes-nous nés ? Par quoi vivons-nous ? Sur quoi prenons-nous appui ? »iv

La réponse à toutes ces questions se trouve dans l’Un.

L’Un, – c’est-à-dire le brahman, se manifeste dans le monde par ses attributs et ses pouvoirs (guṇa), auxquels on a donné des noms divins (Brahmā, Viṣṇu et Śiva). Ces trois noms symbolisent respectivement la Conscience (sattva, la pureté, la vérité, l’intelligence), la Passion (rájas, la force, le désir, l’action) et la Ténèbre (támas, l’obscurité, l’ignorance, l’inertie, ou la limitation).

La ‘grande roue du brahmanv donne la vie au Tout, dans le flux sans fin des renaissances (saṃsāra).

L’âme individuelle erre ici et là’ dans le grand Tout, comme une ‘oie sauvage’ (haṃsa)vi. En quête de délivrance, cette volaille à la dérive s’égare lorsqu’elle vole séparée du Soi. Mais lorsqu’elle s’y attache, lorsqu’elle en goûte la ‘joie’, elle atteint l’immortalité.

Le Tout est un grand mélange, de mortels et d’immortels, de réalités et d’apparences. L’oie qui vole libre en lui, sans savoir où elle va, est en réalité liée, garrottée. Elle se croit sujet conscient, mais n’est qu’un simple soi, sourd et aveugle, ignorant la joie, le Soi du brahman.

Pour se mettre sur sa voie, elle doit trouver en elle une image trinitaire de l’Un, une triade intérieure, composée de son âme (jīva), de son seigneur personnel (Īśvara) et de sa nature (prakṛti). Cette triade est à la fois trine’ et ‘une’, ce qui est aussi une image familière au christianisme, – apparue sous la plume de Jean, plus de deux mille ans après le Véda.

Cette âme trine n’est pas simplement une image, elle est déjà brahman, elle est dans le brahman, elle est avec le brahman. L’Un.

L’Un gouverne le Tout, le périssable, l’impérissable et le Soi. C’est en méditant sur l’Un, et s’unissant à lui, que le soi peut se délivrer de la ‘puissance de la mesure’ qui règne sur le monde, – la fameuse māyā.

La māyā signifie originairement et étymologiquement la ‘toute-puissance divine’, – une puissance de création, de connaissance, d’intelligence, de sagesse.

Lacception de māyā comme ‘illusion’ n’est que dérivée. Elle prend ce sens (paradoxalement) antonyme de ‘tromperie’, d’‘apparence’, lorsque le soi ne reconnaît pas la présence de la puissance. Quand la connaissance, l’intelligence et la sagesse sont absentes, l’illusion prend leur place et occupe tout le terrain.

Ainsi māyā peut se comprendre (véritablement) comme puissance, mesure et sagesse, lorsqu’on la voit à l’œuvre, ou bien (faussement) comme illusion, lorsqu’on lui est aveugle.

Ce n’est pas la māyā en tant que telle qui est ‘illusion’. L’illusion ne vient, à propos du monde, que lorsque la puissance créatrice de la māyā n’est pas reconnue comme telle, mais qu’on se laisse prendre par le résultat de son opération.

Par sa nature duelle, par sa puissance d’occultation et de manifestation, la māyā cache mais aussi révèle le principe divin, le brahman qui en est le maître et la source.

Connaître l’essence de la māyā, c’est connaître ce principe, – le brahman. Pour y atteindre, il faut se délier de tous liens, sortir de la voie de la naissance et de la mort, pour s’unir au Seigneur suprême et secret, accomplir Son désir, et demeurer dans le Soi (Ātman).

La māyā est comparée à un filetvii. Elle enveloppe tout. On ne lui échappe pas. Elle est la puissance cosmique du Seigneur, en acte dans le Tout. Elle est le Tout.

Pour lui échapper enfin, il faut la voir à l’œuvre, la comprendre dans son essence, s’en faire une compagne.

Double face, donc, dualité de la vérité et de l’illusion. C’est par la māyā que l’on peut connaître māyā, et son créateur, le brahman.

C’est pourquoi il est dit qu’il y a deux sortes de māyā, l’une qui conduit au divin (vidhyā-māyā) et l’autre qui en éloigne (avidhyā-māyā).

Toute chose, même le nom du brahman, est doublement māyā, à la fois illusion et sagesse.

« C’est uniquement grâce à māyā que l’on peut conquérir la suprême Sagesse, la béatitude. Comment aurions-nous pu imaginer ces choses sans māyā ? D’elle seule viennent la dualité et la relativité. »viii

On a aussi comparé la māyā aux couleurs innombrables que produit l’Un qui Lui, est « sans couleur », comme la lumière se diffracte dans l’arc-en-ciel.

« L’Un, le sans couleur, par la voie de son pouvoir produit de multiples couleurs dans un but caché. »ix

La nature témoigne, avec le bleu, le vert, le jaune, l’éclat de l’éclair, la couleur des saisons ou des océans. Le rouge, le blanc, le noir, sont la couleur du feu, de l’eau, de la terrex.

« Tu es l’abeille bleu-nuit, [l’oiseau] vert aux yeux jaunes, [les nuages] porteurs d’éclairs, les saisons, les mers. »xi

Pour voir la māyā il faut la considérer à la fois sous ses deux aspects, indissociables.

Un jour Nārada dit au Seigneur de l’univers : « Seigneur, montre-moi Ta māyā, qui rend possible l’impossible ».

Le Seigneur accepta et lui demanda d’aller lui chercher de l’eau. Parti vers la rivière, il rencontra une ravissante jeune fille près du rivage et oublia alors tout de sa quête. Il tomba amoureux, et perdit la notion du temps. Et il passa sa vie dans un rêve, dans ‘l’illusion’, sans se rendre compte qu’il avait devant les yeux ce qu’il avait demandé au Seigneur de ‘voir’. Il voyait la māyā à l’œuvre, mais sans le savoir, sans en être conscient. Seulement à la fin de ses jours, peut-être se réveilla-t-il de son rêve.

Appeler māyā « l’illusion », c’est ne voir que le voile, et non ce que ce voile recouvre.

Une tout autre ligne de compréhension du sens de māyā se dessine lorsqu’on choisit de lui rendre son sens originaire, étymologique, de « puissance () de la mesure (mā)».

Tout est māyā, le monde, le temps, la sagesse, le rêve, l’action et le sacrifice. Le divin est aussi māyā, dans son essence, dans sa puissance, dans sa ‘mesure’.

« Le hymnes, les sacrifices, les rites, les observances, le passé et le futur, et ce que les Veda proclament – hors de lui, le maître de la mesure a créé ce Tout, et en lui, l’autre est enfermé par cette puissance de mesure (māyā). Qu’on sache que la nature primordiale est puissance de mesure (māyā), que le Grand Seigneur est maître de la mesure (māyin). Tout ce monde est ainsi pénétré par les êtres qui forment ses membres.»xii

Ces deux versets essentiels de la ŚvetāśvataraUpaniṣad (4.9 et 4.10) se lisent, en sanskrit :

On reconnaîtra les mots importants :

माया māyā, «la puissance de la mesure » ou « l’illusion »,

महेश्वरम् maheśvaram, « le Grand Seigneur »,

मायिनं māyin, « le maître de la mesure » ou « de l’illusion »,

प्रकृति prakṛti, « la nature matérielle ou primordiale ».

Il y a une réelle différence d’interprétation entre les traducteurs qui donnent à māyā le sens de « puissance de la mesure », comme on vient de voir chez Alyette Degrâces, et ceux qui lui donnent le sens d’ « illusion », ainsi que le fait Michel Hulin :

« Comprends la nature matérielle (प्रकृति prakṛti) comme illusion (माया māyā) et le Grand Seigneur (महेश्वरम् maheśvaram) comme illusionniste (मायिनं māyin). »xiii

Le célèbre sanskritiste Max Müller a choisi de ne pas traduire māyā, proposant seulement entre parenthèses le mot ‘Art’, ce qui donne:

« That from which the maker (māyin) sends forth all this – the sacred verses, the offerings, the sacrifice, the panaceas, the past, the future, and all that the Vedas declare – in that the other is bound up through that māyā.

Know then Prakṛti (nature) is Māyā (Art), and the great Lord the Māyin (maker) ; the whole world is filled with what are his members. »xiv

En note, Müller commente :

« Il est impossible de trouver des termes correspondant à māyā et māyin. Māyā signifie ‘fabrication’ ou ‘art’, mais comme toute fabrication ou création est seulement phénomène ou illusion, pour autant que le Soi Suprême est concerné, māyā porte aussi le sens d’illusion. De manière semblable, māyin est le fabricateur, l’artiste, mais aussi le magicien, le jongleur. Ce qui semble être signifié par ce verset, est que tout, tout ce qui existe ou semble exister, procède de l’akara [l’immortel], qui correspond au brahman, mais que le créateur effectif, ou l’auteur de toutes les émanations est Īśa, le Seigneur, qui, comme créateur, agit par la māyā ou devātmaśakti. Il est possible, par ailleurs que anya, ‘l’autre’, soit employé pour signifier le puruṣa individuel. »xv

A la suite de Max Müller, Alyette Degrâces refuse catégoriquement d’employer les mots ‘illusion’ et ‘illusionniste’. A propos du mot māyin elle explique, s’inspirant manifestement de la position du sanskritiste allemand :

« Ce terme est impossible à traduire, et surtout pas comme ‘illusionniste’ ainsi qu’on le trouve dans beaucoup de traductions (mais pas Max Müller ni les traducteurs indiens). La māyā, d’une racine MĀ « mesurer », signifie « une puissance de mesure », où la mesure désigne la connaissance. Si la mesure est mauvaise, on parlera alors d’illusion, mais pas avant. Brahman est ici māyin « maître de la mesure, de cette puissance de mesure », par laquelle le monde se manifeste. Lorsque le brahman prend un aspect relatif et qu’il crée le monde, le maintient ou le résorbe, il est défini par des attributs, il est dit saguṇa, aparaṃ brahman ou le maître de la mesure (māyin) par lequel le monde est déployé et par rapport auquel l’être humain doit actualiser son pouvoir de mesure pour ne pas surimposer ni confondre les deux niveaux du brahman, dont l’un est le support de tout. »xvi

Aparaṃ brahman, c’est le brahman « inférieur », non-suprême, doué de « qualités », de « vertus » (saguṇa). Il est le brahman créateur de l’Univers et il se distingue du brahman suprême, qui est quant à lui, sans nom, sans qualité, sans désir.

En consultant le dictionnaire de Monier-Williams au mot māyā, on voit que les sens les plus anciens du mot n’ont en effet rien à voir avec la notion d’illusion, mais renvoient vers les sens de « sagesse », de « pouvoir surnaturel ou extraordinaire ». C’est seulement dans le Ṛg Veda, donc plus tardivement, qu’apparaissent les notions que Monier-Williams énumère ainsi : « Illusion, unreality, deception, fraud, trick, sorcery, witchcraft, magic. An unreal or illusory image, phantom, apparition. »

Ces dernières acceptions sont toutes franchement péjoratives, et contrastent nettement avec les sens originels du mot, « sagesse », « pouvoir », s’appuyant sur l’étymologie de « mesure » (MĀ-).

On peut considérer qu’il y eut avant l’âge du Ṛg Veda, déjà lui-même fort ancien (plus d’un millénaire avant Abraham, Isaac et Jacob), un renversement presque complet du sens du mot māyā, passant de « sagesse » à « tromperie, fraude, illusion ».

Ces considérations peuvent nous mettre en mesure, si je puis dire, de tenter de répondre à la question initiale du « pourquoi ? » de la Création.

Pourquoi le brahman paraṃ’ , ‘cause’ suprême, a-t-il délégué le soin au brahman aparaṃ’ le soin de créer un univers si plein de maux et d’illusions ?

La raison est que māyā, originairement, représente non une illusion mais sa « Sagesse » et sa « Puissance ».

Le brahman est le maître de Māyā, Sagesse, Puissance, Mesure.

Et toute la Création, – le Tout, a aussi vocation à s’approprier cette Māyā.

Un millénaire plus tard, les Écritures (hébraïques) reprirent l’idée.

D’abord, elles mirent la sagesse au fondement et à l’origine du Tout.

« Mais avant toute chose fut créée la sagesse. »xvii

Avant le Siracide, les Upaniṣad avaient aussi décrit cette création primordiale, avant que rien ne fût :

« De lui est créée l’ancienne sagesse. »xviii

« Ce Dieu qui se manifeste pas sa propre intelligence – en lui, moi qui désire la délivrance, je prends refuge. »xix

Ensuite, les Écritures mirent en scène une sorte de délégation de pouvoir comparable à celle que l’on vient de voir entre le paraṃ brahman (le suprême brahman) et l’aparaṃ brahman (le non-suprême brahman).

Dans les Écritures, YHVH joue un rôle analogue à celui du brahman et délègue à la Sagesse (ḥokhmah) le soin de fonder la terre :

« YHVH, par la sagesse, a fondé la terre. »xx

Enfin il est intéressant de noter que le prophète (Job) ne dédaigne pas de contempler la Sagesse (divine) à l’œuvre, immanente, dans toutes les créatures.

« Qui a mis dans l’ibis la sagesse ? »xxi

Job avait compris l’essence de Māyā, en la distinguant même sous le couvert d’un volatile des marécages, au plumage blanc et noir. Ce n’était certes pas une ‘oie sauvage’, mais l’ibis pouvait lui être avantageusement comparé sur les bords du Nil (ou du Jourdain).

En citant l’Ibis comme image de la sagesse, Job n’ignorait pas que cet oiseau était le symbole du Dieu égyptien Thôt, Dieu de la Sagesse.

Non effrayé de reprendre des éléments culturels appartenant aux goyim égyptiens, Job préfigurait avec grâce le génie de l’anthropologie comparée du divin, sous toutes ses formes…

Puisqu’on en est à parler de syncrétisme, Thôt est une étrange préfiguration égyptienne du Verbe Créateur, dont un texte trouvé à Edfou relate la naissance et annonce la mission : « Au sein de l’océan primordial apparut la terre émergée. Sur celle-ci, les Huit vinrent à l’existence. Ils firent apparaître un lotus d’où sortit , assimilé à Shou. Puis il vint un bouton de lotus d’où émergea une naine, une femme nécessaire, que Rê vit et désira. De leur union naquit Thôt qui créa le monde par le Verbe. »xxii

Après ce court détour par la ḥokhmah des Écritures, et par l’Ibis et le Dieu Thôt, figures de la sagesse dans l’Égypte ancienne, revenons à la sagesse védique, et à sa curieuse et paradoxale alliance avec la notion d’ignorance, , en brahman même.

Dans le Véda, c’est laparaṃ brahman qui crée la Sagesse. En revanche, dans le paraṃ brahman, dans le brahman suprême, il y a non seulement la Connaissance, il y a aussi l’Ignorance.

« Dans l’impérissable (akṣara), dans le suprême brahmanxxiii, infini, où les deux, la connaissance et l’ignorance, se tiennent cachées, l’ignorance est périssablexxiv, tandis que la connaissance est immortellexxv. Et celui qui règne sur les deux, connaissance et ignorance, est autre. »xxvi

Comment se fait-il qu’au sein du brahman suprême puisse se tenir cachée de l’ignorance’ ?

De plus, comment pourrait-il y avoir quelque chose de ‘périssable’ au sein même de ‘l’impérissable’ (akṣara), au sein de l’immortel,?

Si l’on tient à respecter la lettre et l’esprit du Véda (révélé), il faut se résoudre à imaginer que même le brahman n’est pas et ne peut pas être ‘omniscient’.

Et aussi qu’il y a en lui, l’Éternel, quelque chose de ‘périssable’.

Contradiction ?

Comment l’expliquer ?

Voici comment je vois les choses.

Le brahman ne connaît pas encore ‘actuellement’ l’infinité infinie dont Il est porteur ‘en puissance’.

Imaginons que le brahman soit symbolisé par une infinité de points, chacun d’eux étant chargés d’une nouvelle infinité de points, eux-mêmes en puissance de potentialités infinies, et ainsi de suite, répétons ces récurrences infiniment. Et imaginons que cette infinité à la puissance infiniment répétée de puissances infinies est de plus non pas simplement arithmétique ou géométrique (des ‘points’), mais qu’elle est bien vivante, chaque ‘point’ étant en fait une ‘âme’, se développant sans cesse d’une vie propre.

Si l’on comprend la portée de cette image, on pourra alors peut-être concevoir que le brahman, quoique se connaissant lui-même en puissance, ne se connaît pas absolument ‘en acte’.

Sa puissance, sa Māyā, est si ‘infiniment infinie’ que même sa connaissance, certes déjà infinie, n’a pas encore pu faire le tour de tout ce qu’il y a encore à connaître, parce que tout ce qui est encore à être et à devenir n’existe tout simplement pas, et dort encore dans le non-savoir, et dans l’ignorance de ce qui est encore à naître, un jour, possiblement.

La sagesse, ‘infiniment infinie’, du brahman, n’a donc pas encore pu prendre toute la mesure de la hauteur, de la profondeur et de la largeur de la sagesse à laquelle le brahman peut atteindre.

Il y a des infinis qui dépassent l’infiniment infini même.

On pourrait appeler ces sortes d’infinis infiniment infinis, des « transfinis », pour reprendre un mot inventé par Georg Cantor. Conscient des implications théologiques de ses travaux en mathématiques, Cantor avait même comparé à Dieu l’« infini absolu », l’infini d’une classe comme celle de tous les cardinaux ou de tous les ordinauxxxvii.

Identifier un ensemble transfini de transfinis au brahman ne devrait donc pas être trop inconcevable a priori.

Mais c’est la conséquence de l’interprétation métaphysique de ces empilements d’entités transfinies qui est potentiellement la plus polémique.

Elle nous invite à considérer l’existence d’une sorte d’ignorance ‘en acteau cœur du brahman.

Un autre verset accumule les indices en ce sens.

On y parle du brahman, ‘bienveillant’, qui ‘fait la non existence’.

« Connu par le mental, appelé incorporel, lui le bienveillant qui fait l’existence et la non-existence, lui le Dieu qui fait la création avec ses parties – ceux qui le connaissent ont laissé leur corps. »xxviii

Comment un Dieu suprême et bienveillant peut-il ‘faire’ du ‘non-existant’ ?

On peut comprendre que ce que ce Dieu fait ne se fait que parce qu’il s’ampute de certaines ‘parties’ de Lui-même.

C’est avec ce sacrifice, ce départ du divin d’avec le divin, que peuvent advenir à l’existence ce qui serait demeuré dans la non-existence.

Autre manière de comprendre : c’est parce que le Dieu consent à une certaine forme de non-existence, en Lui, que de l’existant peut venir à l’existence.

Il n’est pas inutile de comparer la version de A. Degrâces avec la traduction de Max Müller, qui apporte une clarté supplémentaire sur ces lignes obscures.

« Those who know him who is to be grasped by the mind, who is not to be called the nest (the body), who makes existence and non-existence, the happy one (Śiva), who also creates the elements, they have left the body. »xxix

Traduction de la traduction :

Ceux qui le connaissent, lui qui doit être saisi par l’esprit, lui qui ne doit pas être appelé le nid (le corps), lui qui fait l’existence et la non-existence, cet heureux (Śiva), lui qui crée aussi les éléments, ceux-là ont quitté leur corps.’

The nest, the body’. Le mot sanskrit vient du verbe: nīdhā, नीधा, « déposer, poser, placer ; cacher, confier à ». D’où les idées de ‘nid’, de ‘cachette’, de ‘trésor’, implicitement associées à celle de ‘corps’.

Cependant, Müller note que Śaṅkara préfère lire ici le mot anilākhyam, ‘ce qui est appelé le vent’, ce qui est prāṇasya prāṇa, le ‘souffle du souffle’.

L’image est belle : c’est par le souffle, qui vient puis qui quitte le corps, que se continue la vie.

Who also creates the elements.‘Lui qui crée les éléments’, kalāsargakaram. Müller mentionne plusieurs interprétations possibles de cette expression.

Celle de Śaṅkara, qui comprend :’Lui qui crée les seize kalās mentionnés par les Âtharvaikas, commençant avec le souffle (prāṇa) et se terminant avec le nom (nāman).La liste de ces kalās est, selon Śaṅkarānanda : prāṇa,śraddhā, kha, vāyu, jyotih, ap, pṛthivī, indriya, manaḥ, anna, vīrya, tapah, mantra, karman, kalā, nāman.

Vigñānātman suggère deux autres explications, ‘Lui qui crée par le moyen du kalā, [sa puissance propre]’, ou encore ‘Lui qui crée les Védas et les autres sciences’.

L’idée générale est que pour ‘connaître’ l’Immortel, le brahman, le Bienveillant, le créateur de l’existence et de la non-existence, il faut quitter le ‘nid’.

Il faut partir en exil.

Il y a la même idée chez Abraham et Moïse.

La dernière partie de la ŚvetāśvataraUpaniṣad évoque le ‘Seigneur suprême des seigneurs’, la ‘Divinité suprême des divinités’, expressions qui sont, formellement du moins, analogues aux noms YHVH Elohim et YHVH Tsabaoth, – apparus dans la conscience des Hébreux plus de mille ans après l’idée védique.

« Lui, le Seigneur suprême des seigneurs, lui la Divinité suprême des divinités, le Maître suprême des maîtres, lui qui est au-delà, trouvons-le comme le Dieu, le Seigneur du monde qui est à louer. »xxx

A nouveau, proposons la version de Max Müller :

« Let us know that highest great Lord of lords, the highest deity of deities, the master of masters, the highest above, as God, the Lord of the world, the adorable. »xxxi

Le premier hémistiche se lit:

तमीश्वराणां परमं महेश्वरं

Tam īśvarāṇām paramam Maheśvaram.

Lui, des seigneurs, – le suprême Seigneur ’.

Qui sont les ‘seigneurs’ (īśvarāṇām)? Śaṅkara, dans son commentaire, cite la Mort, le fils du Soleil et d’autres encore (Cf. SUb 6.7).

Et surtout, qui est ce ‘Lui’ (tam) ?

Une série de qualifiants est énumérée :

Lui, le Dieu suprême des dieux (devatānām paramam Daivatam).

Lui, le Maître (patīnām) des maîtres, le Maître des Prajāpatis, – qui sont au nombre de dix : Marīci, Atri, Aṅgiras, Pulastya, Pulaka, Kratu, Vasiṣṭa, Pracetas, Bhṛgu, Nārata.

Lui, qui est ‘Plus-Haut’ (paramam) ‘que le Haut’ (parastāt)

Lui, qui est ‘Plus-Haut’ que la Sagesse (la Māyā)

Lui, qui est le Seigneur des mondes (bhuvaneśam)

Lui, qui est digne d’adoration (īdyam)

Et la litanie continue :

Lui, il est la Cause (saḥ kāraṇam)xxxii.

Lui, le Dieu Un (ekaḥ devaḥ), caché (gūḍhaḥ) dans tous les êtres (sarva-bhūteṣu), le Tout-pénétrant (sarva-vyāpī), il est le soi intérieur de tous les êtres(sarva-bhūta-antarātmā), il est le Veilleur de tous les actes (karma-adhyakṣaḥ), il réside en tous les êtres (sarva-bhūta-adhivāsa), il est le Témoin ou le Voyant (en anglais Seer, et en sanskrit sākṣī), le Connaisseur, celui qui donne l’intelligence (cetā), l’unique Absolu (kevalaḥ), celui qui est au-delà des qualités (nirguṇa).xxxiii

Lui : « Il est l’Éternel parmi les éternels, l’Intelligent parmi les intelligents, l’Un qui accomplit les désirs de beaucoup ».xxxiv

A nouveau, il faut se tourner vers Max Müller, pour déceler ici un autre niveau de sens, qui mérite l’approfondissement.

Müller écrit en effet en note : « I have formerly translated this verse, according to the reading nityo ’nityānām cetanaś cetanānām, the eternal thinker of non-eternalxxxv thoughts. This would be a true description of the Highest Self, who, though himself eternal and passive, has to think (jivātman) non-eternal thoughts. I took the first cetanah in the sens of cettā, the second in the sense of cetanamxxxvi. The commentators, however, take a different, and it may be, from their point, a more correct view. Śaṅkara says : ‘He is the eternal of the eternals, i.e. as he possesses eternity among living souls (jīvas), these living souls also may claim eternity. Or the eternals may be meant for earth, water, &c. And in the same way, he is the thinker among thinkers.’

Śaṅkarānanda says: ‘He is eternal, imperishable, among eternal, imperishable things, such as the ether, &c. He is thinking among thinkers.’

Vigñānātman says : ‘The Highest Lord is the cause of eternity in eternal things on earth, and the cause of thought in the thinkers on earth.’ But he allows another construction, namely, that he is the eternal thinker of those who on earth are endowed with eternity and thought. In the end all these interpretations come to the same, viz. that there is only one eternal, and only one thinker, from whom all that is (or seems to be) eternal and all that is thought on earth is derived. »xxxvii

On lit dans le commentaire de Śaṅkara de ce même verset, traduit par Gambhirananda : « nitya, ‘the eternal’, nityānām, among the eternal, among the individual souls’ – the idea being that the eternality of these is derived from His eternality ; so also, cetana, the consciousness, cetanānām, among the conscious, the knowers. (…) How is the consciousness of the conscious ?»xxxviii

A cette dernière question, ‘Comment est la conscience du conscient ?’, Śaṅkara répond par la strophe suivante de l’Upaniṣad:

« There the sun does not shine, neither do the moon and the stars ; nor do these flashes of lightning shine. How can this fire ? He shining, all these shine ; through His lustre all these are variously illumined. »xxxix

« Là ni le soleil brille, ni la lune ni les étoiles, ni les éclairs ne brillent, encore moins ce feu. A sa suite, quand il brille, tout brille, par la lumière ce Tout est éclairé. »xl

Le sens en est que le brahman est la lumière qui illumine toutes les autres lumières. Leur brillance a pour cause la lumière intérieure de la conscience du Soi qu’est le brahman, selon Śaṅkaraxli .

Le brahman illumine et brille à travers toutes les sortes de lumières qui se manifestent dans le monde. D’elles on induit que la ‘conscience du conscient’, la conscience du brahman est en essence ‘fulguration’, le Soi ‘effulgent’.

Max Müller avait initialement décidé de traduire le verset SU 6.13 en le lisant littéralement : nityo ’nityānām cetanaś cetanānām, ce qu’il comprend ainsi : ‘le penseur éternel de pensées non-éternelles’.

Idée paradoxale, ouvrant d’un coup, immensément, la réflexion métaphysique sur la nature même de la pensée et sur celle de l’éternité…

Cependant, vu l’accord presque unanime des divers commentateurs historiques qu’il cite a contrario de sa propre intuition, Müller semble renoncer, non sans un certain regret, à cette stimulante traduction, et il traduit finalement, en reprenant la version de Śaṅkarānanda :

« He is the eternal among the eternals, the thinker among thinkers, who, though one, fulfils the desire of many. »xlii

Il est l’Éternel entre les éternels, le Penseur parmi les penseurs, Lui, qui quoique Un, accomplit les désirs de beaucoup.’

Dommage. Il y a beaucoup à creuser dans l’idée d’un ‘penseur éternel’ qui penserait des ‘pensées non-éternelles’.

L’implication littéralement sidérante de cette idée est que des pensées non-éternelles de l’Éternel seraient constitutives de l’existence du temps lui-même (par nature non-éternel). Elles seraient aussi, de plus, la condition de la possibilité d’existence des créations (non-éternelles).

Ces pensées et ces créations ‘non-éternelles’, seraient intrinsèquement en croissance, métamorphiques, évolutives, en gésine, en puissance.

Peut-être serait-ce là aussi le début de intuition d’une métaphysique de la pitié et de la merci, une reconnaissance de la grâce que le Dieu pourrait éprouver pour sa Création, considérant sa faiblesse, sa chute et son éventuelle rédemption ?

Autrement dit, le fait même que le Dieu, le brahman, pourrait avoir des pensées non-éternelles serait la condition nécessaire pour que, par sa grâce, par son renoncement à l’absoluité et à l’éternité de ses jugements a priori, les créatures non-éternelles soient admises à passer de la non-éternité à l’éternité.

Car si les pensées du brahman devaient être éternelles par nature, alors plus moyen de changer un monde clos, prédéterminé de toute éternité, et conséquemment manquant tout-à-fait de sens, – et de miséricorde.

On a peut-être une indication permettant de soutenir cette vue, lorsqu’on lit :

« Lui, qui d’abord créa Brahmā, qui en vérité lui présenta les Veda, ce Dieu qui se manifeste lui-même par sa propre intelligencexliii – en Lui, moi qui désire la délivrance, je cherche refuge. »xliv

Ce Dieu qui se manifeste lui-même par sa propre intelligence’.

Śaṅkara donne plusieurs autres interprétations du texte original.

Les uns lisent ici en sanskrit ātma-buddhi-prasādam, ‘celui qui rend favorable la connaissance du Soi’. Car, lorsque le Seigneur suprême en fait parfois la grâce, l’intelligence de la créature acquiert un savoir valide à Son sujet, se libère alors de son existence relative, puis continue de s’identifier avec le brahman.

D’autres lisent ici ātma-buddhi-prakāśam, ‘celui qui révèle la connaissance du Soi’.

Autre interprétation encore: ātmā (le Soi) est Lui-même le buddhi (la Sagesse, la Connaissance). Celui qui se révèle Lui-même en tant que connaissance du Soi est ātma-buddhi-prakāśam.xlv

En Lui, désireux de délivrance (mumukṣuḥ) je cherche (prapadye) refuge (śaraam)’ : n’est-ce pas là l’intuition védique, avérée, de la miséricorde du brahman envers sa créature ?

On le voit, le Véda était pénétré de la puissance explosive de plusieurs directions de recherche sur la nature du brahman. Mais l’histoire montre que le développement explicite de ces recherches vers l’idée de ‘miséricorde divine’ devait faire plus spécifiquement partie de l’apport subséquent d’autres religions, qui restaient encore à venir, comme la juive, la bouddhiste et la chrétienne.

En les attendant, le Véda affirme déjà en grand éclaireur, en témoin premier, son génie propre : le brahman, Lui, il est ‘l’oie sauvage’, il est le Soi, il est ‘le feu entré dans l’océan’, il est la ‘matrice’ et le ‘tout-pénétrant’.

« Il est Lui, l’oie sauvage, l’Une au milieu de cet univers. Il est en vérité le feu qui est entré dans l’océan. Et seulement quand on Le connaît, on dépasse la mort. Il n’y a pas d’autre chemin pour y aller. »xlvi

Il est Lui, l’oie sauvage, l’Une au milieu de cet univers’. On a déjà rencontré au début de l’Upaniṣad l’image de ‘l’oie sauvage’ (haṃsa)xlvii, qui s’appliquait à l’âme individuelle, errant ici et là’ dans le grand Tout. Désormais cette oie est plus que l’âme, plus que le Tout, elle est le brahman même.

Et seulement quand on Le connaît, on dépasse la mort. Il n’y a pas d’autre chemin pour y aller.Śaṅkara décompose chaque mot du verset, qui révèle alors son rythme 3-3 4-3 4 4-3 :

Viditvā, en connaissant ; tam eva, Lui seul ; atiyety, on va au-delà ; mṛtyum, de la mort ; na vidyate, il n’y a pas ; anyapanthāḥ, d’autre chemin ; ayanā, par où aller.xlviii

Les images de la ‘matrice’ et du ‘Tout-pénétrant’ apparaissent dans les deux strophes suivantes (SU 6.16 et 6.17) :

« Il est le créateur de Tout, le connaisseur de Tout, il est le Soi et la matrice, le connaisseur, le créateur du temps.»xlix

Il est le Soi et la matrice’, ātma-yoniḥ. Śaṅkara propose trois interprétations de cette curieuse expression : Il est sa propre cause – Il est le Soi et la matrice (yoni) – Il est la matrice (la source), de toutes choses.

Si le brahman est yoni, il est aussi le Tout-pénétrant.

« Lui qui devient cela [lumière]l, immortel, établi comme le Seigneur, le connaisseur, le tout-pénétrant, le protecteur de cet univers, c’est Lui qui gouverne à jamais ce monde. Il n’y a pas d’autre cause à la souveraineté. »li

Au début et à la fin de l’Upaniṣad du ‘blanc mulet’, on trouve donc répétée cette image, blanche et noire, de loie – du Soi – volant dans le ciel.

L’oie vole dans un ciel qui voile.

Que voile ce ciel? – La fin de la souffrance.

C’est ce que dit l’un des versets finaux :

« Quand les hommes auront enroulé le ciel comme une peau, alors seulement prendra fin la souffrance, au cas Dieu n’aurait pas été reconnu. »lii

Quand les hommes auront enroulé le ciel.’

Plus loin vers l’Occident, à peu près au même moment, le prophète Isaïe usa d’une métaphore analogue à celle choisie par Śvetāśvatara :

« Les cieux s’enroulent comme un livre »liii.  

וְנָגֹלּוּ כַסֵּפֶר הַשָּׁמָיִם Vé-nagollou khasfèr ha-chamaïm.

Il y a en effet un point commun entre ces deux intuitions, la védique et la juive.

De façon parfaitement non orthodoxe, je vais utiliser l’hébreu pour expliquer le sanskrit, et réciproquement.

Pour dire ‘enrouler’ les cieux, l’hébreu emploie comme métaphore le verbe גָּלָה galah, « se découvrir, apparaître ; émigrer, être exilé ; et au niphal, être découvert, à nu, se manifester, se révéler ».

Lorsqu’on ‘enroule’ les cieux, alors Dieu peut ‘se manifester, se révéler’. Ou au contraire, Il peut ‘s’exiler, s’éloigner’.

Ambiguïté et double sens du mot, qui se lit dans cet autre verset d’Isaïe : « Le temps (dor) [de ma vie] est rompu et s’éloigne de moi ».liv

L’homme juif enroule les rouleaux du livre de la Torah, quand il en a terminé la lecture.

L’homme védique enroule les rouleaux du ciel quand il a fini sa vie de vol et d’errance. C’est-à-dire qu’il enroule sa vie, comme une ‘tente’ de bergers, lorsqu’ils décampent.

Mais cette tente peut aussi être ‘arrachée’ (נִסַּע nessa’), et jetée (וְנִגְלָה niglah) au loin.lv

Ces métaphores ont été filées par Isaïe.

« Je disais : Au milieu de mes jours, je m’en vais, aux portes du shéol je serai gardé pour le reste de mes ans.

Je disais : Je ne verrai pas YHVH sur la terre des vivants, je n’aurai plus un regard pour personne parmi les habitants du monde.

Mon temps [de vie] est arraché, et jeté loin de moi, comme une tente de bergers; comme un tisserand j’ai enroulé ma vie. »lvi

Le ciel védique, comme la vie de l’homme, est une sorte de tente.

L’oie sauvage montre le chemin.

Il faut enrouler le ciel et sa vie, et partir en transhumance.

iIntroduction to the ŚvetāśvataraUpaniṣad by Siddheswar Varma.The Sacred Book of the Hindus, Ed. Major B.D. Basu, vol.xviii, The Panini Office, Bhuvaneshwari Ashrama, Bahadurganj, Allahabad,1916

iiŚvetāśvataraUpaniṣad with the commentary of Śaṅkarācārya. Trad. Swami Gambhirananda. Ed. Adavaita Ashrama. Kolkata 2009, p.v

iiiJ’adapte ici légèrement la traduction d’Alyette Degrâces du mot karāṇa en ajoutant l’article, m’appuyant sur la traduction de Max Müller :  « Is Brahman the cause ? », qui s’adosse elle-même, selon Müller, sur les préférences de Śaṅkara. Cf. Max Muller. Sacred Books of The East. ŚvetāśvataraUpaniṣad 1.1.Oxford 1884.Vol XV, p.231, note 1. Le dictionnaire Huet donne pour karāṇa : ‘raison, cause, motif ; origine ; principe’. Quant à lui, Gambhirananda traduit par ‘source’: « What is the nature of Brahman, the source ? »

ivŚvetāśvataraUpaniṣad 1.1. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p.396

vŚvetāśvataraUpaniṣad 1.6. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p.397

viŚvetāśvataraUpaniṣad 1.6. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p.397

viiŚvetāśvataraUpaniṣad 3.1. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p.403

viiiL’enseignement de Râmakrishna. Trad Jean Herbert. Albin Michel. 2005, p.45

ixŚvetāśvataraUpaniṣad 4.1. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p.407

xSUb 4.5. Cf. Note 1760. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p.407

xiŚvetāśvataraUpaniṣad 4.4. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p.407

xiiŚvetāśvataraUpaniṣad 4.9-10. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 408-409

xiiiŚvetāśvataraUpaniṣad 4.10. Trad. Michel Hulin. Shankara et la non-dualité. Ed. Bayard. 2001, p.144

xivMax Muller. Sacred Books of The East. Upaniṣad. Oxford 1884. Vol XV, p.251, n.1

xvMax Muller. Sacred Books of The East. ŚvetāśvataraUpaniṣad 4.9-10.Oxford 1884.Vol XV, p.251-252

xviLes UpaniṣadŚvetāśvataraUpaniṣad 4.9. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 408, note 1171

xviiSir 1,4

xviiiLes UpaniṣadŚvetāśvataraUpaniṣad 4.18. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 410

xixLes UpaniṣadŚvetāśvataraUpaniṣad 6.18. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 417

xxPr 3,19

xxiJob 38,36

xxiiiLe param brahman est ce qui est au-delà (para) de Brahmā.

xxivPérissable : kṣara. Śaṅkara explique en Sub 5.1 que ce caractère ‘périssable’ est la ‘cause de l’existence au monde’ (saṃsṛtikārana). Immortelle : akṣara. Śaṅkara explique que ce caractère d’immortalité est la ‘cause de la délivrance’ (mokṣahetu).

xxvPérissable : kṣara. Śaṅkara explique en Sub 5.1 que ce caractère ‘périssable’ est la ‘cause de l’existence au monde’ (saṃsṛtikārana). Immortelle : akṣara. Śaṅkara explique que ce caractère d’immortalité est la ‘cause de la délivrance’ (mokṣahetu).

xxvi ŚvetāśvataraUpaniṣad 5.1.Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 411

xxviiIgnacio Jané, « The role of the absolute infinite in Cantor’s conception of set », Erkenntnis, vol. 42, no 3,‎ mai 1995p. 375-402 (DOI 10.1007/BF01129011)

xxviiiŚvetāśvataraUpaniṣad 5.14.Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 413

xxixMax Muller. Sacred Books of The East. ŚvetāśvataraUpaniṣad 4.9-10.Oxford 1884.Vol XV, p.258-259

xxxŚvetāśvataraUpaniṣad 6.7.Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 415

xxxiMax Muller. Sacred Books of The East. ŚvetāśvataraUpaniṣad 6.7.Oxford 1884.Vol XV, p.263

xxxiiŚvetāśvataraUpaniṣad 6.9.Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 416

xxxiiiŚvetāśvataraUpaniṣad 6.11.Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 416

xxxivŚvetāśvataraUpaniṣad 6.13.Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 416

xxxvMüller lit : nityānām, non éternel (mot souligné par moi).

xxxviCes nuances correspondent à deux cas déclinés du nom cetana, respectivement, le premier au nominatif (penseur) et le second au génitif pluriel (des pensées). Le Dictionnaire Sanskrit-Anglais de Monier Monier-Williams donne pour cetana : ‘conscious, intelligent, sentient ; an intelligent being; soul, mind ; consciousness, understanding, sense, intelligence’. Pour cetas : ‘splendour ; consciousness, intelligence, thinking soul, heart, mind’. Par ailleurs, le Dictionnaire Sanskrit-Français de Huet donne pour cetana : ‘intelligence, âme ; conscience, sensibilité ; compréhension, intelligence.’ La racine est cet-, ‘penser, réfléchir, comprendre ; connaître, savoir.’ Pour cetas : ‘conscience, esprit, cœur, sagesse, pensée’.

xxxviiMax Muller. Sacred Books of The East. ŚvetāśvataraUpaniṣad 6.13.Oxford 1884.Vol XV, p.264, note 4

xxxviiiŚvetāśvataraUpaniṣad with the commentary of Śaṅkarācārya. Trad. Swami Gambhirananda. Ed. Adavaita Ashrama. Kolkata 2009, SU 6.13, p.193

xxxixŚvetāśvataraUpaniṣad with the commentary of Śaṅkarācārya. Trad. Swami Gambhirananda. Ed. Adavaita Ashrama. Kolkata 2009, SU 6.14, p.193

xlVoir des strophes presque identiques dans MuU 2.2.11, KaU 2.2.15, BhG 15.6

xliMuUB 2.2.10

xliiMax Muller. Sacred Books of The East. ŚvetāśvataraUpaniṣad 6.13.Oxford 1884.Vol XV, p.264

xliiiMax Muller traduit : « I go for refuge to that God who is the light of his own thoughts ». Sacred Books of The East. ŚvetāśvataraUpaniṣad 6.18.Oxford 1884.Vol XV, p.265

xlivŚvetāśvataraUpaniṣad 6.18.Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 417

xlvŚvetāśvataraUpaniṣad with the commentary of Śaṅkarācārya. Trad. Swami Gambhirananda. Ed. Adavaita Ashrama. Kolkata 2009, SU 6.18, p.198

xlviŚvetāśvataraUpaniṣad 6.16.Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 417

xlviiŚvetāśvataraUpaniṣad 1.6. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p.397

xlviiiŚvetāśvataraUpaniṣad with the commentary of Śaṅkarācārya. Trad. Swami Gambhirananda. Ed. Adavaita Ashrama. Kolkata 2009, SU 6.15, p.195

xlixŚvetāśvataraUpaniṣad 6.16.Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 417

lŚaṅkara comprend ici le mot tanmaya (‘fait de cela’) comme signifiant en réalité jyotirmaya, ‘fait de lumière’, cf. Sub 6,17

liŚvetāśvataraUpaniṣad 6.17.Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 417

lii« Only when men shall roll up the sky like a hide, will there be an end of misery, unless God has first been known. ». Max Muller. Sacred Books of The East. ŚvetāśvataraUpaniṣad 6.20.Oxford 1884.Vol XV, p.266

liiiIs 34,4

livIs 38,12

lvIs 38,10-12

lviIs 38,10-12

Just Hit the Road לֶך 


 

There are many ideas running around, nowadays.

There is the idea that there are no more ideas, no more « great narratives« .

There is the idea that everything is rigged, that a conspiracy has been hatched by a few people against all.

There is the idea that progress is doomed.

There is the idea that the coming catastrophe is just ‘fake news’, or just part of an ideology.

There is the idea that anything can happen, and there is the idea that there is no hope, that the void is opening up, just ahead.

Every age harbours the new prophets that it deserves. Günther Anders has famously proclaimed the « obsolescence of man », – and that the absence of a future has already begun.

We must go way beyond that sort of ideas and that sort of prophecies.

Where to find the spirit, the courage, the vision, the inspiration?

Immense the total treasure of values, ideas, beliefs, faiths, symbols, paradigms, this ocean bequeathed by humanity to the generations of the day.

The oldest religions, the philosophies of the past, are not museums, fragmented dreams, now lost. Within them lies the memory of a common world, a dream of the future.

The Divine is in that which was born; the Divine is in that which is born; the Divine is in that which will be born.

A few chosen words from beyond the ages, and the spirit may be set ablaze. The soul may be filled with fulgurations, with assailing prescience.

Power is in the air, in the mother, the father, the son, the daughter.

It is in the Gods, and in all men. In all that is born, in all that will be born.

One thousand years before Moses’ times, the poets of the Rig Veda claimed:

The God who does not grow old stands in the bush. Driven by the wind, He clings to the bushes with tongues of fire, with a thunder.”i

Sounds familiar?

Was then Moses in his own way a Vedic seer? Probably.

The greatest minds always meet at the very top. And when they do, the greatest of the greatest do come down from up there, they do go back down, among us, to continue to go further on.

Go for yourself (לֶךְלְךָ lekh lekha), out of your country, out of your birthplace and your father’s house, to the land I will show you. I will make you a great nation. I will bless you, I will make your name glorious, and you will be blessed. I will bless those who bless you and curse those who reproach you, and through you will be blessed all the families of the earth.”ii

Rashi commented this famous text. When you’re always on the road, from one camp to another, you run three risks: you have fewer children, you have less money, you have less fame. That’s why Abram received three blessings: the promise of children, confidence in prosperity, and the assurance of fame.

The figure of Abram leaving Haran is a metaphor for what lies ahead. It is also a prophecy. We too must leave Haran.

The word haran originally means « the hollow ».

We too are in « the hollow », that is, a void of ideas, a lack of hope.

It is time, like Abram once did, to get out of this hollow, to hit the road, to seek new paths for new generations, yet to come.

The word haran can be interpreted in different ways. Philo wrote that haran means « the cavities of the soul and the sensations of the body ». It is these « cavities » that one must leave. “Adopt an alien mentality with regard to these realities, let none of them imprison you, stand above all. Look after yourself.”iii

Philo adds: « But also leave the expired word, what we have called the dwelling of the father, so as not to be seduced by the beauties of words and terms, and find yourself finally separated from the authentic beauty that lies in the things that the words meant. (…) He who tends toward being rather than appearing will have to cling to these realities, and leave the dwelling of words.”iv

Abram-Abraham has left Haran. On the way, he separated from his traveling companion, Lot: « Separate yourself from me!  » he said to himv.

Philo comments: « You must emigrate, in search of your father’s land, that of the sacred Logos, who is also in a sense the father of the ascetics; this land is Wisdom.”vi

Philo, an Alexandrian Jew, wrote in Greek. He used the word Logos as an equivalent for “Wisdom”, – and he notes: « The Logos stands the highest, close besides God, and is called Samuel (‘who hears God’). »

Migration’ is indeed a very old human metaphor, with deep philosophical and mystical undertones.

One may still have to dig up one or two things about it.

Go, for yourself (לֶךְלְךָ lekh lekha)”. Leave the ‘hollow’. Stand above all, that is. Look after the Logos.

The Logos. Or the ‘Word’, as they say.

A ‘migrant’ is always in quest of good metaphors for a world yet to come. Always in quest of true metaphors yet to be spoken.

Metaphor’. A Greek word, meaning: “displacement”.

Hence the stinging and deep irony of Philo’s metaphor:

Leave the dwelling of words.”

Leave the words. Leave the metaphors. Just leave.

Just hit the road, Man.

Lekh לֶךְ

i R.V. I.58.2-4

iiGen. 12, 1-3

iiiPhilo. De Migratione Abrahami. 14,7

iv Ibid. 14,12

v Gen. 13,9

vi Ibid. 14,12

The True Homeland of Moses


The issue of migration will seal the future of the world. Politically, indeed, but also metaphysically.

Future migration due to wars and environmental upheavals is likely to take on « apocalyptic » dimensions in the next decades. In the true sense of the word « apocalypse », they will « reveal » the intrinsic fragility of humanity.

More profoundly, migration and wandering open up the question of the very essence of man, of his true end. Is man essentially a stranger to others? Is he also a stranger to himself? Is man constantly wandering, waiting to find his own meaning?

« All those whom Moses calls wise are described as resident strangers. Their souls are never a colony established out of heaven; but they are accustomed to travel in earthly nature to satisfy their longing to see and know.  » wrote Philo of Alexandriai..

Philo, a Jewish philosopher, a Hellenist, lived on the borders of three continents, in a mixed society, in crisis, in a troubled epoch, shortly before the appearance of Christianity. He had an acute view of the « foreigner », being confronted with this reality, daily.

In his book « On the Confusion of Tongues », he notes that Abraham himself had said to the guardians of the dead: « I am a stranger and a guest in your house”ii.

The metaphor of the « stranger » can be applied to the « inner host », inhabiting the body without having been invited, like a tumour, a cancer, or a virus.

This metaphor can also apply to the soul, which no longer recognizes herself.

The wise man, for his part, knows he is a stranger in all lands, and that he will always be wandering.

« The wise man lives as if on a foreign earth in his own sensitive body, — while he is as if in his homeland among the intelligible virtues, which are something no different from divine words. Moses on his side said, ‘I am but a wanderer in a strange land’iiiiv

Should we take this statement of Moses literally or figuratively?

In the literal sense: Egypt, Sinai, would only be foreign lands, where he would wander while waiting to find his true homeland. We know that he did not enter the Promised Land, on earth, after the Exodus had come to its term.

In the figurative sense: His true homeland, his residence, is among the virtues, the intelligible, the divine words. We learn by this that the Exodus might have been the means for him to effectively reach it.

iDe Confusione Linguarum §77

ii Gen. 23,4, quoted in De Confusione Linguarum §79

iiiEx. 2,22

ivDe Confusione Linguarum §81-82

L’ironie du bráhman


Un jour, le Seigneur suprême est venu révéler à un homme, du nom d’Arjuna, la « sagesse la plus secrète », le « secret d’entre les secrets », la « connaissance la plus pure », le « savoir, roi entre toutes les sciences », comme l’explique la Bhagavadgītā (भगवद्गीता).

En quelques paroles décisives, la raison humaine s’y voit dépouillée de tout, et réduite à la mendicité. La nature humaine est comparée à de la « poussière », mais, plus inexplicablement, elle est aussi promise à une très haute destinée, une gloire putative, quoique encore infiniment distante, embryonnaire, en puissance. Face à ces mystères indépassables, elle est invitée à scruter sans fin son propre fonds, et sa propre fin.

 

« Cet univers est tout entier pénétré de Moi, dans Ma forme non manifestée. Tous les êtres sont en Moi, mais je ne suis pas en eux. Dans le même temps, rien de ce qui est créé n’est en Moi. Vois Ma puissance surnaturelle ! Je soutiens tous les êtres, Je suis partout présent, et pourtant, Je demeure la source même de toute création. »i

 

On apprend aussi de ce texte que le Dieu suprême peut descendre en personne en ce monde, en empruntant une forme humaine. « Les sots Me dénigrent lorsque sous la forme humaine Je descends en ce monde. Ils ne savent rien de Ma nature spirituelle et absolue, ni de Ma suprématie totale. »ii

 

Il n’est pas sans intérêt de rappeler ici que la Bible hébraïque exprima de son côté, à plusieurs reprises, une idée étrangement analogue. Ainsi, trois ‘hommes’, se présentant comme des ‘envoyés’ de l’Éternel, vinrent à la rencontre d’Abraham sous le chêne de Mambré. L’un d’entre eux, dénommé YHVH dans le texte de la Genèse, prit la parole pour parler en tête-à-tête avec Abraham.

 

Dans le Véda, le Dieu suprême est infiniment élevé, transcendant, absolu, mais Il est aussi tolérant. Il reconnaît que peuvent coexister de multiples modes de croyance. Il y a des hommes pour qui le Dieu est la Personne suprême, originaire. Il y a ceux qui se prosternent devant le Dieu, avec amour et dévotion. Il y a ceux qui L’adorent comme étant l’Unique, et d’autres qui L’adorent dans l’Immanence, dans Sa présence parmi la diversité infinie des êtres et des choses, et il y en a d’autres encore qui Le voient dans l’Universel.iii

 

Dans le Véda, le Dieu suprême est à la fois unique, absolu, transcendant, immanent, universel ; en un mot, Il est Tout en tout.

« Mais Moi, Je suis le rite et le sacrifice, l’oblation aux ancêtres, l’herbe et le mantra. Je suis le beurre, et le feu, et l’offrande. De cet univers, Je suis le père, la mère, le soutien et l’aïeul, Je suis l’objet du savoir, le purificateur et la syllabe OM. Je suis également le Rig, le Sâma et le Yajur. Je suis le but, le soutien, le maître, le témoin, la demeure, le refuge et l’ami le plus cher, Je suis la création et l’annihilation, la base de toutes choses, le lieu du repos et l’éternelle semence (…) Je suis l’immortalité, et la mort personnifiée. L’être et le non-être, tous deux sont en Moi, ô Arjuna. »iv

 

Dans sa 3ème conférence sur le Védantav donnée à Londres en 1894, Max Müller rappelle que l’Esprit Suprême, le bráhman, ( ब्रह्मन्, nom du genre neutre, avec l’accent tonique mis sur la racine verbale BRAH-, portée au degré plein – guṇa’) dit dans la Bhagavadgītā : « Même ceux qui adorent des idoles m’adorent ».

Et Müller ajoute que, dans le cadre de la philosophie védanta, ce principe suprême, le bráhman, qu’il faut distinguer du brahmán, nom d’agent de genre masculin signifiant le « Créateur », pourrait même affirmer : « Même ceux qui adorent un Dieu personnel sous l’image d’un ouvrier actif, ou d’un Roi des rois m’adorent ou, en tous cas, pensent à moi.»

Dans cette vue, le brahmán (le Créateur) ne serait, en réalité, qu’une manifestation du bráhman (le Principe Suprême). Mais le bráhman semble aussi dire ici, non sans une certaine ironie, que l’on pourrait parfaitement soutenir la position inverse,

 

encore, le judaïsme professa une intuition étrangement comparable, avec la célèbre entame du premier verset de la Genèse : Béréchit bara Elohim (Gn 1,1), que l’on peut traduire selon certains commentateurs du Béréchit Rabba : « ‘Au-principe’ créa les Dieux », (c’est-à-dire : ‘Bé-réchit’ créa les Elohim). D’autres commentateurs proposent même de comprendre : «Avec le Plus Précieux, *** créa les Dieux ». Je note ici à l’aide des trois astérisques l’ineffabilité du Nom du Principe Suprême (non nommé mais sous-entendu). En combinant ces interprétations : « Le Principe (sous-entendu) créa les Elohim ‘avec’ (la particule – peut avoir ce sens) le ‘Plus Précieux’ (l’un des sens possibles du mot réchit). »

 

Pour le comparatiste, ces possibilités (même ténues) de convergence entre des traditions a priori aussi différentes que la védique et l’hébraïque, sont sources de méditations sans fin, et d’inspiration tonique

 

Mais revenons au Véda et la philosophie des Védanta.

 

Le plus grand commentateur, peut-être, de l’héritage védique, Ādi Śaṅkara (आदि शङ्कर ) explique : « Quand bráhman n’est défini dans les Oupanishads que par des termes négatifs, en excluant toutes les différences de nom et de forme dues à la non-science, il s’agit du supérieur. Mais quand il est défini en des termes tels que : « l’intelligence dont le corps est esprit et lumière, qui se distingue par un nom et une forme spéciaux, uniquement en vue du culte » (Chand, III, 14, 2), il s’agit de l’autre, du brahmán inférieur.»vi

 

Mais s’il en est ainsi, commente Max Müller, le texte qui dit que bráhman n’a pas de second (Chand, VI, 2, 1) paraît être contredit : « Non, répond Śaṅkara, parce que tout cela n’est que l’illusion du nom et de la forme causée par la non-science. En réalité les deux brahmans ne sont qu’un seul et même Brahman, l’un concevable, l’autre inconcevable, l’un phénoménal, l’autre absolument réel.»vii

 

La distinction établie par Śaṅkara est claire. Mais dans les Oupanishads, la ligne de démarcation entre le bráhman (suprême) et le brahmán (créateur) n’est pas toujours aussi nettement tracée.

Quand Śaṅkara interprète les nombreux passages des Oupanishads qui décrivent le retour de l’âme humaine, après la mort, vers ‘Brahman’ (sans que l’accent tonique soit distingué), Sankara l’interprète toujours comme étant le brahmán inférieur.

Müller explique : « Cette âme, comme le dit fortement Śaṅkara, ‘devient Brahman en étant Brahman’viii, c’est-à-dire, en le connaissant, en sachant ce qu’il est et a toujours été. Écartez la non-science et la lumière éclate, et dans cette lumière, le moi humain et le moi divin brillent en leur éternelle unité. De ce point de vue de la plus haute réalité, il n’y a pas de différence entre le Brahman suprême et le moi individuel ou Ātman (Véd. Soutras, I, 4, p. 339). Le corps, avec toutes les conditions ou oupadhis auxquelles il est subordonné, peut continuer pendant un certain temps, même après que la lumière de la connaissance est apparue, mais la mort viendra et apportera la liberté immédiate et la béatitude absolue ; tandis que ceux qui, grâce à leurs bonnes œuvres, sont admis au paradis céleste, doivent attendre, là, jusqu’à ce qu’ils obtiennent l’illumination suprême, et sont alors seulement rendus à leur vraie nature, leur vraie liberté, c’est-à-dire leur véritable unité avec Brahman. »ix

 

Du véritable Brahman, les Oupanishads disent encore de Lui : «En vérité, ami, cet Être impérissable n’est ni grossier ni fin, ni court ni long, ni rouge (comme le feu) ni fluide (comme l’eau). Il est sans ombre, sans obscurité, sans air, sans éther, sans liens, sans yeux, sans oreilles, sans parole, sans esprit, sans lumière, sans souffle, sans bouche, sans mesure, il n’a ni dedans ni dehors ». Et cette série de négations, ou plutôt d’abstractions, continue jusqu’à ce que tous les pétales soient effeuillés, et qu’il ne reste plus que le calice, le pollen, l’inconcevable Brahman, le Soi du monde. «Il voit, mais n’est pas vu ; il entend, mais on ne l’entend pas ; il perçoit, mais n’est pas perçu ; bien plus, il n’y a dans le monde que Brahman seul qui voie, entende, perçoive, ou connaisse.»x

 

Puisqu’Il est le seul à ‘voir’, le terme métaphysique qui conviendrait le mieux à cet Être serait celui de « lumière ».

Mais cela ne veut pas dire que Brahman est, en soi, « lumière », mais seulement que la lumière tout entière, dans toutes ses manifestations, est en Brahman.

Cette lumière est notamment la Lumière consciente, qui est un autre nom de la connaissance. Müller évoque le Moundaka Oupanishad: « ‘C’est la lumière des lumières ; quand Il brille, le soleil ne brille pas, ni la lune ni les étoiles, ni les éclairs, encore moins le feu. Quand Brahman brille, tout brille avec lui : sa lumière éclaire le monde.’ La lumière consciente représente, le mieux possible, la connaissance de Brahman, et l’on sait que Thomas d’Aquin appelait aussi Dieu le soleil intelligent (Sol intelligibilis). Car, bien que tous les attributs purement humains soient retirés à Brahman, la connaissance, quoique ce soit une connaissance sans objets extérieurs, lui est laissée. »xi

 

La ‘lumière’ de la ‘connaissance’ ou de la ‘sagesse’, semble la seule métaphore anthropomorphe que presque toutes les religions osent appliquer à l’Être suprême comme étant la moins inadéquate.

Ce faisant, ces religions, comme la védique, l’hébraïque, la chrétienne, ou la bouddhiste, oublient souvent quelles sont les limites étroites de la connaissance ou de la sagesse humaines, même parvenues à leur plus haut degré de perfection, et combien ces métaphores sont en réalité indignes de la Divinité.

 

Il y a en effet en toute connaissance comme en toute sagesse humaine un élément essentiellement passif.

Cette ‘passivité’ est naturellement parfaitement incompatible avec la Divinité… Du moins, en principe…

On ne peut s’empêcher de noter dans plusieurs religions l’idée d’une forme de passivité (active) de la Divinité suprême, qui prend l’initiative de se retirer de l’être et du monde, par égard pour sa créature.

Plusieurs exemples valent d’être cités.

Le Créateur suprême, Prajāpati, प्रजापति, littéralement « Père et Seigneur des créatures », se sentit « vidé » juste après avoir créé tous les mondes et tous les êtres. Le Fils du Dieu unique, sentit son « vide » (kénose, du grec kénos, vide, s’opposant à pléos, plein) et son « abandon » par Dieu, juste avant sa mort. Le Dieu de la kabbale juive consent Lui aussi à sa « contraction » (tsimtsoum) pour laisser un peu d’être à sa création.

 

Dans cette analogie implicite, cachée, souterraine, entre la passivité de la sagesse humaine, et l’évidement divin, il y aurait peut-être matière pour le déploiement d’une forme d’ironie, tragique, sublime et écrasante.

Mais cette analogie et cette ironie, permettraient aussi, alors, à la ‘sagesse’ humaine, certes infime, mais pas complètement aveugle, de s’approcher à petits pas de l’un des aspects les plus profonds du mystère.

iBhagavadgītā 9,4-5

iiBhagavadgītā 9,11

iii« D’autres, qui cultivent le savoir, M’adorent soit comme l’existence unique, soit dans la diversité des êtres et des choses, soit dans Ma forme universelle. » Bhagavadgītā 9,15

ivBhagavadgītā 9,16-19

vF. Max Müller. Introduction à la philosophie Védanta. Trois conférences faites à l’Institut Royal en mars 1894. Trad. De l’anglais par Léon Sorg. Ed. Ernest Leroux, Paris 1899.

viF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.39

viiF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.39-40

viiiIl faudrait ici sans doute préciser, grâce aux accents toniques : « L’âme devient brahmán en étant bráhman. » Mais on pourrait écrire aussi, me semble-t-il, par analogie avec la ‘procession’ des personnes divines que la théologie chrétienne a formalisée : « L’esprit devient bráhman en étant brahmán. »

ixF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.41

xF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.44

xiF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.45

The Tango of Abraham.


 

Three men met Abraham at noon in the plains of Mamre, in Genesis chapter 18. But only two angels met Lot, later that same evening in Sodom.

Why three men at noon, then two angels in the evening?

One interpretation by Philo of Alexandria is worth mentioning,

« When the three had appeared, why did the Scripture say, « The two angels came to Sodom in the evening »? (Gen. 19,1). Three appear to Abraham and at noon, but to Lot, two and in the evening. Scripture makes known the difference in the profound sense that there is between the perfect being and the one who progresses, namely the perfect has the impression of a triad, of full nature, continuous, with nothing missing, without emptiness, entirely perfect, but this [not-so-perfect] one has the impression of a dyad that has separation, void and emptiness. One welcomed the Father who is in the middle and is served by the first two powers, while the other welcomed the serving powers without the Father, because he was too weak to see and understand the middle one, king of powers. One is illuminated by a very bright light, the noon light, without shadow, while the other is illuminated by a changing light, at the limits of night and day, because evening has been shared as an intermediate space: it is neither the end of the day nor the beginning of the night.»i

Philo’s interpretation (« The three angels are the Father, served by the first two powers ») is rather embarrassing from the point of view of a strictly monotheistic position, such as that generally professed by Judaism.

On the other hand, it is compatible, at least metaphorically, with the Trinitarian interpretation of Christianity. Philo was born in 25 BC, and lived in Alexandria, then in a state of turmoil, open to neo-Pythagorean and neo-Platonic ideas, and other influences, from Chaldea or Persia.

More than a thousand years after Philo of Alexandria, the famous Rashi of Troyes provided a very different explanation for these variations.

Regarding Gen 18,2, Rashi comments: « AND THERE ARE THREE MEN. God sent angels in human form. One to announce the good news about Sara. One to destroy Sodom. One to heal Abraham. Because the same messenger does not accomplish two missions at the same time. »

Regarding Gen 19,1, Rashi notes: « BOTH. One to destroy Sodom and one to save Lot. It was the latter who had come to heal Abraham. The third one who had come to tell Sara about the birth of her son, once his mission was fulfilled, left. – THE ANGELS. Before (Gen 18,2) they are called MEN. When the Shekhina was with them, they were called men. Another explanation: previously, with Abraham, whose strength was great and who was used to angels as much as to men, they were called men. While with Lot they are called angels. »

There is a common point between Philo and Rashi; they agree that Abraham was perfect, strong, and that Lot was weak. They both deduce from this that seeing the Shekhina among men is a sign of strength, and seeing angels (in the absence of the Shekhina?) is a sign of weakness.

Other questions then arise.

Why did the angel who had announced the next birth of a son to Abraham and Sarah go away once his mission was accomplished, leaving his two companions to continue to Sodom and Gomorrah?

In other words, why was the angel responsible for destroying Sodom and Gomorrah present at Mamre’s meeting, when it was a matter of announcing a birth, and according to Rashi, completing Abraham’s healing?

Was the presence of the exterminating angel necessary in order to listen to Abraham’s arguments in favour of the inhabitants of the two cities threatened with destruction?

Abraham argued at length to intercede on behalf of the inhabitants of Sodom and Gomorrah (Gen. 18, 23-33). Was this plea addressed to the exterminating angel, to the third « man » present in Mamre?

However, this exterminating angel is also called by the proper name of God (YHVH). This is how the text calls him during his exchanges with Abraham.

Let’s summarize.

On one side there are three men, in charge of three different missions (a birth announcement, a healing and an extermination). These three men are in fact three angels, but in reality they are all together one and the same God, named YHVH several times in the Genesis text. YHVH expresses itself in the 1st person singular, as being the Lord, the Eternal YHVH.

The three men speak successively, the first to announce the coming birth, the second to speak to himself, in a way as an aside (« Shall I hide from Abraham what I am going to do? » Gen. 18:17), and the third to discuss the next extermination with Abraham.

Then Lord YHVH « goes away », when he has finished speaking with Abraham (Gen. 18:33). Immediately afterwards (Gen. 19:1), « The two angels arrived at Sodom in the evening ».

It seems that the following conclusions can be drawn from this.

God was present, as Shekhina, among the three men visiting Abraham, in Mamre, and then all along the road to the gates of Sodom. Then God departs, and there are only the two angels left, one to exterminate the cities, the other to save Lot and his family. God left just before the extermination.

This chapter of Genesis reports exchanges of words between God, Abraham, and even Sarah, but also a whole body language, a ballet of movements, running, prostrations, steps, standing.

It is interesting to analyze this staging, the scenography of the movements of God and Abraham during this day.

Abraham was sitting at the entrance of his tent, he looked up, and « he saw three men standing beside him; as soon as he saw them, he ran from the entrance of the tent to meet them and bowed down to the ground.  » (Gen. 18:2)

How is it that Abraham runs to men who « stood by him »?

This must be seen as a spiritual meaning. Abraham sits and sees three men standing. They are close to him, but he, Abraham, is far from them. So he has to get up, to get up to their level, and he has to start running, to get closer to them, as much as they have already approached him.

All this is not to be understood on a material, physical level, but on a spiritual, metaphysical level.

Then Abraham « hurries to the tent » (18:6). Then « he ran to the flock » (18:7). Shortly afterwards, when they ate, « he stood up » (18:8). Then, « having risen, the men departed from there and came in sight of Sodom. Abraham walked with them to bring them back. » (18, 16). There follows a kind of soliloquy of God. Finally, the team finished its march: « The men left from there and went to Sodom. YHVH was still standing before Abraham. » (18, 22)

Before Sodom, there is a long exchange between God and Abraham, who tries to intercede on behalf of the inhabitants of the city, in the name of the « righteous » who are within it. Then God goes away. And Abraham returned home (18:33).

Immediately after the two angels enter Sodom (19:1).

In these few lines, Abraham sits, then runs to men, to his tent, to the flock, to his tent again, stands up, walks to Sodom, stops, leaves, arrives in front of Sodom, talks with God, sees God go away, and returns home.

How can we explain all these movements by an old man who has just been circumcised, and who is struggling to recover from his wound?

The simple description of physical movements does not seem to be a sufficient explanation. Rather, they indicate a spiritual dynamic. All these movements reflect Abraham’s inner agitation.

A key to understanding is found in verse 18:3: « Lord, if I have found favor in your sight, then do not pass before your servant. »

Abraham is agitated and runs a lot, so that God « does not pass » before him.

Abraham runs because he wants the Lord to stop.

What can we conclude from this?

First, that the divine can take three “figures”: the figure of the One (YHVH), the figure of the Three (« the three men »), and the figure of the Two (« the two angels »).

Then, this text teaches us that the movements of the body are metaphors of the movements of the soul. It’s like tango. It takes two to dance or to talk to each other. Three men plus Abraham make four. But when God and Abraham talk to each other, they are two. And their attitudes, their positions, are linked, as in a dance. Their movements are correlated.

Abraham gets up, runs, prostrates himself, runs again, etc., so that God will stop, stand still, and stay with him…

There is here a lesson (of spiritual tango) to be learned…

i Philo. Quaestiones in Genesium, Livre IV, 30

La naissance du Dieu ‘Qui ?’


Plus de deux millénaires avant Melchisédechi et Abraham, des hommes errants et pieux chantaient déjà les hymnes du Ṛg Veda. Les transmettant fidèlement, génération après génération, ils célébraient, non dans le sang, mais par le chant, les mystères d’un Dieu Suprême, un Seigneur créateur des mondes, de toutes les créatures, de toutes les vies.

L’intelligence n’a pas commencé à Ur en Chaldée, ni la sagesse à Salem.

Elles régnaient déjà sans doute, il y a plus de cinq mille ans, parmi des esprits choisis, attentifs, dédiés. Ces hommes ont laissé en héritage les hymnes qu’ils psalmodiaient, en phrases sonores et ciselées, évoquant les mystères saillants, qui les assaillaient sans cesse :

Du Créateur de toutes choses, que peut-on dire ? Quel est seulement son nom?

Quelle est la source première de l’ « Être » ? Comment nommer le soleil primordial, d’où le Cosmos tout entier émergea ?

‘Qui ?’ est le Seigneur imposant sa seigneurie à tous les êtres, – et à l’« Être » même. Mais qui est ‘Qui ?’ ?

Quel est le rôle de l’Homme, quelle est sa véritable part dans le Mystère ?

Toutes ces difficiles questions, un hymne védique, fameux entre tous, les résume et les condense en une seule d’entre elles, à la fois limpide et obscure :

« À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice? »

On a souvent donné pour titre à l’Hymne X, 121 du Ṛg Veda, cette dédicace: « Au Dieu inconnu ».

Il vaudrait mieux, me semble-t-il, la dédier plus littéralement au Dieu que le Véda appelle ‘Qui ?’.

Au Dieu ‘Qui ?ii

1. Au commencement parut le Germe d’or.

Aussitôt né, il devint le Seigneur de l’Être,

Le soutien de la Terre et de ce Ciel.

À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?

2. Lui, qui donne force de vie et dure vigueur,

Lui, dont les commandements sont des lois pour les Dieux,

Lui, dont l’ombre est Vie immortelle, – et Mort.

À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?

3. ‘Qui ?iii – dans Sa grandeur est apparu, seul souverain

De tout ce qui vit, de tout ce qui respire et dort,

Lui, le Seigneur de l’Homme et de toutes les créatures à quatre membres.

À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?

4. À Lui, appartient de droit, par Sa propre puissance,

Les monts enneigés, les flux du monde et la mer.

Ses bras embrassent les quatre quartiers du ciel.

À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?

5. ‘Qui ?’ tient en sûreté les Cieux puissants et la Terre,

Il a formé la lumière, et au-dessus la vaste voûte du Ciel.

Qui ?’ a mesuré l’éther des mondes intermédiaires.

À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?

6. Vers Lui, tremblantes, les forces écrasées,

Soumises à sa gloire, lèvent leurs regards.

Par Lui, le soleil de l’aube projette sa lumière.

À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?

7. Quand vinrent les Eaux puissantes, charriant

Le Germe universel d’où jaillit le Feu,

L’Esprit Unique du Dieu naquit à l’être.

À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?

8. Cette Unité, qui, dans sa puissance, veillait sur les Eaux,

Enceinte des forces de vie engendrant le Sacrifice,

Elle est le Dieu des Dieux, et il n’y a rien à Son côté.

À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?

9. Ô Père de la Terre, gouvernant par des lois immuables,

Ô Père des Cieux, nous Te prions de nous garder,

Ô Père des amples et divines Eaux!

À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?

10. Ô Seigneur des créaturesiv, Père de toutes choses,

Toi seul pénètres tout ce qui vient à naître,

Ce sacrifice que nous t’offrons, nous le désirons,

Donne-le nous, et puissions-nous devenir seigneurs de l’oblation!

Quel est ce Germe divin, cité aux vers 1, 7 et 8 ? On ne sait, mais on le pressent. Le Divin n’est pas le résultat d’une création, ni d’une évolution, ou d’un devenir, comme s’il n’était pas, – puis était. Le Véda tente ici une percée dans la nature même de la divinité, à travers l’image du ‘germe’, image de vie pure. L’idée d’un ‘Dieu’ ne vaut en effet que par rapport au point de vue de la créature. L’idée de ‘Dieu’ ne paraît que par sa relation à l’idée de ‘créature’. Pour Lui-même, Dieu n’est pas ‘Dieu’, – Il est à Ses yeux tout autre chose, qui n’a rien à voir avec le pathos de la création et de la créature.

Il en est de même de l’être. L’être ne paraît que lorsque paraissent les êtres. Dieu crée les êtres et l’Être en même temps. Lui-même est au-delà de l’Être, puisque c’est par Lui que l’Être advient. Et avant les êtres, avant l’Être même, il semble bien qu’une vie divine, mystérieuse ‘avait lieu’. Non qu’elle ‘fût’, puisque l’être n’était pas encore, mais elle ‘vivait’, cachée, pour arriver ensuite à ‘naître’. Mais de quelle matrice ? De quel utérus préalable, primordial ? On ne sait. On sait seulement que, dans le mystère (et non dans le temps, ni dans l’espace), croissait, mais dans sa profondeur même, un mystère plus profond encore, un mystère sui generis, qui devait advenir à l’être, sans pour autant que le Mystère Lui-même ne se révèle par là.

Le lieu de la provenance du mystère n’est pas connu, mais le Véda l’appelle ‘Germe d’Or’ (hiraṇyagarbha). Ce ‘Germe’ suppose quelque ovaire, quelque matrice, quelque désir, quelque vie plus ancienne que toute vie, et plus ancienne que l’Être même.

La Vie vint de ce Vivant, en Qui, par Qui et de Qui, elle fut donnée à l’Être, elle fut donnée à être, et elle fut donnée par là aux êtres, à tous les êtres.

Ce processus mystérieux, que le mot ’Germe’ évoque, est aussi appelé ‘Sacrifice’, mot qui apparaît au vers 8 : Yajña ( यज्ञ). Le Germe meurt à Lui-même, Il se sacrifie, pour que de Sa propre Vie, naisse la vie, toutes les vies.

Que Dieu naisse à Lui-même, de par Son sacrifice… Quelle étrange chose !

En naissant, Dieu devient ‘Dieu’, Il devient pour l’Être le Seigneur de l’Être, et le Seigneur des êtres. L’hymne 121 prend son envol mystique, et célèbre un Dieu Père des créatures, et aussi toujours transcendant à l’Être, au monde et à sa propre ‘divinité’ (en tant que celle-ci se laisse voir dans sa Création, et se laisse saisir dans l’Unité qu’elle fonde).

Mais qui est donc ce Dieu si transcendant ? Qui est ce Dieu qui se cache, derrière l’apparence de l’Origine, en-deça ou au-delà du Commencement même ?

Il n’y pas de meilleur nom, peut-on penser, que ce pronom, interrogatif : ‘Qui ?’

Ce ‘Qui ?’ n’appelle pas de réponse. Il appelle plutôt une autre question, que l’Homme s’adresse à lui-même : À Qui ? À Qui l’Homme, saisi par la profondeur inouïe du mystère, doit-il, à son tour, offrir son propre sacrifice ?

Lancinante litanie : « À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice? »

Ce n’est pas que le nom de ce Dieu soit à proprement parler inconnu. Le vers 10 emploie l’expression Prajāpati , ‘Seigneur des créatures’. On la retrouve dans d’autres textes, par exemple dans ce passage de la Taittirīya Sahitā :

« Indra, le dernier-né de Prajāpati, fut nommé ‘Seigneur des Dieux’ par son Père, mais ceux-ci ne l’acceptèrent pas. Indra demanda à son Père de lui donner la splendeur qui est dans le soleil, de façon à pouvoir être ‘Seigneur des Dieux’. Prajāpati lui répondit :

– Si je te la donne, alors qui serai-je ?

– Tu seras ce que Tu dis, qui ? (ka).

Et depuis lors, ce fut Son nom. »v

Mais ces deux noms, Prajāpati , ou Ka, ne désignent que quelque chose de relatif aux créatures, se référant soit à leur Créateur, soit simplement à leur ignorance ou leur perplexité.

Ces noms ne disent rien de l’essence même du Dieu. Cette essence est sans doute au-dessus de tout intelligible, et de toute essence.

Ce ka, ‘qui ?’, dans le texte sanskrit original, est en réalité employé dans la forme du datif singulier du pronom, kasmai (à qui?).

On ne peut pas poser la question ‘qui ?’ à l’égard du Dieu, mais seulement ‘à qui ?’. On ne peut chercher à interroger son essence, mais seulement chercher à le distinguer parmi tous les autres objets possibles d’adoration.

Le Dieu est mentalement inconnaissable. Sauf peut-être en cela que nous savons qu’Il est ‘sacrifice’. Mais nous ne savons rien de l’essence de Son ‘sacrifice’. Nous pouvons seulement ‘participer’ à l’essence de ce sacrifice divin (mais non la connaître), plus ou moins activement, — et cela à partir d’une meilleure compréhension de l’essence de notre propre sacrifice, de notre ‘oblation’ . En effet, nous sommes à la fois sujet et objet de notre oblation. De même, le Dieu est sujet et objet de Son sacrifice. Nous pouvons alors tenter de comprendre, par anagogie, l’essence de Son sacrifice par l’essence notre oblation.

C’est cela que Raimundo Panikkar qualifie d’ ‘expérience védique’. Il ne s’agit certes pas de l’expérience personnelle de ces prêtres et de ces prophètes védiques qui psalmodiaient leurs hymnes, deux mille ans avant Abraham, mais il pourrait s’agir du moins d’une certaine expérience du sacré, – dont nous pourrions encore, nous ‘modernes’, ou ‘post-modernes’, sentir encore le souffle, et la brûlure.

iמַלְכֵּי־צֶדֶק , (malkî-ṣedeq) : ‘Roi de Salem’ et ‘Prêtre du Très-Haut (El-Elyôn)

iiṚg Veda X, 121. Trad. Philippe Quéau

iii En sanskit :  Ka

ivPrajāpati : « Seigneur des créatures ». Cette expression, si souvent citée dans les textes plus tardifs de l’Atharva Veda et des Brāhmaṇa, n’est jamais utilisée dans le Ṛg Veda, excepté à cet unique endroit (RV X,121,10). Il a donc peut-être été interpolé plus tardivement. Ou bien, – plus vraisemblablement à mon sens, il représente ici, effectivement, et spontanément, la première apparition historiquement consignée (dans la plus ancienne tradition religieuse du monde qui soit formellement parvenue jusqu’à nous), ou la ‘naissance’ du concept de ‘Seigneur de la Création’, de ‘Seigneur des créatures’,– Prajāpati .

vTB II, 2, 10, 1-2 cité par Raimundo Panikkar, The Vedic Experience. Mantramañjarī. Darton, Longman & Todd, London, 1977, p.69

La figure d’Ismaël. Un paradigme ambigu.


Les importantes divergences d’interprétation du rôle d’Ismaël dans la transmission de l’héritage abrahamique, selon le judaïsme et selon l’islam, se sont focalisées notamment sur la question de l’identité de celui des fils d’Abraham qui a été emmené au sacrifice au mont Moriah. Pour les juifs, c’est sans conteste Isaac, comme l’indique la Genèse. Les musulmans affirment que c’était Ismaël. Or le Coran ne nomme pas le fils choisi pour le sacrifice. Cependant, la sourate 36 laisse entendre indirectement que ce fils était bien, en fait, Isaaci, et cela contrairement aux réinterprétations ultérieures de traditions islamiques plus tardives.

Il se peut d’ailleurs que, contrairement à l’importance qu’a prise historiquement cette controverse, ce ne soit pas là vraiment une question essentielle, tant Ismaël apparaît comme une sorte de double inversé d’Isaac, et tant les destins liés de ces deux demi-frères semblent composer (ensemble) une figure allégorique et même anagogique, – celle du ‘Sacrifié’, une figure de l’homme ‘sacrifié’ au service d’un projet divin qui le dépasse entièrement.

Le conflit entre le projet divin et les vues humaines apparaît d’emblée lorsque l’on compare les circonstances relativement banales et naturelles de la conception de l’enfant d’Abram (résultant de son désir d’assurer sa descendance ii, désir favorisé par sa femme Saraï), avec les circonstances de la conception de l’enfant d’Abraham et de Sara, particulièrement improbables et exceptionnelles.

On pressent alors la nature tragique du destin d’Ismaël, fils premier-né (et aimé), mais dont la ‘légitimité’ ne peut être comparée à celle de son demi-frère, né treize ans plus tard. Mais en quoi est-ce une ‘faute’ imputable à Ismaël que de n’avoir pas été ‘choisi’ comme le fils d’Abraham devant incarner l’Alliance ? N’aurait-il donc été ‘choisi’ que pour incarner seulement la dépossession arbitraire d’une mystérieuse ‘filiation’, d’une nature autre que génétique, et cela pour signifier à l’attention des multitudes de générations à venir un certain aspect du mystère divin ?

Ceci amène à réfléchir sur le rôle respectif des deux mères (Hagar et Sara) dans le destin corrélé d’Ismaël et d’Isaac, et invite à approfondir l’analyse des personnalités des deux mères pour se faire une meilleure idée de celles des deux fils.

La figure d’Ismaël est à la fois tragique et ambiguë. On tentera ici d’en tracer les contours en citant quelques ‘traits’ à charge et à décharge, en cherchant à soulever un pan du mystère, et à pénétrer l’ambiguïté du paradigme de l’élection, pouvant signifier que « l’élection des uns implique la mise à l’écart des autres», ou au contraire, que « l’élection n’est pas un rejet de l’autre »iii.

1 Les traits à charge

a) Ismaël, jeune homme, « joue » avec Isaac, enfant à peine sevré, provoquant la colère de Sara. Cette scène-clé est rapportée en Gn 21,9 : « Sara vit le fils de Hagar se livrer à des railleries »iv. Le mot hébreu מְצַחֵק se prête à plusieurs interprétations. Il vient de la racine צָחַק, dans la forme verbale Piël. Les sens du verbe semblent à première vue relativement anodins :

Qal :Rire, se réjouir.

Gen 18,12 « Sara rit (secrètement) »

Gen 21,6 « Quiconque l’apprendra s’en réjouira avec moi »

Piël : Jouer, plaisanter, se moquer.

Gen 19,14 « Mais il parut qu’il plaisantait, qu’il le disait en se moquant »

Ex 32,6 « Ils se levèrent pour jouer, ou danser ».

Jug 16,25 « Afin qu’il jouât, ou chantât, devant eux ».

Gen 26,8 « Isaac jouait, ou plaisantait, avec sa femme »

Gen 39,14 « Pour se jouer de nous, pour nous insulter ».

Cependant les sens donnés par Rachi à ce mot dans le contexte de Gn 21,9 sont beaucoup plus graves: ‘idolâtrie’, ‘immoralité’, et même ‘meurtre’. « RAILLERIES : il s’agit d’idolâtrie. Ainsi, ‘ils se levèrent pour s’amuser’ (Ex 32,6). Autre explication : Il s’agit d’immoralité. Ainsi ‘pour s’amuser de moi’ (Gn 39,17). Autre explication : il s’agit de meurtre. Ainsi ‘que ces jeunes gens se lèvent et s’amusent devant nous’ (2 Sam 2,14). Ismaël se disputait avec Isaac à propos de l’héritage. Je suis l’aîné disait-il, et je prendrai part double. Ils sortaient dans les champs, Ismaël prenait son arc et lui lançait des flèches. Tout comme dans : celui qui s’amuse au jeu insensé des brandons, des flèches, et qui dit : mais je m’amuse ! (Pr 26,18-19). »

Le jugement de Rachi est extrêmement désobligeant et accusateur. L’accusation d’ ‘immoralité’ est un euphémisme voilé pour ‘pédophilie’ (Isaac est un jeune enfant). Et tout cela à partir du seul mot tsaaq, le mot même qui a donné son nom à Isaac… Or ce mot revient étrangement souvent dans le contexte qui nous intéresse. Quatre importants personnages « rient » (du verbe tsaaq), dans la Genèse : Abraham, Sara, Isaac, Ismaël – sauf Hagar qui, elle, ne rit jamais, mais pleurev. Abraham rit (ou sourit) d’apprendre qu’il va être père, Sara rit intérieurement, se moquant de son vieil époux, Isaac rit en lutinant et caressant son épouse Rebeccavi, mais seul Ismaël qui, lui aussi,rit, en jouant, est gravement accusé par Rachi sur la nature de ce rire, et de ce ‘jeu’.

b) Selon les commentateurs (Berechit Rabba), Ismaël s’est vanté auprès d’Isaac d’avoir eu le courage d’accepter volontairement la circoncision à l’âge de treize ans alors qu’Isaac l’a subie passivement à l’âge de huit jours.

c) La Genèse affirme qu’Ismaël est un ‘onagre’, un solitaire misanthrope, un ‘archer’ qui ‘vit dans le désert’ et qui ‘porte la main sur tous’.

d) Dans Gn 17,20 il est dit qu’Ismaël « engendrera douze princes. » Mais Rachi, à ce propos, affirme qu’Ismaël n’a en réalité engendré que des ‘nuages’, prenant appui sur le Midrach qui interprète le mot נְשִׂיאִים (nessi’im) comme signifiant des ‘nuées’ et du ‘vent’. Le mot nessi’im peut en effet signifier soit ‘princes’ soit ‘nuages’, selon le dictionnairevii. Mais Rachi, pour une raison propre, choisit le sens péjoratif, alors que c’est Dieu même qui prononce ce mot après avoir avoir béni Ismaël.

2 Le dossier à décharge

a) Ismaël subit plusieurs fois les effets de la haine de Sara et les conséquences de l’injustice (ou de la lâcheté) d’Abraham, qui ne prend pas sa défense, obéit passivement à Sara et privilégie sans remords son fils cadet. Ceci n’a pas échappé à l’attention de quelques commentateurs. Comme l’a noté le P. Moïse Mouton dans son cours, Ramban (le Nahmanide) a dit à propos du renvoi de Hagar et Ismaël au désert : « Notre mère Saraï fut coupable d’agir ainsi et Abram de l’avoir toléré ». En revanche Rachi ne dit mot sur ce sujet sensible.

Pourtant Abraham aime et se soucie de son fils Ismaël, mais sans doute pas assez pour résister aux pressions, préférant le cadet, dans les actes. Pas besoin d’être psychanalyste pour deviner les profonds problèmes psychologiques ressentis par Ismaël, quant au fait de n’être pas le ‘préféré’, le ‘choisi’ (par Dieu) pour endosser l’héritage et l’Alliance, – bien qu’il soit cependant ‘aimé’ de son père Abraham, – tout comme d’ailleurs plus tard, Esaü, aîné et aimé d’Isaac, se vit spolié de son héritage (et de sa bénédiction) par Jacob, du fait de sa mère Rebecca, et bien malgré la volonté clairement exprimée d’Isaac.

b) Ismaël est le fils d’« une servante égyptienne » (Gen 16, 1), mais en réalité celle-ci, Hagar, est fille du Pharaon, selon Rachi : « Hagar, c’était la fille du Pharaon. Lorsqu’il a vu les miracles dont Saraï était l’objet, il a dit : Mieux vaut pour ma fille être la servante dans une telle maison que la maîtresse dans une autre maison. » On peut sans doute comprendre les frustrations d’un jeune homme, premier-né d’Abraham et petit-fils du Pharaon, devant les brimades infligées par Sara.

c) De plus Ismaël est soumis pendant toute son enfance et son adolescence à une forme de dédain réellement imméritée. En effet, Hagar a été épousée légalement, de par la volonté de Sara, et de par le désir d’Abraham de laisser sa fortune à un héritier de sa chair, et ceci après que se soit écoulé le délai légal de dix années de constat de la stérilité de Sara. Ismaël est donc légalement et légitimement le fils premier-né d’Abraham, et de sa seconde épouse. Mais il n’en a pas le statut effectif, Sara y veillant jalousement.

d) Ismaël est chassé deux fois au désert, une fois alors que sa mère est enceinte de lui (en théorie), et une autre fois alors qu’il a dix-sept ans (13 ans + 4 ans correspondant au sevrage d’Isaac). Dans les deux cas, sa mère Hagar a alors des rencontres avérées avec des anges, ce qui témoigne d’un très haut statut spirituel, dont elle n’a pas dû manquer de faire bénéficier son fils. Rarissimes sont les exemples de femmes de la Bible ayant eu une vision divine. Mais à ma connaissance, il n’y en a aucune, à l’exception de Hagar, ayant eu des visions divines, à plusieurs reprises. Rachi note à propos de Gn 16,13 : « Elle [Hagar] exprime sa surprise. Aurais-je pu penser que même ici, dans le désert, je verrais les messagers de Dieu après les avoir vus dans la maison d’Abraham où j’étais accoutumé à en voir ? La preuve qu’elle avait l’habitude de voir des anges, c’est que Manoé lorsqu’il vit l’ange pour la première fois dit : Sûrement nous mourrons (Jug 13,27). Hagar a vu des anges à quatre reprises et n’a pas eu la moindre frayeur. »

Mais à cela, on peut encore ajouter que Hagar est plus encore remarquable du fait qu’elle est la seule personne de toute les Écritures à se distinguer pour avoir donné non seulement un mais deux nouveaux noms à la divinité: אֵל רֳאִי El Ro’ï, « Dieu de Vision »viii , et חַי רֹאִי Ḥaï Ro’ï , le « Vivant de la Vision »ix. Elle a donné aussi, dans la foulée, un nom au puits tout proche, le puits du « Vivant-de-Ma-Vision » : בְּאֵר לַחַי רֹאִי , B’ér la-Ḥaï Ro’ï.x C’est d’ailleurs près de ce puits que viendra s’établir Isaac, après la mort d’Abraham, – et surtout après que Dieu l’ait enfin bénixi, ce qu’Abraham avait toujours refusé de fairexii. On peut imaginer qu’Isaac avait alors, enfin, compris la profondeur des événements qui s’étaient passés en ce lieu, et auxquels il avait, bien malgré, lui été associé.

Par un cru contraste avec Hagar, Sara eut aussi une vision divine, quoique fort brève, en participant à un entretien d’Abraham avec Dieu. Mais Dieu ignora Sara, s’adressant à Abraham directement, pour lui demander une explication sur le comportement de Sara, plutôt que de s’adresser à ellexiii. Celle-ci intervint pour tenter de se justifier, car « elle avait peur », mais Dieu la rabroua sèchement : ‘Non, tu as ri’.xiv

Aggravant en quelque sorte son cas, elle reprochera elle-même à Ismaël, par la suite, d’avoir lui aussi ‘ri’, et le chassera pour cette raison.

e) Ismaël, après ces événements, resta en présence de Dieu. Selon le verset Gn 21,20, « Dieu fut avec cet enfant, et il grandit (…) Il devint archer. » Curieusement, Rachi ne fait aucun commentaire sur le fait que « Dieu fut avec cet enfant ». En revanche, à propos de «il devint archer », Rachi note fielleusement : « Il pratiquait le brigandage »…

f) Dans le désir de voir mourir Ismaël, Sara lui jette à deux reprises des sorts (le ‘mauvais œil’), selon Rachi. Une première fois, pour faire mourir l’enfant porté par Hagar, et provoquer son avortementxv, et une deuxième fois pour qu’il soit malade, alors même qu’il était chassé avec sa mère au désert, l’obligeant ainsi à beaucoup boire et à consommer rapidement les maigres ressources d’eau.

g) Lors de sa circoncision, Ismaël a treize ans et il obéit sans difficulté à Abraham (alors qu’il aurait pu refuser, selon Rachi, ce que dernier compte à son avantage). Abram avait quatre-vingt six ans lorsque Hagar lui enfanta Ismaël (Gen 16,16). Rachi commente : « Ceci est écrit en éloge d’Ismaël. Ismaël aura donc treize ans lorsqu’il sera circoncis et il ne s’y opposera pas. »

h) Ismaël est béni par Dieu, du vivant d’Abraham, alors qu’Isaac n’est béni par Dieu qu’après la mort d’Abraham (qui refusa de le bénir, sachant qu’il devait engendrer Esaü, selon Rachi).xvi

i) Ismaël, malgré tout le passif de sa vie tourmentée, se réconcilia avec Isaac, avant que ce dernier n’épouse Rébecca. En effet, lorsque sa fiancée Rébecca arrive, Isaac vient justement de rentrer d’une visitexvii au Puits du ‘Vivant-de-ma-Vision’, près duquel demeuraient Hagar et Ismaël.

Son père Abraham finit d’ailleurs pas « régulariser la situation » avec sa mère Hagar, puisqu’il l’épouse après la mort de Sara. En effet, selon Rachi, « Qetoura c’est Hagar ». Du coup, pour la deuxième fois, Ismaël est donc « légitimé », ce qui rend d’autant plus remarquable le fait qu’il laisse la préséance à son frère cadet lors des funérailles d’Abraham.

j) Ismaël laisse Isaac prendre en effet la précellence lors de l’enterrement de leur père Abraham, ce que nous apprend le verset Gn 25, 9 : « [Abraham] fut inhumé par Isaac et Ismaël, ses fils. » L’ordre préférentiel des noms en témoigne.

k) Le verset Gn 25,17 donne une dernière indication positive sur Ismaël : « Le nombre des années de la vie d’Ismaël fut de cent trente sept ans. Il expira et mourut. » Rachi commente l’expression « il expira » de cette manière, hautement significative: « Ce terme n’est employé qu’à propos des Justes. »

Conclusion

L’Islam, qui se veut une religion plus ‘pure’, plus ‘originaire’, et dont la figure d’Abraham représente le paradigme, celui du ‘musulman’ entièrement ‘soumis’ à la volonté de Dieu, – l’Islam reconnaît en Isaac et Ismaël deux de ses ‘prophètes’.

En revanche, Ismaël n’est certes pas reconnu comme prophète en Israël.

Il ne nous appartient pas de trancher.

D’autant que l’un et l’autre sont, après tout, des personnages somme toute relativement secondaires (ou ‘intermédiaires’), dans les deux traditions coraniques et bibliques, du moins par rapport à des figures comme celles d’Abraham ou de Jacob-Israël.

D’un autre côté, ces deux figures, intimement liées par leur destin (fils du même père, et quel père!, mais pas de la même mère), sont aussi, curieusement, des figures du ‘sacrifice’, quoique avec des modalités différentes, et qui demandent à être interprétées.

Le sacrifice d’Isaac sur le mont Moriah se termina par l’intervention d’un ange, de même que la mort imminente d’Ismaël, au désert, près d’une source cachée, prit fin après l’intervention d’un ange.

Au vu des traits à charge et à décharge dont nous avons tenté une courte synthèse, il semble que devrait s’ouvrir de nos jours, et de toute urgence, une révision du procès jadis fait à Ismaël, sur les instigations de Sara, et sanctionné par son rejet immérité hors du campement d’Abraham.

Il semble indispensable, et non sans rapport avec l’état actuel du monde, de réparer l’injustice qui a été jadis faite à Ismaël, et par rapport à laquelle, quelque ‘élection’ que ce soit ne saurait certes peser du moindre poids.

i Coran 36, 101-113 : « Nous lui fîmes donc la bonne annonce d’un garçon longanime. Puis quand celui-ci fut en âge de l’accompagner, [Abraham] dit : « Ô mon fils, je me vois en songe en train de t’immoler. Vois donc ce que tu en penses ». Il dit : « Ô mon cher père, fais ce qui t’est commandé : tu me trouveras, s’il plaît à Dieu, du nombre des endurants ». Puis quand tous deux se furent , et qu’il l’eut jeté sur le front, voilà que Nous l’appelâmes « Abraham » ! Tu as confirmé la vision. C’est ainsi que Nous récompensons les bienfaisants ». C’était là certes, l’épreuve manifeste. Et Nous le rançonnâmes d’une immolation généreuse. Et Nous perpétuâmes son renom dans la postérité : « Paix sur Abraham ». Ainsi récompensons-Nous les bienfaisants ; car il était de Nos serviteurs croyants. Nous lui fîmes la bonne annonce d’Isaac comme prophète d’entre les gens vertueux. Et Nous le bénîmes ainsi qu’Isaac. »

Ce récit semble indiquer indirectement que le fils (non nommé) qui a été emmené au lieu du sacrifice est bien, en fait, Isaac, puisque le nom d’Isaac y est cité à deux reprises, aux versets 112 et 113, immédiatement après les versets 101-106 qui décrivent la scène du sacrifice, – alors que le nom d’Ismaël en revanche n’est pas cité du tout, à cette occasion. De plus Dieu semble vouloir récompenser Isaac de son attitude de foi, en annonçant à cette même occasion son futur rôle de prophète, ce que ne fait jamais le Coran à propos d’Ismaël.

ii Gn 15, 2-4. Notons que la promesse divine instille d’emblée une certaine ambiguïté : « Mais voici que la parole de l’Éternel vint à lui, disant : ‘Celui-ci n’héritera pas de toi; mais celui qui sortira de tes reins, celui-là sera ton héritier’ ». Si Eliezer [« celui-ci », à qui le verset fait référence] est ici clairement exclu de l’héritage, la parole divine ne tranche pas a priori entre les enfants à venir, Ismaël et Isaac.

iiiCours du P. Moïse Mouton. 7 Décembre 2019

ivTraduction du Rabbinat français, adaptée au commentaire de Rachi. Fondation S. et O. Lévy. Paris, 1988

v« Hagar éleva la voix, et elle pleura ». (Gn 21,16)

viGn 26,8. Rachi commente : « Isaac se dit : maintenant je n’ai plus à me soucier puisqu’on ne lui a rien fait jusqu’à présent. Et il n’était plus sur ses gardes.  Abimelec regarda – il les a vus ensemble. »

viiDictionnaire Hébreu-Français de Sander et Trenel, Paris 1859

viiiGn 16,13

ixGn 16, 14. Rachi fait remarquer que « le mot Ro’ï est ponctué Qamets bref, car c’est un substantif. C’est le Dieu de la vision. Il voit l’humiliation des humilés. »

xGn 16, 14

xiGn 25,11

xiiRachi explique en effet qu’« Abraham craignait de bénir Isaac car il voyait que son fils donnerait naissance à Esaü ».

xiiiGn 18,13

xivGn 18,15

xvRachi commente ainsi Gn 16,5 : « Saraï a regardé d’un regard mauvais la grossesse d’Agar et elle a avorté. C’est pourquoi l’ange dit à Agar : Tu vas concevoir (Gn 16,11). Or elle était déjà enceinte et l’ange lui annonce qu’elle sera enceinte. Ce qui prouve donc que la première grossesse n’avait pas abouti. »

xviRachi explique en effet qu’« Abraham craignait de bénir Isaac car il voyait que son fils donnerait naissance à Esaü ».

xviiGn 24, 62

The Hidden God


In Judaism, the idea that God is ‘hidden’ is deeply embedded. God transcends all conception. The Holy of Holies is empty.

The prophets repeat:

« Truly You are a God who hides Himself, O God of Israel, the Savior. » (Is. 45,15)

« Why do You hide Your Face?  » (Ps. 44,24)

But in reality, this notion of a ‘hidden God’ was not specific to Judaism. The ancient Egyptian civilization had had, long before Judaism, a similar conception of a ‘hidden’ Supreme God.

Ra hides Himself in His own appearance. The solar disk is not the God Ra, and it does not even represent the God. The solar disk is only the mysterious veil that hides the God.

This is also true of the other Gods of the Egyptian pantheon, who are in reality only multiple appearances of the one God. « The outer forms which the Egyptians gave to the divinity were only conventional veils, behind which were hidden the splendors of the one God. « , analyses F. Chabas, in his presentation of the Harris Magical Papyrus (1860).

In the language of hieroglyphics, the word « hidden » (occultatus) is rendered by the term ammon . This word derives from amen, « to hide ». In the Harris Papyrus an address to the God Ammon-Râ sums up the mystery: « You are hidden in the great Ammon ».

Ra is ‘hidden’ in Ammon (the ‘hidden’), he is ‘hidden’ in the mystery of his (shining) appearance.

Ra is not the sun, nor is he the Sun-God, as it has been often misinterpreted. The solar disk is only a symbol, a sign. The God hides behind it, behind this abstraction, this pure « disc ».

By reading the prayer of adoration of Ammon-fa-Harmachis (Harris Papyrus IV 1-5), one grows convinced of the abstract, grandiose and transcendent conception that Egyptians had of the God Ammon-Râ.

This elevated conception is very far from the supposed ‘idolatry’ that was later attached to their ancient faith. The Papyrus Harris gives a vivid description of the essence of the Ancient Egyptian faith, flourishing in Upper Egypt, more than two millennia before Abraham’s departure from the city of Ur in Chaldea.

Here are the invocations of a prayer of adoration:

« Hail to you, the One who has been formed.

Vast is His width, it has no limits.

Divine leader with the ability to give birth to Himself.

Uraeus! Great flaming ones!

Supreme virtuous, mysterious of forms.

Mysterious soul, which has made His terrible power.

King of Upper and Lower Egypt, Ammon Ra, Healthy and strong life, created by Himself.

Double horizon, Oriental Hawk, brilliant, illuminating, radiant.

Spirit, more spirit than the gods.

You are hidden in the great Ammon.

You roll around in your transformations into a solar disk.

God Tot-nen, larger than the gods, rejuvenated old man, traveler of the centuries.

Ammon – permanent in all things.

This God began the worlds with His plans. »

The name Uraeus, which is found in this text as an epithet of the God Ra, is a Latinized transposition of the Egyptian original Aarar, which designates the sacred aspic, the royal serpent Uraeus, and whose second meaning is « flames ».

These invocations testify to a very high conception of the divine mystery, more than two thousand years before Abraham. It is important to stress this point, because it leads us to the conclusion that the mysterious, hidden, secret, God is a kind of ‘universal’ paradigm.

Since the depths of time, men of all origins have spent millennia meditating on the mystery, confronting the hidden permanence of the secret divinity, inventing metaphors to evoke an unspeakable, ineffable God.

These initial intuitions, these primeval faiths, may have prepared the later efflorescence of the so-called « monotheism », in its strict sense.

But it is worth trying to go back, ever further, to the origins. The prayers of ancient times, where did they come from? Who designed them? Who was the first to cry:

« Ammon hiding in His place!

Soul that shines in His eye, His holy transformations are not known.

Brilliant are His shapes. His radiance is a veil of light.

Mystery of mysteries! His mystery is not known.

Hail to You, in Goddess Nout!

You really gave birth to the gods.

The breaths of truth are in Your mysterious sanctuary.»

What strikes in these short prayers is their « biblical » simplicity. Humble, simple words to confront with high and deep mysteries…

Premonitions, images, burst forth. The « brightness » of God is only « a veil of light ». This image, of course, leads us to evoke other mystic visions, that of the burning bush by Moses, for example, or that of the shamans, all over the world, since Paleolithic…

Moses, raised at the court of the Pharaohs, may well have borrowed one metaphor or two from the Egyptian culture. No one can claim having a monopoly of access to the mystery. Many years before the time of Moses, and according to the Book of Genesis, Agar, an Egyptian woman, met four times with either God or His Angels, – said Rachi, the great Jewish commentator. Sara, Abraham’s wife and Isaac’s mother, was not endowed with such a feat…

What really matters is that from age to age, exceptional men and women have seen ‘visions’, and that these ‘visions’ have transformed in a deep way their lives and the lives of those who followed them.

For thousands of years, humanity has accumulated a rich intuition of what is hidden beyond all appearances, it has perceived the probable existence of incredible depths beyond the shallowness of reality. Some men and women have at times been able to lift a corner of the veil, and to see, as if through a dream, the unbearable brilliance of an ineffable light.

It is necessary to consider the essence of what was ‘seen’ by these chosen pioneers, the depths of their experience, in the interest of Humankind as a whole. Their collective knowledge constitutes a general, universal, massive, plurimillennial, anthropological fact, anchored (then and now) in a number of living human souls, at the very bottom of the cortex.

But these fundamental experiences have not really succeeded in connecting all men of faith around the Earth. Why? Why, today, such a spectacle of religious hatred, the continuing desolation of endless violence, the proliferation of despair?

How long still will the God stay ‘hidden’?

De quelques secrets du Tétragramme (YHVH).


On partira d’un verset du chapitre 2 de la Genèse.

« Voici les enfantements des cieux et de la terre quand ils furent créés » (Gen 2,4)

אֵלֶּה תוֹלְדוֹת הַשָּׁמַיִם וְהָאָרֶץ, בְּהִבָּרְאָם

éléh toledot ha-chamayim ve-ha-arets be-hibaram

Les enfantements des cieux et de la terre… Quelle étrange formule ! Qui est ou qui sont à l’origine de ces ‘enfantements’ ? Qui sont le père et la mère des cieux et de la terre ?

Dieu et sa parole créatrice, répondra-t-on.

Dieu, le ‘père’ ? Et Sa parole, la ‘mère’ ?

Terrain délicat. Anthropomorphisme totalement déplacé ? Ou obligation qui est faite de creuser le sens des mots, et le rôle même de la parole dans l’éclaircissement du rôle de la parole?

A ce sujet, les commentaires abondent. Ils clarifient quelque peu tel ou tel autre point, en apparence, ou, au contraire, ils les densifient, ils les nimbent de plus de mystère encore.

Commençons par les ‘enfantements’ (toledot).

« Tout procède de l’enfantement. Cieux et terre procèdent d’un enfantement, ce qu’exprime : ‘Voici les enfantements des cieux et de la terre’. Les montagnes procèdent d’un enfantement, ce qu’exprime : ‘Avant que les montagnesi ne soient enfantées’ (Ps 90,2). La pluie procède d’un enfantement, ce qu’exprime : ‘La pluieii n’a-t-elle pas de père ?’ (Job 38,28). La rosée procède d’un enfantement, ce qu’exprime : ‘Et qui enfante les gouttesiii (aglé) de rosée ?’ (Ibid.) La tradition enseigne : Tout ce qui procède de l’enfantement meurt et pourrit, est créé et ne crée pas. Ce qui ne procède pas de l’enfantement ne meurt ni ne pourrit, crée et n’est pas créé. C’est sur l’en-haut que l’on dit cela, dit Rabbi Azaria. »iv

Nous apprenons là qu’il y a une différence infinie, immarcescible, entre ce qui crée et ce qui est créé.

Les modernes, les athées et les sceptiques diront : ‘Tout est depuis toujours, et rien ne se perd et rien ne se crée’. Dans cette vue, le Big Bang n’a pas été « créé », il « fut » tout simplement, résultat sans doute de quelque explosion combinatoire et déterminée d’énergie sombre et de matière noire. Les cosmologistes, bien entendu, ne peuvent remonter plus avant, imaginer ce qui fut avant la matière, avant l’énergie, avant le sombre et avant la lumière. Ils constatent que le Big Bang fut, mais leurs métaphores n’expliquent rien.

Dans le verset Gen 2,4, il y a surtout cette expression ‘be-hibaram’ qui pose problème, par les ambiguïtés auxquelles elle donne lieu, et qui ont fait couler des flots d’encre.

« Commentaire de Rabbi Pinḥas au nom de Rabbi Lévy : ‘Behibaram (quand ils furent créés)’ : avec la lettre Hé (be-hé) Il les créa (baram). Il est écrit : ‘Voici, tout cela Ma main l’a fait, voici, tout cela est parole de YHVH ; celui vers qui Je regarde, c’est l’indigent dont le souffle est brisé et tremble à Ma parole.’ (Is 66,2) »v

Mais il y a d’autres lectures possibles, plus acrobatiques…

« Rabbi Yehochoua ben Qorḥa dit ‘Be-hibaram’ (quand ils furent créés) c’est be-Abraham (par Abraham) – en considération du mérite d’Abraham »vi.

Comment est-il possible de lire ainsi le mot hibaram comme étant Abraham, en changeant les voyelles et en intervertissant les consonnes ? La Bible massorétique n’a ajouté les signes diacritiques permettant la lecture normalisée des voyelles que fort tardivement (à partir du 8ème siècle ap. J.-C.)… Par ailleurs, il est toujours envisageable qu’une erreur de copie ait eu lieu, et qu’un scribe ait interverti en l’occurrence le h et le b de hibaram

Si l’on écarte l’hypothèse d’une erreur de copie, il reste que c’est le sens exact de la particule be– qui fait question. Faut il comprendre ‘quand’ (« quand ils furent créés ») ou bien ‘avec’ (« avec la lettre Hé, Il créa ») ?

Rabbi Abahou va dans le même sens que Rabbi Pinḥas.

« ‘En leur création (be-hibaram)’. Rabbi Abahou dit au nom de Rabbi Yoḥanan : Be-hibaram c’est be-hé baram (Il les créa – cieux et terre – avec la lettre Hé). De même que le Hé (h), contrairement aux autres lettres, n’accroche pas la langue, c’est sans labeur et sans fatigue que le Saint béni soit-il créa son monde. »vii

Mais alors YHVH n’était pas seul lorsqu’Il créa le monde ! Il avait avec Lui la lettre Hé ?

Ceci est un point difficile. Cette lettre Hé était-elle une Puissance divine ? Un ange Hé ?

Il n’y a pas que le Hé, ce ‘H’, qui soit alors en compagnie du Créateur. Dans d’autres versets de la Bible, qui ajoutent au mystère, apparaît aussi le Yod (le ‘Y’). Ces versets mettent en scène, en présence de YHVH, non pas le H seulement, mais ‘YH’, que l’on lit : Yah…

« Rabbi Youdan le Nassi questionna Rabbi Chemouel bar Naḥman : J’ai entendu dire que tu es un maître de l’Aggadah donne-moi donc le sens des mots : ‘Exaltez Celui qui chevauche les nuées, Son nom est Be-Yah’ (Ps 68,5) »viii. Be-Yah chmo :בְּיָהּ שְׁמוֹ .

Comment traduire avec justesse ces mots?

La particule ‘be’ (« par, avec ») ne joue-t-elle ici que son rôle de particule ? Ou bien fait-elle partie intégrante du nom divin ? Faut-il comprendre : ‘Son nom est Be-Yah’ ? Ou bien : ‘Avec Yah est Son nom [le nom de YHVH]’ ? Et dans ce dernier cas, faut-il comprendre que Yah [écrit avec les deux consonnes YH] est indépendant de YHVH, ou bien n’est-il qu’un fragment de la partie initiale de YHVH, composant ses deux premières lettres ? Mais si Dieu est Un, comment Son Tétragramme pourrait-il détacher de son unité indissoluble les deux lettres YH  ?

L’on sait par ailleurs que Yah [YH] est l’un des noms de Dieu que l’on trouve cités dans la Bible, comme dans l’expression ‘Allelou Yah’ (« Louez Yah ! »).

Si Yah est un nom de Dieu, comment Be-Yah (« avec Yah » ou « par Yah »)pourrait-il être aussi un nom de Dieu ?

La réaction aux propos de Rabbi Chemouel bar Naḥman ne se fit pas attendre.

« A ces mots Rabbi Youdan le Nassi s’écria : Malheur, ils nous ont quitté [ceux qui savaient répondre], on ne les retrouve plus ! J’ai jadis interrogé Rabbi Eléazar et ce n’est pas ta réponse qu’il m’a donné, mais celle-ci : ‘Avec YH (be-yah) YHVH façonna le monde.’ (Is. 26,4) : le Saint béni soit-il créa son monde avec deux lettres [Yod (Y) et Hé (H)]. Or nous ne pouvons savoir si ce monde-ci fut créé avec le Hé, et le monde à venir avec le Yod, ou si ce monde-ci le fut avec le Yod, et le monde à venir avec le Hé. Grâce à ce qu’a dit Rabbi Abahou au nom de Rabbi Yoḥanan – be-hibaram c’est be-Hé baram – nous apprenons que c’est avec Hé que ce monde-ci fut créé (…) Le monde à venir fut créé avec le Yod : à l’instar du Yod qui est courbé, les réprouvés dans les temps à venir auront la taille courbée et le visage obscur, selon les mots : ‘L’orgueil de l’homme sera rabattu’ (Is. 2,17) et ‘les faux-dieux en totalité disparaîtront’ (Is. 2,18). »ix

Nous étions partis de be-hé baram, que l’on nous proposait de comprendre : « avec Hé Il créa ». Et maintenant il y a aussi Yod avec le lequel le Créateur a créé ou crée le monde.

Quel est alors le rôle de la lettre Hé (H) et celui du Yod (Y) dans la création ? L’un s’applique-t-il à ce monde-ci et l’autre au monde à venir ? Ou bien faut-il comprendre, avec la Cabale, que le Yod représente un principe masculin, et le Hé un principe féminin ?

Dans un article de ce blog Yod Vav Hé, j’avais exposé ces questions, il y a quelque temps:

« On a déjà évoqué la troisième lettre du Tétragramme YHVH, mais il y a les deux premières, le י [Yod] et le ה [Hé] , qui se rapprochent l’une de l’autre « comme deux époux qui s’embrassent » comme dit le Siphra di-Tzeniutha. Les lettres sacrées ont ce pouvoir d’évoquer les concepts supérieurs, et les profonds mystères. Dans le chapitre 4, on apprend d’ailleurs qu’il y a bien les vingt deux lettres visibles de l’alphabet hébreu, mais qu’il y a aussi vingt deux lettres supplémentaires, invisibles. Il y a un י (Yod) invisible, mystérieux et un י (Yod) visible, révélé. Les lettres révélées ne sont en fait que les symboles des lettres invisibles.

Considéré seul, le י (Yod) symbolise le masculin, le Père, la Sagesse (la 2ème sefira Hokhmah). Le ה (Hé) symbolise le féminin, la Mère, l’Intelligence (la 3ème sefira, Binah).

Mais cela ne suffit pas. D’où vient la lettre ה (Hé) elle-même? Observez la bien. Elle est formée d’un י qui « féconde » un ד, pour former le ה. C’est pourquoi on dit que du Yod émanent le principe masculin et le principe féminin. Car la lettre « Yod » s’écrit elle-même יוד, soit : Yod, Vav, Daleth. Le Yod résulte donc de l’union du Yod et du Daleth, par le biais du Vav. Et l’on voit graphiquement que cette union produit le ה (Hé).

De ce genre de considérations, que pouvait-on conclure ? Le Siphra di-Tzeniutha assure : ‘L’Ancien est caché et mystérieux . Le petit Visage est visible et n’est pas visible. S’il se révèle il est écrit en lettres. S’il ne se manifeste pas, il est caché sous des lettres qui ne sont pas disposées à leur place.’ Voilà tout un programme de recherche. »

Pour avancer un peu, revenons au verset d’Isaïe (26,4) qui rapproche sciemment les deux noms YH et YHVH.

 בִּטְחוּ בַיהוָה, עֲדֵי-עַד:  כִּי בְּיָהּ יְהוָה, צוּר עוֹלָמִים

Bitḥou ba-YHVH ‘adéï-‘ad : ki be-Yah YHVH, tsour ‘olamim.

Une traduction relativement habituelle est : « Mettez votre confiance en Dieu toujours et toujours, car en YH YHVH vous avez un roc immuable. »

Si l’on s’applique à une traduction littérale, le premier hémistiche se traduit en effet: « Ayez confiance (Bitḥou) en YHVH (ba-YHVH), toujours et toujours (‘adéï-‘ad )».

Mais le second hémistiche peut théoriquement se traduire de manières très différentes, suivant la façon dont on comprend le rôle de la particule be-, dont on interprète le sens du mot tsour צוּר : (« rocher », ou « il façonna ») ainsi que celui du mot ‘olamim (« l’éternité » ou « le monde »), et enfin selon la décision d’accoler ensemble ou de séparer les deux noms YaH et YHVH…

Voici quatre traductions possibles :

1. « Car en Yah-YHVH, – un rocher éternel»

2. « Car avec Yah, YHVH [est] un rocher éternel »

3. « Car YH-YHVH est le rocher du monde. »

4. « Car avec YaH, YHVH façonna le monde. »

L’interprétation 1 coagule les deux noms YaH et YHVH en un seul nom YaH-YHVH, et elle attribue à ce double nom l’existence d’un « rocher éternel », qui est « en » Lui (be-YaH-YHVH).

L’interprétation 2 sépare le nom YaH du nom YHVH. L’un est prononçable (Yah), l’autre est imprononçable (YHVH). La particule be– se traduit alors « avec », ce qui implique que YHVH a pour compagnon Yah, « avec qui » YHVH [est] « un rocher éternel ». Si l’on tient compte qu’au premier hémistiche, n’est cité que le nom YHVH (« en qui » il faut avoir confiance), on peut s’étonner qu’au deuxième hémistiche apparaisse un deuxième nom divin (Yah), « avec qui » YHVH est un roc éternel.

L’interprétation 3 coagule les deux noms YH et YHVH, et omet délibérément de traduire la particule be-. Elle opte pour ‘olamim le sens de «  monde ».

L’interprétation 4 , qui est celle de Rabbi Eleazar, citée par Rabbi Youdan le Nassi, le mot tsour ne signifie plus « rocher », mais « il façonna » (du verbe yatsar), et le mot ‘olamim signifie « le monde ».

De ces quatre interprétation la dernière est la plus créative.

C’est aussi celle qui se rapproche le plus de l’intuition chrétienne…

iLes Patriarches sont identifiés aux montagnes selon Ex. R. 28,2

iiRelation entre pluie et délivrance (J. Taan. 2)

iiiRelation entre rosée, pierres précieuses et manne (Yom. 75a)

ivMidrach Rabba, Tome I, Genèse Rabba. Ch. XII § 7. Trad. de l’hébreu par Bernard Maruani et Albert Cohen-Arazi. Ed. Verdier, 1987, p. 152

vMidrach Rabba, Tome I, Genèse Rabba. Ch. XII § 2. Trad. de l’hébreu par Bernard Maruani et Albert Cohen-Arazi. Ed. Verdier, 1987, p. 147

viMidrach Rabba, Tome I, Genèse Rabba. Ch. XII § 9. Trad. de l’hébreu par Bernard Maruani et Albert Cohen-Arazi. Ed. Verdier, 1987, p. 153. L’édition française ajoute en note : « Abraham est le père de tous les peuples. Les enfantements du ciel et de la terre subsistent donc grâce à lui. »

viiMidrach Rabba, Tome I, Genèse Rabba. Ch. XII § 10. Trad. de l’hébreu par Bernard Maruani et Albert Cohen-Arazi. Ed. Verdier, 1987, p. 154.

viiiMidrach Rabba, Tome I, Genèse Rabba. Ch. XII § 10. Trad. de l’hébreu par Bernard Maruani et Albert Cohen-Arazi. Ed. Verdier, 1987, p. 154.

ixMidrach Rabba, Tome I, Genèse Rabba. Ch. XII § 10. Trad. de l’hébreu par Bernard Maruani et Albert Cohen-Arazi. Ed. Verdier, 1987, p. 155.

The Land of Death and Resurrection


In ancient Egypt, Death was the key moment, – the moment when took place the transformation of the soul of the dead into the “Ba”, the divine principle of Re.

Neferubenef’s Papyrus identifies the « Ba » with the « divine ram of Mendes, the city where the mystical union of the two souls of Re and Osiris is made, »i according to Si Ratié, who translated it.

The religion of ancient Egypt used to bring hope to everyone. The hope for eternal salvation. Every human soul was given the possibility of carrying out an ultimate, divine and royal ‘mutation’ at the moment of death, – under certain conditions. The soul had the power to transform herself into a « Horus of gold », whose flesh is of gold, and the bones of silver, to speak metaphorically.

The origin of this belief goes back to the dawn of time. Archaeological evidence of a funeral cult in Upper Egypt dating back to before the first dynasty, around 3500 BC, has been found.

Today, Neferoubenef’s Papyrus makes us hear the voice of the faithful as they prepared for this decisive test.

« Hail to you who is in the holy necropolis of Rosetau; I know you, I know your name. Deliver me from these snakes that are in Rosetau, that live from the flesh of humans, that swallow their blood, for I know them, I know their names. May the first order of Osiris, Lord of the Universe, mysterious in what he does, be to give me the breath in this fear that is in the midst of the West; may he never cease to order the directives according to what has existed, he who is mysterious within the darkness. May glory be given to him in Rosetau! Master of the darkness, who descends and orders food in the West! We hear his voice, we don’t see him, the great God who is in Busiris! (…)

I come as a messenger from the Lord of the Universe. Horus, his throne has been given to him. His father gives him all the praise, as well as those in the boat. Lord of fear in Nut and in the Douat! I am Horus. I have come to be in charge of the sentence. Let me come in, let me say what I saw. »ii

These ancient words strike us by their mysterious echoes, later reverberating in other, subsequent, religions, such as Judaism or Christianity.

Several millennia before Abraham left Ur and gave tribute to Melchisedech, some high priests in Egypt used to sing psalms such as :

« We hear His voice, we don’t see him, the great God. »

« I come as a messenger from the Lord of the Universe. Horus, His throne has been given to Him. His father gives Him all the praise, as well as those in the boat. »

And there is this even stranger, prophetic, formula:

« The fear that is in the middle of the West ».

The West has always been for the Semites, as evidenced today by the Arabic language, which calls it « Maghreb », literally the “place of exile”, a “place of danger”.

For the ancient Egyptians, the West was indeed the place associated with “death”. But it was also the place of “resurrection”.

The deep, collective, memory, embodied in minds and in the unconscious for thousands of years, has undoubtedly cultivated this fear. Maybe it still exists in a latent form. That could explain a hidden connection between the ancient myth of the Golden Horus, the revelation of the great God who is in Busiris, and the fear many people of the ‘Esat’ resent about the ‘West’ today?

« The fear that is in the middle of the West » is several thousand years old.

It is a strange paradox, completely devoid of any “modern” rationality, but still worth considering, with all its overtones: for the oldest religion ever appeared in the “East”, the “West” is the « Land of Death », but also as the unique place for “Resurrection”.

If there are still ears to hear, there is an interesting lesson to be learned here.

i Si Ratié, Le Papyrus de Naferoubenef, 1968

iiIbid.

A Good News for Our Dark Times


A thousand years before Abraham, and twelve or fifteen centuries before the drafting of Genesis, Sanchoniaton cried out: « The Spirit blows on darkness ».

The Phoenicians, a people of merchants and travelers, invented the alphabet, but they left almost no written record. The only written monument they have left is a fragment attributed to this Sanchoniaton, priest of Tyre, according to Philo of Byblos. Sanchoniaton lived before the Trojan War, and more than 2000 years BC.

The name ‘Sanchoniaton, according to Ernest Renan, comes from the Greek word Σαγχων, « who lives ». In ancient Coptic Koniath means « holy dwelling », or « place where the archives are kept ». ‘Sanchoniaton’ would therefore mean « the one who lives with the holy college », or « the archivist »…

The quoted fragment of Sanchoniaton is precious, because it is one of the few remaining testimonies of a fabulous era, where elite human minds were able to converge, despite harsh cultural and linguistic differences, around strong ideas.

In those times, the Veda, the Avesta, the Genesis, the theogonies of Hesiod and the ‘Sanchoniaton’ could appear as different and complementary phases of the same history, and not as separate claims of peoples seeking for themselves an original proeminence.

The « sacred fire » was revered among the Egyptians, Greeks, Hebrews and Persians. The idea of a Unique God was present among the Hebrews, but also in the Orphic religion, in Mazdaism, in the religion of Chaldean magic.

The Unique God had also already been celebrated by the Veda and the Zend Avesta, more than a millennium before Abraham left Ur.

According to the most recent research on the archaeological field, monotheism did not settle in Israel until the end of the monarchical period, in the 8th century BC.

In the verses of Homer, who lived in the 8th century BC, more than a thousand years after Sanchoniaton, we find reminiscences of the universal intuition of the priest of Tyre. Gods abound in the Homeric work, but their plurality is only an appearance. The most important thing to understand is that Heaven and Earth are linked, and connected. The human and the divine merge. Men are descendants of the gods, and heroes are made of their fabric.

There are other traces of the long memory of this region of the world. Under Ptolemy Philadelphia, Manethu, a priest of Sebennytus, compiled the history of the thirty-one Egyptian dynasties, from Menes to Alexander, and traced their origin back to 3630 BC.

Champollion, according to indications collected in the tombs of Thebes, dates the institution of the 365-day Egyptian calendar back to 3285 BC.

It can be estimated that the astronomical knowledge of this ancient period was therefore already much higher than that of the nomadic peoples who still counted per lunar month.

The Phoenician of Tyre, Sanchoniaton, lived four thousand years ago. He left as his legacy, for centuries, some fragments, overturning in advance some preconceived ideas about the god Thoth, who would later be identified with Hermes, Mercury, Idrîs and Henoch.

Sanchoniaton calls him Taut, and gives this brief description: « Taut excites the Elohim, El’s companions, in battle by singing them war songs. »

Sanchoniaton also claims that Taut was the son of Misor, in other words Misr or Misraim, a term used to name the Egyptian colonies of the Black Sea, the main one being Colchis.

Moreau de Jonnès explains that Taut (or Thôt) received the name of Mercury, ‘Her-Koure’, the Lord of the Koures. « This name derives from Kour, the sun. The Coraitis and Coraixites lived in Colchis. The Kour River, Dioscurias, Gouriel remind us of this generic name. Her-Koure was the God of traffickers and navigators (emblem of the fish), ancestors of the Phoenicians. According to Strabon, the Corybantes (Kouronbant) were native to Colchis. »

In Colchis, located on the Black Sea coast, now called Abkhazia, and recently torn from Georgia, the magnificent villas of the Russian oligarchs and the silovniki of the FSB flourish today…

Eusebius of Caesarea reports that the beginning of the ‘Sanchoniaton’ was translated by Philo as follows: « At the beginning of the world there was a dark air and the Spirit – or the Breath – was dark, and there was the Chaos troubled and plunged into the night. »

These words were written a thousand years before the first verses of Genesis.

What did the priest of Tyre really want to say? He said that the Spirit has been blowing on darkness since the beginning of the world, – thus fighting against Chaos and Night. He said that the Spirit was Light, and breathed Light…

That’s pretty good news in our dark, troubled times. Isn’t it?

The sacrifice of Puruṣa, the dismemberment of Osiris and the crucifixion of Christ


The Rig Veda is without doubt the most sacred text of ancient India.

It has been translated into several Western languages, but with significant differences of interpretation, that may reveal different worldviews, within the West itself.

Focusing here on one of the most fascinating hymns of the Rig Veda (RV, X, 90), dedicated to Puruṣa (i.e. the Man or the Supreme Being, depending on the interpretations), it is interesting, I think, to try to retrieve these points of view, as they are revealed by how they understand the role of the Supreme God’s ‘Sacrifice’.

A. Langlois, the author of the first French translation of Rig Veda in the beginning of 19th century, translates the first two verses of this Hymn, in this manner:

« 1. Pourousha has a thousand heads, a thousand eyes, a thousand feet. He kneaded the earth with his ten fingers, and formed a ball of it, above which he dominates.

2. Pourousha, master of immortality, strong of the food he takes, has formed what is, what was, what will be. »i

H. H. Wilson, a professor of Sanskrit at the University of Oxford (1888) translates:

« 1. Purusha, who has a thousand headsii, a thousand eyes, a thousand feet, investing the earth in all directions, exceeds (it by a space) measuring ten fingers.iii

2. Purusha is verily all this (visible world), all that is, and all that is to be; he is also the lord of immortality; for he mounts beyond (his own condition) for the food (of living beings)iv. »

A famous German scholar, active in the first half of 20th century, Karl Friedrich Geldner, proposes:

« 1. Tausendköffig, tausendaügig, tausendfüssig ist Puruṣa; er bedeckte vollständig die Erde und erhob sich noch zehn Finger hoch darüber. »

2. Puruṣa allein ist diese ganze Welt, die vergangene und die zukünftige, und er ist der Herr Unsterblichkeit (und auch über das), was durch Speise noch weiter wächst. »

Finally, here is another translation of the same verses by the famous French Indianist, Louis Renou:

« 1. The Man has a thousand heads. He has a thousand eyes, a thousand feet. Covering the earth from side to side, he still exceeds it with ten fingers.

2. The Man is none other than this universe, what has passed, what is to come. And he is the master of the immortal domain because he grows beyond food.»v

We see that Renou translates the word पुरुष Puruṣa, as « The Man ».

Langlois, Wilson, Geldner, prefer not to translate the word Puruṣa (or Pourousha in the 19th century spelling), but to keep it as a proper name. Why?

Maybe they thought that this word was too ambivalent or too complex to be rendered by an apparently too simple equivalent like « the Man »?

Huet’s dictionary defines Puruṣa as « Man, male, person; hero ». In a philosophical sense, this word means « humanity ». According to Huet, Puruṣa can also be understood like a proper name, and it then translates into: « the Being; the divine spirit; the macrocosm ».

In effect, the spectrum of Puruṣa’s meanings is quite wide.

In Monier-Williams’ Sanskrit dictionary, which may be the most complete one that we have in the West, we find the following explanation for Puruṣa: « The primaeval man as the soul and original source of the universe; the personal and animating principle in men and other beings, the soul or spirit; the Supreme Being or Soul of the universe. »

Let us now look at verses 6 and 7, which are rather singular.

Renou translatess:

« 6. When the Gods offered the sacrifice with Man as an oblation, spring served as butter, summer as kindling wood, and autumn as an offering.

7. On the litter, they sprinkled the Man – the Sacrifice – who was born at the beginning. Through him the Gods made the sacrifice, as well as the Saints and the Seers. »

Langlois gives:

« 6. When the Devas with Pourousha sacrificed by offering the offering, the butter formed the spring, the wood the summer, the holocaust the autumn.

7. Pourousha thus born became the Sacrifice, accomplished on the (holy) lawn by the Devas, the Sadhyas and the Richis. »

Wilson has:

« 6. When the gods performed the sacrificevi with Purusha as the offering, then Spring was its ghí, Summer the fuel, and Autumn the oblation.

7. They immolated as the victim upon the sacred grass Purusha, born before (creation); with him the deities were Sadhyasvii and those who were Ṛishis sacrificed. »

Geldner gives:

« 6. Als die Götter mit Puruṣa als Opfergabe das Opfergabe vollzogen, da war der Frühling dessen Schmelzbutter, der Sommer das Brennholz, der Herbst die Opfergabe.

7. Ihn besprenten (weihten) sie als das Opfer auf dem Barhis, den am Anfang geborenen Puruṣa. Diesen brachten die Götter, die Sādhya’s und die Ŗși’s sich zum Opfer. »

One can see here a serious divergence of interpretation of verse 6:

Langlois is the only one to place (ambiguously) Pourousha alongside the Devas, the all of them apparently sacrificing together: « the Devas with Pourousha sacrificed by offering the offering ».

On the contrary, Wilson, Renou, Geldner, present Puruṣa as the very object of sacrifice, the unique (and divine) victim of oblation: « the gods performed the sacrifice with Purusha as the offering » or « the Gods offered the sacrifice with Man as an oblation ».

The verse 7 offers another significant difference of interpretation.

For Langlois, « Pourousha thus born became the Sacrifice », as if his birth happened at this moment, and this « (re-)birth » allowed him to « become the Sacrifice ».

For Wilson, Geldner, Renou, Puruṣa is treated like the very material, the essence of the Sacrifice: « They immolated Purusha as the victim upon the sacred grass ». « On the litter, they sprinkled the Man – the Sacrifice – who was born at the beginning. »

In a recent article discussing the « self sacrifice in Vedic ritual » and commenting the same hymn, one can read these lines about Puruṣa’s sacrifice :

« By immolating the Puruṣa, the primordial being, the gods break up the unchecked expansiveness of his vitality and turn it into the articulated order of life and universe ».viii

By immolating Puruṣa, the primordial Being, the gods break the uncontrolled expansion of its vitality, and transform it into the articulated order of life and the universe.

The same article cites verse 6 as particularly significant: « With sacrifice the gods sacrificed sacrifice, these were the first ordinances « ix

What a strange formula! « With the sacrifice, the gods sacrificed the sacrifice. »

This verse presents itself as an enigma, it is an incentive to research.

Man is the sacrifice. The gods sacrifice Man, and in doing so they « sacrifice the sacrifice. »

What is the meaning of this?

This formulation is irresistibly reminiscent of another divine sacrifice, which happened more than two thousand years after the Rig Veda was composed, — the sacrifice of Jesus Christ, « the Son of Man », in order to save Man.

The similarity of the sacrificial structures suggests the hypothesis of a trans-historical permanence of a trans-cultural « myth » or « paradigm », establishing a sacrificial link between God and Man.

However, it is also interesting to underline that this sacrificial structure (in the Veda and in Christian sacrifice), is the exact opposite to the one represented by the sacrifice that the Biblical God asked Abraham to perform with his son Isaac.

Let’s continue with verses 11, 12, 13, 14

Renou translates:

« When they had dismembered the Man, how did they distribute the shares? What happened to his mouth, what happened to his arms? His thighs, his feet, what name do they get?

His mouth became Brāhman, the Warrior was the product of his arms, his thighs were the Artisan, his feet were born the Servant.

The moon was born from his consciousness, from his gaze the sun was born, from his mouth Indra at Agni, from his breath the wind was born.

The air came out of his belly button, from his head the sky moved, from his feet the earth, from his ear the orients. Thus were the worlds settled. »

Through the magic of metaphors, we seem to move from the Indus Valley to the Nile Valley. These verses of the Rig Veda evoke formulas from the Book of the Dead. The dismemberment of Man is reminiscent of the dismemberment of Osiris.

Plutarch reports that after Osiris’ murder by his brother Seth, the latter tore Osiris’ body into fourteen pieces and dispersed them. « His heart was in Athribis, his neck in Letopolis, his spine in Busiris, his head in Memphis and Abydos. And Plutarch concluded: « Osiris rose again as king and judge of the dead. He bears the title of Lord of the Underworld, Lord of Eternity, Sovereign of the Dead. »

The sacrifice of Puruṣa, the killing and dismemberment of Osiris, the crucifixion of Christ and the communion of his Body and Blood, share a deep structural analogy.

It is the idea of a God, primordial, supreme, sacrificed and then dismembered. In India, Egypt and Israel, God is sacrificed on the altar or on the cross, and its « dismemberment » allows universal communion.

iA. Langlois. RV Lecture IV, Section VIII, Hymn V: « 1. Pourousha a mille têtes, mille yeux, mille pieds. Il a pétri la terre de ses dix doigts, et en a formé une boule, au-dessus de laquelle il domine. 2. Pourousha, maître de l’immortalité, fort de la nourriture qu’il prend, a formé ce qui est, ce qui fut, ce qui sera. »

iiWilson comments: « As one with all creatures, Purusha or Viraj may be said to have a thousand, or thousands of heads, eyes, etc., a thousand being put for an infinite number. »

iiiWilson explains in a footnote: « Mahídhara gives the same explanation as Sáyaņa, but adds that it may also mean that the human soul, extending from the navel, takes up its abode in the heart — a doctrine to be found in the Upanishad. Hence Colebrooke renders it ‘stands in the human breast’; compare Burnouf’s version, ‘il occupe dans le corps de l’homme une cavité haute de dix doigts qu’il dépasse encore.’ All, however, that seems intended is that the supreme soul, having animated the universe, is moreover present in man, either in a minute form or of definite dimensions, a doctrine taught in the Upanishads and by the Vedántists. »

ivWilson adds here in a note: « Literally, ‘since he rises beyond by food.’ This may well admit of different explanations. Colebrook has ‘he is that which grows by nourishment’. Muir, ‘that which expands by nourishment.’ Burnouf has, ‘Car c’est lui qui par la nourriture (que prennent les créatures) sort (de l’état de cause) pour se développer (dans le monde)’; which follows Sáyaņa rather closely. Sáyaņa explains annena as práņinám bhogyenánnena nimittabhútena, and lower down adds, ‘Inasmuch as he assumes the condition of the world in order that sentient beings may enjoy the fruit of their acts (práņinám karmaphalabhogáya), that is not his true nature.’ The notion is that the supreme spirit, which in its own state is inert and undiscernible, becomes the visible world, that living beings may reap the fruit of their acts; and inasmuch as they may thereby acquire moksha, or final liberation, the supreme spirit is the lord or distributer of immortality. The word anna, ‘food’, which constitutes the chief difficulty here, is used in the Upanishads in a very vague and mystical sense; see, for example, the Muņḍaka, I. 8 [where it is translated ‘matter’ by Max Müller, Sacred Books of the East, vol. XV, p.28]. »

v In French : « 1. L’Homme a mille têtes. Il a mille yeux, mille pieds. Couvrant la terre de part en part, il la dépasse encore de dix doigts. 2. L’Homme n’est autre que cet univers, ce qui est passé, ce qui est à venir. Et il est le maître du domaine immortel parce qu’il croît au-delà de la nourriture. « 

viAccording to Sáyaņa, the sacrifice here was imaginary, or mental (mánasam).

viiWilson notes: « Sadhya, meaning ‘competent to create’, i.e. Prajápati and the rest ».

viii Cf. Essays on Transformation, Revolution and Permanence in the History of Religions (S. Shaked, D. Shulman, G.G. Stroumsa)

ix Cf. Essays on Transformation, Revolution and Permanence in the History of Religions (S. Shaked, D. Shulman, G.G. Stroumsa)

Christ’s Laughter on the Cross : Caricature and Religion


In his book Christ‘s Laughter (2006), Guy Stroumsa recalls that the Gnostics of the first centuries of our era represented Christ « laughing » on the cross. What was he laughing at? « At the stupidity of the world, » they said.

In the Gospel of Judas, an apocryphal text composed in the 2nd century, Jesus also laughs.

Another Gnostic text, found in 1978 in the Nag Hammadi manuscripts, the 2nd Treatise of the Great Seth, gives this explanation: « It was another, the one who carried the cross on his shoulder, it was Simon. It was another one who received the crown of thorns. As for me, I rejoiced in the height, above all the domain that belongs to the archons and above the seed of their error, their vain glory, and I mocked their ignorance. »

This explanation is based on the thesis of heresy called docetism. According to this thesis, Jesus would not have really suffered on the cross. His nature being divine and spiritual, his physical body was detached from him, simple appearance, simple clothing. He would have remained « impassive » (impassibilis), nailed to the cross.

The fact that God could laugh at men, kings, peoples and nations was not absolutely new. There is this verse from David’s Psalms: « He who sits in heaven amuses himself, YHVH makes fun of them » (Ps. 2:4): Yochev ba-chammayim yitzhaq.

Yitzhaq. « He laughs. » Abraham gave this very name to Isaac. For Christians, Isaac is a prefiguration of Christ. Isaac, led by his father Abraham who intended to slit his throat, carried the wood necessary for the sacrifice himself, just as Christ carried the wood of his cross.

Philo of Alexandria, a Jewish and Neo-Platonic philosopher born in 25 B.C., evokes the history of Isaac’s miraculous conception, in order to draw, as he often does, an anagogical lesson. His thesis is that Isaac was miraculously born of God himself and Sarah, then a very old woman. Sarah says: « The Lord has made laughter for me » (Gen. 21:6).

Philo comments: « Open your ears, O mysteries, and welcome the most holy initiations: « Laughter » is joy, and the word « he has done » is equivalent to « he will beget » so that these words mean this: the Lord will beget Isaac; for he is the Father of perfect nature, who in souls sows and generates happiness. « Legum Allegoriae III, 219

Christ nailed to the cross laughs, – while derided and ridiculed by the soldiers.

Sara affirms at Isaac’s birth, the birth of « He laughs », that it is the Lord who generated the laughter in her.

Christ dying and laughing, Sarah conceiving « laughter » through the divine operation.

Humanity’s closeness to the divinity can be sensed in nakedness, death, conception.

This is one of the fundamental problems faced by religions such as Judaism, Christianity and Islam. How can we reconcile divine transcendence with historical, material, immanent reality?

If God is absolutely transcendent, how can He generate Isaac in the womb of an old woman?

Isn’t the simple fact of asking the question, based on the letter of the Scriptures, already a « caricature »?

Is not the fact that Jesus is a naked God, who died on the cross, in humiliation and derision, not in itself susceptible to being caricatured in a thousand ways?

The prohibition of the representation of the Prophet Muhammad testifies to the same problem. How can we reconcile the prophet’s humanity with his divine mission? The difficulty of the question seems unrelated to the simplicity of the answer: the outright prohibition of any representation.

Let’s take a step back. Isn’t any critical, distanced, and sometimes even a little ironic question a form of caricature – for those who don’t ask questions, and don’t ask themselves them, either?

When it comes to religion, it is so easy to fall into caricature, or to be accused of it.