
De la mort, on peut dire qu’elle paraît à l’improviste, de toutes sortes de manières: dans une douceur un peu sure, dans la violence drue ou en un abandon émollient.
Chaque saison a ses tombeaux, et ses bourreaux — en témoignent la chute de la feuille en automne, le vent d’hiver dans sa quête glacée, et le souffle tiède des soirs printaniers, qui décapite les pétales.
En été, la figure du fruit convient aussi fort bien, avec son destin cruciforme. La cueillette ou la pourriture.
Rilke l’a mise en scène, dans ses Cahiers de Malte Laurids Brigge.
« Jadis l’on savait, — ou peut-être s’en doutait-on seulement, — que l’on contenait sa mort comme le fruit, son noyau. Les enfants en avaient une petite, les adultes, une grande. Les femmes la portaient dans leur sein, les hommes dans leur poitrine. On l’avait bien, sa mort, et cette conscience vous donnait une dignité singulière, une silencieuse fierté. »i
Pourquoi jadis? La modernité n’a-t-elle donc plus la mort digne et fière?
Elle préfère peut-être l’humilier, mais sans l’humus, la réduire au néant dans les cendres des crématoriums.
Si la vie est un fruit, la mort est son noyau. Il ne demande qu’une chose, le noyau, être enfoui dans l’humus justement, germer en son temps, et donner suite à la vastitude des générations, aux futurs non conçus, inconcevables. Et pourtant des mondes s’y conspirent.
On avait alors « conscience » de sa mort, dit Rilke. Plus que des mondes à venir, que personne n’imagine à vrai dire.
Tout le monde naît et meurt, c’est entendu. Tous sont à même enseigne. Ce qui diffère c’est la qualité de la conscience que l’on a de sa vie, quand on la vit, et de sa mort inévitable, mais encore à venir, encore à vivre. La conscience quotidienne ou rare, fidèle ou oublieuse.
On ne sait si l’on aura la force ou la lucidité nécessaires à la fin. Aura-t-on conscience de sa mort quand elle viendra? De nos jours, les soins palliatifs enlèvent, et c’est une bonne chose, la douleur. Mais ils enlèvent aussi, et c’est moins bien, la conscience des heures dernières, et du saut même.
« Tous ont eu leur mort à eux. ces hommes qui la portaient dans leur armure, à l’intérieur d’eux, comme un prisonnier; ces femmes qui devenaient très vieilles et petites, et avaient un trépas discret et seigneurial sur un immense lit, comme sur une scène, devant toute la familles, la domesticité et les chiens rassemblés.
Oui les enfants mêmes, jusqu’aux tout petits, n’avaient pas eu une mort d’enfants; ils se rassemblaient et mouraient selon ce qu’ils étaient et selon ce qu’ils seraient devenus.
Et de quelle mélancolique douceur était la beauté des femmes lorsqu’elles étaient enceintes, et debout, et que leur grand ventre sur lequel, malgré elles, reposaient leurs longues mains, contenant deux fruits: un enfant et une mort. Leur sourire épais, presque nourricier dans leur visage si vidé, ne provenait-il pas de ce qu’elles croyaient sentir croître en elles l’un et l’autre? »ii
Oui, tous ont eu leur mort à eux, tous ces hommes, ces femmes et ces enfants, depuis des millions d’années, et personne ne pourra jamais ni la leur enlever, ni nous la dire.
Mais on peut la rêver.
Cet instant unique, qui fut bien à eux, à eux seuls, on peut aussi l’avoir vu sur le visage, on peut l’avoir senti en touchant la main tiède, et l’avoir accompagnée, cette vie en-allée, du mieux qu’on a pu.
Cela ne s’oublie plus.
On a vu l’âme, alors, émerger en silence, comme d’un sommeil paisible, pour aspirer le monde, et le laisser aux vivants, en échange du passage, la dîme du bac, la gabelle de la « belle ».
C’est la mort des tout-petits, il faut bien le dire, que je me représente le moins. Ou pas du tout. Par quelle lumière leur âme a-t-elle été enlevée? De quelle terrible douceur n’a-t-elle pas dû étouffer leur haletante lutte, et étreindre leur tout petit poumon?
Mais il faut vivre. Et pour vivre, il importe de voir, reconnaître et dire ce qui vit vraiment.
Cela est-il seulement possible?
« Est-il possible, pense-t-il, qu’on n’ait encore rien vu, reconnu et dit de vivant? Est-il possible qu’on ait eu des millénaires pour observer, réfléchir et écrire, et qu’on ait laissé passer ces millénaires comme une récréation pendant laquelle on mange sa tartine et une pomme?
Oui c’est possible.
Est-il possible que, malgré inventions et progrès, malgré la culture, la religion et la connaissance de l’univers, l’on soit resté à la surface de la vie? Est-il possible que l’on ait même recouvert cette surface — qui après tout eût encore été quelque chose — qu’on l’ait recouverte d’une étoffe indiciblement ennuyeuse, qui la fait ressembler à des meubles de salon pendant les vacances d’été?
Oui, c’est possible.
…
Est-il possible que nous croyions devoir rattraper ce qui est arrivé avant que nous soyons nés?
Est-il possible qu’il faille rappeler à tous, l’un après l’autre, qu’ils sont nés des anciens, qu’ils contiennent par conséquent ce passé, et qu’ils n’ont rien à apprendre d’autres hommes qui prétendent posséder une connaissance meilleure ou différente?
Oui, c’est possible.
Est-il possible que tous ces gens connaissent parfaitement un passé qui n’a jamais existé?
Est-il possible que toutes les réalité ne soient rien pour eux; que leur vie se déroule et ne soit attachée à rien, comme une montre oubliée dans une chambre vide?
Oui, c’est possible.
Est-il possible que l’on ne sache rien de toutes les jeunes filles qui vivent cependant?
Est-il possible que l’on dise: « les femmes », « les enfants », « les garçons » et qu’on ne se doute pas, que, malgré toute sa culture, l’on ne se doute pas que ces mots, depuis longtemps, n’ont plus de pluriel, mais n’ont qu’infiniment de singuliers.
Oui, c’est possible.
Est-il possible qu’il y ait des gens qui disent: « Dieu » et pensent que ce soit là un être qui leur est commun? Vois ces deux écoliers: l’un s’achète un couteau de poche, et son voisin, le même jour, s’en achète un identique. Et après une semaine ils se montrent leurs couteaux et il apparaît qu’il n’y a plus entre les deux qu’une lointaine ressemblance, tant a été différent le sort des deux couteaux dans les mains différentes.
« Oui, dit la mère de l’un, s’il faut que vous usiez toujours tout… »
Et encore: Est-il possible qu’on croie pouvoir posséder un Dieu sans l’user? »iii
J’aime beaucoup cette idée. L’usure de Dieu, parce qu’Il a trop coupé, dans tout et dans n’importe quoi, et a fini par s’ébrécher comme un canif. Du caoutchouc de vieux pneus, des rochers sans fentes, des arbres morts, des blés murs, des chairs tuméfiées, des yeux innocents, des aortes palpitantes, et j’en passe. Dieu est Tout et Il est en Tout, nous assène la théologie avec son aplomb. Alors Il est aussi dans tout ce qui a été coupé, Il est dans tout ce qui a été blessé et qui a coulé.
Si Dieu n’est pas Tout, alors c’est Tout qui est le Dieu, cela est d’une imparable logique.
Évidemment cela revient au même.
Et la question devient: Il est Tout, mais qu’y fait-Il dans ce Tout qu’Il ne sache déjà?
Ici nous entrons dans des territoires à peine explorés, pratiquement vierges. La plupart des théologiens qui se targuent d’avoir des certitudes en ces matières disent que « Dieu est omniscient ».
Mais d’autres vues sont possibles.
Dans sa Nuit originaire, avant même que le Désir de création ne se soit incarné en Lui, Dieu avait-Il toute sa conscience? On peut raisonnablement en douter, puisque lui manquait alors l’infinie infinité des consciences de tous les vivants qui devaient encore advenir à l’être.
Ergo, Dieu n’est pas omniscient.
Autrement dit, le Dieu originaire n’a pas pu être conscient de tout ce qui était la liberté même des âmes non-nées. Il a donc manqué de cette conscience-là, et c’est peut-être de ce manque-là, d’ailleurs, qu’est née ce qu’on appelle Sa sagesse, et qui fut Sa compagne dans la Création.
« Mais avant toutes choses fut créée la Sagesse ».iv
Si la Sagesse a été ainsi créée, c’est que Dieu en manquait.
J’aime beaucoup l’idée d’un Dieu un peu usé, et pas si Sage. Cela me le rend éminemment sympathique.
Est-il possible que cette idée soit crédible?
Oui, c’est possible.
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iRainer Maria Rilke. Les Cahiers de Malte Laurids Brigge. Trad. fr. par Maurice Betz, Éditions Emile-Paul Frères, Paris, 1926, p.10-11
iiRainer Maria Rilke. Les Cahiers de Malte Laurids Brigge. Trad. fr. par Maurice Betz, Éditions Emile-Paul Frères, Paris, 1926, p.20
iiiRainer Maria Rilke. Les Cahiers de Malte Laurids Brigge. Trad. fr. par Maurice Betz, Éditions Emile-Paul Frères, Paris, 1926, p.29-32
ivSi 1,4
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