La Conscience se dépassant


« La Conscience se dépassant » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

La conscience pourrait se définir, du point de vue le plus général possible, comme étant une certaine qualité de « présence », — la présence de la « chose en soi » vis-à-vis d’elle-même.

La « chose en soi » peut être nuage, pierre, ver, pie, ange, homme ou génie. Dans tous les cas, elle se constitue et se pose, en elle-même, et pour elle-même, plus ou moins « consciemment ».

La perception intime de la « présence » à soi de la « chose en soi » est une sorte de « représentation ». Cette représentation est primordiale, fondatrice; elle constitue l’amorce de toute conscience ultérieure de la « chose en soi » pour elle-même.

On définit donc la « conscience » comme la représentation de sa propre présence à elle-même, cette présence « à soi » dont la « chose en soi » a besoin pour être réellement une « chose en soi », et non seulement une « chose ».

C’est une définition qui n’est auto-référente qu’en apparence.

Il s’agit plutôt d’un triple entrelacement de liens signifiants.

-La conscience est une ‘représentation’ de sa présence à elle-même.

-Cette représentation est une ‘mise en présence’, renouvelée, réactivée, d’une ‘présentation’ déjà faite auparavant, dans un autre contexte, et qui a été stabilisée, mémorisée.

-La ‘mise en présence’ mobilise un sentiment de ‘présence’, qui est un sentiment d’immanence, a priori non conscient, mais qui se nourrit sans cesse de nouvelles représentations.

Immanence, (mise en) présence et représentation se nouent triplement en un nœud unique, singulier, qui serre au plus près l’émergence progressive de la conscience et la lie enfin à elle-même.

Sans la présence « à soi », la conscience ne serait qu’un amas de sensations décorrélées, émiettées, condamnées à la dispersion.

Les représentations de cette présence « à soi » de la « chose en soi » en tant que conscience ne sont jamais statiques. Par nature, cette présence « à soi » est dans une sorte de distance vis-à-vis d’elle-même, ce qui la met en situation de mouvement.

Comme représentation elle doit s’écarter de la « chose en soi » en tant que telle, et par cet écart même, elle augmente (et dépasse) la simple présence à soi de la « chose en soi », et l’objective alors comme « conscience ».

On peut considérer ces représentations initiales, et cette conscience inchoative, primale, comme un premier « dépassement » de la « chose en soi » pour elle-même.

Pour ramasser ceci en une formule, on dira que la conscience est ce qui précisément « dépasse » le soi de la « chose en soi ».

Toute « chose en soi » est « une », en principe, mais sa réalité essentielle, ultime, ne peut sans doute se révéler pleinement qu’à la toute fin (la sienne ou celle des temps), c’est-à-dire après que tout ce qui devait être accompli l’ait été.

Toute « chose en soi » est « une », mais dans cette unité elle reste aussi en devenir, et dès lors qu’elle se « dépasse » dans un incessant devenir, elle possède, ne serait-ce qu’inconsciemment, une certaine conscience de ce dépassement, de cet être-en-devenir.

On a pu affirmer que l’inconscient est un facteur de la psyché qui « transcende » la conscience (et donc la « dépasse »)i. De façon analogue, on pourrait affirmer que la conscience représente à sa façon, elle aussi, un « dépassement » de la « chose en soi ».

De même que la conscience « dépasse » le soi, l’inconscient « transcende » la conscience.

Saint Augustin, on l’a vu (dans un autre blog), a employé et répété ce verbe pour l’appliquer à la conscience humaine:

« Transcende teipsum. Sed memento cum te transcendis, ratiocinantem animam te transcendere. »

« Va au-delà de toi-même, mais en te dépassant, souviens-toi que tu dépasses ton âme qui réfléchit… »ii

Avant de prendre une connotation philosophique ou même métaphysique, le premier sens du verbe latin transcendere est « dépasser », « aller au-delà », dans un sens physique.

Il est possible, à ce point, de concevoir l’hypothèse d’une double nature physique et métaphysique de la conscience, le dépassement matériel médiatisant consubstantiellement une transcendance immatérielle.

La notion de dépassement n’est d’ailleurs pas seulement d’ordre physique ou métaphysique. Il s’agit sans doute d’un phénomène plus général, fondamental, universel.

Tout comme existe la loi de l’attraction universelle qui régit tous les corps matériels, on pourrait postuler l’existence d’une loi du « dépassement » universel, qui agit en tout étant, le poussant à se « dépasser », c’est-à-dire à se mouvoir intérieurement et extérieurement, proportionnellement à la nécessité interne de son devenir essentiel.

Toujours, tout étant doit se dépasser et se dépasse, en fait, ne serait-ce qu’en continuant à être soi-même, en continuant à s’appliquer à être cet étant-là, ce Dasein, et à persévérer dans son « soi ».

Toute chose en soi « est », et elle s’efforce de continuer d’être ce soi. Dans cet « effort », elle « dépasse » son propre étant, elle assume son « être » dans sa durée, et dans sa puissance, en continuant à être l’étant que son essence la détermine à être, avec la persévérance et l’énergie que cela requiert.

Tout étant « est » donc toujours en acte, en tant qu’étant dans cet acte de « dépassement ». Mais il est aussi toujours en puissance de nouveaux dépassements, toujours possibles et toujours nécessaires.

Tout étant « est », et par là se projette dans l’avenir ; il se « dépasse » et il devient en puissance son propre « dépassement », il dépasse son étanticietmaintenant. pour assumer son êtreen-devenir, son être-en-dépassement.

Tout étant veut persévérer dans son être, et pour cela il doit transcender l’essence même de son être, de son soi, en continuant de s’efforcer d’exister (ex-sistere), quoiqu’il en coûte, y compris en l’absence de vision et de certitude, sauf celle, pour lui absolue, de se donner une existence continuée.

En cela, la loi du « dépassement » universel s’applique en effet, universellement, à tout étant: le « dépassement » est le mouvement qui donne continuellement de l’existence à l’essence du soi, — qui sans cela périrait.

La conscience, dans tous ses états, dans tous ses modes, est donc, le plus généralement possible, ce qui pousse tout étant à « dépasser » son propre soi.

L’essence de la conscience se trouve non dans le « soi », mais dans le « dépassement » du soi, qui ne cesse de pousser la conscience toujours en avant.

En se « dépassant », toute conscience singulière fait de la « chose en soi » une « chose pour soi ». Elle transforme la « chose en soi » en « chose en mouvement », en volonté à l’œuvre, en volonté en acte. Chez l’homme, cette « chose en mouvement », cette chose pour soi, cette volonté en acte, c’est l’âme, l’anima.

L’idée du « dépassement » s’applique intuitivement à la conscience de l’homme, et à son mouvement continuel de dépassement.

Mais quid des formes de consciences non-humaines?

Est-ce que les choses ou les étants qui sont non-humains peuvent avoir des formes de conscience ?

Cette question en soulève une autre, celle de la nature même de la « chose en soi », que cette chose soit une âme, un animal, un arbre, une moisissure, un gène, une protéine, un photon ou un quark.

On peut affirmer avec Spinoza que toutes ces « choses en soi », pourtant si différentes, ont un point commun : elles veulent toutes continuer d’être, elles veulent persévérer dans leur être, pour autant qu’elles ont telle ou telle forme d’être, c’est-à-dire pour autant qu’elles sont ce qu’elles sont.

« Chaque chose s’efforce de persévérer dans son être, autant qu’il est en elle« iii.

Donc toute « chose en soi », que ce soit une âme, un animal, un arbre, une moisissure, un gène, une protéine, un photon ou un quark, veut persévérer dans son être, autant qu’elle peut, et autant qu’il y a de l’être en elle.

Cet effort de persévérer dans l’être fait partie de l’essence de toute chose.iv

L’effort est consubstantiel à l’être, et il dure « un temps infini », du moins aussi longtemps que la « chose en soi » existe et qu’elle n’est pas détruite par une cause extérieure.v

Toute chose s’efforce d’être, mais pas de la même manière. Dans le cas spécifique de l’âme (dont Spinoza théorise la nature et l’origine dans la 2ème partie de son Éthique) cet effort fait partie de ce sur quoi se fonde la « conscience » qu’elle a d’elle-même. Elle a « conscience » d’elle-même par les idées qu’elle se forme des affections du corpsvi, mais aussi par son effort de persévérer dans son être.

« L’Âme en tant qu’elle a des idées claires et distinctes, et aussi en tant qu’elle a des idées confuses, s’efforce de persévérer dans son être pour une durée indéfinie et elle a conscience de son effort. »vii

Cet effort, qui fonde la conscience, s’appelle aussi Volonté.viii

L’âme, par sa persévérance à être, fait émerger en elle conscience et volonté.

On en déduira que la conscience humaine, tout comme l’âme qui la subsume, veut aussi persévérer dans son être, c’est-à-dire qu’elle veut continuer de persévérer dans un continuel dépassement d’elle-même.

Elle incarne la pulsion de ce continuel « dépassement » du soi sur plusieurs plans : ontologique (lors de la conception et de l’embryogenèse), cognitif (par sa capacité de représentation et de critique), et enfin métaphysique, dans son pouvoir de dépasser « l’âme qui réfléchit », de se concevoir détachée même de sa nature originelle et de désirer atteindre à une sorte de surnature.

Pour se servir de catégories aristotéliciennesix, la cause initiale et la cause matérielle de la conscience humaine se trouvent sans doute dans sa présence germinale, dès la conception, dans son incarnation dans un corps biologique, lui-même à l’état d’embryon.

Ce germe initial incarne un principe de croissance (biologique) et de dépassement (épigénétique).

Il représente une « volonté » unique, dédiée à faire mieux advenir son « être-en-dépassement ».

D’où vient cette puissance germinative, cette volonté initiale et persistante d’être?

Il est probable qu’elle vienne du simple fait d’ « être », après n’avoir « rien été » pendant si longtemps, l’immensité du néant préludant sa venue à l’être…

Quant à la cause formelle de la conscience, elle est un incessant effort pour incarner son propre « soi » de façon toujours plus consciente. La conscience « veut » toujours être, et elle veut être toujours plus consciente d’elle-même, aller toujours au-delà de ce qu’elle connaît déjà d’elle-même, quel que soit le point de conscience antérieurement atteint. C’est un processus sans fin, et même la mort s’aborde sans doute sans que s’assèche la curiosité, et sans qu’une attente (consciente ou inconsciente) pointe encore quant à une autre forme de conscience, continuée dans quelque au-delà.

La cause finale de la conscience se trouve dans le fait qu’elle cherche son essence en dehors du Soi. Existe en elle une volonté métaphysique de dépasser le Soi, un désir toujours en puissance de dépasser tout état du Soi déjà atteint, pour tenter de trouver ce qui fonde le Soi. Cette volonté de dépassement continu du Soi vise même, dans sa forme la plus absolue, sa propre pulsion de dépassement.

A la fin, la conscience veut essentiellement dépasser ce dépassement même, et cela sans fin, afin de trouver ce qui la dépasse absolument.

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iC.G. Jung note que le Soi est une chose qui se transforme – indépendamment des « défaillances » du moi et de sa volonté. Il met en évidence « la transformation de l’inconscient aussi bien que de la conscience, effet qu’éprouve celui qui affronte méthodiquement son inconscient. Il y a deux buts, qui sont les deux transformations citées mais le salut est un (‘una salus’), de même que la chose est une (‘una res‘): c’est la même chose au début et à la fin, une chose qui était là depuis toujours et qui n’apparaît pourtant qu’à la fin: c’est la réalité concrète du Soi, de cette indescriptible totalité de l’homme qui, si elle défie toute représentation, n’en est pas moins nécessaire comme idée intuitive. Sur le plan empirique, on peut seulement constater que le moi est entouré de tous côtés par un facteur inconscient. La preuve en est fournie par toute expérience d’association en ce qu’elle place sous les yeux les défaillances fréquentes du moi et de sa volonté. La psyché est une équation que l’on ne peut résoudre sans le facteur « inconscient », et qui représente une totalité embrassant d’une part le moi empirique, et d’autre part ses fondements transcendants par rapport à la conscience. » C.G. Jung. Mysterium Conjuctionis. Traduite de l’allemand par Etienne Perrot .Albin Michel. 1980, Tome I, p.203.

iiSaint Augustin, De vera religione, XXXIX, 72, Bibliothèque augustinienne, t. 8, p. 131.

iiiSpinoza, Éthique, 3ème Partie, Proposition 6. Traduction du latin (légèrement modifiée) par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.142

ivSpinoza, Éthique, 3ème Partie, Proposition 7. Traduction du latin par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.143

vSpinoza, Éthique, 3ème Partie, Proposition 8 et sa Démonstration. Traduction du latin par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.143-144

viSpinoza, Éthique, 2ème Partie, Proposition 23. Traduction du latin par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.100

viiSpinoza, Éthique, 3ème Partie, Proposition 9. Traduction du latin par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.144

viiiSpinoza, Éthique, 3ème Partie, Scolie de la Proposition 9. Traduction du latin par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.144

ixJe reprends ici les quatre sortes de « causes », initiale, matérielle, formelle et finale, définies par Aristote (Éthique à Nicomaque, I,1).

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