Plastique et transcendantal


« Ange eau feu » ©Philippe Quéau 2023

La « plasticité synaptique » est une métaphore employée en neurologie. Mais la notion de « plasticité » est bien plus large, et s’applique à toute la nature, à la culture et à la société. Jadis les divinités elles-mêmes étaient « plastiques ». Ovide ou Apulée en ont poétiquement décrit les « métamorphoses ». L’idée de la plasticité du Dieu allait de soi. Chez les Grecs et les Latins, Zeus ou Jupiter pouvaient prendre toutes les formes. Plus tard, chez les chrétiens, cette idée alla aussi loin que possible en prenant la forme paradoxale de la « kénose ».

« Folie pour les Grecs, scandale pour les Juifs » : le Christ, un « fils d’homme », est aussi « Dieu ».

Mais il n’était certes pas le Dieu des Armées, le Dieu dans toute sa gloire, le Messie tel qu’il devait apparaître à la fin des Temps. La folie, le scandale, c’est que ce Messie arrivé une génération avant la destruction du Temple, n’était pas venu mettre fin à l’occupation des Romains. C’était un Messie ignoré, humilié, torturé, raillé, mis en croix comme un esclave apatride. La folie, le scandale, c’est que ce Messie, qui était « un » avec le Dieu infini, éternel, créateur des mondes, fut réduit à l’état de loque humaine, une loque pantelante, agonisant, pendu sur le bois, au milieu de cadavres putréfiés. Il fallait un mot pour traduire ce paradoxe : la « kénose », du grec kenoein (vider), qui traduit l’idée d’un Dieu vidé de lui-même.

Hegeli n’a pas hésité à employer la notion de kénose divine pour la mettre au service de sa conception de la kénose philosophique. Son interprétation est la suivante. La kénose est un acte de libre effacement de la divinité en faveur des hommes, mais, qui en fin de compte, se fait bénéfice du projet divin. L’idée de kénose (divine) peut servir de métaphore pour illustrer le processus (philosophique) de dépossession de soi, de dépossession de la subjectivité. Le philosophe se vide aussi de lui-même, comme Dieu, jadis.

La kénose divine montre la possibilité (métaphysique) d’un vide transcendantal, dans l’espace et dans le temps. Quant à la kénose philosophique, elle montre que ce vide peut s’appliquer désormais à l’homme lui-même. L’homme n’est plus une substance fixe, c’est un sujet capable de se dissoudre, et même de disparaître (à ses propres yeux). On peut se demander si cette nouvelle faculté n’est pas sans rapport avec le fait qu’il est aussi capable (collectivement, socialement, politiquement) d’avoir fait se dissoudre et disparaître nombre de ses contemporains (guerres, génocides).

Mais revenons à Hegel, son époque était moins cynique et meurtrière que la nôtre. Il multiplie les figures de la sortie de Dieu hors de soi. La langue allemande est riche de possibilités en la matière : Ent-zweiung, Ent-fremdung, Ent-aüsserung. Ces formes d’extériorisation, et même d’aliénation ne sont pas à prendre à la légère venant d’un Dieu qui, par ailleurs, est censé emplir le monde, ou, autrement dit, qui enveloppe le monde de sa pensée et de sa parole.

Le but de Hegel, en recyclant philosophiquement un concept éminemment théologique, était de « mettre au jour l’essence kénotique de la subjectivité moderneii ». On pourrait arguer que c’était là prendre de fort grands moyens (le « divin ») pour traiter d’un sujet relativement fugace (la « subjectivité moderne »). Mais Hegel est prêt à faire flèche de tout bois, y compris celui de la croix, pour faire avancer sa propre spéculation.

Sur le plan philosophique, le Christ n’est jamais qu’une « représentation », pour Hegel. Il incarne la représentation de la «vérité absolue ». « Si le Christ ne doit être qu’un individu excellent, même sans péché, et seulement cela, on nie la représentation de l’idée spéculative, de la vérité absolueiii ». Quand le Christ meurt en croix, quand il est au fond de l’abîme, il « représente » Dieu se niant lui-même, et il « représente » cette négation, ou plutôt cette négativité se rapportant à elle-même.

Dieu se nie lui-même, et se représente sa propre négation. N’est-ce pas là une figure « plastique », par excellence ? « Plastique » désigne ce qui peut prendre une forme, tout en résistant cependant, dans une certaine mesure, à une déformation totale. Dans le contexte philosophique, quoi de plus « plastique » que l’esprit ? Le νοὖς (noûs), dans son état de réception passive, est « le sommeil de l’esprit, qui, en puissance, est tout » dit Hegel dans sa Philosophie de l’esprit. En puissance, si l’on peut dire, la plasticité peut s’étendre à tout, et tout contaminer. Si l’esprit est originairement plastique, comme nous le montre du moins l’épigenèse du cerveau qui le sous-tend, alors les concepts mêmes qu’il peut concevoir et énoncer doivent l’être aussi, en quelque manière. L’esprit se caractérise par son aptitude innée à recevoir des formes, mais aussi à créer des formes. Il étend cette propriété à sa propre forme, qu’il peut déformer, reformer, réformer, transformer, par l’épigenèse, par le travail ou la création. Ou, dans le cas morbide, par la dégénérescence (maladies neuro-dégénératives)

La pensée, par nature, se prend elle-même pour objet de pensée. Cette « pensée de la pensée », cette noesis noêseos, cette plasticité noétique, est la traduction philosophique de ce qui fut à l’origine une propriété neurobiologique primordiale. La pensée est une sorte d’être vivant, un être indépendant de celui qui la pense, et qui, dans cette vie propre, se prend elle-même pour forme et pour matière de futures transformations. La pensée se prend et se déprend d’elle-même, librement. Hegel utilise le mot Aufhebung, qui peut se traduire par « déprise, dessaisissement ». Aufheben conjoint les sens de Befreien (libérer) et Ablegen (se défaire de).

Ce mouvement de déprise est réflexif. Il peut s’appliquer à lui-même. Il y a toujours la possibilité d’une relève de la relève, d’un dessaisissement du dessaisissement. Mais qui est le sujet de cette relève au second degré ? Quel « sujet » décide de se dessaisir de son acte de dessaisissement – et pour en faire quoi, dans quelle vue, dans quel « projet » du « sujet » ?

La question peut aussi se poser ainsi : qu’est-ce que le « sujet » peut engendrer dans un moment de vraie liberté ? Que peut-on espérer de créer, dans le meilleur des cas, de parfaitement inimaginable, d’absolument insoupçonnable ? Un autre moment de pure liberté, sans aucun lien avec tout ce qui précède ? Mais pour en faire quoi ? Ou seulement l’établissement de nouvelles chaînes causales, imposant de nouvelles déterminations, jusqu’à se produisent les conditions d’un nouveau moment de liberté, un moment de grâce pure, un moment de création sans comment ni pourquoi, où pour des raisons qui ne sont pas de vraies « raisons » succéderait un autre instant de pure liberté ?

_________________

i Cf. Catherine Malabou. L’avenir de Hegel ou : de la plasticité temporelle en dialectique. Thèse de doctorat en Philosophie. 1994

iiIbid.

iii Hegel. Leçons sur la philosophie de l’histoire. Cité par C. Malabou, in L’avenir de Hegel, Plasticité, temporalité, dialectique. 1999

Le bráhman, le brahmán, la kénose et le tsimtsoum


« Arjuna ».

Un jour, un homme du nom d’Arjuna se vit instruire de la « sagesse la plus secrète », du « secret d’entre les secrets », de la « connaissance la plus pure », du « savoir, roi entre toutes les sciences ». Du moins c’est ainsi que la Bhagavadgītā (भगवद्गीता) présente la chose. Si, alléché par la promesse d’un festin cognitif, le lecteur se plonge aujourd’hui dans ce texte, que trouve-t-il ? En quelques paroles décisives, la raison humaine se voit dépouillée de tout, et réduite à la mendicité. La nature humaine est comparée à de la « poussière », et inexplicablement, elle est aussi promise à une très haute destinée, une gloire future, quoique encore embryonnaire, infiniment distante. Face à ce mystère ainsi annoncé, la raison est invitée à scruter son fonds, et sa fin. Une personne qui se désigne elle-même comme le « Seigneur » parle à la raison humaine, qui écoute :« Cet univers est tout entier pénétré de Moi, dans Ma forme non manifestée. Tous les êtres sont en Moi, mais je ne suis pas en eux. Dans le même temps, rien de ce qui est créé n’est en Moi. Vois Ma puissance surnaturelle ! Je soutiens tous les êtres, Je suis partout présent, et pourtant, Je demeure la source même de toute création. »i

Si l’on prend ces mots au premier degré, on apprend de ce texte que le Seigneur (suprême) peut, si l’envie l’en prend, descendre en ce monde, empruntant une forme humaine, et s’exprimer. Le risque pris est évident. Comment un tel Dieu peut-il seulement vouloir se réduire à une forme si insignifiante ? Et sera-t-il seulement pris au sérieux ? « Les sots Me dénigrent lorsque sous la forme humaine Je descends en ce monde. Ils ne savent rien de Ma nature spirituelle et absolue, ni de Ma suprématie totale. »ii

Il n’est pas sans intérêt de souligner que la Bible hébraïque exprima une idée étrangement analogue. Un jour, trois ‘hommes’ vinrent à la rencontre d’Abraham, dont le campement était installé près du chêne de Mambré. L’un d’entre eux était dénommé YHVH, un nom un peu difficile à prononcer (mais pas complètement imprononçable), du moins si l’on en croit la manière dont ce nom est vocalisé dans le texte de la Genèse. Cet « homme » prit la parole et s’adressa à Abraham. On connaît la suite…

Est-il pertinent de comparer l’expérience vécue par Arjuna et celle vécue par Abraham ? Ne sont-ce pas des mythes ? L’homme moderne n’a-t-il pas dépassé depuis longtemps le stade de la mythologie ? C’est fort possible. Mais mon propos n’est pas de qualifier la nature réelle de ces deux « descentes » du divin auprès de deux hommes très différents par leur culture et leur disposition générale. Ce qui m’intéresse, c’est qu’il soit possible d’effectuer une comparaison anthropologique entre ces deux expériences, sans avoir besoin d’entrer en quelque matière théologique.

Dans le Véda, le Seigneur (suprême) est infiniment élevé, Il est transcendant, absolu, et Il est aussi tolérant. La Bhagavadgītā reconnaît volontiers que nombreuses sont les façons qu’ont les hommes de Le considérer. Il y a des hommes pour qui Il est la Personne suprême, originaire. Il y a des hommes qui se prosternent, en témoignage d’amour et de dévotion. Il y a des hommes qui L’adorent comme étant l’Unique. D’autres L’adorent dans son Immanence, dans la diversité infinie des êtres et des choses, et d’autres encore comme « forme universelle ».iii

Le Seigneur, tel que présenté dans la Bhagavadgītā, est unique, absolu, transcendant, immanent, universel. Si l’on voulait résumer cet Un en un mot, on pourrait aussi dire qu’Il est Tout en tout.

« Mais Moi, Je suis le rite et le sacrifice, l’oblation aux ancêtres, l’herbe et le mantra. Je suis le beurre, et le feu, et l’offrande. De cet univers, Je suis le père, la mère, le soutien et l’aïeul, Je suis l’objet du savoir, le purificateur et la syllabe OM. Je suis également le Rig, le Sâma et le Yajur. Je suis le but, le soutien, le maître, le témoin, la demeure, le refuge et l’ami le plus cher, Je suis la création et l’annihilation, la base de toutes choses, le lieu du repos et l’éternelle semence (…) Je suis l’immortalité, et la mort personnifiée. L’être et le non-être, tous deux sont en Moi, ô Arjuna. »iv

Dans une conférence, donnée à Londres en 1894, sur le Védanta,v Max Müller explique que l’Esprit Suprême est appelé bráhman, dans la tradition védique. Ce nom s’écrit ब्रह्मन्, en sanskrit. C’est un nom du genre neutre, avec l’accent tonique mis sur la racine verbale BRAH-, portée au degré plein – guṇa’. Le sanskrit, comme l’hébreu biblique, ne fait pas la différence entre majuscules et minuscules, contrairement au grec ou au latin. Cependant, les noms propres, comme Arjuna, sont dotés d’une majuscule dans leur transcription dans les langues indo-européennes. Dans le cas de bráhman, l’usage est d’écrire ce nom sans majuscules parce que ce n’est pas là un nom de personne, mais un principe abstrait, un concept.

De fait, cette abstraction permet au bráhman d’être, en principe, un concept réellement universel. D’ailleurs, selon la Bhagavadgītā, cette abstraction, ce principe, dit à son propos : « Même ceux qui adorent des idoles m’adorent ».

Müller précise que, dans le cadre de la philosophie védanta, ce principe suprême, le bráhman, est distingué du brahmán (on notera le déplacement de l’accent tonique vers la dernière syllabe). Le brahmán est un nom d’agent du genre masculin, qui signifie alors le « Créateur ». Pourtant, c’est bien le bráhman, principe abstrait, qui affirme aussi: « Même ceux qui adorent un Dieu personnel sous l’image d’un ouvrier actif, ou d’un Roi des rois, M’adorent ou, en tous cas, pensent à Moi.»vi

On comprend que, dans cette vue, le brahmán (le « Créateur ») ne serait en réalité que l’une des manifestations du bráhman (le Principe Suprême). Le bráhman semble aussi dire ici, non sans une certaine ironie, que ceux qui croient à un Dieu personnel peuvent parfaitement soutenir une position inverse… La vérité semble quelque peu hors de portée de l’intelligence humaine, mais elle se résume à ceci : la notion de bráhman, comme principe abstrait, et la notion de brahmán, comme Créateur, sont essentiellement unes. Il n’y a qu’une légère différence d’accentuation…

Là encore, le judaïsme professa une intuition étrangement comparable, avec la célèbre entame du premier verset de la Genèse : Béréchit bara Elohim (Gn 1,1), que l’on peut traduire selon certains commentateurs du Béréchit Rabba : « ‘Au-principe’ créa les Dieux », (c’est-à-dire : ‘Bé-réchit’ créa les Elohim). D’autres commentateurs proposent même de comprendre : «Avec le Plus Précieux, *** créa les Dieux ». Je note ici à l’aide des trois astérisques l’ineffabilité du Nom du Principe Suprême (non nommé mais sous-entendu). Si l’on combine toutes ces interprétations, on pourrait décomposer mot à mot la phrase Béréchit bara Elohim de la façon suivante: « Le Principe (***) créa les Elohim ‘avec’ (un sens possible de la particule -) le ‘Plus Précieux’ (l’un des sens possibles du mot réchit). »

Pour le comparatiste, ces possibilités (même ténues) de convergence entre des traditions a priori aussi différentes que la védique et l’hébraïque, sont sources de méditations stimulantes, et d’inspiration tonique…

Revenons au Véda et la philosophie des Védanta. L’un des plus célèbres commentateurs de l’héritage védique, Ādi Śaṅkara (आदि शङ्कर ) ajoute encore un autre niveau d’interprétation des notions de bráhman et de brahmán : « Quand bráhman n’est défini dans les Upaniad que par des termes négatifs, en excluant toutes les différences de nom et de forme dues à la non-science, il s’agit du ‘supérieur’. Mais quand il est défini en des termes tels que : ‘l’intelligence dont le corps est esprit et lumière, qui se distingue par un nom et une forme spéciaux, uniquement en vue du culte’vii, il s’agit de l’autre, du brahmán ‘inférieur’.»viii

Mais s’il en est ainsi, commente à son tour Max Müller, le texte qui dit que bráhman n’a pas de second (Chand, VI, 2, 1) pourrait paraître être contredit. « Non, répond Śaṅkara, parce que tout cela n’est que l’illusion du nom et de la forme causée par la non-science. En réalité les deux brahman ne sont qu’un seul et même Brahman, l’un concevable, l’autre inconcevable, l’un phénoménal, l’autre absolument réel.»ix

La distinction établie par Śaṅkara est claire. Mais dans les Upaniad, la ligne de démarcation entre le bráhman (suprême) et le brahmán (créateur) n’est pas toujours aussi nettement tracée. De nombreux passages des Upaniad décrivent le retour de l’âme humaine, après la mort, vers ‘Brahman’ (sans que l’accent tonique soit distingué). Śaṅkara interprète toujours ce Brahman (sans accent) comme étant le brahmán inférieur.

Müller explique : « Cette âme, comme le dit fortement Śaṅkara, ‘devient Brahman en étant Brahman’x, c’est-à-dire en le connaissant, en sachant ce qu’il est et a toujours été. Écartez la non-science et la lumière éclate, et dans cette lumière, le moi humain et le moi divin brillent en leur éternelle unité. De ce point de vue de la plus haute réalité, il n’y a pas de différence entre le Brahman suprême et le moi individuel, appelé aussi Ātmanxi. Le corps, avec toutes les conditions (oupadhi) auxquelles il est subordonné, peut continuer pendant un certain temps, même après que la lumière de la connaissance est apparue, mais la mort viendra et apportera la liberté immédiate et la béatitude absolue ; tandis que ceux qui, grâce à leurs bonnes œuvres, sont admis au paradis céleste, doivent attendre, là, jusqu’à ce qu’ils obtiennent l’illumination suprême, et sont alors seulement rendus à leur vraie nature, leur vraie liberté, c’est-à-dire leur véritable unité avec Brahman. »xii

Comment comprendre ce texte ? L’explication la plus directe est que la béatitude survient à l’heure de la mort. Mais il est aussi possible d’atteindre l’illumination suprême de son vivant, grâce aux ‘bonnes œuvres’.

Du véritable Brahman, les Upaniad disent encore ceci : «En vérité, ami, cet Être impérissable n’est ni grossier ni fin, ni court ni long, ni rouge (comme le feu) ni fluide (comme l’eau). Il est sans ombre, sans obscurité, sans air, sans éther, sans liens, sans yeux, sans oreilles, sans parole, sans esprit, sans lumière, sans souffle, sans bouche, sans mesure, il n’a ni dedans ni dehors ». Et cette série de négations, ou plutôt d’abstractions, continue jusqu’à ce que tous les pétales soient effeuillés, et qu’il ne reste plus que le calice, le pollen, l’inconcevable Brahman, le Soi du monde. «Il voit, mais n’est pas vu ; il entend, mais on ne l’entend pas ; il perçoit, mais n’est pas perçu ; bien plus, il n’y a dans le monde que Brahman seul qui voie, entende, perçoive, ou connaisse.»xiii

Puisque Brahman est le seul à ‘voir’, le terme métaphysique qui lui conviendrait le mieux serait celui de ‘lumière’. Cela ne voudrait pas dire que Brahman est, en soi, ‘lumière’, mais seulement que toute lumière, toutes les manifestations possibles de la ‘lumière’, sont en Brahman.

Parmi les manifestations de la lumière, il y a notamment la lumière consciente, qu’on appelle aussi la connaissance. Müller évoque une célèbre Upaniad: « ‘C’est la lumière des lumières ; quand Il brille, le soleil ne brille pas, ni la lune ni les étoiles, ni les éclairs, encore moins le feu. Quand Brahman brille, tout brille avec lui : sa lumière éclaire le monde.’xiv La lumière consciente représente, le mieux possible, la connaissance de Brahman, et l’on sait que Thomas d’Aquin appelait aussi Dieu le soleil intelligent (Sol intelligibilis). Car, bien que tous les attributs purement humains soient retirés à Brahman, la connaissance, quoique ce soit une connaissance sans objets extérieurs, lui est laissée. »xv

La ‘lumière’ semble la métaphore la moins inadéquate dans ce contexte, et, fait notable, elle est employée par presque toutes les religions de par le monde, à travers les époques, comme la védique, l’hébraïque, la chrétienne, ou la bouddhiste. Ces religions appliquent aussi cette image à ‘la lumière de la connaissance’ (humaine). Ce faisant, elles oublient peut-être quelles sont les limites a priori étroites de la connaissance ou de la sagesse (humaines), même parvenues à leur plus haut degré de perfection, et combien connaissance et sagesse humaines sont en réalité indignes de la Divinité. Ou bien l’oublient-elles vraiment ? Ne sont-elles pas persuadées, plutôt, qu’une sorte d’anagogie est possible entre sagesse humaine et sagesse divine ?

Il y a en toute connaissance et en toute sagesse humaine un élément essentiellement passif. Cette ‘passivité’ pourrait être naturellement considérée comme incompatible avec la sagesse divine…

Or il faut bien observer, du point de vue de l’anthropologie comparative, que plusieurs religions reconnaissent l’idée d’une forme de ‘passivité’ (active) de la Divinité. Elle prend l’initiative de se retirer de l’être et du monde, dans une sorte de sacrifice, pour permettre à sa créature d’accéder à l’être.

Plusieurs exemples valent d’être cités, en appui de cette thèse.

Dans le Véda, Prajāpati, प्रजापति, nom qui signifie littéralement « Père et Seigneur des créatures », se sentit « vidé » juste après avoir créé tous les mondes et tous les êtres. Dans le christianisme, le Fils du Dieu unique, sentit son « vide » (kénose, du grec kénos, vide, s’opposant à pléos, plein) et son « abandon », juste avant sa mort. Le Dieu de la kabbale juive, tel que théorisé au Moyen Âge en Europe, consent, Lui aussi, à sa « contraction » (tsimtsoum) pour laisser un peu d’être à sa création.

Dans l’analogie implicite, cachée, souterraine, entre la passivité de la sagesse humaine, et l’évidement divin, il y aurait peut-être quelque matière pour une forme d’ironie, tragique, sublime et écrasante. Cette analogie et cette ironie, permettraient aussi à la ‘sagesse’ humaine, infime, de s’approcher à petits pas de l’un des aspects les plus profonds du mystère.

_________

iBhagavadgītā 9,4-5

iiBhagavadgītā 9,11

iii« D’autres, qui cultivent le savoir, M’adorent soit comme l’existence unique, soit dans la diversité des êtres et des choses, soit dans Ma forme universelle. » Bhagavadgītā 9,15

ivBhagavadgītā 9,16-19

vF. Max Müller. Introduction à la philosophie Védanta. Trois conférences faites à l’Institut Royal en mars 1894. Trad. De l’anglais par Léon Sorg. Ed. Ernest Leroux, Paris 1899.

viBhagavadgītā 9

viiChand. Up., III, 14, 2

viiiF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.39

ixF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.39-40

xIl faudrait ici sans doute préciser, grâce aux accents toniques : « L’âme devient brahmán en étant bráhman. » Mais on pourrait écrire aussi, me semble-t-il, par analogie avec la ‘procession’ des personnes divines que la théologie chrétienne a formalisée : « L’esprit devient bráhman en étant brahmán. » 

xiVed. Sutra, I, 4, p. 339

xiiF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.41

xiiiF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.44

xivMund. Up. 2,2, 10-11. La traduction d’Alyette Degrâces donne :

« le brahman sans tache et sans part,

il est brillant, lumière des lumières,

c’est lui que connaissent

les connaisseurs du Soi.

Là le soleil ne brille pas

ni la lune et les étoiles,

ni les éclairs ne brillent,

et comment donc ce feu !

Tout reçoit sa brillance de lui seul qui brille.

Par sa lumière ce Tout resplendit. »

Trad. A. Degrâces. Les Upaniad. Fayard, 2014, p. 474

xvF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.45

Le vide et la liberté


« Kénose granitique »©Philippe Quéau 2019

L’idée d’un Dieu éminemment « plastique » a été mise en scène chez les Grecs et les Latins. Zeus ou Jupiter pouvaient prendre toutes les formes, humaines, animales, végétales, ou même aquatiques (les Métamorphoses d’Ovide et celles d’Apulée les décrivent avec verve).

Le christianisme a repris cette idée et l’a menée aussi loin que possible. Il a transformé l’idée même de métamorphose. Il a fait de la mort du Dieu, de son absence, de son évidement (c’est-à-dire de sa « kénose »), la preuve paradoxale de sa Vie, de sa Présence, et de sa Gloire.

La « kénose » du Dieu, comme plastique du vide et de l’absence, s’initie par son « incarnation » et se conclut par son « sacrifice ».

Il y a deux mille ans, l’idée de la kénose divine fut d’emblée vue comme « folie pour les Grecs, scandale pour les Juifs », selon la formule de Paul.

Pour les Grecs comme pour les Juifs, Dieu ne pouvait se concevoir que dans toute sa gloire, qu’elle soit l’apothéose olympienne, ou la révélation messianique.

Quelle folie, en effet, qu’un Homme se disant ‘fils de Dieu’, paraisse un court instant sur cette Terre, pour y témoigner brièvement de son essence indicible devant quelques disciples, — dans l’indifférence des foules, les railleries des puissants, et la haine des zélotes. Quel scandale qu’une telle figure autoproclamée de la Présence finisse par être mise à mort sous les crachats et les cris de haine.

Quelle folie, quel scandale, pour la Raison et pour la Tradition, qu’un Dieu infini, éternel, soit réduit à l’état de loque pantelante, agonisant sur le bois, au milieu de criminels et de cadavres putréfiés. Les esprits forts, sûrs de leur suffisance, s’esclaffent, et les esprits religieux, conscients de leur Loi, se détournent, méprisants.

Paul, pour exprimer l’essence de ce scandale, de cette folie, a choisi le mot « kénose », du grec kenoein (vider), afin d’évoquer l’idée d’un Dieu entièrement « vidé » de lui-même.

La kénose est un acte de libre effacement de la divinité, en faveur des hommes. Dieu se vide, s’absente, se retire. Il laisse les hommes seuls, face à leurs responsabilités. 

Mais pourquoi cet acte, ce retrait, ce vide, cette absence? Pourquoi cette dépossession du Soi divin?

D’un point de vue philosophique, l’idée même d’une kénose divine témoigne de la possibilité d’un espace et d’un temps d’absolue vacuité, – une vacuité infinie, transcendantale. Dieu s’absente entièrement de sa présence au monde.

Or la kénose n’est pas seulement réservée au divin. Elle peut s’appliquer à l’homme lui-même. On conçoit en théorie que l’homme puisse lui aussi se vider absolument de lui-même. Le ‘soi’ n’est pas a priori une substance immuable; le ‘moi’ peut disparaître plus ou moins, et même entièrement, en tant que « sujet ».

Un philosophe allemand (Hegel) a d’ailleurs multiplié les figures rhétoriques de l’évidement et de la sortie du sujet (humain) hors de soi. La langue allemande est riche de telles métaphores : Ent-zweiung, Ent-fremdung, Ent-aüsserung. Ces formes d’auto-négation, d’auto-anéantissement et d’auto-aliénation, prennent d’autant plus leur force et leur puissance quand on considère qu’elles ont été initiées par le Dieu même qui a créé et empli le monde, le Dieu qui l’a enveloppé de sa pensée et de sa parole.

En recyclant philosophiquement un concept si éminemment théologique, Hegel, si l’on en croit C. Malabou, a voulu souligner l’essence « kénotique » de la subjectivité moderne. 

Cependant, deux siècles après Hegel, on ne voit plus très bien ce que le sujet moderne (et occidental), de plus en plus déchristianisé, mais toujours fort plein de lui-même, peut encore avoir en lui de potentiel « kénotique », et de puissance d’évidement.

Une autre hypothèse me semble préférable . On pourrait arguer que le sujet moderne est, quant à l’esprit, déjà « vide », ou en voie avancée d’évidement.

Si cela était, il faudrait se résoudre cependant à concéder que des hommes à l’âme déjà évidée, baignant dans une humanité passive, elle-même en voie d’évidement, ne peuvent se comparer avec un divin décidément, volontairement et transcendantalement évidé, un divin par essence caché, « kénotique ». 

L’évidement humain (s’il existe) ne serait qu’une pâle image de la kénose divine, christique, laquelle représente (selon Hegel) la «vérité absolue ».

Quand le Christ vit ses derniers instants, quand une angoisse infinie l’étreint à l’approche de la mort, quand il doute même radicalement de qui il est, Hegel pense qu’alors « il représente la négativité de Dieu se rapportant à elle-même ».

Le cri du Christ agonisant en témoigne. « Pourquoi m’as-tu abandonné? »… Faut-il croire que c’est à cet instant précis que s’exprime « la négativité de Dieu se rapportant à elle-même » ?…

L’épreuve de l’abandon final, l’expérience du Néant absolu, le Christ cloué sur la croix, ce n’est donc que cela! Du négatif se rapportant à du négatif?

Dieu doutant de lui-même, se niant lui-même, et niant dans le même temps sa propre négation: voici une série de figures « plastiques » par excellence.

Une question se pose. Comment l’Esprit absolu (divin) a-t-il pu se vider entièrement de Lui-même?

Pour tenter d’avancer en cette matière, et faute d’autre élément de comparaison, peut-être faut-il en revenir à l’Homme.

L’esprit de l’Homme, que les Grecs appelaient le νοὖς (noûs), peut certes « prendre » toutes les formes. Il peut prendre la mesure de toutes choses, pour les « comprendre ». Mais cet esprit peut-il prendre la forme d’une totale absence de formes? Peut-il prendre la forme du vide absolu?

« L’esprit, en puissance, est tout » affirme Hegel, dans sa Philosophie de l’esprit.

Mais ce « tout » peut-il être aussi le « rien »?

La plasticité biologique fournit peut-être une indication. L’épigenèse du cerveau du fœtus, dont la formation de la glande pinéale témoigne, se poursuit longtemps après la naissance, et peut-être jusqu’à la mort (et même au-delà selon certaines traditions tibétaines…).

Si le cerveau est fondamentalement, épigénétiquement, « plastique », alors les « idées » et les « concepts » qu’il peut élaborer doivent être eux-mêmes fondamentalement « plastiques », en quelque manière. Et l’esprit, qui se caractérise par son aptitude innée à recevoir des formes, mais aussi à les concevoir, doit être lui aussi éminemment « plastique ».

On peut en inférer que l’esprit étend cette capacité plastique à sa propre « forme », à son essence, qu’il peut déformer, reformer, réformer, transformer, par le développement de l’épigenèse, ou par le travail de la conscience.

La pensée, par nature, peut se prendre elle-même pour objet de pensée. Cette « pensée de la pensée », que les Grecs appelaient « noesis noêseos« , cette plasticité noétique, est la traduction philosophique de ce qui fut à l’origine une propriété neurobiologique primordiale.

La pensée peut donc se comparer à un être vivant; elle représente une sorte d’être indépendant de celui qui la pense. Dans sa vie propre, elle se prend elle-même comme la matière de futures transformations. La pensée se prend et se déprend elle-même librement. Hegel utilise le mot Aufhebung, qui peut se traduire par « déprise, dessaisissement ». Aufheben conjoint les sens de Befreien (libérer) et Ablegen (se défaire de).

Ce mouvement de déprise est réflexif. Il peut s’appliquer à lui-même. Il y a toujours la possibilité d’une relève de la relève, d’un dessaisissement du dessaisissement. Mais qui est le sujet de cette relève au second degré ? Qui décide de se dessaisir de son acte de dessaisissement, et pour en faire quoi ?

Autrement dit, et pour pousser l’idée plus loin encore, qu’est-ce qui pourrait être engendré par l’esprit qui se libère, et qui s’ouvre à l’infini de sa liberté absolue ?

L’expérience absolue du néant, du rien absolu, est, peut-on conjecturer, l’occasion d’un moment de pure liberté. Elle ouvre la voie vers un lieu sans lien avec rien.

Ce sentiment de néant, ce moment où domine absolument le rien, est l’occasion d’une nouvelle « genèse », où s’initient de nouvelles chaînes causales. A partir de cet unique moment, sans comment ni pourquoi, apparaissent désormais sans fin, d’infinis instants de liberté absolue.

La kénose a été le prix à payer pour que soient désormais possibles d’infinies libertés.

L’Augmentation des Réductions


« Edmund Husserl »
« Erwin Schrödinger »

Dans un récent article de ce Blog, Conscience et étincelles, je faisais observer « qu’il est impossible à la psyché (ou à la conscience) de prendre un point de vue extérieur à elle-même. C’est seulement de son propre point de vue, du point de vue de la psyché (ou de la conscience), que celle-ci peut s’observer elle-même. Ceci ne va pas sans contradiction : observer sa propre conscience revient à prendre conscience que la conscience se change au moment même où elle prend conscience de son observation. »

Cette impossibilité de se constituer comme un spectateur stable, neutre, objectif de sa propre conscience présente une certaine analogie avec l’impossibilité où se trouve le physicien expérimental de rester indépendant des événements quantiques qu’il déclenche (pour les observer, précisément). Dans les deux cas, l’observation modifie la chose observée.

La psyché humaine se trouve, toutes proportions gardées, aussi insaisissable à une observation ‘complète’ qu’une particule quantique, – dont la position et la quantité de mouvement restent, comme on sait, indéterminables simultanément.

Le fait qu’un phénomène psychique et un phénomène quantique ne soient ‘observables’ que d’une façon nécessairement et structurellement ‘incomplète’, est l’indicateur d’une vérité sans doute plus abyssale. Il révèle par là-même la nature profondément, structurellement, ‘incomplète’ de toute réalité.

Poussons plus avant ce raisonnement, par induction, et généralisons le constat de l’observation structurellement incomplète, dans deux domaines apparemment aussi éloignés que la psychologie et la microphysique, mais tous les deux fondamentaux. On serait alors incliné à poser que l’on doit retrouver cette incomplétude à toutes les échelles de la réalité, y compris les plus hautes.

On pourrait en induire, par exemple, que la Divinité elle-même, si elle existe, serait elle aussi, dans sa forme d’existence propre, structurellement, fondamentalement, essentiellement, ‘incomplète’.i

D’un autre point de vue encore, plus philosophique, on pourrait également en induire que toute Totalité (qu’elle soit cosmique ou métaphysique, à savoir l’ensemble de tous les étants) serait structurellement, fondamentalement, essentiellement, et paradoxalement, incomplète.

Mais que signifierait philosophiquement une Totalité structurellement, fondamentalement, essentiellement, incomplète ?

Ce serait une Totalité qui contiendrait en elle-même les conditions de son renouvellement et de son accomplissement, une sorte de telos, de finalité propre, qui serait de s’inciter et de s’exciter toujours à mieux se compléter en se totalisant davantage, et à se totaliser toujours plus par un processus infini d’augmentation visant à une complétude toujours inaccomplie.

Cette hypothèse d’un Dieu «inaccompli» ou « incomplet » est d’autant plus intéressante qu’elle donne un nouvel éclairage à l’ancien concept judaïque du « Dieu caché », formulé notamment par Isaïeii. Le « Dieu caché » cèlerait aussi son incomplétude, et serait toujours à la recherche d’une augmentation de Lui-même, par Lui-même, et pour Lui-même, en s’unissant à toujours plus d’Autre (que Lui-même).

Le rôle de la Création pourrait s’éclairer d’une nouvelle lumière dans cette économie de la révélation permanente du Dieu « caché » à Lui-même, et dans le mouvement jamais achevé de complétion de ce Dieu se jugeant Lui-même toujours encore « incomplet » et cherchant toujours à mieux se dépasser.

On comprendrait mieux alors le sens profond de son célèbre Nom, révélé à Moïse sur le mont Horeb, « Je serai qui je serai » (אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה , Ehyeh asher ehyeh).iii

Cette hypothèse d’un Dieu incomplet (ou en partie inconscient) a été avancée par Jung au siècle dernier, mais on peut sans doute en faire remonter l’origine il y a plusieurs millénaires. On la retrouve, par exemple, dans le riche trésor de la pensée védique, qui conserve la plus ancienne trace de l’idée d’un ‘vide’ divin, d’une kénose associée à l’idée du sacrifice volontaire de la Divinité suprême, pour permettre que la Création puisse être, – et de plus, puisse être elle aussi d’essence divine.

L’analogie (a priori incommensurable) entre l’incomplétude de la psyché (ou de la conscience) s’observant elle-même, et celle du paquet d’ondes quantique réduit par l’expérimentation, incitent à tenter une sorte d’anagogie, – en supputant de possibles généralisations, y compris à la sphère divine elle-même.

D’un point de vue formel, notons que l’incomplétude de l’observation psychique et celle de l’observation quantique, ont reçu le même nom : celui de réduction.

Il est frappant qu’à la même période, dans les années 1920, apparurent (indépendamment?) l’idée de réduction phénoménologique d’une part, et celle de réduction du paquet d’ondes (quantique) d’autre part.

La réduction phénoménologique, telle que décrite par Husserl, paraît être une tentative de la conscience de se détacher suffisamment d’elle-même pour occuper un point de vue extérieur à elle-même :

« Si nous disons du moi qui perçoit le ‘monde’ et y vit tout naturellement, qu’il est intéressé au monde, alors nous aurons, dans l’attitude phénoménologiquement modifiée, un ‘dédoublement du moi’, au-dessus du moi naïvement intéressé au monde s’établira en spectateur désintéressé le moi phénoménologique. Ce dédoublement du moi est à son tour accessible à une réflexion nouvelle, réflexion qui, en tant que transcendantale, exigera encore une fois l’attitude ‘désintéressée du spectateur’, préoccupé seulement de voir et de décrire de manière adéquate. »iv

Comment le moi naïf, intéressé au monde, peut-il réellement se dédoubler en un moi phénoménologique, soudainement désintéressé ? Comment une naïveté intéressée peut-elle se transformer en un désintéressement alerte, sagace, critique ?

Une autre question se pose. Ce dédoublement peut-il être lui même observé ? Le moi peut-il à nouveau se dédoubler par rapport à son premier dédoublement ?

Cette question est cruciale, à mon sens. Si Husserl revendique que le moi peut occuper la position de ‘spectateur impartial de soi-même’, comment le garantir dans la réalité ? Ne faudrait-il pas que ce spectateur impartial puisse à son tour se dédoubler pour devenir un méta-spectateur (impartial et transcendantal) de sa propre impartialité ?

« Donc, en effectuant la réduction phénoménologique dans toute sa rigueur, nous gardons à titre noétique le champ libre et illimité de la vie pure de la conscience, et, du côté de son corrélatif noématique, le monde-phénomène, en tant que son objet intentionnel. Ainsi le moi de la méditation phénoménologique peut devenir en toute universalité spectateur impartial de lui-même, non seulement dans des cas particuliers, mais en général, et ce ‘lui-même’ comprend toute objectivité qui ‘existe’ pour lui, telle qu’elle existe pour lui.

Donc il sera possible de dire : Moi, qui demeure dans l’attitude naturelle, je suis aussi et à tout instant moi transcendantal, mais je ne m’en rends compte qu’en effectuant la réduction phénoménologique. »v

On observe que l’attitude phénoménologique est ici décrite comme une superposition d’états. A l’attitude naturelle du moi se superpose l’attitude du moi transcendantal.

D’un certain point de vue, donc, la réduction transcendantale est aussi une augmentation, de par le dédoublement qu’elle exige.

Le moi se dédouble en un moi conscient et un moi spectateur (impartial et transcendantal) de la conscience.

Dans le cas de la réduction quantique, on trouve curieusement ce même phénomène d’augmentation.

Lors de son observation, le paquet d’ondes est ‘réduit’ et perd ses ‘possibilités’, mais l’ensemble onde/particule gagne en échange une ‘mesure’ (de sa vitesse, de sa position, ou de quelque autre observable), ce qui le lie de ce fait à la réalité matérielle, observable, vérifiable.

On pourrait dire que la réduction quantique augmente le monde réel en contribuant à faire émerger une ‘réalité’ (l’observable) à partir de la virtualité du paquet d’ondes.

Le paquet d’ondes perd sa virtualité, pour le prix de l’actualisation d’une facette de sa réalité.

Je suis frappé par le fait que ces deux théories très différentes, la phénoménologie et la physique quantique, mettent en leur centre des réductions qui sont aussi des augmentations.

La réduction phénoménologique se traduit par une augmentation de la conscience (par rapport à l’inconscient).

La réduction quantique implique une augmentation de la réalité effectivement observée. Elle se traduit par une augmentation de la connaissance, émergeant d’une réalité jusqu’alors demeurée en puissance.

Si l’on applique ces résultats, par anagogie, à la sphère divine, on peut en induire que la réduction de la Divinité, c’est-à-dire en termes d’archétypes, son sacrifice, sa kénose ou sa ‘contraction’ (tsimtsoum), est elle aussi porteuse de son augmentation…

C’est à mon sens l’une des interprétations possibles de la formule : « Je serai qui je serai. »

« Je serai » (en hébreu, le verbe ehyeh est à l’inaccompli) implique l’idée d’un inaccomplissement, d’une réduction en train de se réaliser comme telle, et qui par là-même, porte en gésine la naissance du « qui » (asher), – ce nouveau pro-Nom du Dieu, qui s’appellera Lui aussi, à nouveau comme un Fils de Lui-même, « Je serai ».

Ces diverses réductions, la psychologique, la philosophique, la quantique et la métaphysique, ont toutes un point commun, leur augmentation induite.

Pour s’augmenter, il faut se réduire, pour s’élever il faut s’abaisser.

Rien de plus antimoderne, on le voit !

Mais rien de plus actuel, non plus, au regard de l’éternité !

_________________

iSi elle n’existait pas, ce serait d’ailleurs alors, assez ironiquement, une forme extrême de Son incomplétude ontologique. L’inexistence de la Divinité pourrait s’interpréter comme la forme ultime de Sa réduction, ou de Son sacrifice, pour parler bibliquement.

iiIs. 45,15

iiiEx 3,14

ivE. Husserl. Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie. Traduction Gabrielle Peiffer et Emmanuel Levinas. Editions Vrin, Paris, 1966 , p.30

vE. Husserl. Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie. Traduction Gabrielle Peiffer et Emmanuel Levinas. Editions Vrin, Paris, 1966 , p.31

L’agonie du miracle – et réciproquement


Entre la perspective d’une mort assurée et l’évidence d’une vie fragile, l’homme subit chaque jour le drame de son obsolescence programmée, sans cesse confirmée à ses yeux, par les plus petits indices.

Lié par son destin, entravé par son passé, l’homme n’est guère plus qu’une marionnette plus ou moins docile, au bois malléable, aux ficelles élastiques et distendues, sous le regard lointain d’un marionnettiste myope, sans doute indolent, plutôt inoccupé, manifestement livré à d’autres sujets d’intérêt, considérablement plus élevés.

L’ombre des mystères supérieurs et la lumière de leur partielle révélation traversent parfois l’esprit des hommes, mal équipés pour comprendre les vacillations de leur propre intelligence, les limites vites atteintes de leur discernement. Elles n’en finissent jamais, l’ombre et la lumière, comme le jour et la nuit font le rythme du temps. Elles se mélangent aux voix infinies des peuples morts, aux hymnes de royaumes enterrés, aux psaumes de religions décomposées.

Tout s’écoule, tout s’enfuit, tout se perd, tout se mélange, tout se métamorphose.

De ces fines fluences, qui contrôle la teneur, teste la saveur ?

Tout va un jour à la mort, rien jamais n’est sans fin.

Vivre c’est se survivre seulement encore un peu, jusqu’au bout. Et la fin vient et vainc.

La vie, trop tôt éteinte, n’est qu’un rêve, celui d’atteindre l’éternité, ou son vide antonyme.

Une vie condamnée d’avance à un destin étriqué, mécanique, est plus absurde encore que la mort même. Et Dieu sait que la mort n’a vraiment, en soi, aucun sens !

Elle est un épiphénomène, dont l’esprit s’acharne à nier l’essence, et la fin. Alors que son essence est sa fin. Son essence est, logique imparable, la mort de la mort même : sa fin est donc sa propre fin, si l’on veut jouer avec les mots.

La vie ‘dure’ un temps, pendant que les choses et le monde ‘perdurent’.

Mais toutes ces durées sont molles, assoupies, déjà livrées aux prémisses de l’agonie à venir.

Le monde et la vie ont la réalité des fantômes irréels, existant hors d’eux-mêmes, éthérés, impossibles à saisir, à étreindre fermement, ou alors seulement par fractions, par illusion.

Parfois pourtant, assez rarement, un grand « éclair », une éblouissante lumière, un soleil plus large que le ciel, envahit la conscience réduite, et l’éclaire de haut en bas. Son obscurité morne, indécise, s’illumine alors. Sa nuit ruisselle de soleils.

« Ah!, se dit l’âme, interloquée. Enfin du nouveau, du gouffre, de l’abysse, et même du totalement sommital, du vraiment jamais vu ! »

Dans la confusion générale, l’âme abasourdie pressent que se profile au loin l’ombre sombre de bien d’autres miracles encore, inconnus, invisibles et éphémères, et que sonne bruyamment le tocsin digne du ‘neuf’, de l’absolument ‘neuf’.

Mais pour les autres, ceux qui n’ont vu ni neuf, ni nuit, ni ciel, ni soleil, ils ne peuvent pas vivre ainsi, dans le tohu, dans le bohu et dans le tehom du monde, dans cet abîme de non-sens. Non, on ne peut pas y vivre, et pourtant si, il le faut, il faut continuer simplement de vivre, car il n’y a pas mieux, comme idéologie, comme pis-aller, comme fin en soi, de simplement vivre.

Pour les uns, il serait plus facile de nier tout ce qu’ils pensent, tout ce qu’ils sentent, tout ce qu’ils croient, plutôt que de cesser de vivre.

Pour d’autres, ils cesseraient plutôt de vivre plutôt que de nier ce qu’ils ont vu et cru.

A qui donner raison ?

Les hommes vivent dans l’incertain, l’ignorance, l’aveuglement, depuis le premier jour. Nombreux les faux espoirs, les illusions, les impasses, au rythme des jours et des nuits, quant à eux chichement comptés.

Pendant ce temps, le miracle se terre. Comme un assassin de la réalité ou de l’illusion, fuyant sournoisement, de par la terre, les milices pensantes, le miracle est en cavale perpétuelle.

S’il paraît d’aventure, ici ou là, des sirènes stridentes alertent le peuple, les patrouilles grouillent, les badauds dénoncent, la police se place, – sans succès.

La cavale miraculeuse reprend toujours, et sans cesse essoufflée.

Il risque tous les jours sa peau mince, translucide et veinée de pulsations, – le miracle.

Une rafale d’Uzi ou de Kalach la trouerait sans retour, cette peau fine. Un rire vulgaire ou le sourire supérieur des intelligents aussi.

Il ne peut s’en empêcher de paraître à la demande, cependant. C’est dans sa nature, , – le miracle –, de faire irruption, dans le désert des mondes.

C’est dans sa nature : mais qui a fait sa nature ?

On ne sait. Ce qu’on sait, c’est seulement ça : il apparaît inopinément, comme un voleur, ou un malheur, ou alors, pas du tout.

Mais quand il paraît, il impose son énormité tranquille, son non-sens non niable, son absurdité absolue, son irréfutable incongruité.

La vie continue toujours. On attend, on espère. Et ce que le destin met soudain hors de notre portée, on le dédaigne alors, faute de mieux, comme des raisins trop verts, on le méprise derechef, on se console par des mouvements intérieurs, on se réfugie en des excès de grandeur d’âme, la plupart du temps hypocrites, mais parfois non.

On ne sait rien de notre propre vie, de son pourquoi, de son comment, de son origine et de sa fin. On ne sait rien, vraiment. Et on ne fait rien de ce non savoir. Pourtant, quand rien n’est accompli, tout reste en quelque sorte possible.

Le possible ? L’impossible ? Le miracle ?

Le miracle, quand d’aventure il paraît, arrête l’illusion, le jeu, l’indifférence. Il surgit avec sa masse totale, inamovible, irréfutable, éléphantesque, bloquant les couloirs, colmatant les issues et brouillant les points de fuite.

Il occupe tout le terrain. Il arrache tous les voiles.

Devant lui, l’âme est nue comme au premier jour.

Le miracle, si rare ici-bas, est le quotidien du Dieu, son ordinaire. Ce qui est extraordinaire, pour Lui, c’est plutôt l’absence du miracle, la grève du zèle, la kénose.

Dieu a ses radars, ses rayons X. Rien ne lui est obstacle. Il ne fait pas acception de la substance et de l’apparence, de l’existence et de l’essence. Tout cela ne lui est rien de bien réel, à lui qui est au-delà de l’essence et au-delà de l’existence.

Pour un Dieu qui est à lui-même sa propre valeur, son propre cap, son infinie liberté, que signifient la réalité, la liberté et la destinée humaines?

S’Il est Tout, tout le ‘reste’ est rien. S’Il n’est pas Tout, qu’est-Il ou que devient-Il que le ‘reste’ ne puisse être ou devenir?

Au théâtre du Cosmos, Dieu est un grand acteur tragique. L’homme fait plutôt dans le genre tragi-comique.

L’homme voit son visage, met son masque, mais perd la face, face à la Face de Dieu.

Le Dieu de la nature et de la destinée se tient coi, devant l’homme sans face.

Il reste coi, dépassé par Sa voix, éclaboussé de lumière, muet devant l’initiative de son Verbe.

Il est aussi dépassé par le silence de Sa création. Le Dieu pleure le silence du monde et de l’homme, et Son absence en leur sein.

Le Dieu de la transcendance reste absent, loin de Son immanence, et réciproquement. Quel déchirement, titanesque, olympien, divin !

Vide de Sa création, un tel Dieu qu’est-Il sinon une absence à Lui-même, – et à l’Autre ?

Ce Dieu-là, absent, vide, toujours le Même, et qui est quand même intelligent, ne doit pas pouvoir supporter longtemps cette absurdité. Il lui faut coûte que coûte trouver un terrain d’entente. Sinon, quel échec, pour Lui, le créateur des mondes, incapable d’un dialogue avec Sa créature ? Impossible. Insupportable. Improbable.

Bien sûr, il y a d’autres dieux, des dieux du temps et du monde, des dieux de la matière et du ciel, de la réalité et de la dialectique, de l’histoire et de la fin, qui prétendent occuper le vide, l’absence.

Mais ces dieux ne sont que du vent et de la poussière, croyez-m’en. Ou du moins, de pâles simulacres de la déité même, des figurines.

Sous le vent et dans la poussière, la puissance absente du divin se révèle au creux du roc, ou au creux de l’aile (kef et kaf), comme un fin murmure, un bruissement, un ruissellement, comme une eau lente, non la crue d’un grand fleuve, ou le tsunami d’un océan.

Et si le vrai Dieu n’était qu’un ru, et non la mer ?

Le Dieu, le grand Dieu, n’est pas un Dieu petit, terré dans l’immanence, guettant de misérables succès d’estime. Il joue un grand jeu, dont on n’a aucune idée, et qui sans doute le dépasse Lui aussi, tant Il a tout parié, son passé et son avenir, son être et son devenir, et sa toute-puissance.

Il ne cherche ni le chaos ni l’ordre, ni la paix, ni la guerre.

Non. Il cherche sans cesse ce qu’Il ne peut se résoudre à trouver en Lui-même.

Il le cherche aussi en l’homme, qu’Il habille de miracles aussi fins que des fibres ou des fils.

Quelle tragédie que l’existence d’un grand Dieu qui observe, dépité, que Sa création n’est qu’un pantin bien mal articulé, une marionnette saccadée… Tout ça pour ça ? Non, vraiment cela n’en valait pas la peine.

C’est donc que tout est à refaire. Tout est dé-déifier, à dés-humaniser et à ré-inventer.

Non que Dieu disparaisse alors à jamais. Cela ferait de l’Homme un micro-dieu, de silicium et de saccharose, bien incapable de seulement lever les yeux vers ses propres confins.

Dieu, sans doute, doit se cacher, se terrer, quelque part, après avoir quitté la scène. Il ne peut faire que ça, c’est ce qu’on attend de Lui. S’Il se présentait en pleine lumière, cela détruirait pour toujours ce monde petit, création engendrée dans la souffrance et l’ignorance, aux prises aux rets de l’impuissance.

Dieu une fois absent, ou mort, la nature, l’humanité et la destinée paraissent esseulées, presque entièrement dépourvues d’âme et de fin.

Lorsqu’elles en seront absolument et irrémédiablement privées, elles découvriront l’étendue de leur tragique inanité, leur flagrante nudité.

Les âmes humaines ayant perdu leurs voiles, elles n’auront plus que leur intérieure essence pour parer leurs pudenda.

Elles n’auront plus rien à cacher, leur moi intime aura été mis en éclatante lumière, devant les myriades d’yeux et de dieux des divers univers.

Nues, peut-être trouveront-elles enfin la force de s’envoler, de prendre la fuite vers le haut, loin de leur bassesse, de leur humus?

Dans le grain, la grappe, et la cuve, l’alcool s’élève lentement, par degré, avant de viser les anges, illuminant brièvement le cerveau lent de ceux qui ne savent que fuir, toujours.

Mais fuir c’est être aussi, c’est être encore. Tout comme c’est encore être que de ne pas vouloir être ou ne pas pouvoir être. Il y a de multiples façons d’être et plus encore de n’être pas.

Les infinies gradations de l’être et du non-être sont plus fines que les ailes du papillon, plus impalpables que les senteurs printanières.

La métaphysique des scolastiques a asséné cette vérité dans les écoles : « Plus un être est parfait, plus il est ».

Conséquemment, moins il est parfait, moins il existe.

Le Soi est-il parfait ? S’il est, il devrait être parfait. En revanche, s’il est imparfait, il n’existe qu’à demi ou pour un quart ou un dixième.

Notre vie, et notre Soi, n’offrent à la raison qui raisonne aucune fin auto-suffisante.

Tout ce qui existe pourrait tout aussi bien ne pas exister, a priori, ou prendre bien d’autres formes. Tout ce qui existe est bien plus accidentel et hasardeux qu’essentiel et nécessaire.

C’est pourquoi certains croyants croient que la nécessité est une invention du divin. Le divin serait d’autant plus nécessaire qu’il serait la cause essentielle de la nécessité. Mais c’est un raisonnement circulaire (le cercle est d’ailleurs une autre image de la nécessité).

Le passé est-il nécessaire, puisqu’il a été ?

On peut soutenir cette thèse. Mais on peut aussi soutenir la thèse inverse, tant il est aisé à tout ce qui vit à présent de réinventer, reconstruire et réinterpréter le passé.

Beaucoup de choses dans la vie, qui semblaient absolument nécessaires, indispensables, qui figuraient des colonnes vertébrales de l’être et de la pensée, peuvent disparaître brutalement en quelques minutes, ou insensiblement en quelques années. Inversement, des détails minuscules, des secondes presque vides auxquelles on ne prêta pas attention, peuvent un jour révéler leur puissance soudaine, dévoiler leur germination indescriptible.

Un oubli profond de la mémoire, ou au contraire son imprévisible prévoyance, peuvent abasourdir l’âme, et lui montrer sa légèreté, son vide propre, son inconsistance, – et sa fraîche nouveauté.

Si l’âme a une ‘essence’, peut-elle jamais en être privée, en être dépossédée ? Et cette essence, qu’est-elle sinon un fardeau ?

L’âme aimerait bien s’en débarrasser, pour mieux s’envoler. Mais les métaphores trompent plus qu’elles ne guident, tant elles ont réversibles.

Le bateau ne voguerait pas mieux sans le poids mort de la quille. L’essence est la quille de l’âme. Sans elle, impossible de remonter au vent.

Cette essence se trouve dans ses fins ultimes, ses pierres de touche, ses limites absolues et ses rêves.

L’existence de l’homme après une expérience absolue, mystique, des fins, se fonde désormais sur l’idée qu’il a été témoin de l’indicible, de la non-séparation. Le miracle dont il a été le témoin éberlué et quasi-impotent, détruit à tout jamais la valeur des idées, des formes, des sensations, des réalités humaines, devenues bien trop ‘provinciales’.

L’expérience mystique n’a pas d’essence.

Pour les uns elle représente la destruction de l’individu, du soi. Pour d’autres elle préfigure un changement de paradigme. Pour d’autres enfin, il n’y a rien à dire, rien à prouver, tout est au-delà de l’imaginable, du verbalisable.

Pour ma part, il est tout-à-fait inexplicable que le Soi puisse absorber l’intégralité de l’expérience mystique, après la destruction de toute idée du Divin, du Cosmos, et du Soi.

Il est tout aussi incompréhensible que le Soi (humain) puisse rester capable de résister à l’impact extatique du Soi (divin). Face contre Face. Panim.

Comment expliquer qu’un Soi humain fusionne extatiquement avec le Soi divin, qu’il disparaisse en Lui, et qu’il garde conscience et connaissance de cette assimilation, cette désintégration, cette annulation ?

L’individu, le Soi, semble englouti dans le Tout, le Dieu. Le paradoxe, c’est que jamais, jamais, ce Soi englouti par l’océan divin ne perd sa conscience d’être encore un Soi, un petit point de conscience ballotté dans une tempête inouïe, un vent force 10000. Il reste irrésistiblement invincible, il ne se dissout pas, jamais, quelle que soit la puissante infiniment puissante qui l’envahit…

La mystique et la tragédie ont ceci de commun qu’elles font voisiner la mort et la vie, le rien et le tout, l’autonomie du Soi et la dissolution dans l’Être.

Le mystique se fond, se laisse absorber, dans et par ces puissances supérieures, le tragique s’y affronte, s’y confronte et s’y fracasse.

Dans le premier cas, étant uni au Tout, le Soi échappe à la vision ou à l’interprétation personnelle de ce qui l’a mené là, pour se précipiter sans retenue dans l’indescriptible extase.

Dans le second cas, l’homme tragique perd son individualité au moment même où il effectue le choix suprême, celui qui est censé le confirmer dans la pureté de son Soi, celui dans lequel il découvre la puissance propre de l’exaltation.

Qui peut dire alors ce qui est vivant et ce qui est mort, dans l’homme mystique et dans l’homme tragique, tant la mort semble une super-vie, et la vie une sorte de mort.

Héraclite a dit quelque chose d’approchant.

« Les immortels sont mortels et les mortels, immortels ; la vie des uns est la mort des autres, la mort des uns, la vie des autres. »i

La super-vie, ou le miracle, on n’en voit pas tous les jours.

Il y en a qui en rient, d’ailleurs, du miracle. Le passage de la mer rouge, les colonnes de feu et les nuées, la résurrection de Lazare, la multiplication des pains, ils en rient, les incrédules. Et comme tout cela leur paraît démodé, forclos, inutilisable, à jamais dénué de sens moderne !

Mais pour les témoins qui voient de leurs yeux, il n’a pas de doute, seul le miracle est réel, vraiment réel, resplendissant de sur-réalité. Mais cette rutilance et cet éclaboussement sont aussi une porte vers la mort. Le miracle annonce un arrière-monde, une méta-réalité, à laquelle rien ne nous prépare, sinon ce que le miracle précisément laisse entrevoir. La mort alors, pour qui accepte d’en tirer la leçon, n’est qu’un passage obligé, comme jadis la Mer rouge, vers un désert parcouru de colonnes et de nuées, vers quelque putative Terre promise, ou quelque résurrection, dans un univers autre où l’on sera rassasié de pain ‘sur-essentiel’ (en grec épiousion, – comme dans τὸν ἄρτον τὸν ἐπιούσιον).

Lorsque la mort approche de son pas de velours le regard s’ouvre. L’âme devient plus consciente d’elle-même, non de ses victoires ou de ses défaites, qui n’ont alors plus guère d’importance, mais de son irrésistible pulsion interne de vie. La vie veut vivre. Mais la frontière est là, tangible, l’âme s’en approche, est-ce un mur, une porte, un abîme sans fond ? Jusqu’au dernier moment l’énigme subsiste. Seules quelques âmes ont vu par avance ce qui était au-delà de l’expérience. Par quel miracle ?

Elles voient ce qui les attend derrière la mort, quelque chose comme mille soleils, ou plutôt un milliard de milliards de soleils, tant les mots manquent. Et elles voient leur Soi même se fondre, goutte de feu pur dans l’océan infini.

Non, non, illusion, assènent les sceptiques, simple chimie d’un cerveau se nécrosant par avance, dérisoire tourbillon neurochimique, emballement affolé de synapses asphyxiées.

Qu’importe la polémique à cette heure, encore un instant et l’on sera fixé pour toujours, dans un sens ou un autre.

On ne peut pas, par la force seule du raisonnement, exclure l’une ou l’autre voie, celle menant au néant et celle ouvrant sur l’océan des possibles.

Après tout, la naissance n’était-elle pas, si l’on s’en rappelle, comme un passage (fort étroit) de la mère rouge, pour sortir dans le feu de la lumière, et la multiplication des peines ?

C’est dans les derniers moments, ô paradoxe, que la vie prend tout son sens, se charge de tout son poids, se remplit de toutes les émotions, les regrets, les espoirs, les rires et les bonheurs.

Tout cela se fond en un seul point, hyper-dense, lourd de tout le vécu, centre sur-concentré, et qui n’est plus cependant qu’un léger bagage, un maigre baluchon, soudain, pour l’éternel migrant que l’être vivant se découvre être dans le parage de la mort.

L’essence de l’homme est dans cet unique point, cette nébuleuse de myriades d’instants, cette somme d’existence et d’oubli.

C’est une autre façon de résoudre la question rebattue de l’essence et de l’existence. Ni l’une ni l’autre ne précède.

C’est ce point unique et dense, gravide de toute une vie, qui est seulement réel, miraculeusement réel, et qui permet d’ajouter un tant soit peu à l’océanique immensité.

L’océan surréel qui agrège, et agrée, tout ce qui a vécu, et qui vivra.

iFr. 62

Anthropologie Métaphysique du Sacrifice


 

« Au commencement, en vérité, cet univers était le néant ; le ciel n’existait pas, ni la terre, ni l’atmosphère. Le non-être qui seul était se fit alors esprit, disant : Je veux être ! (…) Du non-être l’esprit fut émis, l’esprit émit Prajāpati, Prajāpati émit les êtres.»i

La traduction de l’idée de création par le mot ‘émettre’ ne rend pas compte des acceptions originaires de la racine verbale sṛj सृज्, beaucoup plus imagées : « lâcher, répandre, laisser aller, laisser couler, éjaculer; créer, procréer, engendrer, enfanter ; émettre, lancer. »ii

Dans un autre récit des origines, l’image spermatique est plus précise:

« A l’origine, en vérité, il n’y avait que le Brahman ; comme le suc de sa vigueur surabondait, il devint Brahma. Brahma médita en silence avec l’esprit ; son esprit devint Prajāpati. »iii

Dans les deux cas, l’idée fondamentale est que la création résulte d’un sacrifice consenti par l’’Être suprême, – c’est-à-dire d’un don émanant de son essence même, de son suc intérieur. Prajāpati est la figure divine qui incarne ce sacrifice originaire, parce qu’il est le « Seigneur (pati) des créatures (prajā) », et qu’il possède une nature intermédiaire, pour une part mortelle, pour une part immortelle.

« Prajāpati créa les êtres vivants. Par ses inspirations, il créa les dieux, et par ses expirations il créa les êtres mortels. Au-dessus des êtres il créa la Mort, pour les consumer. Maintenant, de Prajāpati, une moitié était mortelle, une moitié immortelle. Avec sa partie mortelle, il eut peur de la mort, et ayant peur, il devint double, argile et eau () Cinq parties de son corps étaient mortelles, poil, peau, chair, os, moelle ; et cinq immortelles: l’esprit, la parole, le souffle, la vue, l’ouïe. »iv

Prajāpati est le Seigneur des créatures, l’être primordial, à la fois mortel et immortel. Il a créé l’univers par son propre Sacrifice, en partageant son essence avec le Feu, le Souffle ou la Parole.

« Cela, Prajāpati le désira. ‘Que cela se multiplie, que cela se reproduise !’ Par Agni, Il s’est accouplé avec la terre. Un œuf a éclos. Il le toucha : ‘Qu’il croisse ! Qu’il croisse et se multiplie !’ dit-Il. Et l’embryon qui était à l’intérieur fut créé en tant que Vāyu (le Vent) (…) Par Vāyu, Il s’accoupla avec l’air. Un œuf a éclos. Il le toucha et dit :Que tu sois glorifié !’ Par là Āditya (le Soleil) fut créé (…) Par Āditya il s’accoupla avec le Ciel (…) Ayant créé ces mondes, Il désira : ‘Puissé-je créer des créatures qui soient miennes dans ces mondes !’ Par Son Esprit (manas) il s’accoupla avec la Parole (vāc)Il devint enceint de huit gouttes. Elles donnèrent naissance aux huit Vasus, qu’Il plaça sur la terre. Par Son Esprit, Il s’accoupla avec la Parole. Il devint enceint de onze gouttes. Elles donnèrent naissance aux onze Rudras, qu’Il plaça dans l’air. Par Son Esprit, Il s’accoupla avec la Parole. Il devint enceint de douze gouttes, qui donnèrent naissance aux douze Ādityas, qu’il plaça dans le ciel. Par Son Esprit, Il s’accoupla avec la Parole. Il devint enceint. Il créa Tous-les-Dieux, qu’Il plaça dans les lieux.»v

La Parole (vāc) est la compagne de Prajāpati. Comme le Satapatha-Brahamaa nous l’apprend, Il s’accouple à quatre reprises avec elle. Un autre texte, le Kāṭhaka, présente les choses de façon analogue : «  Prajāpati était l’univers. Vāc était sa compagne ; Il s’accoupla avec Elle. Elle conçut, se sépara de Lui. Elle engendra les créatures, puis Elle rentra en Prajāpati »vi.

Vāc est ici la Parole, qui crée et engendre. Mais ailleurs, ce n’est pas la Parole divinisée et indéfinie, qui est agente de la création, mais des paroles courtes et précises, d’une ou deux syllabes : « Au bout d’un an, Prajāpati  voulut parler : Il dit bhūḥ et la terre fut ; il dit bhuvaḥ et l’espace fut, il dit svaḥ et le ciel fut. »vii

Ces trois mondes, la terre, l’espace, le ciel, correspondent aux trois catégories de sons, les voyelles, les consonnes et les spirantes.

Le procédé de création par la parole se poursuit alors dans toute sa logique, de division et de pulvérisation syllabaire:

« Prajāpati  était à Lui seul tout l’univers. Vāc était à Lui, Vāc était sa compagne. Il considéra : Cette Vāc, je veux l’émettre, elle ira se transformant à l’infini en toute chose. Il émit Vāc, elle alla se transformant en toute chose. Elle qui était tout en haut, elle se développa comme se développe la goutte d’eau. Prajāpati en coupa le tiers, ā, ce fut la terre (…) Il en coupa le tiers ka et ce fut l’atmosphère (…) Il lança en haut le tiers ha et ce fut le ciel (…) Il sépara en trois Vāc, qui était une seule syllabe. »viii

Les paroles, les mots, les syllabes sont la matrice (et la matière) d’où l’univers et toutes les créatures sont engendrées.

Mais tout ceci a un prix, – le Sacrifice du Créateur.

Après avoir « émis » tous les mondes et tous les êtres, Prajāpati perdit son unité intrinsèque, il se morcela. « Quand Prajāpati eut émis les créatures, ses membres se détachèrent. Maintenant Prajāpati, certainement, est l’année. Ses membres sont les deux transitions du jour et de la nuit [c’est-à-dire l’aube et le crépuscule], la pleine lune et la lune nouvelle, et le commencement des saisons. »ix  « Quand Il eut émis les créatures et parcouru toute la carrière, Il se détacha en morceaux (…) Quand il fut tombé en pièces, le souffle sortit du milieu, et le souffle sorti, les dieux Le quittèrent. Il dit à Agni : ‘Recompose-Moi’. »x « Quand Il eut émis les créatures, Il tomba en pièces. N’étant plus rien qu’un cœur, il gisait. Il poussa un cri : Ah ! Ma vie ! Les eaux L’entendirent ; avec l’agnihotra [le sacrifice du lait] elles vinrent à son secours, elles Lui rapportèrent le trône. »xi

Heureusement les dieux sont là, qui veillent sur Lui. Agni, Vāyu, Āditya, Candramas récupèrent ses membres épars, et les pasus rapportent le poil, la peau, les os, la moelle. «Prajāpati, quand il eut émis les êtres gisait épuisé. Les dieux rassemblèrent le suc et la vigueur des êtres et s’en servirent pour le guérir. »xii

Le Créateur suprême, Prajāpati, le Dieu primordial s’est sacrifié tout entier pour que l’univers, ainsi que l’ensemble des créatures vivantes, puissent advenir à l’être. Son sacrifice vide Prajāpati de toute sa substance. « Quand Il eut créé tous les choses existantes, Prajāpati sentit qu’il était vidé ; il eut peur de la mort. »xiii

Ce moment unique dans l’histoire des représentations théogoniques, offre cependant l’occasion d’établir un parallèle avec d’autres traditions religieuse, et plus spécifiquement avec la Passion du Christ, ressentant « tristesse et angoisse »xiv (« Mon âme est triste à en mourir »xv), et peur de la mort. Il demanda à plusieurs reprises à Dieu que son supplice lui soit épargné, mais dut finalement subir railleries, flagellations, tortures et crucifixion, jusqu’au cri final, devant l’abandon du Père (« Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »xvi).

Le terme employé par la théologie chrétienne pour rendre compte de cet ‘évidement’ du divin, a été initialement forgé par S. Paul. C’est la ‘kénose’, du grec kenosis, mot qui vient du verbe κενόω, ‘vider’. Une autre forme d’évidement du divin a aussi été conceptualisée par le judaïsme, quoique plus tardivement, avec le concept de tsimtsoum, ‘contraction’ [du Divin], idée forgée par la cabale juive au Moyen Âge.

Bien que ces analogies valent d’être fortement soulignées, et qu’elles mériteraient d’être l’objet d’une étude d’anthropologie comparative, l’idée du Sacrifice primordial, consenti par le Créateur Unique et Suprême garde toute son antériorité, sa force et son originalité.

Prajāpati n’est pas le Christ, bien qu’il en préfigure de façon troublante le destin métaphysique. Il est le Dieu Créateur de tous les mondes et de tous les êtres. Son Sacrifice a rendu possible la création de l’univers, et il continue dans la suite des temps, et il se métaphorise dans chacun des êtres existant de par le monde. En chaque instant du Temps, le Dieu suprême continue de se diviser pour que le Monde continue à être.

Prajāpati pensa : « ‘Comment puis-je ramener tous ces êtres dans mon corps ? Comment puis-je à nouveau devenir le corps de tous ces êtres ? Il divisa son corps en deux parties. Il y avait trois cent soixante briques d’un côté et autant de l’autre. Il échoua. »xvii Puis il le divisa en trois parties de deux cent quarante briques. Nouvel échec. Puis en quatre parties de cent quatre vingt briques. Échec à nouveau. Puis en cinq parties de cent quarante quatre briques. Échec. Puis en six parties de cent vingt briques. Échec.

Il ne tenta pas de le diviser en sept. Mais il le divisa en huit parties de quatre vingt dix briques. Échec.Puis en neuf parties de quatre-vingt briques. Échec. Puis en dix parties de soixante-douze briques. Échec. Il ne tenta pas de le diviser en onze. Il le divisa en douze parties de soixante briques. Échec. Il ne tenta pas de le diviser en treize ou quatorze parties. Il le divisa en quinze parties de quarantehuit briques. Échec. Il le divisa en seize parties de quarante cinq briques. Échec. Il ne tenta pas de le diviser en dix-sept parties. Il se divisa en dix-huit parties de quarante briques. Échec. Il ne tenta pas de se diviser en dix neuf parties. Il se divisa en vingt parties de trente six briques. Échec. Il ne tenta pas de se diviser en vingt et une, vingt-deux ou vingt-trois parties. Il se divisa en vingtquatre parties de trente briques. Là, Il s’arrêta à la quinzième partie. Et c’est pour cela qu’il y a quinze formes de lunes croissantes et quinze de lunes décroissantes. Et c’est aussi parce qu’il se divisa en vingt-quatre parties qu’il y a vingt-quatre demi-mois.

Malgré tout, avec ces vingt-quatre parties de trente briques, il ne s’était pas encore suffisamment divisé. Il divisa donc le gVeda en douze mille versets et il divisa de la même façon les deux autres Veda, respectivement huit mille pour le Yajur Veda et quatre mille pour le Sāma Veda. Il divisa encore plus finement les trois Veda en quatre vingt fois dix mille huit cent quatre vingt syllabes.

Puis il continua de se diviser Lui-même jusqu’à devenir le corps de toutes choses et de tous les êtres, qui sont composés de mètres, de souffles vitaux ou de déités.

Ce que l’on retiendra, c’est que le Sacrifice initial et continuel du Créateur suprême accède à la hauteur de réalité primordiale, et qu’il est palpable dans le Temps et dans l’Espace. Le Sacrifice est avant tous les êtres. Le Sacrifice est à la fois le Créateur et la Création. Tous les phénomènes de l’univers lui doivent l’existence, et en sont l’image indéfiniment répétée. Le Sacrifice est infini, éternel, et l’Homme a pour tâche de l’accomplir pour le ressusciter et le faire vivre sans fin.

« L’éternité du Sacrifice se répartit en périodes infiniment nombreuses ; qui l’offre le tue, et chaque mort le ressuscite. Le Mâle suprême, l’Homme par excellence (Purua) meurt et renaît sans cesse. »xviii

C’est pourquoi il revient aussi à l’homme, qui est à l’image de l’Homme primordial (Purua), d’effectuer pour sa part le « sacrifice » qui est à l’image du sacrifice primordial de Prajāpati.

Idée fort christique, aussi, « émise » quelque deux millénaires avant que Jésus de Galilée ne l’incarne à son tour sur sa croix, au Golgotha, non loin du second Temple de Jérusalem.

iTaittirya Brāhamaṇa. 2,2,9,10 :« asato ’dhi mano ’sṛjyata, manaḥ Prajāpatim asṛjyata. Prajāpatiḥ prajā asṛjyata. » Cité par Sylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhamaṇas. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1898, p. 14

ii Notons par ailleurs que la racine sṛj est à l’origine étymologique du mot français ‘source’.

iiiSāmavidhāna. I, 1-3

ivSatapatha Brāhamaṇa X,1,3, 13 et 4

vSatapatha Brāhamaṇa VI,1,2,1-9

viKāṭhaka 12,5 ; 27,1 (Ind. Stud. IX,477) cité par Sylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhamaṇas. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1898, p. 22

viiSatapatha Brāhamaṇa XI,1,6, 3

viiiTūndya-Māha-Brahmaṇa 20,14,2 cité par Sylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhamaṇas. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1898, p. 23

ixSatapatha Brāhamaṇa I,6,3,35

xSatapatha Brāhamaṇa VI,1,2,12

xiTaittirya Brāhamaṇa. 2,3,6,1. Cité par Sylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhamaṇas. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1898, p. 24

xiiTaittirya Brāhamaṇa. 1,2,6,1. Cité par Sylvain Lévi. Ibid.

xiiiSatapatha Brāhamaṇa X,4,2,2

xivMt 26,37

xvMt 26, 38

xviMt 27,46

xviiSatapatha Brāhamaṇa X,4,2,4

xviiiSylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhamaṇas. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1898, p. 11

L’Élie des étoiles


Franz Rosenzweig est un prophète du 20ème siècle (il en est si peu!), dont le nom signifie ‘rameau de roses’. Zébré d’intuitions inchoatives, et de brillances séraphiques, un court texte de sa plume étonne par son audace voyante:

« La Rédemption délivre Dieu, le monde et l’homme des formes et des morphismes que la Création leur a imposés. Avant et après, il n’y a que de l’« au-delà ». Mais l’entre-deux, la Révélation, est à la fois entièrement en deçà, car (grâce à elle) je suis moi-même, Dieu est Dieu, et le monde est monde, et absolument au-delà, car je suis auprès de Dieu, Dieu est auprès de moi, et où est le monde ? (« Je ne désire pas la terre »). La Révélation surmonte la mort, crée et institue à sa place la mort rédemptrice. Celui qui aime ne croit plus à la mort et ne croit plus qu’à la mort. »i

Sont ici mises en scène l’ambiguïté de la Révélation par rapport à la Rédemption, mais aussi ses invitations à l’ouverture, à l’invention.

D’un côté, la Révélation s’adresse à l’homme de la terre, aux enfants de la glaise, plongés dans l’immanence mondaine, immergés dans les orbes closes de leurs esprits.

De l’autre, elle affirme la transcendance absolue du Créateur, en ouvrant des mondes, s’évasant très en arrière vers des commencements inouïs, et s’accélérant très en avant vers un après impensable.

Peut-on relier ces deux pôles, semblant opposés ?

Pour Rosenzweig, la Révélation se situe dans le temps, ce temps qui est le temps propre du monde, entre la Création et la Rédemption, – les deux figures, originelle et eschatologique, les deux ‘moments’ des ‘au-delà’ du temps.

Le rôle unique de la Création est inexplicable si on la considère seulement comme un fiat divin. Pourquoi inexplicable ? Parce qu’un tel fiat n’affiche ni sa raison, ni son pourquoi. Il est plus conforme à la structure anthropologique de l’expérience humaine (et sans doute à la structure même du cerveau) de considérer que même Dieu ne fait rien pour rien.

Une réponse ancienne à l’énigme est l’idée védique. Penser la Création comme un sacrifice de Dieu (Sa kénose diront plus tard les chrétiens, et les juifs l’appelleront tsimtsoum), – à l’image du sacrifice de Prajāpati, le Dieu suprême, le Créateur des mondes, au prix de Sa propre substance.

Il est certes difficile de concevoir l’holocauste de Dieu par (et pour) Lui-même, sacrifiant Sa gloire, Sa puissance et Sa transcendance, – à Sa transcendance, pour Se dépasser dans ce dépassement.

Qu’il est difficile à un cerveau humain de comprendre Dieu Se transcendant Lui-même !

C’est difficile, certes, mais moins difficile que de comprendre une Création sans origine et sans raison, qui renvoie par construction à l’impuissance absolue de toute raison, et à sa propre absurdité.

Avec ou sans raison, avec ou sans sacrifice, la Création représente, à l’évidence, un ‘au-delà’ de nos capacités de compréhension.

Mais la raison veut raisonner. Laissons la faire.

Dans l’hypothèse du sacrifice du Dieu, quel serait le rôle de la Création dans ce dépassement divin?

Dieu ferait-Il alliance avec sa Création, lui ‘donnant’, par ce moyen Son souffle, Sa vie, Sa liberté, Son esprit ? Avec charge pour le Monde et l’Homme de multiplier et de faire fructifier ce Souffle, cette Vie, cette Liberté, cet Esprit, au long des Temps ?

Au moins il y a dans cette vue une sorte de logique, opaque et dense.

L’autre pôle du drame cosmique, – la Rédemption –, est bien plus encore ‘au-delà’ de l’intelligence humaine. Mais certains s’essaient à tenter de comprendre. La Rédemption « délivre Dieu, le monde et l’homme des formes que la Création leur a imposés » suggère Rosenzweig.

La Rédemption délivre-t-elle Dieu de Dieu Lui-même ? Est-ce à dire qu’elle Le délivre de Son infinité, sinon de Sa limite ? de Sa transcendance, – sinon de Son immanence? de Sa Justice, – sinon de Sa bonté ?

Il est plus intuitif de comprendre qu’elle libère aussi le monde (c’est-à-dire l’univers total, le Cosmos intégral) de ses propres limites, – de sa hauteur, de sa largeur et de sa profondeur. Mais le libère-t-elle de son immanence?

Elle affranchit l’homme, enfin. Est-ce à dire qu’elle l’affranchit de sa poussière et de sa glaise ? Et de son souffle (nechma), qui le lie à lui-même? Et de son ombre (tsel) et de son ‘image’ (tselem), qui l’attachent à la lumière ? Et de son sang (dam) et de sa ‘ressemblance’ (demout), qui le structurent et l’enchaînent (dans son ADN même)?

Que veut dire Rosenzweig en affirmant : « La Rédemption délivre Dieu (…) des formes que la Création a imposées » ?

C’est le rôle de la Révélation de nous enseigner que la Création a nécessairement imposé certaines structures. Par exemple, s’impose l’idée que les ‘cieux’ (chammayim) sont par essence faits d’« étonnement », et peut-être même de « destruction » (chamam).

Mais, à la vérité, nous ne savons pas ce que ‘rédimer’ veut dire, – à part de montrer l’existence du lien avec la mort, d’un Exode hors du monde, et de nous-mêmes.

Il faut tenter d’entendre la voix des prophètes nouveaux. Rosenzweig dit que croire en la Rédemption, c’est ne plus croire qu’en l’amour, c’est-à-dire ne plus croire « qu’en la mort ».

Car elle qui montre que « fort comme la mort est l’amour » (ki-‘azzah kham-mavêt ahabah), comme dit le Cantiqueii.

La Révélation est unique en ce sens qu’elle est ‘une’ entre deux ‘moments’, ‘deux ‘au-delà’.

Elle est un unique ‘en-deça’ entre deux ‘au-delà’.

N’étant qu’un ‘en-deçà’ elle n’est pas indicible, – et étant ‘révélée’, elle n’est donc pas aussi indicible que les ‘au-delà’ de la Création et de la Rédemption, qu’on ne peut saisir qu’à travers ce que la Révélation veut bien en dire.

La Révélation est dicible, mais pas d’un unique jet oraculaire.

Elle n’est pas un moment seulement. Elle est continue. Elle s’étale dans le temps. Elle est loin d’être close, sans doute. Aucun sceau n’a été posé sur ses lèvres mobiles. Aucun prophète ne peut raisonnablement prétendre avoir scellé à jamais la source sans finiii.

Le temps, le temps même, constitue tout l’espace de la Révélation, dont on sait qu’elle a jadis commencé, puisqu’on en a des traces dites, mais dont on ne sait pas quand elle finira, puisqu’elle n’est qu’un ‘en-deçà’, et qu’elle le restera toujours, – voix préparant la voie d’un ‘au-delà’ à venir.

Et d’ailleurs, de ce qui a déjà été ‘révélé’ que sait-on vraiment ? Peut-on assurer à quel rythme se fait la Révélation ? Peut-on lire ses lignes profondes, entendre ses mélodies cachées ? N’apparaît-elle dans le monde que d’une seule traite ou de façon sporadique, intermittente ? Avec ou sans pauses respiratoires ? Son canon ne tonnera-t-il pas à nouveau? Et même si elle l’était, close, les interprétations, les gloses, ne font-elles pas partie de son souffle ouvert ?

Et demain ? Dans six cent mille ans ? Ou dans six cent millions d’années ? Quelque Moïse cosmique, quelque Abraham total, quelque Élie, élu des étoiles, ne viendront-ils pas à leur tour apporter quelque nouvelle Bonne Nouvelle ?

iFranz Rosenzweig. Der Mensch und sein Werk. Gesammelte Schriften 1. Briefe und Tagebücher, 2 Band 1918-1929. Den Haag. M.Nijhoft, 1979, p.778, cité par S. Mosès. Franz Rosenzweig. Sous l’étoile. Ed. Hermann. 2009, p. 91.

iiCt 8,6

iiiLa Thora même, qui peut prétendre l’avoir lue ?

« Quoique la Thorah fût assez répandue, l’absence des points-voyelles en faisait un livre scellé. Pour le comprendre, il fallait suivre certaines règles mystiques. On devait lire une foule de mots autrement qu’ils étaient écrits dans le texte ; attacher un sens tout particulier à certaines lettres et à certains mots, suivant qu’on élevait ou abaissait la voix ; faire de temps en temps des pauses ou lier des mots ensemble là précisément où le sens extérieur paraissait demander le contraire (…) Ce qu’il y avait surtout de difficile dans la lecture solennelle de la Thorah, c’était la forme de récitatif à donner au texte biblique, suivant la modulation propre à chaque verset. Le récitatif, avec cette série de tons qui montent et baissent tour à tour, est l’expression de la parole primitive, pleine d’emphase et d’enthousiasme ; c’est la musique de la poésie, de cette poésie que les anciens appelèrent un attribut de la divinité, et qui consiste dans l’intuition de l’idée sous son enveloppe hypostatique. Tel fut l’état natif ou paradisiaque dont il ne nous reste plus aujourd’hui que quelques lueurs sombres et momentanées. » J.-F. Molitor. Philosophie de la tradition. Trad. Xavier Duris. Ed. Debécourt. Paris, 1837. p.10-11

Le dépassement de la psyché


Peut-on ‘dépasser’ le monde ‘psychique’ dans lequel nous semblons être enfermés et rendus totalement dépendants de l’inconscient (comme l’affirme C.G. Jung) ?

Il y a plusieurs témoignages en ce sens qui valent d’être cités.

Paul de Tarse écrit: « On est semé corps psychique (σῶμα ψυχικόν), on ressuscite corps spirituel (σῶμα πνευματικόν). S’il y a un corps psychique, il y a aussi un corps spirituel. C’est ainsi qu’il est écrit : Le premier homme, Adam, a été fait âme vivante (ψυχὴν ζῶσαν); le dernier Adam, esprit vivifiant (πνεῦμα ζῳοποιοῦν). Mais ce n’est pas le spirituel qui paraît d’abord ; c’est le psychique, puis le spirituel. »i

La référence au premier homme (Adam) vient de Gn 2,7 :

« Il souffla dans ses narines un souffle de vie (neshma hayyim), et l’homme (ha-adam) devint une âme vivante (néphesh hayah). »

Paul, Juif hellénisé, dit ‘esprit vivifiant’ (πνεῦμα ζῳοποιοῦν) pour traduire l’hébreu ‘âme vivante’ (néphesh hayah).

La nuance met en lumière le rôle de l’esprit — qui comme l’âme, ‘donne la vie’…

Dans une autre épître, Paul emploie le mot ‘esprit’ dans une très curieuse formule: ‘l’esprit de la pensée », et ce passage a été souvent repris par d’innombrables commentateurs. Je cite:

« Renouvelez-vous (ἀνανεοῦσθαι δὲ) en l’esprit de votre pensée (τῷ πνεύματι τοῦ νοὸς ὑμῶν), pour revêtir l’Homme Nouveau. »ii

Il me paraît significatif que Thérèse d’Avila use d’une expression analogue:

« Tout ce que je puis en dire et tout ce que j’en comprends, c’est que l’âme, ou mieux l’esprit de l’âme, devient une même chose avec Dieu »iii

On peut en déduire que la ‘pensée’ (noos), ou l’âme (psyché), possèdent une sorte d’ ‘esprit‘ propre (pneuma), indépendant, qui peut leur donner ‘vie’, et surtout les renouveler de l’intérieur.iv

Et cette ‘vie’ du noos, cette ‘vie’ de la pensée est comme un « vêtement », dont l’ ‘Homme Nouveau’peut se « revêtir »….

Maître Eckhart cite lui aussi le passage de Paul sur le ‘renouvellement dans l’esprit de la pensée’, et fait le commentaire suivant:

« Maintenant l’âme dit, comme la fiancée du Cantique : « Tous les sommets de la montagne je les ai escaladés, oui j’ai même été au-delà de mon moi impuissant, j’ai été jusqu ‘à la puissance obscure du Père éternel : là j’ai entendu sans bruit, j’ai vu sans lumière (…) Là mon cœur devint insondable, mon âme insensible, mon esprit sans forme et ma nature sans être. » v

Et ailleurs il ajoute qu’il faut être de « ceux qui sont tout à fait sortis d’eux-mêmes et qui jamais ne soupirent vers ce qui est à eux. »vi

Les mystiques, décidément, ont du goût pour l’anéantissement, le vide, le néant, le rien… Nada!

Nada! Mot rendu célèbre par St Jean de la Croix,…


« Pour parvenir à goûter tout

N’aie de goût pour rien.

Pour parvenir à être tout,

Ne cherche à être rien de rien.

Pour parvenir en tout au tout,

Tu dois te quitter totalement en tout ».vii

L’avancement ou le dépassement obéissent à des lois de mouvement paradoxales.

« Il y a des âmes qui, en repos et en tranquillité, avancent rapidement » viii

« Ne pas avancer c’est retourner en arrière »ix

« Ne pas reculer, c’est avancer »x

« Plus cette divine lumière de contemplation investit une âme simplement et purement, plus elle la plonge dans les ténèbres, et plus aussi elle la vide (…) Moins la lumière est simple et pure, moins elle dépouille l’âme et moins elle paraît obscure. » xi

C’est à ce prix qu’on obtient le « ravissement », « le vol spirituel », « les fiancailles spirituelles »xii, « le souffle d’un murmure », « la brise caressante »xiii… et aussi « l’extase » — qui cause à l’âme « frayeur et tremblement », « épouvante et dislocation des os »xiv

Thérèse d’Avila, pour parler des mêmes phénomènes, use d’une autre métaphore, celle du ver à soie:

« Le ver s’est développé, il commence à filer la soie et à construire la maison où il doit mourir »xv

« Meure, ensuite, meure notre ver à soie, comme l’autre, quand il a terminé l’ouvrage pour lequel il a été créé. Alors nous verrons Dieu, et nous nous trouverons aussi abîmées dans sa grandeur, que ce ver l’est dans sa coque. (…) Il meurt entièrement au monde, et se convertit en un beau papillon blanc ».xvi

La métaphore, comme il se doit, est filée jusqu’au bout de sa logique propre:

« Le ravissement, je l’appelle, moi, vol de l’esprit. »xvii

De ces expériences mystiques, il ressort que le véritable dépassement de soi exige le sacrifice de tout l’homme, la mort à soi-même.

Cette idée n’a rien de neuf, elle est en fait extrêmement ancienne.

On la trouve dans la plus ancienne religion du monde, le Véda, dont certaines traces mémorielles, orales et écrites,remontent il y a plus de six mille ans…

Dans le Véda, il y a cette intuition originaire que le Dieu suprême, le Seigneur des Créatures, Prajāpati, est lui-même le sacrifice.

« Puisqu’il est le sacrifice, Prajāpati est la première des victimes, et comme il est le premier des sacrifiants. Il faut qu’il s’immole pour permettre aux dieux d’accomplir les rites sauveurs. »xviii

« Prajāpati se donne lui-même aux dieux en guise de sacrifice ».xix

« Moi Dieu magnifique, le Feu divin,

le prêtre, Ministre du Sacrifice,

l’Offrant de l’oblation, Donneur suprême de trésors. »xx

Le sacrifiant védique opère le sacrifice, parce que le Seigneur suprême s’est offert lui-même en sacrifice pour ses créatures. En mimant le sacrifice du Dieu, il s’élève jusqu’au monde céleste et il se fait surhumain.

On trouve des échos de ce paradigme en Égypte avec le sacrifice et le démembrement d’Osiris et en Grèce avec celui de Dionysos.

Les anthropologues ont forgé à ce propos le concept d‘homophagie : la manducation de sa propre chair, ou par extension, la dévoration du Soi. L’homophagie consiste dans le contexte de l’anthropologie du sacrifice à s’incorporer une part du Dieu sacrifié, et dans le même temps à sacrifier son propre moi dans l’ekstasis pour faire place à la présence divine.

C’est là aussi un point commun entre la Bakhta shivaïte et les Bacchantes dionysiaques.

Bakkheuein et pratiquer la Bhakta c’est faire disparaître son moi en se résorbant dans la divinité.

« Les ascètes śivaïtes ont réellement parfois passé les limites : on a dit que certains ont vécu sur les terrains de crémation, se nourrissant des restes. Ce que faisant, ils imitaient les dieux. »xxi

L’idée du sacrifice divin n’est pas sans résonance avec les idées du christianisme (incarnation divine, sacrifice christique, résurrection, corps glorieux, communion avec le divin). Notons aussi l’étonnante anticipation (avec plusieurs millénaires d’avance) de l’idée de kénose christique incorporée dans le mythe védique. Après chaque acte de création Prajāpati se sent « vidé ».

« Quand il eut émis tous les êtres, Prajāpati pensa qu’il était vidé; il eut peur de la mort. »xxii

Faut-il supposer la prévalence et la persistance d’un mythe plurimillénaire , pluricultuel et pluriculturel du ‘sacrifice’, qui se révélerait alors être une sorte de constante anthropologique?

Pour le Véda, au commencement «est» le Sacrifice de Prajāpati qui donne la vie à l’Être et aux êtres. Le Sacrifice divin est l’acte primordial, fondateur, l’Acte qui fait être les êtres, les fait surgir du néant absolu, et est responsable de leur devenir, sans nécessiter un « Être » préalable duquel ils proviendraient.

Dans le Christianisme, « au commencement  » était le Verbe. Et le Verbe, incarné, se sacrifie lui aussi, non avant l’Histoire, mais au cœur de l’Histoire….

Dans ces deux visions, le tissu de l’univers est le sacrifice, l’acte qui produit tout ce qui est, et par lequel la réalité subsiste.

Prajāpati se sacrifie pour laisser place à la Création. Celle-ci le ‘dépasse’ en un sens, tout comme un nouveau-né dépasse ses parents.

Prajāpati se sacrifie, et par ce sacrifice il se dépasse, lui le Dieu, le Seigneur suprême. .Il se dépasse, et le sens de son propre sacrifice le dépasse aussi….

Le Christ se sacrifie pour la rédemption du monde, entaché du Péché originel. Son sacrifice dépasse le Mal et rédime les Créatures, pour les transformer par communion en « dieux ».

Le sens ultime de ces sacrifices divins ‘dépasse’ l’idée seule du sacrifice en tant que tel; ce dernier rend rend possible tous les mondes, et toutes leurs puissances…

Mais le mal est là, dans le monde, et il y a aussi l’échec de « l’humanisme ». Tout ça pour ça?

L’Homme qui doit son être au sacrifice du Dieu, en quoi peut-on le comparer au Dieu suprême, qui se sacrifie?

Qu’est-ce que l’Homme, cet humus, cet Adam, cette ‘terre rouge’, pour qu’un tel Dieu, si grand, si glorieux, se sacrifie pour lui?

i1 Co 15, 44-46

iiEph 4,23

iiiThérèse d’Avila. Le Château intérieur. Trad. Marcel Bouix. Éditions Payot, Paris, 1998, p.347

iv Là où l’hébreu emploie des mots comme neshmah, néphesh ou ruah, le grec distingue psyché, noos, pneuma et logos. Psyché = ‘souffle, respiration, haleine ; âme séparée d’un mort’ (racine *bhes, ‘souffler’) (Neshma, Nephesh). Pneuma (de pnéo ’souffler’) = ‘souffle, respiration, haleine, odeur’, et dans le NT , ‘esprit’ et ‘Esprit’ (Ruah). Noos = pensée, jugement. Logos = parole, raison (du verbe lego « rassembler, cueillir, choisir »

vMaître Eckhart. Sermons-Traités. Gallimard. 1987. p. 146

viMaître Eckhart. Sermons-Traités. Gallimard. 1987. p. 105

viiJean de la Croix. La montée du Carmel. Œuvres complètes. Cerf. 1990. p.563

viiiJean de la Croix. La montée du Carmel. Œuvres complètes. Cerf. 1990. Prologue, 7

ixJean de la Croix. La montée du Carmel, 1,11,5. Œuvres complètes. Cerf. 1990. p.619

xJean de la Croix. Vive flamme d’amour A, 3,41. Œuvres complètes. Cerf. 1990. p.1153

xiJean de la Croix. Nuit obscure, 2,8,2. Œuvres complètes. Cerf. 1990. p.995

xiiJean de la Croix. Cantique spirituel B, 14,2. Œuvres complètes. Cerf. 1990. p.1284

xiiiJean de la Croix. Cantique spirituel B, 14,18. Œuvres complètes. Cerf. 1990. p.1294

xivJean de la Croix. Cantique spirituel B, 14,18. Œuvres complètes. Cerf. 1990. p.1295

xvThérèse d’Avila.Le Château intérieur. Editions Payot, Paris, 1998, p.165

xviThérèse d’Avila.Le Château intérieur. Editions Payot, Paris, 1998, p.167

xviiThérèse d’Avila.Le Château intérieur. Editions Payot, Paris, 1998, p.253

xviiiSylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmanas. 1898, p.29

xixTaņḍya-Mahā-Brāhmaņa 7.2.1

xxRV, I,1,1

xxiBernard Sergenr. Le dieu fou.Essai sur les origines de Śiva et de Dionysos. Paris, Belles Lettres, 2016, p. 112

xxiiSatapatha-Brāhmaņa 10.4.2

La puissance de l’Inhumain — et l’idée du suicide en Dieu


Bien qu’ils appartiennent à des planètes fort éloignées, Paul Valéry et Franz Kafka ont au moins un point commun. L’un et l’autre ont eu l’honneur d’une célébration de leurs anniversaires respectifs par Walter Benjamini.

Pourquoi Benjamin a-t-il souhaité rapprocher en un hommage symbolique deux écrivains aussi différents?

Il a été sensible, je crois, au fait qu’ils ont tous les deux cherché à formuler dans leur œuvre une « théologie négative ».

Chez Valéry, cette théologie de la négation s’incarne dans la figure de Monsieur Teste.

Benjamin explique : « Monsieur Teste est une personnification de l’intellect qui rappelle beaucoup le Dieu dont traite la théologie négative de Nicolas de Cues. Tout ce qu’on peut supposer savoir de Teste débouche sur la négation. »ii

Kafka, quant à lui, « n’a pas toujours échappé aux tentations du mysticisme »iii selon Benjamin, qui cite à ce sujet Soma Morgenstern : « Il règne chez Kafka, comme chez tous les fondateurs de religion, une atmosphère villageoise. »iv

Phrase bizarre et volontairement provocatrice, que Benjamin rejette immédiatement, après l’avoir citée : « Kafka aussi écrivait des paraboles, mais il n’était pas un fondateur de religion. »v

Kafka n’était donc pas un Moïse ou un Jésus.

Mais était-il au moins un petit peu prophète, ou pourrait-il passer pour l’apôtre gyrovague d’une religion tenue obscure, travaillant les âmes modernes dans les profondeurs ?

Peut-on suivre Willy Haas qui a décidé de lire l’ensemble de l’œuvre de Kafka à travers un prisme théologique ? « Dans son grand roman Le Château, Kafka a représenté la puissance supérieure, le règne de la grâce ; dans son roman Le Procès, qui n’est pas moins grand, il a représenté la puissance inférieure, le règne du jugement et de la damnation. Dans un troisième roman, L’Amérique, il a essayé de représenter, selon une stricte égalisation, la terre entre ces deux puissances […] la destinée terrestre et ses difficiles exigences. »vi

Kafka, peintre des trois mondes, le supérieur, l’inférieur et celui de l’entre-deux ?

L’opinion de W. Haas semble aussi « intenable » aux yeux de Benjamin. Il s’irrite lorsque Haas précise: « Kafka procède […] de Kierkegaard comme de Pascal, on peut bien l’appeler le seul descendant légitime de ces deux penseurs. On retrouve chez tous trois le même thème religieux de base, cruel et inflexible : l’homme a toujours tort devant Dieu. »vii

Kafka, judéo-janséniste ?

Non, dit Benjamin, gardien courroucé du Temple kafkaïen. Mais il ne précise cependant pas en quoi l’interprétation de Haas serait fautive.

Serait-ce que l’homme a toujours tort, mais pas nécessairement « devant Dieu » ? Alors devant qui ? Lui-même ?

Ou serait-ce que l’homme n’a pas toujours « tort », et donc qu’il a parfois raison, devant quelque comte Ouestouestviii que ce soit ?

Ou bien serait-ce qu’il n’ a en réalité ni tort ni raison, et que Dieu lui-même n’a ni torts ni raisons à son égard, parce qu’Il est déjà mort, ou bien alors indifférent, ou encore absent ?

On ne saurait dire. Walter Benjamin ne livre pas la réponse définitive, l’interprétation officielle de ce que pensait Kafka sur ces difficiles questions. Benjamin se contente, pour éclairer ce qu’il lui semble être la position kafkaïenne, de s’appuyer sur un « fragment de conversation » rapporté par Max Brod :

« Je me rappelle un entretien avec Kafka où nous étions partis de l’Europe actuelle et du déclin de l’humanité. ‘Nous sommes, disait-il, des pensées nihilistes, des idées de suicide, qui naissent dans l’esprit de Dieu’. Ce mot me fit aussitôt penser à la conception du monde des gnostiques. Mais il protesta : ‘Non, notre monde est simplement un acte de mauvaise humeur de la part de Dieu, un mauvais jour.’ Je répondis : ‘Ainsi en dehors de cette forme sous laquelle le monde nous apparaît, il y aurait de l’espoir ?’ Il sourit : ‘Oh ! Assez d’espoir, une quantité infinie d’espoir – mais pas pour nous.’ »ix

Dieu aurait-il donc des pensées suicidaires, par exemple comme Stefan Zweig à Pétropolis, vingt ans plus tard, en 1942 ? Mais à la différence de Zweig, Dieu ne semble pas s’être effectivement « suicidé », ou s’il l’a un peu fait, c’est seulement par procuration, par notre entremise en quelque sorte.

Il y a aussi à prendre en considération une autre interprétation, dont nous avons déjà un peu traitée dans ce Blog : Dieu pourrait ne s’être que seulement « contracté », ainsi que le formule la Kabbale d’Isaac Luria (concept de tsimtsoum), ou encore « évidé » Lui-même, selon l’expression de Paul (concept de kénose).

Kafka, paulinien et lourianique ?

Puisque nous en sommes réduits à l’exégèse imaginaire d’un écrivain qui n’était pas un « fondateur de religion », pouvons-nous supputer la probabilité que chaque mot tombé de la bouche de Franz Kafka compte réellement comme parole révélée, que toutes les tournures qu’il a choisies sont innocentes, et même que ce qu’il ne dit pas a peut-être plus de poids réel que ce qu’il semble dire ?

Notons que Kafka ne dit pas que les idées de suicide ou les pensées nihilistes naissant « dans l’esprit de Dieu » s’appliquent en fait à Lui-même. Ces idées naissent peut-être dans Son esprit, mais ensuite elles vivent de leur propre vie. Et cette vie ce sont les hommes qui la vivent, ce sont les hommes qui l’incarnent, ce sont les hommes qui sont (substantiellement) les pensées nihilistes ou les idées suicidaires de Dieu. Quand Dieu pense, ses idées se mettent ensuite à vivre sans Lui, et ce sont les hommes qui vivent de la vie de ces idées de néant et de mort, que Dieu a pu aussi une fois contempler, dans leurs ‘commencements’ (bereshit).

Des idées de mort, d’annihilation, d’auto-anéantissement, lorsqu’elles sont pensées par Dieu, « vivent » aussi absolument que des idées de vie éternelle, de gloire et de salut, – et cela malgré la contradiction ou l’oxymore que comporte l’idée abstraite d’une mort qui « vit » en tant qu’idée incarnée dans des hommes réels.

Pensées par Dieu, ces idées de mort et de néant vivent et prennent une forme humaine pour se perpétuer et s’auto-engendrer.

Cette interprétation de Kafka par lui-même, telle que rapportée par Max Brod, est-elle « tenable », ou du moins pas aussi « intenable » que celle de Willy Haas à propos de sa supposée « théologie » ? Peut-être. Mais il faut continuer l’enquête et les requêtes.

Comme dans les longues tirades auto-réflexives d’un K. converti à la métaphysique immanente du Château, on pourrait continuer encore et encore le questionnement.

Même si cela risque d’être hérétique aux yeux de Benjamin !

Peut-être que Max Brod n’a pas rapporté avec toute la précision souhaitable les expressions exactes employées par Kafka ?

Ou peut-être Kafka n’a-t-il pas mesuré lui-même toute la portée des mots qu’ils prononçait dans l’intimité d’un tête-à-tête avec son ami, sans se douter qu’un siècle plus tard nous serions nombreux à les commenter et à les interpréter, comme les pensées profondes d’un Kabbaliste ou d’un éminent juriste du Droit canon?

Je ne sais pas si je suis moi-même une sorte d’« idée », « pensée » par Dieu, une idée « suicidaire ou nihiliste », et si mon existence même est due à quelque mauvaise humeur divine.

Si je l’étais, je ne peux que constater, à la façon de Descartes, que cette « idée » ne me semble pas particulièrement nette, vibrante, brillant de mille feux en moi, bien qu’elle soit censée avoir germé dans l’esprit de Dieu même.

Je ne peux que constater que mon esprit, et les idées qu’il fait vivre, appartiennent encore au monde de l’obscur, du crépuscule, et non au monde de la nuit noire.

C’est en ce sens que je dois me séparer nettement de Paul Valéry, qui prophétisait quant à lui :

« Voici venir le Crépuscule du Vague et s’apprêter le règne de l’Inhumain qui naîtra de la netteté, de la rigueur et de la pureté dans les choses humaines. »x

Valéry associe (nettement) la netteté, la rigueur et la pureté à « l’Inhumain », – mais aussi par la magie logique de sa métaphore, à la Nuit.

J’imagine aussi que « l’Inhumain » est pour Valéry un autre nom de Dieu ?

Pour nous en convaincre, l’on peut se rapporter à un autre passage de Tel Quel, dans lequel Valéry avoue :

« Notre insuffisance d’esprit est précisément le domaine des puissances du hasard, des dieux et du destin. Si nous avions réponse à tout – j’entends réponse exacte – ces puissances n’existeraient pas. »xi

Du côté de l’insuffisance d’esprit, du côté du Vague et du crépusculaire, nous avons donc « les puissances du hasard, des dieux et du destin », c’est-à-dire à peu près tout ce qui forme la substance originaire du monde, pour des gens comme moi.

Mais du côté de l’ « exact », de la « netteté », de la « rigueur » et de la « pureté », nous avons « l’Inhumain », qui va désormais « régner dans les choses humaines », pour des gens comme Valéry.

Adieu aux dieux donc, ils appartenaient au soir couchant, que la langue latine appelle proprement « l’Occident » (et que la langue arabe appelle « Maghreb »).

S’ouvre maintenant la Nuit, où régnera l’Inhumain.

Merci Kafka, pour nous avoir donné à voir l’idée du Néant naître en Dieu et vivre en l’Homme.

Merci Valéry, pour nous avoir donné à voir la voie de l’Inhumain dans la Nuit qui s’annonce.

iWalter Benjamin. « Paul Valéry. Pour son soixantième anniversaire ». Œuvres complètes t. II, Gallimard, 2000, p. 322-329 , et « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort ». Ibid. p. 410-453

iiWalter Benjamin. « Paul Valéry. Pour son soixantième anniversaire ». Œuvres complètes t. II, Gallimard, 2000, p. 325

iiiWalter Benjamin. « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort ». Ibid. p. 430

ivWalter Benjamin. « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort ». Ibid. p. 432

vWalter Benjamin. « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort ». Ibid. p. 432-433

viW. Haas. op.cit., p.175, cité par W. Benjamin, in op. cit. p. 435

viiW. Haas. op.cit., p.176, cité par W. Benjamin, in op. cit. p. 436

viiiLe Comte Westwest (traduit ‘Ouestouest’ dans la version fraçaise) est le maître du Château de Kafka.

ixMax Brod. Der Dichter Franz Kafka. Die Neue Rundschau, 1921, p. 213. Cité par W. Benjamin in op. cit. p. 417

xPaul Valéry. Tel Quel. « Rhumbs ». Œuvres t. II. Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade. 1960, p. 621

xiPaul Valéry. Tel Quel. « Rhumbs ». Œuvres t. II. Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade. 1960, p. 647

Anoptikon


Préface de Philippe Quéau au livre d’Olivier Auber, Anoptikon  (2019)

Anoptikon ouvre à l’évidence un champ considérable de réflexions, sur l’avenir de notre « être-en-commun » à l’heure de ce qu’il est convenu d’appeler l’« anthropocène », ainsi que sur le rôle des réseaux et des algorithmes à cet égard.

Umberto Eco avait utilisé le néologisme anopticon par opposition au panopticon, le modèle de prison totalitaire imaginé au XVIIIe siècle par Jeremy Bentham et critiqué au XXe siècle par Michel Foucault. Eco voyait le panopticon comme « l’idéal de l’absence totale de responsabilité de la part du surveillant » et proposait l’anopticon comme son inverse surréaliste : « une prison construite de telle sorte que le surveillant est le seul à pouvoir être vu et n’a aucun moyen de voir la surveillance ».

Isaac Asimov avait déjà utilisé ce même mot anopticon pour désigner un outil imaginaire, dépourvu de toute optique, mais qui, paradoxalement, pouvait servir indifféremment de télescope ou de microscope, à l’aide de « champs de force ».

Olivier Auber transcende ces acceptions passées : par la magie d’un simple k, il donne au mot anoptikon le sens de « cosmos invisible habité par un être en réseau ».

L’anoptikon serait-il une sorte de « noosphère », à la façon de Teilhard de Chardin ? Non, pas du tout.

Pour Olivier Auber, l’anoptikon est structuré par des perspectives anoptiques dont l’être en réseau occupe les « points/codes/quanta de fuite ». Cet être en réseau peut être défini de multiples manières. Voici un petit florilège de ses attributs :

C’est un être « inconnaissable », mais qui est aussi, et sans contradiction, « un effet de notre cognition ». Il vit « caché en chacun de nous, peut-être entre nous ». C’est « une entité qui nous dépasse » mais aussi un « produit de notre imagination ». Il sécrète « un temps particulier », tout en étant « porteur d’évolution ». Il se manifeste comme un « condensat vivant » qui « résiste à toute mesure », précisément parce qu’il est, comme toute entité quantique, « infiniment sensible à la mesure ». On peut espérer observer ses effets lorsqu’un collectif entre en conversation avec lui-même dans des conditions où « tous les concepts sont symétriques, c’est-à-dire jouent des rôles équivalents ».

C’est peut-être cette dernière idée de « symétrie » qui définit le mieux l’essence de l’être en réseau, et qui marque la radicale différence qui le sépare de ce qu’ Olivier Auber appelle l’« être imaginaire », cette construction mythique et verticale dont il récuse absolument la nécessité, et dont il souligne même le danger, à l’instar d’un Marx qui fustigeait à son époque l’« opium du peuple ».

L’être en réseau en effet, à la différence des dieux de jadis, « ne requiert aucun sacrifice » de notre part. C’est là un élément d’importance capitale.

On sait que, du point de vue anthropologique, la question du « sacrifice » remonte à la nuit des temps. La plus ancienne tradition qui en témoigne encore est celle du Véda, qui affirme que l’origine même du Cosmos vient du « sacrifice » de Prajāpati, le Créateur, et Seigneur des créatures.

C’est le « sacrifice » divin qui a rendu le monde possible, et il constitue en ce sens le « nombril de l’Univers ». Trois mille ans après le Véda, le « sacrifice » christique a repris l’idée selon un autre angle. Le christianisme propose, pour conceptualiser le nouveau type de sacrifice divin, l’idée de « kénose », c’est-à-dire l’« évidement » du divin, au bénéfice de sa création.

Selon moi, Anoptikon propose rien de moins que les prémices d’une révolution anthropologique. Il rend le « sacrifice » enfin obsolète, d’une part en montrant la symétrie et l’absolu indéterminisme constitutifs de l’être en réseau, d’autre part en démontrant 一 jusqu’à les mettre en équations 一 , l’asymétrie et le déterminisme de l’« être imaginaire » : « Si beaucoup d’entre nous sont prêts à se sacrifier, cela n’a rien à voir avec de la responsabilité, de l’amour ou de la compassion, c’est une conséquence extrême de notre asymétrie attentionnelle. Le comportement du sacrifice (ou du suicide) est le signal ultime qu’utilisent les membres de notre espèce pour signaler qu’ils sont dignes de rejoindre la coalition dont ils désirent idéalement faire partie. »

En revanche, l’être en réseau n’exige pas de sacrifice, explique Olivier Auber, « sauf peut-être celui de nos illusions d’optique ». Cela correspondrait-il à une kénose de l’« être imaginaire », c’est-à-dire d’un évidement de sa substance ?

On a vu que l’anoptikon, est le lieu où se déploient des « perspectives anoptiques ».

Elles peuvent être de plusieurs types. Il y a en premier lieu des « perspectives temporelles », mais celles-ci, on l’a appris à nos dépens avec les géants du net, sont encore bien trop centralisées. Pour Olivier Auber, l’avenir appartient aux perspectives « numériques » et peut-être « quantiques », correspondant à des réseaux fondamentalement « distribués », et dont Anoptikon analyse les protocoles et les conditions de légitimité.

Bien entendu,  un travail immense reste encore à entreprendre, et Olivier Auber forme le vœux qu’artistes et scientifiques s’allient pour s’atteler à cette tâche :

« Les perspectives anoptiques peuvent contribuer à la création d’une organologie, en impulsant un art et une science anoptiques ayant pour objectif de mieux comprendre et de prendre soin de l’être en réseau. Cet art et cette science sont à construire.1 »

« L’art anoptique pourrait être défini comme l’art de créer artificiellement les conditions de symétrie de l’art. Potentiellement, tout le monde peut le pratiquer. Il suffit de chausser des lunettes anoptiques.»

 

Postface

Philippe Quéau

L’art et la science anoptiques sont à construire. Qu’il me soit permis de proposer une modeste contribution à cette construction.

Lorsque l’on parle de « perspectives anoptiques », il y a évidemment une antinomie à l’oeuvre dans les termes de cette expression composée, puisque le mot « perspective », qui vient du latin perspicio, issu quant à lui du verbe specio, « regarder, voir », est un mot qui reste profondément lié à la vue et donc à l’optique.

En toute logique anoptique, il faudrait aussi se libérer de l’idée même de perspective, concept qui reste essentiellement optique !

La prochaine étape de la déconstruction anoptique devrait donc, sans doute, s’attaquer au concept de perspective et lui substituer un autre terme. Mais lequel ?

Un bref survol étymologique peut nous aider à concevoir quelques hypothèses, à envisager des pistes, dans une démarche que je qualifierais de « sérendipitaire ».

Il est remarquable de constater que la langue latine a décliné de très nombreux mots à partir du verbe specio, comme per-spicio, « voir clairement, regarder à fond », circum-spicio, « regarder alentour », intro-spicio, « pénétrer, sonder », re-spicio, « regarder par derrière, avoir égard à », retro-spicio, « regarder en arrière », de-spicio, « regarder d’en haut, dédaigner », pro-spicio, « regarder en avant », su-spicio, « admirer, soupçonner », tran-spicio, « voir au travers »…

D’un autre verbe proche, specto, « regarder, observer », découlent per-specto, « examiner attentivement », pro-specto, « regarder au loin », re-specto, « regarder souvent », su-specto, « suspecter », in-specto, « inspecter », intro-specto, « regarder dans », ex-specto, « attendre »…

Comme on voit, la gamme des dérivés est large, et les nuances foisonnent, mais on reste toujours dans la sphère du voir et de l’optique.

Cependant, avec certains des substantifs tirés de ces mêmes verbes, s’amorce une ouverture vers d’autres horizons de sens que l’on pourrait qualifier de super-optiques, parce qu’ils tendent à se détacher du voir et du regard proprement dits.

Les mots spectio, « observation des augures », specimen, « indice, exemple, modèle », species, « apparence, espèce », spectrum, « vision, spectre », specula, « observatoire », speculator, « espion, éclaireur », speculum, « miroir », haruspex, « haruspice », auspex, « auspice », nous font glisser progressivement vers d’autres territoires de sens, moins « optiques », et exigeant un travail plus « mental », plus « abstrait ».

D’ailleurs, venant de la même racine, la langue grecque possède le verbe σκέπτομαι, « regarder attentivement », lequel signifie au sens figuré : « méditer, réfléchir », et par suite : « se préoccuper de, avoir souci de » et enfin, par extension : « imaginer en réfléchissant, trouver après réflexion ».

On voit là qu’on n’est plus dans le voir !

Le dernier mot cité, auspex, est particulièrement intéressant, pour notre propos. Pour Festus Grammaticus et Isidore de Séville, le préfixe au- découlerait du mot avis, oiseau. Il s’agissait de lire les présages dans le « langage des oiseaux », c’est-à-dire leur vol ou leur chant… Mais les recherches étymologiques récentes préfèrent voir dans cet au- un sens abstrait, intensifiant : « voir plus loin, voir au-delà ».

D’ailleurs, à Rome, les auspicia étaient bien moins de l’ordre du « voir » que du « pouvoir ».

Les consuls, les préteurs, les censeurs et les tribuns de la plèbe avaient le devoir de rechercher activement les présages (auspicia impetrativa) et les signes du ciel dans le vol des oiseaux, ou les entrailles d’animaux sacrifiés, et cela particulièrement avant toute décision importante.

Les présages, qu’il n’était certes pas donné à tout le monde d’apercevoir, ou de pressentir, étaient en effet attendus comme des signes envoyés par les dieux.

Lorsqu’un magistrat romain affirmait avoir été témoin d’un présage (événement qui devait cependant être confirmé a posteriori par un augure), il pouvait mettre dès lors son veto à des décisions politiques importantes, comme sur l’opportunité de partir en guerre. On voit l’enjeu !

Le guet politique (largement contingent) des auspices ouvre donc de toutes autres « perspectives » que celles relatives à la vision. On pourrait les qualifier d’a-spectives ou d’ex-spectives…

Avec l’aspective anoptique, on sortirait entièrement du monde du voir, pour entrer dans un autre monde, celui du pouvoir. Dès lors que l’on connaîtrait tous les ressorts du pouvoir, existerait-il encore ?

Par quel miracle s’évanouirait-il ? Une triple kénose2 ?

« Seuls l’affrontement de l’homme à la kénose, c’est-à-dire à la faiblesse divine, son acceptation et son assimilation, peuvent guérir la maladie de la dissociation. Seule la kénose divine peut annuler la déchéance humaine, à la condition que l’homme sache la reconnaître.

Seul un Dieu omniscient renonçant au savoir absolu peut annuler le rêve gnostique du savoir absolu.

Seul un Dieu omnipotent choisissant une impuissance partielle peut laisser les lignes de la contingence effacer, à l’occasion, celles de la nécessité.

Seul un Dieu bon, tout miséricordieux mais laissant possible une prise au mal permet aux hommes de s’allier pour un plus grand bien.

Pour guérir les schizes de la liberté et de la nécessité, de la raison et de la foi, de l’élection et de la déchéance, seule une triple kénose.3 »

 

1 Mesure de l’être

2 La kénose suppose que la faiblesse de Dieu est volontaire et qu’elle seule peut rendre l’homme fort, contre Dieu même. Cf. préface.

3 Philippe Quéau. La grande dissociation. Essai sur une maladie moderne. Ed. Metaxu 2010.

Kénose et liberté


L’idée d’un Dieu éminemment « plastique » n’est pas nouvelle. Chez les Grecs et les Latins, Zeus ou Jupiter pouvaient prendre toutes les formes, assumer toutes les métamorphoses (Ovide et Apulée les détaillent avec verve).

Les chrétiens ont repris l’idée et l’ont menée aussi loin que possible, au point de la transformer (plastiquement?) elle-même en une sorte d’évidement total du divin. Ils ont donné à cette nouvelle sorte de plasticité — métaphysique — le nom de « kénose ».

La « kénose » de Dieu, cette plasticité ultime, se mesure à son « incarnation » et à son « sacrifice ».

Cette idée fut dès le départ, — Paul le rappelle, « Folie pour les Grecs, scandale pour les Juifs ».

Dieu ne peut se concevoir, c’est l’évidence disent ces derniers, que dans toute sa gloire, laquelle ne se révélera qu’à la fin des Temps, par la figure du Messie…

La folie, le scandale, c’est que, bien avant qu’advienne la « fin des temps », un Dieu suprême mais ignoré, humilié, torturé, raillé, vienne météoriquement dans l’Histoire, pour être mis en croix sous les crachats.

La folie, le scandale, c’est qu’un Dieu infini, éternel, créateur des mondes, soit réduit à l’état de loque humaine, pantelante, agonisant sur le bois, au milieu de cadavres putréfiés. Tout cela est absurde. Et tous les esprits forts, sûrs de leur suffisance, de s’esclaffer, extérieurement et intérieurement.

Le mot choisi par Paul pour traduire ce scandale, cette folie, est le mot « kénose », du grec kenoein (vider), censé évoquer l’idée  d’un Dieu « vidé » de lui-même.

La kénose est un acte de libre effacement de la divinité en faveur des hommes. Dieu se vide, s’absente. Il laisse les hommes confrontés à leurs responsabilités. 

Pourquoi? Il y a des réponses possibles, mais spéculatives. En gros c’est un mystère.

Pour sa part, bravant le mystère, Hegel a repris l’idée de kénose pour traduire le processus philosophique de dépossession de soi, de dépossession de la subjectivité.

La kénose divine signalait la possibilité d’un espace et d’un temps de vacuité transcendantale. La kénose hégélienne ou philosophique s’applique à l’homme lui-même. Pour Hegel, l’homme n’est plus une substance immuable, c’est un sujet qui a vocation à disparaître en tant que « sujet ».

Pour faire image, Hegel multiplie les figures de la sortie de Dieu hors de soi. La langue allemande est riche de possibilités en la matière : Ent-zweiung, Ent-fremdung, Ent-aüsserung. Ces formes d’extériorisation, et même d’aliénation, ne sont pas à prendre à la légère venant d’un Dieu qui emplit le monde, ou plutôt qui enveloppe le monde de sa pensée et de son Verbe.

En recyclant philosophiquement un concept éminemment théologique, Hegel veut révéler « l’essence kénotique de la subjectivité moderne » commente C. Malabou.  Mais on ne voit pas bien ce que le sujet moderne, si « déchristianisé » et si « plein de lui-même », peut encore avoir de « christique » ou de « kénotique ».

A moins que l’on veuille seulement dire que le sujet moderne est « vide »?

Mais un sujet « vide », ou une humanité « vide », n’ont à l’évidence rien de comparable avec un divin « évidé », un Dieu kénotique. 

On a aussi du mal à comprendre pourquoi Hegel « use » si aisément du Christ comme d’une « représentation spéculative », même grandiose (à savoir la représentation de la «vérité absolue »). « Si le Christ ne doit être qu’un individu excellent, même sans péché, et seulement cela, on nie la représentation de l’idée spéculative, de la vérité absolue »*.

Quand le Christ vit ses derniers instants, quand il est au fond de l’abîme, quand une angoisse infinie l’étreint (ce qui revient à douter radicalement de ce qu’il est), Hegel pense qu’alors « il représente la négativité de Dieu se rapportant à elle-même ».

Le cri de l’agonisant: « Pourquoi m’as-tu abandonné? », c’est donc cela! La négativité de Dieu se rapportant à elle-même?

L’épreuve de l’abandon final, l’absence radicale de l’Amour, l’expérience du Néant absolu, ce n’est donc seulement que cela! Du négatif qui se rapporterait à du négatif?

Un jeu de langage? Dieu se niant lui-même, et se représentant sa propre négation: figure « plastique », par excellence.

Mais comment est-il possible que l’Esprit divin ait pu à ce moment-là douter à ce point de Lui-même?

Comment a-t-il pu se vider entièrement de Lui-même?

Peut-être, pour tenter de le comprendre, faut-il en revenir à l’Homme.

On le sait, l’esprit, le νοὖς (noûs), est en chaque homme (et en chaque femme) ce qui est susceptible de « prendre » la mesure de toute chose, pour la « comprendre » (c’est-à-dire lui assigner une « forme »). L’esprit peut prendre toutes les formes. Mais peut-il prendre la forme d’une totale absence de formes? Du vide absolu?

« L’esprit, en puissance, est tout » dit Hegel dans la Philosophie de l’esprit.

Mais ce tout peut-il être aussi le « rien »?

La plasticité biologique nous est peut-être une leçon. L’épigenèse du cerveau du fœtus, dont la formation de la glande pinéale témoigne, se poursuit longtemps après la naissance, et peut-être jusqu’à la mort (et même au-delà selon le Livre des Morts tibétain…)

Si le cerveau est épi-génétiquement « plastique », alors les « idées » et les « concepts » qu’il peut élaborer doivent certainement être également « plastiques », en quelque manière. Et « l’esprit », qui se caractérise par son aptitude innée à recevoir des formes, mais aussi à les concevoir, doit lui aussi être éminemment « plastique ».

On peut aisément en inférer qu’il étend cette capacité à sa propre « forme », qu’il peut déformer, reformer, réformer, transformer, par l’épigenèse, par le travail ou par tout autre opération appropriée.

La pensée, par nature, se prend elle-même pour objet de pensée. Cette « pensée de la pensée », cette noesis noêseos, cette plasticité noétique, est la traduction philosophique de ce qui fut à l’origine une propriété neurobiologique primordiale.

La pensée peut se comparer à un être vivant, un être indépendant de celui qui la pense, et qui dans cette vie propre, se prend elle-même pour forme et pour matière de futures transformations. La pensée se prend et se déprend elle-même librement. Hegel utilise le mot Aufhebung, qui peut se traduire par « déprise, dessaisissement ». Aufheben conjoint les sens de Befreien (libérer) et Ablegen (se défaire de).

Ce mouvement de déprise est réflexif. Il peut s’appliquer à lui-même. Il y a toujours la possibilité d’une relève de la relève, d’un dessaisissement du dessaisissement. Mais qui est le sujet de cette relève au second degré ? Qui décide de se dessaisir de son acte de dessaisissement, et pour en faire quoi ?

Autrement dit, et pour pousser l’idée au plus loin, qu’est-ce qui pourrait être engendré par l’esprit dans un moment de liberté absolue ? Que pourrait-on espérer, alors, dans le meilleur des cas?

L’expérience absolue du néant, du rien « total », est-elle aussi l’occasion d’un moment crucial de pure liberté, sans lien avec rien ?

Ce néant, ce rien, est-il l’occasion d’une nouvelle « genèse », d’une nouvelle chaîne causale, à partir d’un moment sans comment ni pourquoi, où pour des raisons qui ne sont pas des raisons succéderaient dès lors, sans fin, d’infinis autres instants de liberté pure, absolue?

La kénose serait-elle le prix de cette infinie liberté?

 

Hegel. Leçons sur la philosophie de l’histoire. Cité par C. Malabou, in L’avenir de Hegel.

Les mystères du cerveau (4). La question métaphysique et le nombril de l’univers…


Marcel Conche écrit quelque part, avec une sorte d’allègre ironie : « J’aime beaucoup la nèfle. Il n’y a rien à manger. C’est le fruit le plus métaphysique. Car la métaphysique revient à ceci que de toute façon, on ne sait rien de rien. »i

Pour ma part je préfère la pêche. Il en est de fort juteuses, à la chair tendre et savoureuse. Les unes ont la peau lisse, d’autres duvetées, mais toutes ont une fente d’invite, et un noyau dur, libre ou adhérent. C’est, à mon humble avis, un fruit beaucoup plus métaphysique que la nèfle : à la fin des fins, on sait qu’on va en reprendre sans s’en lasser, tant la saveur ne s’en s’oublie pas, et tant le mystère de cette fente close et de ce noyau dur ne peut que mystifier les esprits les moins propres à saisir l’immanente transcendance du pêcher, de sa fleur à son fruit…

C’est réellement un grand mystère que les cerveaux humains, du moins certains d’entre eux, puissent s’ouvrir à la métaphysique, la grande, la magnifique métaphysique, celle qui survole les mondes, et réfléchit à ce qui était avant que rien ne soit…

L’un des mythes les plus anciens du monde date d’il y a au moins 6000 ans, soit quatre mille ans avant notre ère, et trois mille ans avant Moïse. C’est le mythe védique de Prajāpati, nom qui signifie « Père, ou Seigneur des créatures ». Prajāpati est le Dieu suprême, l’Unique qui a créé le monde. Mais, à la différence du Dieu biblique, la création de l’Univers et de toutes les créatures, selon le Véda, n’a pu se faire que par le « sacrifice » de Prajāpati.

Au commencement, n’ayant rien à partir de quoi créer le monde, puisque tout était néant, Prajāpati doit recourir à soi-même, se démembrer, s’offrant soi-même comme sacrifice, et se divisant de sorte que de lui puissent découler l’Univers et la Vie. Dans le Véda, la création de l’univers est décrite comme l’auto-immolation du Créateur, et ce sacrifice devient alors « le nombril de l’Univers »ii.

« Maintenant, le Seigneur des créatures, après avoir engendré les êtres vivants, se sentit comme vidé. Les créatures se sont éloignées de lui ; elles ne sont pas restées avec lui pour sa joie et sa subsistance. »iii Le Dieu suprême se donne tout entier, et il subit les affres de la mort : « Après avoir engendré tout ce qui existe, il se sentit comme vidé et il eut peur de la mort. »iv

C’est à cet instant précis que notre pêche devient juteuse, et que la métaphysique prend son envol…

Pourquoi ce Sacrifice du Dieu suprême ?

Peut-être parce qu’un « plus grand Bien » peut en être attendu ? Le Dieu (Theos) se sacrifie-t-il pour rendre possible non seulement l’existence du Cosmos et de l’Anthropos mais aussi leur « divinisation » ?

Le Theos se sacrifie pour étendre des modes de divinisation à d’autres êtres qu’à lui-même. Ainsi l’on voit que l’essence du Sacrifice est tout entière dans le devenir général. Le Dieu se sacrifie pour que l’avenir puisse advenir à l’être. Le Dieu se sacrifie tout entier, il prend ce risque suprême, pour que le « futur » et « l’Autre » puissent être aussi…

Mais alors Dieu n’est pas éternel ?

Il sacrifie son éternité solitaire pour que devienne un « devenir » partagé, commun. À l’éternité, dont il était l’unique dépositaire, il adjoint le Temps, l’Avenir, le Processus,… et donc la Liberté. Il transforme son essence stable, immobile, de « premier moteur », en un processus risqué, instable, incertain. Il donne volontairement une liberté propre au Cosmos, ainsi qu’à l’Anthropos qui finit par y apparaître.

Le Dieu crée l’univers avec une très grande précision (Cf. l’admiration que les physiciens les plus renommés ont pour l’incroyable finesse avec lesquelles les « constantes » de l’Univers ont été façonnées…). Mais l’univers n’est cependant pas une mécanique déterministe. Il y a du « hasard », selon certains. Disons simplement qu’il y a de la « liberté ». Le Dieu a lancé, n’en déplaise à Einstein, un coup de dé anthropo-cosmique…

D’où ce nouveau mystère, propre au cerveau humain : comment peut-on présumer savoir ce que Prajāpati a concocté avant l’aube des temps? Comment sait-on qu’il s’est sacrifié, qu’il s’est senti vidé, qu’il a eu peur de la mort ? Comment le cerveau des visionnaires du Véda a-t-il pu concevoir ce sacrifice divin et en apprécier toutes les conséquences (la « kénose » avant la lettre) ?

Il y a deux réponses possibles.

Soit le Theos a permis que ce mystère soit « révélé » directement à l’âme de certains représentants de l’Anthropos (c’est la solution biblique, telle que rapportée par Moïse : YHVH m’a dit que…)

Soit il existe, de façon plus immanente, une congruence, une sympathie, une évidence, qui semblent imbiber le cerveau humain. Le cerveau des prophètes védiques a ressenti en interne, par une sorte d’analogie et d’anagogie, le drame divin. Il s’est appuyé sans doute sur l’observation de phénomènes apparus dans le milieu humain, et qui sont parmi les plus nobles, les plus frappants, les plus contre-intuitifs qui puissent se concevoir : le sacrifice par amour, le don de sa vie au bénéfice de la survie de ceux que l’on aime…

Quoi qu’il en soit, concluons que le cerveau humain, par ses antennes, ses pistils, son « oosphère », est capable de naviguer librement dans la « noosphère » éternelle, et qu’il lui est donné, parfois, dans certaines circonstances, d’en pénétrer l’essence…

iMarcel Conche. Regain. Ed. Hdiffusion. 2018, p.65

ii R.V. I,164,35

iii S.B. III, 9,1,1

iv S.B. X, 4,2,2

Métaphysique du sacrifice


Dans la philosophie platonicienne, le Dieu Éros (l’Amour) représente un Dieu toujours à la recherche de la plénitude, toujours en mouvement, pour combler son manque d’être.

Mais comment un Dieu pourrait-il manquer d’être ?

Si l’Amour signale un manque, comme l’affirme Platon, comment l’Amour pourrait-il être un Dieu, dont l’essence est d’être?

Un Dieu ‘Amour’ à la façon de Platon n’est pleinement ‘Dieu’ que par sa relation d’amour avec ce qu’il aime. Cette relation implique un ‘mouvement’ et une ‘dépendance’ de la nature divine par rapport à l’objet de son ‘Amour’.

Comment comprendre un tel ‘mouvement’ et une telle ‘dépendance’ dans un Dieu transcendant, un Dieu dont l’essence est d’ ‘être’, dont l’Être est a priori au-delà de tout manque d’être?

C’est pourquoi Aristote critique Platon. L’amour n’est pas une essence, mais seulement un moyen. Si Dieu se définit comme l’Être par excellence, il est aussi ‘immobile’ affirme Aristote. Premier Moteur immobile, il donne son mouvement à toute la création.

« Le Principe et le premier des êtres est immobile : il l’est par essence et par accident, et il imprime le mouvement premier, éternel et un. »i

Dieu, ‘immobile’, met en mouvement le monde et tous les êtres qu’il contient, en leur insufflant l’amour, le désir de leur ‘fin’. Le monde se met en mouvement parce qu’il désire cette ‘fin’. La fin du monde est dans l’amour de la ‘fin’, dans le désir de rejoindre la ‘fin’ ultime en vue de laquelle le monde a été mis en mouvement.

« La cause finale, en effet, est l’être pour qui elle est une fin, et c’est aussi le but lui-même ; en ce dernier sens, la fin peut exister parmi les êtres immobiles. »ii

Pour Aristote donc, Dieu ne peut pas être ‘Amour’, ou Éros. L’Éros platonicien n’est qu’un dieu ‘intermédiaire’. C’est par l’intermédiaire d’ Éros que Dieu met tous les êtres en mouvement. Dieu met le monde en mouvement par l’amour qu’Il inspire. Mais il n’est pas Amour. L’amour est l’intermédiaire par lequel on vise la ‘cause finale’, la ‘fin’ de Dieu.

« La cause finale meut comme objet de l’amour. » iii.

On voit là que la conception du Dieu d’Aristote se distingue radicalement de la conception chrétienne d’un Dieu qui est pour sa part essentiellement « amour ». « Dieu a tant aimé le monde » (Jn, 3,16).

Le Christ renverse les tables de la loi aristotélicienne, celle d’un Dieu ‘immobile’, un Dieu pour qui l’amour n’est qu’un moyen en vue d’une fin, nommé abstraitement la « cause finale ».

Le Dieu du Christ n’est pas ‘immobile’. Paradoxal, dans sa puissance, il s’est mis à la merci de l’amour (ou du désamour, ou de l’indifférence, ou de l’ignorance) de sa création.

Pour Aristote, le divin immobile est toujours à l’œuvre, partout, en toutes choses, comme ‘Premier Moteur’. L’état divin représente le maximum possible de l’être, l’Être même. Tous les autres êtres manquent d’être. Le niveau le plus bas dans l’échelle de Jacob des étants est celui de l’être seulement en puissance d’être, l’être purement virtuel.

Le Dieu du Christ, en revanche, n’est pas toujours à l’œuvre, il se ‘vide’, il est ‘raillé’, ‘humilié’, il ‘meurt’, et il ‘s’absente’.

Finalement, on pourrait dire que la conception chrétienne de la kénose divine est plus proche de la conception platonicienne d’un Dieu-Amour qui souffre de ‘manque’, que de la conception aristotélicienne du Dieu, ‘Premier Moteur’ et ‘cause finale’.

Il y a un véritable paradoxe philosophique à considérer que l’essence du Dieu est un manque ou un ‘vide’ au cœur de l’Être.

Dans cette hypothèse, l’amour ne serait pas seulement un ‘manque’ d’être, comme le pense Platon, mais ferait partie de l’essence divine elle-même. Le manque serait en réalité la plus haute forme de l’être.

Qu’est-ce que l’essence d’un Dieu dont le manque est au cœur ?

Il y a un nom – fort ancien, qui en donne une idée : le ‘Sacrifice’.

Cette idée profondément anti-intuitive est apparue quatre mille ans avant le Christ. Le Veda a forgé un nom pour la décrire : Devayajña, le ‘Sacrifice du Dieu’. Un célèbre hymne védique décrit la Création comme l’auto-immolation du Créateuriv. Prajāpati se sacrifie totalement soi-même, et par là il peut donner entièrement à la création son Soi. Il se sacrifie mais il vit par ce sacrifice même. Il reste vivant parce que le sacrifice lui donne un nouveau Souffle, un nouvel Esprit.

« Le Seigneur suprême dit à son père, le Seigneur de toutes les créatures : ‘J’ai trouvé le sacrifice qui exauce les désirs : laisse-moi l’accomplir pour toi !’ – ‘Soit !’ répondit-il. Alors il l’accomplit pour lui. Après le sacrifice, il souhaita : ‘Puis-je être tout ici !’. Il devint Souffle, et maintenant le Souffle est partout ici. »v

Ce n’est pas tout. L’analogie entre le Véda et le christianisme est plus profonde. Elle inclut le ‘vide’ divin.

« Le Seigneur des créatures [Prajāpati], après avoir engendré les êtres vivants, se sentit comme vidé. Les créatures se sont éloignées de lui ; elles ne sont pas restées avec lui pour sa joie et sa subsistance. »vi

« Après avoir engendré tout ce qui existe, il se sentit comme vidé et il eut peur de la mort. »vii

Le ‘vide’ du Seigneur des créatures est formellement analogue à la ‘kénose’ du Christ (kénose vient du grec kenosis et du verbe kenoein, ‘vider’).

Il y a aussi la métaphore védique du ‘démembrement’, qui anticipe celle du démembrement d’Osiris, de Dionysos et d’Orphée.

« Quand il eut produit toutes les créatures, Prajāpati tomba en morceaux. Son souffle s’en alla. Quand son souffle ne fut plus actif, les Dieux l’abandonnèrent »viii.

« Réduit à son cœur, abandonné, il émit un cri : ‘Hélas, ma vie !’ Les eaux le sentirent. Elles vinrent à son aide et par le moyen du sacrifice du Premier Né, il établit sa souveraineté. »ix

On le voit, comme le Véda l’a vu. Le Sacrifice du Seigneur de la création est à l’origine de l’univers. C’est pourquoi « le sacrifice est le nombril de l’univers ».x

Le plus intéressant peut-être, si l’on parvient jusque là, est d’en tirer une conclusion pour ce qui concerne tous les autres êtres.

« Tout ce qui existe, quel qu’il soit, est fait pour participer au sacrifice ».xi

Dure leçon, pour qui projette son regard au loin.

iAristote. Métaphysique, Λ, 8, 1073a, 24 Trad. J. Tricot. Ed. Vrin, Paris 1981, p.688

iiAristote. Métaphysique, Λ, 7, 1072b, 2 Trad. J. Tricot. Ed. Vrin, Paris 1981, p.678

iiiAristote. Métaphysique, Λ, 7, 1072b, 3 Trad. J. Tricot. Ed. Vrin, Paris 1981, p.678

ivRV I,164

vŚatapatha Brāhmaṇa (SB) XI,1,6,17

viSB III,9,1,1

viiSB X,10,4,2,2

viiiSB VI,1,2,12-13

ixTaittirīya Brāhmaṇa 2,3,6,1

xRV I,164,35

xiSB III,6,2,26

La cachette du Dieu des Dieux


A l’évidence, Ludwig Wittgenstein est un mystique. Il est possédé par la transcendance.

Qu’on en juge par son Tractacus :

« Le sens du monde doit être en dehors de lui. Dans le monde tout est comme il est, et tout arrive comme il arrive ; il n’y a en lui aucune valeur – et s’il y en avait une, elle serait sans valeur. S’il y a une valeur qui a de la valeur, elle doit être extérieure à tout ce qui arrive, et à tout état particulier. Car tout ce qui arrive et tout état particulier est accidentel.

Ce qui le rend non accidentel ne peut être dans le monde, car ce serait retomber dans l’accident.

Ce doit être hors du monde.

C’est la raison pour laquelle il ne peut y avoir de propositions éthiques. Les propositions ne peuvent rien exprimer de Supérieur.

Il est clair que l’éthique ne se laisse pas énoncer. L’éthique est transcendantale. (Éthique et esthétique sont une seule et même chose.)

Comment est le monde, ceci est pour le Supérieur parfaitement indifférent. Dieu ne se révèle pas dans le monde.(…)

Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique. »i

Ces phrases non ambiguës clament l’exode, la sortie hors du monde. Elles invitent à la ruée dans l’ailleurs. Elles disent de plonger vers le haut, en un envol à la Pascal (« Feu ! Feu! »).

De ces idées d’hors, qu’ont les sceptiques à dire?

Sextus Empiricus, les Pyrrhoniens, l’époché, la « suspension » de la croyance, Husserl et les phénoménologues, paraissent, face à l’abîme de l’insu, face à l’ange en son saut, de bien mièvres esprits, « forts » mais mous, au fond.

L’indicible intéresse les rêveurs, comme l’image d’un haut sommet, le varappeur dans la vallée.

De l’indicible pourtant, on ne peut rien dire.

On peut seulement murmurer qu’on ne peut taire l’idée qu’il y en a.

Comme il y a des gouffres insondés, des monts non surmontés.

On peut aussi en dire, ce qui fait beaucoup, en somme :

« S’il en est, il affleure, il transparaît… »

Un jour, toujours, quelque signe « se montre ».

On infère bien des mondes, d’indices ténus.

Privés de faits jadis patents, d’apparitions, de visions, on n’a plus que l’avantage du recul stratégique, la plaine rase, glacée, la terre brûlée de l’Histoire.

Les subliminales effusions du sens, les religions les ont connues. Elles les ont rendu confiantes, alors. Maintenant encore, les mots légués des prophètes portent.

Il y a aussi le pouvoir des grottes. Les révélations pariétales, les statues stéatopyges, le souffle du Véda, l’Un d’Akhénaton, les Gâthas de Zoroastre, l’Écriture de Thôt, le « Nom » de Moïse, l’évidement du Bouddha et la kénose de Jésus.

Un jour, l’univers sera suc. Et le monde, sève, et Noos-cèneii.

L’humanité, déjà, depuis plus d’un million d’années, a des preuves de la monstration de l’indicible.

Le « rien » n’est pas. Le « réel » est.

Le « vide » a sa « valeur ». Il est, c’est certain, sein fécond, ventre chaud, feu matriciel, enceint de ce qui décidément n’est pas dicible.

Il se laisser transpercer par l’absence et tous ses signes.

Karl Barth a eu un jour cette arrogante formule :

« Je tiens l’analogia entis pour une invention de l’Antéchrist. »iii

Bigre! L’analogie de l’être, c’est l’essence même de la théologie médiévale.

On croyait alors possible une « analogie » entre la nature et la sur-nature.

C’était peut-être une illusion, mais c’était aussi un rêve.

Pour la « Gnose », il n’est pas question de rêver. Le monde est séparé, coupé. Le « bien », le « mal ». Les « élus » savent et le « reste » est voué au néant. Pas de sens. Pas de liens.

D’analogies, il n’y a que celle du couteau.

Sacrifice implacable, et d’échelle cosmique.

L’univers entier, égorgé, sur l’autel des « choisis ».

Il paraît clair, comme mille Voies Lactées, il est lumineux comme un million d’Orions, ceci.

Si le monde est sans sens, il pointe un doigt puissant, vers l’ailleurs, vers l’évidence.

Il révèle par son vide la cachette du caché.

« Il faut que vous vous avanciez au-delà de la vertu, alors le Dieu des Dieux sera vu à Sion », comme l’a dit David, cité par Maître Eckhartiv.

i Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (6.41, 6.42, 6.432, 6.522)

ii Cf. Pierre Teilhard de Chardin

iii Karl Barth. Dogmatique de l’Église protestante. T.1 (1953)

ivMaître Eckhart. Sermons. Traités. Trad. Paul Petit. Gallimard, 1987, p. 306

De ce qui était et de ce qui n’était pas, – avant l’origine du monde


 

La Genèse met le commencement au commencement. C’est logique.

En revanche, l’un des plus beaux et des plus profonds hymnes du Rig Veda, le Nasadiya Sukta, commence par ce qui était et ce qui n’était pas avant le commencement:

« Ná ásat āsīt ná u sát āsīt tadânīm»i.

La traduction de ce célèbre verset n’est pas facile. Voici quelques tentatives, mises en comparaison:

« Il n’y avait pas l’être, il n’y avait pas le non-être en ce temps. » (Renou)

« Rien n’existait alors, ni l’être ni le non-être . » (Müller)

« Rien n’existait alors, ni visible, ni invisible. » (Langlois)

« Then even nothingness was not, nor existence. » (Basham)

« Not the non-existent existed, nor did the existent exist then » (Art. Nasadiya Sukta. Wikipedia)

Comment rendre avec des mots ce qui était avant les mots ? Comment dire un « être » qui « est » avant l’« être » et aussi, d’ailleurs, avant le« non-être »? Comment décrire l’existence de ce qui existait avant l’existence et avant la non-existence?

L’on se prend à penser, aussi, par analogie : comment penser ce qui est manifestement au-delà de ce qui est pensable ? Comment penser même à seulement tenter de penser l’impensable ?

Comment savoir si des mots comme sát, ásat, āsīt, messagers mono- ou bi-syllabiques, arrivés intacts jusqu’à nous par delà les millénaires, et bénéficiant de la précision sémantique du sanskrit, vivent encore d’une vie réelle, signifiante, authentique?

L’hymne Nasadiya Sukta a au moins 4000 ans d’âge. Bien avant d’avoir été mémorisé par écrit dans le corpus des Véda, il a vraisemblablement été transis de générations en générations par une fidèle tradition orale. Ses versets valent d’être analysés ici, pur délice intellectuel, tant ils se tiennent légèrement, très loin au-dessus du vide, au-delà du sens commun, frêle passerelle, trace labile, entre des mondes :

नासदासीन्नो सदासीत्तदानीं नासीद्रजो नो व्योमा परो यत् |

किमावरीवः कुह कस्य शर्मन्नम्भः किमासीद्गहनं गभीरम् ॥ १॥

न मृत्युरासीदमृतं न तर्हि न रात्र्या अह्न आसीत्प्रकेतः |

आनीदवातं स्वधया तदेकं तस्माद्धान्यन्न परः किञ्चनास ॥२॥

Renou traduit ces deux versets ainsi:

«1.Il n’y avait pas l’être, il n’y avait pas le non-être en ce temps. Il n’y avait espace ni firmament au-delà. Qu’est-ce qui se mouvait ? Où, sous la garde de qui ? Y avait-il l’eau profonde, l’eau sans fond ? 

2.Ni la mort n’était en ce temps, ni la non-mort, pas de signe distinguant la nuit du jour. L’Un respirait sans souffle, mû de soi-même : rien d’autre n’existait au-delà. »ii

Müller :

«1.Rien n’existait alors, ni l’être ni le non-être ; le ciel brillant n’était pas encore, ni la large toile du firmament étendue au-dessus. Par quoi tout était-il enveloppé, protégé, caché ? Était-ce par les profondeurs insondables des eaux ?

2.Il n’y avait point de mort, ni d’immortalité. Pas de distinction entre le jour et la nuit. L’ Être unique respirait seul, ne poussant aucun souffle, et depuis il n’y a rien eu autre que Lui. »iii

Langlois :

« 1.Rien n’existait alors, ni visible, ni invisible. Point de région supérieure ; point d’air ; point de ciel. Où était cette enveloppe (du monde) ? Dans quel lit se trouvait contenue l’onde ? Où étaient ces profondeurs impénétrables (de l’air) ?

2.Il n’y avait point de mort, point d’immortalité. Rien n’annonçait le jour ni la nuit. Lui seul respirait, ne formant aucun souffle, renfermé en lui-même. Il n’existait que Lui. »iv

Il ressort de ces diverses versions que les traducteurs partagent un certain consensus sur les points suivants :

Avant que rien ne fût, il y avait l’« Être unique », appelé aussi « Lui ».

Avant que le monde soit, l’Être Un existait, seul, et il respirait – sans souffle.

Pour le Rig Veda, « l’Un est », bien avant que le temps vienne de quelque Genèse que ce soit, bien avant qu’un « vent de Dieu » se mette à « souffler sur les eaux ».

Les versets 3, 4 et 5 du récit védique de la création prennent ensuite leur envol, employant des mots et des images qui peuvent éveillent des souvenirs pour les lecteurs de la Bible ( – plus tardive que le Véda d’au moins deux millénaires, doit-on souligner) :

Renou :

« 3.A l’origine les ténèbres couvraient les ténèbres, tout ce qu’on voit n’était qu’onde indistincte. Enfermé dans le vide, l’Un, accédant à l’être, prit alors naissance par le pouvoir de la chaleur.

4.Il se développa d’abord le désir, qui fut le premier germe de la pensée ; cherchant avec réflexion dans leurs âmes, les sages trouvèrent dans le non-être le lien de l’être.

5.Leur cordeau était tendu en diagonale : quel était le dessus, le dessous ? Il y eut des porteurs de semence, il y eut des vertus : en bas était l’Énergie spontanée, en haut le Don. »v

Müller :

« 3.La semence, qui reposait encore cachée dans son enveloppe, germa tout à coup par la vive chaleur.

4.Puis vient s’y joindre pour la première fois l’amour, source nouvelle de l’esprit.

Oui les poëtes, méditant dans leur cœur, ont découvert ce lien entre les choses créées et ce qui était incréé. Cette étincelle qui jaillit partout, qui pénètre tout, vient-elle de la terre ou du ciel ?

5.Alors furent semées les semences de la vie et les grandes forces apparurent, la nature au-dessous, la puissance et la volonté au-dessus. »vi

Langlois :

« 3. Au commencement les ténèbres étaient enveloppées de ténèbres ; l’eau se trouvait sans impulsion. Tout était confondu. L’Être reposait au sein de ce chaos, et ce grand Tout naquit par la force de sa piété.

4. Au commencement l’Amour fut en lui, et de son esprit jaillit la première semence. Les sages (de la création), par le travail de l’intelligence, parvinrent à former l’union de l’être réel et de l’être apparent.

5.Le rayon de ces (sages) partit en s’étendant en haut comme en bas. Ils étaient grands, (ces sages) ; ils étaient pleins d’une semence féconde, (tels qu’un feu dont la flamme) s’élève au-dessus du foyer qui l’alimente. »vii

Remarquons que, pour quelques traducteurs, au commencement les « ténèbres enveloppent les ténèbres ». D’autres préfèrent lire ici une métaphore, celle de la « semence », cachée dans son « enveloppe ».

Faut-il donner un sens, une interprétation, aux « ténèbres », ou bien vaut-il mieux les laisser baigner dans leur mystère ?

Remarquons également que les uns expliquent la naissance du Tout par le rôle de la « chaleur », quand d’autres comprennent que l’origine du monde doit être attribuée à la « piété » (de l’Un). Esprits matériels ! Esprits abstraits! Qu’il est difficile de les réconcilier !

Alors, « piété » ou « chaleur » ? Le texte sanskrit emploie le mot « tapas » : तपस्.

Huet traduit « tapas » par « chaleur, ardeur; souffrance, tourment, mortification, austérités, pénitences, ascèse », et par extension, « la force d’âme acquise par l’ascèse ».

Monier-Williams indique que la racine tap- a plusieurs sens : « brûler, briller, donner de la chaleur », mais aussi « consumer, détruire par le feu » ou encore « souffrir, se repentir, se tourmenter, pratiquer l’austérité, se purifier par l’austérité ».

Deux univers sémantiques se dessinent là, celui de la nature (feu, chaleur, brûlure) et celui de l’esprit (souffrance, repentance, austérité, purification).

Si l’on tient compte du dualisme intrinsèque attaché à la création du « Tout » par l’« Un », les deux sens peuvent convenir simultanément, et sans contradiction.

Une brillance et une chaleur originelles ont vraisemblablement accompagné la création de quelque Big Bang inchoatif. Mais le texte védique souligne aussi une autre cause, non physique, mais bien métaphysique, de la création du monde, en s’ouvrant au sens figuré du mot « tapas », qui évoque la « souffrance », la « repentance », ou encore l’« ascèse » que l’Un aurait choisi, dans sa solitude, de s’imposer à lui-même, afin de donner au monde son impulsion initiale.

Cette vision védique de la souffrance de l’Un n’est pas sans analogie avec le concept de kénose, dans la théologie chrétienne, et avec la dimension christique du sacrifice divin.

Le concept judaïque de tsimtsoum (la « contraction » de Dieu) pourrait aussi être rapproché de l’idée védique de « tapas ».

De cet hymne du Rig Veda, il ressort surtout la présence incontournable d’un très fort sentiment monothéiste. Le Véda est fondamentalement un « monothéisme », puisqu’il met en scène, avant même tout « commencement » du monde, l’Un, l’Un qui est « seul », qui respire « sans souffle ».

Par ailleurs, remarquons aussi que cet Un divin peut se diffracter en une forme de « trinité » divine. Dominant les ténèbres, l’eau, le vide, la confusion et le chaos, l’Être unique (le Créateur) crée le Tout. Le Tout naît de l’Être du fait de son « désir », de son « Amour », qui croît au sein de l’« Esprit », ou de l’« Intelligence » viii.

L’idée de l’Un est associée intimement à celle de l’Esprit et celle de l’Amour (ou du Désir), ce qui peut s’interpréter comme une représentation trinitaire de l’unité divine.

Les deux derniers versets du Nasadiya Sukta attaquent enfin de front la question de l’origine, et de son mystère.

Renou :

« 6.Qui sait en vérité, qui pourrait l’annoncer ici : d’où est issue, d’où vient cette création ? Les dieux sont en deçà de cet acte créateur. Qui sait d’où il émane ?

7.Cette création, d’où elle émane, si elle a été fabriquée ou ne l’a pas été, – celui qui veille sur elle au plus haut du ciel le sait sans doute… ou s’il ne le savait pas ?»ix

Müller :

« 6.Qui connaît le secret ? Qui nous dit ici d’où est sortie cette création si variée ? Les Dieux eux-mêmes sont arrivés plus tard à l’existence : qui sait d’où a été tiré ce vaste monde ?

7. Celui qui a été l’auteur de toute cette grande création, soit que sa volonté l’ait ordonnée, soit que sa volonté ait été muette, le Très-Haut « Voyant » qui réside au plus haut des cieux, c’est lui qui le sait, – ou peut-être lui-même ne le sait-il pas ? »x

Langlois :

« 6. Qui connaît ces choses ? Qui peut les dire ? D’où viennent les êtres ? Quelle est cette création ? Les Dieux ont été aussi produits par lui. Mais lui, qui sait comment il existe ?

7.Celui qui est le premier auteur de cette création, la soutient. Et quel autre que lui pourrait le faire ? Celui qui du haut du ciel a les yeux sur tout ce monde, le connaît seul. Quel autre aurait cette science ? »xi

La pointe finale (« Peut-être lui-même ne le sait-il pas ? ») porte, à mon avis, l’essentiel du sens.

Que les Dieux, dans leur ensemble ne soit qu’une partie de la création du Très-Haut, confirme là encore la prééminence de l’Un dans le Véda.

Mais comment comprendre que le « Voyant » puisse ne pas savoir s’il est lui-même l’auteur de la création, comment pourrait-il ignorer si elle a été fabriquée – ou ne l’a pas été?

Une possible interprétation serait que le Tout a reçu une impulsion initiale de vie (le « souffle »). Mais cela ne suffit pas. Le monde n’est pas une mécanique. Le Tout, quoique « créé », n’est pas « déterminé ». Le Voyant n’est pas « Tout-Puissant », ni « Omniscient ». Il a renoncé à sa toute-puissance et à son omniscience, par ascèse assumée. Sa souffrance doit se comprendre comme la conséquence d’une prise de risque de la part de l’Un, le risque de la liberté du monde, le risque qu’implique la création d’essences libres, d’êtres essentiellement libres créés librement par une volonté libre.

Cette liberté essentielle du Tout est, en un sens, « à l’image » de la liberté de l’Un.

iNasadiya Sukta. Rig Veda, X, 129

iiRig Veda, X, 129, 1. Trad. Louis Renou, La poésie religieuse de l’Inde antique. 1942

iiiRig Veda, X, 129, 1. Trad. Max Müller. Histoire des religions. 1879

ivRig Veda, X, 129, 1-7. Trad. A. Langlois. (Section VIII, lecture VII, Hymne X)

vRig Veda, X, 129, 1. Trad. Louis Renou, La poésie religieuse de l’Inde antique. 1942

viRig Veda, X, 129, 1. Trad. Max Müller. Histoire des religions. 1879

viiRig Veda, X, 129, 1-7. Trad. A. Langlois. (Section VIII, lecture VII, Hymne X)

viiiNasadiya Sukta, v. 4

ixRig Veda, X, 129, 1. Trad. Louis Renou, La poésie religieuse de l’Inde antique. 1942

xRig Veda, X, 129, 1. Trad. Max Müller. Histoire des religions. 1879

xiRig Veda, X, 129, 1-7. Trad. A. Langlois. (Section VIII, lecture VII, Hymne X)

Une constante absolue


 

Le fameux penseur hindou du 17ème siècle, Śaṃkara, a proposé quatre concepts essentiels, sat, cit, ātman, et brahman.

On peut assez facilement les traduire en français par les mots être, pensée, soi et absolu.

Mais il vaut la peine de creuser un peu sous la surface.

Pour Śaṃkara, sat c’est « ce qui est ici et maintenant ». Sat semble plus proche de l’étant que de l’être, de l’existence, ou de l’essence. L’étant est pour ainsi dire la véritable forme de l’être. Mais que peut-on dire de ce qui n’est pas ici ou maintenant, de ce qui fut ou de ce qui sera, de ce qui pourrait ou de ce qui devrait être ? On peut dire sat, aussi, mais on s’oblige aussi à un effort d’abstraction, en pensant ces autres modalités de l’être comme étant des étants.

Pour sa part, cit signifie pensée, mais aussi et surtout conscience. L’idée objective est saisie par la pensée, le sentiment subjectif demande la conscience. Cit réunit les deux acceptions, mais c’est la conscience qui mène le jeu.

Quant à ātman, ce mot est originairement lié à la vie, à la force vitale, à l’énergie, au vent, à l’air, au souffle. Ce n’est que tardivement qu’il vient à désigner la personne. Dans les Upaniṣad, le sens du mot varie : corps, personne, soi, ou Soi. Cette ambiguïté complique l’interprétation. Le Soi est-il sans corps ? Le Soi est-il une personne ? Difficultés liées au langage.

Enfin, brahman est traduit par « absolu », mais il a beaucoup d’autres sens possibles. On le désigne dans les Upaniṣad comme souffle, parole, mental, réalité, immortalité, éternité et aussi comme la cible, « ce qui est à percer ».i Il signifie parole sacrée, mais il évolue pour désigner le silence absolu. « Laissez-là les mots : voilà le pont de l’immortalité. »ii

En fin de compte, brahman en vient à désigner l’absolu, l’absolu de la parole, ou l’absolu sans paroles, le silence absolu.

On a proposé cette analogie : ātman représente l’essence de la personne, brahman s’identifie à l’essence de l’univers entier.

Le mot brahman a eu un certain succès dans la sphère d’influence indo-européenne. Sa racine est ḅrhat, « grandeur ». Le mot latin flamen (« flamine ») en dérive, tout comme brazman (« prêtre » en vieux perse).

Mais l’acception de brahman comme « prêtre » ne rend pas du tout compte du mystère de sa signification principale.

Le mystère du poète, le mystère de la parole sacrée est appelé brahman. Le mystère du silence absolu est aussi brahman. Enfin le mystère absolu, le mystère de l’absolu est brahman.

Le brahman est ce dont naissent tous les êtres, tous les dieux, et le premier d’entre eux lui-même. Le brahman est ce dont tout naît, « depuis Brahmā jusqu’à la touffe d’herbes »iii.

L’absolu, le brahman de Śaṃkara, est à la fois grandeur, parole, silence, sacré, énigme, mystère, divin.

Il faut le souligner. Le Véda n’offre pas de vérité unique, exclusive, absolue. Il n’y a pas de vérité, car une vérité absolue ne pourrait rendre compte du mystère absolu. Dans le Véda, l’absolu reste absolument mystère.

Cette leçon est compatible avec d’autres idées du Dieu caché, celle de l’Égypte ancienne, celle du Dieu d’Israël, ou celle du Dieu de la kénose chrétienne.

Constance anthropologique du mystère absolu.

iMuU II,2,2

iiMuU II,2,5

iiiTubh III, 1,1

Le principe féminin de Dieu. שְׁכִינָה


 

Shekhinah, שְׁכִינָה, que l’on peut traduire par « présence » (divine), est un mot complètement absent de la Bible.

Ce mot n’apparaît que tardivement, dans la littérature rabbinique.

Pour signifier l’idée de « présence divine », l’hébreu biblique emploie un adverbe, פני, « en présence, devant », comme dans ce verset : « Marche en ma présence et sois parfait ». (Gen. 17,1) Littéralement, « Marche devant moi ». Cet adverbe, dont l’étymologie connote l’idée de « face », ne recouvre donc pas le symbolisme de la Shekhinah.

La Bible hébraïque emploie aussi le verbe שׁכן, « demeurer, séjourner, habiter », comme dans : « Et ils me construiront un sanctuaire pour que je réside au milieu d’eux » (Ex. 25,8), ou dans ce verset : « Et je résiderai au milieu des enfants d’Israël et je serai leur Divinité. » (Ex. 29,45)

Le verbe שׁכן correspond à la racine du mot Shekhinah. Pris comme substantif de שׁכן, Shekhinah signifie littéralement « demeure, séjour ». Son sens tardif de « présence » est donc une dérivation tardive, « abstraite ».

Suivant le Talmud, on a interprété la Shekhinah comme incarnant les attributs féminins de la présence de Dieu.i

Pour Judah Halevi, la Shekhinah est l’« intermédiaire » entre Dieu et l’homme.

Pour Maïmonide, la Shekhinah est l’intellect actif. Il la place à la dixième et dernière place dans la liste des dix « esprits divins ».

La Kabbale appelle la Shekhinah : « Malkhut », c’est-à-dire la princesse, la fille du roi. Elle y est également à la dernière et dixième place, dans la hiérarchie des Sephirot.

Pour Hermann Cohen, la Shekhinah est « le repos absolu qui est le terrain éternel pour le mouvement »ii. Il note qu’on l’appelle aussi Ruah ha-kodesh (Saint Esprit) ou Kevod ha-shem (la Gloire de Dieu).

Ces différentes interprétations peuvent se résumer ainsi :

La Shekhinah est une sorte de « principe féminin » de Dieu, qui sert d’intermédiaire entre le divin et l’humain. Elle est placée à la dernière place dans les hiérarchies célestes. Mais c’est parce qu’elle se situe aussi au point de rencontre entre les puissances divines et les mondes créés. Son immobilité tranquille sert de base à tous les mondes et c’est cette « base » qui rend possibles leurs mouvements.

Du point de vue comparatiste, la Shekhinah peut être rapprochée, me semble-t-il, de la kénose chrétienne. La kénose est la disposition de Dieu à l’anéantissement volontaire. Elle consiste pour Dieu à « se vider à l’intérieur de sa puissance » ( Hilaire de Poitiers).

Revenons à l’interprétation juive. Si le féminin est à la dernière place des Séphirot, dans la tradition de la Kabbale, est-ce à dire que le masculin serait quelque part dans les hauteurs ?

Les premiers seront les derniers, disait aussi un fameux rabbin du 1er siècle de notre ère.

iGinsburgh, Rabbi Yitzchak (1999). The Mystery of Marriage. Gal Einai.

iiReligion der Vernumft, 1929

Le principe féminin de Dieu : שְׁכִינָה (ou : La Présence de l’Absence)


 

Shekhinah, שְׁכִינָה, que l’on peut traduire par « présence » (divine), est un mot complètement absent de la Bible.

Ce mot n’apparaît que tardivement, dans la littérature rabbinique.

Pour signifier l’idée de « présence divine », l’hébreu biblique emploie un adverbe, פני, « en présence, devant », comme dans ce verset : « Marche en ma présence et sois parfait ». (Gen. 17,1) Littéralement, « Marche devant moi ». Cet adverbe, dont l’étymologie connote l’idée de « face », ne recouvre donc pas le symbolisme de la Shekhinah.

La Bible hébraïque emploie aussi le verbe שׁכן, « demeurer, séjourner, habiter », comme dans : « Et ils me construiront un sanctuaire pour que je réside au milieu d’eux » (Ex. 25,8), ou dans ce verset : « Et je résiderai au milieu des enfants d’Israël et je serai leur Divinité. » (Ex. 29,45)

Le verbe שׁכן correspond à la racine du mot Shekhinah. Pris comme substantif de שׁכן, Shekhinah signifie littéralement « demeure, séjour ». Son sens tardif de « présence » est donc une dérivation tardive, « abstraite ».

Suivant le Talmud, on a interprété la Shekhinah comme incarnant les attributs féminins de la présence de Dieu.i

Pour Judah Halevi, la Shekhinah est l’« intermédiaire » entre Dieu et l’homme.

Pour Maïmonide, la Shekhinah est l’intellect actif. Il la place à la dixième et dernière place dans la liste des dix « esprits divins ».

La Kabbale appelle la Shekhinah : « Malkhut », c’est-à-dire la princesse, la fille du roi. Elle y est également à la dernière et dixième place, dans la hiérarchie des Sephirot.

Pour Hermann Cohen, la Shekhinah est « le repos absolu qui est le terrain éternel pour le mouvement »ii. Il note qu’on l’appelle aussi Ruah ha-kodesh (Saint Esprit) ou Kevod ha-shem (la Gloire de Dieu).

Ces différentes interprétations peuvent se résumer ainsi :

La Shekhinah est une sorte de « principe féminin » de Dieu, qui sert d’intermédiaire entre le divin et l’humain. Elle est placée à la dernière place dans les hiérarchies célestes. Mais c’est parce qu’elle se situe aussi au point de rencontre entre les puissances divines et les mondes créés. Son immobilité tranquille sert de base à tous les mondes et c’est cette « base » qui rend possibles leurs mouvements.

Du point de vue comparatiste, la Shekhinah peut être rapprochée, me semble-t-il, de la kénose chrétienne. La kénose est la disposition de Dieu à l’anéantissement volontaire. Elle consiste pour Dieu à « se vider à l’intérieur de sa puissance » ( Hilaire de Poitiers).

Revenons à l’interprétation juive. Si le féminin est à la dernière place des Séphirot, dans la tradition de la Kabbale, est-ce à dire que le masculin serait quelque part dans les hauteurs ?

Les premiers seront les derniers, disait aussi un fameux rabbin du 1er siècle de notre ère.

iGinsburgh, Rabbi Yitzchak (1999). The Mystery of Marriage. Gal Einai.

iiReligion der Vernumft, 1929

L’humiliation de Dieu


 

Comment un Dieu Tout-Puissant, créateur des mondes, a-t-il pu se laisser mettre à mort, par ses propres créatures ? Mystère. Pour désigner cet abaissement, cette humiliation, cet anéantissement du divin, on utilise dans le christianisme le mot kénose, du verbe grec kenoô, « se vider, se dépouiller, s’anéantir». Ce mot a été pour la première fois utilisé par l’Épître de Paul aux Philippiensi.

Mais l’idée de la mort de Dieu est bien plus ancienne. On la rencontre dans les siècles précédant le christianisme sous des formes, il est vrai, assez différentes, par exemple chez les Grecs avec la mort de Dionysos tué par les Titans, mais aussi chez les Égyptiens avec l’assassinat d’Osiris et son démembrement par Seth, son propre frère.

Chez les Juifs, avec le concept de tsimtsoum (de l’hébreu צמצום, contraction), il y a aussi cette idée d’un « Dieu qui se vide de lui-même ». C’est un concept d’apparition tardive puisqu’il est dû à Isaac Louria dans le Ari Zal (Safed, 16ème siècle), qui l’emploie afin d’expliciter un point de la Kabbale.

Avant la création des mondes, Dieu était tout, partout, et rien n’était sans lui. Mais quand Dieu décida de créer les mondes, il lui fallut leur laisser une place, pour qu’ils puissent être. Dieu retira sa lumière originelle, or qadoum. Dans le vide ainsi créé, appelé reshimou (« empreinte », du verbe rashama, « écrire ») une lumière émana de Dieu, or néetsal. Cette lumière émanée constitue le olam ha-Atziluth, le monde de l’Émanation. Puis sont engendrés l’olam haBeryah ou monde de la Création, l’olam haYetzirah ou monde de la Formation et le olam haAssiya ou monde de l’Action, – lequel contient notre monde. La lumière émanée subit donc plusieurs contractions, compressions, ou « dissimulations », qui sont autant de tsimtsoum.

 

Ce mot vient du verbe צָמַם qui possède un vaste spectre de sens : « mettre fin à, exterminer, rendre silencieux, annihiler, comprimer, contracter, presser, serrer, voiler, cacher, observer de près, définir exactement, certifier », que décrit notamment le Dictionary of Targumim Talmud and Midrashic Literature de Marcus Jastrow (1926). De cette riche gamme, le mot tsimtsoum fait probablement émerger les harmoniques.

En voici quelques-unes, extraites d’une leçon de kabbale de Baruch Shalom Alevi Ashlag. La raison pour laquelle la Lumière émanée tombe en cascade à travers les quatre mondes créés, Atziluth, Beryah, Yatzirah et Assiya, est que le « désir de recevoir » doit à chaque étape être augmenté d’autant. Car il ne peut y avoir de création divine sans un désir tout aussi divin de « recevoir » cette création.

Au commencement, il y a une abondance de Lumière créée, émanée à partir de l’essence divine. Corrélativement il doit y avoir une abondance du désir de recevoir cette lumière. Mais ce désir de recevoir ne peut apparaître dans le monde ex nihilo. Le désir est lui-même créé. On l’appelle Kli, כְּלִי mot dont le sens premier est: « chose faite, chose fabriquée ». On l’appelle aussi, moins métaphoriquement, Gouf (« le corps »). Le Kli doit « recevoir », « enfermer », « retenir » la lumière en lui (ainsi que le verbe-racine כָּלַא l’indique).

 

Ici, un petit aparté. Le Kli peut se dire d’un meuble, d’un vase, d’un vêtement, d’un habit, d’un navire, d’un instrument ou d’une arme. Là encore, toutes les harmoniques de ces sens variés peuvent sans doute s’appliquer à faire résonner le Kli dans son rôle de réceptacle de la lumière, – dans son rôle d’âme, donc. Le dictionnaire de Sander et Trenel dit que Kli vient du verbe-racine כֶּלֶה (kalah), mot proche de כָּלַא (kala‘), déjà cité. Le verbe kalah offre un spectre de sens intéressant : être fait, achevé, prêt ; être résolu, être passé, fini ; disparaître, manquer, être consumé, périr, languir ; terminer, achever ; consumer, exterminer. Croyant que les mots servent de mémorial à des expériences millénaires, j’opinerais que tous ces sens s’appliquent d’une façon ou d’une autre au kli dans ses possibles rapports avec la lumière.

 

La lumière divine, en tombant dans les différents mondes, se répand et en même temps se contracte, se replie, ou se voile, pour laisser croître le désir d’être reçue par le Kli, par ce réceptacle, ce désir, cette âme ou ce « corps », ce Kli qui est à la racine de la créature créée. Le Kli, qui faisait auparavant partie de la Lumière, doit maintenant se distinguer d’elle, pour mieux la recevoir ; il doit s’en séparer pour mieux la désirer. Il la désire comme Or Hokhma (la Lumière de la Sagesse) ou bien comme Or Haya (la Lumière de la Vie), ou encore comme Or Hassadim (la Lumière de la Miséricorde). Le Kli est donc déterminé selon le degré d’expansion de la Lumière et aussi selon son degré de sortie hors d’elle.

Des sages ont commenté ces questions de la façon suivante: « Il y a des pleurs dans les demeures intérieures ».

Cela signifie que lorsque la Lumière arrive dans les mondes inférieurs, et qu’elle ne trouve pas de Kli désirant la recevoir, elle reste « intérieure », non révélée, et alors « il y a des pleurs ». Mais lorsqu’elle trouve un Kli qui la désire, elle peut se révéler à l’extérieur, et alors « la vigueur et la joie sont dans Son lieu », et tout devient visible.

 

i« Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit (εκένωσεν) lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix !  Aussi Dieu l’a-t-il exalté et lui a-t-il donné le Nom qui est au-dessus de tout nom. » (Ph. 2, 6-9)

La présence absente שְׁכִינָה


Judah Halevi interprète la shekhinah, la « présence divine », comme étant un « intermédiaire » entre Dieu et l’homme.

Pour Maïmonide, la shekhinah est l’intellect actif, et elle est placée à la dixième et dernière place de la liste des dix « intellects » ou « esprits » divins.

Ceci est aussi attesté par la kabbalah, qui appelle la shekhinah : « malkhut », c’est-à-dire la princesse, la fille du roi, ou encore le principe féminin, et la place également à la dernière et dixième place dans la hiérarchie des Sephirot.

Pour Hermann Cohen, la shekhinah est « le repos absolu qui est le terrain éternel pour le mouvement »i. On l’appelle aussi Ruah ha-kodesh (Saint Esprit) ou Kevod ha-shem (la Gloire de Dieu).

Résumons. La shekhinah est à la fois l’intermédiaire entre le divin et l’humain, et une sorte de « principe féminin », certes placé fort bas dans les hiérarchies célestes, mais ayant la particularité toute spéciale d’être exactement au point de rencontre entre les puissances divines et les mondes créés. Son immobilité tranquille sert de base à tous les mondes et rend possible leur mouvement.

La shekhinah peut être comparée, me semble-t-il, à une autre forme de principe divin, la kénose, que l’on trouve dans le contexte chrétien. La kénose est une disposition de Dieu à l’anéantissement, qui consiste à « se vider à l’intérieur de sa puissance » ( Hilaire de Poitiers).

Si le féminin est à la dernière place des Séphirot, dans la tradition juive de la kabbalah, est-ce à dire que le masculin serait quelque part dans les hauteurs ? Il est dangereux de prendre au pied de la lettre la notion kabbalistique de hiérarchie. Les premiers seront les derniers, disait un fameux rabbin du 1er siècle de notre ère. Il faut prendre en compte le système des esprits, leur fine interconnexion, qui brouille considérablement la pertinence des classements et des ordres de préséance.

Hans U. V. Balthasar formule ainsi un aspect de cette interaction, de cette interpénétration des plans spirituels: « Chaque Personne divine aperçoit, dans l’Autre, Dieu, le Dieu plus grand que toute compréhension et éternellement digne d’adoration. Ainsi, « l’entretien trinitaire » revêt la forme de la « prière originelle ». »

Autrement dit, plus on monte haut, plus on doit descendre – en matière de contemplation. La réciproque est également vraie.

Si « entretien trinitaire » il y a, on peut imaginer la complexité des murmures et chuchotements séphirotiques, les infinis accords des chœurs des anges.

Il s’agit là, bien entendu, de métaphores. Il n’est pas donné à tous de percevoir ces échos lointains, ces paroles évanescentes, ces symphonies systémiques. Mais les métaphores peuvent en donner quelque idée.

Elles sont une invitation au voyage, au cheminement. Il faut se déplacer sans fin, partir, toujours à nouveau. Nous devons aller au-delà (habar), du fleuve, du pays, ou du monde. « La destinée de l’homme est tout entière dans le problème d’une vie future. »ii

Migrants. Les hommes ont un destin de migration éternelle.

Les indices abondent, venant d’horizons improbables. Ainsi Catherine Malabou résume la philosophie de Heidegger comme étant « la grande pensée de la migration et de la métamorphose, la grande pensée de l’imagination ontologique ». Elle propose cette interprétation du voyage de l’homme : « Nous ignorons où le Dasein s’en va quand il quitte l’homme. Mais entre être-là (da-sein) et être parti (weg-sein), nous pouvons aimer ce chemin pour lui-même, veiller sur lui. »iii.

Toutes ces questions, difficiles d’accès, relèvent en quelque sorte d’une philosophie du « fantastique ». Je donne ici au mot « fantastique » le sens que Platon donnait au mot « phantasmos » dans le Sophiste.

L’inénarrable mise au rebut de toute métaphysique dans l’époque dite « moderne » oblige à de telles contorsions de vocabulaire…

Il faut accepter de regarder en face « la balafre non blessante de la destruction de la métaphysique que nous portons en plein visage. »iv Sous la balafre, s’ouvre une faille. Elle fait deviner un autre visage.

Martin Buber parlait du Dieu transcendant et immanent en employant ces mots : étincelle et coquille. On peut se servir de toutes les métaphores. Elles ont toutes leur propre puissance. Elles ouvrent à leur manière des voies nouvelles. Qu’est-ce qui parle le mieux ? Éclairs et tonnerres, ou zéphyrs et murmures ? Les meilleures métaphores parlent tout bas. Ce sont celles qui nous incitent à changer notre langue.

Il faut aimer changer de langue, naviguer entre les grammaires et les racines. La mutation se prépare aussi dans ces migrations langagières. « L’homme se métamorphose » dit Heidegger. L’auto-transformation de l’espèce humaine est en cours, ajoute Habermas.

Une partie de ce travail a lieu sous nos yeux dans le surgissement celé de la langue mondiale, symphonique, et concertante, du futur.

iReligion der Vernumft, 1929

iiFrédéric Ozanam, Philosophie de la mort (1834)

iii Catherine Malabou. Le change Heidegger

ivC. Malabou, Ibid.

Absence de Dieu, liberté, kénose et tsimtsoum


Tommaso Campanella (1568-1639), moine dominicain, passa vingt-sept ans de sa vie en prison où il fut torturé, pour hérésie. Il y écrivit une œuvre abondantei après avoir échappé de peu à la peine capitale en se faisant passer pour fou.

Il disait d’Aristote qu’il était « impie », « menteur », « père des machiavéliens », et « auteur d’erreurs stupéfiantes ».

Campanella voulait fonder une république philosophique, « la Cité du Soleil », se référant à Platon, Marcile Ficin et Thomas More.

Il disait de lui-même : « Je suis la clochette (campanella) qui annonce la nouvelle aurore. »

Dans son Apologie de Galilée, il décrit le monde comme « un livre où la Sagesse éternelle a écrit ses propres pensées ; il est le temple vivant où elle a peint ses actions et son propre exemple (…) Mais nous, âmes attachées à des livres et à des temples morts, copiés du vivant avec beaucoup d’erreurs, nous les interposons entre nous et le divin enseignement. »ii

Il faut déchiffrer la nature, qui est le « manuscrit de Dieu ». « Toute laideur et tout mal sont des masques de beauté », qu’il faut révéler.

Campanella accumule à plaisir les images et les métaphores.

De ce « livre vivant », de ce « codex » du monde et de la nature, l’homme est lui-même le vivant « épilogue ».

L’homme est dans ce monde comme un « soupirail ».

Il est une « étincelle du Dieu infini ». Il peut bondir au niveau du « monde archétype », par le moyen de l’extase, – même si celle-ci est « niée par la bêtise des aristotéliciens ».

Grâce à son âme immortelle, l’homme peut échapper à la condition des autres êtres vivants, qui sont « comme les vers dans un ventre ou dans un fromage ».

Le propre des bonnes métaphores, c’est qu’on peut les filer ad libitum, et leur donner des directions inattendues.

Si le monde est un livre, beaucoup de ses pages sont maculées, lacunaires, illisibles ; d’autres pages manquent tout simplement, ou n’ont même pas été écrites.

Autrement dit, dans ce monde fait pour l’« être », il y a aussi beaucoup de « non-être », dans cette lumière, il y a beaucoup d’obscurités. Il y a de la sagesse et beaucoup d’ignorance ; il y a de l’amour et de la haine.

Tout y découle d’un mélange de nécessités et de contingences, de destinées et de hasards, d’harmonie et d’antagonismes.

Mais c’est précisément de cette contingence, de ce hasard, que naît pour l’homme la possibilité de la liberté.

En effet la contingence, le hasard, la fortune sont des défauts de la substance, de la texture même du monde. Dès l’origine, toute la création est affectée d’un « déficit » de l’être. D’où les failles, les béances, les manques dans le monde, mais aussi, c’est le point essentiel, la possibilité de la liberté pour l’homme.

Cette théorie de la liberté par le « manque d’être » était à la fois révolutionnaire et « hérétique », au début du 17ème siècle.

La contingence, le hasard, la fortune contredisent en effet les manifestations supposées de la toute-puissance et de l’omniscience divines.

La contingence (contingentia) rompt sans raison l’enchaînement de la nécessité (necessitas) voulue par Dieu. Elle limite le pouvoir des causes, elle nie la tyrannie du déterminisme, elle défait la chaîne inflexible de la causalité.

Le hasard (casus) contrecarre la fatalité (fatum), et « contredit » tout ce qui a été « prédit », « déclaré » (par Dieu). Par là, il invalide toute prescience divine.

La fortune (fortuna) contrarie l’harmonie universelle (harmonia). Elle déjoue l’ordre du monde et la volonté qui l’anime.

Sont ainsi marquées les nécessaires limites de la nécessité. Des contraintes structurelles sont imposées au pouvoir, au savoir et au vouloir divins.

La contingence, le hasard et la fortune représentent autant de freins à la « toute-puissance » divine, et autant d’ouvertures à la « liberté » humaine.

Ces idées portaient évidemment atteinte à l’idée que l’on se faisait alors de l’ordre divin.

Si Dieu est omnipotent et omniscient, comment pourrait-il être limité dans sa puissance ou dans sa prescience par la contingence ou le hasard ?

Si Dieu veut l’harmonie universelle, comment sa volonté pourrait-elle être contrecarrée par les caprices de la fortune ?

Si Dieu veut l’enchaînement nécessaire des causes et des effets, comment peut-il tolérer la contingence? Comment son « omniscience » peut-elle être compatible avec les effets du hasard ?

Campanella répond que la création a été tirée du néant par Dieu. Elle est donc un composé d’être et de non-être. Elle vient certes de l’Être, mais son être « manque d’être », à tous les niveaux. Contingence, hasard et fortune sont les expressions concrètes de ce manque.

Mais, point positif, ils sont aussi l’expression visible de la possible liberté de l’homme, qui peut jouer dans les interstices de ces manques.

Contingence, hasard et fortune peuvent aussi s’interpréter comme des figures providentielles de l’absence de Dieu dans le monde, comme des signes de son retrait volontaire, pour laisser à l’homme une responsabilité dans sa création.

C’est l’idée de kénose (mot employé par S. Paul) ou de tsimtsoum, (pour faire référence à un concept de la Kabbale juive).

i Entre autres : Philosophia Sensibus Demonstrata, La Cité du soleil, Atheismus Triumphatus, Aforismi Politici,

ii « Mundus ergo totus est sensus, vita, anima, corpus, statua Dei altissimi, ad ipsius condita gloriam, in potestate, sapientia, et Amore (…) Homo ergo epilogus est totius mundi, ejus cultor et admirator dum Deum nosse velit, cujus gratia factus est. Mundus est statua, imago, Templum vivum et codex Dei, ubi inscripsit et depinxit res infiniti decoris gestas in mente sua. » (De Sensu Rerum et Magia, 1619) Cité par J. Delumeau Le mystère Campanella

Le Dieu caché


Treizième jour

Isaïe pose le problème d’une manière remarquablement concise :

אָכֵן, אַתָּה אֵל מִסְתַּתֵּר

Vere tu es deus absconditus.

« Vraiment tu es un Dieu caché. » (Is. 45,15)

Le vrai s’associe au voile, et l’évidence se lie intimement à l’obscurité. Et il y a en prime ce simple « tu », qui nargue le cynique, l’incrédule, ce « tu » qui donne à voir, qui donne à toucher l’immédiate intimité du dévoilé.

L’adjectif « caché » se dit mistatar en hébreu. L’Esther du Livre d’Esther, peut se comprendre comme étant « la cachée » (מִסְתַּתֵּר mistatèr). Ces mots viennent du verbe סַתָר « cacher, protéger, abriter ». On trouve souvent ce verbe dans la Bible. Il me paraît nécessaire, vu l’importance du sujet dans cette recherche, de relever un florilège de ses nuances, emprunté à Sander et Trenel. Dans les formes Kal et Ni. : « Il se cache, se met à couvert » (Prov. 22,3). « Un homme dont la destinée est mystérieuse » (Job 3,23). « Le repentir sera caché devant mes yeux » (Osée 13,14). « Peut-être serez-vous à couvert au jour de la colère de l’Eternel » (Soph. 2,3). « La connaissance des choses cachées appartient à l’Éternel notre Dieu » (Deut. 24,29). « Absous-moi des fautes cachées » (Ps. 19,13). « Et nous nous sommes réfugiés dans le mensonge » (Is. 28,15). « Leurs voies ne sont pas cachées devant moi » (Jér. 16,17). « L’homme avisé voit le mal et se met à couvert » (Prov. 22,3). Dans la forme Pi. : « Cache, protège les exilés » (Is. 16,3). « Une amitié cachée, secrète » (Prov. 27,5). Dans la forme Hi. : « Cacher les desseins » (Is. 29,15). « Moïse se couvrit la face » (Ex. 3,6). « Je n’ai pas dérobé ma face (aux insultes) » (Is. 50,6). « Comme quelqu’un dont on détourne la face » (Is. 53,3). « Dieu a détourné son visage » (Ps. 10,11). « Ne détourne pas ta face de moi » (Ps. 27,9). Dans le sens d’abriter et de protéger on trouve : « Couvre-moi sous l’ombre de tes ailes » (Ps. 17,8) et « Protège-moi contre les desseins des méchants » (Ps. 64,3). Enfin dans la forme Hitph. : « Daniel se tient caché parmi nous » (1. Sam. 23,19) et la citation par laquelle j’ai commencé : « Tu es un Dieu qui se cache » (Is. 45.15).

Dans la forme substantive, trois sens émergent : 1) Ce qui est caché, secret 2) Enveloppe, couverture, voile 3) Protection, retraite, asile.

« Cacher » offre une certaine ampleur de sens possibles : couvrir, dissimuler, éclipser, enfouir, envelopper, ensevelir, farder, masquer, occulter, recéler, renfermer, rentrer, taire, tenir, travestir, et voiler.

Mais, comme toujours, le sens de certains mots peut avoir des profondeurs oubliées. Et renvoyer à d’autres mots, tout aussi profonds, tout aussi voilés.

Voiler. C’est aussi un des sens, par exemple, du verbe tsamtsem, apparenté au tsimtsoum dont on a déjà parlé il y a peu.

Le Dieu qui se cache et qui se voile est aussi le Dieu qui se contracte et qui se rend silencieux. C’est aussi le Dieu de la kénose, le Dieu qui s’humilie (de humus, terre, et homo, homme).

Qu’est ce que Dieu cache dans sa propre humiliation ?

 

Kénose, Tsimtsoum et Kli


10ème jour

L’un des profonds mystères du christianisme est l’humiliation de Dieu, sa mise en croix. Comment le Dieu Tout-Puissant, créateur des mondes, a-t-il pu se laisser mettre à mort, par ses propres créatures ? Mystère, disais-je. Le mot qui désigne ce mystère, est kénose, du verbe grec kenoô, « se vider, se dépouiller, s’anéantir». Ce mot a été utilisé par l’Épître de Paul aux Philippiens (Ph. 2, 6-9).

« Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit (εκένωσεν) lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix !  Aussi Dieu l’a-t-il exalté et lui a-t-il donné le Nom qui est au-dessus de tout nom. »

L’idée de la mort de Dieu n’était pas nouvelle. On l’avait déjà rencontrée dans les siècles précédant le christianisme sous des formes, il est vrai, différentes, par exemple chez les Grecs avec la mort de Dionysos tué par les Titans, mais aussi chez les Égyptiens avec l’assassinat d’Osiris et son démembrement par son frère Seth.

On retrouve aussi, me semble-t-il, une forme analogue de cette idée d’un « Dieu qui se vide de lui-même », chez les Juifs, avec le concept de tsimtsoum, (de l’hébreu צמצום, contraction). C’est un concept d’apparition tardive puisqu’il est dû à Isaac Louria dans le Ari Zal (Safed, 16ème siècle) pour expliciter un point de la Kabbale. Avant la création des mondes, Dieu était tout, partout, et rien n’était sans lui. Mais quand Dieu décida de créer les mondes, il lui fallut leur laisser une place, pour qu’ils puissent être. Dieu retira sa lumière originelle, or qadoum. Dans le vide ainsi créé, appelé reshimou (« empreinte », du verbe rashama, « écrire ») une lumière émana de Dieu, or néetsal. Cette lumière émanée constitua le olam ha-Atziluth, le monde de l’Émanation ou du Divin. Puis sont engendrés l’olam haBeryah ou monde de la Création, l’olam haYetzirah ou monde de la Formation et enfin le olam haAssiya ou monde de l’Action, – qui contient notre monde. La lumière émanée subit donc plusieurs contractions, compressions, ou « dissimulations », qui sont autant de tsimtsoum. Ce mot vient du verbe צָמַם qui possède un vaste spectre de sens : « mettre fin à, exterminer, rendre silencieux, annihiler, comprimer, contracter, presser, serrer, voiler, cacher, observer de près, définir exactement, certifier », que j’ai trouvés notamment dans le Dictionary of Targumim Talmud and Midrashic Literature de Marcus Jastrow (1926), et ailleurs. De cette riche gamme, le mot tsimtsoum fait probablement émerger les harmoniques.

En voici quelques-unes, extraites d’une leçon de kabbale et que j’ai empruntées à Baruch Shalom Alevi Ashlag. La raison pour laquelle la Lumière émanée tombe en cascade à travers les quatre mondes créés, Atziluth, Beryah, Yatzirah et Assiya, est que le « désir de recevoir » doit à chaque étape être augmenté d’autant. Car il ne peut y avoir de création divine sans un désir tout aussi divin de « recevoir » cette création. Il y a une abondance de Lumière créée, émanée à partir de l’essence divine. Corrélativement il doit y avoir une abondance du désir de recevoir cette lumière. Mais ce désir, cette capacité à recevoir, ne peut apparaître ex nihilo. Il est lui-même créé. Comment l’appelle-t-on ? On l’appelle Kli, כְּלִי (dont le sens premier est: « chose faite, chose fabriquée »). On l’appelle aussi, moins métaphoriquement, Gouf (« le corps »). Le Kli doit « recevoir », « enfermer », « retenir » (ainsi que le verbe-racine כָּלַא l’indique) la lumière en lui.

Ici permettez-moi un petit aparté. Le Kli peut se dire d’un meuble, d’un vase, d’un vêtement, d’un habit, d’un vaisseau pour naviguer, d’un instrument ou d’une arme. Là encore toutes les harmoniques de ces sens variés peuvent sans doute s’appliquer à faire résonner le Kli dans son rôle de réceptacle de la lumière, dans son rôle d’âme donc. Le dictionnaire de Sander et Trenel dit que Kli vient du verbe-racine כֶּלֶה (kalah), d’ailleurs proche de כָּלַא (kala‘), déjà cité. Ce verbe kalah offre un spectre de sens intéressant : être fait, achevé, prêt ; être résolu, être passé, fini ; disparaître, manquer, être consumé, périr, languir ; terminer, achever ; consumer, exterminer. Croyant que les mots servent de mémorial à des expériences millénaires, j’opinerais que tous ces sens s’appliquent d’une façon ou d’une autre au kli dans ses possibles rapports avec la lumière.

Revenons-y. La lumière divine, en tombant dans les différents mondes, se répand et en même temps se contracte, se replie, ou se voile, pour laisser croître le désir d’être reçue par le Kli, par ce réceptacle, ce désir, cette âme ou ce « Corps », ce Kli qui est à la racine de la créature créée. Le Kli, qui faisait auparavant partie de la Lumière, doit maintenant se distinguer d’elle, pour mieux la recevoir ; il doit s’en séparer pour mieux la désirer. Il la désire comme Or Hokhma (la Lumière de la Sagesse) ou bien comme Or Haya (la Lumière de la Vie), ou encore comme Or Hassadim (la Lumière de la Miséricorde). Le Kli est donc déterminé selon le degré d’expansion de la Lumière et aussi selon son degré de sortie hors d’elle.

Les sages ont aussi dit à propos de ces questions: « Il y a des pleurs dans les demeures intérieures ». Cela signifie métaphoriquement que lorsque la Lumière arrive dans les mondes inférieurs, et si elle ne trouve pas de Kli désirant la recevoir, et qu’elle reste donc « intérieure », non révélée, alors « il y a des pleurs ». Mais lorsqu’elle trouve un Kli qui la désire, alors elle peut se révéler à l’extérieur, et alors « la vigueur et la joie sont dans Son lieu », et alors tout est visible.

La kénose de l’avenir


3ème jour

La plasticité synaptique est une métaphore contemporaine de la plasticité de la nature, de la culture et même de la divinité (Ovide ou Apulée en ont poétiquement décrit les « métamorphoses », plastiques par excellence). L’idée de la plasticité de Dieu n’est pas nouvelle. Chez les Grecs et les Latins, Zeus ou Jupiter pouvaient prendre toutes les formes. Chez les chrétiens, cette idée va aussi loin que possible en tant que « kénose ». Le Christ, le Messie, est un Homme et il est Dieu. C’est un Dieu ignoré, humilié, torturé, raillé, puis mis en croix comme un esclave. La kénose, du grec kenoô (vider), traduit l’idée de la descente sur terre du Dieu infini, éternel, créateur des mondes, et réduit à l’état de loque humaine, pantelante et agonisante sur le bois de la croix.

Comme le fait remarquer C. Malabou dans L’avenir de Hegel, ce dernier compare la kénose divine et la kénose philosophique. Il n’hésite pas à mettre la première au service de la seconde. La kénose est un acte de libre effacement de la divinité au bénéfice du projet divin en faveur des hommes. Hegel reprend l’idée de kénose pour justifier un processus philosophique de dépossession de soi, de dépossession de sa subjectivité. La kénose divine signalait la possibilité d’un espace et d’un temps de vacuité transcendantale. La kénose philosophique s’applique désormais à l’homme lui-même. L’homme n’est plus une substance fixe, c’est un sujet disparaissant. Hegel multiplie les figures de la sortie de Dieu hors de lui. La langue allemande est riche de possibilités en la matière : Ent-zweiung, Ent-fremdung, Ent-aüsserung. Ces formes d’extériorisation, et même d’aliénation ne sont pas à prendre à la légère venant d’un Dieu qui emplit le monde, ou plutôt qui enveloppe le monde de sa pensée et de son Verbe. Le but de Hegel, en recyclant philosophiquement un concept éminemment théologique, c’est de « mettre au jour l’essence kénotique de la subjectivité moderne ». On pourrait arguer que c’est là prendre de fort grands moyens pour traiter d’un sujet relativement petit. Mais Hegel est prêt à faire flèche de tout bois, y compris de celui de la croix, pour faire avancer sa propre spéculation. Le Christ est avant tout, sur le plan philosophique, une « représentation ». Il incarne la représentation de la «vérité absolue ». « Si le Christ ne doit être qu’un individu excellent, même sans péché, et seulement cela, on nie la représentation de l’idée spéculative, de la vérité absolue »1.

Quand le Christ meurt en croix, quand il est au fond de l’abîme, il « représente » la « négativité de Dieu se rapportant à elle-même ». Philosophie, quand tu nous tiens…

« Plastique » désigne ce qui peut prendre une forme, tout en résistant ensuite à la déformation, dans une certaine mesure. Dans le contexte philosophique, quoi de plus « plastique » que l’esprit ? Le νοὖς (noûs), dans son état de réception passive, est « le sommeil de l’esprit, qui, en puissance, est tout » dit Hegel dans la Philosophie de l’esprit. La plasticité contamine tout. Si l’esprit est originairement plastique, comme nous le montre son épigenèse, alors les concepts mêmes qu’il peut énoncer doivent l’être aussi. L’esprit se caractérise par son aptitude innée à recevoir des formes, mais aussi à donner des formes. Il étend cette propriété à sa propre forme, qu’il peut déformer, reformer, réformer, transformer, par l’épigenèse, par le travail ou par tout autre opération appropriée.

La pensée, par nature, se prend elle-même pour objet de pensée. Cette « pensée de la pensée », cette noesis noêseos, cette plasticité noétique, est la traduction philosophique de ce qui fut à l’origine une propriété neurobiologique primordiale. La pensée est une sorte d’être vivant, un être indépendant de celui qui la pense, et qui dans cette vie propre, se prend elle-même pour forme et pour matière de futures transformations. La pensée se prend et se déprend elle-même librement. Hegel utilise le mot Aufhebung, qui peut se traduire par déprise, dessaisissement. Aufheben conjoint les sens de Befreien (libérer) et Ablegen (se défaire de). Mais ce mouvement de déprise est réflexif. Il peut s’appliquer à lui-même. Il y a toujours possibilité d’une relève de la relève, d’un dessaisissement du dessaisissement. Qui décide de prendre alors la « relève », et pour en faire quoi ? Qu’est-ce qui succède à un moment de liberté ? Un autre moment de pure liberté, sans aucun lien avec le précédent ? Ou alors une nouvelle chaîne causale alignant son déterminisme, jusqu’au prochain moment de grâce, où pour des raisons qui ne sont pas des raisons succède un autre instant de pure liberté ? Mystère.

1Hegel. Leçons sur la philosophie de l’histoire. Cité par C. Malabou, in L’avenir de Hegel.