La danse et Philippe


« Danse au Dieu » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Cela se passait pendant la huitième année du règne de l’empereur Trajan. Philippe parcourait les villes et les villages de Lydie et d’Asie mineure (la Turquie actuelle). Il venait d’arriver dans la ville d’Ophyoryméi, aussi appelée Hiérapolis. Le nom Ophyorymé signifie « la promenade des serpents ». Les habitants de cette ville entretenaient en effet des fosses pleines de serpents en hommage à Cybèle – « Mère des dieux », et déesse anatolienne de la fécondité. Les chrétiens surnommaient Cybèle « la Vipère »ii. Philippe avait l’intention de remplacer son culte par celui du « vrai Dieu ». Cela ne plut guère au tyran local, un certain Tyrannognophos. Pris de fureur en apprenant les progrès rapides des conversions réalisées par Philippe et ses compagnons, il se tourna vers la soldatesque qui l’accompagnait et dit : « Amenez-moi ces factieux ! ». Des corroyeurs armés de nerfs de bœuf arrivèrent. Ils percèrent les chevilles de Philippe à l’aide de crocs, firent passer des nerfs à travers ses talons et le pendirent la tête en bas à un arbre qui se trouvait devant la porte du sanctuaire. Une foule immense s’était rassemblée en ce lieu, s’étonnant surtout de la présence d’un léopard et d’un chevreau qui accompagnaient Philippe et sa petite troupe, et qui semblaient parler un langage humain. C’était là en effet un spectacle plus original qu’une énième mise à mort, événement assez banal en ces temps-là.

Philippe était maintenant en très mauvaise posture. Or il était aussi réputé pour être fort colérique. Il ne fit pas démentir sa réputation. Il s’écria : « Ils m’ont pendu la tête en bas, perçant mes chevilles et mes talons avec des fers. C’est pourquoi je vais les maudire et ils seront exterminés d’un coup. » Il hurla alors en hébreu : « Saballona, proumoumi, douthaèl, tharsaè, anachathaè, adonabab, barélo, éloéiii» Continuant de parler en langue hébraïque, il dit : « Ô mon père ’Ôt ha ’éliv, père de la grandeur dont tous les siècles craignent le nom ; toi qui es fort et la puissance de l’univers ; toi dont le nom est redouté en la domination d’Eloa ; tu es béni pour les siècles […], l’esprit suprême dans sa propre gloire, le modérateur universel de toutes choses ; toi de qui émanent les compassions innombrables. Que la terre ouvre sa gueule, que l’abîme engloutisse ces mécréants qui n’ont point voulu que tu règnes sur euxv. » A l’instant même, l’abîme ouvrit sa gueule… et avala Tyrannognophos, sa troupe et une bonne partie du peuple présent. Sans doute un tremblement de terre, fréquent en Turquie, avait-il ouvert une faille à point nommé.

Malgré ce rebondissement inattendu, et après d’autres péripéties sur lesquelles je n’insisterai pas ici, toute cette affaire finit cependant très mal pour Philippe, qui resta longtemps pendu la tête en bas et expira ensuite après d’atroces souffrances.

Quelque temps avant son martyre, Philippe avait prononcé dans cette même ville de nombreuses homélies, réalisé plusieurs exorcismes, effectué quelques miracles, dont une résurrection, et il avait aussi prononcé une action de grâce, que la tradition apocryphe a retenue, et que je trouve particulièrement fascinante :

« Philippe éleva la voix – non celle du corps, mais celle de l’âme – et dit dans sa propre langue, suivant la réflexion de son esprit : ‘Nous te glorifions, toi l’indicible, le véritable, l’offrande précieuse. Tu es le pain, la gloire du Père, la grâce de l’Esprit, le vêtement de la Parole […] le bien qui vivifie, le bien qu’un grand nombre célèbre sans le connaître […] Tu te laisses enchaîner en toutes choses, en attendant de délivrer celui qui est enchaîné. Tu ne manges pas et tu es mangé […] Tu danses au milieu de la Douzaine des vierges. Devant toi, l’on chante dans la Huitaine des plénitudes. Tu pares et tu es paré. Tu es le résident et le sans lieu […] Tu es le mystère qui demeure dans le silence, l’intelligence de celui qui danse en lui-même, le lit de ceux qui reposent. Tu es l’image de la vérité. Tu es l’ouïe qui entend par nos oreilles. Tu es la vue qui voit par nos yeux. Sur toi nos âmes ont pris appuivi’. »

Je note, dans cet hymne de Philippe, un certain goût du paradoxe provocateur. « Tu te laisses enchaîner en toutes choses, en attendant de délivrer celui qui est enchaîné. Tu ne manges pas et tu es mangé ». Ou encore « Tu es le résident et le sans lieu ». Mais ce qui attire le plus mon attention, et frappe mon imagination, est l’allusion faite à l’« intelligence » d’une personne « qui danse en elle-même ». Cette « intelligence » est aussi assimilée à la Divinité. Il y a là, me semble-t-il, une image de l’intrication entre celle-ci et le sujet humain, ce dernier « dansant » alors en son intelligence, ayant compris sa véritable essence.

_______________

iAussi orthographiée Ophéorymos. Aujourd’hui Pamukkale, près de Denizli, en Turquie.

iiReprésentation polémique de la déesse anatolienne de la fécondité, Cybèle, « la Mère des dieux ».

iiiActes de Philippe, Martyre 25-26. Écrits apocryphes chrétiens. Bibliothèque de la Pléiade. Tome I, 1997, p.1308-1309. On reconnaît dans les trois derniers mots de cette « malédiction », adonabab, barélo, éloé, des expressions signifiant « Seigneur Père », « Fils de Dieu », « Mon Dieu ».

iv’Ôt ha ’él en hébreu : « Signe de Dieu ». Philippe invoque ainsi Jésus, en l’appelant « [s]on Père », et en le désignant lui-même comme étant le Messir, ou le « Signe de Dieu ».

vIbid. Martyre 26-27, p. 1309

viActes de Philippe, XI, 9 (Extraits). Écrits apocryphes chrétiens. Bibliothèque de la Pléiade. Tome I, 1997, p.1280-1281

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.