Plastique et transcendantal


« Ange eau feu » ©Philippe Quéau 2023

La « plasticité synaptique » est une métaphore employée en neurologie. Mais la notion de « plasticité » est bien plus large, et s’applique à toute la nature, à la culture et à la société. Jadis les divinités elles-mêmes étaient « plastiques ». Ovide ou Apulée en ont poétiquement décrit les « métamorphoses ». L’idée de la plasticité du Dieu allait de soi. Chez les Grecs et les Latins, Zeus ou Jupiter pouvaient prendre toutes les formes. Plus tard, chez les chrétiens, cette idée alla aussi loin que possible en prenant la forme paradoxale de la « kénose ».

« Folie pour les Grecs, scandale pour les Juifs » : le Christ, un « fils d’homme », est aussi « Dieu ».

Mais il n’était certes pas le Dieu des Armées, le Dieu dans toute sa gloire, le Messie tel qu’il devait apparaître à la fin des Temps. La folie, le scandale, c’est que ce Messie arrivé une génération avant la destruction du Temple, n’était pas venu mettre fin à l’occupation des Romains. C’était un Messie ignoré, humilié, torturé, raillé, mis en croix comme un esclave apatride. La folie, le scandale, c’est que ce Messie, qui était « un » avec le Dieu infini, éternel, créateur des mondes, fut réduit à l’état de loque humaine, une loque pantelante, agonisant, pendu sur le bois, au milieu de cadavres putréfiés. Il fallait un mot pour traduire ce paradoxe : la « kénose », du grec kenoein (vider), qui traduit l’idée d’un Dieu vidé de lui-même.

Hegeli n’a pas hésité à employer la notion de kénose divine pour la mettre au service de sa conception de la kénose philosophique. Son interprétation est la suivante. La kénose est un acte de libre effacement de la divinité en faveur des hommes, mais, qui en fin de compte, se fait bénéfice du projet divin. L’idée de kénose (divine) peut servir de métaphore pour illustrer le processus (philosophique) de dépossession de soi, de dépossession de la subjectivité. Le philosophe se vide aussi de lui-même, comme Dieu, jadis.

La kénose divine montre la possibilité (métaphysique) d’un vide transcendantal, dans l’espace et dans le temps. Quant à la kénose philosophique, elle montre que ce vide peut s’appliquer désormais à l’homme lui-même. L’homme n’est plus une substance fixe, c’est un sujet capable de se dissoudre, et même de disparaître (à ses propres yeux). On peut se demander si cette nouvelle faculté n’est pas sans rapport avec le fait qu’il est aussi capable (collectivement, socialement, politiquement) d’avoir fait se dissoudre et disparaître nombre de ses contemporains (guerres, génocides).

Mais revenons à Hegel, son époque était moins cynique et meurtrière que la nôtre. Il multiplie les figures de la sortie de Dieu hors de soi. La langue allemande est riche de possibilités en la matière : Ent-zweiung, Ent-fremdung, Ent-aüsserung. Ces formes d’extériorisation, et même d’aliénation ne sont pas à prendre à la légère venant d’un Dieu qui, par ailleurs, est censé emplir le monde, ou, autrement dit, qui enveloppe le monde de sa pensée et de sa parole.

Le but de Hegel, en recyclant philosophiquement un concept éminemment théologique, était de « mettre au jour l’essence kénotique de la subjectivité moderneii ». On pourrait arguer que c’était là prendre de fort grands moyens (le « divin ») pour traiter d’un sujet relativement fugace (la « subjectivité moderne »). Mais Hegel est prêt à faire flèche de tout bois, y compris celui de la croix, pour faire avancer sa propre spéculation.

Sur le plan philosophique, le Christ n’est jamais qu’une « représentation », pour Hegel. Il incarne la représentation de la «vérité absolue ». « Si le Christ ne doit être qu’un individu excellent, même sans péché, et seulement cela, on nie la représentation de l’idée spéculative, de la vérité absolueiii ». Quand le Christ meurt en croix, quand il est au fond de l’abîme, il « représente » Dieu se niant lui-même, et il « représente » cette négation, ou plutôt cette négativité se rapportant à elle-même.

Dieu se nie lui-même, et se représente sa propre négation. N’est-ce pas là une figure « plastique », par excellence ? « Plastique » désigne ce qui peut prendre une forme, tout en résistant cependant, dans une certaine mesure, à une déformation totale. Dans le contexte philosophique, quoi de plus « plastique » que l’esprit ? Le νοὖς (noûs), dans son état de réception passive, est « le sommeil de l’esprit, qui, en puissance, est tout » dit Hegel dans sa Philosophie de l’esprit. En puissance, si l’on peut dire, la plasticité peut s’étendre à tout, et tout contaminer. Si l’esprit est originairement plastique, comme nous le montre du moins l’épigenèse du cerveau qui le sous-tend, alors les concepts mêmes qu’il peut concevoir et énoncer doivent l’être aussi, en quelque manière. L’esprit se caractérise par son aptitude innée à recevoir des formes, mais aussi à créer des formes. Il étend cette propriété à sa propre forme, qu’il peut déformer, reformer, réformer, transformer, par l’épigenèse, par le travail ou la création. Ou, dans le cas morbide, par la dégénérescence (maladies neuro-dégénératives)

La pensée, par nature, se prend elle-même pour objet de pensée. Cette « pensée de la pensée », cette noesis noêseos, cette plasticité noétique, est la traduction philosophique de ce qui fut à l’origine une propriété neurobiologique primordiale. La pensée est une sorte d’être vivant, un être indépendant de celui qui la pense, et qui, dans cette vie propre, se prend elle-même pour forme et pour matière de futures transformations. La pensée se prend et se déprend d’elle-même, librement. Hegel utilise le mot Aufhebung, qui peut se traduire par « déprise, dessaisissement ». Aufheben conjoint les sens de Befreien (libérer) et Ablegen (se défaire de).

Ce mouvement de déprise est réflexif. Il peut s’appliquer à lui-même. Il y a toujours la possibilité d’une relève de la relève, d’un dessaisissement du dessaisissement. Mais qui est le sujet de cette relève au second degré ? Quel « sujet » décide de se dessaisir de son acte de dessaisissement – et pour en faire quoi, dans quelle vue, dans quel « projet » du « sujet » ?

La question peut aussi se poser ainsi : qu’est-ce que le « sujet » peut engendrer dans un moment de vraie liberté ? Que peut-on espérer de créer, dans le meilleur des cas, de parfaitement inimaginable, d’absolument insoupçonnable ? Un autre moment de pure liberté, sans aucun lien avec tout ce qui précède ? Mais pour en faire quoi ? Ou seulement l’établissement de nouvelles chaînes causales, imposant de nouvelles déterminations, jusqu’à se produisent les conditions d’un nouveau moment de liberté, un moment de grâce pure, un moment de création sans comment ni pourquoi, où pour des raisons qui ne sont pas de vraies « raisons » succéderait un autre instant de pure liberté ?

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i Cf. Catherine Malabou. L’avenir de Hegel ou : de la plasticité temporelle en dialectique. Thèse de doctorat en Philosophie. 1994

iiIbid.

iii Hegel. Leçons sur la philosophie de l’histoire. Cité par C. Malabou, in L’avenir de Hegel, Plasticité, temporalité, dialectique. 1999

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