Le souffle rauque


« Tableau noir » ©Philippe Quéau 2023 ©Art Κέω 2023

Cocteau raconte qu’un jour, l’Université de Philadelphie reçut une lettre d’un savant qui signalait sa découverte d’une faute grave dans les derniers calculs d’Einstein. On communique la lettre à Einstein. Il déclare que le savant est sérieux, et que si quelqu’un est en mesure de le confondre, il demande que ce le soit publiquement. On invite professeurs, journalistes, à l’Université, dans la grande salle de conférences. Pendant quatre heures, le savant couvre le tableau noir de signes incompréhensibles. Ensuite, il pointe un de ces signes, et dit : « La faute est là. » Einstein monte sur l’estrade, considère longuement le signe incriminé, l’efface, prend la craie et le remplace par un autre. Alors, l’accusateur se cache la figure dans les mains, pousse une espèce de cri rauque et quitte la salle. On demande à Einstein d’expliquer la scène. Il répondit qu’il faudrait plusieurs années pour la comprendrei.

J’aurais aimé écrire plus à loisir, malgré mon trouble, pour rapporter ce que je crois avoir compris. Mais les mots ne me sont jamais donnés, je dois les extraire un par un, les chercher dans un labyrinthe de synapses. Leur clarté m’est souvent indécise, leur sens incertain. J’espère toujours qu’ils indiqueront un sens, une direction. J’en suis parfois marri. La connaissance qu’ils portent est nue, comme au premier jour. Nue, c’est-à-dire déparée de la science profonde. Elle ne sait donc rien, ou presque, du moins comparée à ce qu’il faudrait qu’elle sût. C’est pourtant dans cette profondeur d’ignorance, cette mer basse, immanente, vaseuse, qu’il me faut nager. D’où ce désir haletant d’aller plus avant, de plonger dans la vague davantage encore, ce qui aggrave l’abîme, lui ôte le peu de lumière qu’il livrait. Du côté des nébuleuses, la ténèbre se fait cependant plus claire, au fur et à mesure qu’elle s’assombrit. Sa matière (noire) devient, par là, en soi plus tangible : elle se fait, en un sens, plus présente, en livrant visiblement son absence à notre attente. Elle reste seule, la connaissance, dans sa nuit. Elle s’élargira sans doute aux confins du jour – un jour qui met du temps à venir, un temps absorbant, dispersant.

La totalité de l’immense, et l’absoluité de l’infime, voilà ce que je désire dire, calmement, avec cette révélation en sus : la nudité même du rien, la netteté de son amputation, la rugosité de son abrasion. Entre ce que je saisis par ces mots, et tout ce qui leur fait défaut, je vois s’étaler au loin une plaine inégale. Point de commune mesure entre ce qui est dit ici et ce qui ne peut l’être. Le chemin de l’écriture est ombreux, le temps couvert, l’orage menace, je me hâte. Je trouve quelque joie à placer des signes les uns en face des autres. Comme des amiraux le font des bateaux, dans la guerre. On ne peut dire toute la houle avec des cordages. Il faut l’imaginer, l’orage. Il faut tenir encore au quai, avant de choquer l’amarre. Il faut prévenir le tumulte des flux. Les pensées voltigent sans cervelle. Elles ne comprennent pas ce qu’elles sont, ni ne se connaissent réellement. Ce travail nous incombe. On ne doit pas s’en laisser distraire. Se laisser se disperser, comme de l’écume, glaciale et désunie. Dans l’intime Un, dans l’été intérieur, il y a ce songe pur, sans figure, incréé, libre. Largeur de la latitude. Je voudrais ne point m’arrêter en ce chemin. Mais les paroles se fatiguent plus vite que le souffle. Je ne l’abandonne pas, ni lui ne me lâche. Je pense à ce souffle rauque qui blesserait le pharynx, s’il s’en exhalait, s’il s’exaltait.

Cela vous paraît-il opaque? Cela sera-t-il plus clair si je relie ces lignes à quelques vers attribués à Maître Eckhart?

« Ce qui existe est tiré du Néant (niht),

l’Éant (iht) est la nudité de l’Essence,

où l’esprit dépouillé de lui-même plane dans l’éternitéii. »

Toujours difficile de comprendre ? Alors, voici une autre voie, jadis ouverte par Marguerite Porète : « L’âme anéantie, l’âme libérée, l’âme oubliée, est ivre, entièrement ivre et plus qu’ivre, alors qu’elle n’en a jamais bu ni jamais n’en boiraiii. »

Jamais bu de quoi ? Il faudrait quelques années pour l’expliquer.

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iJean Cocteau. Journal d’un inconnu. Grasset. 1953, p. 10

iiCités par J.B. Porion in Hadewijch d’Anvers. Écrits mystiques des béguines. Seuil, 1954, p.160

iiiMarguerite Porète. Le Miroir des âmes simples et anéanties. Albin Michel, 2021, p.85

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