Angèle


« Angèle de Foligno »

Humble Angèle, mais aussi fière Angèle, si entière dans l’exigence, et si extrêmement dure, impitoyable même. « Mon mari et mes fils moururent aussi en peu de temps. Et parce que étant entrée dans la route, j’avais prié Dieu qu’il me débarrassât d’eux tous, leur mort me fut une grande consolation. Ce n’était pas que je fusse exempte de compassion ; mais je pensais qu’après cette grâce, mon cœur et ma volonté seraient toujours dans le cœur de Dieu, le cœur et la volonté de Dieu toujours dans mon cœur. »i

Quoi ! Une nonne, une sainte, qui désire (et obtient par la prière!) la mort de ses proches ? Quelle folie ! Il est vrai, le treizième siècle n’était pas tendre, la mort rodait, et elle était en fait souvent désirée, tant pour fuir au plus vite ce monde de douleurs, que pour gagner derechef le Ciel, débordant de trésors et d’éblouissements, selon les croyances de l’époque.

Angèle était consciente de ses limites. Sans doute illettrée, ne pouvant elle-même écrire ses mémoires, elle les dictait au Frère Arnaud, ayant parfois du mal à trouver ses mots ; dans ses embarras momentanés, elle disait: « Tout ce que je viens d’articuler n’est rien ! tout cela n’a pas de sens ! je ne peux pas parler.»ii

Aujourd’hui, rien ne nous est vraiment visible de ce qu’elle vit réellement dans ses visions d’alors. Ses paroles mêmes, ses voix exprimées, intimes, nous paraissent comme entrelacées d’autres voix, qui se seraient surajoutées à la sienne, des années après sa mort. Peut-être une voix plus jeune de huit siècles, lui apporterait-elle quelque espèce d’harmonique nouvelle ? Ou peut-être, par-delà les siècles, quelques subtiles intrications de tessitures et de timbres pourraient-elles nouer des accords étonnamment inédits ? A contrario, rien de ce qui importait à Angèle, en son temps, ne serait-il aisément dicible dans les langues modernes ? En fait, Angèle, je le pense, est éminemment moderne. Angèle est une figure de femme extrêmement forte, remarquablement intelligente. Bien davantage, elle était géniale, vraie visionnaire et choisie entre toutes, parmi les femmes de son temps, pour transmettre un message à l’avenir, – cet avenir immense dont il faut se rappeler que nous ne sommes jamais que des ombres passagères, admises à une participation fugace…

Par-dessus le marché, Angèle possédait un style rude, rauque, franc, sans concession aucune. Et, comme on sait, le style c’est l’homme, et c’est la femme…

Angèle était, à l’occasion, dure, directe, avec son scribe fidèle, quand il ne réussissait pas à saisir ce qu’elle désirait dire. « Je ne sais comment vous faites : ce que vous avez écrit là n’a aucune saveur.»iii

Angèle était absolument déterminée, extrêmement résolue, devant tous les dangers qu’elle pressentait. « Il me faudra, disais-je, mourir de faim, mourir de froid et mourir nue, personne au monde ne m’approuvera. Enfin Dieu eut pitié, et la lumière se fit dans mon cœur, et l’illumination fut si puissante, que jamais elle ne s’éteindra ; je résolus de persévérer dans mon dessein, dussé-je mourir de faim, de froid, de honte. Je résolus d’aller en avant, eussé-je la certitude de tous les maux possibles. Je sentis qu’au milieu d’eux je mourrais pour Dieu, et je me décidai résolument. »iv

Elle se plaçait au-delà de toutes les normes, et restait indifférente au qu’en dira-t-on : «  A partir de ce moment, quand on parlait de Dieu, mon cri m’échappait, même en présence des gens de toute espèce. On me crut possédée. Je ne dis pas le contraire ; c’est une infirmité disais-je ; mais je ne peux pas faire autrement. Je ne pouvais donner satisfaction à ceux qui détestaient mon cri: cependant une certaine pudeur me gênait. Si je voyais la Passion du Christ représentée par la peinture, je pouvais à peine me soutenir ; la fièvre me prenait et je me trouvais faible ; c’est pourquoi ma compagne me cachait les tableaux de la Passion. A cette époque j’eus plusieurs illuminations, sentiments, visions, consolations, dont quelques-unes seront écrites plus loin. »v

Possession, communion, incorporationsvi… Angèle fut l’une des premières à investir la dévotion eucharistique. Elle fit part de sa dépendance à l’hostie, à la communion, au mystère de l’incorporation réelle du divin, et à l’insondable fascination de la transsubstantiation. La seule vue de l’hostie déclenchait en elle des extases et des apparitions surnaturelles. Elle concevait l’acte de communier littéralement comme une ingestion, une consommation du corps de Jésus, une forme de « cannibalisme symbolique ».vii Elle se vivait elle-même comme n’étant qu’en sursis, plongée dans une sorte d’agonie calme, en en distinguant tous les détails, avec une puissante délectation, nimbée de vraie souffrance : « Je ne peux mieux me comparer qu’à un homme suspendu par le cou qui, les mains liées derrière le dos, et les yeux couverts d’un voile, resterait attaché par une corde à la potence, et vivrait là, sans secours, sans remède, sans appui. (…) Les démons ont pendu mon âme : et de même que le pendu n’a pas de soutien, mon âme pend sans appui, et mes puissances sont renversées, au vu et au su de mon esprit. Quand mon âme voit ce renversement et cet abandon de mes puissances sans pouvoir s’y opposer, il se fait une telle souffrance que je peux à peine pleurer, par l’excès de la douleur, de la rage et du désespoir. »viii

Angèle, on l’a dit, était fière, orgueilleuse, et elle était humble cependant : « L’humilité m’a engloutie comme un Océan sans rivage. Je contemple dans l’abîme la surabondance de mes iniquités ; je cherche inutilement par où les découvrir et les manifester au monde : je voudrais aller nue par les cités et par les places, des viandes et poissons pendus à mon cou, et crier : Voilà la vile créature, pleine de malice et de mensonge ! Voilà la graine de vice, voilà la graine du mal. »ix

Mais elle le savait, elle vacillait entre les contraires. « Entre l’humilité et l’orgueil, mon âme passe par le martyre et passe par le feu. » Elle expliquait: plus elle s’abaissait, plus elle s’élevait : « Plus l’âme est affligée, dépouillée et humiliée profondément, plus elle conquiert, avec la pureté, l’aptitude des hauteurs. L’élévation dont elle devient capable se mesure à la profondeur de l’abîme où elle a ses racines et ses fondations. »x

Tout cela n’était jamais que préparation, apprêts, mise en bouche. L’amour brûlant, l’union intime avec Dieu lui-même va bientôt faire irruption. La Divinité va prendre Angèle pour épouse, la combler de mots d’amour : « Et [Dieu] me provoquait à l’amour, et il disait : « Ô ma fille chérie ! ô ma fille et mon temple ! ô ma fille et ma joie ! Aime-moi ! car je t’aime, beaucoup plus que tu ne m’aimes ! » Et, parmi ces paroles, en voici qui revenaient souvent : « ô ma fille, ma fille et mon épouse chérie ! » Et puis il ajoutait : « Oh ! je t’aime, je t’aime plus qu’aucune autre personne qui soit dans cette vallée, ma fille et mon épouse ! Je me suis posé et reposé en toi ; maintenant pose-toi et repose-toi en moi. J’ai vécu au milieu des apôtres : ils me voyaient avec les yeux du corps et ne me sentaient pas comme tu me sens. (…) Et Il se plaignait de la rareté des fidèles et de la rareté de la foi, et Il gémissait, et Il disait : « J’aime d’un amour immense l’âme qui m’aime sans mensonge. Si je rencontrais dans une âme un amour parfait, je lui ferais de plus grandes grâces qu’aux saints des siècles passés. » »xi

Mais à quoi ressemblait ce Dieu si aimant, si enflammé, si jaloux de son épouse, et capable de si tendres paroles ? Angèle nous en donne une idée. « Je regardai Celui qui parlait, pour le voir des yeux de l’esprit et des yeux du corps ; je le vis ! Vous me demandez ce que je vis? C’était quelque chose d’absolument vrai, c’était plein de majesté, c’était immense ; mais qu’était-ce? Je n’en sais rien ; c’était peut-être le souverain bien. Du moins cela me parut ainsi. Il prononça encore des paroles de douceur ; puis il s’éloigna. (…) Il ne s’en alla pas tout à coup ; il se retira lentement, majestueusement, avec une immense douceur. Et il disait encore : « Ma fille chérie, que j’aime plus qu’elle ne m’aime ! tu portes au doigt l’anneau de notre amour, et tu es ma fiancée ! Désormais tu ne me quitteras plus ».  »xii

Non, elle ne Le quittera plus. Mais c’est Lui qui va s’éloigner et s’en aller. « Mais, après le départ, lorsque tout fut consommé, je tombai assise, et je criai à haute voix, hurlant, vociférant, rugissant sans pudeur, et, au milieu des hurlements, je crois que je disais : « Amour, amour, amour, tu me quittes, et je n’ai pas eu le temps de faire ta connaissance ! Oh ! pourquoi me quitter? » (…) Mes compagnons et mes amis furent pris de honte et s’écartèrent en rougissant. On ne savait pas ce qui m’arrivait ; on se trompait sur la cause. Quant à moi, je disais : « C’est Lui, je ne doute plus, c’est Lui ; j’ai la certitude, c’est Lui, c’est le Seigneur qui m’a parlé. » Je hurlais de douceur et de douleur, car c’était Lui, mais Il était parti. « La mort, criai-je, la mort ! » Mais, ô douleur ! je ne mourais pas, et je vivais, et Il était parti ! et mes jointures se séparaient. »xiii

Angèle sent dans son âme à la fois la croix et l’amour de Dieu. Car cet amour divin lui est une croix qui lui traverse le corps, et qui « liquéfie » son âme.xiv Ce n’était pas là simplement un mot, une formule, une image. La douleur était telle qu’Angèle voulait entrer dans la mort. « Alors vint le désir de la mort ; car cette douceur, cette paix, cette délectation au-dessus des paroles me rendait cruelle la vie de ce monde. Ah ! la mort ! la mort ! et je serais parvenue à la substance même de la douceur, dont je sentais de loin quelque chose, et je l’aurais touchée pour toujours, et jamais, jamais perdue ! Ah ! la mort ! la mort ! la vie m’était une douleur au-dessus de la douleur de ma mère et de mes enfants morts, au-dessus de toute douleur qui puisse être conçue. Je tombai à terre languissante, et je restai là huit jours et je criais : « Ah ! Seigneur, Seigneur, ayez pitié de moi ! Enlevez-moi, enlevez-moi. » Je sentis alors des parfums qui ne sont pas de la terre, et des effets inexprimables. Quant à la joie, elle fut au delà des paroles. Bien des paroles m’ont été dites souvent, mais non pas avec une telle lenteur, ni une telle douceur, ni une telle profondeur. » xv

Dès lors, Angèle souvent vit Dieu, et Il lui parlait : « Un jour que j’étais en oraison, élevée en esprit, Dieu me parlait dans la paix et dans l’amour. Je regardai et je Le vis. Vous me demanderez ce que je vis? C’était Lui-même, et je ne peux dire autre chose. C’était une plénitude, c’était une lumière intérieure et remplissante pour laquelle ni parole ni comparaison ne vaut rien. Je ne vis rien qui eût un corps. Il était ce jour-là sur la terre comme au ciel : la beauté qui ferme les lèvres, la souveraine beauté contenant le souverain bien. (…) Tout cela m’apparut en une seconde. Et Dieu me dit : « ma fille chérie, très aimante et très aimée, tous les saints ont pour toi un amour spécial, tous les saints et ma Mère, et c’est moi qui t’associerai à eux. » Malgré l’importance de ces paroles, elles me parurent petites. Ce qu’il me disait de sa Mère et de ses saints me touchait peu. »xvi

Angèle était une personne difficile, exigeante. Les saints lui paraissaient de peu d’importance auprès de Lui, le Grand, le Très-Haut, l’Unique Dieu, qui savait la ravir de ses paroles, parfois mystérieuses : « Et il me dit : « Je t’aime d’un amour immense, je ne te le montre pas, je te le cache. »xvii

N’y tenant plus, voulant savoir pourquoi un si grand Dieu, si infiniment transcendant, pouvait seulement jeter un regard sur elle, Angèle se décida à Lui poser la question : « Mon âme répondit : « Mais pourquoi donc mon Seigneur place-t-il ainsi sa joie et son amour dans une pécheresse pleine de turpitudes? » Et Dieu répondait : « Je te dis que j’ai placé en toi mon amour. Mes yeux voient tes défauts, mais c’est comme si je ne m’en souvenais plus. J’ai déposé en toi, et j’ai caché mon trésor ». »xviii

Fine mouche, Angèle tenta d’argumenter, de pousser sa pointe. Puisque Dieu peut tout, et puisque, incompréhensiblement, Il l’aime, pourquoi ne lui donnerait-Il pas la grâce d’être absolument sans tache, et aussi la force de L’aimer pleinement ? Puisqu’il disait cacher Son amour pour elle, à cause de son impuissance à le porter, pourquoi ne lui donnerait-il pas cette force ? Elle s’adressa à Dieu : « Si vous êtes le Dieu tout-puissant, vous pouvez me donner la force de porter votre amour. » Il répondit : « Tu aurais alors ton désir, et ta faim diminuerait. Ce que je veux, c’est ton désir, ta faim, ta langueur. »xix

Dieu ne voulait pas d’un amour qui soit satisfait de ce qu’il obtient, Il voulait un amour, un désir, qui sans cesse s’embrase toujours davantage…

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iNeuvième pas. Des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno. Trad. Ernest Hello. Ed. Tralin, Paris, 1914, p.43

iiPrologue du Frère Arnaud. Des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno. Trad. Ernest Hello. Ed. Tralin, Paris, 1914, p.27

iiiEt Angèle ajoute : « Tout ce qu’il a de bas et d’insignifiant dans mes paroles, me dit-elle, vous l’avez écrit, mais la substance précieuse, la chose de l’âme, vous n’en avez pas dit un mot. » Prologue du Frère Arnaud. Des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno. Trad. Ernest Hello. Ed. Tralin, Paris, 1914, p.27

ivOnzième pas. Ibid. p.45

vDix-Huitième et dernier pas. Ibid.p.53

viA la fin du XIe siècle, les partisans d’une présence réelle du Christ dans l’hostie consacrée l’emportent au sein de l’Église. En 1215, le concile de Latran IV rend obligatoire la communion annuelle : l’eucharistie, avec la confession, devient l’outil privilégié d’encadrement religieux des populations. Très vite un véritable culte eucharistique se développe, favorisé par la pratique nouvelle de l’élévation lors de la messe puis par l’institution de la Fête-Dieu en 1264, notamment grâce à l’action d’une mystique du diocèse de Liège, Julienne de Cornillon († 1258)

viiCf. Caroline Bynum, 1992, p. 185.

viiiDes visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno. Trad. Ernest Hello. Ed. Tralin, Paris, 1914. Ch.19, p.56

ixIbid. Ch. 19, p.60

xIbid. Ch. 19, p.65

xiIbid. Ch. 20, p.69

xiiIbid. Ch. 20, p.74

xiiiIbid. Ch. 20, p.75

xivIbid. Ch. 20, p.76

xvIbid. Ch. 20, p.76-77

xviIbid. Ch. 21, p.78

xviiIbid. Ch. 21, p.79

xviiiIbid. Ch. 21, p.79

xixIbid. Ch. 21, p.79

Le Dieu usé


« Rilke »

De la mort, on peut dire qu’elle paraît à l’improviste, de toutes sortes de manières: dans une douceur un peu sure, dans la violence drue ou en un abandon émollient.

Chaque saison a ses tombeaux, et ses bourreaux — en témoignent la chute de la feuille en automne, le vent d’hiver dans sa quête glacée, et le souffle tiède des soirs printaniers, qui décapite les pétales.

En été, la figure du fruit convient aussi fort bien, avec son destin cruciforme. La cueillette ou la pourriture.

Rilke l’a mise en scène, dans ses Cahiers de Malte Laurids Brigge.

« Jadis l’on savait, — ou peut-être s’en doutait-on seulement, — que l’on contenait sa mort comme le fruit, son noyau. Les enfants en avaient une petite, les adultes, une grande. Les femmes la portaient dans leur sein, les hommes dans leur poitrine. On l’avait bien, sa mort, et cette conscience vous donnait une dignité singulière, une silencieuse fierté. »i

Pourquoi jadis? La modernité n’a-t-elle donc plus la mort digne et fière?

Elle préfère peut-être l’humilier, mais sans l’humus, la réduire au néant dans les cendres des crématoriums.

Si la vie est un fruit, la mort est son noyau. Il ne demande qu’une chose, le noyau, être enfoui dans l’humus justement, germer en son temps, et donner suite à la vastitude des générations, aux futurs non conçus, inconcevables. Et pourtant des mondes s’y conspirent.

On avait alors « conscience » de sa mort, dit Rilke. Plus que des mondes à venir, que personne n’imagine à vrai dire.

Tout le monde naît et meurt, c’est entendu. Tous sont à même enseigne. Ce qui diffère c’est la qualité de la conscience que l’on a de sa vie, quand on la vit, et de sa mort inévitable, mais encore à venir, encore à vivre. La conscience quotidienne ou rare, fidèle ou oublieuse.

On ne sait si l’on aura la force ou la lucidité nécessaires à la fin. Aura-t-on conscience de sa mort quand elle viendra? De nos jours, les soins palliatifs enlèvent, et c’est une bonne chose, la douleur. Mais ils enlèvent aussi, et c’est moins bien, la conscience des heures dernières, et du saut même.

« Tous ont eu leur mort à eux. ces hommes qui la portaient dans leur armure, à l’intérieur d’eux, comme un prisonnier; ces femmes qui devenaient très vieilles et petites, et avaient un trépas discret et seigneurial sur un immense lit, comme sur une scène, devant toute la familles, la domesticité et les chiens rassemblés.

Oui les enfants mêmes, jusqu’aux tout petits, n’avaient pas eu une mort d’enfants; ils se rassemblaient et mouraient selon ce qu’ils étaient et selon ce qu’ils seraient devenus.

Et de quelle mélancolique douceur était la beauté des femmes lorsqu’elles étaient enceintes, et debout, et que leur grand ventre sur lequel, malgré elles, reposaient leurs longues mains, contenant deux fruits: un enfant et une mort. Leur sourire épais, presque nourricier dans leur visage si vidé, ne provenait-il pas de ce qu’elles croyaient sentir croître en elles l’un et l’autre? »ii

Oui, tous ont eu leur mort à eux, tous ces hommes, ces femmes et ces enfants, depuis des millions d’années, et personne ne pourra jamais ni la leur enlever, ni nous la dire.

Mais on peut la rêver.

Cet instant unique, qui fut bien à eux, à eux seuls, on peut aussi l’avoir vu sur le visage, on peut l’avoir senti en touchant la main tiède, et l’avoir accompagnée, cette vie en-allée, du mieux qu’on a pu.

Cela ne s’oublie plus.

On a vu l’âme, alors, émerger en silence, comme d’un sommeil paisible, pour aspirer le monde, et le laisser aux vivants, en échange du passage, la dîme du bac, la gabelle de la « belle ».

C’est la mort des tout-petits, il faut bien le dire, que je me représente le moins. Ou pas du tout. Par quelle lumière leur âme a-t-elle été enlevée? De quelle terrible douceur n’a-t-elle pas dû étouffer leur haletante lutte, et étreindre leur tout petit poumon?

Mais il faut vivre. Et pour vivre, il importe de voir, reconnaître et dire ce qui vit vraiment.

Cela est-il seulement possible?

« Est-il possible, pense-t-il, qu’on n’ait encore rien vu, reconnu et dit de vivant? Est-il possible qu’on ait eu des millénaires pour observer, réfléchir et écrire, et qu’on ait laissé passer ces millénaires comme une récréation pendant laquelle on mange sa tartine et une pomme?

Oui c’est possible.

Est-il possible que, malgré inventions et progrès, malgré la culture, la religion et la connaissance de l’univers, l’on soit resté à la surface de la vie? Est-il possible que l’on ait même recouvert cette surface — qui après tout eût encore été quelque chose — qu’on l’ait recouverte d’une étoffe indiciblement ennuyeuse, qui la fait ressembler à des meubles de salon pendant les vacances d’été?

Oui, c’est possible.

Est-il possible que nous croyions devoir rattraper ce qui est arrivé avant que nous soyons nés?

Est-il possible qu’il faille rappeler à tous, l’un après l’autre, qu’ils sont nés des anciens, qu’ils contiennent par conséquent ce passé, et qu’ils n’ont rien à apprendre d’autres hommes qui prétendent posséder une connaissance meilleure ou différente?

Oui, c’est possible.

Est-il possible que tous ces gens connaissent parfaitement un passé qui n’a jamais existé?

Est-il possible que toutes les réalité ne soient rien pour eux; que leur vie se déroule et ne soit attachée à rien, comme une montre oubliée dans une chambre vide?

Oui, c’est possible.

Est-il possible que l’on ne sache rien de toutes les jeunes filles qui vivent cependant?

Est-il possible que l’on dise: « les femmes », « les enfants », « les garçons » et qu’on ne se doute pas, que, malgré toute sa culture, l’on ne se doute pas que ces mots, depuis longtemps, n’ont plus de pluriel, mais n’ont qu’infiniment de singuliers.

Oui, c’est possible.

Est-il possible qu’il y ait des gens qui disent: « Dieu » et pensent que ce soit là un être qui leur est commun? Vois ces deux écoliers: l’un s’achète un couteau de poche, et son voisin, le même jour, s’en achète un identique. Et après une semaine ils se montrent leurs couteaux et il apparaît qu’il n’y a plus entre les deux qu’une lointaine ressemblance, tant a été différent le sort des deux couteaux dans les mains différentes.

« Oui, dit la mère de l’un, s’il faut que vous usiez toujours tout… »

Et encore: Est-il possible qu’on croie pouvoir posséder un Dieu sans l’user? »iii

J’aime beaucoup cette idée. L’usure de Dieu, parce qu’Il a trop coupé, dans tout et dans n’importe quoi, et a fini par s’ébrécher comme un canif. Du caoutchouc de vieux pneus, des rochers sans fentes, des arbres morts, des blés murs, des chairs tuméfiées, des yeux innocents, des aortes palpitantes, et j’en passe. Dieu est Tout et Il est en Tout, nous assène la théologie avec son aplomb. Alors Il est aussi dans tout ce qui a été coupé, Il est dans tout ce qui a été blessé et qui a coulé.

Si Dieu n’est pas Tout, alors c’est Tout qui est le Dieu, cela est d’une imparable logique.

Évidemment cela revient au même.

Et la question devient: Il est Tout, mais qu’y fait-Il dans ce Tout qu’Il ne sache déjà?

Ici nous entrons dans des territoires à peine explorés, pratiquement vierges. La plupart des théologiens qui se targuent d’avoir des certitudes en ces matières disent que « Dieu est omniscient ».

Mais d’autres vues sont possibles.

Dans sa Nuit originaire, avant même que le Désir de création ne se soit incarné en Lui, Dieu avait-Il toute sa conscience? On peut raisonnablement en douter, puisque lui manquait alors l’infinie infinité des consciences de tous les vivants qui devaient encore advenir à l’être.

Ergo, Dieu n’est pas omniscient.

Autrement dit, le Dieu originaire n’a pas pu être conscient de tout ce qui était la liberté même des âmes non-nées. Il a donc manqué de cette conscience-là, et c’est peut-être de ce manque-là, d’ailleurs, qu’est née ce qu’on appelle Sa sagesse, et qui fut Sa compagne dans la Création.

« Mais avant toutes choses fut créée la Sagesse ».iv

Si la Sagesse a été ainsi créée, c’est que Dieu en manquait.

J’aime beaucoup l’idée d’un Dieu un peu usé, et pas si Sage. Cela me le rend éminemment sympathique.

Est-il possible que cette idée soit crédible?

Oui, c’est possible.

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iRainer Maria Rilke. Les Cahiers de Malte Laurids Brigge. Trad. fr. par Maurice Betz, Éditions Emile-Paul Frères, Paris, 1926, p.10-11

iiRainer Maria Rilke. Les Cahiers de Malte Laurids Brigge. Trad. fr. par Maurice Betz, Éditions Emile-Paul Frères, Paris, 1926, p.20

iiiRainer Maria Rilke. Les Cahiers de Malte Laurids Brigge. Trad. fr. par Maurice Betz, Éditions Emile-Paul Frères, Paris, 1926, p.29-32

ivSi 1,4

Le Creux de Dieu, – ou, la Métaphysique du Kaf


Caph, la onzième lettre de l’alphabet hébreu, a la forme d’un C inversé, כ , et présente graphiquement et symboliquement, la figure d’un ‘creux’. Cette idée du creux se retrouve d’ailleurs déclinée dans le mot hébreu כָּף caph, que l’on peut aussi transcrire kaf. Ce mot désigne plusieurs parties du corps humain, le creux ou la paume de la main, la plante du pied, la concavité de la hanche (plus techniquement, l’ischion de l’os iliaque), ayant toutes en commun une forme ‘creuse’.

La notion de ‘creux’ attachée à ce mot dérive étymologiquement de la racine verbale כָּפַף kafaf, ‘plier, courber’, et au passif ‘être plié, courbé ; être creux’.

Fort curieusement, le mot kaf est directement associé à ce qu’il faut bien appeler le « corps » de Dieu, ou du moins à ses métaphores corporelles, dans deux épisodes particulièrement significatifs de la Bible hébraïque, – le combat nocturne de Jacob avec Dieui, et le passage de la Gloire de Dieu devant Moïseii.

Dans ces deux moments-clé, l’idée du « creux » portée par le kaf joue un rôle crucial.

Dans le premier épisode, un ‘homme’ (c’est-à-dire Dieu Lui-même, ou l’un des ses envoyés) frappe Jacob au ‘creux’ (kaf) de la hanche, ce qui provoque sa luxation, accélérant la fin du combat.

Depuis ce jour, les enfants d’Israël, en mémoire de ce coup au kaf, respectent un interdit alimentaire prescrivant l’enlèvement du nerf sciatique, censé symboliser la partie du corps de Jacob meurtrie par le coup.

Dans le deuxième épisode, Dieu s’adresse à Moïse en lui disant :

« Je te placerai dans la fente du rocher et je te couvrirai de mon kaf, [littéralement – de mon ‘creux’, ou de la ‘paume’ de ma main, si l’on peut s’exprimer ainsi en parlant de l’Éternel…], jusqu’à ce que je sois passéiii. »

Dans le premier épisode, Dieu ‘touche’ ou ‘frappe’ le kaf de Jacob. Le verbe employé pour décrire l’action est נָגַע, nâga‘, ‘toucher, frapper’. Qu’Il touche ou qu’Il frappe Jacob, Dieu doit sans doute user de Sa ‘main’, c’est-à-dire de Son kaf, pour blesser le kaf de Jacob. Certes le kaf de Dieu est ici sous-entendu dans le texte de la Genèse. Mais il est rendu implicitement nécessaire par l’usage du verbe nâga‘, lequel implique un contact physique suffisamment efficace pour luxer la hanche de Jacob.

Le kaf (ou le ‘creux’) de Dieu a ‘touché’ ou ‘frappé’ le kaf (ou le ‘creux’ de la hanche) de Jacob.

Creux contre creux.

Dans le second épisode, Dieu utilise deux niveaux de protection, deux types de couverture, pour mettre Moïse à l’abri de la brillance mortelle de sa Gloire. D’une part, Il le place dans la ‘fente du rocher’ (niqrat ha-tsour), et d’autre part, Il couvre Moïse de son kaf.

Creux sur creux.

Deux questions se posent alors :

-Pourquoi deux couches de protection (la ‘fente du rocher’, puis le kaf de Dieu) sont-elles ici nécessaires ?

-Qu’est-ce exactement que le kaf de Dieu, – si l’on renonce à traduire ce mot par une expression bien trop anthropomorphique, et donc inacceptable, comme celle de ‘paume de la main’ ?

A la première question, on peut répondre que Dieu veut vraisemblablement protéger le corps de Moïse en le cachant dans la fente du rocher, mais qu’il veut aussi protéger son esprit ou son âme en les couvrant de son kaf.

La deuxième question invite à revenir à l’étymologie du mot kaf pour tenter d’en percer le sens dans le contexte de la théophanie.

Dieu dit qu’il va ‘recouvrir’ Moïse de son kaf. Le verbe employé pour ‘recouvrir’ est שָׂכַךְ, sâkhakh, très proche du verbe סָכַךְ, sâkhakh,‘faire un abri’, d’où est tiré le mot soukhot (désignant les cabanes de la fête des Cabanes).

Or il existe un autre verbe hébreu signifiant ‘couvrir’, qui est aussi très proche phonétiquement et étymologiquement de kaf, c’est le verbe כָּפַר kafar, ‘couvrir, pardonner; expier, purifier’.

Cela nous met sur une piste prometteuse. Lorsque Dieu ‘couvre’ Moïse du kaf divin, il y a là exprimée une idée de protection et d’abri, mais peut-être aussi, de façon plus subliminale, l’idée de ‘couvrir’ (kafar) les faiblesses de Moïse, ou ses péchés, afin de l’en purifier pour qu’il soit admis à voir Dieu ‘par derrière’.

Le verset suivant nous renseigne en effet sur ce qui se passe après le passage de Dieu.

« Alors je retirerai mon kaf, et tu me verras par derrière, mais ma face ne peut être vueiv. »

Les glissements de sens entre kaf, kafaf, kafar, font apparaître une certaine parenté entre le ‘creux’, la ‘paume’, le fait de ‘couvrir’ et, dans un sens allégorique, le fait de ‘couvrir’ [les fautes], de ‘pardonner’ et de ‘purifier’v.

Il s’agit bien là d’un second niveau de protection que Dieu consent à donner à l’esprit de Moïse après avoir placé son corps dans la ‘fente du rocher’.

Ces glissements prennent une dimension symbolique supplémentaire lorsque l’on considère le mot כֵּף kéf, parfaitement similaire à kaf, à la vocalisation près, et ayant la même provenance étymologique que kaf. Or kéf signifie ‘rocher, roc’, ce qui implique une proximité symbolique entre l’idée du ‘creux’ et celle du ‘roc’.

Notons que le ‘rocher’ dans la fente duquel Moïse est placé par Dieu (en Ex 33,22) n’est pas désigné comme un kéf, mais comme un tsour.

Cependant le simple fait que les mots kaf (‘creux’) et kéf (‘rocher’) aient la même racine verbale kafaf, ‘être recourbé, être creux’, attire notre attention sur le fait que certains rochers peuvent d’autant mieux offrir un refuge ou une protection qu’ils sont ‘creux’, comme une caverne ou une grotte, alors que d’autres types de rochers possèdent seulement des crevasses ou des fentes, comme le rocher appelé צוּר , tsour.

Notons également que le mot tsour, ‘rocher’, vient de la racine verbale צור , tsour, qui signifie ‘lier, envelopper, confiner, comprimer, enfermer’. D’après le Dictionnaire étymologique de Ernest Klein, cette racine verbale, tsour, dérive elle-même des mots akkadiens uṣurutu et eṣēru (« dessiner, former, modeler »).

Les mots hébreux kéf et tsour signifient donc tous les deux ‘rocher’, mais ces deux mots proviennent de deux racines verbales qui connotent, l’une, les idées de pli, de courbure, de creux, et l’autre, les idées d’enveloppement, de confinement, d’enfermement, mais aussi de forme, de modelage.

On sera sensible à la proximité et aux glissements de ces univers de sens, dans le cadre des deux scènes exceptionnelles que nous avons évoquées, le combat nocturne de Jacob et la vision de Moïse sur le Sinaï.

Par les métaphores et les métonymies dont ils sont pleins, ces mots dessinent un paysage de sens plus large, qui inclut le ‘creux’ et le ‘roc’, la ‘protection’ et le ‘pardon’, ‘l’enveloppement’ et ‘l’enfermement’, la ‘forme’, le ‘modelage’, le ‘modèle’ qui impose sa ‘forme’ à l’image.

Depuis le kaf, de forme ‘creuse’, à la fois ouverte sur un côté, et fermée, sur les trois autres côtés, jaillissent de multiples ‘images’ : le creux luxé de la hanche de Jacob, le creux protecteur du kaf divin, ou de la fente sur la forme fermée du tsour.

Devant cet univers sémantique purement hébraïque, les goyim pourraient aisément se sentir peu concernés par ces considérations purement internes à la langue hébraïque.

Comment leur faire sentir l’appel d’une ouverture au mystère que couvrent, que cachent, que cèlent le kaf, le kéf et le tsour ?

Il y a un moyen, peut-être…

Il se trouve que le mot kéf, ‘rocher, roc, pierre’, est précisément le mot qui sert de racine au prénom Képhas, le nouveau prénom que Jésus donna à son disciple Simon :

« Tu es Simon, fils de Jonas ; tu sera appelé Képhas, ce qui signifie Pierre »vi nous rapporte l’Évangile de Jean.

Képhas (c’est-à-dire Simon-Pierre) fut dès lors, par le jeu de déplacements qu’autorise et encourage le mot kéf, la ‘pierre de fondation’ sur laquelle Jésus bâtit son Église, reprenant ainsi à sa manière l’exemple donné par le prophète Isaïe : « J’ai mis profondément en Sion une pierre, une pierre éprouvée, une pierre angulaire »vii.

MaisKéphas, notons-le encore, était aussi le nom du grand-prêtre Caïphe qui devait condamner Jésus à mort.

L’étymologie liait ainsi de manière indissoluble, et peut-être symbolique, le patronyme du premier des papes de l’Église avec le patronyme de l’un des derniers grand-prêtres du Temple de Jérusalem…

Quelle ironie métaphysique que Jésus ait choisi de nommer Képhas (c’est-à-dire Caïphe), son apôtre Simon…

Quelle ironie métaphysique que le grand-prêtre Caïphe (c’est-à-dire Képhas ou ‘Pierre’), fut aussi le nom de celui qui manigança peu après la mort de Jésus…

Concluons.

Le kaf divin, le ‘creux’ qui frappe, qui luxe, qui protège ou qui pardonne, est proche à beaucoup d’égards du kéf, du ‘roc’, qui fonde.

Le nom Képhas, qui donna naissance aux noms non-hébraïques Petrus, Boutros, Pierre, Peter, est aussi le nom de Caïphe.

L’antithèse entre le Temple et l’Église, semble ici s’annuler dans un seul prénom, qui lie ensemble le crépuscule de celui-là et l’aube de celle-ci.

Aujourd’hui le Temple n’est plus, et la destinée des grands-prêtres semble avoir pris fin.

L’Église en revanche est encore là, tout comme la Synagogue d’ailleurs.

Avec les mots, qui semblent ‘dire’, le Dieu, le grand Dieu, cache ce que décidément les mots ne disent pas.

Et Il se cache aussi ‘derrière’ eux, – ou encore dans le vide de leur ‘creux’…

iGn 32,25

iiEx 33,22

iii  וְשַׂמְתִּיךָ בְּנִקְרַת הַצּוּר; וְשַׂכֹּתִי כַפִּי עָלֶיךָ, עַד-עָבְרִי.  « Vé-samttikha bé-niqrat ha-tsour, vé-sakkoti apii ‘aleïkha ‘ad-‘abrii » (Ex 33,22)

ivEx 33,23

vJe remercie le Professeur M. Buydens (Université Libre de Bruxelles et Université de Liège) de m’avoir suggéré d’exploiter la ressemblance entre les mots hébreux kaf, kafar et le mot arabe kafir, ‘infidèle’. Précisons que, selon le dictionnaire arabe-français de Kazimirski, le mot kafir vient de la racine verbale kafara, ‘couvrir, recouvrir ; cacher, celer’ et, de façon dérivée, ‘oublier, renier les bienfaits reçus’, d’où ‘être ingrat ; être infidèle, être incrédule, ne pas croire en un Dieu unique’. On peut en inférer que, suivant le génie respectif des langues, le mot hébreu kafar connote l’idée de ‘couvrir [le mal]’, et donc ‘pardonner’. Le mot arabe kafara connote l’idée de ‘couvrir [le bien]’, et donc ‘nier, renier, être infidèle’…

viJn 1,42

viiIs 28,16. Notons qu’Isaïe emploie ici un autre mot encore pour ‘pierre’, le mot אֶבֶן, even, dont l’étymologie est la même que celle du mot ben, ‘fils’, et qui connote le fait de fonder, le fait de bâtir… Le mot even est fort ancien, et se retrouve en phénicien, en araméen, en éthiopien et même en égyptien (ôbn), selon le Dictionnaire étymologique de Ernest Klein.

Le ‘nom’ – et le ‘corps’ du Dieu. Le cas du Dieu Râ et celui du Dieu El.


Pendant une nuit étrange et fameuse, Jacob lutta longtemps avec un homme, corps à corps, cuisse contre cuisse. Ni vainqueur ni vaincu. Enfin l’homme frappa Jacob au creux (kaf) de la hanche (yarakh). Celle-ci se luxa.i

En hébreu, le mot kaf a plusieurs sens : « le creux, la paume de la main ; la plante du pied ; ou encore la concavité de la hanche (l’ischion, l’un des trois os constitutifs de l’os iliaque) ». Ces sens dérivent tous de la racine verbale kafaf signifiant ‘ce qui est courbé, ce qui est creux’. Dans une autre vocalisation, le mot kéf signifie aussi ‘rocher, pointe de rocher, caverne’, ce qui renvoie peut-être, au moins analogiquement, à un autre rocher, celui dans le creux ou dans la fente duquel Moïse dut se cacher, quand Dieu passa devant lui :

« Et il arrivera, quand ma gloire passera, que je te mettrai dans la fente du rocher (tsour), et je te couvrirai de ma main jusqu’à ce que je sois passé, puis je retirerai ma main, et tu me verras par derrière ; mais ma face ne se verra pas. »ii

Il est vrai que le rocher de Moïse n’était pas un kéf mais un tsour. Il faudrait pouvoir analyser la nuance. Le mot kéf ne s’emploie qu’au pluriel (kéfim) et on le trouve par exemple en Job 30,6 : « ils habitent dans les trous (ḥoreï) du sol et dans les crevasses (kefim) ».

Pour en revenir à Jacob et à son ‘creux dans la hanche, son combat ne prit fin que lorsque ‘l’homme’ voulut partir, l’aube étant venue. Avait-il peur du soleil ?

Jacob ne voulait cependant pas le laisser s’en aller. Il lui dit : « Je ne te laisserai point que tu ne m’aies béni. »iii

Singulière demande, adressée à un adversaire résolu, et qui avait été capable de le frapper au point faible, au ‘creux’ de la cuisse, la luxant.

S’ensuivit un dialogue bizarre, décousu.

L’homme demanda à Jacob : « Quel est ton nom ? »

Celui-ci répondit : « Jacob ».

L’homme, – mais était-ce seulement un homme, vu l’autorité du ton? –, reprit : « Ton nom ne sera plus Jacob, mais tu seras appelé Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec des hommes, et tu as été vainqueur. »iv

Était-ce donc contre Dieu Lui-même que Jacob avait ainsi lutté toute la nuit ? Et Jacob s’était-il battu non seulement contre Dieu, mais aussi en même temps contre des hommes? Et avait-il donc vaincu décisivement tout ce monde, divin et humain, au seul prix d’une luxation de la hanche ?

Son succès apparent était pourtant limité… Son nom avait été certes modifié pour l’éternité, et il avait reçu des éloges éloquents, mais Jacob n’était toujours pas béni, malgré sa demande instante.

Changeant de tactique, il l’interrogea l’homme :

« Fais-moi, je te prie, connaître ton nom. Il répondit : Pourquoi demandes-tu mon nom ? Et il le bénit, là. »v

Il le bénit, ‘là’. En hébreu : Va yébarekh cham.

Le mot cham signifie ‘là’ ; mais dans une vocalisation très proche, le mot chem signifie ‘nom’.

Jacob demandait son ‘nom’ (chem) à l’homme, et en réponse l’homme le bénit, ‘là’ (cham).

Il s’agit littéralement d’une ‘métaphore’, – c’est-à-dire d’un déplacement du ‘nom’ (chem) vers le lieu, vers le ‘là’ (cham).

Et ce ‘là’, ce ‘lieu’, recevra bientôt un nouveau nom (Péni-El), donné par Jacob-Israël, comme on va voir.

La transcendance divine, qui ne révèle ici point son nom (chem), laisse par là entendre que Jacob fait face à un non-savoir absolu, une impossibilité radicale d’entendre le nom (ineffable). Ce non-savoir et ce non-dire transcendants se laissent malgré tout saisir, à travers une métaphore de l’immanence, à travers le déplacement vers le ‘là’ (cham), mais aussi par une métaphore inscrite dans le corps, dans le creux (kaf) de la hanche et dans le ‘déplacement’ (la luxation) que ce creux rend possible.

Quelle curieuse rencontre, donc, que celle de Jacob avec le divin !

Jacob s’était battu sans vaincre, ni être vaincu, mais le creux de sa hanche fut frappé, et de cette hanche luxée, les enfants d’Israël gardent encore la souvenance par un tabou alimentaire…

Jacob avait demandé à être béni par son adversaire, mais celui-ci lui avait seulement changé son nom (chem), – sans toutefois le bénir.

Jacob avait alors demandé son propre nom (chem) à cet homme, et celui-ci, pour seule réponse, l’avait enfin béni, ‘là’ (cham), mais toujours sans lui donner son nom (chem).

Faute de savoir ce nom, décidément gardé secret, Jacob donna à ce lieu, à ce ‘là’ (cham), le nom (chem) de ‘Péni-El’. « Car, dit-il, j’ai vu Dieu face à face, et ma vie (néfech) est restée sauve. »vi

Faute d’avoir pu entendre le nom propre du Dieu, Jacob donna un nom à ce lieu, en employant le mot générique El, qui signifie ‘dieu’.

Péni-El, mot-à-mot, ‘face de Dieu’.

C’était là affirmer a posteriori que ‘l’homme’ contre qui Jacob avait lutté était en réalité Dieu, ou du moins quelque être vivant qui lui avait présenté une ‘face’ de Dieu…

Or, il était depuis longtemps admis, dans l’ancienne religion des Hébreux, que l’on ne peut pas voir la face de Dieu sans mourir.

Jacob avait lutté ‘contre Dieu’ et il avait vu Sa face, et pourtant il n’était pas mort. Son propre nom avait été changé, et il avait été béni, – mais le nom (de Dieu) ne lui avait pas été révélé.

Cette révélation sera pourtant faite, bien plus tard, à Moïse, à qui en revanche, il ne sera pas donné de voir la ‘face de Dieu’, puisqu’il dut se réfugier dans le ‘creux’ d’un autre rocher, et n’apercevoir que le dos du Dieu…

Le Nom ou la Face, – et non le Nom et la Face.

Ajoutons que toute cette scène se passait la nuit. Puis le soleil vint.

« Le soleil commençait à l’éclairer lorsqu’il eut quitté Péni-El. »vii

Cette directe référence au soleil (et à la lumière du jour) semble donner à l’astre solaire le rôle d’un négateur de la nuit, et de la révélation.

Elle n’est sans doute pas sans rapport non plus, du point de vue hébraïque, avec l’antique culture égyptienne, dont on sait qu’elle voyait dans le ‘soleil’, – tout comme dans la ‘nuit’ d’ailleurs, l’un des symboles du divin.

Pour comprendre cette référence implicite dans sa relation avec l’histoire du combat de Jacob contre ‘l’homme’ ou contre ‘Dieu’, il faut citer un épisode singulier de l’histoire de Râ, – ce Dieu solaire qui refusa, lui aussi, de révéler son nom ineffable à une questionneuse infatigable.

Le célèbre égyptologue, Gaston Maspéro, a décrit cette histoire en détail, en prenant pour source les papyrus ‘hiératiques’ de Turin, remontant à l’époque ramesside des XIXème et XXème dynasties, allant de la fin du 14ème siècle au 12ème avant J.-C., et donc quelques deux ou trois siècles avant la période correspondant aux générations d’Abraham, Isaac et Jacob.

« Rien ne le montre mieux que l’histoire de Râ. Son univers était l’ébauche du nôtre, car Shou n’existant pas encore, Nouît continuait de reposer entre les bras de Sibou et le ciel ne faisait qu’un avec la terre. »viii

A force de largesses envers les hommes, le Dieu Râ n’avait conservé qu’un seul de ses pouvoirs, son propre Nom, que lui avait donné son père et sa mère, qu’ils lui avaient révélé à lui seul et qu’il tenait caché au fond de sa poitrine, de peur qu’un magicien ou un sorcier s’en emparât.ix

Mais Râ se faisait vieux, son corps se courbait, « la bouche lui grelottait, la bave lui ruisselait vers la terre, et la salive lui dégouttait sur le sol »x.

Il se trouva qu’ « Isis, jusqu’alors simple femme au service du Pharaon, conçut le projet de lui dérober son secret ‘afin de posséder le monde et de se faire déesse par le nom du dieu augustexi’. La violence n’aurait pas réussi : tout affaibli qu’il était par les ans, personne ne possédait assez de vigueur pour lutter contre lui avec succès. Mais Isis ‘était une femme savante en sa malice plus que des millions d’hommes, habile entre des millions de dieux, égale à des millions d’esprits et qui n’ignorait rien au ciel et sur la terre, non plus que Râxii’. Elle imagina un stratagème des plus ingénieux. Un homme ou un dieu frappé de maladie, on n’avait chance de le guérir que de connaître son nom véritable et d’en adjurer l’être méchant qui le tourmentaitxiii. Isis résolut de lancer contre Râ un mal terrible dont elle lui cacherait la cause, puis de s’offrir à le soigner et de lui arracher par la souffrance le mot mystérieux indispensable au succès de l’exorcisme. Elle ramassa la boue imprégnée de la bave divine, et en pétrit un serpent sacré qu’elle enfouit dans la poussière du chemin. Le dieu, mordu à l’improviste tandis qu’il partait pour sa ronde journalière, poussa un hurlement : ‘sa voix monta jusqu’au ciel et sa Neuvaine, ‘Qu’est-ce, qu’est-ce ?’, et ses dieux, ‘Quoi donc, quoi donc ?’, mais il ne trouva que leur répondre, tant ses lèvres claquaient, tant ses membres tremblaient, tant le venin prenait sur ses chairs, comme le Nil prend sur le terrain qu’il envahitxiv.’ 

Il revint à lui pourtant et réussit à exprimer ce qu’il ressentait (…) : ‘çà, qu’on m’amène les enfants des dieux aux paroles bienfaisantes, qui connaissent le pouvoir de leur bouche et dont la science atteint le ciel !’

Ils vinrent, les enfants des dieux, chacun d’eux avec ses grimoires. Elle vint, Isis, avec sa sorcellerie, la bouche pleine de souffles vivifiants, sa recette pour détruire la douleur, ses paroles qui versent la vie aux gosiers sans haleine, et elle dit : ‘Qu’est-ce, qu’est-ce, ô pères-dieux ? Serait-ce pas qu’un serpent produit la souffrance en toi, qu’un de tes enfants lève la tête contre toi ? Certes il sera renversé par des incantations bienfaisantes et je le forcerai à battre en retraite à la vue de tes rayonsxv.’

Le Soleil, apprenant la cause de ses tourments, s’épouvante (…). Isis lui propose son remède et lui demande discrètement le nom ineffable, mais il devine la ruse et tente de se tirer d’affaire par l’énumération de ses titres. Il prend l’univers à témoin qu’il s’appelle ‘Khopri le matin, Râ au midi, Toumou le soir’. Le venin ne refluait pas, mais il marchait toujours et le dieu grand n’était pas soulagé.

Alors Isis dit à Râ : ‘Ton nom n’est pas énoncé dans ce que tu m’as récité ! Dis-le moi et le venin sortira, car l’individu vit, qu’on charme en son propre nom.’ Le venin ardait comme le feu, il était fort comme la brûlure de la flamme, aussi la Majesté de Râ dit : ‘J’accorde que tu fouilles en moi, ô mère Isis, et que mon nom passe de mon sein dans ton seinxvi.’

Le nom tout-puissant se cachait véritablement dans le corps du dieu, et l’on ne pouvait l’en extraire que par une opération chirurgicale, analogue à celle que les cadavres subissent au début de la momification. Isis l’entreprit, la réussit, chassa le poison, se fit déesse par la vertu du Nom. L’habileté d’une simple femme avait dépouillé Râ de son dernier talisman. »xvii

Mettons en parallèle les deux histoires, celle du combat de Jacob dans la Genèse et celle de l’extorsion du nom ineffable de Râ par Isis, dans le papyrus de Turin.

Jacob est un homme, intelligent, riche, à la tête d’une grande famille et d’une nombreuse domesticité.

Isis est une simple femme, une servante du Pharaon, mais fort rusée et décidée coûte que coûte à accéder à un statut divin.

Jacob se bat contre un homme qui est en réalité Dieu (ou un envoyé de Dieu, possédant sa ‘face’). Il lui demande sa bénédiction et son nom, mais n’obtient que la bénédiction, le changement de son propre nom, sans que le nom ineffable du Dieu (seulement connu sous le nom générique ‘El’) lui soit révélé.

Isis trompe par sa ruse le Dieu (connu publiquement sous les noms de Râ, Khopri, ou Toumou). Ce grand dieu se montre faible et souffrant, et il est aisément berné par cette femme, Isis. Elle emploie les forces créatrices du Dieu à son insu, et forme, à partir d’une boue imprégnée de la salive divine, un serpent qui mord le Dieu et lui inocule un venin mortel. Le Dieu Soleil est désormais si faible qu’il ne supporte même pas, lui pourtant le Soleil de l’univers, le ‘feu’ du venin, ‘brûlant’ comme une ‘flamme’…

Jacob « lutte » au corps à corps avec l’homme-Dieu, qui le frappe au « creux » de la hanche, sans jamais lui révéler son Nom.

Isis, quant à elle, « fouille » le sein du Dieu Râ, avec son accord (un peu forcé), pour en extraire enfin son Nom (non cité), et l’incorporer directement dans son propre sein, devenu divin.

Une idée un peu similaire à cette recherche dans le ‘sein’, quoique pour une part inversée, se trouve dans le récit de la rencontre de Moïse avec Dieu sur l’Horeb.

« Le Seigneur lui dit encore : ‘Mets ta main dans ton sein’. Il mit la main dans son sein, l’en retira et voici qu’elle était lépreuse, blanche comme la neige. Il reprit : ‘Replace ta main dans ton sein’. Il remit la main dans son sein, puis il l’en retira et voici qu’elle avait repris sa carnation. »xviii

La similarité se place au niveau de la fouille du ‘sein’. La différence, c’est que Moïse fouille son propre sein, alors qu’Isis fouillait le sein de Râ…

Notons que dans le cas de Jacob comme dans celui d’Isis, le nom ineffable n’est toujours pas révélé. Jacob ne connaît seulement que le nom générique El.

Quant à Isis, il lui est donné de voir le Nom transporté du sein de Râ dans son propre sein, la divinisant au passage, mais sans qu’elle révèle publiquement le Nom lui-même.

Cependant, il est indéniable qu’Isis a réussi, là où Jacob a échoué.

Il y a une autre différence encore entre Isis et Jacob.

Jacob, par son nom neuf, incarna dès lors la naissance d’Israël, puissance bien réelle, dans les siècles des siècles.

Isis, quant à elle, reçut en partage un destin plus symbolique. Elle devint une déesse, et la compagne fidèle, dans la vie et dans la mort, du dieu Osiris. Elle transcenda, le moment venu, son morcellement et son partage, et prépara les conditions de sa résurrection. Elle participa à l’aventure métaphysique de ce Dieu assassiné, démembré et ressuscité, et dont le corps divisé, coupé en morceaux, fut distribué à travers les nomes d’Égypte, pour leur transmettre vie, force et éternité.

Aujourd’hui, à la différence d’Israël, Isis semble n’avoir pas plus de réalité que celle que l’on accorde aux songes anciens.

Et pourtant, la métaphore du Dieu (Osiris) assassiné, au corps découpé, distribué à travers toute l’Égypte et le reste du monde, se retrouve presque trait pour trait dans l’idée christique du Dieu messianique, assassiné et partagé en communion, depuis deux millénaires, parmi les peuples du monde entier.

Le combat de l’homme contre (ou avec) les métaphores continue encore aujourd’hui…

Qui l’emportera, in fine, la métaphore hébraïque ou la métaphore égyptienne ?

La transcendance du ‘nom’ (chem), – ou l’immanence du ‘là’ (cham) ?

Le ‘creux’ de la hanche de Jacob, ou le ‘plein’ du sein d’Isis ?

Ou faut-il attendre encore autre chose, d’aussi ineffable que le Nom ?

Quelque chose qui unirait ensemble le plein et le creux, le chem et le cham ?

iGn 32, 25-26

iiEx 33, 22-23

iiiGn 32, 27

ivGn 32, 29

vGn 32, 30

viGn 32, 31

viiGn 32, 32

viiiG. Maspéro. Histoire ancienne des peuples de l’Orient classique. Librairie Hachette. Paris, 1895, p. 160

ixG. Maspéro indique en note que la légende du Soleil dépouillé de son cœur par Isis a été publiée en trois fragments par MM. Pleyte et Rossi (Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. XXXI, LXXVII, CXXXI-CXXXVIII), sans qu’ils en soupçonnassent la valeur, laquelle fut reconnue par Lefébure (Un chapitre de la Chronique solaire, dans le Zeitschrift, 1883, p.27-33). In op.cit. p. 162, note 2

xPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 2-3, in op.cit. p. 162, note 3

xiPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 1-2, in op.cit. p. 162, note 4

xiiPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXI, I, 14 – pl. CXXXII, I,1, in op.cit. p. 162, note 5

xiiiSur la puissance des noms divins et sur l’intérêt de connaître leurs noms exacts, cf. G. Maspéro, Études de mythologie et d’Archéologie Égyptiennes, t. II, p.208 sqq.

xivPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 6-8, in op.cit. p. 163, note 1

xvPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 9- pl.. CCXXXIII, I,3, in op.cit. p. 163, note 2

xviPleyte-Rossi, Les Papyrus hiératiques de Turin, pl. CXXXII, I, 10-12, in op.cit. p. 164, note 1

xviiG. Maspéro. Histoire ancienne des peuples de l’Orient classique. Librairie Hachette. Paris, 1895, p. 161-164

xviiiEx 4, 6-7

Pour en finir avec le monothéisme


Longtemps chamaniste, l’ancienne Russie, dont on ne peut certes pas dire qu’elle n’avait pas le sens du mystère, devint « monothéiste » (et conséquemment « sainte ») vers le 9ème siècle, grâce à Cyrille et Méthode. Ces deux moines apportèrent l’écriture (cyrillique), et ils étendirent significativement le nombre des « croyants », moins d’un millénaire après les premières conversions opérées en Crimée, selon la légende, par saint André, le frère de saint Pierre.

Il vaut la peine de noter qu’en Russie, jusqu’au début du 20ème siècle, d’étranges coutumes faisaient toujours se côtoyer, à l’amiable pour ainsi dire, les niveaux de compréhension mutuelle entre plusieurs interprétations de l’idée du divin.

En 1911, dans le gouvernement de Kazan, chez les Votiaks, l’on fêtait encore, une fois l’an, le dieu Kérémet, sous la forme d’une poupée installée sur le clocher de l’église du village. Pendant la journée de cette célébration païenne et polythéiste, tous les représentants du clergé Orthodoxe (diacre, sacristain et marguillier) s’enfermaient dans une cabane, comme en une prison symbolique, pendant que la vieille divinité païenne sortait de sa geôle chrétienne et était fêtée par le peuple Votiak en liesse…i

Les Russes n’en avaient pas encore fini avec les dieux multiples.

On n’en finira pas non plus, avant longtemps, avec l’Un.

Un ou multiple, on propose ici de s’initier sans tarder à l’Infini. Et de s’affranchir un temps de la clôture des monologues, des soliloques des religions établies.

Mis en rapport sincère avec l’Infini, en balance avec la puissance des possibles, l’Un paraît, dans sa radicale simplicité, n’être jamais que l’ombre d’une amorce, le songe d’un commencement, l’inachèvement d’une idée.

Dans l’Infini toujours ouvert, sommeille, lointaine, la vision, jamais finale, – la révélation, l’‘apocalypse’ qui ‘dévoile’ non la vérité ou une fin, mais l’infinité de tout ce qui reste (toujours encore) à découvrir.

La route du voyage est longue, infiniment longue. Les carrefours perplexes et les impasses déçues y foisonnent, nécessairement. Mais les sentes adventices, les déviations inopinées, les voies invisibles, les échelles au ciel, les passerelles d’étoiles, quant à elles, prolifèrent, bien plus nombreuses encore.

Elle fatigue et scandalise l’esprit, la sempiternelle opposition, la mise en scène exacerbée du combat millénaire entre les « monothéistes », prétendant monopoliser l’évidence, et les « polythéistes », méprisés, dont on humilie l’imagination, l’intuition et le paganisme.

Le « paganisme » et les « païens » tirent leur nom du latin pāgus, ‘borne fichée en terre’, et par extension, ‘territoire rural délimitée par des bornes’. Pāgus est lié au verbe pango, pangere, ‘ficher, enfoncer, planter’, et, par métonymie, au mot pax, ‘paix’… De pāgus dérive pāgānus, ‘habitant du pāgus’, ‘paysan’. Dans la langue militaire, pāgānus prend le sens de ‘civil’ par opposition au soldat. Chez les chrétiens, pāgānus a désigné le ‘païen’.

Certes, tous les paysans ne sont pas polythéistes, et tous les polythéistes ne sont pas des païens. Mais l’arbre des mots offre à l’encan des grappes de sens, où la borne, le champ, la racine, le ‘pays’ et le ‘païen’ voisinent. Ces catégories se mêlaient jadis durablement dans l’imaginaire collectif.

Peut-être qu’elles continuent d’ailleurs de se mêler et de s’emmêler, à notre époque de repli local, de refus de l’unité et de haine de l’universel.

Les intuitions premières ne s’évanouissent pas facilement, après quelques millénaires. Il y a longtemps déjà que s’opposent Abel et Caïn, les éleveurs et les agriculteurs, la transhumance et le bornage, l’exode et l’agora, le tribal et le local.

Dans cette litanie de pugnacités irréductibles, les paradigmes, si nets, de l’Un et du Tout prennent par contraste l’apparence de hautes figures, épurées, abstraites, prêtes à s’entre-égorger à mort.

Face aux myriades éparses des divinité locales et confuses, l’intuition originelle de « l’Un », illuminant le cerveau de quelques prophètes ou de chamanes visionnaires, pourrait aisément passer pour la source profonde, anthropologique, du monothéisme.

Complémentaire, la considération (poétique et matérialiste) de la plénitude absolue du « Tout » pourrait sembler être, pour sa part, l’une des justifications des premières sensibilités « polythéistes ».

Les mots ici portent déjà, dans leur construction, leurs anathèmes implicites. De même que ce sont les chrétiens qui ont inventé le mot ‘païen’, ce sont les monothéistes qui ont fabriqué, pour les dénigrer, le néologisme stigmatisant les ‘polythéistes’.

Il est fort possible que les dits ‘polythéistes’ ne se reconnaissent pourtant aucunement dans ces épithètes importées et mal pensées.

Il est fort possible aussi, qu’excédé de stériles querelles, on préfère changer d’axe et de point de vue.

Plutôt que de se complaire dans l’opposition gréco-mécanique du mono– et du poly-, ne vaut-il pas mieux considérer comme plus opératoire, plus stimulant, le jeu de la transcendance et de l’immanence, qui met en regard l’au-delà et l’en-deçà, deux figures radicalement anthropologiques, plus anciennes que les travaux et les jours.

Surtout, l’au-delà et l’en-deçà (ou l’au-dehors et l’en-dedans) ne s’opposent frontalement mais ils se complémentent.

Il n’est pas a priori nécessaire que l’Un s’oppose irréductiblement au Tout, ni la transcendance à l’immanence.

Si l’Un est vraiment un, alors il est aussi le Tout… et le Tout n’est-il pas aussi, en quelque manière, en tant que tel, la principale figure de l’Un ?

L’Un et le Tout sont deux images, deux épiclèses d’une autre figure, bien plus haute, bien plus secrète, et dont le mystère se cache encore, au-delà de l’Un et en-deçà du Tout.

Les « monothéistes » et les « polythéistes », comme des grues et des mille-pattes dans un zoo, apportent seulement, à leur manière, quelques éléments aux myriades de niveaux de vue, aux multitudes de plans, aux innombrables béances. Ces vues, ces niveaux, ces plans de compréhension (relative), ces béances accumulent inévitablement de graves lacunes d’intellection, – amassent sans cesse les biais.

Depuis toujours, l’humain a été limité par nombre de biais, – la nature, le monde, le temps, l’étroitesse, l’existence même.

Et depuis toujours aussi, paradoxalement, l’humain a été saisi (élargi, élevé) par le divin, – dont la nature, la hauteur, la profondeur et l’infinité lui échappent absolument, essentiellement.

Il y a un million d’années, et sûrement bien avant, des hommes et des femmes, peu différents de nous, recueillis dans la profondeur suintante des grottes, réunis autour de feux clairs et dansants, ont médité sur l’au-delà des étoiles et sur l’origine du sombre, ils ont pensé à l’ailleurs et à l’après, à l’avant et à l’en-dedans.

Qui dira le nombre de leurs dieux, alors ? Étaient-ils un ou des monceaux ? Leurs figures divines étaient-elles solaire, lunaire, stellaires, ou chthoniennes ? Comptaient-ils dans le secret de leur âme le nombre des gouttes de la pluie et la lente infinité des sables ?

Le mono-, le poly– !

L’un et le milliard ne se soustraient pas l’un de l’autre, dira l’homme de calcul, mais ils s’ajoutent.

L’un et l’infini ne se combattent pas, dira le politique, mais ils s’allient.

L’un et le multiple ne se divisent pas, dira le philosophe, mais ils se multiplient.

Tout cela bourgeonne, vibrionne, fermente, prolifère.

Comment nommer d’un nom toutes ces multiplicités ?

Comment donner à l’Un tous les visages du monde ?

Le plus ancien des noms de Dieu archivés dans la mémoire de l’humanité n’est pas le nom hébreu, commun et éminemment pluriel, Elohim, ni le nom propre, יהוה, parfaitement singulier et indicible (sauf une fois l’an).

Le plus ancien des noms de Dieu est le mot sanskrit देव, deva, apparu deux millénaires avant qu’Abraham ait songé à payer un tribut à Melchisédech pour obtenir sa bénédiction. Le mot deva, ‘divin’, vient de div, ‘ciel’, ce qui dénote l’intuition première de l’au-delà de la lumière, pour dire le divin.

Après être apparu dans le Veda, deva fit belle carrière et engendra Dyaus, Zeus, Deus et Dieu.

Il y a bien d’autres noms de Dieu dans la tradition védique. Et certains ne sont ni communs ni propres, mais abstraits, comme le nom pūrṇam, ‘plein, infini’, qui s’applique à la divinité absolument suprême :

« Cela est infini ; ceci est infini. L’infini procède de l’infini. On retire l’infini de l’infini, il reste l’infini. »ii

Cette phrase est au cœur de la plus ancienne des Upaniṣad.

‘Cela’ y désigne le principe suprême, le brahman.

‘Ceci’ pointe vers le réel même, le monde visible et invisible, l’ordre et le cosmos tout entier.

L’Upaniṣad n’oppose par le mono– et le poly-, mais les unit.

C’est là l’une des plus antiques intuitions de l’humanité. La Dispersion appelle à la Réunion.

Juste avant de boire la ciguë, Socrate s’est souvenu d’une ‘antique parole’ (παλαιὸς λόγος) : « J’ai bon espoir qu’après la mort, il y a quelque chose, et que cela, ainsi du reste que le dit une antique parole, vaut beaucoup mieux pour les bons que pour les méchants. »iii

Il précise un peu plus loin ce que ce palaios logos enseigne:

« Mettre le plus possible l’âme à part du corps, l’habituer à se ramener, à se ramasser sur elle-même en partant de tous les points du corps, à vivre autant qu’elle peut, aussi bien dans le présent actuel que dans la suite, isolée et par elle-même, entièrement détachée du corps, comme si elle l’était de ses liens ? »iv

L’âme doit revenir à son unité, se ramasser sur elle-même, se détacher de tout ce qui n’est pas son essence.

Cette idée du recueil, du ramassement sur soi, est frappante. Elle évoque la nécessité pour l’âme de cheminer à rebours, de remonter la ‘descente’ que fit le Dieu créateur de l’humanité, lors de son sacrifice.

Dans la culture de la Grèce ancienne, c’est le démembrement de Dionysos qui illustre l’acte de démesure qui fut à l’origine de l’humanité.

Les Titans, ennemis des Olympiens, tuent l’enfant-Dieu Dionysos, fils de Zeus (et de Perséphone). Ils le dépècent, puis en font rôtir les membres pour les dévorer, à l’exception du cœur. En châtiment, Zeus les foudroie de ses éclairs et les consume de sa foudre. L’Homme naît de la cendre et de la suie qui résultent des restes calcinés des Titans. Les Titans ont voulu détruire l’enfant-Dieu, l’immortel Dionysos. Résultat : Dionysos est sacrifié à leur folie. Mais ce sacrifice divin sera la cause de la naissance de l’Humanité. Une fine suie est tout ce qui reste des Titans (consumés par le feu divin) et de l’enfant-Dieu (dont les Titans ont consommé la chair et le sang). Cette fine suie, cette cendre, cette poussière, d’origine indiscernablement divine et titanique, disperse l’immortalité divine en l’incarnant en autant d’« âmes », attribuées aux vivants.

La croyance orphique reprend en essence la vérité fondamentale déjà proclamée par le Veda il y a plus de quatre mille ans (le sacrifice originel de Prajāpati, Dieu suprême et Seigneur des créatures) et elle préfigure aussi, symboliquement, la foi chrétienne en un Dieu en croix, sauveur de l’humanité par Son sacrifice.

La croyance orphique pose surtout, et c’est là un sujet fascinant, la question du rôle de l’homme vis-à-vis du divin :

« L’homme n’a pas été ‘créé’ pour sacrifier ; il est né d’un sacrifice primordial (celui de Dionysos), synonyme de l’éparpillement de l’immortalité, et à ce titre, l’homme a la charge de sa recomposition. La séparation humain-divin est tromperie et imposture. De plus, à la distanciation (moteur du sacrifice sanglant rendu par la cité), les orphiques opposent l’assimilation avec le divin, et s’abstenir de viande c’est être comme les dieux. C’est refuser de définir l’homme en opposition à la divinité (postulat fondamental du règne de Zeus). L’unique sacrifice (…) c’est celui de Dionysos. Il doit précisément rester pour toujours unique. »v

Un sacrifice « unique », – dans la religion orphique, « polythéiste ».

La communion de la chair et du sang du Christ par tous les croyants, sacrifice infiniment répété, dans la suite des générations, – dans une religion « monothéiste ».

Il est temps de s’ouvrir à l’Infini des possibles.

iVassili Rozanov. Esseulement. Trad. Jacques Michaut. Editions L’âge d’homme. Lausanne, 1980, p. 32

iiBrihadaranyaka Upaniṣad 5.1.1

पूर्णमदः पूर्णमिदं पूर्णात्पूर्णमुदच्यते ।

पूर्णस्य पूर्णमादाय पूर्णमेवावशिष्यते ॥

pūrṇam adaḥ, pūrṇam idaṃ, pūrṇāt pūrṇam udacyate

pūrṇasya pūrṇam ādāya pūrṇam evāvaśiṣyate.

iiiPlaton, Phédon, 63c

ivPlaton, Phédon, 67c

vReynal Sorel. Dictionnaire du paganisme grec. Les Belles Lettres. Paris, 2015, p. 437

L’Élie des étoiles


Franz Rosenzweig est un prophète du 20ème siècle (il en est si peu!), dont le nom signifie ‘rameau de roses’. Zébré d’intuitions inchoatives, et de brillances séraphiques, un court texte de sa plume étonne par son audace voyante:

« La Rédemption délivre Dieu, le monde et l’homme des formes et des morphismes que la Création leur a imposés. Avant et après, il n’y a que de l’« au-delà ». Mais l’entre-deux, la Révélation, est à la fois entièrement en deçà, car (grâce à elle) je suis moi-même, Dieu est Dieu, et le monde est monde, et absolument au-delà, car je suis auprès de Dieu, Dieu est auprès de moi, et où est le monde ? (« Je ne désire pas la terre »). La Révélation surmonte la mort, crée et institue à sa place la mort rédemptrice. Celui qui aime ne croit plus à la mort et ne croit plus qu’à la mort. »i

Sont ici mises en scène l’ambiguïté de la Révélation par rapport à la Rédemption, mais aussi ses invitations à l’ouverture, à l’invention.

D’un côté, la Révélation s’adresse à l’homme de la terre, aux enfants de la glaise, plongés dans l’immanence mondaine, immergés dans les orbes closes de leurs esprits.

De l’autre, elle affirme la transcendance absolue du Créateur, en ouvrant des mondes, s’évasant très en arrière vers des commencements inouïs, et s’accélérant très en avant vers un après impensable.

Peut-on relier ces deux pôles, semblant opposés ?

Pour Rosenzweig, la Révélation se situe dans le temps, ce temps qui est le temps propre du monde, entre la Création et la Rédemption, – les deux figures, originelle et eschatologique, les deux ‘moments’ des ‘au-delà’ du temps.

Le rôle unique de la Création est inexplicable si on la considère seulement comme un fiat divin. Pourquoi inexplicable ? Parce qu’un tel fiat n’affiche ni sa raison, ni son pourquoi. Il est plus conforme à la structure anthropologique de l’expérience humaine (et sans doute à la structure même du cerveau) de considérer que même Dieu ne fait rien pour rien.

Une réponse ancienne à l’énigme est l’idée védique. Penser la Création comme un sacrifice de Dieu (Sa kénose diront plus tard les chrétiens, et les juifs l’appelleront tsimtsoum), – à l’image du sacrifice de Prajāpati, le Dieu suprême, le Créateur des mondes, au prix de Sa propre substance.

Il est certes difficile de concevoir l’holocauste de Dieu par (et pour) Lui-même, sacrifiant Sa gloire, Sa puissance et Sa transcendance, – à Sa transcendance, pour Se dépasser dans ce dépassement.

Qu’il est difficile à un cerveau humain de comprendre Dieu Se transcendant Lui-même !

C’est difficile, certes, mais moins difficile que de comprendre une Création sans origine et sans raison, qui renvoie par construction à l’impuissance absolue de toute raison, et à sa propre absurdité.

Avec ou sans raison, avec ou sans sacrifice, la Création représente, à l’évidence, un ‘au-delà’ de nos capacités de compréhension.

Mais la raison veut raisonner. Laissons la faire.

Dans l’hypothèse du sacrifice du Dieu, quel serait le rôle de la Création dans ce dépassement divin?

Dieu ferait-Il alliance avec sa Création, lui ‘donnant’, par ce moyen Son souffle, Sa vie, Sa liberté, Son esprit ? Avec charge pour le Monde et l’Homme de multiplier et de faire fructifier ce Souffle, cette Vie, cette Liberté, cet Esprit, au long des Temps ?

Au moins il y a dans cette vue une sorte de logique, opaque et dense.

L’autre pôle du drame cosmique, – la Rédemption –, est bien plus encore ‘au-delà’ de l’intelligence humaine. Mais certains s’essaient à tenter de comprendre. La Rédemption « délivre Dieu, le monde et l’homme des formes que la Création leur a imposés » suggère Rosenzweig.

La Rédemption délivre-t-elle Dieu de Dieu Lui-même ? Est-ce à dire qu’elle Le délivre de Son infinité, sinon de Sa limite ? de Sa transcendance, – sinon de Son immanence? de Sa Justice, – sinon de Sa bonté ?

Il est plus intuitif de comprendre qu’elle libère aussi le monde (c’est-à-dire l’univers total, le Cosmos intégral) de ses propres limites, – de sa hauteur, de sa largeur et de sa profondeur. Mais le libère-t-elle de son immanence?

Elle affranchit l’homme, enfin. Est-ce à dire qu’elle l’affranchit de sa poussière et de sa glaise ? Et de son souffle (nechma), qui le lie à lui-même? Et de son ombre (tsel) et de son ‘image’ (tselem), qui l’attachent à la lumière ? Et de son sang (dam) et de sa ‘ressemblance’ (demout), qui le structurent et l’enchaînent (dans son ADN même)?

Que veut dire Rosenzweig en affirmant : « La Rédemption délivre Dieu (…) des formes que la Création a imposées » ?

C’est le rôle de la Révélation de nous enseigner que la Création a nécessairement imposé certaines structures. Par exemple, s’impose l’idée que les ‘cieux’ (chammayim) sont par essence faits d’« étonnement », et peut-être même de « destruction » (chamam).

Mais, à la vérité, nous ne savons pas ce que ‘rédimer’ veut dire, – à part de montrer l’existence du lien avec la mort, d’un Exode hors du monde, et de nous-mêmes.

Il faut tenter d’entendre la voix des prophètes nouveaux. Rosenzweig dit que croire en la Rédemption, c’est ne plus croire qu’en l’amour, c’est-à-dire ne plus croire « qu’en la mort ».

Car elle qui montre que « fort comme la mort est l’amour » (ki-‘azzah kham-mavêt ahabah), comme dit le Cantiqueii.

La Révélation est unique en ce sens qu’elle est ‘une’ entre deux ‘moments’, ‘deux ‘au-delà’.

Elle est un unique ‘en-deça’ entre deux ‘au-delà’.

N’étant qu’un ‘en-deçà’ elle n’est pas indicible, – et étant ‘révélée’, elle n’est donc pas aussi indicible que les ‘au-delà’ de la Création et de la Rédemption, qu’on ne peut saisir qu’à travers ce que la Révélation veut bien en dire.

La Révélation est dicible, mais pas d’un unique jet oraculaire.

Elle n’est pas un moment seulement. Elle est continue. Elle s’étale dans le temps. Elle est loin d’être close, sans doute. Aucun sceau n’a été posé sur ses lèvres mobiles. Aucun prophète ne peut raisonnablement prétendre avoir scellé à jamais la source sans finiii.

Le temps, le temps même, constitue tout l’espace de la Révélation, dont on sait qu’elle a jadis commencé, puisqu’on en a des traces dites, mais dont on ne sait pas quand elle finira, puisqu’elle n’est qu’un ‘en-deçà’, et qu’elle le restera toujours, – voix préparant la voie d’un ‘au-delà’ à venir.

Et d’ailleurs, de ce qui a déjà été ‘révélé’ que sait-on vraiment ? Peut-on assurer à quel rythme se fait la Révélation ? Peut-on lire ses lignes profondes, entendre ses mélodies cachées ? N’apparaît-elle dans le monde que d’une seule traite ou de façon sporadique, intermittente ? Avec ou sans pauses respiratoires ? Son canon ne tonnera-t-il pas à nouveau? Et même si elle l’était, close, les interprétations, les gloses, ne font-elles pas partie de son souffle ouvert ?

Et demain ? Dans six cent mille ans ? Ou dans six cent millions d’années ? Quelque Moïse cosmique, quelque Abraham total, quelque Élie, élu des étoiles, ne viendront-ils pas à leur tour apporter quelque nouvelle Bonne Nouvelle ?

iFranz Rosenzweig. Der Mensch und sein Werk. Gesammelte Schriften 1. Briefe und Tagebücher, 2 Band 1918-1929. Den Haag. M.Nijhoft, 1979, p.778, cité par S. Mosès. Franz Rosenzweig. Sous l’étoile. Ed. Hermann. 2009, p. 91.

iiCt 8,6

iiiLa Thora même, qui peut prétendre l’avoir lue ?

« Quoique la Thorah fût assez répandue, l’absence des points-voyelles en faisait un livre scellé. Pour le comprendre, il fallait suivre certaines règles mystiques. On devait lire une foule de mots autrement qu’ils étaient écrits dans le texte ; attacher un sens tout particulier à certaines lettres et à certains mots, suivant qu’on élevait ou abaissait la voix ; faire de temps en temps des pauses ou lier des mots ensemble là précisément où le sens extérieur paraissait demander le contraire (…) Ce qu’il y avait surtout de difficile dans la lecture solennelle de la Thorah, c’était la forme de récitatif à donner au texte biblique, suivant la modulation propre à chaque verset. Le récitatif, avec cette série de tons qui montent et baissent tour à tour, est l’expression de la parole primitive, pleine d’emphase et d’enthousiasme ; c’est la musique de la poésie, de cette poésie que les anciens appelèrent un attribut de la divinité, et qui consiste dans l’intuition de l’idée sous son enveloppe hypostatique. Tel fut l’état natif ou paradisiaque dont il ne nous reste plus aujourd’hui que quelques lueurs sombres et momentanées. » J.-F. Molitor. Philosophie de la tradition. Trad. Xavier Duris. Ed. Debécourt. Paris, 1837. p.10-11

Genèse 1,1


On ne compte plus les traductions de la Bible, dans toutes les langues. Pourquoi en proposer une autre ? Parce que l’on peut toujours découvrir du nouveau. Il ne s’agit pas là d’un exercice gratuit. Tout part d’un sentiment aigu d’un mystère que les mots humains ont beaucoup de mal à rendre. En tentant des voies nouvelles, tout en restant scrupuleusement fidèle à la lettre du texte légué par la Tradition, mais en profitant de l’immense liberté offerte par la Traduction, j’ose m’aventurer sur des territoires étranges, riches et scintillants. Qu’on ne m’en tienne rigueur. Mes intentions sont pures, mon désir est d’aller au plus profond, et mon rêve est de tenter de jeter un regard vers des béances supérieures, des abysses de sens encore inexplorés.

Genèse 1,1

 בְּרֵאשִׁית, בָּרָא אֱלֹהִים, אֵת הַשָּׁמַיִם, וְאֵת הָאָרֶץ. 

Je propose de traduire, – librement, mais fidèlement:

« Par le Plus Précieux, les Dieux créèrent l’Étonnement et l’Effroi. »

PAR. La préposition בְּ peut se traduire « dans » ou « au ». C’est l’acception que l’immense majorité des traductions de ce verset reprennent (« au commencement »). Mais il y a d’autres sens possibles, et courants, de cette préposition :

Près, auprès de : 1 Sam 29,1 « près de la source ».

Avec : Ps 29,4 « avec force »., Exod. 12,11 « avec hâte ».

Par, pour, de, contre: Lament. 2,19 « par la famine », Deut. 19,21 « vie pour vie », Gen 16,12 « sa main sera contre tous ».

A cause de, au sujet de : Gen 18,28 : « à cause de ces cinq ». Deut 4,3 « au sujet de Baal Peor ».

Après : Nomb 28,26 « après vos semaines ».

Comme, en tant que : La préposition בְּ est accolée au mot Dieu dans Exod. 6,3 : be-él chaddaï, « comme Dieu puissant ».

Il m’a semblé que l’idée de temporalité habituellement retenue n’était pas pertinente ici, puisque, alors, le temps n’existait pas encore. J’ai donc cherché un sens qui mette sur la piste d’une éventuelle causalité cachée, expliquant l’origine même de la volonté de créer.

J’ai longtemps hésité entre avec, par, pour et à cause de. Chacune de ces acceptions est en réalité possible, et elles mènent toutes vers des pistes métaphysiques différentes…

J’ai finalement opté pour par.

En effet, il me semble que l’idée métaphysique fondamentale de la création est de l’ordre du sacrifice. Cela peut d’ailleurs être mis en relation avec le « sacrifice » initial de Prajāpati, le Dieu unique, créateur des mondes, célébré par le Véda. Par son « sacrifice », la création est advenue…

LE PLUS PRÉCIEUX. Le mot hébreu du texte est רֵאשִׁית rechit, « commencement ». Mais les dictionnaires en font remonter l’origine à un autre mot רַאשִׁת raochit, qui signifie « commencement, premier état, prémices », et aussi « le plus excellent, le plus précieux », comme dans Amos 6,1 « la plus excellente des nations » ou Amos 6,6 « les huiles les plus précieuses ». Conformément à la logique du choix du sens de la préposition « par », la traduction de ce premier mot, רֵאשִׁית, par « le Plus Précieux » paraît s’imposer. C’est aussi une allusion indirecte à la présence cachée du Dieu réellement suprême dont les Elohim ne sont que les Envoyés.

LES DIEUX. Elohim est le pluriel de El, « dieu ». Il n’y a donc aucune raison de traduire Elohim par un singulier, puisque c’est un pluriel. Bien entendu des tonnes d’encre ont été déversées à ce sujet. Pour ma part, je ne vois aucune incompatibilité entre l’existence d’une Entité suprême, infiniment supérieur, absolument indicible, et l’existence de « Dieux » de statuts inférieurs sur l’échelle ontologique. La religion juive elle même reconnaît l’existence des Sefirot (au nombre de dix), c’est-à-dire du plérôme divin, qui s’interprètent comme autant d’émanations divines.

Il y a un intérêt supplémentaire à traduire Elohim par « Dieux », c’est de laisser de facto dans l’implicite, dans l’indicible, le nom imprononçable du vrai Dieu, le Dieu des Dieux, le Seigneur des Seigneurs, par qui les Dieux eux-mêmes sont. Il faut comprendre les Elohim comme des intermédiaires divins entre le Dieu des Dieux et la Création. Les Elohim sont des anges ou des envoyés du Dieu suprême, qui reste ici caché dans l’ombre.

CRÉÈRENT. Le verbe בָּרָא bara’, « créer », est à l’accompli, et à la 3ème personne du singulier. Pourquoi donc ne pas traduire par « créa » ? D’abord parce que le sujet du verbe est au pluriel. Mais aussi parce que la grammaire de l’arabe littéral, qui a gardé intacts certains archaïsmes que la grammaire actuelle de l’hébreu biblique n’a pas conservés, nous rappelle, aujourd’hui encore, cette règle des langues sémitiques anciennes, selon laquelle il faut accorder à la 3ème personne du singulier les verbes dont le sujet est un nom pluriel désignant des animés « non humains » ou des inanimés. Du point de vue de la mémoire longue des langues sémitiques, il n’y a donc aucune contradiction à associer un sujet pluriel, elohim, qui désigne des entités « non humaines », avec un verbe au singulier bara’. Bien au contraire, c’est une nécessité grammaticale.

L’ÉTONNEMENT. On traduit habituellement הַשָּׁמַיִם ha-chamaïm, par « les cieux ». Cependant, en la circonstance, tout-à-fait exceptionnelle, il est intéressant de revenir à l’étymologie de ce mot censé incarner la première des « créations ».

Ce mot remonte au verbe שָׁמַם, chamam, « être saisi d’étonnement, être saisi de stupeur », mais aussi « être désolé, dévasté, détruit ». Ces soubassements étymologiques connotent l’étonnement, la stupeur, et conviennent bien à l’apparition de la première création par les Dieux, mais ils connotent aussi la désolation, la dévastation, le vide infini initial. Dans ce contexte, la traduction habituelle par « les cieux » manque à la fois de profondeur et de perspective… D’ailleurs, il existe un substantif formé à partir du verbe שָׁמַם, le mot שְׁמָמָה chemama, qui signifie « étonnement, trouble » ou encore « dévastation, désolation, désert ». Je trouve intéressant d’évoquer ainsi, avec l’assurance de me rapprocher de la source étymologique, la double acception d’ « étonnement » et de « désolation », lors de la toute première étape du processus de création.

On pourrait demander : pourquoi la première création serait-elle appelée « l’étonnement » puisqu’il n’y avait alors personne pour être « étonné » ?

A cela on répondra qu’étaient alors présents les Dieux eux-mêmes qui, après avoir « créé » les « Cieux » ont été, dans le même moment, « étonnés » par eux. Lorsqu’ils ont créé les « Cieux », un sentiment « d’étonnement », totalement inattendu, s’est emparé d’eux. C’est seulement alors que les Dieux ont réalisé la hauteur, la largeur et la profondeur de ce qu’ils avaient « créé », de par la volonté du « Plus Précieux ». Ils ont compris, qu’en essence, leur « création » les avait infiniment dépassés et les dépasserait infiniment. Mystère initial !

On peut ajouter que la création des Cieux portait en elle-même, en puissance, l’étonnement qui, dès le sixième jour de la Création, devait s’emparer à son tour de l’esprit de l’homme…

L’EFFROI. Le mot אָרֶץ arets, signifie « terre, continent, pays, champ ». Son champ sémantique est donc large. Mais il s’élargit considérablement si l’on tient compte du fait que sa lettre initiale א peut « se permuter » avec les gutturales ח et ע. La lettre finale צ permute aussi avec les sifflantes comme שׂ. Il est intéressant de voir le sens de quelques mots obtenus après ces permutations. Le substantif חָרָשׂ haras, phonétiquement et sémantiquement proche, signifie « morceau de terre, d’argile ». Le verbe basé sur les mêmes consonnes signifie pour sa part « graver ». La « terre » se présente initialement comme une argile prête à être « gravée ».

Mais il y a aussi le mot עָרַץ ‘arats, « effrayer ». Curieusement, le prophète Isaïe s’est amusé à jouer avec ces deux mots, ‘arats et arets, en tirant parti de leur proximité phonétique : בְּקוּמוֹ, לַעֲרֹץ הָאָרֶץ be-qoumo la-’arots ha-aréts, « quand Il se lèvera pour effrayer la terre » (Is 2,19).

Le sens habituel de « ciel » et « terre » ne sont pas ici abolis. Ils sont subsumés dans des significations plus larges, abstraites, métaphysiques, nichées depuis toujours au cœur de leur « matérialité » apparente (le « ciel », la « terre »). Cette matérialité recèle des potentialités infiniment psychiques, que les mots « étonnement » et « effroi » révèlent.

Les Dieux ont créé la « terre » et, avec elle, ils ont découvert, au même moment, l’« effroi », qui lui est intimement, essentiellement, associé. En effet, ils ont compris qu’il était parfaitement « possible » qu’eux-mêmes, un jour, malgré leur statut angélique, « chutent » ou « tombent » dans la « déchéance » terrienne. Cette « chute », cette « déchéance », putatives, associées à la « terre » leur a alors inspiré « l’effroi ». Le fait que l’hébreu biblique conserve, pour notre enseignement, et notre réflexion, la proximité sémantique et phonétique entre « terre » et « effroi » n’est pas un pur hasard, mais un aide-mémoire.

Il y a encore un autre niveau d’interprétation et de compréhension de l’association essentielle, substantielle, entre les mots « terre » et « effroi ».

Pourquoi les Dieux ont-ils découvert l’« effroi » après la création de la « terre » ?

Parce qu’ils ont enfin compris l’étendue, la profondeur et la largeur du « sacrifice » que le Dieu Unique, Suprême et Indicible, avait consenti, en initiant, en tant que le « Plus Précieux », le processus sans fin de la Création.

Les « Christs » du roi David


Dès les premiers siècles du christianisme, les pères de l’Église et les apologistes ont cherché à montrer que la figure du Christ avait déjà été annoncée par la Loi et les Prophètes, dans les textes les plus sacrés de la tradition juive.

Cette quête leur était d’une importance fondamentale, et l’on comprend bien pourquoi. Jésus ne pouvait pas être simplement un rabbin marginal d’une petite ville de Galilée, un peu exalté, et mort ignominieusement en croix pour avoir cru être (à tort) le Messie.

Il fallait qu’il fût en effet, indubitablement, le Messie, et qu’il eût été annoncé par les textes de la Loi.

L’un des points importants était d’établir que Dieu n’est pas ‘seul’ dans son ‘Ciel’, mais qu’il pouvait y être ‘accompagné’ d’une ‘Personne’, de même nature que la sienne propre, et le dédoublant en quelque sorte, et cela avant même la création du monde.

Il fallait prouver subsidiairement que cette autre Personne ou Puissance (assise à sa droite, en quelque sorte) s’était incarnée en la personne du Christ, historiquement, en Galilée, au début des années 30 du 1er siècle de notre ère.

A l’évidence, l’idée d’un Dieu ‘unique’ se ‘dédoublant’ peut sembler absurde (et fondamentalement hérétique) aux yeux de Juifs prônant un monothéisme absolu. Pourtant les textes mêmes dont ils sont les gardiens fidèles semblent introduire explicitement cette possibilité. C’était du moins l’enjeu de nombreuses recherches que de mettre ceci en évidence, telles que celles d’Eusèbe de Césarée.

Eusèbe écrit :

« Moïse le présente [le Christ] en termes très clairs comme le second maître après le Père lorsqu’il déclare : ‘Le Seigneur fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe le soufre et le feu, de la part du Seigneur’ (Gn. 19,24) ».i

Dans le texte hébreu de la Genèse qui rapporte cet épisode fameux, le ‘Seigneur’ qui fait pleuvoir le soufre et le feu a pour nom יהוה : YHVH (Yahveh). Mais le verset répète ce même nom, immédiatement après, en employant la formule ‘de la part de YHVH’.

Le texte hébreu précise même ‘de la part de YHVH, du haut des cieux’ ( מֵאֵת יְהוָה,  מִן-הַשָּׁמָיִם ), comme s’il y avait un YHVH dans les cieux qui ordonnait, et un YHVH sur terre qui agissait.

Bien entendu les interprétations concernant ce passage peuvent différer du tout au tout.

On peut comprendre la curieuse répétition dans ce verset comme un simple renforcement (tautologique) de l’idée que c’est bien Dieu, et Dieu seul, qui extermine Sodome et Gomorrhe.

Mais on peut aussi comprendre, d’après la lettre même du texte, et en forçant un peu la lecture, qu’il y a un YHVH qui extermine, et un autre YHVH, ‘dans les Cieux’, de la part de qui cette extermination est opérée.

Les Juifs optent évidemment pour la première interprétation.

Eusèbe en revanche y lit la preuve que le YHVH qui extermine Sodome et Gomorrhe est le Christ, mandaté par le YHVH, ‘de la part de qui’ il agit.

Le point est extraordinairement important, éminemment sensible, et potentiellement conflictuel…

Pour avancer dans la recherche, on dispose de la lettre du texte, des éléments disponibles de grammaire hébraïque, et des vues de grands commentateurs juifs, tels Rachi.

L’attention doit se concentrer sur la formule : ‘de la part de YHVH, du haut des cieux’ .

L’hébreu dit : מֵאֵת יְהוָה,  מִן-הַשָּׁמָיִם , méét YHVH, min-ha shamaïm.

La préposition מֵאֵת , méét, « d’avec, d’auprès », est en fait la combinaison contractée de deux prépositions מִן, min et אֵת, ét.

Min exprime « le rapport à l’origine, au lieu, d’où quelqu’un ou une chose vient ou sort »ii.

Ét signifie « auprès, dans, avec », comme dans Job 2,13 : « ils étaient assis auprès de lui ».

Donc méét signifie « venant de quelqu’un auprès de… ».

Cette interprétation est renforcée par l’addition que fait le texte de la Genèse : מִן-הַשָּׁמָיִם, min-ha shamaïm, « venant des cieux ».

Tout se passe comme si l’intention et l’exécution étaient dévolues à deux instanciations divines, portant le même nom (YHVH), et disposées dans un rapport de proximité l’une avec l’autre.

Que dit Rachi au sujet de ce verset? Ceci :

« VENANT DE L’ÉTERNEL. C’est le style courant de l’Écriture. Ainsi Lamec dit : Femmes de Lamec (Gen. 4,23), et non pas : Mes femmes. David dit de même : Prenez avec vous les serviteurs de votre maître (1 R. 1,33) et non pas : Mes serviteurs. Assuérus dit : Au nom du roi (Esther 8,8), et non pas : En mon nom. Ici de même : VENANT DE L’ÉTERNEL, et non pas VENANT DE LUI. – VENANT DES CIEUX. C’est le sens du texte de Job (36,31) : C’est par eux qu’Il accomplit Son jugement sur les peuples. Quand Dieu veut punir les créatures, Il leur envoie le feu du ciel comme Il a fait pour Sodome. Lorsqu’il fait descendre la manne du ciel, Il dit aussi : Je ferai pleuvoir pour vous le pain du ciel (Ex. 16,4). »iii

Ce qui est intéressant, c’est que dans la même explication, Rachi donne ensemble les deux interprétations. D’abord, à propos de ‘Venant de l’Éternel’, on voit que Dieu parle de lui-même à la 3ème personne (si j’ose dire!), comme un Lamec, un David ou un Assuérus. Ensuite Dieu, explique Rachi, délègue « aux cieux » le soin de punir ses créatures, puisque « c’est par eux qu’il accomplit Son jugement ».

On n’est donc pas plus avancé.

Même selon ce qu’indique Rachi, la formule ‘de la part de YHVH, du haut des cieux’ peut se comprendre comme l’admission implicite qu’il y a un second acteur divin, en l’occurrence « les Cieux », agissant « avec » ou « auprès » de Dieu, et « de sa part ».

Pour avancer il faut élargir le champ des références.

Eusèbe cite plusieurs autres occurrences troublantes.

Il relève dans les Proverbes de Salomon l’existence du Christ, ‘avant les siècles’, sous le nom de ‘Sagesse’, de ‘Conseil’, de ‘Science’ et d’ ‘Intelligence’.

« Je suis la Sagesse, j’habite dans le Conseil, et je m’appelle Science et Intelligence » ( Prov. 8,12).

Et cette existence a été formée avant le commencement du monde :

« Le Seigneur m’a formée comme commencement de ses voies, en vue de ses œuvres : il m’a établie avant les siècles. » (Prov. 8, 22-25).

Eusèbe note incidemment que c’est Moïse lui-même, qui a, pour la première fois dans l’Histoire, prononcé le nom de ‘Jésus’. En effet Moïse avait décidé de changer le nom de son successeur, pour lui rendre hommage, et l’honorer. Cet homme s’appelait de son nom de naissance ‘Hochéa, fils de Noun’, הוֹשֵׁעַ בִּן-נוּן, et Moïse décida de le nommer ‘Josué’, יְהוֹשֻׁעַ , Yoshu’a, ce qui veut dire « Il sauve », et qui est aussi le nom hébreu de Jésus.

L’indice est mince, convenons-en. Mais assez piquant.

Rien n’arrête Eusèbe. Il faut accumuler les signes, les minuscules traces que laisse l’Écriture.

Il faut aussi montrer que le Messie, l’Oint du Seigneur, non seulement avait été annoncé, mais qu’il devait être ignoré, voire persécuté par ceux-là mêmes qui devaient le soutenir.

C’est le thème du Messie ‘souffrant’, de l’Oint à qui l’on ‘fait du mal’, qui est évoqué par plusieurs prophètes, et non des moindres : Jérémie, Isaïe et David.

Eusèbe écrit : « Les prophètes qui suivirent ont parlé clairement du Christ, l’appelant par son nom (…) Ils ont prédit qu’il serait l’auteur de la vocation des Gentils. C’est ainsi que parle Jérémie ; ‘L’Esprit de notre Face, le Seigneur Christ a été pris dans leurs corruptions ; nous avons dit de lui : ‘Nous vivrons sous son ombre dans les Nations.’ »iv

L’expression ‘Seigneur Christ’, qui peut sembler a priori étrange dans la bouche de Jérémie, est en effet présente, littéralement, dans le texte hébreu, sous la forme מְשִׁיחַ יְהוָה , Mshiha YHVH, « l’Oint de Yahvé ».

Elle a été traduite par Eusèbe en grec : Χριστος κύριος, Christos Kurios, qui en est l’équivalent, à une différence près : dans l’hébreu original, le génitif est sous-entendu. Il faut comprendre l’Oint de YHVH, bien qu’en hébreu יְהוָה (YHVH) soit indéclinable, et ne puisse être mis au génitif.

Or Eusèbe ne met pas κύριος, « Seigneur », au génitif. Il traduit מְשִׁיחַ יְהוָה par Christos Kurios, « Christ Seigneur », et non pas « le Christ du Seigneur ».

En théorie, on serait en droit de considérer la traduction d’Eusèbe comme étant objectivement fautive, en terme de grammaire, – du moins si l’on accepte de lire un génitif sous-entendu dans מְשִׁיחַ יְהוָה.

Or c’est justement là le fond du problème…

Faut-il lire מְשִׁיחַ יְהוָה comme « le Messie YHVH » ou bien comme « le Messie de YHVH » ?

Après Jérémie, Eusèbe évoque Isaïe qui, pour sa part, affirme : « L’Esprit du Seigneur est sur moi ; c’est pourquoi il m’a oint, il m’a envoyé évangéliser les pauvres, et annoncer aux prisonniers la liberté, aux aveugles le retour à la lumière. » (Is. 61,1)

Pour ‘l’Esprit du Seigneur’, l’hébreu dit רוּחַ אֲדֹנָי יְהוִה , ruah adonaï YHVH, c’est-à-dire mot-à-mot, « l’Esprit du Seigneur YHVH ».

Tout se passe comme s’il y avait trois entités divines, présentes conjointement et indissolublement : YHVH (l’Éternel), Adonaï (le Seigneur), et Ruah (l’Esprit)…

Mais le plus mystérieux est encore à venir. Il nous est introduit par un verset étrange de David.

Selon Eusèbev, David emprunte la voix même du Messie (ou du Christ) et il déclare à sa place: « Le Seigneur m’a dit : Tu es mon fils, je t’ai engendré aujourd’hui ; demande-moi et je te donnerai les nations pour ton héritage et pour biens les extrémités de la terre.» (Ps. 2, 7-8) 

David attesterait donc que le Christ est engendré par Dieu, qu’il est Son « Fils ».

Cette allégation est confirmée dans un autre psaume, plus étrange encore.

« Ton trône, ô Dieu, est pour les siècles des siècles, et c’est un sceptre de droiture (…) voilà pourquoi Dieu qui est ton Dieu t’a oint d’une huile d’allégresse, de préférence à tes compagnons. » (Ps. 44, 7-8) 

Eusèbe commente ce texte difficile de la façon suivante:

« Ainsi le texte l’appelle Dieu dans le premier verset ; au second il l’honore du sceptre royal, et dans un troisième, après lui avoir attribué la puissance divine et royale, allant plus loin, il le montre devenu Christ, consacré par une onction non point matérielle, mais par l’onction divine de l’allégresse. »vi

Ceci revient à montrer que le Messie est bien l’Oint de Dieu (ce qui est une tautologie), mais qu’il est aussi Dieu Lui-même (puisqu’Ils ne font qu’Un).

David emploie d’ailleurs une formulation encore plus explicite dans le psaume 109-110 :

« Le Seigneur a dit à mon Seigneur : ‘Assieds-toi à ma droite, jusqu’à ce que je fasse de tes ennemis l’escabeau de tes pieds.’ », et « Je t’ai engendré avant l’aurore ; le Seigneur a juré et il ne se repentira pas de son serment : tu es prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Melchisedech. » (Ps. 109-110, 1-4)

Quoi de plus étrange que l’expression : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur » ?

N’est-ce pas là une image du « dédoublement » de la Divinité, qui s’adresse à son propre Oint, et lui demande de s’asseoir à Sa droite ?

Le texte hébreu de Ps 109-110, 1 dit : נְאֻם יְהוָה, לַאדֹנִי (néoum YHVH la-Adonaï), « Parole de YHVH à mon Seigneur ».

Là encore on ne peut que constater un dédoublement de la Divinité en YHVH et en ce que David appelle le « Seigneur ».

Dans un autre psaume, David va plus loin encore. Il évoque l’idée qu’il peut y avoir plusieurs Christs, de même qu’il y a plusieurs prophètes.

« Ne touchez pas à mes Christs, et ne faites pas de mal à mes prophètes. » (Ps. 104,15)

En hébreu :  אַל-תִּגְּעוּ בִמְשִׁיחָי;    וְלִנְבִיאַי, אַל-תָּרֵעוּ. (al-tag’ou bi-mshiha-i ; v-li-nbiâ-i al-tar’ou).

L’important, dans ce verset placé par David dans la bouche de Dieu Lui-même, c’est qu’il recommande aux Juifs de ne pas « toucher » ni « faire du mal » aux Christs, aux Messies et aux prophètes:

Dieu crie, à travers le chant de David :

« Mes Oints, mes Messies, mes Prophètes, mes Christs : n’y touchez pas ! Ne leur faites pas de mal ! »…

iEusèbe. Histoire ecclésiastique. Livre I. Ch. 9. Trad. Émile Grapin. Ed. Alphonse Picard. Paris, 1905

iiDictionnaire Hébreu-Français, N. Sander et I. Trenel, Paris, 1859

iiiRachi. Commentaire de la Genèse. Traduit par le Grand Rabbin Salzer. Ed. Fondation S. et O. Lévy. Paris, 6ème édition, 1988, p.117

ivEusèbe. Histoire ecclésiastique. Livre I. Ch. 3, 6. Trad. Émile Grapin. Ed. Alphonse Picard. Paris, 1905

vEusèbe. Histoire ecclésiastique. Livre I. Ch. 3, 6. Trad. Émile Grapin. Ed. Alphonse Picard. Paris, 1905

viEusèbe. Histoire ecclésiastique. Livre I. Ch. 3, 14-15. Trad. Émile Grapin. Ed. Alphonse Picard. Paris, 1905

Métaphysique du Sommeil et de la Langueur


Dans son livre L’Anneau, ou la Pierre brillante, Jan van Ruisbroeck, dit ‘l’Admirable’, un moine flamand du 14ème siècle, parle d’un certain degré de jouissance qui advient lors de ce qu’il appelle le ‘sommeil en Dieu’.

Il place ce degré juste après celui du ‘repos’ de l’âme en possession de l’amour divin, et avant celui de son ‘trépas’ dans la ténèbre de Dieu, dans la profondeur de son abîme.

« Il y a encore trois degrés plus élevés qui fixent l’homme et le rendent apte à jouir sans cesse de Dieu, et à prendre conscience de lui chaque fois qu’il veut s’y appliquer. Le premier est le repos pris en celui dont on jouit : et cela a lieu lorsque le bien-aimé est vaincu par son bien-aimé, lorsqu’il est possédé par lui d’amour pur et essentiel, lorsqu’enfin il tombe amoureusement sur l’objet de son amour, de sorte que chacun jouit en repos de la pleine possession de l’autre.
Le second degré s’appelle un sommeil en Dieu, qui a lieu lorsque l’esprit se perd lui-même, sans savoir ce qu’il devient, où il va et comment cela se fait.
Le dernier degré dont on puisse parler est celui où l’esprit contemple une ténèbre, où il ne peut pénétrer par la raison. Là il se sent trépassé et perdu, et un avec Dieu sans différence ni distinction. Et en cette unité, c’est Dieu même qui devient sa paix, sa jouissance et son repos. Aussi est-ce là une profondeur d’abîme, où l’esprit doit trépasser en béatitude et revivre à nouveau en vertus, ainsi que l’amour et sa touche le commandent.»i

Pour décrire les différents niveaux de rencontre avec la divinité, Ruysbroeck utilise des métaphores mimant trois degrés croissants de passivité de la conscience : le degré de l’indolence, du relâchement ou de la torpeur, ensuite le degré de la léthargie, de l’assoupissement ou de l’endormissement, et enfin le degré du trépas, de la perte ou de la disparition.

Dans le premier degré, l’âme « se repose », dans le second elle « sommeille », et dans le troisième, elle « trépasse ».

Dans le même ouvrage, Ruysbroeck utilise également un tout autre registre de métaphores, beaucoup plus ‘actives’, impliquant soit des mouvements ‘vers le bas’ (plongée dans l’abîme sans fond, engloutissement, immersion, liquéfaction, fusion, union insondable) soit des mouvements ‘vers le haut’ (dépassement, embrasement, élévation, surélévation)  :

« Comprenez bien, vous qui désirez vivre de la vie de l’esprit, car je ne m’adresse à nul autre. Lorsque l’union avec Dieu que l’homme spirituel ressent en lui-même apparaît à son esprit comme insondable, c’est-à-dire d’une profondeur, d’une hauteur, d’une longueur et d’une largeur qui dépassent toute mesure; cet homme s’aperçoit en même temps que par l’amour il est lui-même plongé en cette profondeur, élevé jusqu’à cette hauteur, perdu en cette longueur, errant en cette largeur, habitant enfin lui-même en celui qu’il connaît et qui cependant dépasse toute connaissance. De plus, il se voit comme englouti lui-même dans l’unité, par le sentiment intime de son union, et comme plongé dans l’être vivant de Dieu, par la mort à toutes choses. Et là il se sent une même vie avec Dieu, et c’est le fondement et la première qualité d’une vie contemplative. 

(…) C’est en cet amour que nous voulons brûler et nous consumer sans fin, pour l’éternité; car là se trouve la béatitude de tous les esprits. C’est pourquoi nous devons établir toute notre vie sur un abîme sans fond, afin de pouvoir éternellement nous plonger dans l’amour et nous immerger dans la profondeur insondable. Et avec le même amour nous nous élèverons et surélèverons nous-mêmes jusqu’à la hauteur incompréhensible. Nous nous égarerons dans l’amour sans mode et nous nous perdrons dans la largeur sans mesure de la divine charité. Là ce sera l’écoulement et l’immersion dans les délices inconnues de la bonté et de la richesse de Dieu. Nous serons fondus et liquéfiés, engloutis et immergés éternellement dans sa gloire.
Par toutes ces comparaisons je veux montrer au contemplatif ce qu’il est et ce qu’il pratique; mais nul autre ne saurait comprendre, car personne ne peut enseigner à ceux qui l’ignorent la vie contemplative. Dès que se révèle au contraire à l’esprit l’éternelle vérité, l’on apprend à connaître tout ce qui est utile.»ii

Des métaphores évoquant l’abîme ou l’engloutissement, ou au contraire l’incandescence et l’embrasement, peuvent paraître tout-à-fait appropriées, a priori, à l’intensité supposée d’une rencontre avec le divin.

Mais les images, si différentes, et si contraires apparemment, du ‘repos’, du ‘sommeil’ ou de la ‘nuit’, que Ruysbroeck se plaît à mobiliser, semblent nécessaires pour exprimer certains aspects inexplicables et ineffables de cette rencontre.

Il faut souligner qu’historiquement, Ruysbroeck n’est pas le seul à exploiter ce champ de métaphores. Avant lui, et bien après lui, jusqu’à nos jours, l’on peut relever l’usage de ces mêmes images chez d’autres chercheurs et chercheuses d’absolu.

Ainsi, Angèle de Foligno, mystique italienne du 13ème siècle, explique qu’elle a commencé le long voyage au bout de son « enfer », de ses « tourments » et de son « désespoir » – en « se prélassant » et en « dormant » :

« Je faisais mine d’être pauvre extérieurement et de coucher sur la dure, alors que je n’avais de cesse de me prélasser et de dormir, couchant sur des piles de couvertures qu’au matin je faisais enlever pour que personne ne les vît. Voyez le diable que j’ai en mon âme et la malice qui est en mon cœur. Écoutez bien : je suis l’hypocrisie, fille du diable. Je me nomme celle qui ment; je me nomme l’abomination de Dieu ! Je me disais fille d’oraison, j’étais fille de colère, et d’enfer et d’orgueil. Je me présentais comme ayant Dieu dans mon âme, et sa joie dans ma cellule, j’avais le diable dans ma cellule, et le diable dans mon âme. Sachez que j’ai passé ma vie à chercher une réputation de sainteté: sachez, en vérité, qu’à force de mentir et de déguiser les infamies de mon cœur, j’ai trompé des nations. Homicide, voilà mon nom ! Homicide des âmes, homicide de mon âme !»iii

Sept siècles plus tard, Emil Cioran, un écrivain roumain d’expression française, cisèle des formules où les plantes se prélassent en Dieu, et les hommes se prélassent dans l’éperdu ou dans l’être, et font même la sieste en Dieu.

« Les plantes, mieux que les bêtes, jubilent d’être créées : l’ortie même respire encore en Dieu et s’y prélasse. »iv

« Se prélasser dans l’éperdu, et, nomade abruti, se remodeler sur Dieu, cet Apatride… »v

« Celui-là seul se sauve qui sacrifie dons et talents pour que, dégagé de sa qualité d’homme, il puisse se prélasser dans l’être. »vi

« Tournés vers ce qui ne supporte pas le mot, ni ne veut y condescendre, nous nous prélassons dans un bonheur sans qualité, dans un frisson sans adjectif. Sieste en Dieu… »vii

Dans un sens entièrement différent, et même carrément polémique, Cioran utilise la même métaphore, mais apparemment à rebours :

« Imbus de leurs crises de conscience, les chrétiens, tout contents qu’un autre ait souffert pour eux, se prélassent à l’ombre du calvaire. »viii

Mais on peut lire ce passage ambigu de deux manières. Comme une fausse sécurité, ou bien comme une avancée dans la nuit.

L’ombre du calvaire n’est-elle pas en effet la nuit divine, par excellence, la nuit de l’absence absolue ? Compte tenu de l’ambivalence profonde du verbe « se prélasser », comment comprendre exactement l’expression « se prélasser à l’ombre du calvaire » ? Comme un pique-nique tranquille et gai sur le mont Golgotha ? Ou comme un exercice de ‘souveraineté sacrée’ au fond de la nuit christique ? Les deux lectures sont linguistiquement possibles. Si l’intention polémique de Cioran est patente, on peut lire, malgré elle, et malgré lui, tout autre chose.

Quoi qu’il en soit, l’emploi répété de cette expression de la langue courante, se prélasser, dans divers contextes de rencontre avec le divin, et par des auteurs séparés par de nombreux siècles, surprend. Il vaut la peine de s’arrêter un instant sur l’histoire de ce mot, pour en saisir toutes les tonalités.

Le dictionnaire en ligne du CNRTL donne à se prélasser un premier sens, ‘vieilli’: « Prendre un air grave et important. Enfin venaient les chantres et les chanoines ouvrant tous la bouche, baissant les yeux et marchant au pas, en se prélassant dignement dans leurs belles chasubles d’église (Flaub., Champs et grèves, 1848, p.299). »

Selon le Littré, l’expression se prélasser signifie : « Affecter un air de dignité, de gravité fastueuse. L’âne se prélassant marche seul devant eux ix. »

Le Dictionnaire de l’Académie française (8ème édition) donne : « Affecter un air important; prendre toutes ses aises; se laisser aller nonchalamment. Il se prélasse dans sa nouvelle dignité. Ce nouveau riche se prélasse dans une automobile de grand luxe. »

Dans sa 9ème édition, l’origine étymologique est précisée. Le mot vient de ‘prélat’, et non de ‘lasser’ ou ‘délasser’: « Se prélasser. XVIème siècle, se prélater puis se prélasser, ‘se comporter en prélat’. Dérivé de prélat, avec influence plaisante de lasser. Affecter un air important (vieilli). Il se prélasse dans sa nouvelle dignité. Dans la langue courante. Se laisser aller nonchalamment, paresseusement, prendre ses aises. Se prélasser dans son lit, sur une plage. Un chat se prélassant au soleil. »x

La gamme des sens est donc large, mais on voit poindre deux orientations, l’une digne, sacerdotale : « Affecter un air de dignité, de gravité fastueuse. Se comporter en prélat. Exercer un sacerdoce souverain. »

L’autre nettement plus relâchée : « Prendre toutes ses aises; se laisser aller nonchalamment. »

Dans quelle acception faut-il entendre l’emploi de ce mot par Cioran ? La gravité ou la nonchalance ? L’exercice de la souveraineté sacrée ou la léthargie de la paresse ?

Curieusement, la réponse n’est pas aussi aisée ou spontanée qu’elle devrait l’être. Il semble que les deux acceptions, malgré leurs divergences, conviennent également, ce qui est assez paradoxal.

C’est peut-être là que gît le commencement d’un mystère, celui de pouvoir « se prélasser » en Dieu, ou peut-être, au contraire, voir Dieu lui-même « se prélasser » en notre compagnie, — comme en témoigne là encore Angèle de Foligno :

« Je regardai Celui qui parlait, pour le voir des yeux de l’esprit et des yeux du corps ; je le vis ! Vous me demandez ce que je vis? C’était quelque chose d’absolument vrai, c’était plein de majesté, c’était immense, mais qu’était-ce? Je n’en sais rien ; c’était peut-être le souverain bien. Du moins cela me parut ainsi. Il prononça encore des paroles de douceur ; puis il s’éloigna. Son départ lui-même eut les attitudes de la miséricorde. Il ne s’en alla pas tout à coup ; il se retira lentement, majestueusement, avec une immense douceur. »xi

Linguistiquement parlant, pas de doute ! Si l’on en croit Littré et l’Académie française, Dieu quitte Angèle en « se prélassant » (c’est-à-dire en se retirant lentement, majestueusement, avec une immense douceur).

Mais cette lenteur, cette douceur, Dieu ne se la réserve pas. Il la veut aussi pour et en Angèle, sous la forme d’un « désir », d’une « faim » et d’une « langueur » :

« Je ne doutais pas, et je sentais, et je voyais que les yeux de Dieu me regardaient ; et mon âme puisa dans son regard la lumière. Qu’un saint descende du paradis, je lui porte le défi d’exprimer ma joie. Et comme il me cachait, disait-il, son amour, à cause de mon impuissance à la porter : « Si vous êtes le Dieu tout-puissant, vous pouvez me donner la force de porter votre amour. » Il répondit: « Tu aurais alors ton désir, et ta faim diminuerait. Ce que je veux, c’est ton désir, ta faim, ta langueur.»xii

Cioran, quant à lui, choisit les métaphores de la ‘mort’ et de la ‘dissolution’ pour traduire la même idée fondamentale du ‘retrait’ (de Dieu ou de l’âme) : « Nous devons, en nous forgeant une autre mort, une mort incompatible avec nos charognes, consentir à l’indémontrable, à l’idée que quelque chose existe. Le Rien était sans doute plus commode. Qu’il est malaisé de se dissoudre dans l’être. »xiii

En effet ! Qu’il est malaisé de se dissoudre dans l’être, tant l’être est « plein » de Dieu !

Angèle, encore :

« Les yeux de l’esprit furent ouverts en moi, je vis une plénitude divine où j’embrassais tout l’univers, en deçà et au delà des mers, et l’Océan, et l’abîme, et toutes choses, et je ne voyais rien nulle part que la puissance divine ; le mode de la vision était absolument inénarrable. Dans un transport d’admiration, je m’écriai : « Mais il est plein de Dieu, il est plein de Dieu, cet univers. » Aussitôt l’univers me sembla petit. Je vis la puissance de Dieu qui ne le remplissait pas seulement, mais qui débordait de tous les côtés. ‘Je t’ai montré, dit-il, quelque chose de ma puissance ; regarde mon humilité’. Je vis un abîme épouvantable de profondeur; c’était le mouvement de Dieu vers l’homme et vers toutes choses. »xiv

Repos dans l’être.

Langueur de la plénitude.

Nuit de l’abîme.

iJan van Ruysbroeck. L’Anneau ou la Pierre Brillante. Ch. 13. Œuvres. Traduction des Bénédictins de Saint Paul de Wisques, Bruxelles, Vromant, 1928, T. III, p.270

iiJan van Ruysbroeck. L’Anneau ou la Pierre Brillante. Ch.3. Œuvres. Traduction des Bénédictins de Saint Paul de Wisques, Bruxelles, Vromant, 1928, T. III, https://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Ruysbroek/Ruysbroeck/Tome3/anno1_7.html

iii Angèle de Foligno. Le livre des visions et des instructions.Traduction Ernest Hello. Ch. 19 Tentations et douleur. https://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Foligno/Visions.html#_Toc514268088

ivCioran. La chute dans le temps. Œuvres. Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p.526

vCioran. Syllogismes de l’amertume. Œuvres. Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p.260

viCioran. La tentation d’exister. Penser contre. Œuvres. Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p.265

viiCioran. La tentation d’exister. Rages et résignations. Œuvres. Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p.414

viiiCioran. La tentation d’exister. Un peuple de solitaires. Œuvres. Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p.311

ixLa Fontaine, Fables, III,1

xLe site du CNRTL ajoute ces précisons étymologiques et historiques : «Se prélasser. 1532 réfl. «aller en prenant son temps» (Rabelais, Pantagruel, XV, 158, éd. V. L. Saulnier, p.131); 2. id. «affecter une gravité fastueuse» (Id., ibid., XX, 127, p.163). Dér. de prélat* avec infl. plais. de lasser*. Cf. prelater «exercer un sacerdoce souverain» (av. 1543 Selve, tr. Plutarque, Alcibiade, 76 rods Hug.), se prelater «se comporter en prélat» (1588 Montaigne, Essais, III, X, éd. P. Villey et V. L. Saulnier, p.1011), dér. de prélat; dés. -er; l’homon. m. fr. prelater «faire avancer, hâter» (ca 1380 Jean Lefevre, Vieille, 273 ds T.-L.) est dér. du lat. praelatus, part. passé de praeferre «porter avant, devant».

xiAngèle de Foligno. Le livre des visions et des instructions.Traduction Ernest Hello. Ch. 20 Pélerinage.

xiiAngèle de Foligno. Le livre des visions et des instructions.Traduction Ernest Hello. Ch. 21 La beauté.

xiiiCioran. La tentation d’exister. Œuvres. Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p.428

xivAngèle de Foligno. Le livre des visions et des instructions.Traduction Ernest Hello. Ch. 22 La puissance.

Le poulpe et le Soi.


Le poulpe est un animal fort intelligent. Ce n’est pas tellement le nombre de ses neurones qui importe (il en a autant qu’un chat, dit-on), mais plutôt la manière dont ils sont répartis dans tout son corps et notamment dans ses tentacules. Celles-ci disposent manifestement d’une sorte de délégation d’autonomie consentie par le cerveau central. Cette décentralisation de l’intelligence (et peut-être de la conscience) implique quelques paradoxes utiles à méditer sur l’expérience du soi et du non-soi, du moins telle que le poulpe semble l’éprouver.

« Les poulpes ont opté pour une délégation partielle d’autonomie à leurs bras . En conséquence ces bras sont pleins de neurones et semblent pouvoir contrôler certaines actions localement. Compte tenu de ce fait quelle peut être l’expérience du poulpe? Le poulpe est peut-être dans une situation hybride. Pour lui les bras sont partiellement soi, ils peuvent être dirigés et utilisés pour manipuler des choses. Mais du point de vue du cerveau central, ils sont en partie non-soi, des agents pour leur propre compte. (…) Chez le poulpe, il y a un chef d’orchestre, le cerveau central. Mais les joueurs qu’il dirige sont des jazzmen, enclins à l’improvisation, qui ne tolèrent sa direction que jusqu’à un certain point. »i

Ces observations et les hypothèses qui s’en dégagent ne font que confirmer l’ancienne intuition de quelques poètes, plus voyants que d’autres. Le poulpe s’impose à leur imagination, et parle à leur âme.

« Jetant son encre vers les cieux

Suçant le sang de ce qu’il aime

Et le trouvant délicieux

Ce monstre inhumain, c’est moi-même. »ii

Un demi-siècle avant Apollinaire, le comte de Lautréamont, ce génie surréaliste avant l’heure, mort phtisique à 24 ans, avait déjà perçu, lors de sa courte et dense vie, l’ intelligence exceptionnelle des poulpes. Il avait même, n’hésitons pas à franchir le pas, subodoré leurs capacités métaphysiques sans pareilles.

 » Ô poulpe au regard de soie! Toi, dont l’âme est inséparable de la mienne; toi, le plus beau des habitants du globe terrestre et qui commandes à un sérail de quatre cent ventouses; toi, en qui siègent noblement, comme dans leur résidence naturelle, par un commun accord, d’un lien indestructible, la douce vertu communicative et les grâces divines, pourquoi n’es-tu pas avec moi, ton ventre de mercure contre ma poitrine d’aluminium, assis tous les deux sur quelque rocher du rivage, pour contempler ce spectacle que j’adore! »iii

Deux questions se posent. Qui est ce poulpe? Et quel est le spectacle que Ducasse « adore »?

Le poulpe c’est Maldoror même, – figure du Diableiv.

Quant au spectacle, c’est le « vieil Océan »…

Il y a en effet de quoi s’abîmer dans la contemplation.

Le vieil Océan, ce « grand célibataire », donne immensément, infiniment, à voir:

« Ta grandeur morale, image de l’infini, est immense comme la réflexion du philosophe, comme l’amour de la femme, comme la beauté divine de l’oiseau, comme les méditations du poète. Tu es plus beau que la nuit. »v

Il faut se représenter le poète, dont l’âme est « inséparable » de celle du poulpe, et dont le corps s’enlace aussi au sien, assis sur le rivage, face à l’océan.

Mais ce rêve désiré semble impossible!

Comment en effet convaincre l’ Océan de se laisser trépaner, de se laisser exciser même d’un seul poulpe, d’un seul morceau vivant de conscience et d’inconscience océanique?

Un Océan qui consentirait volontiers à un tel sacrifice, une telle ablation, serait-il moralement aussi grand, après coup? Non.

Un seul poulpe est aussi précieux qu’un Messie, car il est une image vivante de la conscience océanique, et ses quelques quatre cent ventouses, aux caresses incessantes, sont le symbole numineux de l’ inconscient de l’Océan, toujours à l’œuvre, depuis l’origine du monde, et donnant force matière aux rêves abyssaux du très vieux « célibataire ».

Ô poulpe! Toi dont le soi semble si mêlé de nonsoi....

Si le cerveau est une sorte d’océan, notre glande pinéale est peut-être bien une sorte de poulpe.

Bien loin alors d’être le siège de l’âme, comme le voulait Descartes, cette glande aux puissances tentaculaires, et aux ventouses labiles, sera donc, si nous filons correctement la métaphore, composée d’autant ou même bien plus de non-soi que de soi, tant ils s’entrelacent, tant ils s’intriquent…

Le soi et le non-soi, le conscient et l’inconscient, sont des divisions artificielles, sans doute utiles aux psychologues analytiques. Mais quand il s’agit de synthèse, alors ils faut les mêler intimement, ce soi et ce non-soi, comme des ventouses de poulpe collées au ventre du poète.

« Le signe incontestable du grand poète c’est l’inconscience prophétique, la troublante faculté de proférer par-dessus les hommes et le temps, des paroles inouïes dont il ignore lui-même la portée. Cela c’est la mystérieuse estampille de l’Esprit-Saint sur des fronts sacrés ou profanes. »vi

Ces lignes élogieuses de Léon Bloy (connu pour être avare de compliments!) s’appliquent justement au cas Lautréamont, qu’il eut le génie de découvrir, bien avant que les surréalistes ne s’en emparent, alors que le poète impublié était parfaitement oublié.

Et Lautréamont n’en a cure, justement, de la conscience :il exècre tant l’homme que le Créateur et ses dons douteux, trompeurs. vii

« Comme la conscience avait été envoyée par le Créateur, je crus convenable de ne pas me laisser barrer le passage par elle. Si elle s’était présentée avec la modestie ou l’humilité propre à son rang, et dont elle n’aurait jamais dû se départir, je l’aurais écoutée. Je n’aimais pas son orgueil. »viii

Si la conscience est orgueilleuse, l’inconscient est-il humble? Sans doute, oui. Il n’ose pas s’afficher au soleil du jour, et aux yeux du monde. Il préfère l’ombre et la nuit.

Mais, pour agréable au poète qu’elle soit, c’est là une dichotomie trop simple, que celle qui opposerait le jour et la nuit, la conscience et l’inconscient.

Le poulpe nous fait mille signes de ses longs bras.

Tout est intimement mêlé en lui, et l’Océan, le Vieil Océan, lui aussi est plein de flux mélangés.

Peut-être leur exemple nous guidera-t-il?

Un spécialiste de l’inconscient, C.G. Jung, nous dit qu’il ne peut rien en dire. Ce mystère le dépasse absolument. Même lacunaire, c’est de sa part une information précieuse. Quoique ne pouvant rien en dire, on peut néanmoins tirer des leçons (empiriques) de ses manifestations, et surtout proposer des inférences, des rebonds, vers d’autres idées, comme celle de « totalité ».

« La totalité ne peut pas être consciente car elle inclut l’inconscient aussi. Elle est donc dans un état au moins à demi-transcendant, donc religieux, numineux. L’individuation est un but transcendant: l’incarnation de l’ ἂνθρωποϛ [l’ « anthropos »]. Rationnellement, on ne peut comprendre que l’effort religieux de la conscience vers la totalité, c’est-à-dire le « religiose observare » de la tendance totalisante de l’inconscient, et non pas l’être même de la totalité, du Soi, qui est préfiguré par l’εῖναι εν χριστῶ. »ix

Ces lignes évoquent des flux, des forces, des tendances, elles font miroiter des buts à atteindre, quoique l’on sache bien qu’ils sont a priori transcendants.

Mais surtout, elles posent en filigrane la question fondamentale: la nature de la « Totalité », l’essence du « Soi ».

M’enlaçant à mon tour, oniriquement, aux souples et pulpeuses muqueuses du poulpe, et par la pensée lové dans le confort eidétique de la rêverie, je dirais ceci, en forme d’humble paraphrase:

« Le Soi ne peut pas être conscient, car il inclut l’inconscient aussi. Bien qu’il soit le « Soi », il inclut aussi le « Non-Soi ». Par quel mystère? Difficile à dire. Mais le poulpe nous donne l’exemple. Il nous sert de métaphore et de guide ondulatoire.

Le Soi est un être véritablement transcendant, il n’est pas sûr qu’il s’intéresse spécialement à nos misérables logiques. Il cherche à réaliser ses propres aspirations, dont nous n’avons qu’une très faible idée.

De même que les tentacules du poulpe semblent ravies de leur vie propre, il est possible d’imaginer que le Soi est une sorte de poulpe, dont les tentacules sont pleines de Non-Soi, vivant aussi de leur vie propre

Il est possible même de généraliser cette idée, tant la liberté de penser importe au libre poète.

Il est possible de rêver que le Soi (qui est aussi une « image de Dieu », pour mettre un point sur au moins un »i ») est plein de Non-Soi. De même que nombre d’entités quantiques sont à la fois onde et particule, réalité et probabilité, de même, et par analogie, on pourrait dire que le Soi est marbré, veiné, strié, de Non-Soi.

Ô regard du Soi, tissé de Non-Soi!

iPeter Godfrey-Smith. « Other minds: The Octopus, the Sea, and the Deep Origins« . Trad. française: »Le prince des profondeurs: L’intelligence exceptionnelle des poulpes. » Flammarion. 2018. Cette citation m’a été personnellement et aimablement communiquée par le Prof.Dr. M. Sendyub (ULB).

iiGuillaume Apollinaire.Le Bestiaire, ou Cortège d’Orphée. 1911

iiiLautréamont. Les chants de Maldoror. Ch. 1

iv« Le Créateur, conservant un sang-froid admirable (…), quel ne fut pas son étonnement quand il vit Maldoror changé en poulpe, avancer contre son corps ses huit pattes monstrueuses, dont chacune, lanière solide, aurait pu embrasser facilement la circonférence d’une planète. » Lautréamont. Les chants de Maldoror. Ch. 2

vLautréamont. Les chants de Maldoror. Ch. 1

viLéon Bloy. Belluaires et porchers. « Essais et pamphlets ». Ed. Robert Laffont. Paris, 2017, p.267

vii« Ma poésie ne consistera qu’à attaquer, par tous les moyens, l’homme, cette bête fauve, et le Créateur, qui n’aurait pas dû engendrer une pareille vermine. » Lautréamont. Les chants de Maldoror. Ch. 2

viiiLautréamont. Les chants de Maldoror. Ch. 2

ixC.G. Jung. Le divin dans l’homme. Lettre au pasteur Werner Niederer. Lundi de Pâques 1951 [26 mars]. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p. 161

« Je suis tombé dans le mystère » (Jung)


Jung affirme qu’il existe dans l’âme des choses qui ne sont pas faites par le moi, mais qui se font d’elles-mêmes et qui ont leur vie propre.i

« Tous mes écrits me furent imposés de l’intérieur. Ils naquirent sous la pression d’un destin. Ce que j’ai écrit m’a fondu dessus, du dedans de moi-même. J’ai prêté parole à l’esprit qui m’agitait ».ii

« En moi il y avait un daimon qui, en dernier ressort, a emporté la décision. Il me dominait, me dépassait ».iii

« J’ai fait l’expérience vivante que je devais abandonner l’idée de la souveraineté du moi. De fait, notre vie, jour après jour, dépasse de beaucoup les limites de notre conscience, et sans que nous le sachions, la vie de l’inconscient accompagne notre existence ».iv

L’inconscient est illimité, et il « dépasse » le conscient, qui lui reste nécessairement limité.

L’inconscient est illimité parce qu’il est un processus. Les rapports du moi à l’égard de l’inconscient et de ses contenus déclenchent une série d’évolutions, une métamorphose de la psyché, v une métanoïavi, littéralement une ‘conversion’, un ‘changement d’esprit’.

Seul l’inconscient est vraiment réel, — et le moi conscient manque de réalité, il est une sorte d’illusion.

« Notre existence inconsciente est l’existence réelle, et notre monde conscient est une espèce d’illusion ou une réalité apparente fabriquée en vue d’un certain but. »vii

Le mot ‘inconscient’ est un mot qui relève de la psychologie des profondeurs, mais ce qui importe c’est la ‘réalité’ que ce mot recouvre. Et notre compréhension de la réalité de l’ ‘inconscient’ change tout-à-fait d’échelle simplement par la magie d’une appellation ‘mythique’, si on l’appelle ‘Dieu’ par exemple.

« Je préfère le terme d’ ‘inconscient’ en sachant parfaitement que je pourrais aussi bien parler de ‘Dieu’ ou de ‘démon’, si je voulais m’exprimer de façon mythique. »viii

Si notre ‘inconscient’, traduit dans la langue des ‘mythes’ est ‘Dieu’ même, ce n’est pas l’idée de ‘Dieu’ qui s’en trouve diminuée, c’est bien plutôt la nature de notre ‘inconscient’ qui s’en trouve soudainement élevée à une hauteur prodigieuse.

Alors nous prenons conscience que notre ‘inconscient’ est comme ‘Dieu’ en nous. Et la vie de ‘Dieu’ en nous est aussi la vie (divine) du ‘mythe’ en nous. Et « seul un être mythique peut dépasser l’homme ».ix

« Ce n’est pas ‘Dieu’ qui est un mythe mais le mythe qui est la révélation d’une vie divine dans l’homme. Ce n’est pas nous qui inventons le mythe, c’est lui qui nous parle comme ‘Verbe de Dieu’.x« 

Jung est un « psychologue », et la science nouvelle qu’il a contribué à façonner, d’abord en compagnie de Freud, puis en s’éloignant de ce dernier, lui a apporté gloire, fortune et reconnaissance.

Pourtant , de son aveu même (un aveu qui d’ailleurs resta longtemps caché dans ses écrits non publiés de son vivant), la psychologie n’était pour lui qu’une simple préparation au mystère.

La psychologie ne peut jamais que s’efforcer de fournir des méthodes pour une première approche de celui-ci.

Tout ce qu’il importe vraiment de reconnaître reste inaccessible à la science de la ‘psyché’.

« La psyché ne peut s’élancer au-delà d’elle-même (…) Nous ne sommes pas en état de voir par-delà la psyché. Quoi qu’elle exprime sur elle-même, elle ne pourra jamais se dépasser. (…) Nous sommes désespérément enfermés dans un monde uniquement psychique. Pourtant nous avons assez de motifs pour supposer existant, par-delà ce voile, l’objet absolu mais incompris qui nous conditionne et nous influence.xi« 

Il faut reconnaître les limites qui entourent la ‘psyché’ de toutes parts, si l’on veut réellement tenter de lever le voile.

Lever le ‘voile’, vraiment? Est-ce seulement possible?

C’est dans son Livre rouge que Jung révèle ce qu’il a pu, pour sa propre part, et pour son propre usage, dévoiler, et qu’il indique jusqu’où il a pu cheminer — par-delà le voile.

Mais il s’agit là d’une tout autre histoire.

Je ne peux ici que l’introduire brièvement:

« J’ai, encore et toujours, accompli mon vouloir aussi bien que je le pouvais. Et ainsi j’ai assouvi tout ce qui était aspiration en moi. A la fin, j’ai trouvé que dans tout cela je me voulais moi-même, mais sans me chercher moi-même. C’est pourquoi je ne voulus plus me chercher en dehors de moi, mais en moi. Puis je voulus me saisir moi-même, et ensuite je voulus encore davantage, sans savoir ce que je voulais, et ainsi je tombai dans le mystère. »xii

Jung, « tombé dans le mystère »? Est-ce donc un abîme, un gouffre sans fond?

D’autres que Jung se sont aussi lancés à la poursuite du « mystère », avec un tout autre résultat, et ce qu’ils en racontent ne peut se résumer à la métaphore de la « chute ».

Ce sera l’objet d’un prochain billet…

iC.G. Jung. Ma vie,Gallimard, 1973, p. 293

iiC.G. Jung. Ma vie,Gallimard, 1973, p.355

iiiC.G. Jung. Ma vie,Gallimard, 1973, p. 560

ivC.G. Jung. Ma vie,Gallimard, 1973, p. 474

vC.G. Jung. Ma vie,Gallimard, 1973, p. 335

viIbid. p.515. Le mot métanoïa est composé de la préposition μετά (ce qui dépasse, englobe, met au-dessus) et du verbe νοέω (percevoir, penser), et signifie une ‘métamorphose’ de la pensée. Il désigne une transformation complète de la personne, comparable à celle qui se passe à l’intérieur d’une chrysalide.

viiC.G. Jung. Ma vie,Gallimard, 1973, p. 509

viiiC.G. Jung. Ma vie,Gallimard, 1973, p. 528

ixC.G. Jung. Ma vie,Gallimard, 1973, p. 26

xC.G. Jung. Ma vie,Gallimard, 1973, p. 534

xiC.G. Jung. Ma vie,Gallimard, 1973, p. 550-552

xiiC.G. Jung. Le Livre Rouge. Ed. L’Iconoclaste/ La compagnie du Livre rouge. Paris. 2012. p. 229

Doubles langages et triples pensées


Nombreux sont les textes sacrés qui jouent sur les mots, les expressions ambiguës, les acceptions obscures.
C’est là un phénomène universel, qui vaut d’être analysé, et qui demande à être mieux compris.

Le sanskrit classique est une langue où pullulent les jeux verbaux (śleṣa), et les termes à double entente. Mais cette duplicité sémantique n’est pas simplement d’ordre linguistique. Elle tient sa source du Veda même qui lui confère une portée beaucoup plus profonde.

« Le ‘double sens’ est le procédé le plus remarquable du style védique (…) L’objectif est de voiler l’expression, d’atténuer l’intelligibilité directe, bref de créer de l’ambiguïté. C’est à quoi concourt la présence de tant de mots obscurs, de tant d’autres qui sont susceptibles d’avoir (parfois, simultanément) une face amicale, une face hostile. »i

Le vocabulaire du Ṛg Veda fourmille de mots ambigus et de calembours.

Par exemple le mot arí signifie « ami ; fidèle, zélé, pieux » mais aussi « avide, envieux ; hostile, ennemi ». Le mot jána qui désigne les hommes de la tribu ou du clan, mais le mot dérivé jánya signifie « étranger ».

Du côté des calembours, citons śáva qui signifie à la fois « force » et « cadavre », et la proximité phonétique invite à l’attribuer au Dieu Śiva, lui conférant ces deux sens. Une représentation de Śiva au Musée ethnographique de Berlin le montre étendu sur le dos, bleu et mort, et une déesse à l’aspect farouche, aux bras multiples, à la bouche goulue, aux yeux extatiques, lui fait l’amour, pour recueillir la semence divine.

Particulièrement riches en significations contraires sont les mots qui s’appliquent à la sphère du sacré.

Ainsi la racine vṛj- possède deux sens opposés. Elle signifie d’une part « renverser » (les méchants), d’autre part « attirer à soi » (la Divinité) comme le note Louis Renouii. Le dictionnaire sanskrit de Huet propose pour cette racine deux palettes de sens : « courber, tordre ; arracher, cueillir, écarter, exclure, aliéner » et « choisir, sélectionner ; se réserver », dont on voit bien qu’ils peuvent s’appliquer dans deux intentions antagonistes: le rejet ou l’appropriation.

Le mot-clé devá joue un rôle central mais sa signification est particulièrement équivoque. Son sens premier est « brillant », « être de lumière », « divin ». Mais dans RV I,32,12, devá désigne Vṛta, le « caché », le dieu Agni s’est caché comme « celui qui a pris une forme humaine » (I,32,11). Et dans les textes ultérieurs le mot devá s’emploie de façon patente pour désigner les ‘démons’iii.

Cette ambiguïté s’accentue lorsqu’on le préfixe en ādeva ou ádeva : « Le mot ādeva est à part : tantôt c’est un doublet d’ádeva – ‘impie’ qui va jusqu’à se juxtaposer au v. VI 49,15 ; tantôt le mot signifie’ tourné vers les dieux’. Il demeure significatif que deux termes de sens à peu près contraires aient conflué en une seule et même forme. »iv

Cette ambiguïté phonétique du mot est non seulement ‘significative’, mais il me semble qu’elle permet de déceler une crypto-théologie du Dieu négatif, du Dieu « caché » dans sa propre négation…

L ‘ambiguïté installée à ce niveau indique la propension védique à réduire (par glissements et rapprochements phonétiques) l’écart a priori radical entre le Dieu et le Non-Dieu.

La proximité et l’ambiguïté des acceptions permet de relier, par métonymie, la négation nette de Dieu (ádeva) et ce que l’on pourrait désigner comme la ‘procession’ de Dieu vers Lui-même (ādeva).

La langue sanskrite met ainsi en scène plus ou moins consciemment la potentielle réversibilité ou l’équivalence dialectique entre le mot ádeva (« sans Dieu » ou « Non-Dieu ») et le mot ādeva qui souligne au contraire l’idée d’un élan ou d’un mouvement de Dieu « vers » Dieu, comme dans cette formule d’un hymne adressé à Agni: ā devam ādevaṃ, « Dieu tourné vers Dieu », ou « Dieu dévoué à Dieu » (RV VI, 4,1) .

Cette analyse se trouve confirmée par le cas fort net de la notion d’Asura qui conjugue en un seul vocable deux sens opposés à l’extrême, celui de « déité suprême » et celui d’« ennemi des deva »v.

L’ambiguïté des mots rejaillit nommément sur les Dieux. Agni est le type même de la divinité bienfaisante mais il est aussi évoqué comme durmati (insensé) dans un passage de RV VII, 1,22. Ailleurs, on l’accuse de tromper constamment (V,19,4).

Le Dieu Soma joue un rôle éminent dans tous les rites védiques du sacrifice, mais il est lui aussi qualifié de trompeur (RV IX 61,30), et l’on trouve plusieurs occurrences d’un Soma démonisé et identifié à Vtra. vi

Quelle interprétation donner à ces significations opposées et concourantes ?

Louis Renou opte pour l’idée magique. « La réversibilité des actes ainsi que des formules est un trait des pensées magiques. ‘On met en action les divinités contre les divinités, un sacrifice contre son sacrifice, une parole contre sa parole.’ (MS II, 1,7) »vii.

Tout ce qui touche au sacré peut être retourné, renversé.

Le sacré est à la fois la source des plus grands biens mais aussi de la terreur panique, par tout ce qu’il garde de mortellement redoutable.

Si l’on se tourne vers le spécialiste de l’analyse comparée des mythes que fut C. G. Jung, une autre interprétation émerge, celle de la « conjonction des opposés », qui est « synonyme d’inconscience ».

« La conjuctio oppositorum a occupé la spéculation des alchimistes sous la forme du mariage chymique, et aussi celle des kabbalistes dans l’image de Tipheret et de Malkhout, de Dieu et de la Shekinah, pour ne rien dire des noces de l’Agneau. »viii

Jung fait aussi le lien avec la conception gnostique d’un Dieu ‘dépourvu de conscience’ (anennoétos theos). L’idée de l’agnosia de Dieu signifie psychologiquement que le Dieu est assimilé à la ‘numinosité de l’inconscient’, dont témoignent tout autant la philosophie védique de l’Ātman et de Puruṣa en Orient que celle de Maître Eckhart en Occident.

« L’idée que le dieu créateur n’est pas conscient, mais que peut-être il rêve se rencontre également dans la littérature de l’Inde :

Qui a pu le sonder, qui dira

D’où il est né et d’où il est venu ?

Les dieux sont sortis de lui ici.

Qui donc dit d’où ils proviennent ?

Celui qui a produit la création

Qui la contemple dans la très haute lumière du ciel,

Qui l’a faite ou ne l’a pas faite,

Lui le sait ! – ou bien ne le sait-il pas ? »ix

De manière analogue, la théologie de Maître Eckhart implique « une ‘divinité’ dont on ne peut affirmer aucune propriété excepté celle de l’unité et de l’être, elle ‘devient’, elle n’est pas encore de Seigneur de soi-même et elle représente une absolue coïncidence d’opposés. ‘Mais sa nature simple est informe de formes, sans devenir de devenir, sans être d’êtres’. Une conjonction des opposés est synonyme d’inconscience car la conscience suppose une discrimination en même temps qu’une relation entre le sujet et l’objet. La possibilité de conscience cesse là où il n’y a pas encore ‘un autre’. »x

Peut-on se satisfaire de l’idée gnostique (ou jungienne) du Dieu inconscient ? N’y a-t-il pas contradiction pour la Gnose (qui se veut suprêmement ‘connaissance’) de prendre pour Dieu un Dieu inconscient ?

L’allusion faite par Jung à la kabbale juive me permet de revenir sur les ambiguïtés portées par l’hébreu biblique. Cette ambiguïté est particulièrement patente dans les ‘noms de de Dieu’. Dieu est censé être l’Un par excellence, mais on relève formellement dans la Torah dix noms de Dieu : Ehyé, Yah, Eloha, YHVH, El, Elohim, Elohé Israël, Tsévaot, Adonaï, Chaddaï.xi

Cette multiplicité de noms cache en elle une profusion supplémentaire de sens profondément cachés en chacun d’eux. Moïse de Léon, commente ainsi le premier nom cité, Ehyé :

« Le premier nom : Ehyé (‘Je serai’). Il est le secret du Nom propre et il est le nom de l’unité, unique parmi l’ensemble de Ses noms. Le secret de ce nom est qu’il est le premier des noms du Saint béni soit-il. Et en vérité, le secret du premier nom est caché et dissimulé sans qu’il y ait aucun dévoilement ; il est donc le secret de ‘Je serai’ car il persiste en son être dans le secret de la profondeur mystérieuse jusqu’à ce que survienne le Secret de la Sagesse, d’où il y a déploiement de tout. »xii

Un début d’explication est peut-être donné par le commentaire de Moïse de Léon à propos du second nom :

« Le secret de deuxième nom est Yah. Un grand principe est que la Sagesse est le début du nom émergeant de secret de l’Air limpide, et c’est lui, oui lui, qui est destiné à être dévoilé selon le secret de ‘Car Je serai’. Ils ont dit : « ‘Je serai’ est un nom qui n’est pas connu et révélé, ‘Car Je serai’. » Au vrai, le secret de la Sagesse est qu’elle comprend deux lettres, Yod et Hé (…) Bien que le secret de Yah [YH] est qu’il soit la moitié du nom [le nom YHVH], néanmoins il est la plénitude de tout, en ce qu’il est le principe de toute l’existence, le principe de toutes les essences. »xiii

Le judaïsme affirme de façon intransigeante l’unité absolue de Dieu et ridiculise l’idée chrétienne de ‘trinité divine’, mais ne s’interdit pourtant pas quelques incursions dans ce territoire délicat :

« Pourquoi les Sefirot seraient-elles dix et non pas trois, conformément au secret de l’Unité qui reposerait dans le trois ?

Tu as déjà traité et discuté du secret de l’Unité et disserté du secret de : ‘YHVH, notre Dieu, YHVH’ (Dt 6,4). Tu as traité du secret de son unité, béni soit son nom, au sujet de ces trois noms, de même du secret de Sa Sainteté selon l’énigme des trois saintetés : ‘Saint, Saint, Saint’ (Is 6,3).

(…) Il te faut savoir dans le secret des profondeurs de la question que tu as posée que ‘YHVH, notre Dieu, YHVH’ est le secret de trois choses et comment elles sont une. (…) Tu le découvriras dans le secret : ‘Saint, saint, Saint’ (Is 6,3) que Jonathan ben Myiel a dit et a traduit en araméen de cette manière : ‘Saint dans les cieux d’en haut, demeure de sa présence, Saint sur la terre où il accomplit ses exploits, Saint à jamais et pour l’éternité des éternités.’ En effet la procession de la sainteté s’effectue dans tous les mondes en fonction de leur descente et de leur position hiérarchique, et cependant la sainteté est une. »xiv

L’idée de ‘procession des trois Saintetés’ se retrouve presque mot à mot dans les pages de l’ouvrage De la Trinité rédigé par S. Augustin, presque mille avant le Sicle du sanctuaire de Moïse de Léon… Mais qu’importe ! Il semble que notre époque préfère privilégier les oppositions acerbes et radicales plutôt que d’encourager l’observation des convergences et des similarités.

Concluons. Le Véda, par ses mots, montre que le nom devá du Dieu peut jouer avec sa propre négation (ádeva), pour évoquer la « procession » du Dieu « vers le Dieu » (ādeva).

Mille ans plus tard, Dieu a donné à Moïse son triple nom ‘Ehyé Asher Ehyé’. Puis, trois mille ans après le Ṛg Veda, la kabbale juive interprète le mystère du nom Ehyé, comme un ‘Je serai’ qui reste encore à advenir – ‘Car Je serai’. Paradoxe piquant pour un monothéisme radical, elle affirme aussi l’idée d’une « procession » des trois « saintetés » du Dieu Un.

Le langage, qu’il soit védique ou biblique, loin d’être un musée de mots morts et de concepts figés, présente sans cesse, tout au long des âges, l’étendue, la profondeur et la largeur de son envergure. Il charge chaque mot de sens parfois nécessairement contraires, et les nimbe alors de toutes les puissances de l’intention, laquelle se révèle par l’interprétation.

Les mots gardent en réserve toute l’énergie, la sagesse et l’intelligence de ceux qui les pensent comme les intermédiaires de l’impensable absolu.

 

 

iLouis Renou. Choix d’études indiennes. Presses de l’EFEO. Paris, 1997, p.36-37

iiLouis Renou. Choix d’études indiennes. §16. Presses de l’EFEO. Paris, 1997, p.58

iiiLouis Renou. Choix d’études indiennes. §67. Presses de l’EFEO. Paris, 1997, p.103

ivLouis Renou. Choix d’études indiennes. §35. Presses de l’EFEO. Paris, 1997, p.77

vCf. Louis Renou. Choix d’études indiennes. §71. Presses de l’EFEO. Paris, 1997, p.107

viExemples cités par Louis Renou. Choix d’études indiennes. §68. Presses de l’EFEO. Paris, 1997, p.104

vii Louis Renou. Choix d’études indiennes. §77. Presses de l’EFEO. Paris, 1997, p.112

viiiC.G. Jung. Aïon. Trad. Etienne Perrot. M.M. Louzier-Sahler. Albin Michel. 1983, p.88

ixRV X, 129 Strophes 6 et 7. Cité par C.G. Jung, Aïon. Trad. Etienne Perrot. M.M. Louzier-Sahler. Albin Michel. 1983, p.211

xC.G. Jung. Aïon. Trad. Etienne Perrot. M.M. Louzier-Sahler. Albin Michel. 1983, p.212

xiCf. « La Porte des dix noms qui ne sont pas effacés », in Moïse de Léon. Le Sicle du Sanctuaire. Trad. Charles Mopsik. Verdier. 1996. pp.278 à 287.

xii« La Porte des dix noms qui ne sont pas effacés », in Moïse de Léon. Le Sicle du Sanctuaire. Trad. Charles Mopsik. Verdier. 1996. p. 280.

xiii« La Porte des dix noms qui ne sont pas effacés », in Moïse de Léon. Le Sicle du Sanctuaire. Trad. Charles Mopsik. Verdier. 1996. p. 281-282

xiv« La Porte des dix noms qui ne sont pas effacés », in Moïse de Léon. Le Sicle du Sanctuaire. Trad. Charles Mopsik. Verdier. 1996. pp. 290, 292, 294

La Semence de Dieu dans le Zohar. Ou : comment parler de ce qu’il faut taire.


Le Livre de la Création (« Sefer Yetsirah ») explique que les dix Sefirot Belimah (littéralement : les dix « nombres du non-être ») sont des « sphères d’existence tirées du néant ». Elles sont apparues tel « un éclair de lumière sans fin », et « le Verbe de Dieu circule continuellement en elles, sortant et rentrant sans cesse, semblable à un tourbillon. »i.

Tous ces détails sont précieux, mais ne doivent surtout pas être divulgués en public. Le Livre de la Création intime cet ordre impérieux : « Dix firot Belimah : Retiens ta bouche pour ne pas en parler et ton cœur pour ne pas y réfléchir et si ton cœur s’emporte, reviens à l’endroit où il est dit « Et les Haïoth vont et reviennent, car c’est pour cela que l’alliance a été conclue. » (Ézéchiel 6,14). »ii

Dans le présent article, nous « retiendrons notre bouche », et ne ferons que citer les textes mêmes de ceux qui, eux, en parlent, y réfléchissent, y vont et y reviennent sans cesse.

Par exemple Henry Corbin, dans un texte écrit en introduction au Livre des pénétrations métaphysiques de Mollâ Sadrâ Shîrâzi, le plus célèbre philosophe iranien au temps de la brillante cour safavide d’Ispahan, et contemporain de Descartes et de Leibniz en Europe, s’interroge à son tour sur l’essence des sefirot, et soulève la question de leur ineffabilité.

« La quiddité ou essence divine, ce qu’est Dieu ou l’Un dans son être, se trouve hors de la structure des dix sefirot qui, bien qu’elles en dérivent, ne la portent aucunement en elles. Les dix sefirot sont « sans Sa quiddité » (beli mahuto, בלי מהותו), tel est l’enseignement de la sentence du Livre de la Création. (…) Mais une tout autre exégèse de la même sentence du Livre de la Création est avancée dans le Sicle du Sanctuaire. Pour cette exégèse nouvelle, le mot belimah ne signifie pas beli mahout (sans essence) mais il se réfère au caractère indicible des sefirot dont la bouche doit ‘se retenir (belom) de parler’.»iii

Alors, les sefirot sont-elles « sans essence divine », comme semble le dire le Livre de la Création ?

Ou bien sont-elle réellement divines, mais de ce fait même, « indicibles » ?

Ou sont-elles seulement « ce dont on ne peut parler », selon l’opinion restrictive de Moïse de Léon (1240-1305), qui est l’auteur du Sicle du Sanctuaire ?

Il me semble que Moïse de Léon, également auteur apocryphe du célèbre Zohar, occupe à ce sujet une position difficilement défendable, compte tenu de toutes les spéculations et révélations qui abondent dans son principal ouvrage…

De plus, si « on ne peut parler » des sefirot, ni « réfléchir » à leur sujet, comment admettre alors d’attribuer quelque valeur que ce soit au vénérable Sefer Yetsirah (dont l’origine est attribuée à Abraham lui-même, mais dont la rédaction historique est datée entre le 3ème et le 6ème siècle de notre ère)?

Par ailleurs, – argument d’autorité il est vrai, mais non sans pertinence, il convient de souligner que le Sicle du Sanctuaire est quand même « un peu jeune » par rapport au Sefer Yestsirah, lequel est plus ancien d’un millénaire au moins.

Vu ces objections, considérons que nous pouvons continuer d’évoquer (certes prudemment) les sefirot, et tenter d’y réfléchir.

Les sefirot, que sont-elles ? Sont-elles d’essence divine ou sont-elles pur néant?

Le Zohar affirme nettement :

« Dix firot Belimah : C’est le souffle (Rouah) de l’esprit du Dieu Vivant pour l’Éternité. Le Verbe ou pouvoir créateur, l’Esprit et le Verbe ce sont ce que nous appelons le Saint-Esprit. »iv

Pour un chrétien, le fait de trouver des expressions comme le « Verbe » ou le « Saint-Esprit » dans l’un des plus anciens textes philosophiques du judaïsme (élaboré entre le 3ème et le 6ème siècle après J.-C.), peut évoquer des souvenirs étrangement familiers. Y aurait-il là prétexte à l’amorce d’un commencement d’une potentielle « rencontre » intellectuelle entre les deux traditions monothéistes ?

Ou y aurait-il, du moins, possibilité de commencement d’un débat fructueux autour de la nature des « émanations » divines, pour reprendre le concept d’atsilout אצילות, utilisé par Moïse de Léon, et sur l’éventuelle analogie de ces « émanations » avec les « processions » divines du Père, du Fils et de l’Esprit, telles que décrites par la théologie chrétienne ?

Peut-être. L’hypothèse vaut d’être envisagée.

Mais pour l’instant, ce dont je voudrais traiter ici, c’est la manière dont le Zohar établit un lien entre les « triples noms » de Dieu et ce que Moïse de Léon appelle les « émanations » divines.

Le Zohar cite à diverses reprises plusieurs combinaisons de « noms » de Dieu, qui forme des « triplets » .

Par ailleurs, il traite aussi des « émanations » divines dont les sefirot semblent un archétype, ainsi que des expressions comme le « Souffle » de Dieu ou sa « Semence ».

D’où l’idée qui me guidera ici : les « émanations divines » et les « triples noms » de Dieu entretiennent-ils quelque relation profonde, structurelle, cachée, et, si oui, qu’est-ce que cela nous enseigne ?

Les « triples noms » de Dieu.

Dans l’Écriture, on trouve plusieurs occurrences de ce que l’on pourrait appeler des « triples noms » de Dieu, c’est-à-dire des formules comportant trois mots qui forment un tout unitaire, une alliance verbale indissoluble pour désigner Dieu:

Ehyeh Asher Ehyeh (Ex. 3,14) (« Je suis celui qui suis »)

YHVH Elohénou YHVH (Dt. 6,4) (« YHVH, Notre Dieu, YHVH »)

A ces formules « trinitaires », le Zohar ajoute par exemple:

Berechit Bara Elohim (Gn, 1,1) (« Au commencement, créa Elohim »)

Rapprochant ces différents « triples noms » entre eux, le Zohar établit l’idée que les noms contenus dans chacun de ces « triplets » sont individuellement insuffisants pour rendre compte de l’essence divine. Seuls l’union des trois noms dans chacune de ces formulations est censée capable d’approcher du mystère. Mais, pris isolément, un à un, les noms « YHVH », ou bien « Ehyeh », ou encore « Elohim », n’atteignent pas le niveau ultime de compréhension souhaitable. Tout se passe comme si seule la « procession » dynamique des relations entre les noms « à l’intérieur » de chaque triplet pouvait rendre compte du mystère nimbant le « Nom » de Dieu.

D’autre part, le Zohar suggère une sorte d’identité structurelle entre les « triples noms » que l’on vient de citer. Ainsi, en comparant terme à terme les versets Ex. 3,14 et Dt. 6,4, on peut supputer une sorte d’identité entre YHVH et « Ehyeh ». Et, en s’appuyant sur l’analogie supposée entre les versets Dt. 6,4 et Gn 1,1, on peut aussi identifier le nom « YHVH » avec les noms « Berechit » et « Elohim ».

Enfin, si l’on poursuit cette logique structuraliste, un mot qui pourrait a priori n’être qu’une « simple conjonction » à vocation grammaticale (le mot « Asher ») acquiert (selon le Zohar) le statut de « Nom divin », ou d’hypostase divine, ainsi d’ailleurs que le verbe « Bara ».

Voyons ces points.

Le Zohar formule ces analogies structurelles ainsi :

« Telle est la signification du verset (Deut. 6, 4) : ‘Écoute, Israël, YHVH, Élohénou, YHVH est un.’ Ces trois noms divins désignent les trois échelles de l’essence divine exprimées dans le premier verset de la Genèse: ‘Berechit bara Élohim eth-ha-shamaïm.’ ‘Berechit’ désigne la première hypostase mystérieuse ; ‘bara’ indique le mystère de la création ; ‘Élohim’ désigne la mystérieuse hypostase qui est la base de toute la création ; ‘eth-ha-shamaïm’ désigne l’essence génératrice. L’hypostase ‘Élohim’ forme le trait d’union entre les deux autres, la fécondante et la génératrice, qui ne sont jamais séparées et ne forment qu’un Tout. »v

On voit que le Zohar distingue donc, dès le premier verset de la Thora, deux « triplets » de noms divins, en quelque sorte enchâssés l’un dans l’autre : ‘Berechit bara Élohim’ d’une part, et ‘bara Élohim eth-ha-shamaïm’ d’autre part.

On en déduit aussi que le second « triplet » est en quelque sorte « engendré » (au sens des « grammaires génératives ») par le premier « triplet », grâce au rôle spécial joué par le nom ‘ Élohim’.

La théorie générative des « triplets » divins nous permet également de mieux comprendre la structure profonde du fameux verset ‘Ehyeh Asher Ehyeh’ (Ex. 3,14) (« Je suis celui qui suis »), et nous permet de surcroît d’établir un lien avec la théorie des émanations divines du Zohar.

Voyons ce point.

La Semence de Dieu : ‘Asher’ et ‘Elohim’

La « Semence » de Dieu est évoquée métaphoriquement ou bien directement dans plusieurs textes de l’Écriture ainsi que dans le Zohar. Elle porte divers noms : Isaïe la nomme « Zéra’ » (זֶרָע : « semence », « graine », « race »)vi. Le Zohar l’appelle « Zohar » (זֹהַר : « lueur », « éclat »), mais aussi « Asher » (אֲשֶׁר : « que » ou « qui » c’est-à-dire, on l’a vu, la particule grammaticale qui peut servir de pronom relatif, de conjonction ou d’adverbe), ainsi que l’indiquent les deux passages suivants :

« Le mot « lueur » (Zohar) désigne l’étincelle que le Mystérieux fit jaillir au moment de frapper le vide et qui constitue l’origine de l’univers, qui est un palais construit pour la gloire du Mystérieux. Cette étincelle constitue en quelque sorte la semence sacrée du monde. Ce mystère est exprimé dans les paroles de l’Écriture (Is. 6, 13) : «Et la semence à laquelle elle doit son existence est sacrée.» Ainsi le mot « lueur » (Zohar) désigne la semence qu’il a jetée pour sa gloire, puisque la création a pour but la glorification de Dieu.  Tel un mollusque dont on extrait la pourpre revêtu de sa coquille, la semence divine est entourée de la matière qui lui sert de palais édifié pour la gloire de Dieu et le bien du monde. Ce palais, dont s’est entourée la semence divine, est appelé « Élohim » (Seigneur). Tel est le sens mystique des paroles : « Avec le Commencement il créa Élohim », c’est-à-dire, à l’aide de la « lueur » (Zohar), origine de tous les Verbes (Maamaroth), Dieu créa « Élohim » (Seigneur).»vii

Mais quelques lignes plus loin, le Zohar affecte au mot « Zohar » deux autres sens encore, celui de « Mystérieux » et celui de « Commencement ». Dès lors, comme le mot « Zohar » n’est plus disponible comme métaphore de la « Semence » divine, le Zohar emploie le mot « Asher » (אֲשֶׁר : « que » ou « qui ») pour désigner cette dernière, mais aussi le mot « Elohim », qui en dérive par engendrement synonymique et à la suite d’une sorte de pirouette « littérale », comme le montre ce passage :

« Par le mot ‘lueur’ (Zohar), l’Écriture désigne le Mystérieux appelé ‘Berechit’ (Commencement), parce qu’il est le commencement de toutes choses. Lorsque Moïse demanda à Dieu quel était son nom, celui-ci lui répondit (Ex. 3, 14) : « Ehyéh asher Ehyéh » (אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה , Je suis celui qui suis). Le nom sacré d’ ‘Ehyéh’ figure des deux côtés, alors que le nom d’‘Élohim’ forme la couronne, puisqu’il figure au milieu ; car ‘Asher’ est synonyme d’ ‘Élohim’, attendu que le nom ‘Asher’ est formé des mêmes lettres qui composent le mot ‘Roch’ (tête, couronne). ‘Asher’, qui est le même que ‘Élohim’, procède de ‘Berechit’. Tant que l’étincelle divine était enfermée dans le palais sublime, c’est-à-dire avant de se manifester, elle ne formait aucune particularité propre à être désignée dans l’essence divine par un nom quelconque ; le Tout ne formait qu’Un, sous le nom de ‘Roch’. Mais lorsque Dieu créa, à l’aide de la semence sacrée (‘Asher’), le palais de la matière, ‘Asher’ se dessina dans l’essence divine ; c’est alors seulement qu’ ‘Asher’ prit, dans l’essence divine, la forme d’une tête de couronne (‘Roch’), étant situé au milieu (‘Ehyéh asher Ehyéh’). Or, le mot ‘Berechit’ renferme le mot ‘Roch’, synonyme d’ ‘Asher’ ; il forme les mots ‘Roch’ et ‘Baït’, c’est-à-dire «Roch» enfermé dans un palais (‘Baït’).viii Les paroles : «Berechit bara Élohim» signifient donc : Lorsque ‘Roch’, synonyme d’ ‘Asher’, servit de semence divine au palais de la matière, fut créé ‘Élohim’ ; c’est-à-dire Élohim se dessina dans l’essence de Dieu ».ix

Résumons ce que nous apprenons du Zohar.

La « Semence » divine reçoit, selon les auteurs et les époques, les noms suivants:  Zéra’, Zohar, Asher, Roch (semence, lueur, que, tête).

La « Semence » est déposée au milieu du « palais ».

L’ensemble Palais-Semence a pour nom ‘Commencement’ (Berechit).

Et ce ‘Commencement’ « crée » ‘Elohim’.

Et tout cela, dès le premier verset de la Thora.

Comment ne pas voir dans cette thèse du Zohar une analogie structurelle entre « Elohim » et le concept chrétien de « Fils de Dieu » ?

Décidément, le monothéisme a besoin d’« émanations » pour vivre dans le « monde ».

iLivre de la Création, 1,5

iiLivre de la Création, 1,7

iiiHenry Corbin. Le vocabulaire de l’être. Préface au Livre des pénétrations métaphysiques. Molla Sadra Shiraz. Ed. Verdier. Lagrasse. 1988, p. 50

ivLivre de la Création, 1,8

vZohar 1, 15b

viIs. 6,13

viiZohar, 1,15a

viiiLes deux consonnes de Baït, B et T encadrent en effet les deux consonnes de Rosh, R et SH, dans le mot BeReSHiT.

ixZohar, 1,15a-15b

De l’un, du pain et du vin


 

Les philosophes « réalistes » analysent le monde tel qu’il est, du moins son apparence, ou ce qu’ils croient telle. Mais ils n’ont rien à dire sur la manière dont l’être est advenu à l’être, ou sur la genèse du réel. Ils sont aussi fort secs sur les fins ultimes de la ‘réalité’.

Ils ne sont en aucune façon capables de conceptualiser le monde « en puissance ». Ils n’ont aucune idée de la façon dont l’univers émergea du néant en des temps indistincts où rien ni personne n’avait encore accédé à l’être, où rien n’était encore « en acte ».

Ils n’ont aucune représentation non plus de ce monde-ci dans dix ou cent millions d’années, ce qui pourtant n’est pas un grand espace de temps, du point de vue cosmologique.

Ils dénigrent tous ces sujets, ou les évitent.

Ils méprisent la ‘métaphysique’ et ceux qui s’y vouent.

Aristote lui-même n’avait absolument rien à dire à propos des mondes ‘séparés’.

Si l’on prend toute la mesure de cette impuissance, et de cette pusillanimité, si l’on comprend la fondamentale impuissance d’Aristote, et des écoles de pensée qui s’ensuivirent, on se trouve brusquement libéré.

On perçoit l’histoire de la philosophie humaine comme un tissu de lambeaux constellés de pensées fermées sur elles-mêmes, de syllogismes tournant court, de vérités locales, de vues fugaces.

L’avoir compris nous affranchit de toute contrainte.

On peut se mettre alors à exercer la faculté la plus haute, celle de l’imagination, celle du songe. On peut se mettre en quête de prescience et de vision.

C’est une incitation à sortir de la rationalité, non pour la délaisser, mais pour l’observer d’un point de vue extérieur, détaché. La raison ‘pure’ est fort mal équipée pour se juger elle-même, quoi qu’en pense Kant.

Elle n’est vraiment pas capable d’ admettre qu’elle est ‘fermée’ sur elle-même, et encore moins disposée à admettre qu’elle a nécessairement un dehors, un au-delà.

La raison la plus pure, la plus pénétrante, est encore bien aveugle à tout ce qui n’est pas elle-même.

Elle ne voit rien à vrai dire de l’immensité océane qui l’entoure et la dépasse infiniment, dans laquelle pourtant elle baigne ignorante, bulle brillante, fragile, éphémère.

La raison dépend depuis toujours du langage. Mais le langage est un outil rudimentaire, une sorte de silex mal taillé, aux rares étincelles…

Prenez une phrase simple, comme « Dieu est un ».

Fondement des monothéismes, article de foi improuvable, monument sans assises autres que mythiques, cette phrase controversée est à elle seule un oxymore.

Elle suinte d’incohérences.

Elle contient en son propre cœur son infirmation flagrante.

Elle lie pompeusement un sujet (« Dieu ») et un prédicat (« un ») à l’aide de la copule (« est »). Et, boum!, voilà que l’affaire est entendue?

La langue qui permet ce supposé tour de force croule sous son poids d’inconsistance. Elle commence par séparer (grammaticalement et artificiellement) le sujet du prédicat. Puis, elle croit pouvoir combler aussitôt cette supposée séparation en les ré-unifiant (grammaticalement et artificiellement) par la vertu de la 3ème personne (singulière) d’un verbe copulatif (« est »), qui n’existe d’ailleurs que dans certaines langues humaines, mais reste parfaitement ignoré de la majorité d’entre elles…

Ce procédé, grammatical et artificieux, bafoue également la logique ‘pure’…

Si véritablement et grammaticalement ‘Dieu est un’, alors il n’y a ni ‘Dieu’, ni ‘est’, ni ‘un’.

Il n’y a, en toute logique que ‘Dieu’ tout court, ou si l’on préfère de l’ ‘un’ tout court, ou encore de ‘l’être’ tout court. Et après avoir constaté cette ‘unité’, on reste (logiquement) court. Qu’ajouter d’autre, sans contrevenir immédiatement au dogme ‘unitaire’?

Si véritablement et grammaticalement ‘Dieu est un’, alors il faut déjà compter trois instanciations verbales de sa nature, son ‘nom’ (Dieu), son ‘essence’ (être), sa ‘nature’ (une).

Trois instanciations font déjà foule quand il s’agit de l’Un… surtout que s’engouffrent dans cette brèche les monothéismes enchantés de l’aubaine. On trouve au moins dix noms de Dieu dans la Torah, et 99 noms d’Allah dans l’islam….

Si véritablement et grammaticalement ‘Dieu est un’, alors le langage, qui permet de dire ‘Dieu est un’, comment peut-il se tenir comme en surplomb, hors de ‘Dieu’, hors de son ‘unité’ essentielle, s’il prétend atteindre si peu que ce soit à l’essence même de ce ‘Dieu’, de cet ‘Un’?

Si véritablement et grammaticalement ‘Dieu est un’, alors le langage lui-même ne devrait-il pas être nécessairement un avec Lui, fait de son feu pur?

Certains théologiens monothéistes ont parfaitement vu cette difficulté, et ils ont proposé une formule un peu modifiée: « Dieu est un, mais non selon l’unité. »

Solution habile, mais qui ne résout rien en fait.

Ils ont seulement ajouté des mots à des mots. Cette prolifération de mots n’est pas vraiment le signe de leur capacité à capturer l’essence de l’Un…

Le langage, décidément, il faut apprendre à chevaucher ses ruades intempestives, ses galops incontrôlés.

Il est des mystères qui ne prennent véritablement leur envol, comme l’oiseau de Minerve (la chouette hégélienne), qu’au soir tombant, lorsque toutes les lumières, faibles, clinquantes et illusoires de la raison sont mises sous le boisseau.

Le chercheur doit laisser ses chances à l’obscur. En voici un exemple.

Maïmonide, grand spécialiste de la halakha, et fort peu suspect d’effronterie vis-à-vis de la Loi, a surpris plus d’un commentateur, en admettant que lui échappaient complètement la raison de l’usage du vin dans la liturgie, ou encore la fonction des pains d’exposition au Temple.

Mais il précise qu’il a continué longtemps d’en chercher les « raisons virtuelles »i. Cette expression étrange semble indiquer qu’il y a dans les commandements « des dispositions de détail dont on ne peut indiquer la raison », et « que celui qui s’imagine que ces détails peuvent se motiver est aussi loin de la vérité que celui qui croit que le précepte général n’a pas d’utilité réelle. »ii

Maïmonide, un expert halakhiste renommé du 11ème siècle ap. J.-C., avoue candidement qu’il ne comprend pas la raison de la présence du pain et du vin dans la liturgie juive, et en particulier dans le Temple de Jérusalem, aujourd’hui disparu .

Il revient peut-être au poète, ou au rêveur, d’en deviner par analogie, ou par anagogie, la possible « raison virtuelle ».

Je crois que j’ai une piste…

iMaïmonide. Le Guide des égarés. Ed. Verdier. 1979. Traduction de l’arabe par Salomon Munk, p.609.

iiMaïmonide. Le Guide des égarés. Ed. Verdier. 1979. Traduction de l’arabe par Salomon Munk, p..504. Cité aussi dans une autre traduction par G. Bensussan. Qu’est-ce que la philosophie juive ? 2003

Que ‘veut’ Dieu ? L’apothéose de l’homme.


L’anthropomorphisme est sans doute le plus grand obstacle qui soit pour quiconque cherche à percer les mystères de l’univers. Ceci est particulièrement vrai pour tout ce qui concerne l’idée de ‘Dieu’, et ses attributs.

Ainsi Dieu ‘veut’, dit-on. Comment comprendre cela? A-t-il une ‘volonté’? Ou bien est-il ‘volonté’? Cette ‘volonté’, en quoi se distingue-t-elle de Dieu lui-même? Veut-il autre chose que lui-même? La ‘volonté’ de Dieu est-elle la cause des choses? A-t-elle elle-même une cause? Peut-elle changer? Rend-elle forcément nécessaires les choses qu’elle veut? Dieu a-t-il son libre arbitre?

Questions difficiles. Il est instructif d’entendre d’anciennes leçons qui les ont traitées.i

Commençons par avancer que l’objet de la ‘volonté’ de Dieu, ce par quoi et ce pourquoi elle s’exerce, est sa bonté même. Sa bonté fait partie de son essence. Mais elle a ceci de particulier qu’elle a vocation à bénéficier à d’autres qu’à Dieu lui-même. De même, la ‘volonté’ de Dieu fait partie de son ‘être’, mais elle en diffère conceptuellement. Quand on dit que Dieu ‘est’, cette affirmation n’implique aucune relation de Dieu à autre chose. Quand Dieu ‘est’, il est lui-même, et il n’est pas autre chose que lui-même. Mais quand on dit que Dieu ‘veut’, cela implique qu’il veut autre chose que lui-même.ii Quand il ‘veut’, il veut que d’autres que lui bénéficient de sa bonté.

La ‘volonté’ de Dieu est-elle la cause des choses? Il est écrit au livre de la Sagesse: « Comment une chose pourrait-elle subsister, si tu ne l’avais pas voulue? »iii De cela, on infère que la ‘volonté’ de Dieu est bien la cause des choses. Dieu agit volontairement, et non par une nécessité de nature.iv

Peut-on attribuer une cause à la volonté divine? Des théologiens pensent que non. « Rien n’est supérieur à la volonté divine; il n’y a donc pas à en chercher la cause »v. Cela vient du postulat central de l’unité de Dieu. Dieu, par un seul acte, voit toutes les choses dans son essence. Par un seul acte, il veut tout dans sa bonté. Dieu connaît tous les effets de sa volonté par leur cause première (qui est sa bonté) ou par leur finalité dernière (qui est aussi sa bonté). Le raisonnement de Thomas d’Aquin est assez abstrait, mais il vaut la peine de s’accrocher: « De même qu’en Dieu, connaître la cause ne cause pas la connaissance des effets, mais il connaît les effets dans leurs causes, ainsi vouloir la fin n’est-il pas en Dieu cause qu’il veuille les moyens; mais il veut que les moyens soient ordonnés à la fin. »vi

La volonté de Dieu peut-elle changer? On pourrait parfois le penser. En effet Dieu a dit: « Je me repens d’avoir créé l’homme » (Gn 6,7). S’il se repent de ce qu’il a fait, est-ce donc le signe qu’il a une volonté changeante? Mais il est aussi écrit: « Dieu n’est point un homme pour mentir; il n’est pas un fils d’homme pour se repentir » (Nb. 23,19). Il faut se persuader que Dieu est absolument immuable. On peut en inférer que sa volonté est aussi absolument immuable. Dieu n’a donc pas une ‘volonté changeante’, mais il peut cependant ‘vouloir des changements’. Changer de volonté est une chose, et vouloir le changement de certaines choses est une autre chose. La volonté change quand quelqu’un se met à vouloir ce que d’abord il ne voulait pas. Mais quelqu’un peut, sa volonté demeurant toujours la même, vouloir que ceci se fasse maintenant, et que le contraire se fasse ensuite. La volonté de Dieu reste immuable, même s’il veut changer l’ordre de l’univers pendant son cours, ou s’il veut maintenant ce qu’il ne voulait pas auparavant.

La ‘volonté’ de Dieu rend-elle forcément nécessaires les choses qu’elle veut? Si c’était le cas, alors périraient le libre arbitre, la libre pensée et le libre choix. La ‘volonté’ divine rend nécessaires certaines choses qu’elle veut, mais non pas toutes. « Dieu veut que certaines choses se produisent nécessairement, et d’autres de façon contingente. C’est pourquoi il a préparé pour certains effets des causes nécessaires, qui ne peuvent faillir. Et pour d’autres effets, il a préparé des causes défectibles, dont les effets se produisent de manière contingente. Ce n’est pas parce que certaines causes sont contingentes que des effets voulus par Dieu arrivent de façon contingente, mais c’est parce que Dieu a voulu qu’ils arrivent de façon contingente qu’il leur a préparé des causes contingentes »vii.

Dieu a-t-il son libre arbitre? S. Ambroise a écrit:  » L’Esprit Saint distribue à chacun ses dons comme il veut, c’est-à-dire selon le libre arbitre de sa volonté, non par soumission à la nécessité. »viii Dieu veut nécessairement sa propre bonté, mais il ne veut pas nécessairement les autres choses. On peut donc dire qu’il possède le libre arbitre à l’égard de tout ce qu’il ne veut pas nécessairement.

S’appuyant sur plusieurs traditions, on peut dire que Dieu a ‘voulu’ et qu’il ‘veut’ encore l’univers. Il ‘veut’ l’existence de choses et d’êtres qui n’ont encore jamais existé, et de choses et d’êtres qui n’existeraient jamais, s’il ne le ‘voulait’ pas. Ces existences à venir, Dieu les ‘veut’ parce qu’il en ‘voit’ le bien, et qu’il ‘veut’ ce bienix.

Quel est ce ‘bien’? Ce ‘bien’, cette essence du ‘bien’, précèdent-il la volonté de Dieu? On peut penser que oui: la volonté divine n’est pas arbitraire, c’est une volonté du bien. Peut-on dire que la volonté et la bonté divines sont de même nature que ce ‘bien’? On peut concevoir que la volonté et la bonté de Dieu fassent partie de l’essence divine. Mais si Dieu est Un et qu’il est Tout, d’où vient en Dieu l’idée d’un bien qui s’appliquerait à autre chose qu’à lui-même?

Ce qu’on peut dire, c’est que le ‘bien’ préexiste à l’existence de l’univers. Sinon, comment Dieu voudrait-il ou verrait-il que l’univers est un ‘bien’, si le ‘bien’ n’avait pas d’essence préalable à sa création?

On peut dire qu’il est ‘bien’ que le cosmos tout entier, les galaxies, les étoiles, notre soleil et le monde, existent. On peut dire aussi que cela est ‘bien’ parce qu’ils participent à l’existence des ‘êtres’, et qu’ils sont à l’origine de la ‘vie’. Mais ils n’en sont pas la véritable cause. Cette cause relève de la volonté de Dieu, on l’a déjà dit. Et cette cause relève aussi de l’existence de l’idée du bien, c’est-à-dire du Bien.

N’y a-t-il pas identité entre Dieu et le Bien? Non, en toute logique on ne peut pas dire cela. Dieu est. Et il est Un. C’est tout ce qu’on peut en dire. De l’essence même de Dieu, on ne peut rien dire, malgré les Docteurs. On ne peut même pas savoir si le mot ‘essence’ a quelque pertinence, si on l’emploie dans le cas de Dieu.

En effet, Dieu n’a-t-il pas dit à Moïse, sur la montagne: Ehyeh asher ehyeh, « Je serai qui je serai » ? Son essence est d’être immuablement vivant, en mouvement. Mais qu’est-ce qu’une essence immuablement mutable? Bien malin qui pourra dire ce que Dieu sera, quand il le sera.

En revanche, du Bien, on peut, sans crainte d’errer, affirmer qu’il possède une essence, et que tout bien participe de cette essence. Il y a donc une vraie différence entre Dieu et le Bien. Dieu n’a pas d’essence définissable. Le Bien en a une. Que l’essence (ou l’idée) du Bien existe est d’évidence. Sans le Bien, sans l’idée du Bien, comment Dieu pourrait-il ‘vouloir’ quelque bien que ce soit? Si l’essence du Bien n’existait pas, rien de bien ne pourrait exister ni devenir, même si Dieu le voulait.

Dire que le Bien a une essence, ce n’est pas dire quelle est cette essence. Il faut reconnaître que la vision de l’essence du Bien est au-dessus des forces humaines. Les yeux de l’intelligence ne peuvent pas en contempler la beauté incorruptible et incompréhensible.

Cela étant dit, c’est déjà un peu la voir, cette essence, et un peu la comprendre, si l’on sait au moins que l’on ne peut pas la voir et que l’on ne peut rien en dire.

C’est là une remarque d’une portée générale. La véritable connaissance se trouve dans le silence et l’éloignement de toute sensation.

Si l’essence du Bien est hors de portée de l’intelligence humaine, sa beauté n’est pas inaccessible à l’âme de l’homme. L’homme qui parvient à la saisir ne peut certes pas la penser. Mais il peut en jouir, même si ce n’est plus non plus, dès lors, le temps pour lui de ‘voir’, d’ ‘entendre’, de ‘sentir’ ou de se ‘mouvoir’. Il n’y a plus rien qui vaille, devant l’émerveillement de la beauté du Bien.

Portée à l’extrême, la splendeur qui inonde alors toute l’âme distend, disloque puis arrache les liens du corps. En contemplant la beauté du Bien, l’âme atteint l’ « apothéose ».

L« apothéose«  est le moment décisif où l’homme « connaît » enfin le divin, ou certains de ses attributs, comme ici le Bien. Pour mémoire, le mot grec apothéosis, ἀποθέοσις, signifie: « élévation au rang divin ».

Les âmes encore dans l’enfance, encore inaccomplies, ne cessent de se mouvoir, et de se transformer. Ne connaissant rien des êtres, ni la nature, ni le Bien, elles sont enveloppées par les passions. Se méconnaissant elles-mêmes, elles sont asservies à ce qui leur est étranger. Au lieu de commander, elles obéissent. Voilà leur mal. Au contraire, leur bien, qu’il leur reste à saisir, c’est la connaissance du Bien. Celui qui enfin connaît le Bien est déjà divin.

Les êtres ont des sensations parce qu’ils ne peuvent exister sans elles; mais la connaissance diffère beaucoup de la sensation. Sentir est une influence qu’on subit. Mais connaître est la fin d’une recherche, dont le désir initial (le désir de se mettre en recherche) est sans doute aussi un don divin.

Ce don, ce désir, cette recherche, cette connaissance sont d’une nature incorporelle. Ce sont autant de ‘formes’ qui saisissent l’intelligence, et qui l’imprègnent, tout comme les sensations saisissent le corps, et le dominent.

Dans cette image, on voit que la connaissance est à l’intelligence comme les sens sont au corps, et comme la forme l’est à la matière.

Si la ‘forme’ est d’une telle nature incorporelle, quasi-divine, qu’en est-il de la ‘matière’?

La matière est belle mais elle est passive. De même, le monde est beau mais il n’est pas bon. Le monde et la matière ne se suffisent pas à eux-mêmes. Toujours en mouvement, ils naissent sans cesse. Depuis l’origine des temps, ils redeviennent toujours ce qu’ils sont, sans jamais changer d’essence. Leur seul devenir leur tient lieu de changement.

Le monde est aussi le premier des vivants, mais il est mortel. De même, l’homme est un vivant, mais il est mortel. Parce que mortels, on ne peut pas dire que le monde ou l’homme soient ‘bons’. Peut-on dire cependant qu’ils sont ‘mauvais’?

Non, on ne peut le dire, car on ne sait pas ce que signifie leur ‘mort’. Tout dépend d’un point crucial: ce qui advient après la mort du monde ou de l’homme.

Si l’on pouvait affirmer que la mort prévisible de l’univers tout entier, aspiré par quelque trou noir, géant et terminal, n’est pas suivie de la résurgence d’un autre univers, ailleurs, sous forme de ‘trou blanc’, ou selon tout autre modalité, à jamais inconnaissable, alors sans doute pourrait-on émettre l’hypothèse que l’univers est ‘mauvais’, de par son essentielle fugacité à l’échelle de l’éternité.

De même si l’homme mortel n’est qu’une poussière instantanée, à peine née, déjà disparue, puis frappée d’oubli absolu, pendant que les millions d’années se succèdent, indifférents, alors on pourra peut-être penser que l’homme est ‘défectueux’, par essence.

Mais si, par quelque mécanisme, à tous caché, il apparaissait que l’univers, ou l’homme, ou l’un et l’autre, avaient quelques chances de transcender la barrière de leur mort respective, alors on ne pourrait plus dire qu’ils sont ‘mauvais’ ou ‘défectueux’. On ne pourrait toujours pas dire qu’ils sont ‘bons’, puisqu’ils sont mortels, et qu’on ne saurait rien de plus sur leur destin post-mortem. Mais on ne pourrait pas dire qu’ils sont ‘mauvais’, parce que l’on ne saurait rien de ce que réserve la chaîne infinie des transcendances à venir.

L’univers entier est d’une complexité très grande. Mais l’homme n’est pas simple, non plus. Qu’on en juge. L’homme naît avec un corps. Ce corps, c’est le souffle de l’esprit qui le fait vivre. Quant à l’esprit, c’est la fine pointe de l’âme qui l’anime. Dans l’âme même, la raison est parfois présente, si elle ne s’absente pas. Et dans cette raison, lorsqu’elle règne, il y a plus ou moins d’intelligence, et plus ou moins de cœur… Et dans cette intelligence, dans ce cœur, qui peut dire si la sagesse et l’amour y élisent demeure à jamais?

Dieu lui-même, dans sa Sagesse, n’ignore pas l’homme, il ne dédaigne pas le connaître et il veut aussi être connu de lui. C’est là une preuve implicite de l’infinie complexité de l’humaine complexion.

Connaître (Dieu) et être connu (de lui). C’est par là seulement que l’âme peut devenir bonne, et peut-être immortelle.

L’âme de l’enfant nouveau-né est belle à voir, et l’on devine qu’elle est encore attachée à l’âme du monde. Bientôt le corps grandit et la séparation s’accomplit, l’oubli se produit, l’âme se met à distance de son origine.

La même chose arrive à ceux qui sortent de leur corps. L’âme rentre en elle-même, l’esprit se retire dans le sang. Mais l’Intelligence, divine par sa nature, purifiée et affranchie de ses enveloppes terrestres, prend un corps de feu et s’élance dans l’espace, se séparant de l’âme.

Rien n’est plus divin et plus puissant que l’Intelligence, alors. Elle unit les Dieux aux hommes et les hommes aux Dieux. Elle est la meilleure figure qui soit du « daimon » de Platon.

Quand l’Intelligence quitte l’âme, l’âme ne voit rien, n’entend rien, et ressemble à un animal sans raison. Tel est le terrible pouvoir de l’Intelligence, et la raison profonde de son union à l’âme.

L’homme véritable, qui possède l’Intelligence et qui a une âme, est au-dessus des Dieux ou tout au moins il est leur égal. Car aucun des Dieux célestes n’a jamais quitté sa sphère pour venir sur la terre, tandis que l’homme peut monter dans le ciel et en prendre la mesure. Il sait ce qu’il y a en haut, et il sait ce qu’il y a en bas; il connaît tout par expérience, et, ce qui vaut mieux, il n’a pas réellement besoin de quitter la terre pour commencer à s’élever. Telle est la grandeur de sa condition. Ainsi, osons dire que l’homme est un Dieu mortel.

Des Dieux célestes l’on pourra dire, malgré les nombreuses légendes, que fort peu nombreux sont ceux qui ont pu descendre sur la terre, et encore moins nombreux sont ceux qui la connaissent par expérience. Extrêmement peu nombreux, donc, sont ceux dont on peut dire qu’il sont comme des Hommes immortels, capables de relier les Hommes aux Dieux, et capables aussi de leur propre apothéose, vers un Dieu plus caché encore.

iCf. S. Thomas d’Aquin. Somme théologique, I. Question 19

iiIbid. Q. 19. Art. 2. Sol. 1

iiiSg 11,25

ivIbid. Q. 19. Art. 4. Rép.

vS. Augustin. 83 Quaest. q.28 PL40,18. BA 10,81.

viS. Thomas d’Aquin. Somme théologique, I. Question 19, art.5

viiS. Thomas d’Aquin. Somme théologique, I. Question 19, art.8. Rép.

viiiS.Ambroise. De Fide II, 6 PL 16,592

ixCf. Corpus hermeticum, X.

On ne doit pas traduire toutes les langues du monde


 

Un sinologue du Collège de France, Stanislas Julien, a développé au 19ème siècle une méthode pour déchiffrer les noms sanskrits tels qu’ils ont été (approximativement) transcrits en chinois. Les lettrés de l’Empire, confrontés à l’arrivée de mots barbares, ont jugé préférable, en effet, de ne pas traduire, à l’époque de leur introduction en Chine, les noms sacrés ou les termes religieux hérités du bouddhisme indien. La langue chinoise leur eût donné, pensa-t-on, une sonorité terre-à-terre ou bien une sorte de matérialisme, peu propre à inspirer le respect ou à évoquer le mystère.

« Le mot Pou-ti-sa-to (Bôdhisattva) traduit littéralement par « Être intelligent » eût perdu de sa noblesse et de son emphase ; voilà pourquoi on l’a laissé comme voilé sous sa forme indienne. On a fait de même pour les noms sublimes du Bouddha qui, en passant dans une langue vulgaire, eussent pu être exposés à la risée et aux sarcasmes des profanes. »i

Il y a des mots et des noms qui doivent décidément rester non-traduits, non pas qu’ils soient à proprement parler intraduisibles, mais leur éventuelle traduction irait au fond contre l’intérêt de leur sens originaire, menacerait leur substance, minerait leur essence, et nuirait à l’ampleur de leurs résonances, en les associant – par les ressources et les moyens spécifiques de la langue cible – à des espaces sémantiques et symboliques plus propres à tromper, égarer ou mystifier, qu’à éclairer, expliquer ou révéler.

De nombreux noms sacrés du bouddhisme, conçus et exprimés originairement dans la langue précise, subtile, déliée, qu’est le sanskrit, n’ont donc pas été traduits en chinois, mais seulement transcrits, en se basant sur des équivalences phonétiques incertaines, tant l’univers sonore du chinois semble éloigné des tonalités de la langue sanskrite.

La non-traduction de ces mots sanskrits en chinois a même été théorisée.

« D’après le témoignage de Hiouen-Thsang, les mots qu’on devrait éviter de traduire étaient divisés en cinq classes :

1°) Les mots qui ont un sens mystique comme ceux des Toloni (Dharanîs) et les charmes ou formules magiques.

2°) Ceux qui renferment un grand nombre de significations comme Po-Kia-Fan (Bhagavan), « qui a six sens ».

3°) Les noms de choses qui n’existent pas en Chine, comme les arbres Djambou, Bhôdhidrouma, Haritaki.

4°) Les mots que l’on conserve par respect pour leur antique emploi, par exemple l’expression Anouttara bôdhi, « l’Intelligence supérieure ».

5°) Les mots considérés comme produisant le bonheur, par exemple Pan-jo (Prodjna), « l’Intelligence ». »ii

Loin d’être un manque à la langue, ou à l’idée, le renoncement volontaire à traduire me paraît le signe d’une force et d’une ouverture. Le grec a permis jadis aux langues romanes de se dédoubler, en quelque sorte, en ajoutant aux racines concrètes de la vie quotidienne, les vastes ressources d’une langue plus apte à la spéculation ; de même, le chinois a su incorporer tels quels certains des concepts les plus élevés jamais élaborés en sanskrit.

Il y a là une leçon générale.

Il existe des mots compacts, denses, uniques, apparus dans une culture spécifique, engendrés par le génie d’un peuple. Leur traduction serait, malgré les efforts, une radicale trahison.

Par exemple, le mot arabe « Allah » signifie littéralement « le dieu » (al-lah). Notons qu’il n’y a pas de majuscule dans la langue arabe. Il ne peut être question de traduire « Allah » en français par son équivalent littéral, car il perdrait alors le sens spécial et l’aura que la sonorité de la langue arabe lui donne. Les liquides qui s’enchaînent, par le redoublement allitératif de l’article défini, al, venant fusionner avec le mot lah, dieu, créent un bloc de sens sans équivalent crédible, peut-on penser.

Pourrait-on traduire littéralement la célèbre formule coranique proclamant l’unicité de Dieu, de cette manière : « Il n’y a de dieu que le dieu » ?

Si cette formule est jugée plate, devrait-on essayer de traduire en empruntant une majuscule au français : « Il n’y a de dieu que Dieu » ?

Peut-être. Mais alors qu’est-ce que cette formule islamique aurait de particulièrement original ? Le judaïsme et le christianisme avait déjà formulé la même idée, bien avant, avec leur force propre.

Mais la préservation du nom propre, Allah, peut lui conférer, en revanche, un parfum de nouveauté.

Le mot hébreu יהוה , qui est un nom parfaitement cryptique et totalement intraduisible de Dieu, offre en cette matière un avantage indéniable. La question de la traduction ne se pose plus du tout. Le mystère du cryptogramme est clos par construction, depuis toujours, et dès son apparition dans la langue originaire. On ne peut faire que le transcrire dans des alphabets maladroits, lui donnant ainsi des équivalents encore plus obscurs, coupés radicalement de tout sens, comme YHVH, qui n’est certes pas même une bonne transcription de יהוה.

Mais, ô paradoxe, on se rapproche, par ce constat d’impuissance, peut-être, de l’intention première. La transcription du nom sacré יהוה dans une langue quelconque, une langue du monde, une langue de goyim, lui apporte de facto une ou plusieurs couches supplémentaires de secret, et de profondeur.

Ce secret ajouté par la langue est en soi une image… Il est une incitation à naviguer au long cours à travers les archipels langagiers, à longer les continents du mystère ; il est une invitation, non au rêve avorté de Babel, mais à celui de l’ouverture avide aux mille éclats irréductibles, aux feux de toutes les langues du monde, qu’un jour on peut rêver, de pouvoir parler toutes.

iMéthode pour déchiffrer et transcrire les noms sanscrits qui se rencontrent dans les livres chinois, à l’aide de règles, d’exercices et d’un répertoire de onze cents caractères chinois idéographiques employés alphabétiquement, inventée et démontrée par M. Stanislas Julien (1861)

iiHistoire de la vie de Hiouen-Thsang et de ses voyages dans l’Inde : depuis l’an 629 jusqu’en 645, par Hoeï-Li et Yen-Thsang, Paris, Benjamin Duprat,‎ 1853 . (Trad. Stanislas Julien)

Des divinités prostituées et un Dieu mis à nu


 

Sous Marc-Aurèle, vers l’an 150, apparaît dans le monde méditerranéen la figure de Numénius, originaire de Syrie, et néo-pythagoricien. C’était un philosophe, un poète, un maître en métaphores. On a conservé de lui quelques « fragments ». J’utiliserai ici leur édition par le père jésuite E. des Places en 1973.

« Un pilote qui vogue en pleine mer, juché au-dessus du gouvernail, dirige à la barre le navire, mais ses yeux comme son esprit sont tendus droit vers l’éther, sur les hauteurs, et sa route vient d’en haut à travers le ciel, alors qu’il navigue sur mer. De même aussi le démiurge, qui a noué des liens d’harmonie autour de la matière, de peur qu’elle ne rompe ses amarres, et ne s’en aille à la dérive, reste lui-même dressé sur elle, comme sur un navire en mer; il en règle l’harmonie en la gouvernant par les Idées, regarde au lieu du ciel, le Dieu d’en haut qui attire ses yeux; et s’il reçoit de la contemplation son jugement, il tient son élan du désir. » (Fragment 18)

Il faut savoir que Numénius distingue le Dieu Premier du Démiurge, comme le cultivateur et le planteur. « Celui qui est sème la semence de toute âme dans l’ensemble des êtres qui participent de lui ; le législateur, lui, plante, distribue, transplante en chacun de nous les semences qui ont été semées d’abord par le Premier Dieu. » (Fragment 18)

Pourquoi un tel dédoublement de l’entité divine ?

En réalité Numénius propose un double dédoublement…

« Quatre noms correspondent à quatre entités: a) le Premier Dieu, Bien en soi ; b) son imitateur, le Démiurge, qui est bon ; c) l’essence, qui se dédouble en essence du Premier et essence du Second ; d) la copie de celle-ci, le bel Univers, embelli par sa participation au Beau. » (Fragment 16)

Comme on voit, les dualismes complémentaires (non antagonistes) abondent dans ce dense et court fragment: le Bien et le Bon, l’être et l’essence, le Premier et le Second, l’original et la copie, le Beau et l’Univers.

Le Divin ne veut pas rester seul, puisque l’Univers existe. Comment penser les liens probables entre le Divin, qui est « en soi », au-delà de toute pensée, et tout ce qui arrive dans le monde ? Comment penser la participation de l’existence aux essences : le Bien, le Bon, le Beau ?

Quels sont les liens logiques entre le Premier Dieu et le Démiurge?

« Numénius fait correspondre le Premier Dieu à « ce qui est le vivant » et il dit que ce premier intellige en utilisant additionnellement le second ; il fait correspondre le second Dieu à l’Esprit et dit que ce second crée en utilisant à son tour le troisième ; il fait correspondre le 3ème dieu à l’Esprit qui use de l’intelligence discursive (τόν διανούμενον) ». (Fragment 22)

On voit une possible analogie avec la théorie de la Trinité chrétienne : le Premier Dieu est analogue à Dieu le Père. Le démiurge qui est l’Esprit créateur est analogue au Fils. Le 3ème Dieu, l’Esprit (noos) qui use de l’intelligence discursive (logos) est analogue au Saint Esprit.

Numénius était poète. Il avait lu Homère, et en tirait de curieuses analogies. « Les deux portes d’Homère sont devenues chez les théologiens le Cancer et le Capricorne ; pour Platon c’étaient deux bouches : le Cancer est celle par où descendent les âmes ; le Capricorne, celle par où elles remontent. » (Fragment 31)

« L’Ulysse de l’Odyssée représentait pour Homère l’homme qui passe par les générations successives et ainsi reprend place parmi ceux qui vivent loin de tout remous, sans expérience de la mer : « Jusqu’à ce que tu sois arrivé chez des gens qui ne connaissent pas la mer et ne mangent pas d’aliment mêlé de sel marin.(Od. 11,122) » (Fragment 33)

Comme Platon, dans le Cratyle, Numénius explore les mots, leurs sens cachés, et par cela révélateurs. « On appelle Apollon « Delphien » parce qu’il montre en pleine lumière ce qui est obscur (« il fait voir l’invisible »), ou, selon l’opinion de Numénius, comme étant seul et unique. En effet, la vieille langue grecque dit « delphos » pour « un ».i Par suite, dit-il encore, le frère se dit « adelphos », du fait que désormais il est « non un ». » (Fragment 54)ii

Si l’Apollon Delphien était vu par tous les Grecs comme étant l’Apollon Un, cela éclaire infirme quelque peu la réputation de polythéisme généralement attachée à la religion grecque. Sous le miroitement des apparences luit la même et unique lumière.

Numénius, peut-être de par son origine syrienne, a été un pont entre l’Orient iranien et l’Occident grec. Il connaissait la religion des Perses, et Zoroastre. « Les Perses, dans leurs cérémonies d’initiation, représentent les mystères de la descente des âmes et leur sortie d’ici-bas, après avoir donné à leur lieu d’exil le nom de caverne. La caverne offrait à Zoroastre une image du monde, dont Mithra est le démiurge. » (Fragment 60).

Mais il ne faut pas trop en dire. Il y a des risques. « Numénius, lui qui parmi les philosophes témoignait trop de curiosité pour les mystères (occultorum curiori) apprit par des songes, quand il eut divulgué en les interprétant les cérémonies d’Eleusis, le ressentiment de la divinité : il crut voir les déesses d’Eleusis elles-mêmes, vêtues en courtisanes, exposées devant un lupanar public. Comme il s’en étonnait et demandait les raisons d’une honte si peu convenable à des divinités, elles lui répondirent en colère, que c’était lui qui les avait arraché de force au sanctuaire de leur pudeur et les avait prostituées à tout venant. »iii

Bravons la colère des dieux.

Dans le monde d’aujourd’hui, indifférent et fanatique, il est urgent de montrer la nudité de toutes les divinités. Il faut exposer publiquement leurs mystères, non pour provoquer ceux qui font religion de les garder obscurs, mais bien parce que ces mystères s’approfondissent d’autant plus qu’ils sont mis en lumière.

i Macrobe. Saturn. I, 17.65

iiE. des Places a commenté ce passage un peu ésotérique et ramassé: « Cette étymologie suppose un ἀ- privatif. La seule valable unit un ἀ- copulatif avec psilose par dissimulation d’aspirés et un terme qui désigne le sein de la mère (δελφύς, matrice) ; le mot signifie donc « issu du même sein ». Cf. Chantraine. Mais l’étymologie de Numénius est celle de l’époque. »

iii Fragment 55 -Tiré de Macrobe, Comm. In Somn. Scipionis I,2,19

Shēn 申 Dire


La langue chinoise offre d’innombrables rêveries sur la manière dont les concepts s’agglutinent ou se dissocient, coopèrent entre eux ou bien se divisent, s’éloignent les uns des autres. Cela vient de ce que chaque caractère peut se combiner de multiples façons avec d’autres caractères aussi éloignés que possible. Ainsi Shēn 申 « dire, rapporter », dans le simple exemple suivant.

Homme 紳 =  le fil 糸 + dire 申

Dieu 神 = révéler 示+ dire 申
Dans les deux cas, le verbe « dire » semble figurer une essence profonde. Cela est d’autant plus étonnant que cette essence paraît donc constitutive de l’homme et du dieu. L’homme et le dieu ont pour essence commune le « dire ». Le second caractère, celui qui les différencie, en étant placé comme une sorte de préfixe, définit deux modalités de leur « dire » respectif.

Le « dire » de l’homme est modalisé ou métaphorisé par le « fil » (le fil à coudre, le fil de soie, ou le fil de l’étoffe). La métaphore se dessine  ainsi: le « dire » de l’homme est une sorte de « fil » qu’il faut passer sa vie à dévider, ou bien à tisser, ou bien à suivre. Ou alors ce pourrait être la piste d’un labyrinthe, ou bien un lien liant?

Le « dire » du dieu, en revanche, se trouve modalisé par un second verbe: « révéler », qui est en fait une sorte de « dire » à un degré plus fort. Le dieu est donc un « dire » dont l’essence est de se dévoiler entièrement. La métaphore s’éloigne de la linéarité ou de l’embrouillamini du « fil » humain.

Etrange proximité, surprenante complémentarité, sans réelle contradiction, entre le « dire » qui se « révèle » et qui dévoile, et le « dire » qui se tisse, ou qui se voile.