
D’un coup, deux silex font paraître l’étincelle, mettent le feu au foyer, et accessoirement provoquent l’étonnement de l’esprit, et l’enthousiasme dans l’âme. Les esprits entre eux sont aussi, en puissance, ignés. On ne les voit pas. On ignore la présence latente de leur feu. L’enthousiasme (divin) et les lumières (de la sagesse) sont cachés en tous les esprits comme les étincelles dans le caillou. Latentes mais vives, celées puis jaillissantes, on a pu oublier longtemps leur obscurité intrinsèque, leur mystère.
Jaillies vivantes hors de cailloux morts, il faut tenter d’imaginer l’impression qu’elles ont pu faire sur l’âme des peuples premiers. Ce miracle mécanique, simple, enthousiasmant, s’est dans la suite des temps enfoui dans l’inconscient des hommes.
La maîtrise du feu, à l’origine phénomène prométhéen, devint savoir technique, et finit par transformer la vie des hommes, – et illuminer la pensée.
L’étincelle blottie dans le caillou est aussi mystérieuse qu’un Dieu caché dans le buisson. Il s’agit d’un miracle inattendu, neuf, inouï, surgissant de l’obscur.
Le physicien expliquera pourquoi l’étincelle jaillit du choc des silex.
Le poète rêvera à la métaphore de l’étincelle, à son image et son symbole dans la psyché.
Dès l’aube, des hommes ont vu naître le feu de silex froids, jadis crachés par des volcans maintenant éteints. Cette image a ouvert leur esprit à des incendies putatifs, à des laves dévorantes, à des rêveries liquides.
Gaston Bachelard a psychanalysé le feu. Je voudrais, pour ma part, esquisser une brève poétique (et une courte métaphysique) de l’étincelle.
L’âme est en l’homme comme l’étincelle dans le caillou. Mais elle y paraît un peu moins fugace.
Dans l’obscurité, jaillit jadis l’étincelle, pour ne plus s’éteindre. Descartes, lors d’une nuit d’initiation, la vit, en rêve.
Il rapporte dans ses Olympiques que le soir du 10 novembre 1619, à l’âge de 23 ans, il s’était couché « tout rempli de son enthousiasme », après avoir trouvé « les fondements de la science admirable ».
Quelle était cette science admirable ?
Son biographe raconte : « A dire vrai, c’étoit assez que son imagination lui présentât son esprit tout nud, pour lui faire croire qu’il l’avoit mis effectivement en cet état. Il ne lui restoit que l’amour de la Vérité dont la poursuite devoit faire d’orénavant toute l’occupation de sa vie. Ce fut la matière unique des tourmens qu’il fit souffrir à son esprit pour lors. Mais les moyens de parvenir à cette heureuse conquête ne lui causèrent pas moins d’embarras que la fin même. La recherche qu’il voulut faire de ces moyens, jetta son esprit dans de violentes agitations, qui augmentèrent de plus en plus par une contention continuelle où il le tenoit, sans souffrir que la promenade ni les compagnies y fissent diversion. Il le fatigua de telle sorte que le feu lui prît au cerveau, & qu’il tomba dans une espèce d’enthousiasme. »i
Cette nuit-là, Descartes eut trois rêves, venus « d’en haut », comme il le dit lui-même.
Dans le premier rêve, des sortes d’esprits se présentèrent à lui et l’épouvantèrent tellement qu’il en ressentit une grande faiblesse au côté droit de son corps, si bien qu’il devait s’incliner sur la gauche, pour pourvoir marcher. Étant honteux de marcher de la sorte, il fit un effort pour se redresser, mais alors un vent impétueux l’emporta dans un tourbillon qui lui fait faire trois ou quatre tours sur son pied gauche. Il croyait qu’il allait tomber à chaque pas. Mais il aperçut un collège où il s’engouffra pour se mettre à l’abri. Sa première pensée fut d’entrer dans l’église du collège pour y prier, mais s’étant aperçu qu’il avait croisé un homme de sa connaissance sans le saluer, il voulut se retourner pour lui faire ses civilités, mais il fut repoussé par le vent qui soufflait près de l’église. Dans le même temps, il vit au milieu de la cour du collège une autre personne qui l’appela par son nom en termes polis et obligeants, et lui dit que s’il voulait aller trouver Monsieur N. il avait quelque chose à lui donner. Descartes s’imagina que c’était un melon qu’on avait apporté de quelque pays étranger. Mais ce qui le surprit davantage, fut de voir que ceux qui se rassemblaient autour de cette personne se tenaient droits et fermement établis sur leurs pieds, alors que lui-même continuait de se courber et de chanceler dans la cour, alors même que le vent qui avait failli le renverser plusieurs fois avait beaucoup diminué.
Descartes se réveilla une première fois, et sentit une douleur effective au côté. Il se retourna sur l’autre côté. Il fit une prière à Dieu pour le garantir des effets prémonitoires de son rêve. Restant éveillé pendant près de deux heures, il eut diverses pensées sur les biens et les maux de ce monde.
Se rendormant enfin, il lui vint aussitôt un nouveau rêve, qui commença par un bruit éclatant et aigu, ce qu’il prit pour un coup de tonnerre. Il se réveilla d’effroi sur le champ, et ouvrant les yeux il aperçut de nombreuses étincelles répandues dans la chambre.
Ceci lui était déjà souvent arrivé auparavant. Il se réveillait au milieu de la nuit, les yeux pleins d’étincelles, suffisamment pour lui permette de distinguer des objets dans l’obscurité. Mais cette fois-ci, Descartes y vit une métaphore en faveur de la Philosophie, et une indication de l’acuité de son esprit. Ouvrant puis fermant les yeux alternativement, il observa la qualité des formes qui se présentaient à lui. Sa frayeur se dissipa, et il se rendormit à nouveau dans le calme.
Peu après il eut un troisième rêve, beaucoup plus paisible. Il trouva un livre sur sa table, sans savoir qui l’y avait mis. Il l’ouvrit, et voyant que c’était un dictionnaire, il en fut ravi, pensant qu’il lui serait utile. Mais au même instant il se trouva avec un autre livre en main, qui ne lui était pas moins nouveau. C’était un recueil de poésies de différents auteurs, intitulé Corpus Poëtarum. Il l’ouvrit et tomba sur ce vers : « Quod vitae sectabor iter ? » [«Quel chemin suivrai-je dans la vie» ?]. Au même moment il vit un homme qu’il ne connaissait pas, qui lui présenta une pièce en vers commençant par « Est et non, etc. », et qui lui dit qu’elle était excellente. Descartes répondit qu’il la connaissait aussi, que c’était une des Idylles d’Ausone.
Ce sont en effet les premiers mots de l’Idylle XVII, « Le Oui et le Non des Pythagoriciens », d’Ausone, un poète de langue latine, né à Bordeaux en 310. Il fut préfet des Gaules sous l’empereur Gratien, et il fut aussi, nous dit-on, amoureux de Bissula, une très jeune esclave alamane.
Voici la traduction de cette Idylle:
« Oui et non, tout le monde emploie ces monosyllabes connus : supprimez-les, et le langage humain n’a plus sur quoi rouler. Tout est là, tout part de là, affaire ou loisir, agitation ou repos. Quelquefois l’un ou l’autre de ces deux mots échappe en même temps à deux adversaires, souvent aussi on les oppose l’un à l’autre, suivant que la dispute rencontre des esprits d’humeur facile ou difficile, Si on s’accorde, arrive sans délai : Oui, oui. Si on se contredit, le dissentiment réplique : Non ! De là les clameurs qui éclatent au forum ; de là les querelles furieuses du cirque, et les séditions pour rire des gradins du théâtre, et les discussions qui agitent le sénat. Les époux, les enfants et les pères se renvoient ces deux mots dans ces débats pacifiques dont leur mutuelle affection n’a point à souffrir. Les disciples réunis d’une même école les lancent aussi dans la tranquille mêlée de leurs controverses dogmatiques. De ces deux mots, toutes les chicanes de la tourbe des philosophes dialecticiens. “La lumière existe ; donc il fait jour.” Non pas : ceci n’est pas juste. Car de nombreux flambeaux ou des éclairs, la nuit, produisent la lumière, mais ce n’est pas la lumière du jour. Ainsi, toujours oui et non car, il faut en convenir, oui c’est la lumière ; non ce n’est pas le jour. Et voilà la source de mille disputes ! Voilà pourquoi quelques hommes, plusieurs même, méditant sur de telles questions, étouffent leurs murmures, et dévorent leur rage en silence. Quelle vie que la vie de l’homme, agitée ainsi par deux monosyllabes ! »ii
Les philosophes disputent de la lumière, des flambeaux, des éclairs… Mais l’étincelle appartient-elle au jour à la nuit ? Est-elle un oui ou un non ?
Après avoir dit à son interlocuteur qu’il connaissait cette Idylle d’Ausone, Descartes prit un gros Recueil des Poètes qui se trouvait sur sa table, et se mit à chercher le passage. L’homme lui demanda alors où il avait pris ce livre. Descartes lui répondit qu’il ne pouvait lui dire comment il l’avait eu, mais, peu auparavant, il avait eu en main un autre livre qui venait de disparaître sans savoir qui le lui avait apporté, ni qui le lui avait repris. Il n’avait pas fini de parler, qu’il revit paraître ce livre (c’était le Dictionnaire) à l’autre bout de la table. Mais il trouva que ce Dictionnaire n’était plus complet, comme il l’avait vu la première fois. Cependant, Descartes en vint aux Poésies d’Ausone dans le Recueil des Poètes qu’il feuilletait. Et ne pouvant trouver la pièce qui commence par « Est et Non » (« Oui et non »), il dit à cet homme qu’il en connaissait une encore plus belle que celle-là, qui commençait par Quod vitae sectabor iter ? (« Quel chemin suivrai-je en cette vie ? »)iii. La personne lui demanda de la lui montrer. Descartes se mit la chercher, mais tomba sur une série de petits portraits gravés en taille-douce, ce qui lui fit dire que ce livre était fort beau mais qu’il n’était pas de la même édition que celui qu’il connaissait. A ce moment, les livres et l’homme disparurent et s’effacèrent de son imagination, sans néanmoins le réveiller.
Son biographe, Adrien Baillet, commente: « Ce qu’il y a de singulier à remarquer, c’est que doutant si ce qu’il venait de voir était songe ou vision, non seulement il décida en dormant que c’était un songe, mais il en fit encore l’interprétation avant que le sommeil le quittât. Il jugea que le Dictionnaire ne voulait dire autre chose que toutes les sciences ramassées ensemble, & que le Recueil de Poésies intitulé Corpus Poëtarum, marquait en particulier & d’une manière plus distincte la Philosophie & la Sagesse jointes ensemble. »iv
Descartes attribuait la force de la Poésie à la divinité de l’Enthousiasme et à l’Imagination, qui peuvent faire briller la Sagesse de feux, dont est incapable la Raison dans la Philosophie.
Pris dans son propre rêve, et sans s’être encore éveillé, Descartes continua l’interprétation de celui-ci. Il pensa que l’Idylle commençant par Quod vitae sectabor iter ?, portant sur l’incertitude du genre de vie qu’on doit choisir, représentait le conseil d’un homme sage, adoptant le point de vue de la Théologie morale.
C’est alors qu’il se réveilla, doutant s’il rêvait ou s’il méditait en pleine conscience.
Les yeux bien ouverts, Descartes continua sur sa lancée méditative, et sur l’interprétation de son rêve…
« Par les Poètes rassemblés dans le Recueil, il entendait la Révélation et l’Enthousiasme, dont il ne désespérait pas de se voir favorisé. Par la pièce de vers Est & Non, qui est le Ouy & le Non de Pythagore, il comprenait la vérité et la fausseté dans les connaissances humaines, & les sciences profanes. Voyant que l’application de toutes ces choses réussissait si bien à son gré, il fut assez hardy pour se persuader que c’étoit l’Esprit de Vérité qui avait voulu lui ouvrir les trésors de toutes les sciences par ce songe. »v
L’« enthousiasme » le quitta quelques jours après.
Son esprit retrouva son assiette ordinaire et son calme. Il composa Olympica [les Olympiques], entre novembre 1619 et février 1620. Ce texte est aujourd’hui disparu. Seule la paraphrase qu’en donne Adrien Baillet nous est parvenue, ainsi que quelques notes qu’en fit Leibniz.
Les yeux de Descartes furent, dans son rêve, emplis d’étincelles. Contre quel silex s’était-il heurté ? L’on peut conjecturer que c’était celui de l’Esprit. De quelles profondeurs volcaniques avaient-elles jailli ? Sans doute, celles de la Vérité.
L’on peut conjecturer que c’était celui de l’Esprit de Vérité.
Ce qui est sûr c’est que le choc eut lieu, et les étincelles nombreuses. Le feu divin qui enflamma alors l’âme du philosophe lui fut un incendie qui dura toute sa vie, et qui transcenda le prétendu « rationalisme » auquel, aujourd’hui encore, au mépris de toute réalité historique et philosophique, on continue de réduire la pensée métaphysique du grand Descartes.
Jacob lutta toute une nuit contre un « homme », et en fut vainqueur, gagnant son nom « Israël » à cette occasion.
De même, Descartes lutta toute une nuit contre un ouragan, et s’engagea dans une joute intellectuelle contre un « homme », dont il fut lui aussi vainqueur. Descartes ne fut pas appelé « France » après cette nuit épique, mais il mérita bien l’honneur d’être le premier et le plus profond de ses philosophes.
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iAdrien Baillet. La vie de Monsieur Descartes. Ed. Daniel Hortemels. Paris, 1691, p. 81
iihttp://remacle.org/bloodwolf/historiens/ausone/idylles.htm#XVII
iiiVoici le texte de cette Idylle : « Quel chemin prendre en cette vie ? si le forum est rempli de tumulte ; si le logis est tourmenté par les soucis ; si le regret du logis suit le voyageur ; si le marchand a toujours de nouvelles pertes à attendre, et si la honte de la pauvreté lui défend le repos ; si le travail accable le laboureur ; si d’horribles naufrages rendent la mer tristement célèbre ; si le célibat est un fardeau et un supplice ; si la surveillance, autre fardeau qu’un mari prudent s’impose, est inutile ; si les travaux de Mars nous coûtent tant de sang ; si le prêt à intérêts n’a que de honteux profits, et si l’usure n’est qu’un moyen rapide de tuer le pauvre ! Toute vie a ses peines, nul n’est content de son âge. L’être faible qu’on allaite encore, est privé de raison ; l’enfance a de rudes apprentissages, et la jeunesse de folles témérités : la fortune expose l’homme mûr, dans les combats et sur mer, à la haine, à la trahison, à tout cet enchaînement de périls qui se succèdent et s’aggravent sans cesse : enfin, la vieillesse, si longtemps attendue, appelée par tant de vœux imprudents, livre le corps en proie à des infirmités sans nombre. Tous, ici-bas, nous méprisons le présent : il est certain pourtant que plusieurs n’ont pas voulu devenir dieux. Juturne se récrie : “Pourquoi m’avoir donné une vie éternelle ? Pourquoi ai-je perdu le droit de mourir ?” Ainsi sur les rochers du Caucase, Prométhée accuse le fils de Saturne, il interpelle Jupiter qu’il nomme, et ne cesse de lui reprocher l’immortalité qu’il a reçue de lui. Considère maintenant les qualités de l’âme. Le malheureux souci qu’il eut de sa pudeur a perdu le chaste Hippolyte. Un autre, au contraire, aime à passer sa vie dans les souillures de la volupté ; qu’il songe aux supplices des rois criminels, de l’incestueux Térée ou de l’efféminé Sardanapale. Les trois guerres Puniques sont une leçon qui dégoûte de la perfidie ; mais Sagonte vaincue défend de garder la foi jurée. Vis et cultive toujours l’amitié : criminelle maxime, qui fit périr Pythagore et les sages de sa docte école. Crains donc un pareil sort, n’aie point d’amis : maxime plus criminelle encore, qui fit autrefois lapider Timon dans Athènes la Palladienne. L’esprit, toujours en butte à des désirs contraires, n’est jamais d’accord avec lui-même. L’homme veut, ce n’est point assez ; il rejette ce qu’il a voulu. Les dignités lui plaisent, puis lui répugnent : afin de pouvoir commander un jour, il consent à ramper ; parvenu aux honneurs, il est exposé à l’envie. L’éloquence coûte bien des veilles, mais l’ignorance vit sans gloire. Sois patron, défends les accusés ; mais la reconnaissance d’un client est rare. Sois client ; mais l’empire du patron te pèse. L’un est tourmenté du désir d’être père, et son vœu n’est pas accompli, que d’âpres soucis lui surviennent. D’un autre côté, on méprise le vieillard sans enfants, et celui qui n’a pas d’héritiers est la proie des captateurs d’héritages. Mène une vie économe, on te déchirera du reproche d’avarice : un autre est prodigue, il encourt une censure plus grave encore. Toute cette vie n’est qu’une lutte de hasards contraires. Aussi cette pensée des Grecs est bien sage : ce serait, disent-ils, un bonheur pour l’homme de ne point naître, ou de mourir aussitôt qu’il est né. » (http://remacle.org/bloodwolf/historiens/ausone/idylles.htm#XV)
ivAdrien Baillet. La vie de Monsieur Descartes. Ed. Daniel Hortemels. Paris, 1691, p. 83-84
vAdrien Baillet. La vie de Monsieur Descartes. Ed. Daniel Hortemels. Paris, 1691, p. 84
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