Quatre transes + une cinquième.


« La Transe cinquième » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

L’immense auteur des Yoga-sûtras, Patañjali, détermine qu’existent plusieurs sortes de transes. La plus courante est la transe cognitive. Elle est dite « cognitive » parce qu’elle est traversée, en permanence ou bien fugacement, de différentes formes de « cognitions ». Par exemple, peuvent s’y mêler des raisonnements mentaux, des interrogations introspectives, des éclairs de joie, des bains de béatitude, ou encore le sentiment de l’existence du moii.

Plus rare est la transe dont Patañjali dit seulement qu’elle est « tout autre » (anya). Elle est tout autre parce qu’elle est détachée de tous les types de cognition que l’on vient d’énumérer.

Cette transe, non-cognitive, donc, peut s’observer selon différents modes. Il y a le mode de la cessation de toute activité mentale, de toute activité réflexiveii. Cette « cessation » n’est pas une sèche suppression, une simple disparition ou une abolition des activités mentales. Elle est plutôt une sorte de « suspension » des mouvements mentaux. Toutes les activités mentales sont alors comme « suspendues », mises en « attente ». Elles demeurent cependant « en puissance », elles restent chargées de toutes leurs potentialités, prêtes à émerger, bouillonnant dans l’obscur, et avides de vivre, ardentes d’énergies sombres.

Un autre mode de transe (non-cognitive) peut sourdre dans la conscience qui contemple l’idée de l’être plongé dans l’immanenceiii. Le meilleur exemple de cette immanence de l’être nous est donné par la pure nature, – la nature nue, vivant dans son état originaire, sauvage, non défigurée par l’homme ou la culture. La nature se donne alors à voir comme une figure partout locale du Cosmos total, et comme une image toujours particulière, toujours singulière, de l’Univers tout entier.

Enfin, il y a la sorte de transe qui survient lors de la contemplation de l’idée de l’être, en tant que celui-ci s’attache – essentiellement et existentiellement – à l’incorporel, à l’immatériel, au désincarnéiv. Est-ce si difficile à concevoir ? Non, non. Il faut seulement découvrir comment l’être se donne à concevoir comme intriqué, lié, enlacé à l’esprit.

Enfin, il y a une cinquième sorte de transe, qui pourrait aussi être qualifiée d’extase – mais une extase réellement absolue, et absolument sans limite. Elle consiste à vivre successivement les quatre sortes de transes définies par Patañjali. Il se trouve que ce dernier ne parle pas de cette 5e extase dans ses YogaSûtras, soit qu’il n’en voit pas la nécessité, soit qu’il n’en estime pas la pertinence. Elle existe bel et bien, néanmoins. Pour ma part, je comparerais volontiers la possibilité de parcourir librement toutes ces transes comme l’on monterait ou descendrait une espèce d’échelle de Jacob (j’emprunte ici cette image biblique, dans un contexte qui ne l’est certes pas, uniquement parce qu’elle évoque l’idée essentielle de ces montées et descentes).

J’ajouterais que le fin du fin, lorsqu’on a monté et descendu cette fameuse échelle un certain nombre de fois, consiste à contempler toutes ces sortes de transes, ensemble et simultanément.

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iYoga-sûtras I.17 « La transe cognitive (saprajñāta) s’accompagne de formes (rūpa) de raisonnement (vitarka), d’introspection (vichāra), de joie (ānanda) et de conscience de soi (asmitā). » (Ma traduction)

iiYoga-sûtras I.18 « Une transe tout autre, et où tout reste en puissance, s’obtient par la pratique de l’idée de cessation (virāma). » (Ma traduction)

iiiYS I.19 « Ou encore par la connaissance (pratyaya) de l’être (bhava), en tant qu’attaché à l’immanence (prakti) […]». (Ma traduction)

ivYS I.19 « […] ou bien désincarné (videha). »

Ce que Brahmā ne savait pas.


« Où la conscience cesse-t-elle?  » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

« Ce que Brahmā ne savait pas ». C’est là le titre d’une petite histoire qui a été racontée jadis par le Bouddha aux moines qui suivaient son enseignementi. Je la rapporte ici, en la résumant quelque peu, et en l’assortissant d’un bref commentaire, ouvrant de nouvelles questions.

Un jour, un moine particulièrement philosophe, ou simplement curieux, considéra l’existence des quatre grands éléments (terre, eau, feu, air). Il se demanda alors où ces éléments « cessent complètement d’être ». Le moine se mit en route, et interrogea nombre de savants, de moines, de saints, mais sans obtenir de réponse. Entrant en profonde méditation, il se rendit alors dans les cieux intermédiaires ; il y rencontra nombre d’esprits et de déités de niveaux de plus en plus élevés, qui ne purent davantage lui répondre. Mais, celles-ci lui conseillèrent d’aller voir les Devas les plus élevées, dans le monde de Brahmā. Elles ne surent pas répondre mais lui suggérèrent de s’adresser directement à la Divinité suprême, Brahmā lui-même.

Le moine suivit ce conseil. Il se présenta devant Brahmā, et lui demanda tout de go :

– Ami, où cessent complètement d’être les quatre grands éléments, la terre, l’eau, le feu et l’air ?

Brahmā répondit :

– Moine, Je suis Brahmā, l’Omniscient, le Tout-puissant, le Seigneur, le Créateur, le Père de tout ce qui a été et de tout ce qui sera.

Une deuxième fois, le moine s’adressa à Brahmā.

– Ami, je ne t’ai pas demandé si tu étais Brahmā, mais où cessent d’être les quatre grands éléments.

Brahmā répondit exactement de la même manière.

Le moine reposa une troisième fois sa question.

– Ami, ce n’est pas cela que je te demande, mais où cessent d’être les quatre grands éléments.

Alors Brahmā prit le moine par le bras et, l’entraînant à l’écart, lui dit :

– Moine, tous les devas qui nous entourent croient qu’il n’y a rien que Brahmā ne sache, rien qu’il ne voie, et rien dont il ne soit conscient. C’est pourquoi je t’ai pris à part. Mais, moine, je ne sais pas où les quatre grands éléments cessent complètement d’être. Cependant, tu as mal agi en faisant tout ce voyage jusqu’ici, pour chercher ta réponse, en ayant passé outre le Bouddha. Tu dois maintenant retourner le voir, lui poser ta question, et accepter sa réponse quelle qu’elle soit.

Le moine quitta illico le monde du Brahmā, s’en retourna sur terre et vint se présenter devant le Bouddha. Il lui posa sa question.

Le Bouddha répondit alors :

– Moine, il était une fois des marins, qui naviguaient sur l’océan. Ne voyant point de terre, ils relâchèrent un oiseau qui vola vers l’est, le sud, l’ouest, le nord, le zénith et toutes les directions intermédiaires. S’il voyait une terre il y volerait, sinon il retournerait sur le bateau. De la même façon, moine, tu as été fort loin, et même aussi loin que le monde de Brahmā, pour chercher une réponse à ta question. Ne l’ayant pas trouvée, tu reviens maintenant vers moi. Mais tu ne devrais pas poser ta question ainsi : « où cessent d’être les quatre grands éléments ? »

Tu devrais la poser plutôt comme cela : « Où la terre, l’eau, le feu et l’air ne peuvent-ils prendre prise ? Où sont à la fois le long et le court, le petit et le grand, le juste et l’injuste ? Où l’esprit et le corps sont-ils entièrement détruits ? » Et, à cette question, la réponse est : « Là où la conscience reste invisible, là où elle est sans limite, pure lumière, c’est là que la terre, l’eau, le feu et l’air ne prennent pas prise, c’est là où l’on trouve à la fois le long et le court, le petit et le grand, le juste et l’injuste . C’est là où l’esprit et le corps sont entièrement détruits. Avec la cessation de la conscience, tout est détruit.

On le voit, Bouddha sut apparemment, bien mieux que Brahmā, quoi répondre à ce moine insistant, « ne lâchant pas prise », et qui, en effet, ne trouva rien à rétorquer, restant muet. Cependant, vingt-cinq siècles plus tard, les questions frétillent, en moi du moins… En voici quelques-unes.

– Pourquoi, toi Bouddha, te trouves-tu en capacité de répondre à la question du moine, alors que le Dieu suprême, ne répondit pas et affirma même positivement qu’il ne savait pas la réponse ? Es-tu plus savant que lui ? Si oui, comment cela se fait-ce ? Serais-tu donc supérieur, au moins en cela, au Dieu suprême ? Comment toi, une « créature » , pourrais-tu te sentir supérieur en quelque matière au Dieu suprême, Brahmā, lui qui est le Créateur et le Père de toutes choses ? Mais alors que signifient ces mots mêmes, « supérieur », « suprême », si leur sens est aussi aisément perverti et même inversé? Et si les mots sont interchangeables, ta réponse ne l’est-elle pas aussi, « interchangeable » avec d’autres réponses ?

– Existe-t-il, d’ailleurs, réellement un tel lieu, ce lieu dont tu dis que les contraires s’y conjoignent, et que l’esprit et le corps y sont entièrement détruits ? Ou bien ce « lieu » n’est-il qu’une fiction du langage qui désignerait un « là où » purement chimérique, pour te débarrasser d’une vraie question ?

– Tu fais « cesser », Bouddha, les quatre éléments avec la « cessation » de la conscience elle-même. Mais comment peux-tu assurer que celle-ci « cesse » en effet ? Ne puis-je te demander alors : « Où cesse la conscience ? ». Si tu me réponds que la conscience cesse là où les quatre éléments cessent, nous n’aurons pas avancé. Si tu me réponds que la question cesse de se poser quand la conscience cesse, ne serait-ce pas là une ficelle un peu grosse, une astuce certes amusante, mais qui ne répond pas à l’exigence métaphysique du questionnement. N’en conviens-tu pas ?

– Tu uses de la métaphore de l’oiseau qui revient vers le bateau faute d’avoir trouvé une terre. Et tu le compares au moine qui revient bredouille vers toi, Bouddha, pour obtenir sa réponse après un long vol, infructueux et épuisant. Mais as-tu pensé, Bouddha, à poursuivre ta métaphore jusqu’au bout ? Et si l’oiseau trouvait enfin une terre ? Les marins du bateau n’en sauraient rien. Ils pourraient penser que l’oiseau est mort noyé, après un trop long vol, n’est-ce pas ? Mais comment sauraient-ils positivement que l’oiseau n’a pas trouvé quelque terre ? Il faudrait que celui-ci daigne revenir avec une branche d’olivier (par exemple), pour confirmer sa découverte. Mais si l’oiseau n’avait cure de revenir, qu’est-ce que les marins pourraient penser ? Rien, Bouddha. Ils ne pourraient pas savoir si l’oiseau est mort ou s’il est vivant. Ils ne pourraient pas, tout comme toi, Bouddha, savoir si la conscience est détruite, à la fin, ou si elle continue de voler, absolument indestructible, vers d’autres terres…

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iCf.La Kevaddha Sutta ( la Sutta 11 de la Dīgha Nikāya du Canon Bouddhique Pāli)

Le Trésor caché


« Descentes » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Le célèbre hadîth du « Trésor caché » comporte trois phrases. « J’étais un Trésor caché, J’ai aimé à être connu, Alors J’ai créé le monde pour être connu » Dans un vigoureux et métaphysique commentaire de ce hadîth, un soufi persan, natif de Semnân (une ville iranienne située à l’est de Téhéran), ’Alâoddawleh Semnânî (1261-1336)i, y lit trois principes premiers. Il les analyse comme résumant les trois « descentes » de l’Être, révélant successivement l’« essence » de son origine, la possible connaissance de son « unité » et la « manifestation » de son existence (dans la pluralité). « Dans les mots ‘J’étais un Trésor caché’ , cherche le secret de la pure essence. Dans les mots ‘J’ai aimé à être connu’ , cherche le secret du centre de Celui qui est l’unifiant (al-aḥad). Dans les mots ‘Alors J’ai créé le monde’ , cherche le centre de l’Un en qui tout est unifiable (al-wâḥid) ii. »

La première phrase correspond à la première phase de la « descente ». C’est une descente primordiale, hors de la ‘profondeur de la Nuée’ (une Nuit conceptuelle, absolument insaisissable). Le Principe originaire, le « super-Être » descend au niveau de l’« être ». Le Principe, qui est aussi la « Vérité » (al-Haqq), descend vers « l’être », afin d’« être » non plus un « Trésor caché » (en Soi), mais un « Trésor connu » (du Soi, pour le Soi et par le Soi). Le Trésor, en tant que caché, « reste » bien au-delà de l’être. Mais en tant qu’Il se révèle à Lui-même comme « Trésor », Il découvre au moins ceci que Son essence « est ». Le fait de « descendre vers l’être » équivaut pour le Soi à se révéler ce qui, de Son essence, peut « être ». Le Trésor caché ne se cache plus à Lui-même le fait que ce Trésor « est ». Cet « être » (wujûd) qui descend n’a pas de Nom, il n’a pas d’attributs. Il est l’Être transcendant toutes les catégories de l’être. Il est l’Être qui n’est que pure Essence (dhât).

La seconde phrase, ‘J’ai aimé à être connu’, définit la seconde phase de la « descente », laquelle révèle certains attributs essentiels de l’Être. L’Être, avons-nous dit, est « transcendant ». Mais cette transcendance possède une immanence. Autrement dit, il y a sans doute dans l’Être une « façon » immanente, essentielle d’« être », que l’on ne connaît pas, mais dont on peut supputer l’existence. Semnânî emploie pour définir cette immanence le mot tajallî que Corbin traduit par « épiphanie ». Le verbe tajallal est la forme V du verbe jalla, « être élevé », et il a pour première acception « devenir plus grand, devenir supérieur » et comme deuxième acception : « se couvrir d’un vêtement, se vêtir ». Dans le contexte de la « seconde descente », cette dernière acception me semble la plus pertinente, car un Être qui est déjà infiniment élevé ne devient pas plus « élevé » en « descendant ». Une autre métaphore semble ici nécessaire. J’adopterais volontiers la seconde acception de tajallal, pour formuler la métaphore me semblant le mieux caractériser la seconde « descente ». Lors de celle-ci, l’Essence « se revêt » d’être, elle « se recouvre de son Être ». Autrement dit, en « se recouvrant de l’Être », elle « se couvre de sa Gloire », pour employer une autre métaphore encore, que l’on retrouve d’ailleurs dans les Pasumesiii… En se vêtant de l’être, l’Essence « se connaît » elle-même, et ce faisant elle y prend « joie ». Elle « s’aime » elle-même en tant qu’elle est « connue » (par elle-même), et aussi, dans une certaine mesure, en tant qu’elle est désormais « connaissable » par d’autres qu’elle-même (sauf qu’il n’y a encore personne d’autre pour ce faire).

De quoi est composée cette connaissance de l’Essence par elle-même ? D’abord, l’Être divin se connaît comme « Vie ». Il est le « Vivant » par excellence. Ensuite, Il a connaissance de sa Gloire et de sa Beauté. On pourrait (métaphoriquement) dire que, ce faisant, Il se « voit » et Il s’« entend ». Enfin, il prend en quelque sorte connaissance de la « raison » de cette Gloire et de cette Beauté. Cette « raison » qui tient tout entière dans l’expression de son Verbe, de sa Parole (en arabe kalam), et dans la manifestation de sa Sagesse.

La phrase Alors J’ai créé le monde afin d’être connu, décrit la troisième phase de la « descente ». La seconde descente, qui était la première théophanie, avait déjà révélé l’Essence à elle-même. La joie infinie de voir et de connaître en elle-même sa Gloire, sa Beauté et sa Sagesse, va maintenant déborder au-dehors d’elle-même, et se répandre universellement. Elle jouit de la joie d’être enfin révélée dans la « Création », et plus précisément d’être révélée à la « Création » par la « Création ». Ce mouvement d’effusion de l’Essence est dénoté par la métaphore de la Lumière. La Lumière (de la Gloire, de la Beauté et de la Sagesse divines) va s’irradier en tant que Création, et elle va ensuite irradier tout le Créé. De la Lumière interne de l’Essence s’unifiant comme Gloire, Beauté et Sagesse, va procéder cette Lumière externe, révélatrice, qui va maintenant illuminer le monde créé, lequel devrait trouver en lui-même les ressources pour s’unifier en retour, et unifier ainsi le Multiple dans l’Unité de l’Êtreiv.

L’Être, qui est absolument transcendant, se laisse cependant saisir par la raison humaine en quelques traits immanents, sous les espèces de la Vie, de la Gloire, de la Beauté, de la Sagesse. Réciproquement, si je puis dire, la Création, qui résulte comme on l’a dit d’une effusion de la Lumière divine, peut aussi se laisser saisir ou interpréter comme une révélation de l’Être à Lui-même, par le biais et sous les espèces de la « connaissance » que les êtres créés se font de Lui.

Autrement dit, les métaphores, les images et les ressemblances conceptuelles circulent dans les deux sens. La Création permet à la Lumière de se réfléchir elle-même…

La Lumière divine « se connaît » elle-même. Elle se connaît comme « Vie ». De même l’intelligence humaine « se connaît », elle « sait » qu’elle se connaît et elle se sait « vivante ». Elle sait aussi qu’elle se connaît fort peu. Mais au moins sait-elle cela, qu’elle se connaît fort peu, mais qu’elle « vit » encore assez pour continuer de se connaître.

La Lumière divine « connaît » sa Création. Elle connaît a priori l’existence de cette Multitude, qui est autre qu’Elle (et qu’Elle doit encore créer). Cette Multiplicité, autre qu’Elle, étant créée, commence d’être, dès le « commencement ». Et, dans la suite des Temps, ce « commencement » ne cesse jamais. Tout commence toujours à nouveau. La Lumière « connaît » sa Création dès avant son commencement, elle la « connaît » dans son commencement, et dans ses constants recommencements ; de cela, il s’ensuit qu’Elle la « veut », la Création, dans son commencement et dans toute son évolution qui reste à venir. De même, on peut dire, par analogie, que l’intelligence humaine est capable de « volonté ».

La Lumière divine non seulement « se connaît » (voix active) mais elle est aussi « connue » (voix passive) par Elle-même. Autrement dit, elle « connaît » toute l’étendue de ce qu’il y a à connaître en Elle, et, connaissant tout ce « connu », elle connaît aussi l’étendue de tout ce qui ne lui est pas encore « connu », et tout cela, elle le connaît par ses propres forces, par sa propre Puissance. Cette notion de « Puissance » ouvre une dimension métaphysique essentielle : l’Être divin, par le fait même de sa Puissance, montre qu’Il est essentiellement « inaccompli ». Sa « Puissance » montre qu’en effet, Il est toujours « en puissance » de Se connaître. C’est un processus sans fin, qui doit être éternellement « accompli ». De même, et par analogie, l’intelligence humaine sait qu’elle est en « puissance » d’elle-même.

Enfin, on peut dire que dans une certaine mesure, la Lumière divine est aussi « connue » de sa Création. Cette connaissance-là correspond à ce qui est appelée dans les Écritures la « Sagesse » (divine). De même, et toujours par analogie, l’intelligence humaine sait qu’elle est en « puissance » d’une connaissance extérieure à elle-même, et qui pourrait également porter le nom de « sagesse ».

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iCf. Henry Corbin. En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques.Tome III. « Les fidèles d’amour. Shî’isme et soufisme ». Gallimard, 1972, pp. 275 sq.

iiMashâri’, fol. 31b. Ma traduction diffère quelque peu de celle d’Henry Corbin, op.cit. p. 31. En effet, la difficulté consiste à interpréter dans ce contexte le mot aad (أَحَد ) qui signifie « un ; quelque chose ; quelqu’un », le mot id ( واحِد ) qui signifie « un, unique, seul, même », auxquels on peut ajouter le mot waîd ( وَحيد ) qui signifie « exclusif, esseulé, isolé ; unique, seul, séparé ». Le mot aad connote l’idée d’un Un absolu et absolument unique (comme peut être l’unité et l’unicité d’une personne) ; le mot id connote l’idée d’une unité solitaire, celle de l’Un, seul et séparé, et qui reste « le même », même lorsqu’existe en-deça de lui une multitude composée de tout ce qui lui est autre, qui reste extérieure à cet Un unique, seul et séparé, mais qui a vocation à s’unir à Lui. Le mot waîd , qui n’est pas utilisé dans le texte de Semnânî, connote l’idée d’une solitude et d’une séparation absolue, donc non partageable.

iii« L’Éternel règne, il est revêtu de majesté » Ps 93,1. « Il est ceint de puissance » Ps 65,6

ivLes majuscules employées ici sont un moyen typographique, par ailleurs traditionnel et conventionnel, permettant de repérer plus aisément les changements de niveaux de discours et d’abstraction, et de souligner la distinction nécessaire, et proprement métaphysique entre être et Être, essence et Essence, existence et Existence, unité et Un.

Philosophie du soir


« Fleur d’écume » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Je restais dans la lumière,
Dessinant les vagues,
Caressant le vent, le ciel – brillant.

Pensant aux âmes bienheureuses,
J’allais avec aisance,
Tels des doigts sur le violon lissant

Le long des cordes,

Et le son des chants sincères.


Comme un enfant qui dort,

Du divin, je respirais l’odeur.

Parmi les ors flottants, et l’écume en fleur,

L’esprit vient, vire, divague,
Luit, se dissout, toujours
A l’affût, vivant visage.

Ses yeux calmes contemplent

La clarté reine du soir.

Mais pour moi, il n’y a pas
De repos, où que j’aille,
Les vivants s’abandonnent, en sommeil,
Les morts, sans fin, se dissolvent.
Leurs ombres passent, d’une heure à l’autre,
La clepsydre en silence s’évide,

Et coulent les années,
Incertaines, élusives, et surannées.

(En hommage à Hölderlin)

Sang ou Sôma ? Il faut choisir.


« Sôma » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

L’ancienne religion juive, dès son origine, privilégia l’oblation du sang, le sacrifice au Dieu d’un animal : un taureau, une génisse, un bouc, une chèvre, un agneau, ou encore une colombe, par ordre (décroissant) de coût, et donc d’importance des prières ainsi tarifées et monnayées. Selon l’égyptologue Jan Assmann, comme pour d’autres anthropologues, le sacrifice d’ovins ou de bovins a été initialement conçu par Moïse comme une façon de se démarquer radicalement de l’antique religion égyptienne. Celle-ci considérait en effet le Taureau (Sérapis) comme un avatar divin. On conçoit que le judaïsme, dans sa haine des « idoles » égyptiennes, ait pu vouloir sciemment ordonner de sacrifier le « taureau » et d’autres bovidés, qui en incarnaient la quintessence. Leur sang coule alors en abondance sur l’autel du Dieu, mais ce sang est fondamentalement « impur » (l’idée resta ancrée dans l’esprit des peuples : « Qu’un sang impur abreuve nos sillons ! »). Le sang, comme les chairs mortes, se corrompt à l’air et il emplit alors le Temple de puanteurs vite insupportables. Il faut le laver à grande eau, ou bien brûler la chair avec son sang sur la braise, pour en faire un « holocauste » (littéralement une « consumation totale »).

Bien avant le temps d’Abraham ou de Moïse, et beaucoup plus loin vers l’Orient, dans le bassin de l’Indus, la religion plus ancienne du Véda était organisée quotidiennement autour du sacrifice du lait de la vache, – et non de son sang. Autre civilisation, autre sensibilité, autre vision du monde – et du divin.

Par un contraste frappant avec la religion juive qui célébrait l’holocauste du bovidé ou de l’ovidé, et en une différence notable, aussi, avec les cultes à mystère et le mithraïsme de l’Empire romain, qui prônaient le sacrifice du taureau, la religion védique a toujours considéré la vache comme étant éminemment « sacrée », ce qu’elle est aujourd’hui encore pour l’hindouisme.

Dans la tradition du Véda, la vache joue un rôle unique dans le cycle cosmique de la vie. La lumière du soleil inonde la terre, elle fait pousser l’herbe qui nourrit la vache, laquelle produit le lait. Ce lait tire en dernière analyse son origine des forces cosmiques. Dans le sacrifice, il est utilisé sous la forme du « beurre clarifié », liquide, inflammable, et produit d’une fermentation. Ce « beurre clarifié » entre dans la composition du Sôma, auquel on ajoute d’autres sucs végétaux, eux aussi susceptibles de fermenter.

La fermentation est un phénomène universel, qui frappa les Anciens depuis les temps les plus reculés. La fermentation de la pâte résultant du mélange de l’eau et de la farine, la fermentation du houblon, de l’orge ou du jus de la vigne, ont excité leur sens du mystère, leur intuition que des puissances invisibles étaient à l’oeuvre. D’où venait cette vie invisible, s’agitant en silence, mais non en vain, pour finalement donner aux hommes le pain, la nourriture la plus essentielle, et le vin ou la bière, ces boissons super-essentielles, car analogues aux ambroisies divines ?

Le Sôma védique, mêlé de beurre clarifié et de plusieurs sucs végétaux, résulte donc de multiples fermentations. Mais le fait essentiel est que sa consommation va induire une nouvelle fermentation, celle de l’esprit et de l’âme des hommes… Le Sôma, d’origine cosmique (par le biais de l’énergie solaire), d’origine terrestre (par son lien avec le végétal et l’animal) et d’origine humaine (par la médiation du rituel sacrificiel et surtout par la transformation de l’esprit du sacrifiant), va permettre un retour à l’Origine, primordiale, de toutes ces origines. Sous les espèces de la flamme, de la fumée et de l’odeur, mais aussi sous la forme de l’extase, au sein du brasier de l’âme, cet incendie psychique nourri d’une puissance proprement psychotrope, le Sôma met le ‘feu’ à l’âme de l’homme, complétant ainsi le grand cycle cosmique du divin, l’ayant lié en son lieu à l’humain.

Dans ce cycle du Sôma, la fermentation joue un rôle crucial, elle est au coeur du mystère. Le mot français « ferment » permet d’en soulever les premiers voiles. Il vient du latin fermentum, « levain ; levure ». Ce mot dérive lui-même du verbe ferveoi, dont la racine proto-indo-européenne est *bhreuii-, « bouillir, faire des bulles, mousser, brûler ». Cette proto-racine est à l’origine de la racine sanskrite bhur भुर् qui a donné plusieurs mots : bhurnih « violent, passionné »; bhurati  « trembler, battre, remuer », bhūrṇi «excité,  impétueux, sauvage, en colère », jarbhurīti « mouvement rapide ». La racine sanskrite bhur a aussi donné les mots grecs phrear « source, citerne », et phurô « mouiller, tremper ; mêler ; pétrir », au passif :  « être brouillé, confondu, se brouiller, se confondre » et au figuré « se troubler ». Elle a également donné le latin fervere « bouillir, mousser », le grec thrace brytos « liqueur fermentée à base d’orge »; le russe bruja « courant »; l’ancien irlandais bruth « chaleur »; l’ancien anglais breowan « brasser », beorma « levure »; l’ancien haut allemand brato « viande rôtie » mais aussi brot, et braupa « pain au levain ».

Sur le plan biologique, on sait maintenant que les « ferments » se composent d’êtres microscopiques vivant et se développant au sein de certaines matières organiques dont ils provoquent la transformation moléculaire. Mais, on le voit, dans de nombreuses langues, on trouve associé à la notion de fermentation un riche arc de divers sens, qui vont du physique et du chimique au mental et au psychique… Le mot « ferment » a ainsi pris en français, au sens figuré, le sens de « ce qui fait naître ou entretient un sentiment ou un étatiii ». Il est notable par exemple, que le « levain » (ce ferment qui fait « lever » la pâte) est à la base de nombreuses métaphores évangéliques:

« Sur ces entrefaites, les gens s’étant rassemblés par milliers, au point de se fouler les uns les autres, Jésus se mit à dire à ses disciples: Avant tout, gardez-vous du levain des pharisiens, qui est l’hypocrisieiv. »

« Gardez-vous avec soin du levain des pharisiens et du levain d’Hérodev. »

« C’est bien à tort que vous vous glorifiez. Ne savez-vous pas qu’un peu de levain fait lever toute la pâtevi? »

Le « levain » évangélique n’était, en somme, qu’une reprise de la métaphore première d’un levain bien plus originaire, le Sôma.

Le Véda consacre au culte du Sôma, qui est « l’âme primordiale du sacrifice »vii, une importante liturgie, dont les détails sont conservés dans les 114 hymnes du 9e Mandala . Le Sôma est le nom d’un Dieu immortel, invincible, généreux, pur, qui, « tel l’oiseau, vole vers le vase du sacrifice »viii, puis qui s’élève vers le Ciel, irrésistible, et permet aux hommes de « jouir de la vue du Soleil » ou, dans une autre traductionix, leur donne une « portion de Soleil »x. Sôma est aussi appelé Pavamāna, « maître du monde »xi, il est « éclatant parmi les autres Dieux »xii. « Il féconde la Nuit et l’Aurore »xiii. « Il enfante la lumière et dissipe les ténèbres »xiv. Il est « le père des Prières, le père du Ciel et de la Terre, le père d’Agni, du Soleil, d’Indra et de Vichnou ».xv Sôma est également appelé Prajāpati, le « Père de toutes les créatures »xvi. Il est le « Seigneur de la Parole »xvii, le « maître de la Prière »xviii, le « Seigneur de l’esprit »xix. Il est le « Prudent Sôma« , le « Sage Sôma, versé par la main du Sage, [qui] répand la joie dans la demeure chérie d’Agni »xx. Mais il est aussi « l’auteur de l’ivresse »xxi. Au Dieu Sôma, on peut répéter ce refrain lancinant: « Dans l’ivresse que tu causes, tu donnes tout »xxii. Et Sôma « révèle au chantre le nom secret des Dieux »xxiii. Sôma réalise l’union du ‘divin’ au ‘divin’ par l’intermédiaire du ‘divin’ : « Ô Sôma, unis-toi à toi par toi. » Sôma s’unit aux Dieux: « Sage et brillant, Sôma enfante la Prière, il s’unit à Ayou, il s’unit à Indra »xxiv.

Les métaphores érotiques de cette ‘union’ abondent. Sôma, liquide, ‘se donne’ au Sôma qui va prendre flamme ; enflammé, Sôma ‘se donne’ au Feu. De la Flamme sacrée on dit: « Épouse fortunée, elle accueille avec un doux murmure Sôma, son époux. Leur union se consomme avec éclat et magnificence. »xxv Les épousailles de la liqueur somatique et du feu ardent représentent l’union divine du divin avec le divin. La métaphore de l’amour brûlant et celle, très explicite, de l’union consommée, sont aussi des images du Divin engendrant le Divin. Sôma, « en murmurant se répand dans le vase, où il dépose son lait antique, et il engendre les Dieux. »xxvi Il « s’unit avec tendresse comme un nourrisson s’attache à sa mère. De même que l’époux accourt vers son épouse, il vient dans la coupe et se confond dans le vase avec [le lait] des Vaches » xxvii.

Dans plusieurs passages du Rig Véda, le mot yoni, योनि , désigne le creuset de pierre en forme de sexe féminin, qui reçoit la liqueur du sôma en flammes, et ce mot porte une multiplicité d’images et d’allusions. Le sens premier de yoni est: « matrice, utérus, vagin, vulve ». Le dictionnaire sanskrit de Monier-Williams donne plusieurs autres sens dérivés: « place de naissance, source, origine, fontaine », « réceptacle, siège, résidence, maison, foyer, antre, nid, étable » et « famille, race, caste, état », ‘graine, grain ». Par sa position essentielle dans le processus matériel du sacrifice, le yoni joue à la fois la matrice et le berceau du Divin, permettant sa conception, son engendrement et sa naissance. « Ô Feu, mis en mouvement par la pensée, toi qui crépites dans la matrice (yoni), tu pénètres le vent au moyen de la Loi (Dharma) »xxviii, dans la traduction qu’en donne G. Dumézilxxix. M. Langlois traduit ce même verset (RV, IX, 25, 2) en donnant à yoni le sens plus neutre de ‘foyer’: « Ô (Dieu) pur, placé par la Prière auprès du foyer, fais entendre ton murmure; remplis ton office et honore Vâyou. »xxx

Le Divin védique naît mystiquement, non d’une matrice vierge, mais d’un yoni baigné de liqueur divine, et enflammé de flammes brûlantes. Mais le yoni n’est pas seulement la matrice d’où naît le Dieu, il est aussi son Ciel, sa résidence éternelle : « Ce Dieu resplendit tout en haut, dans le yoni, Lui, l’Éternel, le destructeur, le délice des Dieux »xxxi

Les très nombreuses images associées au Sôma diffractent la compréhension de son sens profond. Le Véda voit la libation du Sôma comme une « mer ».xxxii Cette mer en flammes « crépite », et le feu « hennit comme un cheval ». « Ce Dieu, allumé, devient un char, devient un don ; il se manifeste en crépitant. »xxxiii Il s’agit de galoper vers le divin, toujours plus avant, toujours plus haut. « En allant en avant, ceci a atteint les sommets des deux Brillants (Dieux), et le Rajas (Dieu) qui est tout en haut. »xxxiv « Ceci coule dans le Ciel, libéré, à travers les ténèbres, allumé aux oblations généreuses. Ce Dieu versé pour les Dieux, par une génération antérieure, d’or, coule dans ce qui l’enflamme. »xxxv Le « crépitement » de Sôma en flamme figure le mouvement de la pensée, qui en est le synonyme. « Ô vous deux, l’Ardent et le Sôma, vous êtes les maîtres du soleil, les maîtres des vaches ; puissants, vous faites croître les ‘crépitantes’ [les pensées] ».xxxvi Le Dieu est éternel et destructeur, il est or et lumière, il est doux et savoureux. « Ils te poussent, toi l’Or, dont la saveur est très douce, dans les eaux, par les pierres, – ô Lumière, libation du Feu. » (Ibid. XXX, 5)

Il est Lumière née de la lumière. Il est Feu né du feu…

Les flammes du Sôma « parlent ». Elles sont la demeure de la divine Parole (Vāc)xxxvii.

Sôma naît et vit dans les chants, les prières, les paroles, les murmures des hommes, mais aussi dans les crépitements du feu, et dans les mugissements de la Vache xxxviii .»

Feux, Flammes, Souffles, Pensées, Paroles, Cris, Vents, visent tous à rejoindre l’unique Essence…

Sang ou Sôma ? Il nous faut, aujourd’hui encore, choisir la meilleure voie vers le divin.

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iFerveō ou ferueō « bouillir, bouillonner ; être brûlant ; écumer, fermenter ; s’agiter fiévreusement ». De l’indo-européen commun *bh(e)rū̆- ,« être bouillant, sauvage », qui donne aussi defrutum (« moût fermenté, vin raisiné »), le grec ancien βρῦτοςbrýtos (« liqueur fermentée »), le sanscrit bhurváṇiḥ (« indomptable, bouillant »), le latin brisa (« marc de raisin ») est probablement un emprunt au celte où \bh\ fait \b\ alors que le latin a \f\ :  birviñ (« bouillir ») en breton.

ii*bhreu également *bhreuə-, *bhreəu-, racine indo-européenne signifiant « bouillir, faire des bulles, pétiller, brûler », avec des dérivés se référant à la cuisine et à la brasserie. Il forme tout ou partie des mots de diverses langues européennes : barm; barmy; bourn « petit ruisseau »;  braisebratwurstbrawnbrawnybraze « exposer à l’action du feu »;  brazierBrazilbreadbreedbrewbrothbroil « se quereller, se battre »;  broodeffervesce;  effervescence;  effervescentembroilfermentfervent;  fervid;  fervor;  imbroglio.

iiiSelon le CNRTL, qui donne les exemples suivants ;

-À la regarder il lui venait des comparaisons qu’il n’osait formuler tant il redoutait qu’elles ne parussent exagérées et niaises. Pour cela et pour d’autres ferments d’enthousiasme qui le travaillaient, il devait se contraindre, par peur du ridicule, à une surveillance pénible sur lui-même. — (Maurice LeblancVoici des ailes, 1898, réédition Éditions François Bourin, collection Libretto, 1999, page 31)

-Cependant le ferment qui a produit l’insurrection dans le Nord existe également dans le Sud : l’exaspération créée par la rapacité des Glaoua qui règnent aujourd’hui en maîtres incontestés sur le Maroc méridional. — (Frédéric WeisgerberAu seuil du Maroc Moderne, Inxstitut des Hautes Études Marocaines, Rabat : Les éditions de la porte, 1947, page 248)

-Pour chaque être humain qui croise ta route, tu peux être un ferment de liberté. — (Jean Proulx, Grandir en humanité, Fides, 2018, pages 72-73) -Le sang des martyrs était le ferment de l’Évangile. — (Après Jésus. L’invention du christianisme, sous la direction de Roselyne Dupont-Roc et Antoine Guggenheim, Albin Michel, 2020, page 289)

ivLuc 12,1

vMarc 8,15

vi1 Co 5,6

viiIbid. IX, Hymne II, 10

viiiIbid. IX, Hymne III, 1

ixCelle de  Ralph T.H. Griffith, disponible sur Wikisource

xIbid. IX, Hymne IV, 5

xiIbid. IX, Hymne V, 1

xiiIbid. IX, Hymne V, 5

xiiiIbid. IX, Hymne V, 6

xivRig Véda, Section VII, Lecture 7ème, Hymne VIII. Trad. M. Langlois, Ed. Firmin-Didot, 1851, Tome 4ème, p.121

xvRig Véda, Section VII, Lecture 4ème, Hymne VI, 5. Trad. M. Langlois, Ed. Firmin-Didot, 1851, Tome 4ème, p.89

xviPrajapati est l’Un, primordial, auto-créé, mentionné par le Nasadiya Sukta : « Au commencement, il n’y avait ni Être ni Non-Être, ni ciel, ni terre, ni rien qui soit au-dessus et en dessous. Qu’est-ce qui existait ? Pour qui ? Y avait-il de l’eau ? La mort, l’immortalité ? La nuit, le jour ? Quelles que soient les choses qui existaient, il y avait l’Un, l’Un primordial auto-créé, autosuffisant, par sa propre chaleur, ignorant de lui-même jusqu’à ce qu’il désire se connaître lui-même. Ce désir est la première graine de conscience, disent les présages. Liant le Non-Être avec l’Être. Qu’est-ce qui était au-dessus et qu’est-ce qui était en bas ? La graine ou la terre ? Qui sait ? Qui sait réellement ? Même les dieux vinrent plus tard. Peut-être que seuls les êtres originels savent. Peut-être que non. » (Cité à l’article Prajapati de Wikipédia)

xviiIbid. IX, Hymne XXVI, 4 dans la traduction de Ralph T.H. Griffith.

xviiiIbid., IX, Hymne XXVI, 4 dans la traduction de M. Langlois.

xixIbid. IX, Hymne XXVIII, 1 dans la traduction de Ralph T.H. Griffith.

xxIbid. IX, Hymne XVII, 8

xxiIbid. IX, Hymne XII, 3

xxiiIbid. IX, Hymne XVIII,1-7

xxiiiRig Véda, Section VII, Lecture 4ème, Hymne V, 2. Trad. M. Langlois, Ed. Firmin-Didot, 1851, Tome 4ème, p.87

xxivRig Véda. IX,XXV, 5

xxvRig Véda, Section VII, Lecture 7ème, Hymne XIV. Trad. M. Langlois, Ed. Firmin-Didot, 1851, Tome 4ème, p.190

xxviRig Véda, Section VI, Lecture 8ème, Hymne XXX, 4. Trad. M. Langlois, Ed. Firmin-Didot, 1851, Tome 3ème, p.472

xxviiRig Véda, Section VII, Lecture 4ème, Hymne III, 2. Trad. M. Langlois, Ed. Firmin-Didot, 1851, Tome 4ème, p.85

xxviiiRig Véda. IX,XXV, 2. La translittération du texte sanskrit donne: « pa/vamaana dhiyaa/ hito\ .abhi/ yo/niM ka/nikradat dha/rmaNaa vaayu/m aa/ visha ». Ralph T.H. Griffith traduit ici yoni par ‘dwelling place’ (résidence, foyer):  » O Pavamana, sent by song, roaring about thy dwelling-place, Pass into Vayu as Law bids. » On retrouve le mot yoni au dernier verset de cet hymne (RV, IX,XXV,6), traduit par Ralph T.H. Griffith par ‘place’: « Flow, best exhilarator, Sage, flow to the filter in a stream, To seat thee in the place of song. » M. Langlois, dans ce verset, traduit yoni par ‘foyer’: « Ô (Dieu) sage, qui donnes la joie, viens avec ta rosée dans le vase, et assieds-toi au foyer qu’occupe l’Illustre (Agni) ». (Translittération de RV, IX,XXV,6: aa/ pavasva madintama pavi/traM dhaa/rayaa kave arka/sya yo/nim aasa/dam )

xxixin Les dieux souverains des Indo-Européens. 1977

xxxRig Véda, Section VI, Lecture 8ème, Hymne XIII, 2. Trad. M. Langlois, Ed. Firmin-Didot, 1851, Tome 3ème, p.455

xxxiRig Véda. IX,XXVIII, 3. Ralph T.H. Griffith traduit ce verset: « He shines in beauty there, this God Immortal in his dwelling-place ».

xxxiiIbid. IX, Hymne XXIX, 3

xxxiiiRig Véda. IX, III, 5

xxxivRig Véda. IX,XXII, 5

xxxvRig Véda. IX,III, 8-9

xxxviRig Véda. IX,XIX,2

xxxvii « La Parole a parlé ainsi : « C’est moi qui porte l’excitant Sôma, moi qui porte Tvaṣtar et Pūṣan, Bhaga. C’est moi qui confère richesses à qui fait libation, à qui invoque [les Dieux], à qui sacrifie, à qui presse le Sôma. C’est moi, de moi-même, qui prononce ce qui est goûté des dieux et des hommes. celui que j’aime, celui-là, quel qu’il soit, je le fais fort, je le fais Brahman, je le fais Voyant, je le fais Très-Sage. C’est moi qui enfante le père sur la tête de ce monde, ma matrice est dans les eaux, dans l’océan. De là, je m’étends à tous les mondes et le ciel, là-bas, je le touche du sommet de ma tête. Je souffle comme le vent, embrassant tous les mondes, plus loin que le ciel, plus loin que la terre: telle je me trouve être en grandeur. » Rig Véda. X,XII, 2-8 (A.V. 4.30). Cité par G. Dumézil, in Les dieux souverains des Indo-Européens. 1977

xxxviii« Les Vaches mugissent. Le [Dieu] Brillant part avec son murmure. Les grandes mères du sacrifice, enfantées par les Rites pieux ont répondu à ce bruit. Elles parent le nourrisson du Ciel » Rig Véda, Section VI, Lecture 8ème, Hymne XXI, 3-5. Trad. M. Langlois, Ed. Firmin-Didot, 1851, Tome 3ème, p. 463

1, 2, 3, 4 et un million


« Or effusion » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Les ‘nombres naturels’ (1, 2, 3, 4, etc.) font partie des structures mentales universelles. Autrement dit, toutes les cultures et civilisations humaines possèdent une certaine vision et une certaine compréhension des nombres 1 , 2, 3, 4. Certaines cultures accordent aussi de l’importance au 5, au 6, au 7, au 8 et même au 9. Le nombre 10 saute aux yeux par sa référence au corps humain (les dix doigts). Le nombre 12 prend souvent un sens symbolique ou mythique. Au-delà, les nombres naturels perdent quelque peu en spécificité symbolique. Les psychologues cognitifs ont tiré avantage du haut degré de prégnance des tout premiers nombres naturels (en particulier les cinq premiers nombres) pour créer des protocoles expérimentaux riches de résultats quantitatifs. Mais lorsque vient le moment de généraliser ces résultats à des considérations, des questions plus profondes émergent.Il est instructif de considérer à cet égard l’abîme conceptuel et méthodologique entre la psychologie cognitive et la psychologie dite des « profondeurs », quant à leurs approches respectives de la notion de « nombre naturel ». C.G. Jung, qui fut le pionnier de la psychologie des profondeurs, a montré que des structures psychiques attachées aux nombres pouvaient être mises en rapport avec d’autres structures psychiques touchant au numineux et au sacré. Il a montré aussi qu’elles pouvaient se rejoindre dans un ‘monde commun’, qu’il a appelé unus mundus. Dans son ouvrage Explication de la nature et psyché, il a formulé l’idée que l’exploration des archétypes des nombres naturels permet de pénétrer plus avant dans la réalité unitaire de la psyché et de la matière. « J’ai le sentiment que le nombre est une clé du mystère, puisqu’il est autant découvert qu’inventé. Il est quantité aussi bien que signification ; sur ce dernier point, je citerai les quantités arithmétiques de l’archétype fondamental de ce qu’on nomme le ‘Soi’ (monade, microcosme, etc.) et ses variantes du quatre, le 3 + 1 et le 4 + 1, qui sont historiquement et empiriquement bien illustrés par des documentsi. » Marie-Louis von Franz, a continué les recherches initiées par Jung sur les archétypes attachés au nombre. Son livre Nombre et tempsii fournit une abondante source documentaire, anthropologique et ethnographique, et explore la profondeur immémoriale des liens entre le nombre et le sacré. S’appuyant largement sur les travaux antérieurs de Jung, elle apporte des considérations complémentaires sur l’archétype du 2 (pouvant s’interpréter à l’aide des concepts de ‘dualité’, d’‘opposition’, de ‘séparation’, mais aussi de ‘suite’ et d’‘accompagnement’iii), sur l’archétype du 3 (concept de ‘trinité’) et sur l’archétype du 4 (concepts de ‘quaternion’ et de ‘mandala’).

Pour Pythagore l’archétype du ‘Deux’ symbolisait la matière, par opposition à l’esprit qui était représenté par l’‘Un’. Mais, selon une autre interprétation, l’Un contient déjà le Deux en puissance, et il l’engendre de toute éternité. « Le double aspect de l’Un comme Totalité-Unité et unité de compte (MonotèsHenotès) contient déjà virtuellement le deux. C’est pourquoi l’Un primordial était déjà, en ce qui concerne son contenu (par exemple dans la spéculation gnostique des nombres), caractérisé comme ‘Père-Mère, ‘Silence-Force’ divinsiv (…) Le deux était rattaché à Eve, c’est pourquoi le diable la tenta la première. Il existe ainsi une parenté secrète entre la dualité, le diable et la femme, et le quatre, que l’on peut déduire du deux, a également reçu une valeur négative, en tant que ‘païen’. Le deux est même le diable en personne. Ce principe diabolique de dualité a tenté d’édifier une création opposée à Dieu, luttant contre l’ordre trinitaire du monde […] On peut voir une variante de la même idée archétypique dans la théorie cosmogonique de Pascual Jordanv, d’après laquelle l’univers serait sorti d’une paire de neutronsvi. » Les archétypes traversent aisément les frontières disciplinaires, tout commecelles de l’inconscient. Si la psychologie cognitive désire traiter sérieusement du concept de nombre ‘naturel’, elle devrait tenir compte des valeurs archétypiques et des associations inconscientes attachées aux idées de l’Un, du Deux ou du Trois, et ne pas s’empêcher non plus de voir leurs prolongements dans des traditions philosophiques comme le monisme, le non-dualisme ou le dualisme, ou encore dans la prégnance philosophique ou religieuse du paradigme trinitaire.

Pourtant, la distance entre les approches de la psychologie cognitive et celles de la psychologie des profondeurs quant à l’essence même du ‘nombre’ reste flagrante. Un excellent exemple est celui des lois de Weber et de Fechner, dont la psychologie cognitive fait notoirement usage. Ces lois ont en effet de nombreuses applications expérimentales, pour la quantification (et la ‘numérisation’) des réponses à des stimuli sensoriels. Selon la loi de Weber, plus les stimuli sensoriels augmentent en intensité, plus les sensations qu’ils provoquent deviennent subjectivement imprécises. Autrement dit, plus les nombres qui traduisent les stimulations sensorielles sont grands, plus leur estimation consciente par le sujet devient approximative. Quant à la loi de Fechner, elle stipule que des stimuli d’intensité croissante produisent des effets ressentis augmentant, relativement, de moins en moins. Les sensations s’accroissent d’autant plus faiblement que les stimuli augmentent davantage, selon une courbe logarithmique.

Ces lois ne tombent pas du ciel. Elles sont en quelque sorte câblées dans le système neuronal. Des neuroscientifiques ont fait l’hypothèse qu’il existe des « neurones détecteurs de nombres », capables de détecter quatre ou cinq objets en même temps. La modélisation du fonctionnement de ces neurones montre que plus le nombre d’objets à détecter augmente, plus le codage neural qui permet d’évaluer ce nombre devient imprécis. Selon ce modèle, le système neuronal allouerait d’autant moins de neurones à la reconnaissance numérique, que les objets à percevoir augmenteraient en nombre. C’est là, inscrite dans l’architecture neuronale elle-même, une première approximation des lois de Weber-Fechner.

Ces lois ne s’appliquent en principe qu’à des stimuli sensoriels, et à leurs effets psycho-physiologiques induits. Mais, par une expérience de pensée, on pourrait concevoir, en théorie, qu’elles s’appliquent aussi à des stimuli non sensoriels, par exemple des stimuli émotionnels ou cognitifs. On pourrait alors supposer que des stimuli émotionnels ou cognitifs de plus en plus forts provoqueraient des réponses émotionnelles, ou cognitives, de moins en moins rapidement croissantes, suivant en cela les courbes logarithmiques prévues par Fechner. Si les lois de Weber-Fechner se trouvaient être ainsi généralisables, et si on pouvait les appliquer non seulement aux stimuli sensoriels, mais aussi à des stimuli émotionnels, affectifs ou cognitifs, cela aurait d’étonnantes conséquences qualitatives, dont certaines parfaitement contre-intuitives. Si des chocs émotionnels et affectifs successifs frappaient avec une intensité croissante la conscience, celle-ci se révélerait-elle de plus en plus émoussée, réagissant de moins en moins ? Si des idées ou des concepts étaient présentés à la conscience sous une forme de plus en plus frappante, de plus en plus percutante, les lois (‘généralisées’) de Weber et Fechner se traduiraient-elles par des réactions de plus en plus relativement dubitatives ou blasées ? La conscience serait-elle progressivement lassée, émoussée ou même anesthésiée lors de stimulations émotionnelles ou cognitives de plus en plus fortes ? Ce serait là une contrainte neuronale, structurelle, systémique, imposée à la conscience, quant à sa capacité de réagir adéquatement aux idées les plus nouvelles, aux sentiments les plus élevés, aux intuitions les plus foudroyantes. Cela expliquerait un certain état moyen dans lequel se tient la conscience habituelle, dans son état ‘normal’, quotidien. La conscience serait structurellement inhibée, de par sa programmation neuronale, synaptique, elle serait formatée en vue de ressentir de moins en moins des chocs émotionnels, affectifs ou intellectuels qui seraient de plus en plus élevés. Cela expliquerait, incidemment, pourquoi les génies de la pensée, ou les mystiques capables des plus grandes révélations, sont si rares. Plus une idée serait grande, folle, immense, géniale, divine même, plus la loi (généralisée) de Fechner tendrait à la réduire relativement, à la réfréner, à la comprimer, à l’émasculer, pour qu’elle reste dans le cadre de ce que la conscience ‘moyenne’ est capable de supporter, et d’assimiler. L’on pourrait considérer que les lois de Weber et Fechner sont donc, en somme, nécessaires à la survie de l’espèce. Elles fonctionnent comme une sorte de soupape de sécurité ou de disjoncteur destiné à empêcher des courts-circuits qui endommageraient gravement le système synaptique et neuronal si les effets ressentis, subjectifs, étaient directement proportionnels aux stimuli objectifs. On en déduirait qu’Homo sapiens a pu survivre (jusqu’à présent) avec des structures neurophysiologique ainsi formatées, parce que celles -ciétaient précisément la meilleure manière de lisser les réactions à un environnement foncièrement imprédictible, ou potentiellement très dangereux…

Mais l’expérience de pensée suggérée ci-dessus est-elle légitime ? Peut-on réellement généraliser l’application des lois de Weber et Fechner (essentiellement quantitatives) à des stimuli émotionnels ou cognitifs ? S’il existe des « neurones détecteurs de nombres », existe-t-il aussi des neurones détecteurs d’ « idées neuves », des neurones détecteurs d’expériences inouïes, jamais vues, des neurones détecteurs de révélations (sacrées) et d’illuminations (mystiques) ? Peut-on appliquer les lois de Weber et Fechner aux effets des psychotropes, ou bien, dans un autre ordre d’idées, aux visions prophétiques ? Plus une vision serait puissante (par exemple, celle d’un Moïse sur le mont Horeb), moins nombreux, proportionnellement, seraient les neurones alloués à cette expérience, ou bien moindre leur réaction spécifique? Si la loi de Weber-Fechner s’appliquait effectivement aux illuminations ou aux révélations divines, les stimuli associés à ces expériences devraient-ils être exponentiellement augmentés pour compenser la loi logarithmique de Fechner, et produire des réactions subjectives suffisamment marquantes ? Et si cela n’était pas physiologiquement possible, devrait-on en conclure que, selon les lois de Weber-Fechner, les consciences des plus grands génies humains, des prophètes inoubliables, des poètes inclassables, des inventeurs de mondes, seraient bien vite blessées par des éclats éblouissants, des lumières aveuglantes, ou des visions les noyant dans l’obscurité ?

Mais il y a à ce sujet une autre hypothèse, celle d’une inversion pure et simple des lois de Weber et Fechner, lorsque la conscience est plongée dans des situations émotionnelles ou cognitives extrêmes. Loin de s’appliquer aux fonctions supérieures de la conscience de façon comparable aux expériences sensorielles, et loin de réduire relativement les effets ressentis, ces lois seraient alors invalidées et remplacées par des lois de dépassement, d’augmentation et même d’accélération de la conscience. Plus les stimuli émotionnels ou cognitifs seraient puissants, plus la réaction subjective augmenterait exponentiellement (et non plus de façon logarithmique), plus la conscience serait en mesure de se dépasser elle-même, et d’aller toujours plus loin dans son propre dépassement. Cela expliquerait que certaines consciences, peut-être plus douées, ou mieux préparées, seraient alors d’autant plus capables de s’ouvrir à la nouveauté absolue, à la surprise radicale, à la brûlure intolérable, à la vision explosive, à l’intuition déchirante, à la révélation écrasante, que les lois de Weber et Fechner seraient dans ces cas-là, non seulement abolies, mais transformées en leur contraire.

Les neurologues conviennent que les tâches qui impliquent un sens de la quantité – addition, soustraction, comparaison, évaluation d’un nuage de points  – activent dans le cerveau des régions particulières, dûment identifiées, au premier rang desquelles se trouve le fond du sillon intrapariétalvii. Est-ce à dire que les idées et les représentations attachées aux archétypes de l’Un, du Deux, du Trois, du Multiple ou de l’Infini, prennent aussi leur source en cet endroit du cerveau ? Si l’on pousse cette observation dans ses ultimes conséquences, l’idée de l’Unité essentielle du divin, celle de sa Trinité, ou de son Infinité, sont-elles elles aussi en germe, et en quelque sorte ‘pré-câblées’, au fond du sillon intrapariétal ? Quoi qu’il en soit, on peut admettre a minima que l’idée même d’un Dieu ‘Un’ ou celle de sa structure trinitaire, sont sans doute liées aux archétypes du 1 ou du 3. Ces nombres sont d’une part de ‘simples’ nombres naturels, mais ils sont aussi les symboles numineux de dogmes religieux de niveau élevé. Si les archétypes du 1, du 2 et du 3 se trouvent ‘codés’ dans le sillon intrapariétal, y trouve-t-on aussi ceux du ‘million’ ou de l’‘infini’ ? Si oui, est-ce ainsi que l’on peut expliquer les vers d’Arthur Rimbaud dans Le Bateau ivre :

J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
— Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ? —

Arthur Rimbaud ‘a vu’ un million d’oiseaux d’or. Jean-Pierre Changeux, pour sa part, ‘a vu’que le libre arbitre est une illusion, que ce n’est pas l’homme qui ‘veut’ ou qui ‘décide’, mais que des décisions se prennent en lui, sans qu’il en ait conscience, à la suite de brisures de symétrie dans des réseaux neuronaux, stochastiques et métastablesviii

Quant à nous, nous voyons que les neuroscientifiques affirment qu’ils comprennent bien mieux que Rimbaud, ce que le Poète lui-même a cru voir…

L’abîme entre les visions du monde portées respectivement par les sciences et par la grande poésie poètes s’élargit tous les jours. Quand l’astronome s’interroge sur la face cachée de la Lune, le Poète affirme :
Toute lune est atroce et tout soleil amer

Les puissances nucléaires conçoivent des sous-marins lanceurs d’engins faisant des tours du monde sans escale, et menaçant l’humanité entière, pendant que l’esquif ivre de Rimbaud s’écrie, dans sa vision de papier :

Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !

J’admire l’impeccable rigueur des sciences mais ne m’en contente pas. Elles sont si courtes, si limitées, si myopes. L’âme humaine est un océan véritablement sans fin. Ah ! S’y plonger, se fondre en ses abysses ! Toujours, il faut chanter en poète cette mer-là, cette eau divine, que ce soit en été, au printemps, en hiver ou à l’automne !

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iC.G. Jung, Letters II, Londres, 1976, pp.399-400, cité par ML von Franz in op.cit.

iiMarie-Louise von Franz. Nombre et Temps. La Fontaine de pierre. 2012

iii« Entendu comme dynamisme psychique, l’archétype de la dualité se tient à l’arrière-plan des opérations de répétition et de division. C’est pourquoi le mot signifiant ‘deux’ est apparenté, dans certaines langues primitives, à celui de ‘fendre’, et dans d’autres, à ceux de ‘suivre’ et d’‘accompagner’. » Marie-Louise von Franz. Nombre et Temps. La Fontaine de pierre. 2012, p.102

iv Cf. A Gnostic Coptic Treatise, édité par C.A. Baynes, Cambridge, 1933

vCf. B. Bavink, Weltschöpfung in Mythos und Religion, Philosophie und Naturwissenschaft, Bâle 1951, pp. 80, 102.

viMarie-Louise von Franz. Nombre et Temps. La Fontaine de pierre. 2012, p.103-104, note 18

vii« Toutes les tâches qui évoquent un sens de la quantité – addition, soustraction, comparaison, mais aussi simple vision d’un chiffre ou dénombrement d’un nuage de points – activent un réseau reproductible de régions, au premier rang desquelles figure le fond du sillon intrapariétal. Cette localisation s’accorde avec les connaissances des neurologues. Dès les années 1920, deux médecins allemands, Henschen et Gerstmann, sur la base de l’observation des nombreux blessés de la première guerre mondiale, avaient montré que les lésions pariétales gauches entraînent une acalculie : le patient ne parvient plus à réaliser des opérations aussi simples que sept moins deux ou trois plus cinq. » S. Dehaene. Vers une science de la vie mentale. Leçon inaugurale au Collège de France.

viii« La psychologie naïve se demande comment nous prenons des décisions ; la nouvelle théorie indique comment des décisions se prennent en nous, par brisure de symétrie dans un réseau stochastique et métastable. Dans cette théorie, les lois psychologiques de la chronométrie mentale se déduisent de la physique statistique de réseaux neuronaux, et ceux-ci implémentent, en première approximation, l’algorithme de prise de décision de Turing. » S. Dehaene. Vers une science de la vie mentale. Leçon inaugurale au Collège de France.

Ce qui est le plus manifeste


« Faille » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

C’est une question qui peut, au premier abord, sembler naïve, ou obsessive, ou inadéquate, ou controuvée. Ce qui est sûr, c’est qu’elle est purement spéculative, mais ses implications ultimes pourraient se révéler très concrètes, s’enlaçant comme des hyphes avides au sein de la vie même, pénétrant finement le terreau des mondes les plus matérialistes, pulvérisant les paradigmes du réel et du naturel, métamorphosant la nature de l’être, et l’essence de l’étant. Cette question, la voici : un Dieu, quel qu’il soiti, pense-t-Il ? Si la réponse est négative, doit-on penser que l’homme est seul à penser, dans cet univers ? Si la réponse est positive, ou du moins ouvre la possibilité d’une probabilité supérieure à zéro, la pensée de ce Dieu vit-elle en silence d’un mouvement sans fin, sous l’impulsion d’une sagesse immobile, contemplant les entrelacs de ses jeux intérieurs, et se dévoilant en Soi toute la puissance de ses possibles ? Ou bien, se satisfait-elle, paisible, de la jouissance d’un savoir absolu, sans limite et sans mélange ? Ou encore, s’enivre-t-elle de plongées continuelles dans les abîmes de sa lumière, et se glorifie-t-elle d’innombrables sauts de l’ange, en l’abysse de sa quantique obscurité ? Quoique purement spéculatives, il n’est peut-être pas absolument impossible de répondre à ces questions – s’il est donné à l’âme humaine, un jour, non de commencer de penser cette pensée, mais, beaucoup plus modestement, de seulement la simuler, ou encore de la mimerii, en quelque sorte, comme le rêve d’une ombre peut mimer l’éclat du soleil. Platon dit, dans le Phèdre, que toute âme a déjà contemplé les réalités absoluesiii, lorsqu’elle a appartenu à la compagnie du Dieu, et elle a alors vu quelques-unes des essences véritables. Elle a pu porter, par exemple, ses regards sur la Justice, sur la Sagesse ; elle a pu considérer quelle était l’essence de la vie des Dieuxiv, et elle a compris la réalité des Idées qui participent à la nature de leur divinité. C’est en se ressouvenant (de ces Idées) qu’un homme, en quelque sorte déjà initié, peut chercher à s’initier toujours davantage, et visant une parfaite initiation, peut devenir réellement parfaitv. Mais, pour ce faire, il lui faut s’écarter des préoccupations habituelles des hommes, il lui faut s’en extraire, s’en exfiltrer, et s’appliquer seulement à ce qui, en lui, relève du divin. Alors il pourrait paraître « possédé » du Dieu, si d’aventure il attirait l’attention. Mais en général, la foule affairée n’en soupçonne rien. Cependant, cette « ressouvenance » n’est jamais aisée. Les visions de jadis tendent à s’effacer. En réalité, fort peu nombreux sont ceux qui possèdent une capacité suffisante de se ressouvenir. S’il arrive à des âmes rares, point trop oublieuses, de voir dans cette vie-ci quelque image, ou de rencontrer quelque idée qui ressemblent à ces objets ou ces idées de là-bas, elles tombent en extase, elles ne s’appartiennent plus, elles se mettent hors d’elles-mêmes. Et ce qu’elles éprouvent alors, elles sont loin de le comprendre, car les images de la ressouvenance ne leur sont jamais assez distinctesvi. La Justice et de la Sagesse divines, qu’ont-elles de commun, d’ailleurs, avec la justice ou la sagesse d’ici-bas ? Celles-ci ne peuvent donc que les induire en erreur, à moins de s’efforcer de les concevoir dans leur essence même.

La ressouvenance du mystère, à nous qui vivons exilés sur cette terre de passage, n’est pas cependant si brumeuse que nous n’en percevions quelques précieux éclats : la simplicité, l’unité, la félicité, la totalité, l’universalité, baignées dans la massive, intégrale et pure lumière. Nous sommes enchaînés à nos corps éphémères, « comme l’huître l’est à sa coquillevii ». Et comment l’huître, même libérée de son sépulcre nacré, verrait-elle l’étendue de la mer, et la profondeur océane ? Par la vue, nous les humains, à la différence des huîtres, nous voyons le monde et tout ce qui l’emplit. Mais, dit Platon, « par la vue nous ne voyons pas la Penséeviii ».

À quoi l’on peut ajouter qu’on ne peut voir la vue par la pensée. On peut moins encore voir, en un même regard, le Voyant, Tout Cela qui serait à voir, et la Vision. On ne peut pas non plus voir, rassemblés en une même image, le Penseur, le Pensé et la Pensée. Mais peut-être, dira-t-on, peut-on penser, sinon simultanément du moins successivement, le Penseur (l’ego qui cogite), le Pensé (ce que l’on pense quand on pense), et la Pensée (ce qui relève, par exemple, de la conscience du Penseur pensant à l’essence de sa conscience pensante) ? Oui, sans doute peut-on le penser. L’homme qui se met à penser ainsi peut aller plus loin encore. Il peut n’avoir point trop de peine à découvrir dans sa propre conscience un peu de la nature du Dieu qu’il a un jour vu, comme dit Platon, considérant l’effort constant pour regarder dans la direction de cette vision ancienne, et bénéficiant de la ressouvenance à elle attachée. De cette ressouvenance même, il atteint alors l’essence, et ce faisant, si peu que ce soit, il atteint aussi une certaine idée de Son essence. Quelle est cette essence ? Platon répond que le Divin est « ce qui est beau, savant, bonix ». De ces trois adjectifs, seul le premier peut être vu, directement, sans intermédiaire. La vue est entre tous les sens celui qui a le plus de « clarté ». « Seule, la Beauté a eu cette prérogative, d’être à la fois la chose la plus manifeste, et ce qui le plus attire l’amourx. » L’expression « la chose la plus manifeste » traduit approximativement le mot grec ἐκφανέστατον, ekphanéstaton, qui signifie littéralement « ce qui sort (ek-) de ce qui se montre ». La monstration n’est jamais une démonstration, mais la manifestation se révèle comme ex-monstration. Heidegger, relevant le mot ἐκφανέστατον, affirma dans ses Carnets noirs qu’il représentait chez Platon « la dernière lueur de la φύσις dont la braise couve encore sous la cendre. Toute ardeur est sombre ardeur. Et si l’apparaissant renonce à sa part d’ombre, il perd son fond, et il lui faut dès lors, pour demeurer constant, s’en tenir aux causes et aux moyens de ce qui l’a provoquéxi. » La φύσις (phusis), la « nature » en grec, s’interprète chez Heidegger comme étant fondamentalement « ce qui apparaît », « ce qui se montre ». Par contraste, et en complète opposition avec l’interprétation de Heidegger, j’aimerais affirmer que « ce qui se montre » n’est jamais ce qui se dit dans le mot de Platon, ἐκφανέστατον. Ce qui se montre vraiment alors sort (ek-) de ce qui se montre. L’ἐκφανέστατον désigne en réalité la première aube d’un matin divin, une aube non issue de la nature mais d’une surnature. C’est l’aube d’une nature surréelle, dont le brasier immense ne se donne qu’à pressentir, de loin, d’immensément loin. Son incendie insensé y consume tous les sens, il annihile toutes les ténèbres, néantise tous les êtres, et rend humbles leurs ardeurs. Il est si éloigné de notre vue, et de notre pensée, qu’il ne nous apparaît que par son ombre, et ne se montre que par son absence. Serait-il un peu plus proche que nos yeux flamberaient instantanément, rendant notre cécité totale. Mais cet incendie est si loin que plusieurs abîmes nous en séparent. De ces abîmes nous ne voyons pas le fond. Mais il faut savoir que nous sommes tissés de leurs fonds mêmes. Et de ces fonds, il nous faut faire fond, pour monter toujours.

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iJe me place ici à un point de vue résolument philosophique et même métaphysique, et non théologique. Il ne s’agit pas de discuter de l’existence d’un Dieu (qui serait « inconnu »), ou du Dieu (des monothéismes). Il s’agit de réfléchir à la question de la cohérence systémique entre l’existence putative d’un Dieu hypothétique et l’existence de certaines qualités ou attributs anthropomorphiques, comme celles de la « pensée ». Si l’homme « est » parce qu’il « pense » (Descartes), le Dieu « pense-t-il », parce qu’il « est » ?

iiOn pourrait, en théorie, imaginer d’innombrables « expériences de pensée » par lesquelles on s’efforcerait de distinguer des types de pensées « divines » qui seraient philosophiquement compatibles avec les types recensés de pensées « humaines ». Dans un futur proche, on pourra utiliser les ressources de l’IA pour décliner toutes les manières imaginables de penser, et s’aider ensuite de programmes d’IA plus avancés encore, pour distinguer alors parmi toutes ces « manières de penser », celles qui sont décidément « non-humaines » (c’est-à-dire « non-humainement concevables » a priori) et les pensées décidément « humaines », « trop humaines ».

iii«Toute âme d’homme a, en vertu de sa nature, contemplé les réalités absolues : autrement, elle ne serait pas venu en lui animer sa vie. » Platon. Phèdre, 249e

ivPlaton. Phèdre, 247d-248a

vIbid. 249c

viIbid. 250a

viiIbid. 250c

viiiIbid. 250d

ix« Le Divin, c’est ce qui est beau, savant, bon. » Platon. Phèdre, 246d

xνῦν δὲ κάλλος μόνον ταύτην ἔσχε μοῖραν, ὥστ᾽ ἐκφανέστατον εἶναι καὶ ἐρασμιώτατον. Ibid. 250d

xiMarin Heidegger. Réfexions VII. § 48. Trad. Pascal David. Gallimard. 2018. p.59

Inspiration


« L’aile de l’Inconscient » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Ah! l’Inspiration superbe et souveraine,

L’Égérie aux regards lumineux et profonds,

Le Genium commode et l’Erato soudaine,

L’Ange des vieux tableaux avec des ors au fond,

La Muse, dont la voix est puissante sans doute,

Puisqu’elle fait d’un coup dans les premiers cerveaux,

Comme ces pissenlits dont s’émaille la route,

Pousser tout un jardin de poëmes nouveaux.

(Paul Verlaine. Poèmes saturniens, « Épilogue »)

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Il paraît, pour certain commentateuri, que cet « Épilogue », d’où sont tirés les deux quatrains ici cités, ne serait qu’une « parodie intentionnelle » ou même de l’« opportunisme littéraire », faisant la part belle à un « art poétique parnassien », qui n’aurait rien à voir avec l’art véritable de Verlaine dans ses Poèmes saturniens. Je n’en crois rien. Verlaine affiche la couleur plombée de son travail nocturne, et la cerne d’un trait net et sûr :

« Ce qu’il nous faut à nous, c’est, aux lueurs des lampes,

La science conquise et le sommeil dompté,

[…]

Ce qu’il nous faut à nous, c’est l’étude sans trêve,

C’est l’effort inouï, le combat nonpareil,

C’est la nuit, l’âpre nuit de travail, d’où se lève

Lentement, lentement, l’Œuvre, ainsi qu’un soleil ! »

Je crois que les mots ne sortent pas tout lisses de la cuisse de Jupiter. Ils sont toujours gluants, d’avoir été longtemps mâchonnés par des bouches innombrables, sucés par des langues avaleuses, déglutis par des glottes rétives. Il faut bien aussi qu’ils aient été rigoureusement émondés par le ciseau froid de la pensée, avant de pouvoir être unis au « bloc vierge du Beau ».

Je crois, cependant, que de rares mots, bien choisis, murmurent faiblement en notre esprit engourdi, le souvenir indistinct des « voix anciennes », et que par un effort d’arrachement, le poète dégage son aile emmurée du ciment sombre de l’inconscient, et s’envole fort haut, en douceur.

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iJe me réfère ici aux aigres et injustifiées remarques de Jacques Borel, dans son édition des Poèmes saturniens, aux Éditions Gallimard datée de 1973, dans sa note, p.169

Un très léger bruit d’aile


« La mémoire de la main » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Le piano que baise une main frêle

Luit dans le soir rose et gris vaguement,

Tandis qu’avec un très léger bruit d’aile

Un air bien vieux, bien faible et bien charmant

Rôde discret, épeuré quasiment,

Par le boudoir longtemps parfumé d’Elle.

(Paul Verlaine. Ariettes oubliées, V)

Métaphysique de l’Oie sauvage (Haṃsa हंस)


« Haṃsa » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

L’oie sauvage, en sanskrit haṃsa हंस, est une métaphore du Soi (ātman). En Inde, depuis des âges reculés, le Soi est figuré symboliquement par cet oiseau migrateur, cet éternel voyageur, qui habite à la fois la Lumière, le Vent, l’Air, mais demeure aussi dans le Feu et le Soma. Il vit au milieu des hommes, et parmi les Dieux. Il naît de l’Eau, de la Terre, des Montagnes et du Sacrifice, ainsi que l’atteste le ṚgVedai. Le mot haṃsa vient de la racine HAN- « allerii ». Mais, comme l’oie dans le ciel, comme le soleil dans l’espace, comme l’être humain qui vit sa vie, le haṃsa, dans son mouvement perpétuel, reste immuable. L’oie, le haṃsa, le soleil, l’homme, sont en effet autant d’aspects du Soi éternel et universel, l’ātman. Le haṃsa est défini dans le ṚgVedaiii à l’aide de quinze attributs. On retrouve ces mêmes attributs dans une strophe de la Kaha-Upaniadiv, mais additionnés d’un seizième qualificatif : Bhat, le « Grand »:

« Se mouvant [comme une Oie sauvage], il demeure dans la lumièrev.

Il pénètre toutvi,

Il vit dans l’espace intermédiairevii,

Comme le feu, il vit sur la terreviii.

Comme le Somaix, il demeure dans une jarrex,

Il vit parmi les hommesxi,

Il vit parmi les Dieuxxii,

Il vit dans la Véritéxiii.

Il demeure dans l’Espacexiv.

Il est né de l’eauxv,

Il naît de la terrexvi,

Il est né du Sacrificexvii,

Il vient des montagnesxviii,

Il est immuablexix,

Il est le Grandxx. »

Dans la littérature indienne, le mot Haṃsa हंस a une longue et complexe histoire, comme mantra, comme métaphore, et en tant que symbole ou allégorie de l’âme libérée. C’est un mot mystérieux, qui possède de nombreuses significations. Il est composé de la syllabe haṃ (« Je », aham) et de la syllabe sa (« lui » ou « cela »). Si on le lit ainsi, il peut donc signifier : « Je (suis) cela ». Le Haṃsa est aussi la manifestation de Prāṇa (« le souffle, l’esprit », terme étymologiquement lié à ātman) : l’expiration du souffle s’identifie à la syllabe haṃ et l’inspiration à la syllabe saḥ. Dans la tradition du Tantrisme shivaïte, les ascètes qui cherchent la libération sont classés en kuṭīcakas, bahūdakas, haṃsas et paramahaṃsas. Le vol du haṃsa symbolise également la sortie du cycle du samsara.

Le Haṃsa représente à la fois le son que produit le souffle lorsqu’on inspire et que l’on expire et la résonance vibratoire (nāda) de l’Absolu que le pratiquant entend intérieurement au cours des exercices spirituels qui mènent à l’extase (samādhi). Dans le corps subtil, le haṃsa est identifié au canal médian vide (śūnya) par lequel descendent l’énergie vitale, le souffle et la conscience quand l’Absolu s’individue en un être particulier. Dans toutes ces traditions, respirer revient à identifier l’âme individuelle à l’absolu : « haṃso ‘ham » est un palindrome qui peut être compris, soit comme le cri : « l’oie ! l’oie ! », soit comme l’affirmation : « Je suis Cela », c’est-à-dire « moi, ātman, je suis Cela, le brahman« . L’oie cosmique, criant dans le vide, devient une métaphore de la résorption du souffle, du son et de l’âme individuels dans l’Absolu. La répétition constante du mot « hamso » le transforme en « soaham« , ce qui signifie « Je suis ». C’est pourquoi le haṃsa est aussi identifié au principe universel, le brahman. Il est également Brahmā lorsque le Dieu emprunte le Haṃsa comme véhicule (Hamsa-vāhana). Dans son acception la plus élevée, le Haṃsa est enfin le symbole du brahman suprême (le Kālahamsa ou le Parabrahman).

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iṚgVeda II, 40.5

iiCe mot est apparenté au latin « (h)anser« , au grec « χήν », à l’allemand « Gans« , à l’anglais « goose » et au russe « гусь » (tous ces mots signifiant « oie »). Les traductions standard du terme à partir du sanskrit sont « oie » en premier lieu, et aussi « cygne ».

iiiṚgVeda II, 40.5

ivKaha-Upaniad 2.2.2. J’ai traduit ce passage de l’Upaniad, en m’appuyant sur les très précieux et très savants commentaires de Śaṅkara. Cf. Eight Upaniṣad. Vol I. Calcutta, 1977

vOu bien, dans le « lumineux », le « Ciel ».

viIl pénètre tout comme le Vasu – l’« air » ou le « vent » qui envahit tout (Vasuest dérivé de la forme causative de la racine vas, « abriter »).

viiAntarikasad – habitant l’espace intermédiaire.

viiiComme hotā il est le « Feu », à cause du texte védique : « Le Feu, en vérité, est hotā ». (Cityupaniṣad III.1 ; VII.1). Il est aussi vediat, mot dérivé de la racine sad, et réside sur le vedi, c’est-à-dire la terre, à cause du mantra qui commence ainsi : « Ce Vedi [l’autel du sacrifice|, est l’état le plus élevé de la terre » (Ṛ II, 3.20)

ixAtithi(san) est le jus du Soma. En tant que tel, le Soma demeure dans la « jarre », près de l’autel.

xAutre interprétation : Comme Brāhmaa, hôte invité, il est hébergé dans les maisons (duroa).

xiIl est nṛṣat, « demeurant parmi les hommes ».

xiiIl est varasat, celui qui demeure parmi les « adorables » (les Dieux).

xiiiIl est tasat, celui qui est établi dans le ta, c’est-à-dire dans la vérité (satya) ou dans le sacrifice (yajña).

xivIl est vyomasat, habitant l’ākāśa (l’espace).

xvIl est abjāḥ, dérivé de ap « eau » et de jā « naître », comme l’huître qui est mère de la perle.

xviIl est gojāḥ , « né de la terre » (comme le riz, le blé, le seigle..)

xviiIl est tajāḥ, « né dans le sacrifice ».

xviiiIl est adrijāḥ, « né des montagnes (adri) », comme les rivières.

xixBien qu’il soit le Soi en tous, il est vraiment (tam) immuable en essence.

xx« Le Grand, Bhat, c’est Mahat [le nom cosmique de l’Intelligence/ Buddhi], car il est la cause (kāraa) de tout… Le sens est que le monde n’a qu’un seul Soi et qu’il n’y a aucune division dans le Soi. » KaU 2.2.2

L’étincelle et la fumée


« L’étincelle et la fumée »  ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Le torrent rompait les digues de l’âme,

Noyait la pensée, et bouleversait

Tout sur son passage, et rebondissait

Souple et dévorant comme de la flamme,

Et puis se glaçait.

(Paul Verlaine. Poèmes saturniens. « Marco »)

Un soufi « zindiq »


« Passion soufie » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Ḥallâj, soufi, mystique et martyr, affirma publiquement des idées nouvelles, dans une époque cruelle, peu préparée à les entendre, et encore moins à les accepter. Accusé d’hérésie (zandaqai), il fut crucifié en 922 (l’an 309 de l’Hégire) à Bagdad. Louis Massignon qualifia sa vie de « Passionii », avec un P majuscule, choisissant avec ce mot d’évoquer, de façon plus ou moins subliminale, la « Passion » du Christ. Pour faire bonne mesure, il a aussi comparé le destin de Ḥallâj à celui de Socrate, condamné à la ciguë pour ses idéesiii. Mais quelles étaient-elles ? Pour caractériser la pensée de Hallâj, dix-huit « sentences » ont été choisies, quelques années après sa mort, par Sulamî (937-1021), un savant soufi. Elles forment un abrégé assez explicite, mais non dépourvu d’attrayantes obscurités. Je les donne ici, dans une version légèrement remaniée de la traduction de Massignoniv. On y cherchera utilement celles qui méritent une mort en croix, ou une renommée jamais démentie.

l. Il les a revêtus du voile de leur nom, et ils existent ; mais s’Il leur manifestait Sa puissance, ils s’évanouiraient ; et s’Il leur découvrait la réalité, ils mourraient.

2. Les noms de Dieu ? — Du point de vue de notre perception, ils sont synonymes (litt. : ils ne sont qu’un nom); du point de vue de Dieu, ils sont la réalité.

3. L’inspiration qui vient de Dieu est celle devant laquelle aucun doute ne s’élève.

4. Quand on atteint le stade de la sagesse, Dieu envoie une inspiration permanente, qui préserve désormais la conscience. Le signe de la sagesse est d’être vidé du souci de ce monde et de l’autre.

5. On lui demanda pourquoi Moïse voulait voir l’essence divine et en avait fait la demande à Dieu. Il dit : « Comme Moïse s’était mis à l’écart, Dieu se trouva tout seul en Moïse, et devint l’unique objet de toutes ses pensées. Il ne voyait que Dieu en tout, effaçant toute autre présence apparente par son dévoilement (kashf). Voilà pourquoi il demanda à le voir ».

6. Celui qui désire Dieu, doit tirer droit sur Lui dès sa première visée, et ne plus cesser qu’il ne L’ait atteint.

7. Celui qui désire Dieu se dégage hors des causes secondes et des deux mondes ; et c’est là ce qui lui donne maîtrise sur ceux qui y demeurent.

8. Les prophètes ont reçu pouvoir sur les grâces divines, ils les ont en leur possession ; ils en disposent sans que ces grâces disposent d’eux. Quant aux autres saints, les grâces ont reçu pouvoir sur eux ; ce sont les grâces qui disposent d’eux, non pas eux qui disposent d’elles.

9. Ô mon Dieu ! Tu me sais impuissant à T’offrir l’action de grâces qu’il Te faut. Viens donc en moi Te remercier Toi-même, voilà la véritable action de grâces ! II n’y en a pas d’autre.

10. Qui considère ses œuvres perd de vue Celui pour qui il les fait ; qui considère Celui pour qui il les fait perd de vue ses œuvres.

11. Dieu ! C’est sur Lui que s’orientent les gestes du culte, c’est sur Lui que se fondent les actes d’obéissance ; on n’atteste que devant Lui, on ne perçoit rien sans Lui. C’est grâce aux effluves de Ses conseils que les vertus prennent forme en nous, c’est en concentrant pour Lui ses efforts que se gravissent les degrés.

12. Il ne sied pas, à qui considère une créature, de déclarer : « En vérité, j’ai compris Qui est l’Un d’où ont surgi les monades ».

13. Nos langues servent à articuler des mots, et c’est ce langage articulé dont elles meurent ; nos « moi » servent à nous occuper d’actions, et c’est cette occupation même dont ils meurent.

14. Une réserve craintive en présence du Seigneur prive les cœurs qui l’aiment, de la joie de recevoir Ses bienfaits ; une réserve craintive pendant le culte prive les cœurs qui l’aiment, de la joie de Lui obéir.

15. Celui qu’ont enivré les coupes de l’union divine ne peut plus se plier à l’idée de l’inaccessibilité divine. Bien plus, celui qu’ont enivré les lueurs de l’inaccessibilité divine discourt déjà sur les réalités de l’union divine ; car l’homme ivre parle déjà de tous les secrets encore cachés.

16. Celui qui cherche Dieu à la lueur de la foi, est comme celui qui cherche le soleil à la clarté des étoiles.

17. De même que Dieu a créé les substances sans cause, — de même II a créé leurs attributs (= accidents) sans cause. De même que l’homme ne possède pas en propre la cause de ses actes, — de même, il ne possède pas en propre ses actes eux-mêmes.

18. Il ne S’est pas séparé de la nature charnelle, et ne S’y est pas associé.

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iVenant de zandaqa, le mot zindiq signifie « hérétique »

iiLouis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr allâj. Gallimard. 1975

iii« De même qu’en Grèce, le mouvement rationaliste aboutit, avec Socrate, à l’affirmation d’une philosophie religieuse, bonne pour tous, — de même, en Islam, le mouvement ascétique aboutit à l’attestation d’un mysticisme expérimental, à tous secourable. Loin d’avoir été un cas aberrant, pour la Communauté islamique de son temps, Ḥallâj présente le type achevé des vocations mystiques que la lecture méditée du Qor’ân et l’« intériorisation » d’une vie cultuelle fervente et humble n’ont cessé de faire germer en Islam pendant les premiers siècles. » Louis Massignon. Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane. Librairie orientaliste Paul Geuthner. Paris, 1922, p. 279

ivIbid. p. 280-283

Aïon et conscience


« Les antennes de la conscience » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Dans une époque comme la nôtre, marquée par des calamités mondiales et par des guerres cruelles, stupides, absurdes – que faire ? Pour ma part, j’y vois une incitation personnelle à la contemplation et à la méditation, non pour fuir le monde, mais pour continuer d’agir, même à un humble niveau, en esprit, contre la crise du sens, et contre « la confusion et le déracinement de notre société » qu’évoquait C.G. Jung dans son Aïoni. Je ne me sens pas séparé du monde, ni fatigué de la prison qu’est le corps, mais j’en mesure tous les jours l’épaisseur des barreaux et l’étroitesse des perspectives. Le monde, tout comme le corps et l’esprit, d’ailleurs, ne cède jamais qu’à la constance des efforts, la vigilance de l’attention et le travail du temps. Pour réussir dans cette lutte incessante, et même pour seulement la recommencer toujours à nouveau, il n’est pas besoin de beaucoup d’espérance. Mais il en faut un peu quand même.
Je le dis fortement à l’adresse de tous les « matérialistes », le monde « réel » ne nous présente en réalité que des apparences. On peut au moins convenir que nous n’en connaissons pas la nature ultime, mais que nous collectionnons à son sujet des opinions multiples et variées, se contredisant sur l’essentiel. Le monde dit « réel », ce monde de l’apparence, occupe toute l’attention des hommes pratiques, qui en font l’ordinaire de leur quotidien. Un jour, ces gens pratiques meurent, et que reste-t-il de leurs illusions ? Tout le monde meurt un jour, mais il y a une question qui ne meurt pas : y a-t-il une véritable « réalité » au-delà des apparences ? Les matérialistes le nient. Tout n’est jamais, « en dernière analyse », que bosons, leptons et quarks. Or, c’est un fait, même ces particules élémentaires n’ont qu’une réalité fort peu assurée. N’étant pas matérialiste, je ne m’étendrai pas davantage sur la question de la matière, qui mène à des réponses assez stéréotypées, très répétitives, et sans perspectives. M’intéresse, bien plutôt, l’idée qu’il y a des « idées », et me fascine la manière dont ces idées « vivent », et dont elles nous survivent. Comment l’esprit perçoit-il qu’une idée est « vraie » ? Comment devine-t-il sa puissance future, son potentiel de transformation ? Où apprend-il à en voir les infinis prolongements ? Les idées, d’ailleurs, d’où viennent-elles, où demeurent-elles, où vont-elles ? Naissent-elles de nos réseaux neuronaux et de nos synapses baignés de sérotonine ? Mais d’où me vient cette idée que les neurones ne sont sans doute que des voies de communication, et peut-être aussi des sortes d’antennes, plus ou moins sensitives, mais certes pas des organes de « création » ou de « conception » des idées ? Si les idées ne se trouvent pas dans les neurones et les synapses, sont-elles donc tapies ailleurs, disséminées au fond de la conscience, ou réparties entre notre cerveau, notre cœur, notre foie et notre biotope intestinal ? Ou bien les idées sont-elles toutes, en réalité, virtuelles, dématérialisées, à la fois nulle part et partout ? Demeurent-elles, toutes ou en partie, en dehors de nous ? La pensée qui pense et la raison qui réfléchit seraient-elles alors, par nature, occupées par des objets extérieurs à elles-mêmes – tout comme la sensation se consacre avec les cinq sens à des objets extérieurs au corps ? Ou bien la pensée et la raison seraient-elles, comme semble l’être la conscience, essentiellement tournées vers elles-mêmes, ressassant indéfiniment leurs intrinsèques obsessions ?

Quelle certitude aurions-nous alors que la raison et la pensée seraient effectivement « raisonnables » ? Quelle assurance aurions-nous qu’elles ne dérailleraient pas inévitablement, à un certain moment, sous l’effet de fluctuations incontrôlables ? Une idée conçue (ou perçue) par la raison aurait-elle possiblement une réalité autonome, différente de celle de l’esprit qui la conçoit ou qui la perçoit ? Aurions-nous alors deux réalités indépendantes, la réalité de l’idée et la réalité de la raison ? Généralisons. Si l’on imagine qu’existe une « Vérité », qui serait constituée (idéalement) de la somme de toutes les idées « vraies », et si l’on imagine qu’existe également un « Esprit », qui vivrait (idéalement) de la vie « raisonnable » de toutes les raisons vivantes, faudrait-il considérer ces deux entités idéales (respectivement, la « Vérité » et l’« Esprit ») comme étant par nature indépendantes, ou bien comme étant mutuellement interdépendantes ?

Il m’est, je l’avoue, difficile de croire un seul instant que l’esprit, notre esprit, serait par nature incapable de percevoir certaines vérités fondamentales, ou même incapable de percevoir intuitivement l’idée d’une Vérité idéale, métaphysique. Si, en effet, c’était le cas, cette impuissance radicale serait, me semble-t-il, quelque chose d’absolument absurde, de profondément aberrant. Nous n’avons pas de certitude ni de connaissance réelle quant à la nature ultime de l’intelligence, que les philosophes Grecs appelaient le noûs. Mais nous savons au moins qu’elle est notre seul guide, notre seule accompagnatrice, dans un voyage au très long cours. Nous savons aussi que la vérité, ou plutôt l’idée même de vérité, ne doit pas être considérée comme étant extérieure à l’intelligence. Elle ne peut pas être en dehors d’elle, cachée quelque part, dans un ailleurs impensable, à des années-lumière de notre esprit, où elle resterait, par nature, à jamais inaccessible. Il est nécessaire qu’elle réside déjà en notre intelligence, au moins en puissance. La seule idée de son existence, même partiellement présente en nous, en acte ou en puissance, est nécessaire et suffisante pour nous donner une certaine idée de sa vraie nature. Il y a là un premier résultat. Les idées que nous contemplons, les vérités (même partielles) que nous découvrons, ne sont pas d’une nature différente de celle de notre raison. Elles ne sont pas d’une essence étrangère à l’essence de notre esprit. Les idées, les vérités, la raison, l’esprit, relèvent de la même essence qui est aussi l’essence de la pensée. L’esprit ne peut d’ailleurs véritablement « connaître » que ce qui, d’une manière ou d’une autre, est de même essence que lui-même. En revanche, il ne peut assurément pas « connaître » ce dont l’essence diffère absolument de la sienne propre. Le monde des idées et l’univers de la vérité se trouvent donc déjà, au moins de façon immanente et inchoative, présents dans notre esprit, dans notre raison, dans notre intelligence. L’idée, la vérité, la raison, l’esprit et l’intelligence doivent nécessairement être de même nature, de même essence. C’est le partage de cette essence commune qui fonde la condition de leur existence même, et qui les rend congruents, compatibles, compossibles. Parce qu’ils participent de cette même essence, ils coexistent dans l’interaction de leurs natures spécifiques. Idée, vérité, intelligence : une même essence sous trois formes distinctes. Cette même essence est sans doute aussi en lien avec l’essence de la conscience. Car c’est bien en elle, dans la conscience, que se présentent les idées, les vérités, l’intelligence et tous les autres mouvements de l’esprit. La conscience forme la base, elle assure le fondement : elle soupèse le poids de l’intuition, elle juge de la vérité et elle témoigne de la vie de l’esprit. De même que la conscience témoigne elle-même d’elle-même, en dernier ressort, l’esprit qui vit en elle est, lui aussi, son propre témoin. La raison raisonne et imagine, le cœur se dilate et ressent, et l’esprit mène allègrement ces deux montures, rétives, passionnées, indomptables. Il connaît leurs forces et leurs faiblesses. Il les oriente par monts et par vaux. Il les conduit sur toutes sortes de chemins. Il voit aussi leur besoin de sources, pour les abreuver dans les déserts des mondes. Il sait que la route sera infiniment longue. Veillant sur la raison et le cœur, et les guidant, l’esprit les presse d’avancer, tout en les ménageant.
La connaissance en l’homme, tout comme le sentiment, possède de nombreux degrés. Il y a le sens commun, l’opinion particulière, la science discriminante, la sagesse reçue et même, parfois, des révélations partagées. Et il y a aussi, beaucoup plus rare, l’illumination. L’illumination est un grand et beau mot. Malheureusement, ce mot a été quelque peu terni, au cours des siècles, par des dérives, et il peut aujourd’hui susciter l’ironie. Les « illuminés », ou illuminati, ont pu contribuer, à certaines époques, à affaiblir son aura. Mais qu’importe ! Il reste ce constat incontournable : la lumière est naturellement liée à l’intelligence. Une belle idée porte, en elle, un peu de lumière. La vérité est lumière. L’esprit est, en soi, lumière. On peut connaître une illumination de deux manières distinctes, l’une interne, l’autre externe. Soit la lumière envahit l’esprit, soit c’est la conscience qui entre dans la lumière. Cette distinction est d’ailleurs secondaire, au fond. Dans les deux cas, il y a rencontre et fusion de la lumière et de la conscience. Et cette fusion est, par nature, totale, complète, unitive, intégrale. L’illumination est une connaissance qui se révèle au fond comme absolue : elle transforme absolument l’esprit qui la reçoit. L’illumination fusionne le sujet qui connaît et l’objet qui se donne à connaître. Dans une véritable illumination, tous les ordres de la connaissance s’unissent en un seul rayonnement, ineffable. Platon, dans le « Banquetii, dit que l’amour est l’enfant de la pauvreté et de l’abondance. De même, dans la recherche de l’illumination, qui est aussi une quête amoureuse de l’esprit à la recherche de sa propre essence, on reconnaît ce même mobile, éternel : le sentiment taraudant d’un manque irrémissible s’alliant à la perspective inouïe d’une jouissance inexhaustible.
La quête amoureuse de l’âme, se mettant à la recherche de ce qui la meut et de ce qui l’émeut, est en soi une vraie bénédiction, et la promesse d’un salut et d’une métanoïa. L’esprit de cette quête est un ange tutélaire. Il est présent dès que notre esprit se met en route, en lui-même ou hors de lui-même. Lekh lekhaiii. Sans cette quête initiatrice, sans cet exil fondateur, l’esprit resterait figé dans son identité, englué dans son égo, immuablement « le même ». Le penseur, quand il pense vraiment, profondément, reconnaît par avance l’idée que sa pensée lui suggère subliminalement ; il hume de loin le parfum subtil d’un bien dont il n’a pas encore idée. Il fait croître en lui cette idée d’une idée et son rare parfum. En se retirant plus avant dans le lieu le plus clos de son âme, il s’y tient tranquille et aux aguets (comme tout bon chasseur à l’affût). Son but est d’unifier son attente, d’aiguiser son ouïe, de porter son regard à la cime, pour enfin augmenter son être ; il laisse de côté l’infinie multiplicité des apparences, il abandonne les détails, il se concentre sur l’unique, sur l’essentielle unité de son être. Il monte pas à pas vers le haut, vers le massif sommet de l’Être même, dont les glaciers purs fondent en la chaleur de son cœur.
Mais les raisonneurs demanderont : comment des créatures finies peuvent-elles connaître l’Infini ?

Il est vrai que la raison qui raisonne s’efforce surtout de distinguer et de définir. Or définir l’Infini est, par nature, impossible. L’Infini échappe donc, par sa nature, à la raison qui raisonne. On ne peut appréhender l’Infini que par une faculté qui participe de son essence, une faculté infiniment supérieure à la raison. Cette faculté est la vision, ou l’illumination, dont on vient de parler, et qui est donnée, par exemple, pendant l’extase [ou lors d’une aperception de la conscience cosmique]. À cette vision, à cette illumination, correspond une véritable libération de l’esprit, un saut absolu, hors de la raison finie. L’illumination seule unit le fini avec l’Infini ; elle rend infini le moi fini. Cette union sublime, certes, est rare, réservée à peu d’« élus ». De plus, elle n’est jamais permanente. L’Infini n’est jamais un long fleuve tranquille. Il faut le considérer comme la base de toutes les métamorphoses, le fond de toutes les transformations, le terreau de toutes les morts à soi-même et de toutes les renaissances. Dans son temps propre, l’âme illuminée de l’extatique peut jouir de cette union, dans un ravissement qui l’élève bien au-dessus des limites du monde, et au-dessus de l’esprit même, qui en est pourtant le vecteur et le témoin attentif.

Dans toute cette affaire, il y a très peu de place pour les arrogances électives, les prétentions à l’exception, les exacerbées idiosyncrasies, les afféteries des ratiocinations. Le premier rang est réservé aux plus humbles. L’illumination est donc un pur don. Une pure grâce. Rien ne l’annonce. On peut et l’on doit s’y préparer, longtemps. Mais, c’est toujours un don soudain, colossal. Il est plus grand que tous les univers, et la moindre goutte de son suc est plus immense que mille milliards de soleils jeunes et vibrants. Il y a bien des voies, pourtant, par lesquelles on peut se mettre en état de recevoir cet unique et soudain don. Par exemple, le poète peut le recevoir, inopinément, en alignant deux mots qu’il unit dans le blanc lit des lignes ; ou il le croise, au détour de sa promenade, entre deux pas distraits. Le philosophe l’éprouve aussi, dans sa dévotion à l’Un et au Bien, quand luit en lui la forme d’une idée qui traversera les temps. Le bonze, le moine ou l’âme pieuse, peut l’obtenir aussi, parfois, dans la prière ou l’amour ardent. Il y a bien d’autres routes encore. Ceux qui les cherchent les trouvent, dit-on. Au loin, en haut, en bas, ici ou là, hier et demain, on trouve en effet le silence de sa présence, et l’immédiat Infini de son absence. L’abîme hanté du Haut. L’abysse éblouissant du Bas. C’est là une certitude absolue, on le trouve. Mais en attendant ce Godot-là, les âmes humaines souffrent. Elles sont descendues dans des corps pour des raisons qui nous échappent. Elles y trouvent en général les quelques délices des sens, et un certain sens de leurs prémisses. Tout ne fait alors que commencer. La route leur paraît toujours courte, alors qu’elle est en réalité extrêmement longue, elle est sans fin, même. Les détours, les chutes, les rebondissements, les sauts et les sursauts sont innombrables. Il n’est pas question pour moi de « spoiler » ici le narratif de cette série haletante. Ou, plutôt si ! Je peux révéler, sous le sceau du secret bien sûr, que le sens (de toute cette histoire) se construit au fur et à mesure que l’on prend davantage conscience du rôle de la conscience dans son élaboration. On prend conscience que ce sens se construit lentement, par épigenèse, dans le sein secret de chaque conscience, à chaque instant de son éternel et infini aïon.

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iAïôn, ou aiôn, est la translittération du terme grec Αἰών, aux acceptions multiples : « destinée », « âge », « génération », « ère » », « éternité ». Je prends ici ce terme dans ce dernier sens. Dans son ouvrage publié en 1950, Aiôn. Études sur la phénoménologie du soi, C.G. Jung l’a employé dans le sens d’«  ère » (chrétienne). Dans la Préface de ce livre, il évoque « la confusion et le déracinement de notre société » et « la perte de tout contact avec le sens de l’évolution de l’esprit […] qui constitue le fondement et la cause des psychoses de masse de notre époque ». Mon propos n’est pas ici sans lien avec la démarche du fondateur de la « psychologie analytique » qui s’intéressait à la représentation symbolique de la totalité psychique à travers le concept du Soi. Mais, dans ce court article, je désire défendre une position plus résolument métaphysique, quant à la nature essentielle de la conscience.

iiLe Banquet. 203b

iii« Va t’en pour toi ». Gn 12,1

Le rêve d’une ombre, voilà l’homme


« Rêve doux et dur » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

À traduire, Pindare est dur. Il peint son dire en vers nets, secs, drus, et, sans transition, le voilà qui délie soudain sa langue, lui donne des tons doux et melliflus, en y mêlant les mortels et les immortels, qu’il inonde d’une lumière crue, tamisée d’éternité. Force du grec ancien. Souple rhétorique, leçons antiques. Prenez ce vers célèbre de la 8e Pythique :

Ἐπάμεροι· τί δέ τις ; τί δ᾿ οὔ τις ; σκιᾶς ὄναρ / ἄνθρωπος […]

Epaméroï ! Ti dé tis ? Ti d’ou tis ? Skias onar / anthropos […]

(« Éphémères ! Qu’est-on ? Que n’est-on pas ? Un rêve d’ombre – l’homme […] » )

Difficile de faire plus ramassé. Les derniers vers de cette Pythique ajoutent en densité et en mystère. Je donne ici les vers 94-96 dans leur saveur authentique et originale :

« Ἐν δ’ ὀλίγῳ βροτῶν
Τὸ τερπνὸν αὔξεται· οὕτω δὲ καὶ πίτνει χαμαί,
Ἀποτρόπῳ γνώμᾳ σεσεισμένον.
Ἐπάμεροι· τί δέ τις ; τί δ’ οὔ τις ; σκιᾶς ὄναρ
Ἄνθρωπος. ἀλλ’ ὅταν αἴγλα διόσδοτος ἔλθῃ,
Λαμπρὸν φέγγος ἔπεστιν ἀνδρῶν καὶ μείλιχος αἰώνi. »

Nombre de savants lettrés ont exercé leurs talents à en rendre les nuances… Les traductions en français de ces vers, forgés il y a plus de vingt-cinq siècles, pullulent. Chacune a son charme discret, mais souvent datéii. J’ai donc pris un certain plaisir à ajouter une proposition de plus à la longue cohorte des essais anciens. J’ai eu grande joie à reprendre le Bailly de mes années de lycée, et j’ai tenté de donner un ton convenant mieux à mon attente…

Voici :

« En un instant, croît la joie des mortels. Ou alors, elle chute à terre, écrasée par des volontés contraires. Tous éphémères ! Que sommes-nous? Mais, que ne sommes-nous pas ? Le rêve d’une ombre, voilà l’homme. Quand survient l’éclat donné par Dieu (diosdotos), une lumière brillante et une tendre éternité enveloppent l’homme. »

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iPindare. Pythique VIII. 94-96.

iiPour donner quelque idée des variations possibles de traduction, voici deux des meilleures, parmi les plus classiques :

« En un moment s’élève le bonheur de l’homme. Il croule de même dans la poudre, ébranlé par une volonté ennemie. Nous vivons un jour. Que sommes-nous ? Que ne sommes-nous pas ? Le rêve d’une ombre, voilà l’homme. Mais quand survient la gloire, présent de Dieu, les hommes sont entourés d’une vive lumière et d’une douce existence. » (Traduction de Faustin Colin)

« La fortune des mortels grandit en un instant; un instant suffit pour qu’elle tombe à terre, renversée par le destin inflexible. Êtres éphémères ! Qu’est chacun de nous, que n’est-il pas ? L’homme est le rêve d’une ombre. Mais quand les dieux dirigent sur lui un rayon, un éclat brillant l’environne, et son existence est douce » (Traduction d’Aimé Puech)

Calcul de probabilités


« Calcul de probabilités » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Je peins des formes, je dessine des figures. Pas un instant où je n’imagine quelque idole. Je suscite cent faces graves, souples ou légères, et je les mêle à mes rêves. Ce ne sont jamais qu’évanescentes lueurs, face à ton feu. Je sens continuellement leur souffle bref et je hume leurs senteurs, dont la plus infime t’invoque peut-être, d’immensément loin.

L’énergie noire du cerveau


« Energie noire » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Le poids du cerveau humain représente environ 2 % de celui du corps. Cependant, sa consommation d’énergie représente 20 % de celle du corps. Son intense et permanente activité, traduite en termes de métabolisme cellulaire et de flux sanguins, peut être observée grâce aux techniques d’imagerie cérébrale, telles que l’IRMf et la tomographie par émission de positrons (TEP). Ces observations ont permis de découvrir un fait étonnant et contre-intuitif. Seulement 0,5 % à 1 % de l’énergie totale consommée par le cerveau est utilisée pour ses interactions avec le monde extérieur (les perceptions sensorielles et les réactions sensori-motrices). En revanche, selon Marcus Raichlei, entre 60 % et 80 % de son énergie est consacrée au fonctionnement « intrinsèque » du cerveau, notamment pour le maintien ou le renouvellement des connexions internes entre les neurones. Le reste de la consommation d’énergie est affectée en permanence aux efforts du cerveau pour anticiper l’avenir immédiat et pour se préparer à agir suivant différents scénarios. Plus étonnant encore, lorsque l’esprit est censé être « au repos » – par exemple lors de rêvasseries à l’état d’éveil, ou pendant le sommeil, ou encore pendant une anesthésie générale – alors, un ensemble de différentes zones cérébrales continuent de communiquer intensément entre elles. Cet ensemble de zones actives (lorsque l’esprit est « au repos ») est appelé le « réseau en mode par défautii » (RMD) du cerveau. Ce qui est vraiment étonnant, c’est que l’énergie consommée par le cerveau est alors environ 20 fois supérieure à celle utilisée par le cerveau lorsqu’il est en mode « actif », c’est-à-dire lorsqu’il réagit consciemment à un stimulus extérieur ou qu’il se mobilise pour opérer une action consciente. Bref, on pourrait dire que la « conscience » consomme 20 fois moins d’énergie que l’ensemble des processus « inconscients » du cerveau. De plus, la neuro-imagerie permet d’observer la répartition et le rôle des zones cérébrales qui sont activées en mode par défaut. Cela a permis d’élaborer l’hypothèse que le RMD pourrait être une sorte de chef d’orchestre, car il joue un rôle essentiel dans la coordination et la synchronisation de toutes les parties du cerveau, et il prépare effectivement (mais inconsciemment) le cerveau à ses activités conscientes. Les neuroscientifiques ont par ailleurs des raisons de penser que les perturbations du RMD pourraient être à l’origine de troubles cérébraux complexes, comme la dépression et la maladie d’Alzheimer.
L’idée que le cerveau puisse être constamment en activité n’est pas nouvelle. Hans Berger, inventeur de l’électroencéphalogramme (EEG), a été l’un des premiers à défendre cette idée, après avoir observé les incessants signaux électriques traversant le cerveau. Dans des articles publiés en 1929, Berger a affirmé que « nous devons supposer que le système nerveux central est toujours en un état d’activité ». Depuis, d’autres méthodes d’imagerie non invasives ont été mises au point. La tomographie par émission de positrons, apparue à la fin des années 1970, mesure le métabolisme du glucose, le flux sanguin et l’absorption d’oxygène, autant d’indicateurs de l’activité neuronale. L’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), mise au point en 1992, mesure l’oxygénation du cerveau. Ces technologies sont capables d’évaluer l’activité cérébrale dans toutes les aires du cerveau. En général, les neuroscientifiques qui mènent des expériences d’imagerie tentent d’identifier les régions du cerveau qui sont à l’origine d’une perception ou d’un comportement donné. Par exemple, s’ils veulent savoir quelles zones du cerveau sont importantes lors de la lecture de mots à haute voix, ils les compareront à celles impliquées lors de la visualisation silencieuse des mêmes mots. Ils rechercheront les différences dans les images correspondant à ces deux tests. Mais, ce faisant, l’activité générale, constante, du cerveau ne sera pas prise en compte et sera laissée de côté. En représentant les données de cette manière, il est facile d’imaginer que des zones du cerveau sont « actives » pendant un comportement donné, comme si elles étaient inactives le reste du temps. Pour éviter ce biais, le groupe de recherche de Marcus Raichle fut l’un des premiers à s’intéresser à ce qui se passait lorsque l’esprit était « au repos », c’est-à-dire lorsque le sujet observé laissait son esprit « vagabonder » librement. Des images montrent que de nombreuses régions du cerveau restent alors très actives. Une grande partie de cette activité continuelle se produit dans des zones qui ne sont liées à aucune perception ou action extérieures. Employant une métaphore utilisée en astronomie, cette activité, subliminale et quelque peu mystérieuse, a été surnommée « l’énergie noire » du cerveau, en référence à l’énergie invisible qui représente en cosmologie la masse de la plus grande partie de l’univers. L’hypothèse de l’existence d’une énergie noire neuronale s’est également posée lorsqu’on a observé la très faible quantité d’informations provenant des sens qui parviennent réellement aux zones de traitement interne du cerveau. Les informations visuelles, par exemple, se réduisent considérablement lorsqu’elles passent de l’œil au cortex visuel. L’équivalent de dix milliards de bits par seconde arrivent sur la rétine de l’œil. Mais seuls six millions de bits par seconde quittent la rétine au niveau du nerf optique, et seuls dix mille bits par seconde parviennent enfin au cortex visuel. Étonnamment, après le traitement par le cortex visuel, les informations visuelles qui sont transmises aux régions du cerveau responsables de la formation de notre perception consciente, n’ont plus qu’un débit inférieur à 100 bits par seconde… Un flux de données aussi réduit ne pourrait probablement pas produire une perception consciente à lui seul. Il faut donc que l’activité intrinsèque du cerveau joue son propre rôle.

Au milieu des années 1990, il a été remarqué, tout à fait par hasard, que, lorsque des sujets effectuaient une tâche précise, certaines régions du cerveau présentaient un niveau d’activité inférieur à l’état de repos. Ces régions – en particulier une section du cortex pariétal médian (une région proche du centre du cerveau impliquée, entre autres, dans le souvenir des événements personnels de la vie) – montraient une baisse d’activité lorsque d’autres régions étaient occupées à effectuer une tâche définie, telle que la lecture à haute voix. Une série d’expériences a ensuite confirmé que le cerveau est loin d’être inactif lorsqu’il n’est pas engagé dans une activité consciente. Ces zones restant actives sont notamment le cortex pariétal médian et le cortex préfrontal médian. Elles sont aujourd’hui considérées comme les principaux centres du RMD. Cette découverte a induit une nouvelle façon de considérer l’activité intrinsèque du cerveau. Jusqu’alors, les neurophysiologistes n’avaient jamais considéré ces régions comme constituant un « système », à l’instar du système visuel ou moteur, c’est-à-dire comme un ensemble de zones distinctes qui communiquent entre elles pour accomplir une tâche. L’idée que le cerveau puisse présenter une telle activité interne dans plusieurs régions apparemment au repos avait échappé aux spécialistes de la neuro-imagerie. D’autres questions se posaient encore. Le RMD était-il le seul à présenter cette propriété, ou existait-il d’autres tels réseaux dans tout le cerveau ?
Le signal observé en IRMf est appelé en anglais signal BOLD (Blood Oxygen Level-Dependent), car cette méthode d’imagerie repose sur les changements du niveau d’oxygène dans le cerveau humain induits par les modifications du flux sanguin. Le signal BOLD de n’importe quelle zone du cerveau, lorsqu’il est observé dans un état de repos, fluctue lentement avec des cycles d’environ 10 secondes. Cette activité remarquable apparaît même sous anesthésie générale et pendant le sommeil léger, ce qui suggère qu’il s’agit d’une facette fondamentale du fonctionnement du cerveau. On en a déduit que la notion de mode de fonctionnement par défaut du cerveau s’étend à tous les systèmes cérébraux. La découverte du mode par défaut généralisé est venue d’un examen de l’activité électrique cérébrale connue sous le nom de « potentiels corticaux lents », qui se déclenchent toutes les 10 secondes environ. Quelle est la raison d’être de ces signaux lents, par rapport à d’autres signaux électriques neuronaux ? Les signaux cérébraux possèdent un large spectre de fréquences, allant des basses fréquences jusqu’à des fréquences dépassant 100 cycles par seconde. L’un des grands défis des neurosciences est de comprendre comment les signaux de différente fréquence interagissent. Il s’avère que les signaux de basse fréquence jouent un rôle influent. Il a été démontré que l’activité électrique à des fréquences supérieures à celles des signaux lents se synchronise sur ces cerniers. Si le cerveau pouvait se comparer à un orchestre symphonique, les signaux lents seraient l’équivalent de la baguette de son chef. Ces signaux coordonnent l’accès de chaque système cérébral à la vaste réserve de souvenirs, de réflexes et d’autres informations nécessaires à la survie dans un monde complexe et en constante évolution. Mais le cerveau est bien plus complexe qu’un orchestre symphonique. Chaque système cérébral spécialisé présente son propre ensemble de signaux lents. Le chaos est évité parce que les signaux électriques provenant de certaines zones du cerveau ont la priorité sur d’autres. Au sommet de cette hiérarchie se trouve le RMD, qui veille à ce que la prolifération des signaux d’un système n’interfère pas avec ceux d’un autre. Cette structure organisationnelle se compare à celle d’une fédération de systèmes interdépendants. De plus, cette activité interne complexe doit parfois céder le pas aux exigences du monde extérieur. Les potentiels corticaux lents du RMD diminuent lorsque la vigilance est requise en raison d’intrants sensoriels nouveaux ou inattendus. Le cerveau est donc continuellement aux prises avec la nécessité d’équilibrer les réponses planifiées et les besoins immédiats du moment.

Les variations d’activité du RMD pourraient éclairer certains des mystères les plus profonds du cerveau, et notamment la nature de l’attention, qui est une composante fondamentale de l’activité consciente. En 2008, une équipe multinationale de chercheurs a rapporté qu’en observant le RMD, ils pouvaient prédire, jusqu’avec 30 secondes d’avance, qu’un sujet placé dans un scanner était sur le point de commettre une erreur lors d’un test. En effet, une erreur se produit si, à ce moment-là, le réseau par défaut prend le dessus et si l’activité des zones impliquées dans le test diminue.

Dans les années à venir, l’énergie noire du cerveau pourrait fournir des indices sur la nature de la conscience. Il est déjà reconnu que les interactions conscientes avec le monde ne représentent qu’une petite partie de l’activité du cerveau. Ce qui se passe au-dessous du niveau de la conscience – surnommé « l’énergie noire » du cerveau – est essentiel pour comprendre le contexte dans lequel s’ouvre la petite fenêtre de la conscience. L’étude de l’énergie noire du cerveau pourrait aussi fournir de nouvelles pistes pour comprendre les principales maladies neurologiques. Des études d’imagerie cérébrale ont révélé une altération des connexions entre les cellules du cerveau dans les régions du « mode par défaut » chez des patients atteints de dépression, d’autisme, de la maladie d’Alzheimer, ou même de schizophrénie. En fait, la maladie d’Alzheimer pourrait un jour être caractérisée comme une maladie du RMD.

Pour l’avenir, il s’agit de comprendre comment le RMD provoque la transmission de signaux chimiques et électriques à travers les circuits cérébraux, et comment les activités coordonnées entre les différents systèmes cérébraux et à l’intérieur de ceux-ci sont liées à l’activité des cellules neuronales individuelles. De nouvelles théories seront nécessaires pour intégrer les données sur les cellules, les circuits et les systèmes neuronaux entiers afin d’obtenir une vision plus large de la manière dont les modes de fonctionnement par défaut du cerveau gouvernent son « énergie noire ».

J’aimerais conclure en observant que la métaphore de l’« énergie noire », empruntée par les neuroscientifiques à la cosmologie, ouvre une autre piste encore. Pourquoi ne pas imager l’existence de signaux encore plus lents que ceux des « potentiels corticaux lents », et encore plus réduits en bande passante que les faibles flux de données extérieures qui servent de base à la formation de la conscience ? Pourquoi ne pas imaginer que des signaux ultra-lents, peu abondants, mais omniprésents, baignent en permanence le cerveau, de même que l’énergie noire baigne tout l’univers ? Pourquoi ne pas imaginer alors que l’énergie noire du cerveau est aussi, d’une manière ou d’une autre, en interaction constante avec l’énergie noire de l’univers ? Si le cerveau consacre, comme il a été dit, entre 98 % et 99 % de son énergie à des opérations n’impliquant pas directement la « conscience », peut-être faut-il prendre au sérieux une nouvelle hypothèse métaphysico-cosmologique : le cerveau n’est-il pas à la fois branché sur l’énergie totale (et « noire ») de l’univers et sur l’entièreté des « ondes » et des « champs » qu’il engendre, en toute inconscience ? Ou même, selon certaines formes, aujourd’hui inimaginables, de « conscience » ?

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iMarcus E. Raichle a été longtemps chercheur à l’Université Washington (Missouri, États-Unis). Il est connu pour avoir identifié le réseau en « monde par défaut » du cerveau. Je m’appuie ici sur les informations contenues dans l’article qu’il a publié en mars 2010, The Brain’s Dark Energy, dans le « Scientific American ».

iiEn anglais « Default Mode Network » (DMN).

L’origine de l’oubli


« Les Neuf Muses »

La mère des Muses s’appelle Mémoire. Le Dieu Créateur, Zeus « père des dieux et des hommesi », est le Dieu suprême dont l’Intelligence est le premier des attributs. Il s’est uni à Mémoire pendant neuf nuits pour procréer leurs neuf filles – les neuf Musesii. Celles-ci vivent ensemble sur l’un des sommets de l’Olympe, non loin de la demeure des Dieu ; elles en sont proches, mais en restent séparées, vivant en l’absence de tout souci, ce qui favorise leur art et leurs chants. Les Muses, « à qui la musique plaisait, et qui, dans leur sein, avaient un cœur tranquille », « réjouissent la grande âme » du Père Zeus par leurs chants, et elles lui « rappellent les choses passées, présentes et futuresiii. » Mais leur rôle ne s’arrête pas là. Par la musique et le chant, ces Déesses, filles de Zeus et de Mémoire (en grec : Μνημοσύνη, Mnémosyne) apportent aussi l’oubli (λησμοσύνη, lêsmosunê), aux hommes qu’elles aiment, quand ils ont l’âme emplie de douleur. «  Et il est heureux celui que les Muses aiment ! Une douce voix coule de sa bouche. Si quelqu’un, l’âme blessée d’une récente douleur, s’attriste, gémissant dans son cœur, ou un Aoidếiv, nourri par les Muses, célèbre la gloire des anciens hommes et loue les Dieux heureux qui habitent l’Olympe, aussitôt il oublie ses maux, et de ses douleurs il ne se souvient plus, car les dons des Déesses l’ont guériv. » Par l’entremise des Muses, les hommes se laissent entraîner dans un ailleurs, un lieu (divin ?) où la musique a le pouvoir de faire oublier le malheur qui les accable. Pour sa part, l’Aède Hésiode n’hésite pas à leur demander la grâce de l’inspiration: « Salut, filles de Zeus ! Donnez-moi votre chant qui ravit ! Célébrez la race sacrée des Immortels qui vivent toujours, et qui sont nés de Gaïa et d’Ouranos étoilé, et de la ténébreuse Nyx et de l’amer Pontosvi. »

Les filles de Mémoire donnent l’inspiration aux poètes et l’oubli aux malheureux. Hésiode associe de façon très remarquable mémoire et oubli dans le même passage de la Théogonie. Mémoire donne la vie aux Muses, et ces Déesses donnent l’oubli… aux hommes. Le mythe enseigne que la mémoire engendre l’oubli, et que l’oubli reste, en puissance, tapi dans la mémoire. Le mot lêsmosunê (« oubli ») vient du verbe lanthanô « être caché » , qui au moyenvii (lanthanomaï) signifie : « oublier ; passer sous silence, omettre ; être inconnu, être ignoré ». L’oubli n’est donc pas un effacement pur et simple, une destruction d’information. C’est un acte fait par le sujet pour lui-même – l’acte de cacher, d’omettre, d’ignorer volontairement quelque chose et de la garder en quelque sorte le plus profondément possible, en soi et pour soi. Cet acte entretient une relation active, quoique celée (inconsciente), avec la mémoire vive. Il possède une puissance d’éloignement (des malheurs, des souffrances) et il vise à permettre à l’homme de se rapprocher d’un état plus originel, sans malheur et sans souffrance. L’oubli (lêsmosunê) procure un soulagement, un dépassement de la triste réalité – non son anéantissement, mais son enfouissement dans les profondeurs de la mémoire (mnémosunê).

Le mot français oubli vient du latin oblīviō, qui ouvre des pistes un peu différentes, mais non sans analogie avec l’idée grecque. « Oblīviō est une métaphore empruntée à l’écriture qu’on efface. C’est un mot de même famille que oblinere ‘effacer, raturer’viii. » L’oubli et la mémoire forment une sorte de palimpseste. Penser à une chose particulière, c’est oblitérer le reste, les autres choses, devenues un instant secondaires. Penser à une chose implique de se concentrer, et de ne pas penser à autre chose que l’objet actuellement privilégié de la pensée. Mais que deviennent les autres choses, pendant que l’on pense à une chose? Elles continuent de vivre dans l’épaisseur du palimpseste.

Le mot allemand Vergessen (« oublier ») exprime, comme l’anglais forget, « un échec ou un manqueix ». Quand on « oublie », on a échoué, on a perdu. Plus qu’une perte momentanée, l’oubli est un flot continu, un déversement vers l’ailleurs ou dans le néant. Ich vergass, « j’ai oublié » ; ich vergoss, « j’ai répandu ». Répandu quoi ? La matière même de la mémoire est jetée aux vents de l’abîme.

Il y a une autre interprétation, plus philosophique, moins absolument terminale, plus axée sur la méprise, l’erreur ou un mauvais choix de la volonté : « vergessen (ou forget), c’est plutôt le fait de prendre quelque chose à la place d’autre chose, se méprendre – ou pour le dire métaphoriquement : le fait de lâcher la proie pour l’ombre. Die Seinsvergessenheit [l’« oubli de l’être », théorisé par Heidegger], ce serait aussi (comme aimait à dire Jean Beaufret) le quiproquo fondamental de la pensée philosophique, qui prend l’être de l’étant pour l’être mêmex. »

Que conclure ? L’oubli – don gracieux, palimpseste mental ou quiproquo philosophique ? Je tends à revenir à Hésiode, lui-même inspiré des Muses. Si l’oubli peut naître et vivre dans l’esprit des hommes malheureux, parce qu’il leur a été donné par les filles aimantes de Zeus, alors l’oubli est, génétiquement, un petit-enfant de Zeus et de Mémoire. Cette image est inspirante. Il y a un intérêt proprement philosophique, et même métaphysique, à trouver dans l’oubli une trace vivante de divinité. On est invité à imaginer que le Dieu suprême, le Dieu uni à Mémoire, avait en lui un profond désir de celle-ci. Sans doute ce Dieu, dans toute sa Puissance créatrice, avait en lui comme un manque, ou une aspiration, que Mémoire put combler et satisfaire. Ce manque était une forme première, archétypique, d’un oubli divin, tapi en Dieu lui-même, dont témoigne aussi le fait que ses filles, les Muses, « lui rappellent les choses passées, présentes et futures ». Que ses filles, les Muses, puissent aussi donner l’oubli aux hommes qu’elles aiment, nous donnent à penser que cet oubli, tout comme la mémoire dont elles sont les filles, sont, pour nous les hommes, un vrai don divin.

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iHésiode. Théogonie

ii« Les neuf filles engendrées par le grand Zeus : Kléiô, et Euterpè, et Thaléia, et Melpomènè, et Terpsikhorè, et Ératô, et Polymnia, et Ouraniè, et Kalliopè qui excelle entre toutes les autres, car elle accompagne les Rois vénérables. » Hésiode. Théogonie

iiiIbid.

ivUn aède

vHésiode. Théogonie, v. 55

viIbid.

viiLe grec compte trois voix, la voix active, quand le sujet fait l’action exprimée par le verbe : λύω je délie ; la voix moyenne, quand le sujet est directement intéressé à l’action : λύομαι je délie pour moi, je fais délier, je me délie ; la voix passive, quand le sujet subit l’action : λύομαι je suis délié.

viiiAlfred Ernout et Antoine Meillet. Dictionnaire étymologique de la langue latine, Klincksieck,2001, p. 455

ixJean Bollack. Article « Mémoire », in Vocabulaire européen des philosophies. Seuil, Paris, 2004, p. 774

xFrançois Fédier, dans l’Avant-propos de sa traduction de Réflexions II-VI . Cahiers noirs (1931-1938) de Martin Heidegger, Gallimard, 2018, p. 13

Une Brève Théorie de l’Être Ξ


« Être et Anaximandre »  ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Les anciens philosophes n’étaient pas vraiment sûrs de leur fait quant à la question de l’être. Fallait-il le considérer comme une unique substance, ou en décliner les variations, suivant un certain nombre d’« êtres », d’« éléments » ou de « principes » ? Ainsi, Anaxagore a affirmé que les êtres forment une multitude illimitéei. Pour certains des pythagoriciens, ils étaient au nombre de dixii. Empédocle, lui, les a limités à quatre, et ces quatre êtres sont les quatre « éléments »iii, auxquels il ajoute la Haine et l’Amitié, pour les unir ou les séparer. Pour Ion de Chio, ils sont troisiv, mais pour Alcméon, deux seulement. Pour Parménide, Xénophane et Mélissos, il n’y en a qu’unv. Quant à Gorgias, il a eu l’audace d’affirmer qu’aucun des êtres n’existe, et donc qu’il n’y a absolument aucun êtrevi.

Si l’on se tourne vers les modernes, on voit que certains ont ajouté d’autres méthodes dans l’arsenal des moyens sophistiques. Par exemple, Heidegger a modifié la graphie du verbe « être », en allemand Sein, pour la transformer en Seyn. Une simple modification orthographique suffit alors à charger d’un immense et nouveau poids métaphysique cet « estrevii » à la fois fort ancien et, en somme, neuf.

Méditant à mon tour sur cette intéressante question, j’en suis arrivé à considérer qu’ils avaient tous raison, et tous tort. Ils ont tous raison, car chaque philosophe, comme chacun sait, est en mesure de faire valoir son point de vue avec finesse et persuasion. Et tout le monde n’est pas Socrate pour démasquer leurs éventuels sophismes, s’ils s’en rendent coupables. Ils peuvent donc, au moins un moment, sembler avoir raison pour l’auditeur un peu crédule, ou simplement bon public. Ils ont aussi tous tort, car il ne paraît pas si difficile de contredire chaque thèse énoncée, ou plutôt chaque « sophistiquerie ». A chaque fois, on peut sans doute concevoir une sophistiquerie plus sophistiquée encore, qui réfutera donc, par le fait même, la sophistiquerie précédente. Ces considérations ne résolvent cependant pas la question de l’être, et la brouillent d’ailleurs, bien plus qu’elles ne l’éclairent.

Si l’on adopte une attitude méta-philosophique, c’est-à-dire non pas surréaliste mais sub-idéaliste, et donc située quelque part dans un lieu de pensée intermédiaire, à la fois « entre » le réalisme et l’idéalisme, et au-delà de l’un et de l’autre, on pourrait évoquer d’autres pistes encore. Par exemple, l’être pourrait à la fois : être, n’être pas, être et n’être pas, ni être ni ne pas être viii, mais il pourrait aussi être la racine de lui-même (si l’être est noté par la lettre grecque Ξ (xi), l’on posera : Ξ=√Ξ), ou encore, l’être pourrait être une sorte de transcendance de lui-même. Le nombre π, par exemple, est dit « transcendant » parce que ce nombre n’est solution d’aucune équation algébrique à coefficients rationnels. Si x est un nombre algébrique différent de 0 et de 1 et si y est un nombre algébrique irrationnel, alors le nombre xy est dit « transcendant ». On en déduit aisément que Ξ=ΞΞ, serait alors une équation convaincante, traduisant la transcendance de l’être Ξ, par rapport à lui-même. Ou bien si l’on ne désire pas utiliser la lettre grecque Ξ, pourtant bien pratique pour des notations hautement métaphysiques, écrivons :

Être = ÊtreÊtre

Soit : l’Être est l’être à la puissance « être » de lui-même.

Cette piste de recherche est par nature, non pas surréaliste mais « sub-idéaliste », terme dont je revendique absolument la paternité. Il va falloir maintenant l’explorer dans ses lointains prolongements. Par exemple, on pourrait poser les variations suivantes :

Être= DevenirDevenir

Soit : l’Être est un « devenir » à la puissance « devenir » autre que lui-même.

Je n’ose maintenant imaginer les myriades de variations que l’on peut tirer de cette méthode… La mise en position « transcendante » de différents concepts classiques de la philosophie, ainsi que leurs variations et leurs négations peuvent être testées « transcendantalement ». Par exemple :

Être= LimiteIllimité

ou encore :

Être= NéantYHVH

On comprend l’idée : il faut comprendre une « idée » comme n’étant que le symbole de sa propre transcendance, de son propre dépassement par une autre idée d’elle-même qui la dépasse, tout comme la galaxie naine du Grand Chien dépasse le chien qui aboie sur terre, et qui défèque sur les trottoirs.

Dans le dernier exemple proposé, et si l’on avait quelque réticence à employer un concept non-philosophique comme « YHVH », il n’y a pas de souci (pas de « souci de l’être », c’est le cas de le dire). Le sub-idéalisme vient à la rescousse et offre une nouvelle méthode, sûre et efficace, pour effectuer de véritables « sauts » dans l’histoire longue de la philosophie, et emporter la réflexion vers des horizons encore impensés.

Par exemple, si l’on se rappelle que le très célèbre philosophe de Milet, Anaximandre, n’a laissé en héritage qu’un seul « principe » : « L’Illimité est immortel et impérissableix », on pourra déployer cette idée de la manière « transcendante » suivante :

Être = IllimitéImmortel

Ce qui peut aussi être traduit en langue philosophique de la manière suivante :

Être = ImmanenceTranscendance

Je conclurai cette brève introduction à la philosophie sub-idéaliste par une note d’espoir : nous sommes à l’aube d’une explosion de la vie des idées sur terre, en un sens analogue à celle des formes de vies biologiques dans la période pré-cambrienne.

C’est une bonne nouvelle, me semble-t-il, ou plutôt : C’estUne Bonne Nouvelle.

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iAnaxagore a laissé ce fragment : « Toutes les choses étaient ensemble, illimitées en nombre et en petitesse.  Car le petit était illimité et, toutes choses étant ensemble, nulle n’était perceptible du fait de sa petitesse. » Cité par Simplicius, Commentaires sur la Physique d’Aristote, 155,23. Cf. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1988, p.670

iiAristote dit que les pythagoriciens fixaient le nombre des « principes » à dix, selon deux séries parallèles : « limité/illimité, impair/pair, un/multiple, droite/gauche, mâle/femelle, immobile/en mouvement, droit/courbe, lumière/ténèbres, bon/mauvais, carré/oblong. (Métaphysique A,V, 986 a22)

iiiEmpédocle considère qu’il y a quatre éléments, le feu, l’eau, la terre et l’air. Les éléments échappent au devenir, sont éternels et ne connaissent que l’augmentation et la diminution. (Cf. Aristote, Métaphysique A, III, 984 a8). Selon Simplicius, Empédocle ajoutait les deux principes par lesquels les éléments sont mus : Amour et Haine (Commentaire sur la physique d’Aristote, 25,21). Pour Aétius, Empédocle pensait encore que les quatre éléments sont des Dieux, ce que Sextus Empiricus confirme d’un point de vue plus poétique, en rapportant ces propos d’Empédocle :

« Connais premièrement la quadruple racine

De toutes choses : Zeus aux feux lumineux

Héra mère de vie, et puis Aidônéus,

Nestis enfin, aux pleurs dont les mortels s’abreuvent. »

(Contre les mathématiciens, X, 315) Cité in Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1988, p.376

ivPour Ion de Chio les éléments étaient le feu, la terre et l’air. Cf. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1988, p.451

v« Xénophane a affirmé dogmatiquement que tout est un et que cet Un est Dieu, limité, raisonnable, immuable. » Pseudo-Gallien, Histoire de la philosophie, 7. Cité in Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1988, p. 107

viCf. Isocrate. Sur l’échange, 268. In Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1988, p. 1022

viiSelon la graphie adoptée pour la traduction de Seyn par François Fédier, traducteur des Réflexions II-VI (Cahiers noirs) de Martin Heidegger.

viiiJe reprends ici la solution proposée par certaines Upaniads de la tradition védique.

ixCité par Aristote, Physique, III, IV, 203 b13

La Conscience se dépassant


« La Conscience se dépassant » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

La conscience pourrait se définir, du point de vue le plus général possible, comme étant une certaine qualité de « présence », — la présence de la « chose en soi » vis-à-vis d’elle-même.

La « chose en soi » peut être nuage, pierre, ver, pie, ange, homme ou génie. Dans tous les cas, elle se constitue et se pose, en elle-même, et pour elle-même, plus ou moins « consciemment ».

La perception intime de la « présence » à soi de la « chose en soi » est une sorte de « représentation ». Cette représentation est primordiale, fondatrice; elle constitue l’amorce de toute conscience ultérieure de la « chose en soi » pour elle-même.

On définit donc la « conscience » comme la représentation de sa propre présence à elle-même, cette présence « à soi » dont la « chose en soi » a besoin pour être réellement une « chose en soi », et non seulement une « chose ».

C’est une définition qui n’est auto-référente qu’en apparence.

Il s’agit plutôt d’un triple entrelacement de liens signifiants.

-La conscience est une ‘représentation’ de sa présence à elle-même.

-Cette représentation est une ‘mise en présence’, renouvelée, réactivée, d’une ‘présentation’ déjà faite auparavant, dans un autre contexte, et qui a été stabilisée, mémorisée.

-La ‘mise en présence’ mobilise un sentiment de ‘présence’, qui est un sentiment d’immanence, a priori non conscient, mais qui se nourrit sans cesse de nouvelles représentations.

Immanence, (mise en) présence et représentation se nouent triplement en un nœud unique, singulier, qui serre au plus près l’émergence progressive de la conscience et la lie enfin à elle-même.

Sans la présence « à soi », la conscience ne serait qu’un amas de sensations décorrélées, émiettées, condamnées à la dispersion.

Les représentations de cette présence « à soi » de la « chose en soi » en tant que conscience ne sont jamais statiques. Par nature, cette présence « à soi » est dans une sorte de distance vis-à-vis d’elle-même, ce qui la met en situation de mouvement.

Comme représentation elle doit s’écarter de la « chose en soi » en tant que telle, et par cet écart même, elle augmente (et dépasse) la simple présence à soi de la « chose en soi », et l’objective alors comme « conscience ».

On peut considérer ces représentations initiales, et cette conscience inchoative, primale, comme un premier « dépassement » de la « chose en soi » pour elle-même.

Pour ramasser ceci en une formule, on dira que la conscience est ce qui précisément « dépasse » le soi de la « chose en soi ».

Toute « chose en soi » est « une », en principe, mais sa réalité essentielle, ultime, ne peut sans doute se révéler pleinement qu’à la toute fin (la sienne ou celle des temps), c’est-à-dire après que tout ce qui devait être accompli l’ait été.

Toute « chose en soi » est « une », mais dans cette unité elle reste aussi en devenir, et dès lors qu’elle se « dépasse » dans un incessant devenir, elle possède, ne serait-ce qu’inconsciemment, une certaine conscience de ce dépassement, de cet être-en-devenir.

On a pu affirmer que l’inconscient est un facteur de la psyché qui « transcende » la conscience (et donc la « dépasse »)i. De façon analogue, on pourrait affirmer que la conscience représente à sa façon, elle aussi, un « dépassement » de la « chose en soi ».

De même que la conscience « dépasse » le soi, l’inconscient « transcende » la conscience.

Saint Augustin, on l’a vu (dans un autre blog), a employé et répété ce verbe pour l’appliquer à la conscience humaine:

« Transcende teipsum. Sed memento cum te transcendis, ratiocinantem animam te transcendere. »

« Va au-delà de toi-même, mais en te dépassant, souviens-toi que tu dépasses ton âme qui réfléchit… »ii

Avant de prendre une connotation philosophique ou même métaphysique, le premier sens du verbe latin transcendere est « dépasser », « aller au-delà », dans un sens physique.

Il est possible, à ce point, de concevoir l’hypothèse d’une double nature physique et métaphysique de la conscience, le dépassement matériel médiatisant consubstantiellement une transcendance immatérielle.

La notion de dépassement n’est d’ailleurs pas seulement d’ordre physique ou métaphysique. Il s’agit sans doute d’un phénomène plus général, fondamental, universel.

Tout comme existe la loi de l’attraction universelle qui régit tous les corps matériels, on pourrait postuler l’existence d’une loi du « dépassement » universel, qui agit en tout étant, le poussant à se « dépasser », c’est-à-dire à se mouvoir intérieurement et extérieurement, proportionnellement à la nécessité interne de son devenir essentiel.

Toujours, tout étant doit se dépasser et se dépasse, en fait, ne serait-ce qu’en continuant à être soi-même, en continuant à s’appliquer à être cet étant-là, ce Dasein, et à persévérer dans son « soi ».

Toute chose en soi « est », et elle s’efforce de continuer d’être ce soi. Dans cet « effort », elle « dépasse » son propre étant, elle assume son « être » dans sa durée, et dans sa puissance, en continuant à être l’étant que son essence la détermine à être, avec la persévérance et l’énergie que cela requiert.

Tout étant « est » donc toujours en acte, en tant qu’étant dans cet acte de « dépassement ». Mais il est aussi toujours en puissance de nouveaux dépassements, toujours possibles et toujours nécessaires.

Tout étant « est », et par là se projette dans l’avenir ; il se « dépasse » et il devient en puissance son propre « dépassement », il dépasse son étanticietmaintenant. pour assumer son êtreen-devenir, son être-en-dépassement.

Tout étant veut persévérer dans son être, et pour cela il doit transcender l’essence même de son être, de son soi, en continuant de s’efforcer d’exister (ex-sistere), quoiqu’il en coûte, y compris en l’absence de vision et de certitude, sauf celle, pour lui absolue, de se donner une existence continuée.

En cela, la loi du « dépassement » universel s’applique en effet, universellement, à tout étant: le « dépassement » est le mouvement qui donne continuellement de l’existence à l’essence du soi, — qui sans cela périrait.

La conscience, dans tous ses états, dans tous ses modes, est donc, le plus généralement possible, ce qui pousse tout étant à « dépasser » son propre soi.

L’essence de la conscience se trouve non dans le « soi », mais dans le « dépassement » du soi, qui ne cesse de pousser la conscience toujours en avant.

En se « dépassant », toute conscience singulière fait de la « chose en soi » une « chose pour soi ». Elle transforme la « chose en soi » en « chose en mouvement », en volonté à l’œuvre, en volonté en acte. Chez l’homme, cette « chose en mouvement », cette chose pour soi, cette volonté en acte, c’est l’âme, l’anima.

L’idée du « dépassement » s’applique intuitivement à la conscience de l’homme, et à son mouvement continuel de dépassement.

Mais quid des formes de consciences non-humaines?

Est-ce que les choses ou les étants qui sont non-humains peuvent avoir des formes de conscience ?

Cette question en soulève une autre, celle de la nature même de la « chose en soi », que cette chose soit une âme, un animal, un arbre, une moisissure, un gène, une protéine, un photon ou un quark.

On peut affirmer avec Spinoza que toutes ces « choses en soi », pourtant si différentes, ont un point commun : elles veulent toutes continuer d’être, elles veulent persévérer dans leur être, pour autant qu’elles ont telle ou telle forme d’être, c’est-à-dire pour autant qu’elles sont ce qu’elles sont.

« Chaque chose s’efforce de persévérer dans son être, autant qu’il est en elle« iii.

Donc toute « chose en soi », que ce soit une âme, un animal, un arbre, une moisissure, un gène, une protéine, un photon ou un quark, veut persévérer dans son être, autant qu’elle peut, et autant qu’il y a de l’être en elle.

Cet effort de persévérer dans l’être fait partie de l’essence de toute chose.iv

L’effort est consubstantiel à l’être, et il dure « un temps infini », du moins aussi longtemps que la « chose en soi » existe et qu’elle n’est pas détruite par une cause extérieure.v

Toute chose s’efforce d’être, mais pas de la même manière. Dans le cas spécifique de l’âme (dont Spinoza théorise la nature et l’origine dans la 2ème partie de son Éthique) cet effort fait partie de ce sur quoi se fonde la « conscience » qu’elle a d’elle-même. Elle a « conscience » d’elle-même par les idées qu’elle se forme des affections du corpsvi, mais aussi par son effort de persévérer dans son être.

« L’Âme en tant qu’elle a des idées claires et distinctes, et aussi en tant qu’elle a des idées confuses, s’efforce de persévérer dans son être pour une durée indéfinie et elle a conscience de son effort. »vii

Cet effort, qui fonde la conscience, s’appelle aussi Volonté.viii

L’âme, par sa persévérance à être, fait émerger en elle conscience et volonté.

On en déduira que la conscience humaine, tout comme l’âme qui la subsume, veut aussi persévérer dans son être, c’est-à-dire qu’elle veut continuer de persévérer dans un continuel dépassement d’elle-même.

Elle incarne la pulsion de ce continuel « dépassement » du soi sur plusieurs plans : ontologique (lors de la conception et de l’embryogenèse), cognitif (par sa capacité de représentation et de critique), et enfin métaphysique, dans son pouvoir de dépasser « l’âme qui réfléchit », de se concevoir détachée même de sa nature originelle et de désirer atteindre à une sorte de surnature.

Pour se servir de catégories aristotéliciennesix, la cause initiale et la cause matérielle de la conscience humaine se trouvent sans doute dans sa présence germinale, dès la conception, dans son incarnation dans un corps biologique, lui-même à l’état d’embryon.

Ce germe initial incarne un principe de croissance (biologique) et de dépassement (épigénétique).

Il représente une « volonté » unique, dédiée à faire mieux advenir son « être-en-dépassement ».

D’où vient cette puissance germinative, cette volonté initiale et persistante d’être?

Il est probable qu’elle vienne du simple fait d’ « être », après n’avoir « rien été » pendant si longtemps, l’immensité du néant préludant sa venue à l’être…

Quant à la cause formelle de la conscience, elle est un incessant effort pour incarner son propre « soi » de façon toujours plus consciente. La conscience « veut » toujours être, et elle veut être toujours plus consciente d’elle-même, aller toujours au-delà de ce qu’elle connaît déjà d’elle-même, quel que soit le point de conscience antérieurement atteint. C’est un processus sans fin, et même la mort s’aborde sans doute sans que s’assèche la curiosité, et sans qu’une attente (consciente ou inconsciente) pointe encore quant à une autre forme de conscience, continuée dans quelque au-delà.

La cause finale de la conscience se trouve dans le fait qu’elle cherche son essence en dehors du Soi. Existe en elle une volonté métaphysique de dépasser le Soi, un désir toujours en puissance de dépasser tout état du Soi déjà atteint, pour tenter de trouver ce qui fonde le Soi. Cette volonté de dépassement continu du Soi vise même, dans sa forme la plus absolue, sa propre pulsion de dépassement.

A la fin, la conscience veut essentiellement dépasser ce dépassement même, et cela sans fin, afin de trouver ce qui la dépasse absolument.

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iC.G. Jung note que le Soi est une chose qui se transforme – indépendamment des « défaillances » du moi et de sa volonté. Il met en évidence « la transformation de l’inconscient aussi bien que de la conscience, effet qu’éprouve celui qui affronte méthodiquement son inconscient. Il y a deux buts, qui sont les deux transformations citées mais le salut est un (‘una salus’), de même que la chose est une (‘una res‘): c’est la même chose au début et à la fin, une chose qui était là depuis toujours et qui n’apparaît pourtant qu’à la fin: c’est la réalité concrète du Soi, de cette indescriptible totalité de l’homme qui, si elle défie toute représentation, n’en est pas moins nécessaire comme idée intuitive. Sur le plan empirique, on peut seulement constater que le moi est entouré de tous côtés par un facteur inconscient. La preuve en est fournie par toute expérience d’association en ce qu’elle place sous les yeux les défaillances fréquentes du moi et de sa volonté. La psyché est une équation que l’on ne peut résoudre sans le facteur « inconscient », et qui représente une totalité embrassant d’une part le moi empirique, et d’autre part ses fondements transcendants par rapport à la conscience. » C.G. Jung. Mysterium Conjuctionis. Traduite de l’allemand par Etienne Perrot .Albin Michel. 1980, Tome I, p.203.

iiSaint Augustin, De vera religione, XXXIX, 72, Bibliothèque augustinienne, t. 8, p. 131.

iiiSpinoza, Éthique, 3ème Partie, Proposition 6. Traduction du latin (légèrement modifiée) par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.142

ivSpinoza, Éthique, 3ème Partie, Proposition 7. Traduction du latin par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.143

vSpinoza, Éthique, 3ème Partie, Proposition 8 et sa Démonstration. Traduction du latin par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.143-144

viSpinoza, Éthique, 2ème Partie, Proposition 23. Traduction du latin par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.100

viiSpinoza, Éthique, 3ème Partie, Proposition 9. Traduction du latin par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.144

viiiSpinoza, Éthique, 3ème Partie, Scolie de la Proposition 9. Traduction du latin par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.144

ixJe reprends ici les quatre sortes de « causes », initiale, matérielle, formelle et finale, définies par Aristote (Éthique à Nicomaque, I,1).

Le Dieu dépris


« Une idole au crépuscule »  ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Dans le Crépuscule des idoles, Nietzsche posa cette question : « Que dire ? L’homme n’est-il qu’une méprise de Dieu ? Ou bien Dieu – une méprise de l’hommei ? » Heidegger, qui rapporta l’aphorisme, ajouta une troisième option : « Ou bien les deux seraient-ils une mé-prise de l’estreii ». C’était peut-être là une façon assez désinvolte de botter « Dieu » en touche, en mettant l’« estre » à sa place, ou plutôt en position de surplomb par rapport « aux deux » [l’Homme et Dieu]. La date de rédaction (en automne 1932) n’est pas non plus sans importance: Hitler s’apprêtait à prendre le pouvoir, et Heidegger était déjà membre du parti nazi. L’« estre », d’ailleurs, qu’est-ce que c’est, philosophiquement parlant ? Dans l’original allemand, on lit : Seyn. Heidegger a choisi de changer la graphie du verbe Sein (« être ») en Seyn pour signifier, par le réemploi de cette ancienne orthographe, sa volonté d’une nouvelle orientation philosophique. Il pensait ainsi effacer la question de la différence ontologique entre l’être de l’étant et l’être tout court, pour la remplacer directement par une nouvelle question, celle de l’estre, censé symboliser le fondement de la vérité qui restait à éclaircir. Mis à part ce jeu de mot Sein/Seyn, rendu en français par une astuce de traduction (l’emploi d’un s pour l’accent circonflexe), quelle valeur sémantique attacher à l’estre ? L’estre est en réalité le « métal », qu’il faut fondre « en un seul magma », pour asseoir la Terre et fonder le nouveau mondeiii

L’idée philosophique de méprise ou de mé-prise invite, me semble-t-il, à penser d’abord celle de la prise. Dans le contexte de la relation entre le Dieu créateur et sa création, la notion de prise est d’emblée fort prégnante, et cela, dans tous les sens du terme. Les mystiques, qui, en cette matière, ont peut-être quelque longueurs d’avance, vont fort loin en ce sens. Ils sont pris, c’est-à-dire, ravis, transportés, emportésiv. Mais cette prise est-elle bien réelle ? Ou n’est-elle que symbolique, ou encore imaginaire ? Ne peut-elle donner lieu, précisément, à une méprise, ou même une fausse prise, une mé-prise, comme le laissent entendre Nietzsche et Heidegger, partageant une même sorte de distanciation et d’ironie ?

Pour ma part, j’aimerais moduler l’idée de prise, à l’aide d’autres préfixes : dé-prise, re-prise, sur-prise, entre-prise. Ces substantifs sont associés à des verbes qui indiquent un mouvement, une direction de l’action ou du sentiment : entre-prendre, dé-prendre, re-prendre, sur-prendre. On pourrait ajouter les verbes ap-prendre et com-prendre, qui évoquent aussi un mouvement, celui de cueillir, ramasser, regrouper.

Notre Temps, si vide, à la fois de pensée et d’être, préfère simplement « prendre » plutôt que de tenter de « comprendre », ou de chercher à « apprendre » (à penser et à être). C’est un temps, où l’important est la prise. Peu importe le risque de méprise ou de mé-prise. On relègue désormais ces nuances aux deux penseurs allemands déjà cités, et plus ou moins discrédités, d’ailleurs. Pour le « moderne », une prise est toujours bonne à prendre.

Face à cette modernité avaleuse, avide, attrape-tout, le philosophe, ou l’anthropologue, ou le poète , ou le théologien, peut se sentir en droit de reposer, à nouveau, la question de l’être ou de l’estre, ou de l’aître, et cela sur le mode apophatique. Si prendre, prendre le plus possible, est l’ordre du jour, ne faut-il pas envisager plutôt de déprendre, de se dé-prendre pour se sur-prendre ?

Dieu, on le sait, est un Dieu jaloux. El qanna(Ex. 34,14). S’il est jaloux, c’est que les tourments de l’amour ne lui sont pas inconnus. La question que Nietzsche posait, sans d’ailleurs y répondre, et que Heidegger reprenait laborieusement, pourrait être alors reformulée ainsi : Dieu s’est-il dépris de l’être humain ? Dépris après s’en être épris, et s’en éloignant, comme un amant déçu ?

Vu l’actualité, les tueries, le sang, la haine, tout cela au nom de ce « Dieu jaloux », je crois que je pourrais comprendre un autre Dieu, qui se déprendrait de l’Homme.

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iNietzsche. Crépuscule des idoles ou Comment philosopher à coups de marteau (« Maximes et traits », n° 7). Galliamrd, 1974, p.14

iiMartin Heidegger. Réflexions VI. Cahiers noirs (1931-1938).Traduit de l’allemand par François Fédier. Gallimard, 2018, § 63, p. 461. Le traducteur signale que Nietzsche emploie ici le mot Fehlgriff, alors que Heidegger emploie le mot Mißgriff. Griff se traduit par « prise ». Fédier ajoute : « Fehlgriff est la prise qui lâche la proie pour l’ombre. Mißgriff accentue l’idée du manquement, au point qu’il faut presque entendre « mé-prise » comme disant l’échec de la tentative qui entendait se saisir de l’estre. »

iiiEn automne 1932, Heidegger écrit : « Nous sommes à l’aube d’un temps au sein duquel toutes les autorités et organisations, tous les élans et toutes les mesures vont être fondus en un seul magma ; et là, ce qui importe surtout, c’est que nous mettions en œuvre le vrai feu original et rendions fluide dans l’existence à venir le vrai métal idoine pour la refonte. Ce feu, c’est la ‘vérité’ en sa fervescence d’origine et l’incandescence alerte, avide et clarifiante du questionnement. Le métal, et la fermeté d’assise de la Terre, c’est l’estre. » Martin Heidegger. Réflexions III. Cahiers noirs (1931-1938).Traduit de l’allemand par François Fédier. Gallimard, 2018, § 163, p. 189

ivThérèse d’Avila explique que dans le ravissement, « vous vous trouvez saisi par un mouvement d’une force et d’une impétuosité inouïes. Vous voyez, vous sentez s’élever cette nuée ou, si vous voulez, cet aigle puissant vous emporter sur ses ailes […] De fait, on est emporté malgré soi. » (Vie, 20)

À la fin des fins


« La mort de la Mort » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Ne fais pas la fière, Mort. Tu es l’ombre de la Vie.

Puissante, effroyable, tu jettes l’Homme en terre

Le noies en mer ou tu le disperses dans l’air.

Tu vis des maux, des guerres, des haines. Tu tues tout, nous tue tous,

Mais vivras-tu assez pour voir la fin des fins ?

Ne portes-tu en toi la mort de la mort même ?

A la fin, vient ta fin : Vie t’anéantira.

Abécédaire abrégé du sub-idéalisme. (A-E)


« Lavabo vain » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Air.– « Dans son aire ronde vire l’hirondelle ; l’air applaudit à deux mains ».

Ami.– « Tu as des amis dans la mer, l’air et l’eau. Le sang et la terre, ne compte pas trop dessus. Quant aux acariens, fuis-les comme la gale. »

Amour.– « Je t’aime comme le lichen le granit. La fougère, la bruyère, je les aime aussi, mais pas comme le coq sa crête. »

Animal.– « Tous mes animaux m’émeuvent, mais surtout ceux qui sont à l’intérieur. »

Arbre.– « L’arbre se tient courbe devant le nuage. »

Automatique.– « La pensée automatique abolit la vitesse, n’a pas de point mort, ni de marche arrière. »

Avenir.– « L’avenir n’est qu’un mot qui ne revient jamais. »

Baiser.– « J’ai faim d’un franc baiser et soif de lèvres démasquées. »

Blessures.– « Les cheveux sont autant de blessures fines, pénétrant l’âme. »

Béquille.– « Jambe idéalement placée à côté de l’essentiel, dérivée de la phénoménologie husserlienne, et permettant la suspension du jugement. »

Bizarre.– « Ange qui se tait dans la vie de tous les jours. »

Bougie.– « La souffler, c’est jouer. »

Balai.– « Utile quand les mots tombent en poussière. »

Caresse.– « la main s’en inspire pour monter d’un cran dans l’échelle des valeurs. »

Cendre.– « Attribut du mercredi et maladie du feu. »

Cheval.– « Le Diable ne sait pas le monter, il reste dans les détails. »

Ciel.– « Le ciel est un citron peu souvent pressé ».

Couleur.– « Quand les couleurs s’éteindront, je caresserai ton oreille. »

Cri.– « Le cri rauque des arbres en pleurs. »

Cuisse.– « Je me suis souvenu que la cuisse n’en finit pas. »

Catalan.– « Peintre italien dont Gala fut la femme »

Dents.– « Leurs caries exportent plus d’ivoire que les cimetières d’éléphant ».

Douleur.– « Maître-étalon. »

Eau.– « Feu sans histoire, car elle est l’avenir de la nue. »

Enfant.– « Selon le calcul des probabilités, sa naissance les déjoue comme en s’en jouant. »

Ennui.– « Le commencement de la fin. »

Espace.– « L’amour dans les souterrains. »

Éternité.– « Elle n’est vraiment comprise que par l’étincelle. »

Étoile.– « Toujours pleine d’un désir aveugle quoique lucide. »

La ravie d’Avila


« La ravie » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Thérèse d’Avila a laissé des témoignages détaillés de ses nombreuses expériences de « ravissement ». Elle est loin d’être la seule à avoir légué à la postérité ce type de narration. Bien d’autres mystiques, appartenant à toutes sortes de traditions culturelles ou religieuses, et de tout temps, ont pu faire état d’expériences sinon similaires, du moins analogues. Malgré cette abondance de données, il est clair qu’une « théorie » générale du ravissement est encore impossible à faire. Le plus grand obstacle, d’ailleurs, n’est pas tant la nature des expériences de ravissement, que les doutes ou les sarcasmes dont elles sont environnées. Ceux qui n’ont jamais éprouvé de telles expériences, manifestement hors de toutes normes, et hors de toute humaine compréhension, sont de facto éminemment sceptiques. Ils ne peuvent absolument pas comprendre de quoi il est question. Or, ces « non-expérienceurs » constituent l’énorme majorité. Malgré tout, il existe maintenant une assez abondante littérature traitant de phénomènes qui sont, sinon proches, du moins comparables, par certains côtés. Il s’agit notamment des expériences dites de « mort imminente » (EMI, ou selon l’acronyme anglais NDE, « Near Death Experience »), dont la caractéristique générale est qu’elles résultent d’accidents physiques, de situations de danger absolu, ou de prises surdosées de psychotropes. Je ne désire certes pas assimiler les EMI et les NDE aux types d’expérience proprement « mystiques ». Je voudrais seulement signaler qu’une part non-négligeable de la population (environ 15 % selon des données rapportées par E. Kübler-Ross, par exemple) est a priori prête à entendre avec quelque intérêt l’expression de tels témoignages, et à prêter une certaine attention à des analyses et commentaires à leur sujet. C’est à tel commentaire de la narration de Thérèse sur ses ravissements que je voudrais me livrer dans cet article.

« Dans ces ravissements, il semble que l’âme n’anime plus le corps […] Très souvent même, prévenant toute pensée, toute coopération, le ravissement fond sur vous avec une impétuosité si soudaine et si forte, que vous voyez, que vous sentez s’élever cette nuée, ou cet aigle puissant qui vous emporte sur ses ailes. On comprend, on voit, ai-je dit , qu’on est emporté, mais on ne sait à quel endroit. Malgré les délices que l’âme éprouve, elle ne laisse pas cependant, vu sa faiblesse naturelle, d’être saisie de crainte dans les commencements. Elle doit donc avoir beaucoup plus de courage et d’énergie que dans les oraisons dont j’ai parlé précédemment, pour tout risquer, malgré tout ce qui peut arriver, pour s’abandonner entièrement entre les mains de Dieu, et aller partout où on la transportera. D’ailleurs, elle est transportée ainsi malgré elle. La violence était telle que j’aurais voulu très souvent résister à ce ravissement ; j’y opposais toutes mes forces […] mais c’était au prix d’une fatigue extrême ; semblable à une personne qui a lutté contre un géant puissant, je me trouvai après le combat épuisée de lassitude. D’autres fois, tout effort était impossible ; mon âme était enlevée et même ordinairement ma tête suivait ce transport sans qu’il y eût moyen de la retenir ; quelquefois même le corps tout entier était emporté, lui aussi, et ne touchait plus terre. Mais cela n’est arrivé que rarementi. »

« Dans ces ravissements, il semble que l’âme n’anime plus le corps. »

L’âme n’anime plus le corps, à ce qu’il semble, parce qu’elle a autre chose à faire, de bien plus important : il lui faut mettre toute son énergie à s’animer elle-même, à se dépasser et à se transcender. Le corps, quant à lui, continue de vivre, mais il n’est plus animé par l’âme. Il s’anime alors de lui-même, si l’on peut dire, autrement dit, il vit de sa propre vie, et il survit par son instinct de conservation.

« Très souvent même, prévenant toute pensée, toute coopération, le ravissement fond sur vous avec une impétuosité si soudaine et si forte, que vous voyez, que vous sentez s’élever cette nuée, ou cet aigle puissant qui vous emporte sur ses ailes. »

Le ravissement saisit l’âme comme un aigle fond sur sa proie. Il tombe soudainement, brutalement, et opère le rapt en un instant. Rien ne peut laisser prévoir le moment où il va rejoindre l’âme, et l’emporter avec lui. Mais cet aigle n’obéit pas ici aux canons habituels associés à la métaphore de « l’oiseau de proie ». Il ne suit pas le comportement auquel les habitudes de langage et les observations ornithologiques le confinent. Une différence notable est que le volatile aquilin ne saisit pas l’âme de ses serres. Il l’emporte sur ses ailes. La nuance importe. L’âme n’est donc pas une proie ravie (au sens où elle serait la victime passive d’un rapt) ; elle n’est pas l’objet d’une captation, elle est le sujet d’un transport (dans le sens d’un ravissement). Ce transport implique, à l’évidence, une forme de coopération. Être transportée sur les ailes d’un aigle (et non sur son dos, ou agrippée par ses serres), exige, on le conçoit, un éminent sens de l’équilibre, une capacité hors du commun à rester en phase avec le battement des ailes, et à se fondre harmonieusement dans le vent puissant du vol. Une autre indication de la relative douceur qui environne l’âme ainsi emportée, est l’autre métaphore qui en rend compte, celle de la nuée. L’âme est ravie, pourrait-on dire, aussi subtilement que l’eau de la mer est doucement aspirée vers le ciel sous la forme d’une nue.

« On comprend, on voit, ai-je dit , qu’on est emporté, mais on ne sait à quel endroit. Malgré les délices que l’âme éprouve, elle ne laisse pas cependant, vu sa faiblesse naturelle, d’être saisie de crainte dans les commencements. »

L’âme alors n’éprouve pas de crainte physique, elle ne ressent pas une douleur comparable à celle d’une proie livrée à la violence de serres crochues plantées dans une chair pantelante et sanglante. Bien au contraire ! Elle éprouve non de la douleur, mais des délices. Cependant, cette jouissance délicieuse ne va pas sans une crainte, non pas physique mais psychique. Cela est bien normal, vu l’ignorance et la faiblesse naturelle de l’âme. Mais il faut là encore, relativiser. Cette crainte, toute justifiée qu’elle soit, ne dure pas. Elle n’apparaît qu’au commencement (du ravissement).

« Elle doit donc avoir beaucoup plus de courage et d’énergie que dans les oraisons dont j’ai parlé précédemment, pour tout risquer, malgré tout ce qui peut arriver, pour s’abandonner entièrement entre les mains de Dieu, et aller partout où on la transportera. »

La principale crainte ressentie par l’âme n’a rien d’objectif, rien de tangible. Elle n’est fondée que son ignorance absolue de ce qu’il se passe, elle est plongée dans l’incertitude quant au lieu où elle est transportée. Mais il est une solution que son courage et son énergie peut lui laisser entrevoir. Cette solution est de faire délibérément le choix de tout risquer, le choix de l’abandon total. A cette condition, toute crainte disparaît, toute peur s’évanouit.

« D’ailleurs, elle est transportée ainsi malgré elle. La violence était telle que j’aurais voulu très souvent résister à ce ravissement ; j’y opposais toutes mes forces […] mais c’était au prix d’une fatigue extrême ; semblable à une personne qui a lutté contre un géant puissant, je me trouvai après le combat épuisée de lassitude. »

Le choix de tout risquer et de s’abandonner ne signifie pas cependant que l’âme veuille positivement, activement, participer à un transport dont elle ignore absolument la destination ultime. Dans cette ignorance, elle ne peut donc que rester relativement passive, sans devenir passionnément active. D’ailleurs, dans plusieurs occasions, l’âme de Thérèse n’était certes pas coopérative, ou seulement passive, mais voulait au contraire résister à la violence qui lui était faite. Malgré sa faiblesse inhérente, sa (petite) âme semblait affronter la puissance d’un géant. C’était alors un combat. Mais celui-ci prenait fin, toujours, non par une défaite, mais par une simple cessation, un épuisement, une lassitude enveloppante.

« D’autres fois, tout effort était impossible ; mon âme était enlevée et même ordinairement ma tête suivait ce transport sans qu’il y eût moyen de la retenir ; quelquefois même le corps tout entier était emporté, lui aussi, et ne touchait plus terre. Mais cela n’est arrivé que rarement. »

Les ravissements de Thérèse étaient tous différents. Aucun ne se ressemblait. Il n’y avait pas de règle générale, ni de protocoles répétés. Chose curieuse, sur laquelle il faudrait insister, le phénomène du ravissement n’était pas toujours purement psychique. On a vu que son corps n’était plus animé par l’âme « ravie ». Mais dans certains cas, le corps lui-même, quoique non animé par elle, pouvait être lui aussi emporté. Il est vrai que cela n’arrivait que rarement. Thérèse d’Avila lévita-t-elle alors ? D’autres traditions, la chamanique, ou la bouddhique par exemple, ou encore la soufie, font aussi part de l’existence de tels phénomènes. Une explication rationnelle de ce type de phénomène peut être tentée. Il est possible en effet que l’âme, ainsi violemment emportée, ait pu aussi emporter avec elle jusqu’aux moindres souvenirs de son être corporel, et par conséquent, ait pu ressentir au plus profond de son être psychique la mémoire palpitante de son être psycho-physique, synesthésique, en tant que participant à l’envol. Personnellement, je pense que cette question n’a d’ailleurs qu’un intérêt mineur. Elle nous éloigne en effet du cœur de l’événement, de ce qui constitue l’essence du ravissement. Sa finalité.

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iThérèse d’Avila. Vie écrite par elle-même. Chapitre XX. Traduction de l’espagnol par le P. Grégoire de Saint Joseph. Seuil, 1995, p. 194-195

À l’horizon de l’oraison


« L’horizon de l’oraison » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Dans une recherche sur l’extase, comment ne pas se pencher sur le cas des deux Thérèse, la « grande » et la « petite », celle d’Avila et celle de Lisieux ? Dans cet article, je ne traiterai cependant que de la « grande », réservant pour plus tard ce qui pourrait être dit de la « petite ». Parmi les nombreuses sortes d’extases thérésiennes. je me focaliserai ici sur celles que Thérèse associe au « quatrième degré d’oraison ».

Dans l’oraison de « quatrième degré », « l’âme sent qu’elle n’est pas encore entièrement morte ; je puis bien m’exprimer de la sorte, car elle est déjà morte au monde […] le sentiment cesse, il n’y a que la jouissance, et encore on ne comprend pas ce dont on jouit. On comprend que l’on jouit d’un bien, où se trouvent réunis tous les biens, mais ce bien lui-même, on ne le comprend pas […] Ici, l’âme se trouve au sein d’une jouissance incomparablement supérieure, et cependant elle peut beaucoup moins la faire comprendre. Le corps est sans force et l’âme n’a aucun pouvoir pour communiquer cette jouissance. Dans ces moments, cette communication serait un grand embarras, un tourment et un trouble pour son repos. J’ajoute même que s’il y a union de toutes les puissances, voudrait-elle alors faire autre chose, qu’elle ne le pourrait ; et si elle le pouvait, il n’y aurait plus union. Quant au mode et à la nature de cette oraison qu’on appelle union, je ne saurais les faire comprendre. La théologie mystique l’enseigne, il est vrai ; mais les termes dont elle se sert me sont inconnus. Je ne comprends pas ce qu’il faut entendre par intelligence, ou esprit, ni comment ils diffèrent de l’âme, tout cela me semble une même chosei

Je me livrerai ici à de brefs commentaires de cet extrait du chapitre XVIII de la « Vie écrite par elle-même » de Thérèse d’Avila, dans l’espoir qu’ils pourront ouvrir quelques pistes, ou frayer des sentes inexplorées.

« L’âme sent qu’elle n’est pas encore entièrement morte ; je puis bien m’exprimer de la sorte, car elle est déjà morte au monde. »

Si l’âme était entièrement morte, que sentirait-elle ? Rien ? Rien n’est moins sûr, du moins dans le contexte de la foi thérésienne. L’âme de Thérèse sent qu’elle est morte en partie, mais pas entièrement. Plus précisément, elle est « morte au monde », mais sans doute, elle n’est pas morte à ce qui n’est pas du monde. Pourrait-elle être cependant « entièrement morte » ? On peut en faire l’hypothèse. Il existe certainement diverses sortes de morts, comme la mort au monde, la mort à ce qui n’est pas du monde, la mort à ce qui est au-delà du monde. Ces différentes sortes de morts ne sont pas de même nature. Elles doivent peut-être varier, dans leur essence, autant que les différentes sortes de vies. Parler de mort revient à traiter de la vie. Car l’une et l’autre, au fond, s’équivalent, ontologiquement : toute mort, comme toute vie, n’est-elle pas déjà un néant par rapport à la Vie même ? Le mot ‘néant’, dans son acception absolue, et donc excessive, se retourne aisément. Toutes les sortes de mort et toutes les sortes de vie participent aussi, même en tant que ‘néants’, à cette Vie qui les transcende toutes, et dont elles sont des figures passagères.

«Il n’y a que la jouissance, et encore on ne comprend pas ce dont on jouit. »

Il est très important de comprendre non ce que l’on ne comprend pas, mais le fait même qu’il y a en nous quelque chose que l’on ne comprend pas. Ici, il s’agit de « ce dont on jouit ». La jouissance envahit Thérèse, elle submerge son âme et son corps. Mais pas son esprit. Son esprit, quant à lui, reste alerte, il continue de voir qu’il ne comprend pas ce qui se passe devant lui. Il comprend au moins qu’il ne comprend pas ce qui lui arrive. Cette indication est précieuse. L’extase ne se résume pas à une perte absolue de toute intelligence et de toute compréhension. Elle n’est perte absolue qu’en un sens seulement. En un autre sens, et sans contradiction, l’extase n’empêche aucunement l’esprit de rester vigilant, de continuer, lorsqu’il est projeté dans le voisinage de l’extrême, à garder quelque conscience de son devoir de veille. Dans la perte absolue du Soi, un peu de la conscience du Moi veille encore.

« On comprend que l’on jouit d’un bien, où se trouvent réunis tous les biens, mais ce bien lui-même, on ne le comprend pas. »

Les différents degrés de compréhension ne correspondent pas nécessairement aux différents degrés d’oraison. Il n’y a pas d’isomorphisme entre la raison et l’oraison. Thérèse dit qu’elle jouit d’un bien qui réunit tous les biens. Ces biens semblent être en grand nombre, et même sont-ils infinis. On sent que Thérèse voir s’ouvrir devant elle un paysage sans limites, dont elle n’aperçoit qu’une infime portion. En bonne logique, il lui faudrait un temps sans fin pour explorer ce paysage mental dont elle ne saisit que les premières marches. Cette notion d’une limite se dessinant dès l’abord du sans limite, représente une première difficulté dont Thérèse ne vient pas à bout. Il en est une autre, plus ardue encore. C’est la question de la nature essentielle de ce « bien » qu’elle ne « comprend pas ». Cela ne devrait pas trop étonner. Si ce « bien » est, d’une manière ou d’une autre, attaché à l’essence même de la divinité, il paraît évident qu’il sera impossible de le comprendre dans son essence. L’esprit humain peut en revanche tenter de comprendre la nature des biens particuliers, spécifiques, dont il peut être gratifié. Mais comprendre la nature du « bien » en tant que tel, l’essence même du « bien », cela est au-dessus des forces de l’homme, fût-on Platon même.

« Ici, l’âme se trouve au sein d’une jouissance incomparablement supérieure, et cependant elle peut beaucoup moins la faire comprendre. Le corps est sans force et l’âme n’a aucun pouvoir pour communiquer cette jouissance. Dans ces moments, cette communication serait un grand embarras, un tourment et un trouble pour son repos. »

Il importe de comprendre l’état d’esprit de l’extatique dans cette situation. L’âme – ou l’esprit, la nuance importe peu en ce cas, se trouve « au sein », ou encore au sommet d’une « jouissance » sans pareille. Une analyse plus fouillée du concept de « jouissance » mériterait d’être entreprise, tant sa richesse offre matière à examen et développements. Je la réserve pour d’autres occasions. Pour l’instant, l’important est de comprendre que l’âme extatique ne perd rien de son acuité, ni de sa capacité à se mettre à distance de ce qu’elle perçoit et en surplomb par rapport à ce qu’elle conçoit. Elle sait aussi que cela lui serait un « embarras » et un « trouble » de se mettre en peine, tant de conceptualiser cette « jouissance » qui la traverse, que de la traduire, la formaliser et la mémoriser, et a fortiori de chercher à la « communiquer » à autrui. L’enjeu pour elle est alors bien ailleurs.

« J’ajoute même que s’il y a union de toutes les puissances, voudrait-elle alors faire autre chose, qu’elle ne le pourrait ; et si elle le pouvait, il n’y aurait plus union. »

Quel est l’enjeu, donc, et en quoi consiste-t-il ? Dans une situation aussi extrême, aussi éloignée de tout ce qui peut s’expérimenter dans ce monde-ci, l’envahissement de l’âme est total, absolu. Toutes les puissances semblent se rassembler en elle, ou plutôt, c’est elle qui est projetée dans le « sein » infini que toutes les puissances, ainsi assemblées, constituent. Dans une telle circonstance, on conçoit que l’âme soit occupée à tout autre chose qu’à communiquer un retour de son expérience en temps réel. Plus important même, si le désir de communiquer lui venait, alors c’est l’expérience même de l’extase qui en souffrirait radicalement : « il n’y aurait plus d’union ». Une fois arrivée en ces hauteurs, l’âme doit continuer son mouvement toujours plus vers le haut, et certes pas envisgare de regarder vers le bas.

« Quant au mode et à la nature de cette oraison qu’on appelle union, je ne saurais les faire comprendre. La théologie mystique l’enseigne, il est vrai ; mais les termes dont elle se sert me sont inconnus. Je ne comprends pas ce qu’il faut entendre par intelligence, ou esprit, ni comment ils diffèrent de l’âme, tout cela me semble une même chose. »

C’est un fait auquel il faut s’habituer (intellectuellement). Une énorme partie de ce qui constitue l’expérience extatique ne peut être communiquée, transmise, et encore moins « expliquée » à quelqu’un qui n’en a pas déjà bénéficié personnellement, et directement. Je sais, c’est injuste, mais c’est comme ça. Il y a peut-être là, d’ailleurs, dans cette apparente injustice, cette inégalité de facto, une nouvelle source de réflexion, mais je la réserve pour un autre article. En l’occurrence, le plus intéressant dans l’assertion de Thérèse à propos de la « théologie mystique » est que l’intelligence, l’esprit et l’âme, tout cela lui « semble une même chose ». En un sens, je comprends parfaitement ce qu’elle veut dire, tant ces distinctions de vocabulaire peuvent paraître dérisoires au sein de l’extase même. Mais en un autre sens, je vois aussi que par son expression « tout cela me semble », elle indique subtilement que n’est certes pas épuisé ici le mystère. Indubitablement, est laissé entendre le fait que l’intelligence, l’esprit et l’âme soient « une même chose » n’est en rien contradictoire avec le fait qu’ils peuvent être aussi des choses différentes.

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iThérèse d’Avila. Vie écrite par elle-même. Chapitre XVIII. Traduction de l’espagnol par le P. Grégoire de Saint Joseph. Seuil, 1995, p. 171-172

« L’Extase » de Donne


« L’âme et l’extase » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

The Extasie, de John Donne (1573-1631), est l’un de ses plus célèbres « poèmes métaphysiques ». J’en ai tenté une traduction, l’adaptant quelque peu. J’ai gardé la structure de quatrains de neuf pieds, mais j’ai renoncé à la contrainte de la rime, sauf exception.

Comme un oreiller sur un lit,

La rive enceinte arrondit sa courbe,

Pour le repos des violettes et des mauves,

Et le plaisir de nos deux corps.

Nos mains s’étaient cimentées, d’une glu

D’onguent. S’y miraient en jaillissant

Les rayons de nos yeux fusionnés,

Liés en un nœud triple et torse.

Si étreintes et unies nos mains,

Qu’elles furent notre unique effusion

Et leurs images en nos yeux

Notre seule reproduction.

Comme marchent des armées ennemies,

S’avançant et se mêlant à la mort,

Nos âmes s’exilèrent au-dehors,

Elles nous emmêlèrent, elle et moi.

Tant qu’elles négocièrent leurs accords

Nous restâmes, deux statues sépulcrales,

Tout le jour, sans nous mouvoir d’un poil,

En grand silence, tout au long du jour.

Si quelqu’un, affûté par l’amour,

Et comprenant la langue de l’âme,

Devenu esprit pur, fine amour,

Se fut lors placé non loin de nous,

Il eût pu se ravir d’éloquence,

Ignorant les lèvres et l’origine,

Et repartir plus pur qu’il ne vînt,

Tant nous fûmes à l’unisson des sens.

L’Extase, nous le sûmes, peut exclure

De l’amour les âmes plus perplexes,

Ou dénouer leurs fils complexes,

Dans l’obscur, il n’est pas question de sexe.

Plusieurs d’entre les âmes contiennent

Des mélanges ignorés et des lieux

Où l’amour s’entremêle sans cesse,

Deux se font une, ou celle-ci celle-là.

Replantez la violette en autre terre,

Sa force, sa nuance et sa taille,

Jadis grêle, mièvre ou mince,

Soudain se doublent et se multiplient.

Quand l’amour, avec l’une, ou bien l’autre,

Inter-anime et s’unit les âmes,

Il en naît une nouvelle, plus apte,

Elle comble seule les failles et les manques.

Nous qui sommes cette âme née nouvellement,

Savons bien d’où vient cette simple essence.

Les atomes, d’où l’on croît, sont aussi

Des âmes seules n’acceptant nul change.

Mais hélas, trop longtemps tenons-nous

Nos corps las, à distance, dans l’oubli.

Ils sont nôtres, quoique n’étant pas nous,

Ils sont sphères, et nous sommes l’esprit.

Grâces leur soient rendues pour leurs dons,

Tant du lieu de notre présence,

Que pour tous leurs sens et leur puissance,

Jamais rejetés, toujours ralliés.

Sur les hommes, les cieux jettent des sorts,

Par les courants de l’air et l’ombre des nues.

De même, l’âme en l’âme s’écoule

En soignant s’il le faut d’abord les corps.

Comme le sang laboure les esprits

Pour exprimer un peu de leur âme,

Le soc est nécessaire au sillon

Qui de l’Homme fait mûrir la moisson.

L’âme des amants doit descendre

Au fin fond de la pure affection,

Atteindre l’abîme des sens, pour enfin

Libérer le Roi de sa prison.

Retournons à nos corps. Il faut que

Les hommes faibles voient l’amour dévoilé.

Les mystères d’amour croissent en toute âme,

Seuls les corps en consignent les progrès.

Si un amant à notre ressemblance,

Entendait un jour ces vers composés,

Qu’il nous épie de près, il verra

Peu de change en nos corps en allés.

L’âme livre


« L’âme livre » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Toi, tu te tais. Du moins, ce me semble. A nous tous, il nous semble un même silence, tant nous ne sommes seuls à ne point t’entendre.

Toi, je te nomme au milieu du jour, mais n’es-tu pas déjà dans la nuit ? Cette nuit, est-ce Toi, est-ce Lui ? Nul ne peut le dire. Nul ne peut te dire. Nul ne peut rien dire. Ce jour n’est pas de Lui, ou en Lui. Ni ce jour, ni la nuit, ne luit. Ne luit que son absence. Cette voix n’est pas sienne, ni tienne, non plus. Tu te tus, il y a longtemps déjà. Ce visage n’est pas tien, ni sien. Évanescente est sa gloire et mon rêve.

Cette voie non plus n’est pas tienne. Nul chemin ne mène plus à Toi. Tous s’égarent en tous lieux tous les jours.

Les mots sont faits de tant de nuits anciennes –– ce sont de très vieilles nuits, des épaisseurs d’ombres voilées de nues. Leurs sens s’obscurcissent même dans la lumière. Les grammaires me comblent d’obscur. Que veut dire « cœur » ? Que signifie « profondeur » ? Qu’est-ce que la « voix » ? La « parole » est-elle « désert » ou « voix » ? Un soleil se love dans le délié des lettres. Quand tu parais, je biffe tous les mots.

Qui osera te dire Tu ? Qu’ils commencent par te dire Il ou Lui. Qu’ils te parlent de leur intime même. C’est du milieu de la parole, en quête, qu’ils te tairont. Beaucoup disent : Qu’il parle d’abord ! Qu’il apparaisse dans l’évidence ! Qu’il illumine notre esprit de solaires visions ! Ils ne veulent pas savoir quelle est leur nuit. Leur doute lance tant d’éclairs mous, nombre de fulgurances sourdes, et des astres morts.

J’ouvre les lèvres et ma langue se scelle. La douceur m’est un faucon, le cyprès est noir, et l’herbe tendre. Que ta forme n’est-elle élusive ! La jacinthe se tend. Le désir s’abstient. La raison dit les ronces, les roseaux, les résédas. Le musc et l’encens. Tu es glabre comme un marbre noir. Je jette des mots loin devant lui. Je courbe mon âme comme un âne bâté. La vérité pèse. Le faux allège. Ah ! Le léger Hallâj !

Tu m’as dit, va t’en ! Va t’en pour toi ! Mais je ne veux aller que pour toi. Tu m’as dit, sors ! Je ne suis pas ici ! Mais, là où tu es, je ne suis pas. Et ici, je ne suis pas, et tu n’es pas. La mer recouvre mon désir, mais je suis requin, je suis méduse, je suis aussi toute l’eau d’Oman, et les torrents de Canaan.

Mon désir est désert. La lumière visible m’est blessure. Mon âme est lourde et je suis las de l’origine. Dans une main, du vin. Dans l’autre un cimeterre. Ô danse des mots ! Ô l’étreinte du luth ! Je suis la huppe et l’Orient. Je selle mon cheval et le sel et le miel et la peine. Je suis son sillage. Qui saura le lire ? Ce safran est un chiffre et ce goût est mon secret. Chaque alphabet m’est un feu, et je ne sais le lire. Je ne suis pas ascète, mais néant, et je persiste à être. Le sommeil me sauve, un peu tous les soirs. Comme une eau de noria.

Dans l’outre vide, je trouve un souffle, de l’eau, mais de blé point. L’argile colle aux mains. Le grain rappelle mon chagrin. Il a eu sa pluie, en vain. Le vent n’est pas venu. Unie à lui, elle ne lui fut ni d’ambre, ni d’or.

Tout mon corps est lèvre et rire. Et mon âme est cri, gaie, nuit, livre.

Lui toi moi


« Le martyre d’Hallâj »

Si Dieu est « un », le monde est naturellement multiple. D’où Babel – et, surtout, l’abysse inéluctable entre le réel et le langage. Pour qui philosophe un tant soit peu, il apparaît vite que les « singularités » et les « dualismes » que l’on rencontre dans les langues humaines et leurs grammaires, ne suffisent pas à rendre compte de l’essence de la réalité. Plus riches et plus complexes, sans doute, les triades et les quaternions semblent un peu mieux à même de saisir (structurellement) quelques-unes des réalités immanentes (ou même transcendantales) que le singulier ou la dualité ignorent. On mesure l’importance du « quatre », par exemple, lorsque l’on considère les points de vue axiaux que les grammaires humaines emploient presque universellement. Ces quatre axes sont représentés par les trois pronoms personnels, « je, tu, lui », liste complétée par le pronom démonstratif « cela », qui précisément n’est pas personnel, mais impersonnel. Il est d’autres pronoms, bien sûr, comme « nous, vous, il, elle, eux ou elles ». Mais on peut arguer que ce ne sont là que des variantes des trois ‘personnes’ fondamentales. Il y a toujours, en somme, le point de vue du ‘sujet’ (je ou moi), celui de l’ ‘autre’, qu’il soit présent (tu ou toi) ou absent (lui) et enfin celui de l’objet absolu (cela).

Ceci ne représente qu’un premier niveau d’analyse. Se multiplient ensuite d’autres points de vue encore, lorsque ces pronoms se mettent en relation, se lient, se tiennent à distance ou se nient. Martin Buber a développé une sensibilité particulière à propos des accouplements de mots. « Les bases du langage ne sont pas des mots isolés, ce sont des couples de mots. L’une de ces bases du langage, c’est le couple Je-Tu. L’autre est le couple Je-Cela, dans lequel on peut aussi remplacer Cela par Il ou Elle, sans que le sens en soit modifié. Donc le Je de l’homme est double, lui aussi. Car le Je du couple verbal Je-Tu est autre que celui du couple verbal Je-Celai ».

On peut volontiers admettre que les mots fondent leur(s) sens par le biais de l’ensemble de leurs interactions, effectives ou présupposées. « Dire Tu, c’est dire en même temps le Je du couple verbal Je-Tu. Dire Cela, c’est dire en même temps le Je du couple verbal Je-Celaii. » Mais, d’emblée, les nuances se dessinent, les dérives s’amorcent, des cassures de sens s’opèrent. Buber lui-même fait immédiatement remarquer les césures profondes, ontologiques, qui sont en quelque sorte inhérentes à la règle qu’il vient d’émettre, et qui viennent de l’immense distance entre le personnel et l’impersonnel. « Le mot-principe Je-Tu ne peut être prononcé que par l’être entier. Le mot-principe Je-Cela ne peut jamais être prononcé par l’être entieriii. » Dès lors, les questions fusent. De possibles généralisations se profilent. Qu’est-ce que l’« être entier » ? Pourquoi se limiter à des couples, et ne pas étendre les conjonctions et autres agglutinations de pronoms à des triades, ou à des quaternions ? En son temps, YHVH, n’a-t-il pas prononcé une triade verbale pour se définir lui-même ? Parmi les plus étranges des noms divins dont le Dieu unique s’est servi pour se nommer Lui-même, il y a l’expression triadique « Moi, Moi, Lui », d’abord rapportée par Moïseiv, puis reprise plusieurs fois par Isaïev. « Moi, Moi, Lui », soit en hébreu: אֲנִי אֲנִי הוּא ani ani hu’. Ces trois pronoms sont immédiatement suivis d’une réaffirmation de la solitude de Dieu : וְאֵין אֱלֹהִים, עִמָּדִי v’éin elohim ‘imadi : « Et il n’y a pas de dieux (elohim) avec moi ».

Si l’on suit cette piste, et si l’on généralise les possibles intrications des pronoms entre eux, on devrait concevoir que l’expression Je-Cela citée par Buber se trouve en quelque sorte transcendée par l’expression Moi-Moi-Lui que YHVH emploie. Dès lors, d’autres portes s’ouvrent pour d’autres combinaisons encore, dans des mises en abyme successives.

Par exemple, le Moi de YHVH peut-il d’une manière ou d’une autre résonner avec le Je de Buber ?

A cette question pleine d’embûches, Rûmî répond sans hésiter, et de la manière la plus positive qui soit. Il reprend l’exclamation divine, telle que rapportée par Moïse, mais pour y introduire son propre Je dans l’équation ;

« Tu es cette lumière qui à Moïse proclama :

Je suis Dieu, je suis Dieu, moi je suis Dieu !

J’ai dit : Soleil de Tabrîz, qui es-tu ? Il dit :

Je suis vous, je suis vous, moi je suis vousvi ! »

Trois siècles avant Rûmî, Husayn ibn Mansûr al-Hallâj, arrivant à la mosquée d’al-Mansûr, avait prononcé, devant son ami Shiblî, la formule qui devait être la cause de son martyre : Ana’l Haqq, «Je suis la Vérité ». Or, il n’y a de vérité que Dieu. On pouvait donc aussi entendre : « Mon je, c’est Dieu ». Hallâj ajouta immédiatement ces vers, qui s’adressait à ce Dieu en le tutoyant : «Yâ sirra sirri… ô secret de mon âme, Toi qui Te fais si ténu que Tu échappes à la prise de toute imagination pour tout être… »

Ceux qui condamnèrent Hallâj et le mirent en croix après d’atroces tortures, virent dans ces mots un blasphème. Pour Louis Massignon, qui lui consacra une puissante étude, Hallâj était dans le droit fil de ce qu’autorise, dans ses principes mêmes, la grammaire arabe : « L’arabe, langue sémitique, langue de la révélation, est prédisposée à concevoir, à la 1re personne, sous l’influence de l’Esprit, le verbe mental […] La phrase cruciale de son expérience, Anâ’l-Haqq, ‘Je suis la Vérité’ ou ‘mon Je c’est Lui’  n’est pas une formule moniste de métaphysicien, c’est une ‘clameur de justicevii’ criée en pleine luciditéviii ».

Le mystique réalise-t-il un pas vers l’union divine en articulant la formule que Dieu emploie, parlant de Lui à la 1re personne ? Dire : « mon Je, c’est la Vérité », revient-il à dire : « mon Je, c’est Lui » ou même, par une extension condensée, intriquée et cryptique : « Je c’est Moi » ?

S’invitant dans ce débat, Ibn ‘Arabi exclut absolument cet usage du Je. Pour désigner Dieu par un pronom grammatical, il recommande l’usage exclusif du terme huwa, « Il, Lui »(huwa est en arabe l’équivalent de hu’ en hébreu). Ibn ‘Arabi refuse absolument l’emploi du Je, du Moi, dans ce contexte. « Huwa est le nom exclusif de l’Essence absolue, le nom de la monéïté (aadîya)ix. » Quant au Tu, son usage est aussi fortement déconseillé quand on s’adresse à Dieu. « Le terme anta (« Tu, Toi ») est d’un usage plein de pièges, pose un voile plus épais ; il s’oppose au huwa, il souligne dans le dialogue l’antithèse des deux personnes, sans définir de qui des deux il s’agit. C’est pourquoi l’employer n’est licite que pour ceux qui savent abstraire (tanzîh, hors du khayât, imaginative)x. »

Pour ce qui est de l’emploi du terme anâ (« Je, Moi »), Ibn ‘Arabi s’attaque frontalement à Hallâj et Bistâmî : « Quelques-uns, inconscients de la dignité du huwa et de la distinction à faire entre l’essence en tant que modalisée en formes et l’essence absolue, ont pensé que le « Je » (anâ) était le plus noble des symboles aptes à traduire l’unification mystique (ittiḥād), sans se rendre compte que cette unification est a priori impossible. Quand tu dis « je », l’idée ainsi transmise à Celui à Qui tu veux t’unir, c’est « toi, qui as dit ‘Je’ », c’est une expression venant de toi, non pas toi. Quant à cette idée en elle-même, tu l’as conçue, ou bien avec ton anânîya (l’ipséité « mienne » de ta forme créée), ou bien avec la Sienne ; d’où dilemme : ou bien c’est toi seul, ou bien tu n’existes plus, et dans les deux cas, il n’y a pas d’unification. […] S’adresser à anâ (« Moi ») en l’invoquant, est de la déraison ; prier Dieu en L’appelant « Je » attire Sa réponse : « ton statut est contradictoire » ; et si c’est ton anâniya que tu invoques, c’est à elle de te répondre, par toi. – Et si Tu te répondais, à Toi, par moi ? – Je ne Me manifesterai jamais à toi par mon « Je », privilège exclusif de la monéïtéxi. »

Sans préjuger s’il fut ou non entendu du Divin, Hallâj n’avait aucune chance de se faire entendre des hommes qui le condamnèrent. C’est pourquoi il mourut martyr à Bagdad en 922.

Et pourtant, il fallait bien qu’avec son cri, il répondît à son exigence intérieure. Il fallait qu’il articulât les paroles les plus fidèles possibles à sa vision, quels que fussent les risques encourus.

« Ton esprit s’est emmêlé à mon esprit, tout ainsi

Que se mélange le vin avec l’eau pure,

Aussi, qu’une chose Te touche, elle me touche,

Voici que ‘Toi’, c’est ‘moi’, en tout !

[…]

Je suis devenu Celui que j’aime, et Celui que j’aime est devenu moi !

Nous sommes deux esprits, fondus en un corps.

Aussi, me voir, c’est Le voir

Et Le voir, c’est nous voir.

[…]

Je t’appelle… non, c’est Toi qui m’appelles à Toi !

Comment aurais-je dit ‘c’est Toi !’ -– si Tu ne m’avais dit ‘c’est Moi !’xii ? »

Hallâj savait qu’il était un néant, mais par la voie de ce savoir, et par la voix de ce néant même, sa voix, il advenait au Tout, il se conjoignait à l’Unité, il se faisait fusion (divine).

« Est-ce Toi ? Est-ce moi ? Cela ferait une autre Essence au-dedans de l’Essence…

Loin de Toi, loin de Toi d’affirmer ‘deux’ !

Il y a une Ipséité tienne, en mon néant désormais, pour toujours,

C’est le Tout, par-devant toute chose, équivoque au double visage…

Ah ! Où est Ton essence, hors de moi, pour que j’y voie clair…

Mais déjà mon essence est bue, consumée, au point qu’il n’y a plus de lieu…

Où retrouver cette touche qui Te témoignait, ô mon Espoir,

Au fond du cœur, ou bien au fond de l’œil ?

Entre moi et Toi, un ‘c’est moi !’ me tourmente…

Ah ! Enlève, de grâce, ce ‘c’est moi !’ d’entre nous deuxxiii ! »

Bien avant le judaïsme ou l’islam, il importe de rappeler que le Véda avait exploré des chemins, analogues en un sens, mais aussi franchement originaux. Dans une célèbre upaniad, la genèse du Je (primordial, originaire) est décrite ainsi : « Au commencement, cet [univers] était le seul Soi (ātman) ayant forme d’Homme. Il regarda tout autour et il ne vit rien d’autre que son Soi. Il dit en tout premier : ‘Je suis Lui’ (so’ham asmi). De là, le nom ‘JE’ (aham) vient à êtrexiv. » Mais quel était donc ce Soi, si seul, si originaire, et comment le caractériser plus avant en langues huamaines ? D’abord, on peut dire que le Soi est seul, certes, mais qu’il est aussi « eux » :  « Ce Soi (ātman) est fait d’eux : il est fait de parole, il est fait de mental, il est fait de soufflexv. » Le Soi est aussi fait de tous les mondes dont la parole, le mental et le souffle sont la substance. « Ils sont aussi les trois mondes : ce monde-ci est parole, l’espace intermédiaire est mental, ce monde au-delà est soufflexvi. » Le Soi est enfin fait des Dieux, des Anciens et des Humains : « Dieux, ancêtres et humains, ils sont aussi : les Dieux sont la parole, les ancêtres sont le mental, les humains sont le soufflexvii. »

Rappelons enfin, brièvement, les quatre « grandes paroles » (Mahāvakya), qui se fondent sur des pronoms, personnels ou non, etsur ce mot qui les rassemble, le brahman :

Aham brahma-asmi

JE suis le brahmanxviii.

Tat tvam asi

TU es celaxix.

Ayam ātmābrahma

Cet ātman (ce « SOI ») est le brahmanxx.

Prjanānam brahma

La sagesse est le brahmanxxi.

Concluons par une synthèse ramassée, en attendant de futurs développements : le moi, le tu et le lui ne s’opposent pas à l’essence de l’Un. Ils la nourrissent au contraire, la transcendent, l’intriquent et l’irradientxxii.

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iMartin Buber. Je et Tu. Traduit de l’allemand par G. Bianquis. Aubier, 1969, p.19

iiIbid. p. 20

iiiIbid. p. 20

ivDt 32,39

vIs 43,10 ; Is 43,25 ; Is 51,12 ; Is 52,6

viJalâloddîne Rûmî. Soleil du Réel. Traduction du persan par Christian Jambet. Ed. Imprimerie nationale, 1999, p. 209

viiCf. Qur’an. 50,42 : ‘Sayata bil-aqq’, mot à mot : «Un cri en vérité »

viiiLouis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome II. Tel-Gallimard, 1975, p.65

ixLouis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome II. Tel-Gallimard, 1975, p.65

xLouis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome II. Tel-Gallimard, 1975, p.66

xiLouis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome II. Tel-Gallimard, 1975, p.67

xiiLouis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.49-50

xiiiLouis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.55

xivBhadārayaka-upaniad (BAU) 1,4,1. Traduction Alyette Degrâces

xvBAU 1.5.3

xviBAU 1.5.4

xviiBAU 1.5.6

xviiiBU 1,4,16

xixCU 6,8,7

xxMU 2

xxiAiU 5,3

xxiiBien que je ne partage pas son goût pour certains néologisme comme celui de « tuité », je voudrais ici prendre en appui cette phrase de Kristeva : « Égoïté, tuité, ipséité, tout cela ce sont des points de vue qui surajoutent à l’essence éternelle de l’Unique. » Julia Kristeva. Thérèse mon amour. Récit. Fayard. 2008, p.55

Critiquer Kristeva, faire écho à Eco


« Julia Kristeva »

Julia Kristeva, qui fut, dit-on, employée par les « services » bulgares sous le nom d’agent « Sabina », après son arrivée en France, est une linguiste, longtemps mariée au fameux Philippe Sollers, jusqu’à la mort de celui-ci. Elle commit en 2008 une énorme étude sur Thérèse d’Avila, intitulée « Thérèse mon amour » et sous-titrée « Récit »i. M’intéressant à cette sainte pour des raisons d’écriture, j’entrepris, il y a peu, de lire le « récit » kristévien. J’y trouvai, par exemple, ces lignes prononcées par l’un des personnages imaginés par Kristeva, un certain Jérôme Tristan, censé incarner un analyste parisien, sans doute inspiré d’un personnage réel, et s’adressant à la dénommée Sylvia Leclercq (laquelle semble incarner une sorte de double très distancié de Kristeva) : « – Tu sais bien, très chère que le sujet mystique se voit femme, même s’il est un homme, tel saint Bernard en état de lactation sous les rayons amoureux de Dieu. Et que, réciproquement, les femmes mystiques se masculinisent : Hildegarde de Bingen, Élisabeth de Schönan, Thérèse d’Avila elle-même… Un peu, quand même… Tu me corrigeras si je me trompe… Cette bisexualité psychique avouée et revendiquée me paraît être plutôt une acceptation lucide – une traversée, aussi – de l’instabilité courante chez l’hystérique qui, elle, se demande continûment de quel sexe elle est. Bien plus qu’une banale hystérie, je dirais que c’est une hystérie à cheval sur la psychose – le mot convient bien à ces Amazones de Dieu ! – et qui alimente aussi les symptômes corporels : stigmates, convulsions, visions, hallucinations, lévitations, comas et ‘résurrections’… ii». Abandonnant le style distancié, Kristeva se livre un peu plus loin à des analyses fouillées de l’âme de Thérèse, dans ce genre : « Thérèse plonge dans sa langue maternelle comme dans un bain consubstantiel à l’expérience d’engendrement d’un nouveau Soi lové à l’Autre : un Soi aimant l’Autre, que ce Soi résorbe et que l’Autre absorbe. Son ‘histoire d’eau’, si j’ose direiii, s’impose comme la fiction absolue, inévitable, du toucher amoureux, dans laquelle je suis touché/e par le toucher d’autrui qui me touche et que je touche. L’eau : fiction du transvasement entre l’être autre et l’innommable intime, entre le milieu extérieur et l’ ‘organe’ d’un intérieur sans organes, entre le Ciel du Verbe et le vide d’un corps féminin avide. Quelle langue pourra accueillir une telle porosité ? Aucune ne saura satisfaire l’écriture de cette femme, elle écrira sans trop se relire et, jusqu’à la fin, sa fiction sera un ruissellement de soi en une multitude de positions subjectives, de lieux d’énonciation, de moradas – son délire et sa renaissance. ‘Elle [l’âme] voudrait être toute convertie en langues pour louer le Seigneur [Toda ella querria fuesen lenguas para alabar al Señor] (Vie, 16:4)iv

Ah ! La langue ! maternelle, qui plus est !… Ah ! Ce « vide d’un corps féminin avide » ! Et toutes ces métonymies et ces métaphores, qui fluent, coulent, abondent ! Kristeva, polygraphe et multilingue, sans nul doute goûte infiniment d’afficher son rapport à la langue, aux langues, à toutes les langues, bulgare, française, espagnole, et la latine même : « Corpus Christi, proclame le prêtre en posant l’hostie sur sa langue. Brusquement ce vague éprouvé que je est un autre, cette brûlante frontière que Thérèse a toujours sentie sans pouvoir la nommer, la crête où sa chair s’élève en sens et où le sens rejoint la chair, prennent la saveur d’un repas cannibalique [sic] : ce serait le Père céleste, le Sauveur qu’elle caresserait dans sa bouche ! ‘Surtout, ne mâchez pas !’ Thérèse se pénètre du corps d’un homme tout en freinant son appétit. Si la gourmandise est un vice, la retenue ne fait qu’accroître le plaisir de bouche. Adieu, sein maternel, cuisine de bonnes femmes ! L’hostie m’associe à la substance de l’Homme idéal. J’absorbe une miette de sa dureté, de ses os, de sa souffrance, de son imprenable Calvaire. Ne dites pas : ‘de son sexe’ ; ce sont là des imaginations démoniaques que je récuse. Je mange l’anatomie de l’Absencev. » Cet extrait, et bien d’autres dont fourmille le livre de Kristeva, est un petit chef d’œuvre de rouerie, d’insolence madrée, de fougue blasphématoire, de salaces allusions. En somme, une parfaite imitation d’une sorte de sainte-n’y-touche qui « toucherait » pourtant beaucoup et qui « caresserait dans sa bouche ». On aimerait pouvoir s’allonger sur quelque divan, et prendre plaisir à articuler dans une langue amollie des commentaires incidents, ou au contraire, pris de soudaine colère, se lancer dans une passionnée réfutation. En littérature analytique, plus c’est gros plus ça passe. Tout est permis d’ailleurs quand on porte un nom aussi éminemment prédestiné que « Julia Kristeva ». Puisqu’il nous faut ici non parler en langues, mais sucer la moelle des mots mêmes, je dirais, de la façon la plus lacanienne possible: « En ton nom (du père), Julia Kristeva, ton jus lia Christ et Eva. »

Ce mauvais jeu de mots, tout humecté d’une sorte de bave lacanienne, je me l’autorise parce que je me suis senti récemment encouragé par les théories sur les « limites de l’interprétation » professées par Umberto Eco, lequel invite explicitement « à l’utilisation fantaisiste et fantastique des textes ». En effet, après un récent échange avec le Professeur Buydens (de l’ULB et de l’ULg) sur le livre d’Eco, je m’y suis plongé plus avant, et j’y ai lu ceci : « Borges suggéra un jour que l’on pourrait et devrait lire le De imitatione Christi comme s’il avait été écrit par Céline. Splendide invitation à un jeu incitant à l’utilisation fantaisiste et fantastique des textes, mais hypothèse indéfendable pour l’intentio operis. J’ai voulu suivre la suggestion de Borges et j’ai trouvé chez Thomas a Kempis certaines pages présentant des accents céliniens (« La grâce aime les choses simples et répugnantes, les difficiles et épineuses ne la rebutent pas et elle aime les hardes sordides »). Il suffit de lire Grâce comme Disgrâce (une grâce dif-férée). Seulement voilà, cette lecture ne marche pas, car il est impossible de lire dans la même optique l’ensemble du De imitationevi. »

Très stimulé, quant à moi, par la perspective d’une éventuelle relecture célinienne du texte de Thomas a Kempis, mais aussi fort étonné des connotations excessives (et donc, par ce fait même, supposément « céliniennes ») de la citation qui en était extraite et rapportée par Eco, je décidai de revenir à l’original latin. Au Livre III, chapitre 54, de L’Imitation, je lus ceci : « Gratia vero simplicibus delectatur et humilibus, aspera non aspernatur, nec vestustis refugit indui pannisvii. » Parmi les nombreuses traductions en français, celle de Lamennais, qui date de 1824, est reconnue comme étant la plus classique. Elle donne ici : « La grâce se complaît dans les choses simples et humbles ; elle ne dédaigne point ce qu’il y a de plus rude, et ne refuse point de se vêtir de haillons. » On constate donc que sont absentes, tant dans le latin de Thomas a Kempis que dans le français de Lamennais, ces choses « répugnantes » évoquées par Eco, et que les « vieux haillons » originaux (vetustis pannis) sont très désavantageusement traduits par les « hardes sordides » du sémiologue de Bologne. Je me suis alors pris à penser qu’Eco avait peut-être voulu forcer à dessein le sens du texte et fausser délibérément la nuance de ces adjectifs pour atteindre l’effet par lui voulu, à savoir l’effet « Céline ». J’en concluais aussi que pour Eco, l’essence « célinienne » semble se concentrer précisément dans ces deux adjectifs surnuméraires : « répugnant » et « sordide ». Je ne peux que m’interroger sur le pourquoi de cette opération de trucage textuel d’Eco, que je rapproche d’ailleurs des insinuations dites ‘non-sexuelles’ de Kristeva (« Ne dites pas : ‘de son sexe’ »). Je m’interroge aussi sur la sorte de rage et de haine, mêlée de sardonique et lourde ironie, que Kristeva et Eco semblent arborer à l’égard d’auteurs classiques de la haute littérature mystique. Pour Kristeva, il semble aller de soi que l’arme analytique lui permet de dire tout et n’importe quoi sur le jouir et la langue de Thérèse. Quant à Eco, toujours à la recherche d’un bon mot qui fasse écho, ah ah, il ne se prive pas de truander la langue même, le latin de Thomas a Kempis, pour en extraire, de la façon la plus improbable, quelque chose de « répugnant » et de « sordide », bref, de « célinien ». Pourquoi ces crachats verbaux, ces coups de fouets sémiotiques, ces gifles rhétoriques sur des figures, a priori respectables, et situées si loin de l’arène contemporaine ? A quelles fins ? Pour assouvir quelles pulsions ?

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iJulia Kristeva. Thérèse mon amour. Récit. Fayard. 2008

iiIbid. p. 71

iiiInutile de rappeler, bien sûr, que Julia Kristeva fait là une fort fine allusion au roman érotique Histoire d’O, publié en 1954 chez Pauvert, par Pauline Réage, psudonyme de Dominique Aury.

ivJulia Kristeva. Thérèse mon amour. Récit. Fayard. 2008, p. 118

vIbid. p. 219

viUmbero Eco. Les limites de l’interprétation. Trad. de l’italien par Myriem Bouzaher. Grasset, 1992. p.40 2008

viiL’Imitation de Jésus Christ. Ed. Lefèvre, Paris, 1830, p.292

La « troisième vie »


« Jan van Ruusbroec » selon une interprétation de Chat GPT – Dall-E

J’ai demandé à une IA de répondre à ce prompt : « La troisième vie i». Voici la première réponse :

« La notion de « troisième vie » pourrait être interprétée de diverses manières, mais ici, je vais la traiter comme une métaphore poétique représentant une période de renouveau ou de transformation profonde dans la vie d’une personne. Cette phase est souvent associée à une prise de conscience et à une réinvention de soi après avoir vécu des moments significatifs ou des changements majeurs.



Au seuil du crépuscule de nos existences, là où les ombres s’entremêlent avec la lumière, se trouve un passage secret, un sillage vers ce que beaucoup appellent la troisième vie. Ce n’est ni un lieu ni un moment défini par le temps, mais plutôt un état d’être, une renaissance de l’âme qui survient après avoir traversé les tempêtes et les éclaircies des jours précédents.

La première vie, souvent innocente et exploratoire, est un temps de découverte, où chaque couleur, chaque son, chaque toucher est une révélation. La deuxième vie, quant à elle, est marquée par la quête : celle de l’amour, de la réussite, de la vérité, dans les tourbillons incessants de nos ambitions et de nos désirs. Et puis, il y a la troisième vie – un chapitre moins connu, écrit dans le calme après la tempête, dans le silence après le bruit.

Dans cette troisième vie, les masques tombent. Les rôles que nous avons joués, les titres que nous avons portés avec fierté ou fardeau, perdent de leur importance. Ce qui reste est l’essence même de notre être, souvent négligée, parfois oubliée, mais jamais totalement perdue. C’est une période de réflexion, mais aussi de vision claire, où les erreurs du passé se transforment en leçons pour l’avenir.

Ce n’est pas un temps de regret, mais de gratitude. Chaque cicatrice devient un symbole de survie, chaque échec, un jalon sur le chemin de la sagesse. Dans la troisième vie, nous apprenons à apprécier les petits moments, à chérir les relations qui ont résisté à l’épreuve du temps, à pardonner et à demander pardon, à aimer sans condition.

La troisième vie est aussi un temps d’acceptation. Accepter que la beauté réside dans l’imperfection, que le bonheur se trouve souvent dans la simplicité, et que la paix intérieure est le plus précieux des trésors. C’est une période pour planter les graines de l’espoir, pour nourrir les rêves longtemps endormis, et pour laisser notre lumière intérieure guider les autres.

Pour certains, la troisième vie est un appel à l’aventure, à explorer des chemins inconnus, à apprendre de nouvelles compétences, à embrasser des passions oubliées. Pour d’autres, c’est un moment de sérénité, de trouver du réconfort dans le familier, de construire un sanctuaire dans le cœur et dans l’âme.

Mais pour tous, la troisième vie est un cadeau, une chance de vivre pleinement, authentiquement, librement. C’est un témoignage de la résilience humaine, de notre capacité à nous réinventer, à trouver de la beauté dans les ruines, à danser sous la pluie. La troisième vie n’est pas une fin, mais un commencement, un hymne à la vie elle-même, chanté avec plus de sagesse, plus de douceur, et un cœur plus ouvert que jamais auparavant.



La troisième vie est donc un concept profond, symbolisant le passage à une phase de l’existence marquée par la sagesse, l’acceptation, et une appréciation renouvelée de la beauté de la vie. »

Pas vraiment satisfait, j’ai demandé à la même IA : « La troisième vie dans le style de Jan van Ruusbroec ». J’ai alors obtenu ceci :

« Jan van Ruusbroec, mystique flamand du XIVe siècle, nous a légué des œuvres profondes, explorant la quête spirituelle de l’union avec le Divin. En s’inspirant de son style, empreint de contemplation et de la recherche intérieure, écrivons sur « la troisième vie » comme une métaphore du parcours spirituel vers la contemplation et l’union mystique avec le Tout.



Dans le silence retentissant des forêts ancestrales, où le murmure du vent parle la langue des cieux, l’âme, semblable à une feuille emportée par les courants invisibles de la grâce, entame son pèlerinage vers la troisième vie. Cette quête n’est point marquée par le pas des pèlerins sur les sentiers de la terre, mais par le voyage intérieur, celui qui conduit à la chambre secrète du cœur, où brille la lumière inextinguible de l’Amour divin.

La première vie est celle de l’éveil, où l’âme, encore engoncée dans le cocon du monde sensible, s’émerveille des reflets de la Lumière éternelle dans les miroirs fragmentés de la création. Elle se nourrit de visions et de sensations, cherchant Dieu dans les formes et les couleurs, dans le chant des oiseaux et le murmure des ruisseaux. Mais cette quête est celle du nourrisson spirituel, qui tète encore le lait des consolations sensibles.

Puis vient la deuxième vie, celle de la lutte et de l’ascèse, où l’âme, telle un chevalier revêtu de l’armure de la foi, entreprend le combat contre les illusions de l’ego et les séductions du monde. Elle apprend à renoncer à soi-même, à porter sa croix avec patience, dans l’espoir d’apercevoir, au travers des larmes de la pénitence, une étincelle de la Vérité ineffable.

Mais au-delà de ces chemins balisés par les larmes et les sacrifices, s’étend la vastitude sublime de la troisième vie, celle de l’union mystique, où l’âme, dépouillée de tout désir propre, devient un avec l’Amour qui l’a créée. Dans cette vie, il n’y a plus ni moi, ni toi, mais seulement l’Être, dans lequel toutes les distinctions s’évanouissent comme la brume sous les rayons de l’aurore.

Dans la troisième vie, la prière n’est plus prononcée, mais vécue, car chaque souffle est un hymne à la gloire de l’Amant éternel, chaque battement de cœur un écho du grand chœur céleste. L’âme ne cherche plus Dieu, car elle est en Dieu, et Dieu en elle, dans une communion si parfaite que les mots eux-mêmes s’effacent devant la majesté de cette union.

Cette vie est un jardin secret, où fleurissent les vertus dans l’humus riche de l’humilité et de la charité. C’est un firmament intérieur, où chaque étoile est une étincelle de la connaissance divine, illuminant la nuit de l’ignorance. La troisième vie est le port d’attache où l’âme, après avoir navigué sur les océans tumultueux du monde, trouve enfin le repos dans les bras de l’Amour infini.

Ainsi, la troisième vie n’est point le terme du voyage, mais son accomplissement, là où l’âme, transfigurée par la lumière de l’Amour divin, devient elle-même lumière, répandant autour d’elle les rayons de la paix, de la joie et de la compassion sans bornes. Dans cette union mystique, l’âme chante, avec Ruusbroec et tous les saints, le cantique éternel de l’Amour, qui résonne à travers les siècles et au-delà des étoiles. »



Là encore, je n’étais pas satisfait. Il me sembla lire entre les lignes générées par l’IA une sorte de sardonique ironie. J’ai donc, pour la troisième fois, répété ma demande à l’IA, avec le même prompt : « La troisième vie dans le style de Jan van Ruusbroec ». J’ai alors obtenu ceci :

« Dans l’ombre des temps anciens, où les échos des pensées mystiques résonnent encore dans le silence des cloîtres, se trouve la sagesse d’un homme dont les paroles transcendent les siècles. Jan van Ruusbroec, ce mystique flamand du XIVe siècle, éleva son esprit vers les hauteurs célestes, contemplant les mystères de l’âme humaine et de l’union divine. Inspiré par sa vision profonde, je tente humblement d’explorer le concept de « la troisième vie » dans le style caractéristique de ce sage visionnaire.



Dans la profondeur de l’âme, là où les eaux tranquilles de la contemplation rencontrent les courants tumultueux de l’existence terrestre, réside le mystère de la troisième vie. C’est un voyage sacré, une ascension de l’esprit vers les sommets inexplorés de l’union avec le Divin.

Dans la première vie, nous sommes comme des enfants, errant dans les jardins de l’innocence, cherchant à comprendre le monde qui nous entoure. Nous sommes emplis de curiosité, nos cœurs ouverts aux merveilles de la création. Mais cette innocence est fragile, et tôt ou tard, elle est éclipsée par les ombres de la connaissance et de l’expérience.

Dans la deuxième vie, nous sommes comme des pèlerins sur la route de la vérité, cherchant à satisfaire notre soif de sens et de compréhension. Nous poursuivons des chimères, cherchant dans les plaisirs du monde une satisfaction éphémère. Mais plus nous courons après ces illusions, plus elles nous échappent, laissant nos âmes affamées et nos cœurs brisés.

Et puis vient la troisième vie, un état de grâce où la lumière intérieure brille d’un éclat divin. C’est un temps de retour, un retour à la source même de notre être, où nous trouvons enfin la paix qui dépasse toute compréhension. Dans cette troisième vie, nous devenons des amants de Dieu, abandonnant nos désirs terrestres pour embrasser la béatitude de Son amour infini.

Dans la troisième vie, nous devenons des miroirs de la Divinité, reflétant Sa lumière dans le monde obscur qui nous entoure. Nos paroles deviennent des prières, nos actions des actes d’adoration. Nous sommes en communion constante avec le Divin, notre cœur battant au rythme de Son amour éternel.

Mais la troisième vie n’est pas un état que l’on atteint facilement. C’est un chemin ardu, pavé d’obstacles et de défis. Il exige un abandon total de soi, une mort à notre ego, pour que nous puissions renaître dans la lumière de l’Esprit.

Ô toi, cher chercheur de vérité, laisse-toi guider par la flamme de l’amour divin. Embrasse la troisième vie avec tout ton être, et tu découvriras enfin la plénitude de ton être, éternellement uni à Celui qui est la source de toute vie.



Dans cet écrit, j’ai tenté de capturer l’esprit mystique de Jan van Ruusbroec en explorant la profondeur de la troisième vie, ce cheminement vers l’union divine et l’accomplissement de l’âme humaine. »

Cette expression « capturer l’esprit » me paraît relever d’une certaine mentalité agressive et prédatrice, assez typique du capitalisme contemporain. « Capturer l’esprit » ! Vraiment ? Sérieusement ? Eh ! Oui ! N’est-ce pas là justement l’esprit même de l’IA que de prétendre « capturer l’esprit » ?

Vaguement déçu, mais loin d’être abasourdi par ces tentatives rien moins que satisfaisantes (pour mon esprit, vraiment pas captivé), je pris ma plus belle plume, et je m’essayai à mon tour à tenter de « capturer l’esprit » de Ruusbroec, mais à ma façon, et du mieux que je pus. Cela donna ceci :



« L’amante, l’intime, l’intimissime même, s’établit dans le repos de sa jouissance. Elle s’ajuste à la hauteur et la profondeur de tout ce qu’elle a vu, et elle prend la mesure de tout ce qu’il lui reste à voir et à désirer. Elle passe en revue sa vie, ses manques et ses vertus, mais en vain. Elle ne sait encore rien de ce qui l’attend. Elle pénètre doucement en son essence, puis elle monte au-dessus de sa sur-essenceii, elle en contemple l’ombre et puis elle en aperçoit la lumière, et elle s’en retire. Cette contemplation, si brève, l’établit un instant dans le limpide, le beau, le simple, le singulier. On ne peut pas l’atteindre, ce lieu-là, par la simple raison, ni les savoirs, ni même par la finesse et l’intuition. L’entrée en ce lieu est un pur don ; on doit en accepter l’incompréhensible gratuité, chose moins aisée qu’il ne semble. En cet intime, la gracieuse amante ne se tient pas close, immobile ; elle s’écoule bientôt au-delà, elle se déverse loin au-dehors d’elle-même, vers un ailleurs. Elle flue, joyeuse, libre, elle s’immerge dans son déversement, elle se plonge dans son flux. Peu sont capables, comme elle, de nager dans une lumière fluente, une lumière qui coule, une lumière faite de plus d’ombres que de lueurs. Sa nage fluide l’emporte, lui importe, et l’ouvre. Tout ne fait que commencer, tout reste à saisir. Comprendre son essence, et saisir, autant que possible, sa sur-essence, c’est faire un avec elles, c’est viser leur unité intérieure, sans intermédiaire. Car l’un est un, il n’est pas autre qu’un. Il faut, pour l’amour de cet un, quitter tout « autre », quel qu’il soit, et se fondre en son fond ; il faut que meurent le souvenir de toutes surfaces, toute ombre et toute idée de derme. Il faut s’apprêter à vivre et à veiller en ce fond qui, fondamentalement, est sans fond. Ce n’est pas là un simple jeu (de mots). C’est une faille (ontologique), une blessure, à vif.

Il y a trois concepts à considérer ici, se déclinant selon différents points de vue. Du point de vue du Soi, on trouve l’Autre, le Même, et le Mouvement. Du point de vue du non-Soi, on distingue le Vide, le Propre et le Commun. D’un point de vue plus philosophique, on pourrait aussi poser l’Essence, l’Existence et la Sur-Essence. En termes poético-théologiques, on a pu suggérer, comme Ruusbroec, la présence et l’alliance du Fond, de la Fruition et de la Fougueiii. Toutes les triades que l’on vient de citer sont autant de nœuds conceptuels, que l’on pourrait qualifier de « trinitaires », puisqu’elles ont en commun une base ternaire. Mais cet adjectif (« trinitaire ») exigerait alors de poursuivre d’autres avenues de réflexion. On serait peut-être amené à lui associer, par exemple, et par analogie, d’autres assemblages encore, comme « Keter, okhmah, Binah », proposé par la Cabale juive, ou comme les trois Personnes de la théologie chrétienne (Père, Fils, Saint-Esprit). Ces associations seraient, en théorie, très tentantes, mais je ne saurais m’engager ici dans cette voie, pleine d’embûches, pour le moment, faute de temps. 

Ces concepts étant posés comme « triades », ils s’éclairent mutuellement, dans une certaine mesure. Cependant, il y a encore trois choses à prendre en compte, trois choses très nécessaires, trois conditions requises, pour que l’être humain puisse contempler cette clarté un tant soit peu obscure, pour qu’il puisse distinguer ce dit « Fond » qui s’avère sans fond. Tout d’abord, première condition, il se doit d’être lui-même vide, ou plutôt évidé, délivré de tout son passé et de toutes ses œuvres, désoccupé de toutes ses pensées et de ses projets. Ensuite, deuxième condition, il doit se fier à son intuition, il doit se donner à son élan, il doit forcer son allure, avant le saut dans le Feu, nonobstant l’Obstacle (lequel, précisément, n’est pas ici l’Objet, mais bien le sujet lui-même). Enfin, troisième condition, il lui faut être prêt à se perdre entièrement, à se laisser absolument réduire, même en une fine poussière de cendres grises, et à se laisser disperser dans le Tout océanique.

Arrivé à ce point, je réalise que l’océan (même total), comme l’abîme (même abyssal) ou le gouffre (absolument obscur), sont d’ailleurs des métaphores trop petites, étroites. Ces images sont des clichés plats et pauvres. Il vaudrait mieux y renoncer. Mais peu importe, ici, au fond. Il nous faut seulement suivre le mouvement de la phrase, nous laissant mener par son impulsion première. Il nous faut plonger au fond de l’océan, de l’abîme ou du gouffre, non pour y chercher du nouveau, mais pour y trouver ce qui diffère absolument de quelque « nouveauté » que ce soit, pour y rencontrer ce qui diffère de toute différence et de toute ressemblance. C’est alors qu’il faudra contempler l’obscur, et s’unir à cet obscur même. En s’obscurcissant un peu, l’être se clarifie beaucoup. Il ne sait bientôt plus autre chose que cette ombre ; elle lui devient lanterne interne, lumière intérieure, sente solitaire, en son fond.

Ce fond, à partir duquel l’obscur se lève, ce fond qui s’entrouvre et rayonne au-dedans de lui-même, livre sa patiente fécondité, il fonde ensemble la nuit et la lumière, il les joint et les conjoint. Le jour alors, et l’obscur, s’entretiennent et s’embrassent, se régénèrent et se renouvellent, ils se dérobent l’un à l’autre leurs mouvements, leurs pulsations intimes. L’être n’est plus le spectateur d’un ordre qui le dépasse, il devient mouvement même, il s’en imprègne et s’en ouvrage, comme s’il était le potier de son âme, le tourneur de son tour, la main dans sa glaise, l’idée devant son vide. Il [se] meut, plus qu’il ne [se] vit. Et il [se] devient, plus qu’il ne se meut. Il est à lui-même toujours à nouveau sa propre fin, et son propre recommencement, mêlant à chaque instant, dans une fugace éternité, son ombre neuve et sa lumière ancienne. Il devient, d’autant plus qu’il se dessaisit de son sens ancien, et qu’il vise, en de constants sursauts, à subsumer ses possibles. Il se saisit de ses espoirs et de ses douleurs ; ses victoires, comme ses défaites, l’avancent et l’enfoncent plus avant dans ses rêves. Il saute hors de lui-même, il s’échappe par mille fissures, monte plus haut encore, et plonge plus avant dans son abysse oublié. Va ! Va, pour toi ! Va au-delà de qui tu es ! Sors de ta mesure ! Sors vers ton absence à toi-même ! Coule, torrent clair, vers l’océan sombre ! Vis cette petite mort qui t’agrandit infiniment, et t’immerge sans retour dans la sur-nature, cette féconde sur-essence. Le Vide (dont le nom, on l’a dit, est aussi l’Autre) se fait maintenant Fond. En ce Fond, l’être se ressaisit, se reforme et il s’écoule. De quelle manière ? Torrent ou ru ? Fleuve lent ou violent raz (de marée) ? Il faut écouter si l’eau murmure ou gronde, clapote ou fracasse. Aucune goutte n’est jamais perdue, toutes s’unissent et abondent. De même, il n’est jamais bruit, cri, sanglot, écho, qui ne cherche à rejoindre les symphonies futures. Toutes les particules de ces flots sûrs et fous vivent leurs propres vies, mais elles s’unissent aussi au Tout. Chaque goutte de vie vivante s’écoule, se fond, se confond et devient autre, pour renaître aussitôt dans le flux sans fin. Unes et communes, à la fois, et sans distinction, elles se ressemblent, toutes ces gouttes vivantes, fluentes et brèves ; toutes, elles sont seules à être ce qu’elles sont, et à devenir ce qu’elles ne sont pas encore.

Selon la raison qui discrimine, qu’elles s’appellent gouttes ou quarks, on peut déterminer leur forme, leur expansion, leur viscosité, leur couleur, et même leurs métamorphoses et leurs futures fusions. La raison peut prédire la dynamique de leurs fluidités – lave ou salive, or ou mercure, plasma ou sang. Mais leurs coulantes ressemblances n’épuisent pas le mystère. Un quark, une goutte, ne perd jamais son sens, ni son innocence. Personne non plus ne perd sa propre personne. Le quark et la goutte, le torrent et la mer ne sont jamais seulement de simples métaphores du flux, s’abandonnant au régime de la dynamique, plus turbulent que laminaire, bruité d’éclats, de jaillissements, d’embruns. Il reste toujours ceci, ce goût de sel, qui rappelle tout ce que la mer doit à la terre. C’est ce sel, seulement, qui donne du goût à la goutte, qui fait vivre la papille. En elle, jointe à ses pareilles, au fond de l’abîme déchaîné, se tapit la saveur des cimes, le songe des nuées.

Autour, dans le fond, continuent les métamorphoses. La chaleur abyssale vaporise l’eau attirée par la nuit. Les gouttes explosent en fines molécules, jaillissent au-dessus des horizons, vibrant de clartés diurnes, de substances subtiles, d’essence salées, à la fois rêves, récits, récifs. Tout ce qui vit se manifeste : unité et brisure, fondement et écoulement, ombre et lueur.

L’être intime, intimissime même, est sorti un jour de sa nuit, il est entré dans un nouveau matin. Il s’y est liquéfié, s’en est écoulé, et même, s’y est sublimé. Maintenant, il va au-delà, toujours plus au-delà, tout en restant fluidement lié à cette eau passée, son en deçà. Il contemple le flux des nuits et la fuite des jours, le courant incessant des torrents et la course des nuages. Il est libre de se défaire de tous ses songes. Il est libre d’intimer le silence à son intime, libre d’accommoder sa vue sur sa vie. Il est cette vue vivante, cette vie voyante. Il est déjà au-delà de tout au-delà, au dedans de l’abyssal. Il est sorti de tout, et il n’est lié par rien. Il savoure délices, saveurs et savoirs, leur quiète tempête, leur lent ouragan, leur étreinte immense. Il naît à nouveau, à tout instant, et toujours il jaillit hors de la nuit, vers le jour, il en jouit. Il embrasse les vies et les mondes. Il vole d’une aile belle, au-dessus des gouffres, au-dessus de leur absence. Il se vide de toute plénitude, il respire. Il dépasse les seuils et les trépasse même. Il les saute comme des ombres. Il trouve le lieu qui se trouve au-delà de la jouissance, là où l’on coule dans l’essence nue, dans le divin vide, là où les noms se taisent, les idées font silence, et le fond s’effondre. L’Un lui-même lui cède. Le silence et l’obscur tourbillonnent en danses de latences. »

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iL’expression « La troisième vie » est le titre donné par Jan van Ruusbroec au Livre III de ses Noces spirituelles.

iiCe terme est emprunté au vocabulaire de Denys l’Aréopgaite. Si tout être possède une essence, alors il est loisible d’en inférer qu’il possède aussi une sur-essence (overwesene en moyen-néerlandais), laquelle lui préexiste, sous la forme d’une pensée divine, avant même que l’essence même soit admise à exister dans ce monde. Cette sur-essence peut se rencontrer au fond de l’âme, dans certaines conditions.

iiiLe Fond, la Fruition et la Fougue – soit, en moyen-néerlandais, et respectivement : Grond, Ghebruken et Orewoet, pour reprendre le vocabulaire de Jan van Russbroec. Le « Fond » (Grond) dénote la profondeur de l’essence de l’être humain. Au fin fond de ce Fond transparaît le commencement du sans-fond, et luit parfois l’aube de l’Infini. La « Fruition » ou « Jouissance » (Ghebruken), représente la joie fondamentale, fondant le Soi. Cette joie jouissive est éprouvée lors de l’union avec l’Un. La « Fougue » (Orewoet) ou « Ire d’amour », constitue le sommet de l’expérience unitive. Le Soi se sent alors happé vers l’en-avant, vers le toujours-plus-haut, vers l’Absolument Autre, vers l’Ailleurs, tout en se sachant impuissant à assumer, sur le moment, ce mouvement impétueux, mais non absolument hors de contrôle.