Le
mystique ne sait pas ce qu’il « voit », et après avoir « vu »
ce qu’il pense avoir « vu » il n’en comprend pas le sens, il
sait qu’il n’en mesure pas la portée. Et de tout cela (ce qu’il a vu
ou non, ce qu’il en sait ou n’en sait pas, ce qu’il peut peut-être
en dire ou ce qu’il peut décidément ne pas en dire), de tout cela
il ne peut être assuré.
Il
sait seulement qu’il ne peut pas vraiment parler de ce qu’il sait ne
pas vraiment savoir.
Mais
il sait quand même cela; il sait qu’il a peut-être pu avoir vu
quelque chose. Qu’a-t-il vu? Cela varie beaucoup.
Parfois,
certains affirment à ce sujet qu’ils ont vu ceci, ou « cela par
quoi tout est connu »i.
Mais comment en être sûr?
Comme
le « voyant » ne peut rien dire réellement, à quoi cela
sert-il qu’il voie, et qu’il dise qu’il ne sait pas? Et que nous
chaut un « dire » qui en fait ne dit mot?
On
peut conjecturer cependant que cela lui sert à se remémorer sans
cesse ce qu’il a une fois (ou quelques fois) cru voir, mais qu’il n’a
pas compris, et dont il ne peut rien dire, mais qu’il peut toujours
ressasser, méditer.
Il
peut même creuser plus avant ce souvenir taraudant. Et nous inviter
à le rejoindre (par la pensée) dans ces travaux d’excavation. Qui
sait? Du choc des consciences peut peut-être jaillir une nouvelle
lumière? Ou une nouvelle forme de conscience?
« Lieux » de conscience
Mystiques
ou non, nous pensons avoir une certaine conscience de la « réalité »,
une conscience fondée sur des perceptions, des connaissances, une
intelligence même (réelle ou supposée).
On
perçoit cette « réalité » par les sens, on la saisit par
la pensée et on la contemple par l’esprit. Si nous n’en avions
aucune perception, aucune représentation, aucun concept, nous ne
pourrions certes rien en dire. Mais nous en avons bien une certaine
connaissance. Et cette connaissance n’est pas isolée, elle fait
partie d’un « champ de connaissances », d’un ensemble de
connaissances plus ou moins liées, qui peuvent former un « champ
de conscience ».
La
« réalité », en tout cas celle qui se présente à nous, se
donne à saisir mentalement par l’intermédiaire de ces « champs »,
et elle se donne à voir par sa « présence ». Ainsi mise en
perspective (mentale et intuitive), elle s’ouvre toujours davantage à
notre conscience.
Mais
cela ne nous suffit pas. Nous voulons continuer à chercher. Ce
« champ » de connaissance et de conscience est-il le socle
ultime de toute future connaissance, de toute potentielle conscience
-?
Ou
bien n’est-il pas lui-même toujours déjà trop étroit, trop fermé,
trop limité?…
Ce
premier « champ » cache-t-il d’autres épaisseurs de réalité?
Recouvre-t-il d’autres plans entièrement différents, dont nous
n’avons aucune connaissance et aucune conscience?
Y
aurait-il peut-être d’autres « champs », enfouis plus
profondément, des « cavernes » cachées, des « occlusions »
celées, et qui échapperaient de fait à toute conscience actuelle?
Y
aurait-il d’autres champs encore, situés ailleurs, sur d’autres
« plans », appelant à l’exploration d’autres « niveaux »
de conscience, dont notre conscience actuelle (ou ce que nous
appelons telle) n’a pas idée?
Nous
pouvons savoir certaines choses, et nous pouvons savoir que ce savoir
est limité. Nous savons déjà avec certitude que nos connaissances
sont limitées et nous savons que nous ne pourrons jamais dépasser
leurs limites actuelle par nos propres forces. Nous avons besoin
d’exogène pour continuer à grandir.
Mais
« grandir » est-il un mot qui convient encore quand il s’agit
d’enfoncer tous les fonds, ou de crever tous les plafonds?
Si
nous pouvions franchir d’un seul coup les barrières (les fonds et
les plafonds) qui nous séparent d’autres champs de savoir, d’autres
champs de connaissance, d’autres champs de conscience, nous ne
serions pas nécessairement équipés pour en tirer alors profit.
Nous serions vraisemblablement totalement perdus. Soudainement
transplantés dans un autre univers de conscience, un autre univers
cognitif, comment pourrait-on commencer à « savoir » ou à
« connaître » ce à quoi nous serions alors nouvellement
confrontés? Il y aurait tant de choses à acquérir avant même de
nous rendre compte de la texture noétique de ce nouvel univers…
Nous aurions cependant conscience que s’ouvre effectivement un champ entier, absolument neuf, dont nous ne savons rien, dont nous ne connaissons seulement qu’il s’ouvre à nous — ce qui est déjà une forme de connaissance, a minima.
Mais
nous ne savons même pas s’il existe un ou de multiples autres
« champs » de conscience, au-dessus ou en-dessous du champ de
notre conscience actuelle.
Nous ne pouvons que le conjecturer. Quelques indices nous font parfois signe… Mais comment être sûr que nous ne nous égarons pas? Il n’y a guère de moyens de le savoir.
L’inconnu
n’est pas connu, par définition. Mais cela est-il le mot de la fin ?
Faut-il
appliquer l’aphorisme (défaitiste) de Wittgenstein: ce dont on ne
peut parler il faut le taire ?
Ne devrions-nous pas plutôt dire: ce dont on ne peut parler, il faut justement chercher à en parler?
Faudrait-il
chercher à parler du fait qu’on ne sait rien, qu’on ne peut rien
dire, mais qu’on est là en train de parler quand même du fait de
chercher « quelque chose », quoique dans le vide?
On peut se dire qu’il ne faut pas taire à soi-même ce désir de recherche. se dire que « se taire » à ce propos ne fait que reculer le moment d’en parler, négativement, allusivement, imaginairement, symboliquement…
Le seul fait d’évoquer la possible existence de « quelque chose » ou du « désir » qu’elle peut provoquer, même si nous n’en connaissons rien, permet d’imaginer ou d’inférer que notre inconscient est habité par des choses certes inconnues, inouïes, ayant leur vie propre, évoluant librement dans ces autres plans, et partant, on peut le supposer, « réellement » existantes…
Le
seul fait que la possible existence de « quelque chose »
d’inconnu soit concevable, même fugacement, à l’intérieur du cadre
de notre conscience actuelle est déjà une amorce de connaissance.
Cette
amorce est une aspérité minime, un infime grain de sable, à partir
de quoi, — telle une perle huîtrière — l’interrogation
philosophique ou métaphysique pourra continuer de se constituer.
Est-ce
que cette intuition (ce signal faible) de « quelque chose »
de possible, de fugace, d’impalpable, laisse voir un « symptôme »
ou une « trace » des nouveaux champs de conscience dont elle
semble provenir?
Ce
qui se présente spontanément dans notre plan de conscience actuel
fait-il exclusivement partie de ce plan-là, ou bien témoigne-t-il,
fut-ce très allusivement d’un autre plan, d’un autre champ
radicalement séparé?
A y réfléchir, ce champ, s’il existe, n’est pas radicalement séparé, d’ailleurs. Sinon, bien entendu, aucun signe, aucun symptôme, aucune trace ne seraient perceptibles.
D’où
cette possible hypothèse: tous ces plans, tous ces champs, tous ces
niveaux de conscience, sont plus ou moins intriqués.
La
caverne platonicienne, malgré sa cavité close, laisse quelque
lumière pénétrer dans son obscurité.
La
réalité est-elle véritablement réelle? Et si elle est « réelle »,
est-elle la seule à être « réelle »? D’autres « réalités »,
possédant d’autres types de réalités, peut-être plus réelles
encore, ne peuvent-elles pas subsister au-dessus ou en dessous de la
réalité que nous connaissons ?
Est-ce que notre conscience se limite par construction à cette réalité-là, cette réalité dont elle est consciente? Ou bien est-elle capable d’acquérir d’autres niveaux de conscience, qui lui permettraient d’être consciente d’autres réalités?
Pour quelqu’un de conscient, plongé dans la réalité commune, le questionnement peut commencer ainsi: le champ de la conscience recouvre-t-il exactement le champ de la réalité?
Ou
bien la réalité commune dépasse-t-elle (par nature) les capacités
de notre conscience?
Dit autrement: la réalité transcende-t-elle la conscience, ou bien la conscience transcende-t-elle la réalité ?
Dans
ce dernier cas, la conscience dépasse-t-elle (en puissance) toute
réalité quelle qu’elle soit?
Dans
le cas où la réalité transcenderait la conscience, celle-ci
est-elle invinciblement limitée, fermée?
On peut tenter d’autres formulations. On dit que le monde et les objets qu’il contient sont « objets de la conscience ». Ou bien est-ce la conscience qui est un objet du monde?
Ou bien la conscience est-elle hors du monde? Est-elle un « sujet » de conscience, dont les objets du monde sont ses « objets » de réflexion?
Une conscience planant loin au-dessus du monde est-elle capable de monter toujours davantage, en hauteur et en amplitude, puis de converger vers une « conscience totale », un Être totalement conscient, totalement « conscience »?
Si un tel Être peut être plus qu’une conjecture, est-il seulement conscient, d’une conscience absolue, totale, ou est-il en sus doté d’une part d’inconscient que sa conscience (fût-elle totale) ignore?
On peut imaginer une autre piste encore, avec l’idée que conscience, inconscient et réalité ne se superposent pas, mais occupent des « lieux » différents, dont certains se recouvrent en partie, et s’intriquent, mais dont d’autres se découplent, se différencient, s’opposent.
On peut conjecturer que la conscience « totale » (ou la « Totalité » consciente) n’est « totale » que dans la mesure où elle se compose de réalité(s), de conscience(s), et d’inconscient(s) plus ou moins enchevêtrés…
La véritable conscience doit être consciente de sa part irréductible d’inconscient.
Que
veut dire « conscience totale » alors, si cette conscience,
même « totale », est mêlée d’inconscient?
Une réponse possible tient aux « lieux » dans lesquels se tiennent respectivement la conscience et l’inconscient.
La conscience est dans son « lieu » (locus), mais elle est peut-être dotée d’une intentionnalité latente, d’une aspiration inconsciente à se mouvoir (motus) hors de son lieu actuel, pour chercher ailleurs un autre lieu, qui serait en puissance. Appelons cela son désir d’exode, sa pulsion exotérique.
D’où
ce désir viendrait-il? Peut-être de l’inconscient? A moins que cela
ne vienne des effluves subtils émanant de ces lieux de conscience
autres, qui se donnent ainsi à percevoir?
Nous
ne pouvons guère nous avancer ici, parce que nous ne savons rien de
certain, nous sommes réduits aux conjectures. Mais le seul fait que
des conjectures soient possibles est troublant. Il laisse pressentir
une forme d’immanence, de latence, de ces réalités en puissance.
Cette immanence est le milieu idéal que le mystique élit comme « lieu » d’observation, et de recherche. Le mystique ne sait rien, mais il sait qu’il ne sait rien, et que possiblement quelque chose l’attend et l’appelle en silence, du cœur de cet abîme, de ce « rien ».
Ce
« rien » n’est pas absolument rien. D’un côté, l’expérience
du nada est celle d’un « rien » nominal, un « rien »
par le nom. Mais l’expérience même du « rien » n’est pas
rien, le ressenti empirique du nada peut être noté,
transmis, commenté.
L’existence
même du mot nada pointe vers l’hypothèse immanente de
quelque chose qui se donne à voir comme « rien », mais dont
l’existence ne peut être exclue a priori, et que certains
signes invitent, au contraire, à prendre en considération.
La
réalité, quelle que soit la substance dont elle est composée, doit
elle-même être assise sur une sorte de substrat, que la langue
allemande nomme Ungrund, et que le français pourrait nommer
‘soubassement’, ou encore ‘fondement’, ou même ‘fin fond’.
C’est
une nécessité logique.
Si
la réalité est un « lieu », où peuvent paraître les
choses, mais aussi la conscience et l’inconscient, alors on peut être
amené à se demander: quel est le « lieu » de ce « lieu »?
Sur quel fond, sur quel fondement, le « lieu » de la réalité
s’établit-il?
Plus
généralement, quel est le « lieu », le « méta-lieu »
de tous les « lieux » que l’on découvre dans la réalité,
dans la conscience et dans l’inconscient?
Si
la réponse ne vient pas aisément, ou si l’on se sent trop désarmé
pour commencer de répondre à ce type de question, alors il faut
envisager une autre voie de recherche. Il sera peut-être nécessaire
de poser une hypothèse plus radicale:
Si
la réalité n’a pas de « lieu » où l’on peut la considérer
comme ontologiquement « établie, » alors c’est qu’elle est
elle-même une sorte d’objet de notre propre conscience. Loin de nous
offrir son « lieu » comme abri de notre être, c’est la
réalité qui est l’hôte de la conscience — et de l’inconscient.
Non pas de notre conscience seule, qui semble n’apparaître au monde
que de manière contingente, fugitive, mais de la Conscience
universelle, la Conscience totale, dont nous ne pouvons rien dire,
sauf que l’on peut en faire l’hypothèse.
Le
lieu du monde, le lieu de la réalité elle-même, ne sont pas des
lieux auto-fondés, mais des lieux eux-mêmes fondés sur un « champ
de conscience » si large, si profond, si ancien, qu’il précède
ontologiquement tous les mondes et toutes les réalités concevables.
On
dira: tout ceci est chimérique, idéaliste. Seule la réalité est
réelle, etc.
Soit.
Alors il faut répondre à cette question répétée depuis l’aube de
l’humanité: où se trouve la réalité? Quel est son « lieu »?
Qu’est-ce qui fonde la possibilité pour la réalité d’être un
« lieu » d’accueil de la conscience et de l’inconscient?
Nous
sommes ici face à trois possibilités:
-ou
bien c’est la réalité qui contient, en tant que « lieu »,
la conscience et l’inconscient; c’est l’option matérialiste.
-ou
bien ce sont la conscience et l’inconscient qui contiennent la
réalité, et qui lui servent de « lieu »; c’est l’option
idéaliste.
-ou
bien la réalité offre un « lieu » pour une part de
conscience et d’inconscient, et dans le même temps, la conscience et
l’inconscient offrent un « lieu » pour une part de réalité;
c’est l’option mixte, celle de « l’intrication » de la
réalité, de l’inconscient et de la conscience.
On
peut gloser à loisir. Mais, à mon avis, c’est l’idée de
l’intrication qui a le plus de potentiel créatif, pour l’avenir, et
le plus de capacité explicative pour les types d’expériences
empiriques accumulées par l’humanité depuis quelques dizaines de
millénaires.
C’est
donc sur cette voie-là que je vais me concentrer ici.
Granularité et énergie de la conscience et de l’inconscient.
Lorsqu’on
parle des « lieux » de la réalité, de la conscience ou de
l’inconscient, il faut sans doute faire un effort de qualification de
la notion de lieu (en latin locus, en grec topos).
Il
faut compléter cette notion de « lieu » par une brève
considération sur la matière dont le lieu est composé. Il faut
soupeser, d’un regard, la « matière topique » elle-même. De
quoi les lieux sont-ils faits? Quelle est leur substance? Comment
concevoir le substratum, la ‘matière’, de l’espace, du
temps, de la conscience ou de l’inconscient?
Faute
de pouvoir immédiatement répondre, on peut se contenter d’amorcer
la réflexion sur deux aspects de sa manifestation: son « grain »
et son « énergie ».
Le
« grain » du « lieu » s’observe phénoménologiquement
de la manière suivante: portez votre regard sur le monde qui vous
environne, et voyez comme le « grain » de la matière, de la
réalité, se laisse plus ou moins deviner, sous l’irisation de la
lumière.
Le
même phénomène s’observe avec la conscience: observez votre propre
conscience avec toute l’acuité dont vous être momentanément
capable. Vous verrez distinctement que le « grain » de la
conscience dépend du contexte dans lequel elle est plongée.
Lorsque
l’on passe d’un état de conscience lié au monde « réel » à
un état de conscience « dissocié », c’est-à-dire un type
de conscience souvent « associé » à des niveaux très
différents de conscience (extase, envol, EMI, états chamanique…),
états « associés » généralement à l’exploration de
l’inconscient ou de certaines de ses manifestations.
Alors,
fait empiriquement vérifiable, on observe souvent le « grain de
la conscience » varie. Autrement dit, le « grain » de la
conscience qui est ancrée dans la réalité quotidienne peut être
approfondi et complexifié autant que possible, mais le « grain »
de la conscience portée aux plus niveaux de son exploration de
l’inconscient semble perdre de sa souplesse, de sa capacité
d’analyse, de pénétration: elle perd en « granularité » ce
qu’elle gagne en hauteur de vue.
Le
grain de la conscience est d’autant plus fin ou détaillé que son
« énergie », ou son « mouvement » sont faibles. A
l’inverse, plus l’ « énergie » ou le « mouvement »
de la conscience grandissent, plus sa granularité diminue.
L’analogie
avec la mécanique quantique est tentante.
En
conséquence, dans la réalité, qui ralentit les mouvements de la
conscience (et de l’inconscient), par tous les liens qu’elle provoque
et entretient, la granularité est élevée mais son énergie et son
mouvement sont relativement faibles.
Plus
on s’éloigne de la réalité, en allant vers des champs de
conscience (ou d’inconscient) qui s’en dissocient, plus la
granularité se disperse et plus l’énergie et la vitesse (de
transformation) de la conscience augmentent, ce qui rend son contrôle
d’autant plus difficile.
Dans
un prochain billet, j’examinerai les conséquences de ces
observations sur la nature de la conscience et de l’inconscient.
iCU,
VI, 1,4
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