Une Brève Théorie de l’Être Ξ


« Être et Anaximandre »  ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Les anciens philosophes n’étaient pas vraiment sûrs de leur fait quant à la question de l’être. Fallait-il le considérer comme une unique substance, ou en décliner les variations, suivant un certain nombre d’« êtres », d’« éléments » ou de « principes » ? Ainsi, Anaxagore a affirmé que les êtres forment une multitude illimitéei. Pour certains des pythagoriciens, ils étaient au nombre de dixii. Empédocle, lui, les a limités à quatre, et ces quatre êtres sont les quatre « éléments »iii, auxquels il ajoute la Haine et l’Amitié, pour les unir ou les séparer. Pour Ion de Chio, ils sont troisiv, mais pour Alcméon, deux seulement. Pour Parménide, Xénophane et Mélissos, il n’y en a qu’unv. Quant à Gorgias, il a eu l’audace d’affirmer qu’aucun des êtres n’existe, et donc qu’il n’y a absolument aucun êtrevi.

Si l’on se tourne vers les modernes, on voit que certains ont ajouté d’autres méthodes dans l’arsenal des moyens sophistiques. Par exemple, Heidegger a modifié la graphie du verbe « être », en allemand Sein, pour la transformer en Seyn. Une simple modification orthographique suffit alors à charger d’un immense et nouveau poids métaphysique cet « estrevii » à la fois fort ancien et, en somme, neuf.

Méditant à mon tour sur cette intéressante question, j’en suis arrivé à considérer qu’ils avaient tous raison, et tous tort. Ils ont tous raison, car chaque philosophe, comme chacun sait, est en mesure de faire valoir son point de vue avec finesse et persuasion. Et tout le monde n’est pas Socrate pour démasquer leurs éventuels sophismes, s’ils s’en rendent coupables. Ils peuvent donc, au moins un moment, sembler avoir raison pour l’auditeur un peu crédule, ou simplement bon public. Ils ont aussi tous tort, car il ne paraît pas si difficile de contredire chaque thèse énoncée, ou plutôt chaque « sophistiquerie ». A chaque fois, on peut sans doute concevoir une sophistiquerie plus sophistiquée encore, qui réfutera donc, par le fait même, la sophistiquerie précédente. Ces considérations ne résolvent cependant pas la question de l’être, et la brouillent d’ailleurs, bien plus qu’elles ne l’éclairent.

Si l’on adopte une attitude méta-philosophique, c’est-à-dire non pas surréaliste mais sub-idéaliste, et donc située quelque part dans un lieu de pensée intermédiaire, à la fois « entre » le réalisme et l’idéalisme, et au-delà de l’un et de l’autre, on pourrait évoquer d’autres pistes encore. Par exemple, l’être pourrait à la fois : être, n’être pas, être et n’être pas, ni être ni ne pas être viii, mais il pourrait aussi être la racine de lui-même (si l’être est noté par la lettre grecque Ξ (xi), l’on posera : Ξ=√Ξ), ou encore, l’être pourrait être une sorte de transcendance de lui-même. Le nombre π, par exemple, est dit « transcendant » parce que ce nombre n’est solution d’aucune équation algébrique à coefficients rationnels. Si x est un nombre algébrique différent de 0 et de 1 et si y est un nombre algébrique irrationnel, alors le nombre xy est dit « transcendant ». On en déduit aisément que Ξ=ΞΞ, serait alors une équation convaincante, traduisant la transcendance de l’être Ξ, par rapport à lui-même. Ou bien si l’on ne désire pas utiliser la lettre grecque Ξ, pourtant bien pratique pour des notations hautement métaphysiques, écrivons :

Être = ÊtreÊtre

Soit : l’Être est l’être à la puissance « être » de lui-même.

Cette piste de recherche est par nature, non pas surréaliste mais « sub-idéaliste », terme dont je revendique absolument la paternité. Il va falloir maintenant l’explorer dans ses lointains prolongements. Par exemple, on pourrait poser les variations suivantes :

Être= DevenirDevenir

Soit : l’Être est un « devenir » à la puissance « devenir » autre que lui-même.

Je n’ose maintenant imaginer les myriades de variations que l’on peut tirer de cette méthode… La mise en position « transcendante » de différents concepts classiques de la philosophie, ainsi que leurs variations et leurs négations peuvent être testées « transcendantalement ». Par exemple :

Être= LimiteIllimité

ou encore :

Être= NéantYHVH

On comprend l’idée : il faut comprendre une « idée » comme n’étant que le symbole de sa propre transcendance, de son propre dépassement par une autre idée d’elle-même qui la dépasse, tout comme la galaxie naine du Grand Chien dépasse le chien qui aboie sur terre, et qui défèque sur les trottoirs.

Dans le dernier exemple proposé, et si l’on avait quelque réticence à employer un concept non-philosophique comme « YHVH », il n’y a pas de souci (pas de « souci de l’être », c’est le cas de le dire). Le sub-idéalisme vient à la rescousse et offre une nouvelle méthode, sûre et efficace, pour effectuer de véritables « sauts » dans l’histoire longue de la philosophie, et emporter la réflexion vers des horizons encore impensés.

Par exemple, si l’on se rappelle que le très célèbre philosophe de Milet, Anaximandre, n’a laissé en héritage qu’un seul « principe » : « L’Illimité est immortel et impérissableix », on pourra déployer cette idée de la manière « transcendante » suivante :

Être = IllimitéImmortel

Ce qui peut aussi être traduit en langue philosophique de la manière suivante :

Être = ImmanenceTranscendance

Je conclurai cette brève introduction à la philosophie sub-idéaliste par une note d’espoir : nous sommes à l’aube d’une explosion de la vie des idées sur terre, en un sens analogue à celle des formes de vies biologiques dans la période pré-cambrienne.

C’est une bonne nouvelle, me semble-t-il, ou plutôt : C’estUne Bonne Nouvelle.

___________________________

iAnaxagore a laissé ce fragment : « Toutes les choses étaient ensemble, illimitées en nombre et en petitesse.  Car le petit était illimité et, toutes choses étant ensemble, nulle n’était perceptible du fait de sa petitesse. » Cité par Simplicius, Commentaires sur la Physique d’Aristote, 155,23. Cf. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1988, p.670

iiAristote dit que les pythagoriciens fixaient le nombre des « principes » à dix, selon deux séries parallèles : « limité/illimité, impair/pair, un/multiple, droite/gauche, mâle/femelle, immobile/en mouvement, droit/courbe, lumière/ténèbres, bon/mauvais, carré/oblong. (Métaphysique A,V, 986 a22)

iiiEmpédocle considère qu’il y a quatre éléments, le feu, l’eau, la terre et l’air. Les éléments échappent au devenir, sont éternels et ne connaissent que l’augmentation et la diminution. (Cf. Aristote, Métaphysique A, III, 984 a8). Selon Simplicius, Empédocle ajoutait les deux principes par lesquels les éléments sont mus : Amour et Haine (Commentaire sur la physique d’Aristote, 25,21). Pour Aétius, Empédocle pensait encore que les quatre éléments sont des Dieux, ce que Sextus Empiricus confirme d’un point de vue plus poétique, en rapportant ces propos d’Empédocle :

« Connais premièrement la quadruple racine

De toutes choses : Zeus aux feux lumineux

Héra mère de vie, et puis Aidônéus,

Nestis enfin, aux pleurs dont les mortels s’abreuvent. »

(Contre les mathématiciens, X, 315) Cité in Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1988, p.376

ivPour Ion de Chio les éléments étaient le feu, la terre et l’air. Cf. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1988, p.451

v« Xénophane a affirmé dogmatiquement que tout est un et que cet Un est Dieu, limité, raisonnable, immuable. » Pseudo-Gallien, Histoire de la philosophie, 7. Cité in Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1988, p. 107

viCf. Isocrate. Sur l’échange, 268. In Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 1988, p. 1022

viiSelon la graphie adoptée pour la traduction de Seyn par François Fédier, traducteur des Réflexions II-VI (Cahiers noirs) de Martin Heidegger.

viiiJe reprends ici la solution proposée par certaines Upaniads de la tradition védique.

ixCité par Aristote, Physique, III, IV, 203 b13

La transe et Platon


« Platon » –

Une première définition philosophique de l’essence de la conscience pourrait mettre l’accent sur sa liberté d’être et de vouloir. La conscience se fonde sur le sentiment de son autonomie intime, singulière. L’exercice de cette autonomie, de cette liberté, lui donne la preuve subjective, immédiate, tangible, de son existence propre, unique. En tant qu’elle exerce librement son vouloir en elle-même, par elle-même et pour elle-même, la conscience a conscience qu’elle existe, et qu’elle vit.

Comme elle existe et vit par elle-même, et pour elle-même, elle prend aussi conscience d’être séparée, subjectivement et objectivement, de tout ce dont elle a conscience. Si la conscience est séparée de ce dont elle a conscience, de tout ce qui constitue le monde dans lequel elle est plongée, et notamment du corps auquel elle est associée, elle peut maintenant être amenée à penser qu’elle est incorporelle, distincte (car séparée) de toute la matière de son expérience.

Une seconde définition de l’essence de la conscience pourrait se fonder sur l’intuition du for intime. La conscience prend paradoxalement d’autant mieux conscience d’elle-même qu’elle mesure la profondeur de son ignorance à propos de sa véritable nature. En se cherchant toujours, elle se sent saisie par l’allant de son mouvement de recherche, et en induit que son essence pourrait être de se chercher toujours plus avant, et plus profondément. N’est-ce pas en se perdant dans sa recherche qu’elle se trouve davantage elle-même ? La conscience de se perdre en se cherchant lui donne une meilleure idée de sa vraie nature (ouverte, et a priori illimitée). Dans cette recherche incessante, il arrive en effet qu’elle se perde, sans le vouloir ou sans le savoir, qu’elle s’égare dans des profondeurs rarement atteintes, et dans lesquelles pourrait sembler même planer l’ombre des dieux. Elle découvre à cette occasion, dans ces abîmes, d’autres liens, d’autres enlacements, qui la relient à d’autres natures, d’autres essences, psychiques ou spirituelles. Dans ces conditions, il lui arrive de penser que « spontanée est l’étreinte multiforme qui l’a suspendue aux dieux ».i Est-elle alors dans l’illusion ou dans la réalité ?

La conscience se constitue progressivement dans la découverte de sa propre singularité, cette unique essence. Elle acquiert un premier aperçu de sa profondeur, qui se révèle toujours plus abyssale. Descartes et sa philosophie du sujet fondée sur le doute, la psychanalyse, la découverte de l’inconscient collectif, ont contribué à la compréhension philosophique et psychologique de l’essence de la conscience. On pourrait dire que, de ce point de vue, la conscience est une invention moderne. D’ailleurs le mot « conscience » est plus moderne que classique. Il ne faisait pas partie du vocabulaire philosophique des Anciensii. Ils employaient plutôt des mots comme « âme » ou « esprit ». Mais l’idée de l’âme telle que définie par Platon ou Aristote, par exemple, ou encore celle d’esprit, telle que comprise par les grandes religions du monde, ne sont pas réellement équivalentes à la notion de conscience telle qu’elle apparaît aujourd’hui. Le sentiment de la liberté de la conscience (et de son autonomie) et la découverte de la puissance psychique du for intime faisaient-ils partie du bagage philosophique et religieux des Anciens? On peut en douter. Tant Platon qu’Aristote ne définissaient par l’âme comme conscience, puisque le mot même de ‘conscience’ n’était pas dans leur vocabulaire.

Mais ils cherchaient à définir l’essence de l’âme, à en mesurer la puissance rationnelle, la faculté de désirer, et ils tentaient d’en percevoir la nature. Dans le mythe d’Eriii, les âmes peuvent choisir librement un « modèle de vie ». Elles sont responsables du sort qu’elles s’allouent à elles-mêmes. Ce choix étant fait, le destin se déroule alors inéluctablement.iv

Mais comment et pourquoi ce choix initial se fait-il ? L’âme a-t-elle toute conscience des implications futures de son choix ? Platon l’affirme. « Même pour celui qui arrive en dernier, il existe une vie satisfaisante plutôt qu’une vie médiocre, pour peu qu’il en fasse le choix de manière réfléchie et qu’il la vive en y mettant tous ses efforts. »v Comment s’assurer que l’âme choisit en toute connaissance de cause, et qu’elle n’est pas aveuglée par son ignorance, ou par ses antécédents ? L’âme peut-elle être pleinement consciente d’elle-même au moment précis où elle doit faire le choix qui déterminera et orientera la nature de sa vie? On pourrait légitimement douter de sa capacité de précognition totale à cet instant crucial. Lorsqu’une âme choisit une ‘vie’, elle sait que le fait de vivre cette vie-là édifiera et modifiera sa conscience, selon des voies qu’elle ignore encore ; elle sait qu’après ce choix initial elle affrontera une grande part d’inconnu. Le choix de la conscience se fonde donc sur une inconscience première, sur une inconnaissance structurelle. Du mythe d’Er, on retiendra qu’en dépit de cette inconscience fondatrice, de ce non-savoir premier, l’âme a entretenu un rapport initial avec le divin, qui lui a donné la liberté du choix. Liberté incomplètement informée, sans doute, mais liberté quand même, et surtout liberté d’essence divine.

D’ailleurs, dans Les Lois, Platon assimile explicitement les âmes à des Divinités : «  Nous affirmerons que ces âmes sont des Divinités. Et peu importe si, immanentes à des corps, elles sont, en leur qualité d’êtres animés, la parure du ciel, ou si les choses procèdent de quelque autre façon. Y a-t-il quelqu’un qui, accordant tout cela, s’obstinerait à ne pas croire que tout est plein de Dieux ? »vi Platon reprend ici la célèbre formule de Thalès (« Tout est plein de Dieux »), qu’il répétera dans l’Épinomis, en y ajoutant l’idée que les Dieux ne négligeront pas les âmes ( – sans doute parce qu’ils partagent avec elles quelque implicite complicité ) : « L’âme est quelque chose de plus ancien, et, à la fois, de plus divin que le corps… Tout est plein de Dieux, et jamais les puissances supérieures, soit manque de mémoire, soit indifférence, ne nous ont négligés !.. »vii

Son élève, Aristote, distinguait quant à lui dans l’âme deux entités, qui portent le même nom : νοῦς (noûs). L’un de ces deux noûs est périssable, et l’autre est immortel et éternel (et donc divin). On peut traduire noûs par « intelligence », «esprit » ou encore « intellect ». En revanche, même dans les traductions savantes, ce mot n’est jamais traduit par « conscience ». Ce terme et cette acception seraient anachroniques dans le contexte de la Grèce de Platon et d’Aristote. Cependant les deux noûs décelés par Aristote portent en eux quelque chose qui relève de la conscience et de sa lumière.

Aristote utilise la métaphore de la lumière à propos de celui des deux noûs qui est immortel, éternel, ‘séparé’ (de la matière) et capable de ‘produire toutes choses’ : « Il y a d’une part le noûs (l’esprit) capable de devenir toutes choses, d’autre part le noûs capable de les produire toutes, semblable à une sorte d’état comme la lumière : d’une certaine manière, en effet, la lumière elle aussi fait passer les couleurs de l’état de puissance à l’acte. Et ce noûs est séparé, sans mélange, et impassible, étant acte par essence. Toujours en effet, l’agent est supérieur au patient et le principe à la matière (…) Il ne faut pas croire que le noûs tantôt pense et tantôt ne pense pas. C’est lorsqu’il a été séparé qu’il est seulement ce qu’il est en propre, et cela seul est immortel et éternel. Mais nous ne nous en souvenons pas, car ce principe est impassible, tandis que le noûs passif est corruptible et que sans lui [le noûs éternel] il n’y a pas de pensée. »viii Un peu avant, Aristote définit l’âme par deux facultés principales, « le mouvement local » et « la pensée, l’intelligence et la sensibilité».ix Faut-il penser que les deux formes de noûs (le noûs périssable et le noûs éternel) possèdent l’un et l’autre pensée, intelligence, sensibilité ainsi que la capacité de mouvement local ? Le noûs périssable dispose de la pensée, de l’intelligence et de la sensibilité en tant qu’elles peuvent devenir toutes choses, c’est-à-dire en tant qu’elles peuvent se les assimiler perceptuellement puis conceptuellement. Par contraste, le noûs éternel utilise la pensée, l’intelligence et la sensibilité en tant que celles-ci peuvent créer toutes choses, – et notamment des choses tout autres.

Le premier des deux noûs est ‘périssable’ et ‘corruptible’, puisqu’il se mêle aux choses de ce monde en devenant semblables à elles. Le deuxième noûs est à l’évidence d’essence divine, puisqu’il est ‘créateur’, ‘séparé’, ‘immortel’ et ‘éternel’.Il est aussi ‘impassible’, pour pouvoir recevoir en lui toutes les formes intelligibles. Aristote appelle le deuxième noûs ‘l’intelligence de l’âme’ (littéralement, le ‘noûs de la psyché’, τῆς ψυχῆς νοῦς, tès psukhès noûs). Ce noûs-là est « ce par quoi l’âme raisonne et conçoit »x. Le noûs de l’âme est capable de concevoir et de créer toutes choses. Le noûs corporel, périssable, a seulement pour tâche de mettre en acte ce que le noûs de l’âme a conçu, il a pour tâche d’actualiser les choses conçues et de les faire devenir. Les faire devenir quoi ? Ce pour quoi elles sont faites. Il faut que les choses accomplissent la fin pour laquelle elles ont été créées.

C’est là l’occasion de revenir sur le sens profond du mot un peu technique qu’Aristote utilise pour caractériser l’âme: ἐντελεχείᾳ, « entéléchie ». On peut décomposer ce mot en en-télos-ekheia, littéralement : « ce qui possède en soi sa fin ». Seules les âmes possèdent en elles-mêmes leur propre fin. Quant aux choses que l’âme crée, elles n’ont pas de fin en elles-mêmes, elles n’ont de fin que celle que l’âme qui les conçoit a bien voulu leur donner.

La connaissance, l’opinion, le désir sont des attributs du noûs, ils sont ce qui distingue l’âme humaine de l’âme des végétaux ou de l’âme des animaux.xi Pourtant, s’ils n’ont ni connaissances ni opinions, les plantes et les animaux ‘sentent’ et peut-être même ‘désirent’. Ce qui est crucial, c’est que, à la différence des âmes des plantes et des animaux, l’âme humaine est consciente de ses sensations ou de ses désirs. La sensation ou le désir n’est pas de même nature que la conscience de la sensation ou du désir. Pour reprendre le vocabulaire d’Aristote, la conscience relève du noûs, le noûs séparé, immortel et éternel de l’âme.

On l’a dit, ni Platon ni Aristote n’emploient le mot conscience, qui n’existait pas dans leur langue. Mais il y avait une façon d’aborder indirectement ce que la notion de conscience recouvre, sans la nommer comme telle, avec le concept de ‘sens commun’. Le ‘sens commun’ n’est pas un ‘sixième sens’, mais il perçoit le fait que des sensations sont perçues par les organes sensibles. Le ‘sens commun’ est une conscience de l’existence des sensations. Il est cet ‘autre sens’ qui, chez Aristote, ressemble le plus au sens interne de la conscience. « Puisque nous sentons que nous voyons et entendons, il faut que le sujet sente qu’il voit ou bien par la vue, ou bien par un autre sens. »xii

À propos de cette remarque d’Aristote, Jamblique note, dans son Traité de l’âme, que la sensation propre au ‘noûs de l’âme’ porte le même nom que la sensation irrationnelle qui est commune à l’âme et au corps. Il dit que le même mot s’applique à deux phénomènes complètement différents, et qu’il ne faut pas les confondre. Simplicius a lui-même commenté ce commentaire de Jamblique, et il en a profité pour offrir une définition de la conscience qui est plus proche de la conception moderne. Il pose que la conscience est « la faculté de se tourner vers soi-même », ce qui implique que la conscience peut aussi se percevoir elle-même. La conscience est consciente d’elle-même, elle se sait consciente.xiii

Lorsque l’âme s’unit au corps, le principe (divin) qui est en elle, et qui porte le nom de noûs, n’en souffre aucune diminution, aucune altération ; il n’y a aucune hybridation intime de sa nature avec la nature corporelle. Elle ne sort pas d’elle-même pour se mêler à la matière comme en une tourbe (qui serait alors sa tombe)… Mais alors comment le corps, qui « participe » de l’âme par cette union, est-il animé par elle, si celle-ci est séparée de lui ? Comment s’effectue la participation de la vie corporelle à la vie de l’âme et réciproquement? Comment l’âme éternelle et immortelle est-elle « accrochée » au corps corruptible et périssable ?

Aristote formule cette question ainsi : « Si l’intelligence (noûs) est simple (aploûs) et impassible (apathès) et si elle n’a rien de commun avec quoi que ce soit, au dire d’Anaxagore, comment pensera-t-elle, si penser, c’est subir une certaine passion ? Car c’est en tant qu’un élément est commun à deux termes que l’un, semble-t-il, agit et que l’autre pâtit. De plus, l’intelligence est-elle elle aussi intelligible ? »

On a déjà vu qu’Aristote a trouvé une solution à ce problème en distinguant deux sortes de noûs dans l’âme.xiv Jamblique commente succinctement la thèse de la simplicité du noûs ainsi : « L’Intelligence (noûs) est l’essence supérieure à l’âme; or Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable. »xv A son tour, Simplicius commente le commentaire de Jamblique : « Le divin Jamblique entend par Intelligence en puissance et Intelligence en acte l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligence participée, soit l’Intelligence imparticipable».xvi

Qu’est-ce que le ‘divin Jamblique’ veut dire exactement ? Que sont cette ‘Intelligence participée’ et cette ‘Intelligence imparticipable’ ? Le sens de ces expressions a été expliqué par Proclus, qui y voit une sorte de hiérarchie descendante des niveaux de l’Intelligence: « L’Intelligence a une triple puissance : il y a l’Intelligence imparticipable, distincte de tous les genres particuliers; puis l’Intelligence participable, à laquelle participent les âmes des dieux et qui leur est supérieure ; enfin, l’Intelligence qui habite dans les âmes et leur donne leur perfection. »xvii Malgré l’épithète flatteur (le ‘divin Jamblique’), Simplicius ne soutient pas l’interprétation donnée par celui-ci du passage d’Aristote en question. Il propose sa propre explication, que je résume ici. L’Intelligence des âmes (noûs) est en réalité l’essence (ou l’entité) première, indivisible, et séparée. Elle est la vie suprême. Elle unit intimement la chose pensée, la chose pensante et la pensée. Elle est éternelle, permanente, parfaite. Elle détermine toutes choses et elle en est la cause. Bref, elle est ce qu’il y a de divin en l’âme. L’âme humaine peut s’élever de l’intelligence inférieure qui lui a été attribuée et atteindre à cette Intelligence première (noûs). Ainsi l’on peut dire que l’âme ‘change’ et ‘demeure’ tout à la fois. Elle ‘change’ parce qu’elle peut soit descendre vers les choses du second degré (la matière, les perceptions, les sensations), soit remonter à leur essence pure et séparée. Et elle ‘demeure’ parce qu’elle participe aussi de l’Intelligence (noûs), laquelle ‘demeure’ toujours ce qu’elle est, – ce qui rend possibles les divers états de l’âme humaine.

L’Intelligence première, ‘séparée’ et ‘participée’, représente en fait l’essence supérieure à l’âme. Elle ne considère pas les choses sensibles en tant que sensibles, mais elle contemple les formes des choses sensibles dans leur essence, elle s’élève par elles jusqu’aux formes intelligibles. Ce qu’on appelle la Raison (Logos) est précisément l’Intelligence en acte. C’est elle qui connaît les choses intelligibles, alors que l’Intelligence qui habite en l’âme humaine connaît les choses sensibles d’abord en tant que sensibles.xviii

Tous ces développements et commentaires (qui, j’espère, ne lassent pas trop le lecteur) sont nécessaires parce que le passage d’Aristote dont Simplicius discute longuement le sens est en réalité fort ambigu. Le fait est qu’il a donné lieu à de nombreuses interprétations, dont on trouve la liste chez Jean Philoponxix. Pour résumer les avis des commentateurs, l’opinion de Jamblique parait conforme à celle d’Alexandre d’Aphrodisie, et l’opinion de Simplicius se rapproche de celles de Plotin et de Plutarque d’Athènes… Mais revenons au ‘divin Jamblique’. Il dit que la vie du corps se nourrit de deux apports essentiels, venant de deux directions différentes. D’un côté, la vie corporelle est « enlacée » à la matière, qui la soutient et la supporte. D’un autre côté, il y a aussi un « enlacement » de la vie corporelle avec la vie de l’âme.xx Le mot « enlacement » est la métaphore choisie par Jamblique pour expliquer le paradoxe de l’union de deux essences si différentes, l’une divine, l’autre animale. L’« enlacement » est une sorte d’« embrassade » ou d’« étreinte ». Peut-il y avoir entre l’âme et le corps un tel contact intime, sans altération, un effleurement sans pénétration ?

Toute métaphore nous enferme dans son propre réseau de sens. Pour nous en libérer, il faut peut-être revenir aux théories initiales dont les néo-platoniciens se sont nourris. Dans le Timée, le ‘divin Platon’ décrit trois sortes d’âmes. « Il est en nous trois sortes d’âme, ayant leurs trois demeures distinctes, et chacune se trouve avoir ses mouvements. »xxi

Il y a d’abord l’âme qui est « le principe immortel du vivant mortel ».xxii Il y a ensuite « une autre espèce d’âme qui est mortelle » et qui « porte en elle des passions redoutables et inévitables. »xxiii Elle doit être séparée du principe divin (pour ne pas le souiller), et pour cela elle placée dans la poitrine, donc éloignée de la tête par une « frontière » qui est le cou. Cette âme contient elle-même deux parties, « une naturellement meilleure, une autre pire »,xxivune qui a part au courage et l’autre à l’emportement. Cette âme est située entre le diaphragme et le cou, et le cœur lui sert de « poste des gardes »xxv pour réguler les passions et les emportements. Enfin, il y a l’âme appétitive, « qui a l’appétit du manger, du boire et de toutes ces choses dont la nature du corps lui fait éprouver le besoin ».xxvi Elle est établie entre le diaphragme et le nombril, et elle y est « attachée comme une bête sauvage »xxvii.

Cette âme ne pourra jamais entendre raison. Cependant, comme ceux qui ont composé l’homme se souvenaient que « le Père leur avait recommandé de faire l’espèce humaine aussi parfaite que possible »xxviii, ils voulurent « redresser même le côté faible en nous, pour qu’il pût effleurer quelque peu la vérité ».xxix Ils installèrent donc dans le foie l’organe de la divination,xxx comme une sorte de compensation.

La divination relève de l’« enthousiasme », ἐνθουσιασμός (enthousiasmós), mot qui signifiait à l’origine inspiration par le divin ou possession par la présence du Dieu. C’est le propre de la transe de permettre l’accès à ces états spéciaux de l’esprit, qu’aujourd’hui encore, on tente de mettre en évidence avec l’aide des neurosciences et de leurs techniques d’imagerie.xxxi

Platon parle de l’état de ‘transe’xxxii, mais il distingue nettement la transe proprement dite du retour ultérieur à la raison, qui permettra l’analyse (rationnelle) de cette expérience de la transe et des visions associées. C’est à cette nécessaire analyse, à cette interprétation « en pleine raison », qu’il donne la primauté. « Nul homme, dans son bon sens, n’atteint à une divination inspirée et véridique, mais il faut que l’activité de son jugement soit entravée par le sommeil ou la maladie, ou déviée par quelque espèce d’enthousiasme. Au contraire, c’est à l’homme en pleine raison de rassembler dans son esprit, après se les être rappelées, les paroles prononcées dans le rêve ou dans la veille par la puissance divinatoire qui remplit d’enthousiasme, ainsi que les visions qu’elle a fait voir ; de les discuter toutes par le raisonnement pour en dégager ce qu’elles peuvent signifier, et pour qui, dans l’avenir, le passé ou le présent, de mauvais ou de bon. Quant à celui qui a été à l’état de ‘transe’ et qui y demeure encore, ce n’est pas son rôle de juger de ce qui lui est apparu ou a été proféré par lui ; mais il dit bien, le vieux dicton : ‘faire ce qui est de lui, et soi-même se connaître, au bien sensé seul il convient’.»xxxiii

Celui qui est en transe n’est pas en mesure de juger de ce qui lui apparaît. Il faut avoir sa pleine raison, être ‘bien sensé’, pour se connaître soi-même et faire ce qu’il revient de faire. Il y a là un indice précieux sur les capacités de l’homme à communiquer, en un sens, avec le divin. La transe fait partie des plus grands dons divins. « C’est un fait que, des biens qui nous échoient, les plus grands sont ceux qui nous viennent par le moyen d’un délire, dont assurément nous sommes dotés par un don divin. »xxxiv Mais le délire et la transe ne sont de grandes choses que s’ils sont bien d’origine divine.xxxv

L’âme raisonnable est un « daimon », elle est comme un génie protecteur que Dieu donne à chacun. Elle est un principe qui habite en nous, au sommet du corps, et qui nous élève vers le ciel, « car nous sommes une plante non pas terrestre mais céleste. Et nous avons bien raison de le dire : c’est là haut, en effet, d’où est venue notre âme à sa première naissance, que ce principe divin accroche notre tête, qui est comme notre racine, pour dresser tout notre corps »xxxvi.

Plus belle encore que la métaphore de l’« enlacement », il y a celle de la « conversation » que le Soi peut entretenir avec le Soi. « Dans leur unité, [les causes premières] embrassent en elles-mêmes l’ensemble des êtres. Littéralement, le Divin même s’entretient avec lui-même. »xxxvii Le Divin s’entretient avec lui-même, et il convie l’âme à participer à cet échange.

_________

i« Notre nature a de son fonds la connaissance innée des dieux, supérieure à toute critique et à toute option, et antérieure au raisonnement et à la démonstration. (…) A dire vrai, ce n’est pas même une connaissance que le contact avec la divinité. Car la connaissance est séparée [de son objet] par une sorte d’altérité. Or, antérieurement à celle qui connaît un autre comme étant elle-même autre, spontanée est l’étreinte multiforme qui nous a suspendus aux dieux. (…) car nous sommes plutôt enveloppés de la présence divine ; c’est elle qui fait notre plénitude et nous tenons notre être même de la science des dieux. » Jamblique. Les mystères d’Égypte. I, 3. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.5

iiCicéron a employé le mot conscientia pour définir le sentiment par lequel on juge de la moralité de ses actions. Mais il s’agit là d’un aspect spécifique de la conscience en acte – le sentiment moral, la « bonne ou la mauvaise conscience » –, et non de l’appréhension de la conscience en tant que telle, de son « ipséité », de son caractère absolument unique et singulier.

iiiPlaton, La République, livre X, 614 b – 621 d

iv« Parole de la vierge Lachésis, fille de Nécessité. Âmes éphémères, voici le commencement d’un nouveau cycle qui pour une race mortelle sera porteur de mort. Ce n’est pas un démon qui vous tirera au sort, mais c’est vous qui choisirez un démon. Que le premier à être tiré au sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. De la vertu, personne n’est le maître ; chacun, selon qu’il l’honorera ou la méprisera, en recevra une part plus ou moins grande. La responsabilité appartient à celui qui choisit. Le dieu, quant à lui, n’est pas coupable. » Platon, La République, livre X, 617d-e

vPlaton, La République, livre X, 619 b

viPlaton, Lois, X 899 b. Traduit du grec par Léon Robin. Éditions de la Pléiade, Gallimard, 1950, p. 1026

viiPlaton, Epinomis, 991 d, Traduit du grec par Léon Robin. Éditions de la Pléiade, Gallimard, 1950, p. 1162

viiiAristote, De l’âme III, 5, 430a

ixAristote, De l’âme III, 3, 427a

x« Il faut donc que le noûs soit impassible, mais qu’il soit capable de recevoir la forme des objets, et qu’il soit, en puissance, tel que la chose, sans être la chose elle-même; en un mot, il faut que ce que la sensibilité est à l’égard des choses sensibles, l’intelligence le soit à l’égard des choses intelligibles. Il est donc nécessaire, puisqu’il pense toutes choses, qu’il soit distinct des choses, ainsi que le dit Anaxagore, afin qu’il les domine, c’est-à-dire afin qu’il les connaisse. Car s’il manifeste sa forme propre auprès d’une forme étrangère, il fait obstacle à celle-ci et l’éclipsera. Aussi n’a-t-il en propre aucune nature si ce n’est d’être en puissance. Ainsi donc, ce qu’on appelle l’intelligence de l’âme (τῆς ψυχῆς νοῦς, tès psukhès noûs), je veux dire ce par quoi l’âme raisonne et conçoit, n’est en acte aucune des choses du dehors, avant de penser. Voilà aussi pourquoi il est rationnel de croire que l’intelligence (le noûs) ne se mêle pas au corps ; car elle prendrait alors une qualité : elle deviendrait froide ou chaude, ou bien elle aurait quelque organe, comme en a la sensibilité. Mais maintenant elle n’a rien de pareil, et l’on a bien raison de prétendre que l’âme n’est que le lieu des formes ; encore faut-il entendre, non pas l’âme tout entière, mais simplement l’âme intelligente [ou le noûs de l’âme]; et non pas les formes en entéléchie, mais seulement les formes en puissance. » Aristote, De l’âme III, 3, 429a

xiAristote, De l’âme I, 5, 411a-b

xiiAristote, De l’Âme, III, 2, 425b

xiii « L’homme est complet sous le rapport de la sensibilité; cela lui est commun avec beaucoup d’autres animaux. Mais, sentir que nous sentons, c’est le privilège de notre nature : car c’est le propre de la faculté rationnelle de pouvoir se tourner vers soi-même. On voit que la raison s’étend ainsi jusqu’à la sensation, puisque la sensation qui est propre de l’homme se perçoit elle-même. En effet, le principe qui sent se connaît lui-même dans une certaine mesure quand il sait qu’il sent, et, sous ce rapport, il se tourne vers lui-même et s’applique à lui-même… La sensation qui est nôtre est donc rationnelle : car le corps lui-même est organisé rationnellement. Cependant, comme le dit Jamblique, la sensation qui est nôtre porte le même nom que la sensation irrationnelle, sensation qui est tout entière tournée vers le corps, tandis que la première se replie sur elle-même. Sans doute, elle ne se tourne pas vers elle-même comme l’intelligence ou la raison : car elle n’est point capable de connaître son essence ni sa puissance, et elle ne s’éveille pas d’elle-même ; elle connaît seulement son acte et elle sait quand elle agit; or, elle agit quand elle est mise en mouvement par l’objet sensible. » Simplicius. Commentaire sur le Traité de l’Âme, f. 52, éd. d’Alde.

xivAristote, De l’âme III, 5, 430a

xvFragment cité par Simplicius, Comm. sur le Traité de l’Âme, f. 62, éd. d’Alde.

xviSimplicius, ibid., f. 88.

xviiComm. sur l’Alcibiade, t. II, p. 178, éd. Cousin

xviii«Dans notre Commentaire sur le livre XII de la Métaphysique, en suivant les idées exposées sur ce point par Jamblique conformément à la pensée d’Aristote, nous avons longuement expliqué, comme c’en était le lieu, ce qu’est l’Intelligence séparée des âmes ; nous avons fait voir qu’elle est l’essence première et indivisible, la vie parfaite et l’acte suprême; qu’elle offre l’identité de la chose pensée, de la chose pensante et de la pensée; qu’elle possède la perpétuité, la permanence, la perfection ; qu’elle détermine toutes choses et en est la cause. Il nous reste donc maintenant à dire ce qu’est l’Intelligence participée par nos âmes : car il y a une Intelligence particulière participée par chaque âme raisonnable… Aristote parle donc ici de l’âme raisonnable, mais non de l’Intelligence participée par elle au premier degré. On peut, comme nous l’avons dit, s’élever de cette intelligence inférieure [l’âme humaine, raisonnable] à cette Intelligence participée, dont la condition diffère de celle de l’âme : car l’âme, ayant son essence et sa vie déterminées par l’Intelligence participée, change et demeure tout à la fois, descend vers les choses du second degré et remonte à l’essence pure et séparée de la matière, tandis que l’Intelligence participée, demeurant toujours ce qu’elle est, détermine les divers états de l’âme; c’est ainsi que la puissance de la Nature, qui détermine les choses engendrées, peut, tout en restant indivisible et en demeurant ce qu’elle est, déterminer les choses divisibles et changeantes. ‘Mais, dit-il [dit Jamblique], l’Intelligence est l’essence supérieure à l’âme; or, Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable.’ Comment admettre cependant qu’Aristote, dans son Traité de l’Âme, ne parle point de la Raison, qui est la plus haute faculté de l’âme ?… Aristote appelle proprement Intelligence la Raison qui appartient à l’âme, parce que la Raison est immédiatement déterminée par l’Intelligence; il la regarde comme une faculté précieuse, parce qu’elle ne considère pas les choses sensibles en tant que sensibles, mais qu’elle contemple, soit les formes des choses sensibles en tant qu’elles peuvent être connues dans leur essence, soit les formes qui subsistent dans l’essence rationnelle, ou bien s’élève par elles aux formes intelligibles. Alors la Raison devient l’Intelligence en acte : car elle connaît les choses intelligibles et non les choses sensibles en tant que sensibles, telles que les perçoit la sensation ; dans ce dernier cas, elle est seulement l’Intelligence en puissance… Considérons maintenant comment nous pourrons concilier notre opinion avec celle du divin Jamblique, qui par Intelligence en puissance et Intelligence en acte entend l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligence qui détermine l’âme [l’Intelligence participée], soit l’Intelligence imparticipable, tandis que nous croyons que, dans la pensée d’Aristote, l’Intelligence en puissance et l’Intelligence en acte appartiennent à l’essence de l’âme, comme nous l’avons longuement expliqué ci-dessus en nous servant des termes mêmes d’Aristote. Nous ne voudrions pas contredire Jamblique : nous tâcherons donc de concilier, autant que nous le pourrons, son opinion avec la nôtre, etc. » Comm. du Traité de l’Âme, f. 61, 62, 88, éd. d’Alde.

xixComm. sur le Traité de l’Âme, III, s 50

xx« Lorsqu’enfin [l’âme] est arrivée dans le corps, ni elle-même ne pâtit, ni les concepts qu’elle donne au corps ; car ceux-ci également sont des formes simples et, d’une même espèce, n’admettant aucun trouble, aucune sortie d’elles-mêmes. (…) Ce qui participe de l’âme pâtit et n’a pas d’une façon absolue la vie et l’être, mais est enlacé à l’indéfini et à l’altérité de la matière… » Jamblique. Les mystères d’Égypte. I, 10. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.25

xxiTimée 89 e

xxiiTimée 42 e

xxiiiTimée 69 c

xxivTimée 69 e

xxvTimée 70 b

xxviTimée 70 d

xxviiTimée 70 e

xxviiiTimée 71 d

xxixTimée 71 d

xxxTimée 71 e

xxxiCf. les travaux de Steven Laureys au Coma Science Group du Centre Giga Consciousness (CHU et Université de Liège).

xxxiiLe mot ‘transe’ est utilisée par Léon Robin dans sa traduction. L’original grec emploie une périphrase : τοῦ δὲ μανέντος ἔτι τε ἐν τούτῳ μένοντος , « celui qui a été à l’état de ‘transe’ et qui y demeure encore » (Timée 72 a).

xxxiiiTimée 71e-72a

xxxivPhèdre 244 a

xxxv« Le délire est une belle chose toutes les fois qu’il est l’effet d’une dispensation divine. » Phèdre 244 c

xxxviTimée 90 a

xxxviiJamblique. Les mystères d’Égypte. I, 15. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.33

De l’essence de la conscience


« Platon »

Comment définir l’essence de la conscience ?

Une première définition de l’essence de la conscience pourrait mettre l’accent sur sa liberté d’être et de vouloir. La conscience de toute personne se fonde sur le sentiment de son autonomie intime, singulière. L’exercice de cette autonomie, de cette liberté, lui donne la preuve subjective, immédiate, tangible, de son existence propre, unique. En tant qu’elle exerce librement son vouloir en elle-même, par elle-même et pour elle-même, la conscience a conscience qu’elle existe, et qu’elle vit.

Comme elle existe et vit par elle-même, et pour elle-même, il serait possible d’en déduire qu’elle a aussi conscience d’être séparée, subjectivement et objectivement, de tout ce dont elle a conscience.

De plus, si la conscience est ontologiquement séparée de ce dont elle a conscience, de tout ce qui constitue le monde dans lequel elle est plongée, et notamment du corps auquel elle est associée, elle peut être amenée à penser qu’elle est incorporelle, distincte de toute la matière de son expérience.

Une seconde définition de l’essence de la conscience pourrait se fonder sur l’intuition du for intime.

La conscience prend paradoxalement d’autant mieux conscience d’elle-même qu’elle mesure la profondeur de son ignorance à propos de sa véritable nature. En se cherchant toujours, elle se sent saisie par l’allant de son propre mouvement, et en induit que son essence pourrait être de se chercher sans cesse toujours plus avant, et plus profondément.

N’est-ce pas en se perdant dans cette recherche qu’elle se trouve davantage elle-même ? La conscience de se perdre en se cherchant lui donne une meilleure idée de sa vraie nature (ouverte, et a priori illimitée).

Dans cette recherche incessante, il arrive qu’elle se perde, sans le vouloir ou sans le savoir, et qu’elle s’égare dans des profondeurs rarement atteintes, et dans lesquelles pourrait sembler même planer l’ombre des dieux.

Elle découvre à cette occasion et dans ces abîmes d’autres liens, d’autres enlacements, qui la relient à d’autres natures, d’autres essences, psychiques ou spirituelles.

Si, dans ces conditions, elle pense que « spontanée est l’étreinte multiforme qui l’a suspendue aux dieux »i, est-elle alors dans l’illusion ou dans la réalité?

La conscience se constitue par la découverte de sa propre singularité, unique, mais aussi en acquérant un aperçu de sa profondeur, abyssale.

Descartes, et sa philosophie du sujet fondée sur le doute, mais aussi la psychanalyse et la découverte des abysses de l’inconscient collectif comme sources vives de la conscience singulière, ont contribué à donner quelque matière pour une meilleure prise de conscience philosophique et psychologique de son essence.

On pourrait donc dire que, de ce point de vue, la conscience est une invention moderne.

Le mot « conscience » lui-même est plus moderne que classique. Il ne faisait pas partie du vocabulaire philosophique des Anciensii. Ils employaient plutôt des mots comme « âme » ou « esprit »…

Mais l’idée de l’âme telle que définie par Platon ou Aristote, par exemple, ou encore celle d’esprit, telle que comprise par les grandes religions du monde, ne sont pas réellement équivalentes à la notion de conscience telle qu’elle peut apparaître aujourd’hui.

Le sentiment de la liberté de la conscience (et de son autonomie) et la découverte de la puissance et de la profondeur psychique du for intime faisaient-ils partie du bagage philosophique et religieux des Anciens? On peut en douter.

Tant Platon qu’Aristote ne définissaient par l’âme comme conscience, puisque le mot même de « conscience » n’était pas dans leur vocabulaire.

Mais ils cherchaient à définir l’âme comme essence, à en mesurer la puissance rationnelle, la faculté de désirer, et à en percevoir la nature divine.

Dans le mythe d’Eriii, les âmes peuvent choisir librement un « modèle de vie ». Elles sont responsables du sort qu’elles s’allouent à elles-mêmes. Mais ce choix étant fait, le destin se déroule alors inéluctablement.

« Parole de la vierge Lachésis, fille de Nécessité. Âmes éphémères, voici le commencement d’un nouveau cycle qui pour une race mortelle sera porteur de mort. Ce n’est pas un démon qui vous tirera au sort, mais c’est vous qui choisirez un démon. Que le premier à être tiré au sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. De la vertu, personne n’est le maître ; chacun, selon qu’il l’honorera ou la méprisera, en recevra une part plus ou moins grande. La responsabilité appartient à celui qui choisit. Le dieu, quant à lui, n’est pas coupable. »iv

Mais comment et pourquoi ce choix initial se fait-il ? Est-il fait par l’âme en toute conscience de ses implications futures ? Platon l’affirme.

« Même pour celui qui arrive en dernier, il existe une vie satisfaisante plutôt qu’une vie médiocre, pour peu qu’il en fasse le choix de manière réfléchie et qu’il la vive en y mettant tous ses efforts. »v

Comment s’assurer que l’âme choisit en toute connaissance de cause, et qu’elle n’est pas aveuglée par son ignorance, ou par ses antécédents ?

L’âme peut-elle être pleinement consciente d’elle-même au moment précis où elle doit faire le choix qui déterminera précisément sa nature pour son nouveau cycle de vie?

On peut douter de sa capacité de précognition totale à cet instant crucial.

Plus vraisemblablement, toute âme choisissant une ‘vie’, qui servira aussi de ‘substance’, de ‘matière’ à partir de laquelle édifier sa ‘conscience’, affronte implicitement une grande part d’inconnu. Toute conscience se fonde sur une inconscience préalable.

Du mythe d’Er, on retiendra qu’en dépit de cette inconscience fondatrice, de ce non-savoir premier, toute âme a entretenu un rapport initial avec le divin, qui lui a donné la liberté du choix. Liberté incomplètement informée, sans doute, mais liberté, quand même, et surtout d’essence divine.

Dans Les Lois, Platon assimile explicitement les âmes à des Divinités. En l’occurrence il évoque celles des astres, mais l’idée se veut générale.

Il cite d’ailleurs la célèbre formule de Thalès (« Tout est plein de Dieux »): «  Nous affirmerons que ces âmes sont des Divinités. Et peu importe si, immanentes à des corps, elles sont, en leur qualité d’êtres animés, la parure du ciel, ou si les choses procèdent de quelque autre façon. Y a-t-il quelqu’un qui, accordant tout cela, s’obstinerait à ne pas croire que tout est plein de Dieux ? »vi

Platon reprend à nouveau la formule dans l’Epinomis, en y associant l’idée que les âmes ont quelque chose de divin: « L’âme est quelque chose de plus ancien, et, à la fois, de plus divin que le corps…Tout est plein de Dieux, et jamais les puissances supérieures, soit manque de mémoire, soit indifférence, ne nous ont négligés !.. »vii

Son élève, Aristote, distingue dans l’âme deux entités, qui portent le même nom : νοῦς (noûs). L’un des deux noûs est périssable, et l’autre est immortel et éternel.

On peut traduire noûs par « intelligence », «esprit » ou encore « intellect ». En revanche, même dans les traductions savantes, ce mot n’est jamais traduit par « conscience ». Ce terme et cette acception seraient anachroniques dans le contexte de la Grèce de Platon et d’Aristote. Cependant les deux noûs portent en eux quelque chose qui relève de la conscience et de sa lumière.

Aristote utilise d’ailleurs cette métaphore de la lumière à propos de l’un des deux noûs. celui qui est ‘séparé’ (de la matière), et qui est capable de ‘créer’ :

« Il y a d’une part le noûs (l’esprit) capable de devenir toutes choses, d’autre part le noûs capable de les produire toutes, semblable à une sorte d’état comme la lumière : d’une certaine manière, en effet, la lumière elle aussi fait passer les couleurs de l’état de puissance à l’acte. Et ce noûs est séparé, sans mélange, et impassible, étant acte par essence. Toujours en effet, l’agent est supérieur au patient et le principe à la matière (…) Il ne faut pas croire que le noûs tantôt pense et tantôt ne pense pas. C’est lorsqu’il a été séparé qu’il est seulement ce qu’il est en propre, et cela seul est immortel et éternel. Mais nous ne nous en souvenons pas, car ce principe est impassible, tandis que le noûs passif est corruptible et que sans lui [le noûs éternel] il n’y a pas de pensée. »viii

Un peu plus loin, Aristote définit l’âme par ses deux facultés principales, d’une part « le mouvement local » et d’autre part, « la pensée, l’intelligence et la sensibilité».ix

Est-ce à dire que les deux formes de noûs possèdent à la fois pensée, intelligence, sensibilité ainsi que la capacité de mouvement local, ou bien doit-on penser que l’un des noûs est doté du mouvement local et que l’autre a pour attribut la pensée et l’intelligence ?

Ou bien faut-il présumer que l’un des deux noûs dispose de la pensée, de l’intelligence et de la sensibilité en tant qu’elles peuvent devenir toutes choses, c’est-à-dire en tant qu’elles peuvent se les assimiler conceptuellement et perceptuellement ? Et faut-il déduire parallèlement que l’autre noûs utilise les attributs de la pensée, l’intelligence et la sensibilité en tant que celles-ci peuvent l’aider à créer de tout autres choses ?

Le premier des deux noûs est ‘corruptible’, puisqu’il se mêle aux choses de ce monde en devenant semblables à elles.

Le deuxième noûs est d’essence divine, puisqu’il est ‘créateur’, ‘séparé’, ‘immortel’ et ‘éternel’.Ildoit être aussi ‘impassible’, pour pouvoir recevoir en lui toutes les formes intelligibles.

Aristote appelle ce deuxième noûs ‘l’intelligence de l’âme’ (ou le ‘noûs de l’âme’, τῆς ψυχῆς νοῦς, tès psukhès noûs), c’est-à-dire « ce par quoi l’âme raisonne et conçoit »x.

Le noûs de l’âme est, en puissance, capable de concevoir et de créer toutes choses. Il laisse cependant au premier noûs (le noûs corporel, périssable) le soin de mettre en acte ce qu’il conçu, d’actualiser les choses qu’il a créées, et de les faire devenir. Les faire devenir quoi ? Ce que les choses sont par essence et en puissance, à savoir la fin qu’elles doivent accomplir pour se réaliser elles-mêmes.

C’est d’ailleurs là le sens profond du mot un peu technique qu’Aristote utilise pour caractériser l’âme: ἐντελεχείᾳ, « entéléchie », que l’on peut décomposer en en-télos-ekheia : « ce qui possède en soi sa fin »

Aristote distingue l’âme humaine de l’âme des végétaux ou de l’âme des animaux, par le moyen de ses attributs essentiels, dont la capacité de connaissance, d’opinion, et le désir.

« La connaissance appartient à l’âme, ainsi que la sensation, l’opinion, et encore le désir. »xi

Ce sont des attributs du noûs, que n’ont ni les végétaux, ni les animaux. Pourtant, s’ils n’ont ni connaissances ni opinions, les plantes et les animaux à l’évidence « sentent » et peut-être même « désirent ». Cependant ces mots (sensation, désir) doivent s’entendre dans un autre sens.

Ce qui est crucial, c’est que, à la différence des plantes et des animaux, l’homme est conscient de sa sensation ou de son désir.

La sensation ou le désir (du corps) n’est pas de même nature que la conscience de la sensation ou du désir (qui relève du noûs, c’est-à-dire de la partie séparée, immortelle et éternelle de l’âme).

Une autre façon d’aborder la question de la conscience, sans la nommer comme telle, consiste à évoquer le sens commun, qui n’est pas un « sixième sens », mais qui perçoit les sensations perçues par les organes sensibles, et qui surtout rend la sensation consciente. Le sens commun est ce qui, chez Aristote, ressemble le plus au sens interne de la conscience.

« Puisque nous sentons que nous voyons et entendons, il faut que le sujet sente qu’il voit ou bien par la vue, ou bien par un autre sens. »xii,

Dans son propre Traité de l’âme, Jamblique note à propos de cette remarque d’Aristote que la sensation qui est propre à l’âme (ou plutôt au ‘noûs de l’âme’) porte le même nom que la sensation irrationnelle, qui est commune à l’âme et au corps. Le même mot s’applique à deux phénomènes complètement différents. Il ne faut pas les confondre.

Simplicius a lui-même commenté ce commentaire de Jamblique sur Aristote, et offre une définition de la conscience, plus proche de la conception moderne. Il pose que la conscience est « la faculté de se tourner vers soi-même », ce qui implique que la conscience peut aussi se percevoir elle-même. La conscience est consciente d’elle-même, elle se sait consciente.xiii

Lorsque l’âme s’unit au corps, le principe (divin) qui est en elle, et qui porte le nom de noûs, n’en souffre aucune diminution, aucune altération ; il n’y a aucune hybridation intime de sa nature avec la nature corporelle. Elle ne sort pas d’elle-même pour se mêler à la matière comme en une tourbe (qui serait alors sa tombe)….

Mais alors comment le corps, qui « participe » de l’âme par cette union, est-il agi par elle, si celle-ci est séparée de lui ? Comment s’effectue la participation de la vie corporelle à la vie de l’âme et réciproquement?

Comment l’âme éternelle et immortelle est-elle accrochée efficacement au corps corruptible et périssable ?

Aristote formule cette question ainsi : « Si l’intelligence (noûs) est simple (aploûs) et impassible (apathès) et si elle n’a rien de commun avec quoi que ce soit, au dire d’Anaxagore, comment pensera-t-elle, si penser, c’est subir une certaine passion ? Car c’est en tant qu’un élément est commun à deux termes que l’un, semble-t-il, agit et que l’autre pâtit. De plus, l’intelligence est-elle elle aussi intelligible ? » On a vu qu’Aristote trouve une solution au problème qu’il pose en distinguant deux sortes de noûs dans l’âmexiv.

Jamblique commente cette thèse des deux noûs ainsi :« L’Intelligence (noûs) est l’essence supérieure à l’âme; or Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable. »xv
A son tour Simplicius commente et explique le commentaire de Jamblique :

« Le divin Jamblique entend par Intelligence en puissance et Intelligence en acte l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligence participée, soit l’Intelligence imparticipable».xvi

Qu’est-ce que cette « Intelligence imparticipable » ?

Le sens de cette expression est expliqué par Proclus, qui introduit une sorte de hiérarchie descendante: « L’Intelligence a une triple puissance : il y a l’Intelligence imparticipable, distincte de tous les genres particuliers; puis l’Intelligence participable, à laquelle participent les âmes des dieux et qui leur est supérieure ; enfin, l’Intelligence qui habite dans les âmes et leur donne leur perfection. »xvii 

Quant à l’interprétation donnée par Jamblique du passage d’Aristote qui nous intéresse, elle a été longuement combattue par Simplicius:

«Dans notre Commentaire sur le livre XII de la Métaphysique, en suivant les idées exposées sur ce point par Jamblique conformément à la pensée d’Aristote, nous avons longuement expliqué, comme c’en était le lieu, ce qu’est l’Intelligence séparée des âmes ; nous avons fait voir qu’elle est l’essence première et indivisible, la vie parfaite et l’acte suprême; qu’elle offre l’identité de la chose pensée, de la chose pensante et de la pensée; qu’elle possède la perpétuité, la permanence, la perfection ; qu’elle détermine toutes choses et en est la cause. Il nous reste donc maintenant à dire ce qu’est l’Intelligence participée par nos âmes : car il y a une Intelligence particulière participée par chaque âme raisonnable… Aristote parle donc ici de l’âme raisonnable, mais non de l’Intelligence participée par elle au premier degré. On peut, comme nous l’avons dit, s’élever de cette intelligence inférieure [l’âme humaine, raisonnable] à cette Intelligence participée, dont la condition diffère de celle de l’âme : car l’âme, ayant son essence et sa vie déterminées par l’Intelligence participée, change et demeure tout à la fois, descend vers les choses du second degré et remonte à l’essence pure et séparée de la matière, tandis que l’Intelligence participée, demeurant toujours ce qu’elle est, détermine les divers états de l’âme; c’est ainsi que la puissance de la Nature, qui détermine les choses engendrées, peut, tout en restant indivisible et en demeurant ce qu’elle est, déterminer les choses divisibles et changeantes. ‘Mais, dit-il [dit Jamblique], l’Intelligence est l’essence supérieure à l’âme; or, Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable.’ Comment admettre cependant qu’Aristote, dans son Traité de l’Âme, ne parle point de la Raison, qui est la plus haute faculté de l’âme ?… Aristote appelle proprement Intelligence la Raison qui appartient à l’âme, parce que la Raison est immédiatement déterminée par l’Intelligence; il la regarde comme une faculté précieuse, parce qu’elle ne considère pas les choses sensibles en tant que sensibles, mais qu’elle contemple, soit les formes des choses sensibles en tant qu’elles peuvent être connues dans leur essence, soit les formes qui subsistent dans l’essence rationnelle, ou bien s’élève par elles aux formes intelligibles. Alors la Raison devient l’Intelligence en acte : car elle connaît les choses intelligibles et non les choses sensibles en tant que sensibles, telles que les perçoit la sensation ; dans ce dernier cas, elle est seulement l’Intelligence en puissance… Considérons maintenant comment nous pourrons concilier notre opinion avec celle du divin Jamblique, qui par Intelligence en puissance et Intelligence en acte entend l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligence qui détermine l’âme [l’Intelligence participée], soit l’Intelligence imparticipable, tandis que nous croyons que, dans la pensée d’Aristote, l’Intelligence en puissance et l’Intelligence en acte appartiennent à l’essence de l’âme, comme nous l’avons longuement expliqué ci-dessus en nous servant des termes mêmes d’Aristote. Nous ne voudrions pas contredire Jamblique : nous tâcherons donc de concilier, autant que nous le pourrons, son opinion avec la nôtre, etc. »xviii

Le passage d’Aristote dont Simplicius discute ici le sens est en réalité assez ambigu. Le fait est qu’il a donné lieu à des interprétations fort diverses; on en trouvera l’énumération dans Jean Philoponxix.

Selon les avis des commentateurs ultérieurs, l’opinion de Jamblique parait conforme à celle d’Alexandre d’Aphrodisie, et l’opinion de Simplicius se rapproche de celles de Plotin et de Plutarque d’Athènes…

Selon Jamblique, la vie du corps se nourrit de deux apports essentiels, venant de deux directions différentes.

D’un côté, la vie corporelle est « enlacée » à la matière, qui la soutient et la supporte.

D’un autre côté, il y a sans doute une autre forme d’« enlacement » entre la vie corporelle et la vie de l’âme.

« Lorsqu’enfin [ l’âme ] est arrivée dans le corps, ni elle-même ne pâtit, ni les concepts qu’elle donne au corps ; car ceux-ci également sont des formes simples et, d’une même espèce, n’admettant aucun trouble, aucune sortie d’elles-mêmes. (…) Ce qui participe de l’âme pâtit et n’a pas d’une façon absolue la vie et l’être, mais est enlacé à l’indéfini et à l’altérité de la matière… »xx

Le mot « enlacement » est la métaphore choisie par Jamblique pour tenter d’expliquer le paradoxe de l’union de deux essences si différentes, l’une divine, l’autre animale.

On pourrait employer aussi des métaphores comme « embrassade » ou « étreinte ».

Mais peut-il y a voir entre l’âme et le corps un contact sans altération, un effleurement sans pénétration ?

Il faut peut-être revenir aux métaphores initiales, dont les néo-platoniciens se sont nourris, celles décrites dans le Timée du divin Platon, qui décrit trois sortes d’âmes.

« Il est en nous trois sortes d’âme, ayant leurs trois demeures distinctes, et chacune se trouve avoir ses mouvements. »xxi

Le Dieu « constitua cet Univers : Vivant unique qui contient en soi tous les vivants, mortels et immortels. Et des êtres divins, lui-même se fit l’ouvrier ; des mortels, il confia la genèse à ses propres enfants et en fit leur ouvrage. Eux donc, imitant leur Auteur, reçurent de lui le principe immortel de l’âme ; après quoi, ils se mirent à tourner pour elle un corps mortel, ils lui donnèrent pour véhicule ce corps tout entier, et y édifièrent en outre une autre espèce d’âme, celle qui est mortelle. Celle-ci porte en elle des passions redoutables et inévitables. »xxii

L’âme a part au courage, elle est avide de dominer, et se loge entre le diaphragme et le cou, mais elle est docile à la raison, et elle est en mesure de contenir la force des appétits. En elle coule la source de ces désirs et de ces appétits.

Il y a aussi le cœur, qui est la source du sang, et qui tient la garde vitale.

Et enfin il y a le foie, qui est l’organe de la divination.

La divination relève de l’« enthousiasme », ἐνθουσιασμός (enthousiasmós), mot qui signifiait à l’origine inspiration ou possession par le divin ou par la présence du Dieu.

C’est aussi le propre de la transe de permettre l’accès à ces états spéciaux de l’esprit, qu’aujourd’hui encore, on tente de mettre en évidence avec l’aide des neurosciences et de leurs techniques d’imagerie.xxiii

Platon emploie déjà le mot de transe, mais distingue nettement l’état de la transe du retour ultérieur à la raison, qui permettra l’analyse (rationnelle) de l’expérience de la transe et des visions reçues. Et c’est à cette nécessaire analyse et interprétation raisonnée qu’il donne la primauté.

« Nul homme, dans son bon sens, n’atteint à une divination inspirée et véridique, mais il faut que l’activité de son jugement soit entravée par le sommeil ou la maladie, ou déviée par quelque espèce d’enthousiasme. Au contraire, c’est à l’homme en pleine raison de rassembler dans son esprit, après se les être rappelées, les paroles prononcées dans le rêve ou dans la veille par la puissance divinatoire qui remplit d’enthousiasme, ainsi que les visions qu’elle a fait voir ; de les discuter toutes par le raisonnement pour en dégager ce qu’elles peuvent signifier, et pour qui, dans l’avenir, le passé ou le présent, de mauvais ou de bon. Quant à celui qui a été à l’état de ‘transe’ et qui y demeure encore, ce n’est pas son rôle de juger de ce qui lui est apparu ou a été proféré par lui ; mais il dit bien, le vieux dicton : ‘faire ce qui est de lui, et soi-même se connaître, au bien sensé seul il convient’.»xxiv

Il y a là un indice précieux des capacités de l’homme à communiquer, en un sens, avec le divin.

« C’est un fait que, des biens qui nous échoient, les plus grands sont ceux qui nous viennent par le moyen d’un délire, dont assurément nous sommes dotés par un don divin. »xxv

« Le délire est une belle chose toutes les fois qu’il est l’effet d’une dispensation divine. »xxvi

L’âme raisonnable est donc un « daimon », c’est un génie protecteur que Dieu a donné à chacun. Elle est un principe qui habite en nous , au sommet du corps, et qui nous élève vers le ciel, « car nous sommes une plante non pas terrestre mais céleste. Et nous avons bien raison de le dire : c’est là haut, en effet, d’où est venue notre âme à sa première naissance, que ce principe divin accroche notre tête, qui est comme notre racine, pour dresser tout notre corps »xxvii.

Plus belle encore que la métaphore de l’enlacement, il y a celle de la conversation que le Soi peut entretenir avec le Soi.

« Dans leur unité, [les causes premières] embrassent en elles-mêmes l’ensemble des êtres. Littéralement, le Divin même s’entretient avec lui-même. »xxviii

Le Divin s’entretient avec lui-même, et il nous convie à participer à cet entretien.

___________________________

i« Notre nature a de son fonds la connaissance innée des dieux, supérieure à toute critique et à toute option, et antérieure au raisonnement et à la démonstration. (…) A dire vrai, ce n’est pas même une connaissance que le contact avec la divinité. Car la connaissance est séparée [de son objet] par une sorte d’altérité. Or, antérieurement à celle qui connaît un autre comme étant elle-même autre, spontanée est l’étreinte multiforme qui nous a suspendus aux dieux. (…) car nous sommes plutôt enveloppés de la présence divine ; c’est elle qui fait notre plénitude et nous tenons notre être même de la science des dieux. » Jamblique. Les mystères d’Égypte. I, 3. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.5

iiCicéron a employé le mot conscientia pour définir le sentiment par lequel on juge de la moralité de ses actions. Mais il s’agit là d’un aspect spécifique de la conscience en acte – le sentiment moral, la « bonne ou la mauvaise conscience » –, et non de l’appréhension de la conscience en tant que telle, de son « ipséité », de son caractère absolument unique et singulier.

iiiPlaton, La République, livre X, 614 b – 621 d

ivPlaton, La République, livre X, 617 d-e

vPlaton, La République, livre X, 619 b

viPlaton, Lois, X 899 b. Traduit du grec par Léon Robin. Éditions de la Pléiade, Gallimard, 1950, p. 1026

viiPlaton, Epinomis, 991 d, Traduit du grec par Léon Robin. Éditions de la Pléiade, Gallimard, 1950, p. 1162

viiiAristote, De l’âme III, 5, 430a

ixAristote, De l’âme III, 3, 427a

x« Il faut donc que le noûs soit impassible, mais qu’il soit capable de recevoir la forme des objets, et qu’il soit, en puissance, tel que la chose, sans être la chose elle-même; en un mot, il faut que ce que la sensibilité est à l’égard des choses sensibles, l’intelligence le soit à l’égard des choses intelligibles. Il est donc nécessaire, puisqu’il pense toutes choses, qu’il soit distinct des choses, ainsi que le dit Anaxagore, afin qu’il les domine, c’est-à-dire afin qu’il les connaisse. Car s’il manifeste sa forme propre auprès d’une forme étrangère, il fait obstacle à celle-ci et l’éclipsera. Aussi n’a-t-il en propre aucune nature si ce n’est d’être en puissance. Ainsi donc, ce qu’on appelle l’intelligence de l’âme (τῆς ψυχῆς νοῦς, tès psukhès noûs), je veux dire ce par quoi l’âme raisonne et conçoit, n’est en acte aucune des choses du dehors, avant de penser. Voilà aussi pourquoi il est rationnel de croire que l’intelligence (le noûs) ne se mêle pas au corps ; car elle prendrait alors une qualité : elle deviendrait froide ou chaude, ou bien elle aurait quelque organe, comme en a la sensibilité. Mais maintenant elle n’a rien de pareil, et l’on a bien raison de prétendre que l’âme n’est que le lieu des formes ; encore faut-il entendre, non pas l’âme tout entière, mais simplement l’âme intelligente [ou le noûs de l’âme]; et non pas les formes en entéléchie, mais seulement les formes en puissance. » Aristote, De l’âme III, 3, 429a

xiAristote, De l’âme I, 5, 411a-b

xiiAristote, De l’Âme, III, 2, 425b

xiii « L’homme est complet sous le rapport de la sensibilité; cela lui est commun avec beaucoup d’autres animaux. Mais, sentir que nous sentons, c’est le privilège de notre nature : car c’est le propre de la faculté rationnelle de pouvoir se tourner vers soi-même. On voit que la raison s’étend ainsi jusqu’à la sensation, puisque la sensation qui est propre de l’homme se perçoit elle-même. En effet, le principe qui sent se connaît lui-même dans une certaine mesure quand il sait qu’il sent, et, sous ce rapport, il se tourne vers lui-même et s’applique à lui-même… La sensation qui est nôtre est donc rationnelle : car le corps lui-même est organisé rationnellement. Cependant, comme le dit Jamblique, la sensation qui est nôtre porte le même nom que la sensation irrationnelle, sensation qui est tout entière tournée vers le corps, tandis que la première se replie sur elle-même. Sans doute, elle ne se tourne pas vers elle-même comme l’intelligence ou la raison : car elle n’est point capable de connaître son essence ni sa puissance, et elle ne s’éveille pas d’elle-même ; elle connaît seulement son acte et elle sait quand elle agit; or, elle agit quand elle est mise en mouvement par l’objet sensible. » Simplicius. Commentaire sur le Traité de l’Âme, f. 52, éd. d’Alde.

xivAristote, De l’âme III, 5, 430a

xvFragment cité par Simplicius, Comm. sur le Traité de l’Âme, f. 62, éd. d’Alde.

xviSimplicius, ibid., f. 88.

xviiComm. sur l’Alcibiade, t. II, p. 178, éd. Cousin

xviiiComm. du Traité de l’Âme, f. 61, 62, 88, éd. d’Alde.

xixComm. sur le Traité de l’Âme, III, s 50

xx Jamblique. Les mystères d’Égypte. I, 10. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.25

xxiTimée 89 e

xxiiTimée, 69c

xxiiiCf. les travaux de Steven Laureys au Coma Science Group du Centre Giga Consciousness (CHU et Université de Liège).

xxivTimée 71e-72a

xxvPhèdre 244 a

xxviPhèdre 244 c

xxviiTimée 90 a

xxviiiJamblique. Les mystères d’Égypte. I, 15. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.33

Quanta et quinte essence


« Cicéron » – Jean Antoine-France Houdon (Louvre)

Est-ce que la conscience est essentiellement « continue » ou bien « discontinue »?

J’entends poser cette question en la plaçant dans le contexte de l’existence de deux types fondamentaux de représentation du monde, deux univers métaphoriques en quelque sorte, celui de la conception classique, où la « nature ne fait pas de saut » (Leibniz, Newton)i, et celui de la conception de la physique quantique, dans laquelle le mot quanta porte en lui l’idée d’une radicale discontinuité, « quantique », surgissant du sein même de la nature, et constituant son essence même.

Pourquoi la question de la continuité ou de la discontinuité de la conscience a-t-elle aujourd’hui un intérêt spécial?

Parce qu’une réponse dans un sens ou dans un autre, ou même le constat d’une certaine impossibilité de répondre, donneraient une indication précieuse pour l’avancement de la réflexion à propos d’une autre question encore, beaucoup plus ample, et plus profonde.

Cette autre question est celle de l’adéquation de la conscience au monde dans lequel elle est plongée, par l’intermédiaire du corps dont elle « émerge », et qu’elle anime (par ses représentations et sa volonté).

L’adéquation de la conscience au monde est-elle parfaite, ou relative? Provisoire ou absolue? Transitoire et mobile, ou statique et finie?

N’est-elle qu’une étape fugace dans une série de métamorphoses, d’épigenèses, qui pourraient la conduire vers des plans supérieurs de conscience, dont elle n’a pas conscience, mais dont elle pourrait avoir la prescience, à certaines conditions? Ou bien, la faible chandelle qu’elle figure, vacillant dans la nuit d’un immense univers constellé de matière obscure, a-t-elle pour unique vocation de se voir souffler par le vent subit de la mort, engloutie sans retour dans un néant vide de sens, et essentiellement absurde?

Est-ce que la conscience est tissée d’une substance « adaptée » à l’univers matériel qui semble la contenir? La substance intime de la conscience est-elle fondamentalement compatible, conciliable avec la matière dont le corps est fait, ainsi qu’avec la substance du cosmos? Ou la dépasse-t-elle en nature et en puissance ?

Est-ce que la conscience ressortit à l’univers « classique » (obéissant au principe de continuité de la philosophie naturelle) ou bien plutôt à l’univers « quantique » (avec son cadre théorique et les implications pratiques qui en découlent)?

Est-ce que la conscience est d’une essence « immatérielle », et dans ce cas, peut-elle subir encore de quelque manière les lois physiques liées à la nature de l’univers matériel?

Par exemple, doit-elle nécessairement arborer des caractéristiques de continuité (si l’univers est fondamentalement « continu »), ou bien au contraire présenter des caractéristiques de discontinuité intrinsèque (si l’univers est fondamentalement « quantique ») ?

Quant à cette question du rapport entre la conscience et le monde matériel, trois possibles voies de recherche, trois hypothèses, paraissent envisageables.

Première hypothèse: la conscience est un phénomène d’essence « matérielle », comme les théoriciens des neurosciences contemporaines aiment à le suggérer a priori. Alors, selon toute vraisemblance, elle doit pouvoir refléter dans ses comportements intimes, lorsqu’on en pousse l’analyse aux limites ultimes, des caractéristiques congruentes avec les grandes lois de l’univers. En l’occurrence, la conscience pourrait dès lors avoir à la fois des caractères « continus », tels que formulés par la philosophie naturelle, et des aspects « discontinus », tels que décrits par la physique quantique.

Deuxième hypothèse: la conscience est un phénomène d’essence immatérielle, – étant par exemple assimilable à quelque substance « divine », ou extra-mondaine. Dans ce cas, ni cette essence ni les phénomènes qui la caractérisent ne peuvent être compris par le biais des métaphores, des modèles ou des paradigmes qui sont opérationnels dans les descriptions de la nature, vue comme « matérielle ».

Troisième hypothèse: la conscience est d’une double nature, à la fois matérielle et immatérielle.

Elle possède un substrat matériel (puisqu’elle est une conscience associée à un « corps »), ce qui la rend éligible pour l’emploi de certaines métaphores matérielles (comme la continuité ou la discontinuité) qui sont valides dans la nature.

Elle possède aussi une essence sur-naturelle, échappant aux lois de la nature, et par là, elle est libre de se passer des métaphores et des modèles qui y sont opératoires, ou de les dépasser et les transcender allègrement.

A propos de la première hypothèse.

Il serait fort étonnant que la conscience soit essentiellement et seulement « continue », alors que la substance de l’univers est fondamentalement « quantique ». Il serait aussi fort étonnant que la conscience ait seulement une nature « quantique », compte tenu du sentiment de continuité et de stabilité du moi, qui est la raison profonde pour laquelle la conscience a pu se constituer en « conscience de soi », avec tous les avantages que cet accomplissement spécial représentent en termes de réflexivité, et donc d’évolution épigénétique.

Il est possible également d’envisager une double nature, à la fois continue et discontinue, de la conscience, comme on reconnaît la double nature, corpusculaire et ondulatoire de la lumière.

A propos de la deuxième hypothèse.

Si la conscience n’a aucun lien consubstantiel avec la matière, si elle est essentiellement immatérielle, alors les métaphores de la « continuité » et de la « discontinuité » n’ont pas vraiment de pertinence, puisque ces termes renvoient à des phénomènes matériels et naturels.

Cependant, si l’on observe dans la conscience certains caractères de continuité (comme le sentiment de permanence du moi), ou des phénomènes de discontinuité radicale (illumination subite, révélation, ravissement, …) ou encore des phénomènes de synchronicité se révélant comme des croisements soudains de chaînes causales a priori indépendantes, alors on pourrait les considérer comme des symptômes d’une xéno-phénoménologie (comme il existe déjà une xénobiologie), dont il ne serait pas impossible d’étudier quelques lois (comme Platon inaugura en son temps la réflexion philosophique sur la « théologie », — mot qu’il forgea alors).

A propos de la troisième hypothèse.

Celle-ci est peut-être la plus féconde, car elle n’exclut rien, et ouvre un infini champ de pensées possibles.

Elle ouvre la voie à l’hypothèse d’une corrélation ou d’une communication entre deux ordres de la réalité, matériel et immatériel, selon des modalités qui impliqueraient de multiples combinaisons, entrelacements ou intrications, de nature « intermédiaire » (au sens du metaxu platonicien), c’est-à-dire un troisième ordre de réalité qui ne serait ni « matériel » ni « immatériel », mais essentiellement « relationnel ».

Lorsque la conscience s’élève au-dessus de ce qui l’entoure immédiatement, elle s’ouvre au supra-sensible, c’est-à-dire à ce qui est au-dessus des sens, et aussi à ce qui est au-dessus du sens (commun). Qu’y découvre-t-elle?

Elle se découvre elle-même accédant à un autre état, qui est précisément « intermédiaire » ou relationnel. Elle se découvre apte à incarner simultanément en elle-même deux états de conscience coprésents, alternativement actifs et passifs.

Un de ces états de conscience incarne la jonction possible, ouverte, la liaison potentielle avec le monde immatériel des idées, des intuitions, des entités transcendantes, bref l’univers infini de tout ce qui a été pensé, de tout ce qui se pense, et tout de ce qui pourra être pensé dans l’infinité des temps à venir.

Il y a aussi un état de conscience dominé par la scission nécessaire, inévitable, du « moi », qui reste pour lui essentiellement le « même », et qui se voit par ailleurs confronté à de l’absolument autre que lui-même. Le moi, en tant que « moi-même » se voit contraint d’envisager et de dévisager la figure du « tout autre ». Il ne le saisit pas réellement, cependant. Il n’en peut percevoir aucun phénomène qui puisse légitimement le représenter, et il n’en conçoit pas non plus l’essence. Mais il en perçoit pourtant la présence (cachée, latente, immanente), et il conçoit au moins l’éventualité, la possibilité même de son altérité absolue, et, partant, réellement inconcevable.

Les deux états de conscience sus-nommés, celui de l’intuition transcendante du monde infini des idées, et celui de l’intuition immanente d’une l’altérité radicale, tapie en elle, forment comme un duopole.

Ce duopole, alternatif (pour prendre une métaphore électrique), systolique et diastolique (métaphore cardiologique), peut aussi être décrit comme une « superposition d’états » (métaphore quantique).

Il y a là deux états dans une superposition « quantique », en ce sens qu’ils ne sont pas séparables. S’ils devaient être séparés, alors, pour suivre la métaphore quantique, il s’agirait d’une « réduction du paquet d’onde » (si l’on pouvait qualifier la conscience de « paquet d’ondes »…).

La physique quantique prévoit que sous l’effet d’une mesure, opérée par un « observateur », le paquet d’onde est « réduit », et subit un collapsus. La mesure est prise, l’observation est faite, séparant ce qui en réalité constitue un continuum.

Les deux états de conscience superposés peuvent aussi s’interpréter comme un état correspondant au « soi intérieur », l’autre état représentant la conscience considérant ce « soi intérieur », non comme « intérieur », mais comme une porte vers un « extérieur », comme une voie d’évasion, comme un moyen dépasser la conscience « intérieure » par une conscience « autre », laquelle pourrait aussi être une sorte d’image ou de symbole d’un absolu « Autre ».

Ces deux états de conscience peuvent sembler coïncider, s’unir, — et, dans le même temps ils peuvent paraître se séparer, se désunir. Et le passage de l’une à l’autre phase de ce duopole en mouvement, de cette oscillation entre l’intuition de la transcendance et la plongée dans l’immanence singulière, — ce passage continu, vibrant, constitue la base, le fond de la conscience du Soi.

La conscience semble donc être à la fois continue et discontinue.

Continue en tant qu’elle est une, ou plutôt unifiée.

Discontinue en tant qu’elle oscillante, vibrante, toujours entre systole et diastole, toujours en elle-même superposée à elle-même.

D’une part la conscience se « distingue » d’elle-même, en tant qu’elle se regarde elle-même en tant qu’elle est une, en tant qu’un moi s’unissant à son Soi, à son « Intérieur ».

D’autre part, il y a, présente en elle, l’intuition d’une non-distinction des termes de cette oscillation entre l’intuition intérieure du Soi, et l’intuition de ce qui en soi est autre, ou l’Autre.

A ce point, il me faut revenir sur une formule de Hegel, citée dans un article précédant, et qui lui servit à introduire l’idée de conscience de soi dans sa Phénoménologie de l’esprit.

« Il est clair que derrière le rideau, comme on dit, qui doit recouvrir l’Intérieur, il n’y a rien à voir, à moins que nous ne pénétrions nous-mêmes derrière lui, tant pour qu’il y ait quelque chose pour voir, que pour qu’il y ait quelque chose à voir ».ii

A la différence de Hegel, je pense qu’il faut pénétrer derrière le rideau, non pas parce qu’il n’y a rien à y voir, mais parce que le rideau cache la présence d’une absence, présence bien réelle pourtant, et qui constitue en tant que telle comme un passage (ou un intermédiaire?) vers un autre niveau de réalité.

Pour donner quelque idée de ce passage vers un ailleurs, vers un niveau impensable de la réalité, je pense aussi qu’il n’y a pas de meilleure métaphore que la mort. Rien de plus « autre » en effet que la mort par rapport à la vie, et, dans le même temps, rien de plus « même » que la vie, en puissance, quelles que soient les interprétations, d’ailleurs, que l’on donne à la nature de la mort. Car la vie et la mort, dans tous les cas de figure, celui du néant essentiel ou de l’être absolu, sont aussi essentiellement « mêmes ».

Vivre c’est mourir, et mourir c’est vivre.

Héraclite:

ἀθάνατοι θνητοί, θνητοὶ ἀθάνατοι, ζῶντες τὸν ἐκείνων θάνατον, τὸν δὲ ἐκείνων βίον τεθνεῶτες. »

Les immortels sont mortels et les mortels, immortels ; la vie des uns est la mort des autres, la mort des uns, la vie des autres » iii

Antique leçon.

Cicéron, dans le 1er Livre des Tusculanes, défend l’idée que la mort n’est pas un mal, mais en réalité un bien. Il y rappelle les opinions, fort diverses, des Anciens à ce sujet.iv

« Voyons ce que c’est que la mort,  qui paraît une chose si connue. II y en a qui pensent que c’est la séparation de l’âme avec le corps. D’autres,  qu’il ne se fait point de séparation,  mais que l’âme et le corps périssent en même temps,  et que l’âme s’éteint dans le corps. Parmi ceux qui tiennent que l’âme se sépare,  les uns croient qu’elle se dissipe incontinent : d’autres,  qu’elle subsiste encore longtemps après : et d’autres,  qu’elle subsiste toujours. Mais cette âme,  qu’est-ce que c’est? Où se tient-elle? Quelle est son origine? Autant de questions,  sur quoi l’on est peu d’accord. Selon quelques-uns,  l’âme n’est autre chose que le cœur même. Empédocle voulait que ce fût le sang répandu dans le cœur. D’autres prétendent que c’est une certaine partie du cerveau. D’autres,  que ni le cœur ni le cerveau ne sont l’âme elle-même,  mais seulement le siège de l’âme. D’autres,  que l’âme c’est de l’air. Zénon le stoïcien,  que c’est du feu. (…)

Aristoxène,  musicien et philosophe tout ensemble,  dit que comme dans le chant,  et dans les instruments,  la proportion des accords fait l’harmonie: de même toutes les parties du corps sont tellement disposées,  que du rapport qu’elles ont les unes avec les autres,  l’âme en résulte. Il a pris cette idée de l’art qu’il professait. Mais elle ne vient pourtant pas de lui ; car Platon en avait parlé longtemps auparavant,  et fort au long.

Xénocrate,  selon les anciens principes de Pythagore qui attribuait aux nombres une prodigieuse vertu,  a soutenu que l’âme n’avait point de figure,  que ce n’était pas une espèce de corps,  mais que c’était seulement un nombre. Platon,  son maître,  divise l’âme en trois parties,  dont la principale,  savoir la raison,  se tient dans la tête,  comme dans un lieu éminent; d’où elle doit commander aux deux autres,  qui sont la colère et la concupiscence,  toutes deux logées à part; la colère dans la poitrine,  la concupiscence au-dessous.

On a de Dicéarque un dialogue en trois livres, (…) où il tient ce discours : Que l’âme n’est absolument rien : que c’est un mot vide de sens : qu’il n’y a d’âme,  ni dans l’homme,  ni dans la bête : – que le principe qui nous fait agir,  qui nous fait sentir,  est répandu également dans tous les corps vivants. – que l’âme n’étant rien,  elle ne saurait donc être séparée du corps : et qu’enfin il n’y a d’existant que la matière,  qui est une,  simple,  et dont les parties sont naturellement arrangées de telle sorte qu’elle a vie et sentiment.

Aristote,  qui,  du côté de l’esprit,  et par les recherches qu’il a faites,  est infiniment au-dessus de tous les autres philosophes (j’excepte toujours Platon),  ayant d’abord posé pour principe de toutes choses les quatre éléments que tout le monde connaît,  il en imagine un cinquième,  d’où l’âme tire son origine. Il ne croit pas que penser,  que prévoir,  apprendre,  enseigner,  inventer,  se souvenir,  aimer,  haïr,  désirer,  craindre,  s’affliger,  se réjouir,  et autres opérations semblables,  puissent être l’effet des quatre éléments ordinaires. Il a donc recours à un cinquième principe,  qui n’a pas de nom; et il donne à l’âme un nom particulier,  endéléchéia, qui signifie à peu près mouvement sans discontinuation et sans fin. »v

Selon Cicéron, donc, Aristote a enseigné dans ses écrits exotériques que l’âme est « endéléchie » (ἐνδελέχεια), c’est-à-dire en mouvement perpétuel. Il nous apprend aussi que sa substance provient d’un cinquième élément (qui deviendra plus tard la « quinte essence » des alchimistes…).

Il faut bien lire ici endéléchie et non entéléchie. Aristote a en effet employé tour à tour les deux mots dans son œuvre pour qualifier l’âme: endéléchie dans ses écrits exotériques, aujourd’hui perdus, et entéléchie dans ses écrits ésotériques, les seuls qui nous soient parvenus.

Le mot endéléchie signifie, littéralement « ce qui a en soi la longueur, i.e. l’éternité », dénotant le mouvement perpétuel de l’âme.

Le mot entéléchie signifie, mot-à-mot, « ce qui a en soi sa propre fin », dénotant ainsi la « perfection » de la nature de l’âme.

Toute une querelle savante, concernant les erreurs des copistes des manuscrits et les corrections indues des éditeurs, s’est élevée pendant des siècles à propos de l’emploi de ces deux mots par Aristote, et sur la supposée erreur de Cicéron citant soi-disant à tort dans les Tusculanes le mot endéléchie plutôt que le mot entéléchie.

Je n’entrerai pas ici dans les finesses de ce débat complexe et passionnant.vi

J’évoquerai seulement ce commentaire du R.P. Festugière : « ἐνδελέχεια est la leçon de tous les manuscrits et doit être conservé. Le substantif est rare et poétique, mais l’adjectif ἐνδελεχής, dont il dérive, et l’adverbe ἐνδελεχῶς sont beaucoup plus communs. L’idée est celle de continuité, de perpétuité: comme le note M. Moreau, la définition du terme ἐνδελέχεια dans les Tusculanes ‘traduit exactement la formule aristotélicienne qui exprime l’étymologie du mot éther (ἀπὸ τοῦ θεῖν ἀει)’. »vii

Il y a toujours un besoin latent de néologismes, ne serait-ce que pour désigner ce que nous ne comprenons pas encore. C’est le cas pour l’âme. Et Aristote lui-même dut, on l’a vu, en forger deux.

C’est une leçon dont nous devrons tirer parti. Il n’y aura pas de théorie complète de la conscience, me semble-t-il, sans qu’apparaissent, inventés par le génie des hommes ou inspirés par quelque divin esprit, des « mots nouveaux », capables de nous faire respirer des effluves subtils, indicibles autrement.

Dans la leçon d’Aristote, il y a deux choses à retenir. D’abord, l’idée que l’âme est tissée d’une « quinte essence » tend faire penser qu’elle n’est décidément pas faite d’une substance tirée de ce monde-ci, lequel est composé (selon lui) des assemblages divers des seuls quatre éléments fondamentaux.

L’âme n’est pas faite de ce monde-ci, et pourtant elle est dans ce monde-ci.

Il y a ensuite l’emploi de ce néologisme, forgé pour les besoins de la cause. L’endéléchie, c’est ce qui par essence est « continu », « perpétuel » et donc « sans fin ».

Ce néologisme s’oppose en quelque sorte à l’entéléchie, qui met pour sa part l’accent sur l’idée d’une fin (telos) en l’âme. Certes, il y une amphibologie dans le mot « fin », qui peut exprimer l’idée d’une finitude ou l’idée d’un but à accomplir. En l’occurrence, ces deux sens attachés à l’idée de fin telle qu’incarnée par l’entéléchie, s’opposent cependant à l’idée d’infini portée par l’endéléchie.

Si l’on revient aux trois hypothèses que je formulais plus haut, on voit que la première (la nature matérielle de la conscience) est écartée par Aristote, puisque l’idée de « quinte essence » ressortit à la substance non matérielle de l’âme, laquelle rejaillit sans doute sur celle de la conscience.

Quant aux deux autres hypothèses (l’essence purement immatérielle de la conscience, ou son essence « intermédiaire », à la fois matérielle et immatérielle), le beau et poétique mot d’ἐνδελέχεια, à lui seul, ne permet pas de trancher.

L’emphase mise par ἐνδελέχεια sur l’idée fondamentale de « longueur », qui comprend l’idée de « perpétuité », donne à penser qu’il faudrait y voir un principe immatériel, puisque l’infini ne peut être qu’immatériel.

D’autre part, l’idée de « longueur » porte aussi en elle l’idée associée de « continuité ». Car comment une longueur infinie pourrait être « non continue »?

Implicitement, donc, nous sommes induits à penser avec Aristote que la conscience, tout comme l’âme, sont immatérielles, perpétuelles, et d’une certaine manière « continues ».

Le point n’est pas entièrement tranché, pourtant.

Aux néologismes aristotéliciens, on peut toujours en ajouter de plus « modernes », comme ce mot ancien employé dans un sens nouveau, « quantum », au pluriel « quanta ».

On peut supputer qu’il vient s’ajouter, sans contradiction nécessaire, aux épithètes qui définissent l’âme, ou la conscience.

Nous pourrions alors faire une nouvelle hypothèse.

Il se peut que la conscience soit à la fois « continue », persévérant dans son « être-en-longueur », mais aussi « discontinue », bondissante, pétillante, vivant d’une myriades de sauts « quantiques », infiniment brefs, mais aussi infiniment intriqués, superposés, liés à leur essence « longue », unis à leur « quinte essence ».

__________________

iNatura non facit saltum.

iiG.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Traduit par Jean Hyppolite. Aubier. 1941, Tome I, p.140-141

iiiFragment 62

ivCicéron, Tusculanes, I, 9,18

vCicéron, Tusculanes, I, 10

viPour ceux que cela intéresse, voir l’excellent article « La définition aristotélicienne de l’âme

dans quelques textes latins : endelecheia ou entelecheia » de Béatrice Bakhouche, http://ars-scribendi.ens-lyon.fr/article.php3?id_article=45&var_affichage=vf

viiA.J. Festugière. La révélation d’Hermès Trismégiste, II. Le Dieu cosmique. Edit. J. Gabalda. Paris, 1949, p. 248

La conscience et l’âme


« Platon »

Comment définir l’essence de la conscience ?

Une première réponse est que cette essence se trouve dans sa liberté. La conscience d’une personne se fonde par le sentiment de son autonomie intime, singulière. L’exercice du libre choix lui donne la preuve tangible de son existence propre, unique. Parce qu’elle exerce librement son vouloir en elle-même et pour elle-même, la conscience a le sentiment qu’elle existe, et qu’elle vit par elle-même.

De plus, si elle existe et vit par elle-même, et pour elle-même, il serait possible d’en déduire qu’elle est aussi séparée, en quelque sorte, de tout ce dont elle a conscience.

Si la conscience est ontologiquement séparée de ce dont elle a conscience, de tout ce qui constitue son monde, il y a lieu de penser qu’elle est réellement incorporelle puisque dégagée de toute la matière de son expérience.

Une seconde réponse est que l’essence de la conscience se fonde dans l’intuition du for intime.

La conscience prend paradoxalement d’autant mieux conscience d’elle-même qu’elle commence à mesurer la profondeur de son ignorance à propos de sa véritable nature. En se cherchant toujours, elle se sent saisie par l’allant de son propre mouvement, et en induit que son essence est de se chercher sans cesse toujours plus avant, et plus profondément.

Est-ce d’ailleurs en se perdant qu’elle se trouve davantage elle-même ? La conscience de se perdre en se cherchant lui donne-t-elle une meilleure idée de sa nature (qui pourrait alors lui sembler infinie) ?

Et, dans cette recherche incessante, peut-il arriver qu’elle se perde, sans le vouloir ou sans le savoir, et qu’elle s’égare dans des profondeurs rarement atteintes, et dans lesquelles pourrait sembler même planer l’ombre des dieux ?

Découvre-t-elle à cette occasion et dans ces abîmes d’autres liens, d’autres enlacements, qui la relient à d’autres natures, d’autres essences, jadis nommées « divines »?

Est-ce alors illusion ou indice de penser dans ces conditions que « spontanée est l’étreinte multiforme qui nous a suspendus aux dieux. »i

C’est une idée relativement « moderne » que la conscience se constitue par la découverte de sa singularité, unique, et l’aperçu de sa profondeur, infinie.

On pourrait en créditer Descartes, et sa philosophie du sujet fondée sur le doute, mais aussi la psychanalyse, et la découverte avec Jung des abysses de l’inconscient collectif comme sources vives de la conscience singulière.

Le mot « conscience » lui-même est plus moderne que classique. Il ne faisait pas partie du vocabulaire des Anciensii. Ils employaient plutôt le mot « âme », ou encore celui d’« esprit »..

Mais l’idée de l’âme telle que définie par Platon ou Aristote, par exemple, ou encore celle d’esprit, telle que comprise par les grandes religions du monde, sont-elles réellement équivalentes à la notion de conscience telle qu’elle peut nous apparaître aujourd’hui ?

Le sentiment de la liberté de la conscience (ou de son autonomie) et la découverte de la puissance et de la profondeur du for intime faisaient-ils partie du bagage philosophique et religieux des Anciens?

Tant Platon qu’Aristote ne définissent pas l’âme comme « conscience », puisque ce mot même n’est pas dans leur vocabulaire.

Ils cherchent à définir l’âme comme essence. Par exemple, ils tentent de la voir comme nature divine, ou encore comme puissance rationnelle, ou même comme faculté de désirer.

Dans le mythe d’Eriii, les âmes peuvent choisir librement un « modèle de vie ». Elles sont responsables du sort qu’elles s’allouent elles-mêmes. Mais ce choix étant fait, le destin se déroule alors inéluctablement.

« Parole de la vierge Lachésis, fille de Nécessité. Âmes éphémères, voici le commencement d’un nouveau cycle qui pour une race mortelle sera porteur de mort. Ce n’est pas un démon qui vous tirera au sort, mais c’est vous qui choisirez un démon. Que le premier à être tiré au sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. De la vertu, personne n’est le maître ; chacun, selon qu’il l’honorera ou la méprisera, en recevra une part plus ou moins grande. La responsabilité appartient à celui qui choisit. Le dieu, quant à lui, n’est pas coupable. »iv

Mais comment et pourquoi ce choix se fait-il ? Est-il fait en toute conscience de ses implications futures ?

« Même pour celui qui arrive en dernier, il existe une vie satisfaisante plutôt qu’une vie médiocre, pour peu qu’il en fasse le choix de manière réfléchie et qu’il la vive en y mettant tous ses efforts. »v

Comment s’assurer que l’âme choisit en toute connaissance de cause, et non pas aveuglée par sa propre ignorance, ou par ses propres antécédents ?

Autrement dit, l’âme peut-elle être pleinement consciente d’elle-même au moment précis où elle doit faire le choix qui déterminera précisément sa nature pour son nouveau cycle de vie?

Tout choix de conscience contient implicitement une grande part d’inconnu, et donc d’inconscience.

En dépit de cette inconscience, ou peut-être grâce à elle, toute âme, par sa nature, et par son principe interne de vie, entretient quelque rapport avec le divin.

Dans Les Lois, Platon assimile explicitement les âmes (en l’occurrence celles des astres, mais l’idée se veut générale) à des Divinités.

Cela lui donne l’occasion de citer la célèbre formule de Thalès (« Tout est plein de Dieux »): «  Nous affirmerons que ces âmes sont des Divinités. Et peu importe si, immanentes à des corps, elles sont, en leur qualité d’êtres animés, la parure du ciel, ou si les choses procèdent de quelque autre façon. Y a-t-il quelqu’un qui, accordant tout cela, s’obstinerait à ne pas croire que tout est plein de Dieux ? »vi

Platon reprend à nouveau la formule de Thalès et l’idée que les âmes ont quelque chose de divin dans l’Epinomis : « L’âme est quelque chose de plus ancien, et, à la fois, de plus divin que le corps…Tout est plein de Dieux, et jamais les puissances supérieures, soit manque de mémoire, soit indifférence, ne nous ont négligés !.. »vii

Son élève, Aristote, distingue quant à lui dans l’âme deux entités, portant le même nom : νοῦς, noûs, – l’une périssable, mais l’autre immortelle et éternelle.

On peut traduire noûs par « intelligence », «esprit » ou encore « intellect ». Dans les traductions savantes, on ne le traduit jamais par « conscience », sans doute parce que ce terme serait anachronique dans le contexte de la Grèce de Platon et d’Aristote. Cependant on ne peut douter que les deux noûs portent en eux quelque chose qui relève de la conscience et de sa lumière propre.

D’ailleurs Aristote utilise cette métaphore de la lumière du noûs.

« Il y a d’une part le noûs (l’esprit) capable de devenir toutes choses, d’autre part le noûs capable de les produire toutes, semblable à une sorte d’état comme la lumière : d’une certaine manière, en effet, la lumière elle aussi fait passer les couleurs de l’état de puissance à l’acte. Et ce noûs est séparé, sans mélange, et impassible, étant acte par essence. Toujours en effet, l’agent est supérieur au patient et le principe à la matière (…) Il ne faut pas croire que le noûs tantôt pense et tantôt ne pense pas. C’est lorsqu’il a été séparé qu’il est seulement ce qu’il est en propre, et cela seul est immortel et éternel. Mais nous ne nous en souvenons pas, car ce principe est impassible, tandis que le noûs passif est corruptible et que sans lui il n’y a pas de pensée. »viii

Un peu plus loin, Aristote définit aussi l’âme par ses deux facultés principales, d’une part « le mouvement local » et d’autre part, « la pensée, l’intelligence et la sensibilité».ix

Est-ce à dire que les deux formes de noûs possèdent l’une et l’autre pensée, intelligence et sensibilité ainsi que la capacité de mouvement local?

Il faudrait donc, si l’on suit Aristote, que l’un des deux noûs se réfère à la pensée, l’intelligence et la sensibilité en tant qu’elles peuvent devenir toutes choses (c’est-à-dire se les assimiler par conceptuellement et perceptuellement), mais qu’il y a un autre noûs qui se réfère à la pensée, l’intelligence et la sensibilité en tant qu’elles sont capables de créer toutes choses.

Le premier de ces deux noûs est corruptible, puisqu’il se mêle aux choses de ce monde en devenant semblables à elles.

Le deuxième noûs est d’essence divine, puisqu’il est créateur, séparé, immortel et éternel.

Le principe de ce deuxième noûs doit être aussi « impassible » pour pouvoir recevoir toutes les formes intelligibles.

« Il faut donc que le noûs soit impassible, mais qu’il soit capable de recevoir la forme des objets, et qu’il soit, en puissance, telle que la chose, sans être la chose elle-même; en un mot, il faut que ce que la sensibilité est à l’égard des choses sensibles, l’intelligence le soit à l’égard des choses intelligibles. Il est donc nécessaire, puisqu’il pense toutes choses, qu’il soit distinct des choses, ainsi que le dit Anaxagore, afin qu’il les domine, c’est-à-dire afin qu’il les connaisse. Car s’il manifeste sa forme propre auprès d’une forme étrangère, il fait obstacle à celle-ci et l’éclipsera. Aussi n’a-t-il en propre aucune nature si ce n’est d’être en puissance. Ainsi donc, ce qu’on appelle l’intelligence de l’âme (τῆς ψυχῆς νοῦς, tès psukhès noûs), je veux dire ce par quoi l’âme raisonne et conçoit, n’est en acte aucune des choses du dehors, avant de penser. Voilà aussi pourquoi il est rationnel de croire que l’intelligence (le noûs) ne se mêle pas au corps ; car elle prendrait alors une qualité : elle deviendrait froide ou chaude, ou bien elle aurait quelque organe, comme en a la sensibilité. Mais maintenant elle n’a rien de pareil, et l’on a bien raison de prétendre que l’âme n’est que le lieu des formes ; encore faut-il entendre, non pas l’âme tout entière, mais simplement l’âme intelligente [ou le noûs de l’âme]; et non pas les formes en entéléchie, mais seulement les formes en puissance. »x

Autrement dit, le noûs de l’âme est créateur de toutes choses, mais seulement en puissance.

Ce noûs est d’essence divine, comme nous l’avons dit, il crée les êtres en puissance, laissant à l’autre noûs le soin de les réaliser, de les faire passer à l’acte, de les faire devenir. Devenir quoi ? Ce qu’elles sont en essence et en puissance, à savoir la fin qu’elles doivent accomplir pour se réaliser elles-mêmes.

C’est d’ailleurs le sens profond du mot un peu technique qu’Aristote utilise : ἐντελεχείᾳ, « entéléchie », que l’on peut décomposer en en-télos-ekheia : « ce qui possède en soi sa fin »

Aristote distingue l’âme humaine de l’âme des végétaux ou de l’âme des animaux, par le moyen de ses attributs essentiels, dont la capacité de connaissance, d’opinion, et le désir.

« La connaissance appartient à l’âme, ainsi que la sensation, l’opinion, et encore le désir. »xi

Ce sont des attributs du noûs, que n’ont ni les végétaux, ni les animaux. Pourtant, s’ils n’ont ni connaissances ni opinions, les plantes et les animaux à l’évidence « sentent » et peut-être même « désirent ». Cependant ces mots (sensation, désir) doivent s’entendre dans un autre sens.

Ce qui est crucial, c’est que, à la différence des plantes et des animaux, l’homme est conscient de sa sensation ou de son désir.

La sensation ou le désir (du corps) n’est pas de même nature que la conscience de la sensation ou du désir (qui relève du noûs, c’est-à-dire de la partie séparée, immortelle et éternelle de l’âme).

Une autre façon d’aborder la question de la conscience, sans la nommer comme telle, consiste à évoquer le sens commun, qui n’est pas un « sixième sens », mais qui perçoit les sensations perçues par les organes sensibles, et qui surtout rend la sensation consciente. Le sens commun est ce qui, chez Aristote, ressemble le plus au sens interne de la conscience.

« Puisque nous sentons que nous voyons et entendons, il faut que le sujet sente qu’il voit ou bien par la vue, ou bien par un autre sens. »xii,

Dans son propre Traité de l’âme, Jamblique note à propos de cette remarque d’Aristote que la sensation qui est propre à l’âme (propre au noûs) porte le même nom que la sensation irrationnelle, qui est commune à l’âme et au corps. Le même mot s’applique à deux phénomènes complètement différents. Il ne faut pas les confondre.

Simplicius a lui-même commenté ce commentaire de Jamblique sur Aristote, et s’approche alors d’une définition de la conscience, plus proche de la conception moderne, et qui est étant la faculté de se tourner vers soi, de se percevoir elle-même :

 « L’homme est complet sous le rapport de la sensibilité; cela lui est commun avec beaucoup d’autres animaux. Mais, sentir que nous sentons, c’est le privilège de notre nature : car c’est le propre de la faculté rationnelle de pouvoir se tourner vers soi-même. On voit que la raison s’étend ainsi jusqu’à la sensation, puisque la sensation qui est propre de l’homme se perçoit elle-même. En effet, le principe qui sent se connaît lui-même dans une certaine mesure quand il sait qu’il sent, et, sous ce rapport, il se tourne vers lui-même et s’applique à lui-même… La sensation qui est nôtre est donc rationnelle : car le corps lui-même est organisé rationnellement. Cependant, comme le dit Jamblique, la sensation qui est nôtre porte le même nom que la sensation irrationnelle, sensation qui est tout entière tournée vers le corps, tandis que la première se replie sur elle-même. Sans doute, elle ne se tourne pas vers elle-même comme l’intelligence ou la raison : car elle n’est point capable de connaître son essence ni sa puissance, et elle ne s’éveille pas d’elle-même ; elle connaît seulement son acte et elle sait quand elle agit; or, elle agit quand elle est mise en mouvement par l’objet sensible. »xiii

Lorsque l’âme s’unit au corps, le principe (divin) qui est en elle, et qui porte le nom de noûs, n’en souffre aucune diminution, aucune altération ; il n’y a aucune hybridation intime de sa nature avec la nature corporelle. Elle ne sort pas d’elle-même pour se mêler à la matière comme en une tourbe (qui serait alors sa tombe)….

Mais alors comment ce corps, qui « participe » de l’âme par cette union, est-il agi par elle, si celle-ci est séparée de lui ? Comment s’effectue la participation de la vie corporelle à la vie de l’âme et réciproquement?

Comment l’âme éternelle et immortelle est-elle accrochée au corps corruptible et périssable ?

Aristote formule cette question ainsi : « Si l’intelligence (noûs) est simple (aploûs) et impassible (apathès) et s’il n’a rien de commun avec quoi que ce soit, au dire d’Anaxagore, comment pensera-t-il, si penser, c’est subir une certaine passion ? Car c’est en tant qu’un élément est commun à deux termes que l’un, semble-t-il, agit et que l’autre pâtit. De plus, l’intelligence est-elle elle aussi intelligible ? »

On a déjà vu qu’Aristote propose une solution intéressante, qui est de distinguer deux sortes de noûs (ou d’intelligence) dans l’âmexiv.

Jamblique commente :« L’Intelligence est l’essence supérieure à l’âme; or Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable. »xv
Simplicius précise ce commentaire : « Le divin Jamblique entend par Intelligence en puissance et Intelligence en acte l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligence participée, soit l’Intelligence imparticipable».xvi

Qu’est-ce que cette « Intelligence imparticipable » ?

Le sens de cette expression est expliqué par Proclus, qui introduit une sorte de hiérarchie descendante: « L’Intelligence a une triple puissance : il y a l’Intelligence imparticipable, distincte de tous les genres particuliers; puis l’Intelligence participable, à laquelle participent les âmes des dieux et qui leur est supérieure ; enfin, l’Intelligence qui habite dans les âmes et leur donne leur perfection. »xvii 

Quant à l’interprétation donnée par Jamblique du passage d’Aristote qui nous intéresse, elle a été longuement combattue par Simplicius: «Dans notre Commentaire sur le livre XII de la Métaphysique, en suivant les idées exposées sur ce point par Jamblique conformément à la pensée d’Aristote, nous avons longuement expliqué, comme c’en était le lieu, ce qu’est l’Intelligence séparée des âmes ; nous avons fait voir qu’elle est l’essence première et indivisible, la vie parfaite et l’acte suprême; qu’elle offre l’identité de la chose pensée, de la chose pensante et de la pensée; qu’elle possède la perpétuité, la permanence, la perfection ; qu’elle détermine toutes choses et en est la cause. Il nous reste donc maintenant à dire ce qu’est l’Intelligence participée par nos âmes : car il y a une Intelligence particulière participée par chaque âme raisonnable… Aristote parle donc ici de l’âme raisonnable, mais non de l’Intelligence participée par elle au premier degré. On peut, comme nous l’avons dit, s’élever de cette intelligence inférieure [l’âme humaine, raisonnable] à cette Intelligence participée, dont la condition diffère de celle de l’âme : car l’âme, ayant son essence et sa vie déterminées par l’Intelligence participée, change et demeure tout à la fois, descend vers les choses du second degré et remonte à l’essence pure et séparée de la matière, tandis que l’Intelligence participée, demeurant toujours ce qu’elle est, détermine les divers états de l’âme; c’est ainsi que la puissance de la Nature, qui détermine les choses engendrées, peut, tout en restant indivisible et en demeurant ce qu’elle est, déterminer les choses divisibles et changeantes. ‘Mais, dit-il [dit Jamblique], l’Intelligence est l’essence supérieure à l’âme; or, Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable.’ Comment admettre cependant qu’Aristote, dans son Traité de l’Âme, ne parle point de la Raison, qui est la plus haute faculté de l’âme ?… Aristote appelle proprement Intelligence la Raison qui appartient à l’âme, parce que la Raison est immédiatement déterminée par l’Intelligence; il la regarde comme une faculté précieuse, parce qu’elle ne considère pas les choses sensibles en tant que sensibles, mais qu’elle contemple, soit les formes des choses sensibles en tant qu’elles peuvent être connues dans leur essence, soit les formes qui subsistent dans l’essence rationnelle, ou bien s’élève par elles aux formes intelligibles. Alors la Raison devient l’Intelligence en acte : car elle connaît les choses intelligibles et non les choses sensibles en tant que sensibles, telles que les perçoit la sensation ; dans ce dernier cas, elle est seulement l’Intelligence en puissance… Considérons maintenant comment nous pourrons concilier notre opinion avec celle du divin Jamblique, qui par Intelligence en puissance et Intelligence en acte entend l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligente qui détermine l’âme [l’Intelligence participée], soit l’Intelligence imparticipable, tandis que nous croyons que, dans la pensée d’Aristote, l’Intelligence en puissance et l’Intelligence en acte appartiennent à l’essence de l’âme, comme nous l’avons longuement expliqué ci-dessus en nous servant des termes mêmes d’Aristote. Nous ne voudrions pas contredire Jamblique : nous tâcherons donc de concilier, autant que nous le pourrons, son opinion avec la nôtre, etc. »xviii

Le passage d’Aristote dont Simplicius discute ici le sens est en réalité assez ambigu. Le fait est qu’il a donné lieu à des interprétations fort diverses; on en trouvera l’énumération dans Jean Philoponxix.

Selon les avis des commentateurs ultérieurs, l’opinion de Jamblique parait conforme à celle d’Alexandre d’Aphrodisie, et l’opinion de Simplicius se rapproche de celles de Plotin et de Plutarque d’Athènes…

Mais revenons à l’interprétation de Jamblique.

Selon lui, la vie du corps se nourrit de deux apports, venant de deux directions différentes.

D’un côté, la vie corporelle est « enlacée » à la matière, qui la soutient et la supporte.

D’un autre côté, il y a sans doute une autre forme d’« enlacement » entre la vie corporelle et la vie de l’âme.

« Lorsqu’enfin [ l’âme ] est arrivée dans le corps, ni elle-même ne pâtit ni les concepts qu’elle donne au corps ; car ceux-ci également sont des formes simples et, d’une même espèce, n’admettant aucun trouble, aucune sortie d’elles-mêmes. (…) Ce qui participe de l’âme pâtit et n’a pas d’une façon absolue la vie et l’être, mais est enlacé à l’indéfini et à l’altérité de la matière… »xx

Le mot « enlacement » est la métaphore choisie par Jamblique pour tenter d’expliquer le paradoxe de l’union de deux essences si différentes, l’une divine, l’autre animale.

On pourrait employer aussi des métaphores comme « embrassade » ou « étreinte ».

Mais peut-il y avoir entre l’âme et le corps un contact sans altération, un effleurement sans pénétration ?

Il faut peut-être revenir aux métaphores initiales, dont les néo-platoniciens se sont nourris, celles décrites dans le Timée du divin Platon, qui décrit trois sortes d’âmes.

« Il est en nous trois sortes d’âme, ayant leurs trois demeures distinctes, et chacune se trouve avoir ses mouvements. »xxi

Le Dieu « constitua cet Univers : Vivant unique qui contient en soi tous les vivants, mortels et immortels. Et des êtres divins, lui-même se fit l’ouvrier ; des mortels, il confia la genèse à ses propres enfants et en fit leur ouvrage. Eux donc, imitant leur Auteur, reçurent de lui le principe immortel de l’âme ; après quoi, ils se mirent à tourner pour elle un corps mortel, ils lui donnèrent pour véhicule ce corps tout entier, et y édifièrent en outre une autre espèce d’âme, celle qui est mortelle. Celle-ci porte en elle des passions redoutables et inévitables. »xxii

L’âme a part au courage, elle est avide de dominer, et se loge entre le diaphragme et le cou, mais elle est docile à la raison, et elle est en mesure de contenir la force des appétits. Mais il y a aussi en elle la source de ces désirs et de ces appétits.

Il y a aussi le cœur, qui est la source du sang, et qui tient la garde vitale.

Et enfin le foie, organe de la divination.

La divination relève de l’« enthousiasme », ἐνθουσιασμός (enthousiasmós) qui signifiait à l’origine inspiration ou possession par le divin ou par la présence du Dieu.

C’est aussi le propre de la transe de permettre l’accès à ces états si spéciaux de l’esprit, qu’aujourd’hui encore, on tente de cerner, avec l’aide des neurosciences et de leurs techniques d’imagerie.

Platon emploie le mot de « transe », mais distingue nettement l’état de la transe de l’état subséquent de l’analyse par la raison des visions reçues. Et c’est à cette nécessaire analyse et interprétation raisonnée qu’il donne la primauté.

« Nul homme, dans son bon sens, n’atteint à une divination inspirée et véridique, mais il faut que l’activité de son jugement soit entravée par le sommeil ou la maladie, ou déviée par quelque espèce d’enthousiasme. Au contraire, c’est à l’homme en pleine raison de rassembler dans son esprit, après se les être rappelées, les paroles prononcées dans le rêve ou dans la veille par la puissance divinatoire qui remplit d’enthousiasme, ainsi que les visions qu’elle a fait voir ; de les discuter toutes par le raisonnement pour en dégager ce qu’elles peuvent signifier, et pour qui, dans l’avenir, le passé ou le présent, de mauvais ou de bon. Quant à celui qui a été à l’état de ‘transe’ et qui y demeure encore, ce n’est pas son rôle de juger de ce qui lui est apparu ou a été proféré par lui ; mais il dit bien, le vieux dicton : ‘faire ce qui est de lui, et soi-même se connaître, au bien sensé seul il convient’.»xxiii

L’important c’est qu’il y a là un indice précieux des capacités de l’homme à communiquer (en un sens) avec le divin.

« C’est un fait que, des biens qui nous échoient, les plus grands sont ceux qui nous viennent par le moyen d’un délire, dont assurément nous sommes dotés par un don divin. »xxiv

« Le délire est une belle chose toutes les fois qu’il est l’effet d’une dispensation divine. »xxv

L’âme raisonnable est donc un « daimon », c’est un génie protecteur que Dieu a donné à chacun. Elle est un principe qui habite en nous , au sommet du corps, et qui nous élève vers le ciel, « car nous sommes une plante non pas terrestre mais céleste. Et nous avons bien raison de le dire : c’est là haut, en effet, d’où est venue notre âme à sa première naissance, que ce principe divin accroche notre tête, qui est comme notre racine, pour dresser tout notre corps »xxvi.

On a vu employée la métaphore de l’enlacement. Voici celle de l’accroche.

Plus belle encore, s’il est possible, il y a celle de la conversation du Soi avec le Soi, à laquelle semble-t-il nous sommes aussi conviés….

« Dans leur unité, [les causes premières] embrassent en elles-mêmes l’ensemble des êtres. (…) littéralement, le divin même s’entretient avec lui-même. »xxvii

___________________

i« Notre nature a de son fonds la connaissance innée des dieux, supérieure à toute critique et à toute option, et antérieure au raisonnement et à la démonstration. (…) A dire vrai, ce n’est pas même une connaissance que le contact avec la divinité. Car la connaissance est séparée [de son objet] par une sorte d’altérité. Or, antérieurement à celle qui connaît un autre comme étant elle-même autre, spontanée est l’étreinte multiforme qui nous a suspendus aux dieux. (…) car nous sommes plutôt enveloppés de la présence divine ; c’est elle qui fait notre plénitude et nous tenons notre être même de la science des dieux. » Jamblique. Les mystères d’Égypte. I, 3. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.5

iiCicéron a employé le mot conscientia pour définir le sentiment par lequel on juge de la moralité de ses actions. Mais il s’agit là d’un aspect spécifique de la conscience en acte – le sentiment moral, la « bonne ou la mauvaise conscience » –, et non de l’appréhension de la conscience en tant que telle, de son « ipséité », de son caractère absolument unique et singulier.

iiiPlaton, La République, livre X, 614 b – 621 d

ivPlaton, La République, livre X, 617 d-e

vPlaton, La République, livre X, 619 b

viPlaton, Lois, X 899 b. Traduit du grec par Léon Robin. Éditions de la Pléiade, Gallimard, 1950, p. 1026

viiPlaton, Epinomis, 991 d, Traduit du grec par Léon Robin. Éditions de la Pléiade, Gallimard, 1950, p. 1162

viiiAristote, De l’âme III, 5, 430a

ixAristote, De l’âme III, 3, 427a

xAristote, De l’âme III, 3, 429a

xiAristote, De l’âme I, 5, 411a-b

xiiAristote, De l’Âme, III, 2, 425b

xiiiSimplicius. Commentaire sur le Traité de l’Âme, f. 52, éd. d’Alde.

xivAristote, De l’âme III, 5, 430a

xvFragment cité par Simplicius, Comm. sur le Traité de l’Âme, f. 62, éd. d’Alde.

xviSimplicius, ibid., f. 88.

xviiComm. sur l’Alcibiade, t. II, p. 178, éd. Cousin

xviiiComm. du Traité de l’Âme, f. 61, 62, 88, éd. d’Alde.

xixComm. sur le Traité de l’Âme, III, s 50

xx Jamblique. Les mystères d’Égypte. I, 10. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.25

xxiTimée 89 e

xxiiTimée, 69c

xxiiiTimée 71e-72a

xxivPhèdre 244 a

xxvPhèdre 244 c

xxviTimée 90 a

xxviiJamblique. Les mystères d’Égypte. I, 15. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.33

L’autour chanteur


Autour chanteur. « Melierax canorus ».

Il y a une sorte de connaissance qui est, par nature, séparée de son objet, ainsi celle que peut obtenir un observateur, détaché de ce qu’il observe. Il observe une chose ou un phénomène, et n’y voit que l’« autre » que lui-même.

Si c’est lui-même que l’observateur observe, alors son être en tant que sujet est encore « autre » que son être observé.

Et il y a une sorte de connaissance qui est une étreinte intime, une fusion, une intuition de la présence enveloppante, une participation à la chose connue, en laquelle on s’immerge entièrement. Cette deuxième sorte de connaissance n’a rien à voir avec la méthode rationnelle, scientifique. Pourtant c’est bien une forme de connaissance, ultime, directe, et en un sens, sans aucun intermédiaire.

Qu’est-ce qu’un intermédiaire ? C’est ce qui relie des extrêmes antinomiques, ce qui résout des oppositions contradictoires, ce qui connecte deux niveaux de réalité, ce qui comble le fossé qui sépare les différences.

Car il faut bien que le sens circule, du Levant au Couchant, ou du Ciel vers la Terre. Il faut qu’en la poussière une haute essence puisse s’immiscer, si le Dieu veut étendre son règne du haut sur le bas, du lointain sur le proche, du caché au révélé.

S’Il veut vraiment être partout où sa volonté se meut, Il peut s’attacher à tout ce qu’Il n’est pas.

D’y être ainsi joint ou mêlé, ne L’enserre ni ne Le lie. Et la Terre n’en est pas non plus désertée, par cette déliaison, même dans ses moindres confins.

Thalès l’avait déjà dit, avant les autres philosophes, « Tout est plein de dieux »i. Phrase prémonitoire et programmatique, désormais délaissée.

L’âme en conséquence en a aussi sa part, sa masse et sa foule de dieux innommés. C’est pourquoi le Philosophe avait conclu, imparablement, à une explication de l’origine divine de ses dons: « La connaissance appartient à l’âme, ainsi que la sensation, l’opinion, et encore le désir, la délibération, en un mot les appétits. »ii

Son propre maître lui avait ouvert la voie de ce penser : « L’âme est quelque chose de plus ancien, et, à la fois, de plus divin que le corps… ‘Tout est plein de Dieux’, et jamais les puissances supérieures, soit manque de mémoire, soit indifférence, ne nous ont négligés !.. »iii.

Thalès, Platon, Aristote convergent en somme vers l’idée qu’en l’âme vit quelque essence divine. Leçon nette, aujourd’hui bien oubliée. Les Modernes, cyniques, secs et méprisants, se passent volontiers des poètes, de l’âme et des dieux, et les ont remplacés par de vibrants éloges du néant, un goût vain pour le théâtre de l’absurde, et un incommensurable provincialisme cosmique.

Le divin est le principe de la lumière, tant la matérielle qui traversa les mondes, et tout le visible, que l’immatérielle, qui illumine encore la raison et fait voir les intelligibles.

Lumière une et indivisible, pour qui la voit, ou, pour qui, par elle, la comprend, et pour qui tout le malheur vient de son ombre portée.

C’est un fait: toute lumière projette une écume d’ombre, dans la vague qu’elle ouvre en l’abîme.

D’ailleurs, la lumière des dieux n’est elle-même, au fond, qu’une sorte d’ombre, si on la rapporte (comme il se doit) à l’origine qui l’engendre, à la puissance qui la propulse.

La métaphore même, qui suit la danse de l’onde et du corpuscule, comprend l’idée d’un mouvement de la lumière à l’intérieur d’elle-même, jamais là où l’on attend, toujours ailleurs, à jamais mue, mais jamais nue.

L’âme aussi est une sorte de lumière, une étincelle d’origine. Lorsqu’elle arrive dans l’embryon endormi, dans le corps qui se forme, elle l’enveloppe et le nourrit, non de lait et de caresses, mais de suc et d’essence, de vues et de sens.

Elle lui donne le un et le deux, l’union et la différence, le silence, le rythme – et la symphonie sans fin des organes affamés.

Elle lui donne toutes les formes, celles qui la feront toujours vivre et même sur-vivre.

L’âme se donne, et le corps rue sans raison, pur-sang pris à son lasso, d’un côté cravaché par le souffle, et de l’autre la matière est son mors. Ils s’enlacent sans fin comme du même à de l’autre.

Cet enlacement, cet embrasement, est comme une brève image d’un embrassement plus infini, plus vaste que tous les mondes, celui que le divin entretient avec lui-même, et dans lequel il emporte sans fin tous les êtres, nonobstant leur néant et leur évanescence. Enfouis dans le devenir, la fugacité est leur partage. Mais les êtres créés, éphémères fumées, sont aussi, un par un, don à la cause, tribut à l’être. Ils prennent part au sacrifice, au silence du Soi, à la saignée de la sève, aux salves du sang, au souffle sourd, dans les souterrains du destin.

Enlacement, embrasement, embrassement, enfouissement, emport et entretien, toutes ces métaphores disent encore le lien. Alors que le divin, même uni, est aussi séparé de ce qu’il est ou semble être. Il s’envole aussitôt posé sur la terre, oiseau toujours, aux ailes de ciel.

L’âme aussi vole, ses ailes sont d’aube ou de soir, elle se projette par à-coups dans l’abîme du jour, dans la différence des lumières. Elle caresse la lèvre des peuples endormis, ou des filles éveillées, et elle s’envole toujours à nouveau, comme un moineau blessé, ou un autour chanteur.

Elle ne ressemble à aucun être, unique à jamais, et même d’elle-même elle se plaît à se détacher, dans la liberté de son désir. Elle est de la race des dieux, sans avoir ni leur vie ni leur infinité, mais elle peut monter en leur ciel plus haut que toutes les puissances et les autres anges.

En cela, sa noblesse.

iCf. Aristote, De l’âme I,5, 411a.

iiAristote, De l’âme I,5, 411b

iiiPlaton, Epinomis 991 d4

L’être en fuite


Aujourd’hui, tant le monde a changé, les hommes ne croient être que ce qu’ils pensent qu’ils sont, et rien de plus. Ils pensent que ce qu’ils appellent leur « conscience » (c’est-à-dire la faible lumière qui chaque jour s’allume au réveil et s’éteint dans le sommeil, après avoir clignoté un peu pendant le jour) porte toute leur identité et constitue leur être même.

Quoique faible, elle est leur seule clarté, leur fanal. Elle est leur phare.

Les hommes, dans leur humiliation auto-infligée, s’imaginent n’être rien de plus que le gardien de cette trapue tour de guet, assaillie par les nuits, et ils notent, peu attentifs, ce que leur conscience, intermittente, trouée, voilée, leur murmure indolemment, d’une voix brouillée, oublieuse, vite essoufflée.

L’inconscient enfoui dans l’obscur, soupire, gémit, hurle même en silence dans l’abîme, mais la conscience se croit maîtresse du moi ; elle ignore royalement le Soi. Le sommeil, la démence, la mort, la conscience n’en a cure, elle a trop à faire ici et maintenant, pense-t-elle.

Et pourtant, le démon intérieur, aux ailes éployées, à la vue perçante, à la gueule ardente, à la queue sifflante, ne cesse de bondir, de rugir, et de dévorer les entrailles grouillantes de ‘l’étant’. Rien n’y fait. L’étant vaque.

Ce qu’est son ‘être’, l’homme se le demande assurément, de temps à autre, mais il est peu pressé d’entendre la réponse, il est occupé, il est sans cesse distrait de lui-même par le spectacle du monde, aussi fugace que les ombres du miroir.

Des réponses, il y en a pourtant, venues du fond des millénaires, des pistes ouvertes par des esprits sincères.

Platon dit que l’être de l’homme, l’être de ‘l’étant’, ce qui fait que tel homme est cet homme, et non pas un autre, que telle personne est singulière, unique au monde, c’est son eidos (εἶδος).

Magie d’un mot grec, qui dit à la fois ‘image’, ‘apparence’, ‘forme’ et ‘idée’.

L’être de l’homme, c’est sa ‘forme’, c’est-à-dire, pour s’exprimer selon le mythe, l’‘idée’ qui l’a mis en mouvement, dès l’origine, et qui ne peut être ‘vue’ que par l’âme même.

Une ‘idée’ vue par ‘l’âme’ même ?

Les matérialistes, qui se moquent de l’âme, et de l’origine des idées, peuvent-ils concevoir qu’une ‘idée’ définisse de manière unique et singulière chaque être humain ?

Sans doute pas. Cependant, même du point de vue matérialiste, rien n’empêcherait (en théorie) de supputer qu’un arrangement original, une ‘somme’ hautement spécifique, de milliards de milliards d’ensembles de corpuscules quantiques (matériels, donc!), correspondant à la totalité de « ce qu’est » un être humain, puisse être qualifié de ‘forme’, ou d’idée formelle.

Laissons là le matérialisme et ses offuscations, et revenons à Platon. La définition platonicienne n’est certes pas matérialiste, elle est ‘idéaliste’ : l’eidos est une idée pure, qui n’a rien de matériel, mais qui pourtant enveloppe et donne sa ‘forme’ à la matière qui constitue l’être humain.

Comme la matière (ou la substance) humaine est éminemment mobile, faite de flux toujours renouvelés, il est heureux pour elle qu’une telle ‘forme’ subsiste indépendamment de cette mouvance incessante. Sans elle, la matière n’aurait plus de ‘glu’, de ‘colle’ ontologique: sa ‘substance’ n’aurait pas de ‘consistance’, et elle se volatiliserait vite comme un brouillard d’électrons libres.

Aristote, nettement plus ‘réaliste’ que son maître Platon, voit quant à lui l’étant comme un ‘sujet’, défini par des ‘attributs’ correspondant à certaines ‘catégories’, jugées par lui métaphysiquement et universellement appropriées, comme celles de ‘substance’, de ‘qualité’, de ‘quantité’, de ‘lieu’, de ‘temps’, de ‘relation’, etc.

La critique des catégories d’Aristote mériterait de longs développements, mais pour faire court, je dirais seulement ceci : rien n’empêche d’imaginer que d’autres ‘catégories’ (non-aristotéliciennes) puissent être conçues, de façon à rendre compte de phénomènes moins nets que ceux auxquels Aristote tente de rendre raison. Tout ce qui relève (et qu’est-ce qui n’en relève pas?) du mélange, de la métamorphose, de l’intermédiation, de la transfiguration, du dépassement, exigerait sans doute de nouvelles ‘catégories’, mêlées, métamorphiques, intermédiaires, transfiguratrices, dépassantes.

Nous avons besoin de dire à propos du Soi l’énorme et insondable paysage (conscient et inconscient) de ‘présences’ mêlées d’absences, de ‘qualités’ zébrées de ‘lieux’, de ‘quantités’ indicibles, de ‘temporalités’ striées, de ‘relations’ intriquées, de ‘substances’ transfigurées ou rêvées, de ‘passions’ intermédiaires, de ‘possessions’ quasi-défaillantes, et d’‘actions’ vite dépassées par l’espérance. Bref il faut modaliser, hybrider, faire croître et multiplier l’héritage aristotélicien, non pour en dénier l’importance inaugurale, mais pour remplir l’exigence permanente d’exode, hors des finitudes ressenties.

Autrement dit, l’homme est peut-être plus ‘divin’ (ou, si l’on préfère, peut-être plus minéral, ou végétal, ou non-humain) que ce que les catégories d’Aristote permettent d’envisager, ou laissent entendre, ou que ce que les matérialistes contemporains fixent dans leurs décrets a priori.

L’homme, en particulier, a ceci de ‘divin’ qu’il peut penser sa propre pensée, et la mettre au pinacle, la transcender, ou la réduire en fines poussières, la dynamiter et l’humilier, ou la sublimer, l’extasier… Tout est possible, et on n’a encore rien vu. On aura toujours, encore ‘rien vu’.

En pensant sa pensée, l’homme découvre que ce bel organe (la pensée) ne se meut jamais sans désirs. Mais que désire la pensée de l’homme ? Elle désire sa Désirade, son « île au loin », que dis-je « île », son amas galactique, son au-delà des mondes !…

C’est en effet l’intelligible qui met l’intelligence toujours en mouvement, parce que l’intelligible est son paradis encore inimaginé, le sommet de sa quête inassouvie. Si l’intelligible n’existait pas, l’intelligence serait quiète, morose et inoccupée.

Mais l’intelligible existe, et surtout, il sait se faire désirer, il sait se faire aimer de l’intelligence, en quelque sorte par avance. Avant même que celle-ci le connaisse, il lui envoie les signes subtils, aguicheurs, presque indécelables, mais néanmoins patents, de son existence celée. Intriguée, curieuse, vite avide d’en savoir plus, l’intelligence se met en chemin, et fait ainsi sans cesse tourner le monde ; elle entraîne dans son mouvement l’univers entier, à la recherche de ce qu’elle aimé déjà, sans le connaître vraiment.

Curieux destin que celui de l’homme embarqué sans fin dans cette anabase ! Trop conscient de ses limites, inconscient de ses réelles puissances et de ses virtualités, attiré par un rêve, il meurt sans savoir ce qu’il a cherché toute sa vie.

L’inquiétude de son âme est nécessaire à sa félicité (toujours irréalisée, toujours en fuite), qui le tire vers le haut ou le fait plonger dans le gouffre.

The Divine Omnipotence vs. Contingency, Chance and Fortune


Tommaso Campanella (1568-1639), a Dominican monk, spent twenty-seven years of his life in prison where he was tortured for heresy. He wrote an abundant worki there after narrowly escaping the death penalty by posing as mad.

He said of Aristotle that he was « unholy », « a liar », « father of the Machiavellians », and « author of amazing errors ».

He said of himself: « I am the bell (campanella) that announces the new dawn. »

Campanella wanted to found a philosophical republic, « The Sun City », referring to Plato, Marcile Ficin and Thomas More.

In his Apology of Galileo, he describes the world as « a book in which eternal Wisdom wrote his own thoughts; it is the living temple in which she painted her actions and her own example (…) But we, souls attached to dead books and temples, copied from the living with many errors, interpose them between us and the divine teaching. » ii

Nature is the « manuscript of God ». It is necessary to look for « all ugliness and all evil ». They are « beauty masks ».

From the « living book » of nature, Man is the « epilogue ». Man can be compared to a « windowpane ».

He is a « spark of the infinite God ». He can reach the level of the « archetypal world » by means of ecstasy, – even if it is « denied by the stupidity of the Aristotelians ».

Through his immortal soul, man can escape the condition of other living beings, who are « like the worms in a belly or in a cheese ».

The characteristic of a good metaphor is that it can be followed ad libitum, and given unexpected directions.

If the world is a « book », many of its pages may be stained, incomplete, unreadable; other pages are simply missing, or have not even been written.

In other words, in this world made for « being », there are also many « non-being ». In this light, there is a lot of darkness. There is wisdom and a lot of ignorance; there is love and hatred.

Everything derives from a mixture of necessities and contingencies, destinies and chance, harmony and antagonisms.

But it is from this contingency and chance that the possibility of freedom is born for man.

Contingency, chance, fortune are defects inherent in the very texture of the world. From the beginning, all creation is affected by a « deficit » of being. Hence the rifts, the blindness, the gaps in the world.

However, it is in these gaps and blindness that man can find freedom.

Campanella’s theory (freedom through « lack of being ») was both revolutionary and « heretical » at the beginning of the 17th century.

It was difficult for the authorities to accept that contingency, chance, fortune could contradict the supposed manifestations of divine omnipotence and omniscience.

Contingency (contingentia) unnecessarily breaks the chain of necessity (necessitas) willed by God. It limits the power of causes, it denies the tyranny of determinism, it undoes the inflexible chain of causality.

Chance (casus) counters fatality (fatum), and « contradicts » what has been « predicted » (by God). In this way, he invalidates the idea of absolute, divine prescience.

Fortune (fortuna) thwarts universal harmony (harmonia). It thwarts world order and the will that drives it.

Thus are marked the necessary limits of necessity, and the constraints that are imposed even on divine power, knowledge and will.

Contingency, chance and fortune are all obstacles to divine « omnipotence », and therefore all openings to human « freedom ».

Subversive ideas!

If God is omnipotent and omniscient, how could He be limited in His power or prescience by contingency or chance?

If God wants universal harmony, how could His will be thwarted by the whims of fortune?

If God wants the necessary sequence of causes and effects, how can He tolerate contingency? How can His « omniscience » be compatible with the effects of chance?

Campanella replied that creation was drawn from nothing by God. It is therefore a combination of being and non-being. It comes from the Being, but its being « lacks being ». Contingency, chance and fortune are the concrete expressions of this lack, and the visible expression of the possible freedom of man.

Contingency, chance and fortune can be interpreted as providential figures of God’s absence in the world, as signs of his voluntary withdrawal, to leave man a responsibility in his creation.

This absence and withdrawal from God is reflected in the ideas of kenosis (S. Paul) and tsimtsum, (Kabbalah).

I will evoke these concepts in another article.

i Philosophia Sensibus Demonstrata, La Cité du soleil, Atheismus Triumphatus, Aforismi Politici,

ii « Mundus ergo totus est sensus, vita, anima, corpus, statua Dei altissimi, ad ipsius condita gloriam, in potestate, sapientia, et Amore (…) Homo ergo epilogus est totius mundi, ejus cultor et admirator dum Deum nosse velit, cujus gratia factus est. Mundus est statua, imago, Templum vivum et codex Dei, ubi inscripsit et depinxit res infiniti decoris gestas in mente sua. » (De Sensu Rerum et Magia, 1619) Cité par J. Delumeau Le mystère Campanella

La métaphysique des causes


 

« La causalité des idées ne peut servir à rien »i affirme Aristote.

Cette phrase étonnante est manifestement une charge venimeuse de l’élève contre le maître (Platon). Et c’est, in nuce, l’annonce du programme moderne.

Je l’interprète ainsi :

Les « Idées » platoniciennes n’ont ni bras ni jambes. Impuissantes, elles ne font rien par elles-mêmes. Elles n’ont pas même d’existence propre. Pour qu’elles puissent exercer quelque influence que ce soit dans le monde, il faut qu’elles soient adoptées par des hommes bien réels, qui leur prêtent sang, chair, énergie, existence. Seule l’action des hommes leur donne une « forme » effective, mais qui ne leur est pas propre. Cette forme est indissolublement liée aux actes qui lui donnent « vie ».

Par elles-mêmes les « Idées » ne produisent aucune causalité. Ce sont toujours des hommes qui se chargent de produire des causes et des effets.

Certes les hommes peuvent s’inspirer d’idées préexistantes, à l’occasion, mais ce n’est pas toujours le cas. Le hasard, les circonstances ou les passions peuvent bien souvent inciter à l’action, sans qu’aucune « Idée » ne soit a priori nécessaire.

Souvent, les « Idées » ne sont jamais qu’un vernis ou un prétexte. D’autres logiques prévalent, qui ne sont justement pas logiques.

Cette idée d’Aristote (« La causalité des idées ne peut servir à rien ») a eu grand succès chez les penseurs matérialistes et a exercé une immense influence dans la modernité occidentale.

Parmi les philosophes qui ont tenté d’interpréter la phrase d’Aristote dans un sens un peu moins matérialiste, tout en restant encore « moderne », on peut citer Christian Godin pour qui les idées « agissent comme un catalyseur en chimie. Leur présence ne « fait » rien, mais elle permet que ce qu’elles ne font pas elles-mêmes puisse se faire. Elle est ce qui libère la causalité des causes, y compris celle des causes efficientes. »ii

« Ce qui libère la causalité des causes » !…

La formule a de quoi enthousiasmer rêveurs et poètes…

Mais elle a aussi vocation à se fracasser bien vite contre le mur inoxydable des déterminismes, et l’impassibilité rude des matérialismes.

Si la causalité doit être prise dans son essence même, si elle soit être prise « au sérieux », on doit nécessairement en déduire qu’elle ne peut pas se libérer de cette dernière. Son essence même la contraint précisément à participer sans cesse au cycle sans fin des « causes ».

Seul un Deus ex machina doit pouvoir éventuellement changer la causalité en son contraire absolu.

Ce contraire est un absolu justement, – l’absolu inconditionnel et inconditionné de la Liberté.

Mais qu’est-ce que la Liberté ?

Une Idée métaphysique.

On en revient à Platon.

Il faut choisir son camp, toujours à nouveau…

iAristote, Métaphysique Z,8, 1033b 28

iiChristian Godin. La fin de l’homme. Ed. Champ Vallon, 2003, p.119

De l’un, du pain et du vin


 

Les philosophes « réalistes » analysent le monde tel qu’il est, du moins son apparence, ou ce qu’ils croient telle. Mais ils n’ont rien à dire sur la manière dont l’être est advenu à l’être, ou sur la genèse du réel. Ils sont aussi fort secs sur les fins ultimes de la ‘réalité’.

Ils ne sont en aucune façon capables de conceptualiser le monde « en puissance ». Ils n’ont aucune idée de la façon dont l’univers émergea du néant en des temps indistincts où rien ni personne n’avait encore accédé à l’être, où rien n’était encore « en acte ».

Ils n’ont aucune représentation non plus de ce monde-ci dans dix ou cent millions d’années, ce qui pourtant n’est pas un grand espace de temps, du point de vue cosmologique.

Ils dénigrent tous ces sujets, ou les évitent.

Ils méprisent la ‘métaphysique’ et ceux qui s’y vouent.

Aristote lui-même n’avait absolument rien à dire à propos des mondes ‘séparés’.

Si l’on prend toute la mesure de cette impuissance, et de cette pusillanimité, si l’on comprend la fondamentale impuissance d’Aristote, et des écoles de pensée qui s’ensuivirent, on se trouve brusquement libéré.

On perçoit l’histoire de la philosophie humaine comme un tissu de lambeaux constellés de pensées fermées sur elles-mêmes, de syllogismes tournant court, de vérités locales, de vues fugaces.

L’avoir compris nous affranchit de toute contrainte.

On peut se mettre alors à exercer la faculté la plus haute, celle de l’imagination, celle du songe. On peut se mettre en quête de prescience et de vision.

C’est une incitation à sortir de la rationalité, non pour la délaisser, mais pour l’observer d’un point de vue extérieur, détaché. La raison ‘pure’ est fort mal équipée pour se juger elle-même, quoi qu’en pense Kant.

Elle n’est vraiment pas capable d’ admettre qu’elle est ‘fermée’ sur elle-même, et encore moins disposée à admettre qu’elle a nécessairement un dehors, un au-delà.

La raison la plus pure, la plus pénétrante, est encore bien aveugle à tout ce qui n’est pas elle-même.

Elle ne voit rien à vrai dire de l’immensité océane qui l’entoure et la dépasse infiniment, dans laquelle pourtant elle baigne ignorante, bulle brillante, fragile, éphémère.

La raison dépend depuis toujours du langage. Mais le langage est un outil rudimentaire, une sorte de silex mal taillé, aux rares étincelles…

Prenez une phrase simple, comme « Dieu est un ».

Fondement des monothéismes, article de foi improuvable, monument sans assises autres que mythiques, cette phrase controversée est à elle seule un oxymore.

Elle suinte d’incohérences.

Elle contient en son propre cœur son infirmation flagrante.

Elle lie pompeusement un sujet (« Dieu ») et un prédicat (« un ») à l’aide de la copule (« est »). Et, boum!, voilà que l’affaire est entendue?

La langue qui permet ce supposé tour de force croule sous son poids d’inconsistance. Elle commence par séparer (grammaticalement et artificiellement) le sujet du prédicat. Puis, elle croit pouvoir combler aussitôt cette supposée séparation en les ré-unifiant (grammaticalement et artificiellement) par la vertu de la 3ème personne (singulière) d’un verbe copulatif (« est »), qui n’existe d’ailleurs que dans certaines langues humaines, mais reste parfaitement ignoré de la majorité d’entre elles…

Ce procédé, grammatical et artificieux, bafoue également la logique ‘pure’…

Si véritablement et grammaticalement ‘Dieu est un’, alors il n’y a ni ‘Dieu’, ni ‘est’, ni ‘un’.

Il n’y a, en toute logique que ‘Dieu’ tout court, ou si l’on préfère de l’ ‘un’ tout court, ou encore de ‘l’être’ tout court. Et après avoir constaté cette ‘unité’, on reste (logiquement) court. Qu’ajouter d’autre, sans contrevenir immédiatement au dogme ‘unitaire’?

Si véritablement et grammaticalement ‘Dieu est un’, alors il faut déjà compter trois instanciations verbales de sa nature, son ‘nom’ (Dieu), son ‘essence’ (être), sa ‘nature’ (une).

Trois instanciations font déjà foule quand il s’agit de l’Un… surtout que s’engouffrent dans cette brèche les monothéismes enchantés de l’aubaine. On trouve au moins dix noms de Dieu dans la Torah, et 99 noms d’Allah dans l’islam….

Si véritablement et grammaticalement ‘Dieu est un’, alors le langage, qui permet de dire ‘Dieu est un’, comment peut-il se tenir comme en surplomb, hors de ‘Dieu’, hors de son ‘unité’ essentielle, s’il prétend atteindre si peu que ce soit à l’essence même de ce ‘Dieu’, de cet ‘Un’?

Si véritablement et grammaticalement ‘Dieu est un’, alors le langage lui-même ne devrait-il pas être nécessairement un avec Lui, fait de son feu pur?

Certains théologiens monothéistes ont parfaitement vu cette difficulté, et ils ont proposé une formule un peu modifiée: « Dieu est un, mais non selon l’unité. »

Solution habile, mais qui ne résout rien en fait.

Ils ont seulement ajouté des mots à des mots. Cette prolifération de mots n’est pas vraiment le signe de leur capacité à capturer l’essence de l’Un…

Le langage, décidément, il faut apprendre à chevaucher ses ruades intempestives, ses galops incontrôlés.

Il est des mystères qui ne prennent véritablement leur envol, comme l’oiseau de Minerve (la chouette hégélienne), qu’au soir tombant, lorsque toutes les lumières, faibles, clinquantes et illusoires de la raison sont mises sous le boisseau.

Le chercheur doit laisser ses chances à l’obscur. En voici un exemple.

Maïmonide, grand spécialiste de la halakha, et fort peu suspect d’effronterie vis-à-vis de la Loi, a surpris plus d’un commentateur, en admettant que lui échappaient complètement la raison de l’usage du vin dans la liturgie, ou encore la fonction des pains d’exposition au Temple.

Mais il précise qu’il a continué longtemps d’en chercher les « raisons virtuelles »i. Cette expression étrange semble indiquer qu’il y a dans les commandements « des dispositions de détail dont on ne peut indiquer la raison », et « que celui qui s’imagine que ces détails peuvent se motiver est aussi loin de la vérité que celui qui croit que le précepte général n’a pas d’utilité réelle. »ii

Maïmonide, un expert halakhiste renommé du 11ème siècle ap. J.-C., avoue candidement qu’il ne comprend pas la raison de la présence du pain et du vin dans la liturgie juive, et en particulier dans le Temple de Jérusalem, aujourd’hui disparu .

Il revient peut-être au poète, ou au rêveur, d’en deviner par analogie, ou par anagogie, la possible « raison virtuelle ».

Je crois que j’ai une piste…

iMaïmonide. Le Guide des égarés. Ed. Verdier. 1979. Traduction de l’arabe par Salomon Munk, p.609.

iiMaïmonide. Le Guide des égarés. Ed. Verdier. 1979. Traduction de l’arabe par Salomon Munk, p..504. Cité aussi dans une autre traduction par G. Bensussan. Qu’est-ce que la philosophie juive ? 2003

Métaphysique du sacrifice


Dans la philosophie platonicienne, le Dieu Éros (l’Amour) représente un Dieu toujours à la recherche de la plénitude, toujours en mouvement, pour combler son manque d’être.

Mais comment un Dieu pourrait-il manquer d’être ?

Si l’Amour signale un manque, comme l’affirme Platon, comment l’Amour pourrait-il être un Dieu, dont l’essence est d’être?

Un Dieu ‘Amour’ à la façon de Platon n’est pleinement ‘Dieu’ que par sa relation d’amour avec ce qu’il aime. Cette relation implique un ‘mouvement’ et une ‘dépendance’ de la nature divine par rapport à l’objet de son ‘Amour’.

Comment comprendre un tel ‘mouvement’ et une telle ‘dépendance’ dans un Dieu transcendant, un Dieu dont l’essence est d’ ‘être’, dont l’Être est a priori au-delà de tout manque d’être?

C’est pourquoi Aristote critique Platon. L’amour n’est pas une essence, mais seulement un moyen. Si Dieu se définit comme l’Être par excellence, il est aussi ‘immobile’ affirme Aristote. Premier Moteur immobile, il donne son mouvement à toute la création.

« Le Principe et le premier des êtres est immobile : il l’est par essence et par accident, et il imprime le mouvement premier, éternel et un. »i

Dieu, ‘immobile’, met en mouvement le monde et tous les êtres qu’il contient, en leur insufflant l’amour, le désir de leur ‘fin’. Le monde se met en mouvement parce qu’il désire cette ‘fin’. La fin du monde est dans l’amour de la ‘fin’, dans le désir de rejoindre la ‘fin’ ultime en vue de laquelle le monde a été mis en mouvement.

« La cause finale, en effet, est l’être pour qui elle est une fin, et c’est aussi le but lui-même ; en ce dernier sens, la fin peut exister parmi les êtres immobiles. »ii

Pour Aristote donc, Dieu ne peut pas être ‘Amour’, ou Éros. L’Éros platonicien n’est qu’un dieu ‘intermédiaire’. C’est par l’intermédiaire d’ Éros que Dieu met tous les êtres en mouvement. Dieu met le monde en mouvement par l’amour qu’Il inspire. Mais il n’est pas Amour. L’amour est l’intermédiaire par lequel on vise la ‘cause finale’, la ‘fin’ de Dieu.

« La cause finale meut comme objet de l’amour. » iii.

On voit là que la conception du Dieu d’Aristote se distingue radicalement de la conception chrétienne d’un Dieu qui est pour sa part essentiellement « amour ». « Dieu a tant aimé le monde » (Jn, 3,16).

Le Christ renverse les tables de la loi aristotélicienne, celle d’un Dieu ‘immobile’, un Dieu pour qui l’amour n’est qu’un moyen en vue d’une fin, nommé abstraitement la « cause finale ».

Le Dieu du Christ n’est pas ‘immobile’. Paradoxal, dans sa puissance, il s’est mis à la merci de l’amour (ou du désamour, ou de l’indifférence, ou de l’ignorance) de sa création.

Pour Aristote, le divin immobile est toujours à l’œuvre, partout, en toutes choses, comme ‘Premier Moteur’. L’état divin représente le maximum possible de l’être, l’Être même. Tous les autres êtres manquent d’être. Le niveau le plus bas dans l’échelle de Jacob des étants est celui de l’être seulement en puissance d’être, l’être purement virtuel.

Le Dieu du Christ, en revanche, n’est pas toujours à l’œuvre, il se ‘vide’, il est ‘raillé’, ‘humilié’, il ‘meurt’, et il ‘s’absente’.

Finalement, on pourrait dire que la conception chrétienne de la kénose divine est plus proche de la conception platonicienne d’un Dieu-Amour qui souffre de ‘manque’, que de la conception aristotélicienne du Dieu, ‘Premier Moteur’ et ‘cause finale’.

Il y a un véritable paradoxe philosophique à considérer que l’essence du Dieu est un manque ou un ‘vide’ au cœur de l’Être.

Dans cette hypothèse, l’amour ne serait pas seulement un ‘manque’ d’être, comme le pense Platon, mais ferait partie de l’essence divine elle-même. Le manque serait en réalité la plus haute forme de l’être.

Qu’est-ce que l’essence d’un Dieu dont le manque est au cœur ?

Il y a un nom – fort ancien, qui en donne une idée : le ‘Sacrifice’.

Cette idée profondément anti-intuitive est apparue quatre mille ans avant le Christ. Le Veda a forgé un nom pour la décrire : Devayajña, le ‘Sacrifice du Dieu’. Un célèbre hymne védique décrit la Création comme l’auto-immolation du Créateuriv. Prajāpati se sacrifie totalement soi-même, et par là il peut donner entièrement à la création son Soi. Il se sacrifie mais il vit par ce sacrifice même. Il reste vivant parce que le sacrifice lui donne un nouveau Souffle, un nouvel Esprit.

« Le Seigneur suprême dit à son père, le Seigneur de toutes les créatures : ‘J’ai trouvé le sacrifice qui exauce les désirs : laisse-moi l’accomplir pour toi !’ – ‘Soit !’ répondit-il. Alors il l’accomplit pour lui. Après le sacrifice, il souhaita : ‘Puis-je être tout ici !’. Il devint Souffle, et maintenant le Souffle est partout ici. »v

Ce n’est pas tout. L’analogie entre le Véda et le christianisme est plus profonde. Elle inclut le ‘vide’ divin.

« Le Seigneur des créatures [Prajāpati], après avoir engendré les êtres vivants, se sentit comme vidé. Les créatures se sont éloignées de lui ; elles ne sont pas restées avec lui pour sa joie et sa subsistance. »vi

« Après avoir engendré tout ce qui existe, il se sentit comme vidé et il eut peur de la mort. »vii

Le ‘vide’ du Seigneur des créatures est formellement analogue à la ‘kénose’ du Christ (kénose vient du grec kenosis et du verbe kenoein, ‘vider’).

Il y a aussi la métaphore védique du ‘démembrement’, qui anticipe celle du démembrement d’Osiris, de Dionysos et d’Orphée.

« Quand il eut produit toutes les créatures, Prajāpati tomba en morceaux. Son souffle s’en alla. Quand son souffle ne fut plus actif, les Dieux l’abandonnèrent »viii.

« Réduit à son cœur, abandonné, il émit un cri : ‘Hélas, ma vie !’ Les eaux le sentirent. Elles vinrent à son aide et par le moyen du sacrifice du Premier Né, il établit sa souveraineté. »ix

On le voit, comme le Véda l’a vu. Le Sacrifice du Seigneur de la création est à l’origine de l’univers. C’est pourquoi « le sacrifice est le nombril de l’univers ».x

Le plus intéressant peut-être, si l’on parvient jusque là, est d’en tirer une conclusion pour ce qui concerne tous les autres êtres.

« Tout ce qui existe, quel qu’il soit, est fait pour participer au sacrifice ».xi

Dure leçon, pour qui projette son regard au loin.

iAristote. Métaphysique, Λ, 8, 1073a, 24 Trad. J. Tricot. Ed. Vrin, Paris 1981, p.688

iiAristote. Métaphysique, Λ, 7, 1072b, 2 Trad. J. Tricot. Ed. Vrin, Paris 1981, p.678

iiiAristote. Métaphysique, Λ, 7, 1072b, 3 Trad. J. Tricot. Ed. Vrin, Paris 1981, p.678

ivRV I,164

vŚatapatha Brāhmaṇa (SB) XI,1,6,17

viSB III,9,1,1

viiSB X,10,4,2,2

viiiSB VI,1,2,12-13

ixTaittirīya Brāhmaṇa 2,3,6,1

xRV I,164,35

xiSB III,6,2,26

Les grottes du futur


 

Le bonheur réside dans la contemplation, selon Aristotei. La contemplation, ajoute-t-il, est la plus haute activité possible. Elle permet d’atteindre un niveau de conscience insurpassable, et de révéler les profondeurs du « noûs », (νοῦς ).

En l’homme, le « noûs » est l’âme immortelle, l’« intelligence » capable de « vision ». La philosophie grecque met le «noûs » bien au-dessus du « logos » (λόγος). Elle privilégie l’intuition par rapport à la seule « raison ».

Quant au mot contemplation, il vient du latin templum, dont le sens originaire est « l’espace carré délimité par l’augure dans le ciel, et sur la terre, à l’intérieur duquel il recueille et interprète les présages ».ii Contempler signifie donc observer le ciel pour guetter les signes de la volonté divine.

Par extension, templum englobe le ciel tout entier (templa caeli, littéralement : « les temples du ciel »), mais aussi les régions infernales, ou encore les plaines de la mer.

Malgré l’ascendance « païenne » du concept de contemplation, le christianisme n’a pas hésité à en valoriser l’idée. S. Augustin place la contemplation au pinacle des degrés de l’âme, au nombre de septiii.

Degré 1 : L’âme « anime » (plantes).

Degré 2 : L’âme « sent et perçoit » (animaux).

Degré 3 : L’âme produit la « connaissance, la raison et les arts » (hommes)

Degré 4 : L’âme accède à la « Virtus » (le sens moral).

Degré 5 : L’âme obtient la « Tranquillitas » (l’état de conscience dans lequel on ne craint plus la mort).

Degré 6 : L’âme atteint l’« Ingressio » (qui dénote «l’approche »).

Degré 7 : L’âme se livre à la « Contemplatio » (la « vision » finale).

L’ingressio désigne un appétit de savoir et de comprendre les réalités supérieures. L’âme dirige son regard vers le haut, et dès lors, plus rien ne l’agite ni ne la détourne de cette recherche. Elle est prise d’un appétit irrépressible de « comprendre ce qui est vrai et sublime » (Appetitio intellegendi ea quae vere summeque sunt). Tout au sommet de l’échelle des degrés de la conscience, il y a la contemplation, – la vision du divin.

La pensée moderne est peu apte à rendre compte de l’idée même de « contemplation » ou de « vision ». Mais le sujet fascine encore. Gilles Deleuze écrit: « Voilà exactement ce que nous dit Plotin : toute chose se réjouit, toute chose se réjouit d’elle-même, et elle se réjouit d’elle-même parce qu’elle contemple l’autre. Vous voyez, non pas parce qu’elle se réjouit d’elle-même. Toute chose se réjouit parce qu’elle contemple l’autre. Toute chose est une contemplation, et c’est ça qui fait sa joie. C’est-à-dire que la joie c’est la contemplation remplie. Elle se réjouit d’elle-même à mesure que sa contemplation se remplit. Et bien entendu ce n’est pas elle qu’elle contemple. En contemplant l’autre chose, elle se remplit d’elle-même. La chose se remplit d’elle-même en contemplant l’autre chose. Et il dit : et non seulement les animaux, non seulement les âmes, vous et moi, nous sommes des contemplations remplies d’elles-mêmes. Nous sommes des petites joies. »iv

Clairement, la scrutation des augures ou la recherche de la vision divine ne sont plus d’actualité. Voici que les modernes se contentent de « contemplations remplies d’elles-mêmes » et de « petites joies »…

Ils ont perdu le fil d’une méditation qui a occupé les « voyants » depuis l’aube de l’humanité.

Au Paléolithique, des chamans ont peint, millénaires après millénaires, des métaphores inspirées à la lueur de torches fugaces et tremblantes.

Des prophètes de l’Aurignacien ont « contemplé » entre leurs doigts l’apparition de l’idée. Ils y voyaient la puissance, à eux données, de créer des mondes – et de les partager avec les suite des temps.

Rêve fou, – exaucé.

Ces idées, ces mondes, vivent encore, quarante mille ans plus tard, et nous émeuvent.

Projetons-nous dans l’avenir, en un bond symétrique dont notre « modernité » serait le centre. Que restera-t-il de nos « petites joies » dans quarante mille ans ? L’humanité future, dans quelle sorte de « grotte » trouvera-t-elle nos traces oubliées ? Qu’auraient-elles à dire qui mérite de traverser les âges ?

 

iAristote. Éthique à Nicomaque, Livre X.

iiA. Ernout, A. Meillet. Dictionnaire étymologique de la langue latine.

iiiS. Augustin. De Quantitate Animae, §72-76

ivGilles Deleuze, cours du 17 mars 1987 à l’université de Vincennes

De l’absence de l’Absence et de la présence de la Présence


Le nom Zarathoustra signifierait « Celui qui a des chameaux jaunes », selon l’orientaliste Eugène Burnoufi qui fut l’un des premiers savants, après Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron, à s’intéresser à la religion de l’Avesta et à sa langue. En langue avestique (ou zend), zarath a pour sens: « jaune« , et ushtra: « chameau« . Vingt-deux siècles plus tôt, Aristote s’était aussi intéressé à Zoroastre, et il avait donné dans son Traité de la magie une autre interprétation. Le nom Ζωροάστρην (Zoroastre) signifierait selon lui: « Qui sacrifie aux astres« .

On a pu par ailleurs arguer que le mot ushtra se rapproche du sanskrit ashtar, qui a donné « astre«  en français et « star«  en anglais. Comme zarath signifie aussi « doré«  ou « d’or« , Zarathoustra aurait alors pour sens « astre d’or« , ce qui convient bien au fondateur d‘une religion versée dans la cosmologie. Selon une autre étymologie, on pourrait rapprocher ushtra du sanskrit ast, « joncher, couvrir« . Zarathoustra, le « couvert d’or »?

Le Zend Avesta, dont Zarathoustra/Zoroastre est « l’auteur », au même titre que Moïse est dit être « l’auteur » de la Torah, comprend le Vendidadii, ainsi que le Yaçnaiii. On y trouve de nombreuses prières adressées au Seigneur de l’Univers (Ahura), et à la Sagesse (Mazda).

« Adorateur de Mazda, sectateur de Zoroastre, ennemi des dêvasiv, observateur des préceptes d’Ahura, j’adresse mon hommage à celui qui est donné ici, donné contre les dêvas, ainsi qu’à Zoroastre, pur, maître de pureté, au Yaçna, à la prière qui rend favorable, à la bénédiction des maîtres, et aux jours, aux heures, aux mois, aux saisons, aux années, et au Yaçna, et à la prière qui rend favorable, et à la bénédiction ! »v

Comme on voit, l’hymne avestique est une prière qui s’adresse au Seigneur mais aussi, de façon répétitive, et auto-référentielle, c’est une prière adressée à la prière elle-même, une invocation à l’invocation, une bénédiction de la bénédiction.

La religion du Zend Avesta est un théisme, et proclame l’existence du Dieu suprême, Ormuzd [contraction de Ahura Mazda, le « Seigneur de Sagesse »]. « Je prie et j’invoque le grand Ormuzd, brillant, éclatant de lumière, très parfait, très excellent, très pur, très fort, très intelligent, qui est le plus pur, au-dessus de tout ce qui est saint, qui ne pense que le bien, qui est source de plaisirs, qui fait des dons, qui est fort et agissant, qui nourrit, qui est souverainement absorbé dans l’excellence. »vi

La prière s’adresse à Dieu et à toutes ses manifestations, dont l’une des plus importantes est le Livre sacré lui-même (le Vendidad), qui est la Parole de Dieu et la Loi.

« Je t’invoque et te célèbre, toi Feu, fils d’Ormuzd, avec tous les feux.

J’invoque, je célèbre la Parole excellente, pure, parfaite, que le Vendidad a donnée à Zoroastre, la Loi sublime, pure et ancienne des Mazdéiens. »vii

On comprend que la « prière » s’adresse au Dieu suprême, qui a pour nom Ahura ou Mazda, deux de ses attributs (la « seigneurie » et la « sagesse »).

Mais pourquoi adresser une prière à la « prière » elle-même?

Pourquoi la prière avestique s’adresse-t-elle aussi au Livre sacré de l’Avesta, le Vendidad? « Je prie et j’invoque le Vendidad donné à Zoroastre, saint, pur et grand. »viii ?

D’un point de vue structurel, si l’on peut dire, il importe de prêter attention à cette inversion de la transmission de la parole.

Autrement dit, le Livre (le Vendidad) est antérieur à toutes ses manifestations terrestres. C’est le Livre qui a communiqué la Parole divine à Zoroastre, — et non l’inverse.

C’est le Livre qui est l’auteur de la révélation divine, et non le prophète qui n’en est que l’agent de transmission.

Il est fort tentant, si l’on s’intéresse à l’anthropologie comparée des religions, de noter l’analogie entre le Vendidad, la Torah et le Coran. Ces textes sacrés de religions ‘révélées’ ne sont pas à proprement parler les œuvres de Zoroastre, Moïse ou Muhammad, respectivement. Ces trois ‘prophètes’ ne sont pas les auteurs du texte sacré, ils n’en sont que les « porte-paroles ».

Ces textes (Vendidad, Torah, Coran) ont donc un statut ‘divin’, attesté dans ces trois religions ‘monothéistes’ix. Par contraste, le statut des textes sacrés d’une autre religion monothéiste, le christianisme, est fort différent.

Si l’on conserve un point de vue ‘structurel’, ‘anthropologique’, il faut souligner cette différence entre les trois religions avestique, judaïque et islamique, et le christianisme, qui n’est pas la religion d’un Livre. Certes, le christianisme reconnaît comme « livres » la Torah et les Prophètes. Il y ajoute ses propres « livres », les Évangiles. Mais le christianisme assume parfaitement le fait que les Évangiles sont d’origine humaine, et non divine. Ils n’ont pas été ‘dictés’ par Dieu aux évangélistes, Matthieu, Marc, Luc, Jean, alors que la Torah a été ‘dictée’ à Moïse, le Coran a été ‘dicté’ à Muhammad et le Vendidad a ‘donné’ la parole à Zoroastre.

Les Évangiles sont des témoignages humains, non des textes divins – ils ont été écrits par des contemporains de Jésus, qui rapportent, chacun dans son style, des évènements auxquels ils ont été mêlés. Les Évangiles ne sont pas des émanations divines, mais des récits humains.

Dans le christianisme, ce n’est pas un « Livre » qui incarne la parole divine, mais une « Personne », qui s’appelle aussi le « Verbe ». Le christianisme n’est pas une religion du « Livre ». C’est une religion du « Verbe ».

Ce n’est pas une simple question de nuance. A l’évidence, la différence entre le « Livre » et le « Verbe » mène à des conséquences profondes, non seulement sur le plan théologique, mais sur le plan anthropologique.

D’abord, le fait de ne sacraliser ni un « Livre », ni la langue dans laquelle il a été ‘écrit’, permet d’éviter de succomber à une sorte d’idolâtrie du savoir ou de la connaissance. Puisqu’il n’y a pas de texte ‘révélé’, ‘sacro-saint’ au iota près, ni de langue ‘divine’, alors on peut éviter la concupiscence intellectuelle (libido sciendi) et les excès d’interprétation. Il est aussi désormais possible, par principe, de traduire, sans perte de sens excessive, les textes originaux dans toutes les langues de la terre.

.

Ensuite, le fait de reconnaître l’incarnation du divin dans une ‘personne’ (le Christ), et non dans un ‘livre’ (le Vendidad, la Torah ou le Coran), met en relief une différence radicale entre l’ontologie de l’écrit (un sacré littéralement figé) et l’ontologie de l’oral (une parole vivante, avec ses clartés, ses obscurités, ses fulgurations et ses profondeurs).

Enfin, notons l’absence (dans le christianisme) de toute trace ou preuve matérielle, autre que mémorielle ou spirituelle, transmise dans l’esprit des hommes, de ce qui fut jadis attesté être une incarnation divine (il y a deux mille ans).

Cette absence s’oppose significativement à la densité objective, massive, intouchable, des textes ‘révélés’ du judaïsme, de l’islam ou de la religion avestique, qui se présentent comme des traces ou des preuves palpables, quoique diverses et quelque peu divergentes, de l’incarnation textuelle du divin.

Concluons, d’un point de vue strictement anthropologique, dénué de toute considération apologétique. Dans l’absence d’un Texte, décrété ‘divin’ par essence, l’infini de ses possibles ré-interprétations, auto-engendrées par leur puissance propre, se clôt d’avance comme une impasse, au fond…

C’est un allègement et une libération. Une autre voie de recherche s’ouvre.

Évidence de l’absence – et présence à la Présence.

iEugène Burnouf, Commentaire sur le Yaçna, l’un des livres religieux des Parses. Ouvrage contenant le texte zend. 1833

iiContraction de Vîdaêvo dâta, « donné contre les démons (dêvas) »)

iii« Sacrifice »

ivLa religion du Zend Avesta assimile les dêvas à des « démons », sans doute pour se démarquer radicalement de la religion du Véda, dont elle est probablement issue, qui pour sa part voit dans les dêvas des « dieux ».

vZend Avesta, tome 1, 2ème partie

viZend Avesta, tome 1, 2ème partie

viiZend Avesta, tome 1, 2ème partie

viiiZend Avesta, tome 1, 2ème partie

ixOn part du point de vue que la religion du Zend Avesta est de structure fondamentalement ‘monothéiste’, puisqu’elle ne reconnaît qu’un seul « Seigneur Dieu suprême », Ahura Mazda. Tous les autres dieux n’y sont que des « dieux » mineurs, comme on rencontre dans le judaïsme ou l’islam sous formes d’ « anges ».

Les prophètes du passé et les rois de l’avenir


On peut affirmer avec quelque force, sans craindre la morsure des sceptiques, que le scepticisme et le relativisme caractérisent, mieux qu’aucune autre idéologie, notre époque. Ceci n’est pas nouveau en soi. Autrefois, dans d’autres circonstances, à travers d’autres tribulations, le doute, l’absence d’absolu, le manque de foi, ont pu affaiblir la conscience des peuples, briser la force des cultures, casser l’échine des empires du moment.

Mais on peut aussi penser, rétrospectivement, que ces doutes, ces absences, ces manques n’étaient au fond, que des péripéties locales, fugaces et passagères. Des nations, plusieurs fois mises en servitude, plutôt que de sombrer dans l’oubli, fêtent aujourd’hui avec quelque éclat leur nouvelle liberté. La Rome impériale a connu le siège d’Alaric en 409 et subit un sac sévère en 410. Était-ce la fin d’une civilisation ? Ou le commencement d’une nouvelle ère ? La Gaule fut dévastée pendant les années 407-409 par les Vandales, les Alains et les Suèves. Quatre siècles plus tard, Pépin le Bref et Charlemagne réinventaient un empire à forme européenne. Aujourd’hui, la perspective, même improbable, de catastrophes générales, suivies de temps nouveaux, peut servir d’une certaine façon à relativiser les anciennes et les actuelles dérélictions. Mais que faire de cette relativisation ?

Le combat constant des consciences contre les pentes apparemment irrémédiables de l’histoire nécessite toujours davantage une culture renouvelée, une volonté de refondation, une autre façon de voir le monde, un mythe mondial. Les esprits inquiets et militants cherchent à éloigner le spectre renaissant de la barbarie. Ils espèrent contribuer à la création d’une « synthèse générale », à l’élaboration d’un « grand récit », qui dépassent les médiocrités accumulées, qui projettent une voie lumineuse pour les siècles putatifs, à venir. Ils convoitent l’idée d’une philosophie de l’histoire qui serait valable pour toute l’éternité. Ils ont encore la force de se demander comment la vie et la réalité des hommes plongés dans l’histoire peut conquérir un sens, assertif, non bafouable par les infamies latentes, toujours prêtes à infirmer l’humanité de l’homme, ou à confirmer son inhumanité foncière.

Aristote a dit dans sa Métaphysiquei : τὸ ὂν πολλαχῶς λέγεται (« L’Être se dit de multiples manières »), mais, continue-t-il, « c’est toujours relativement à un terme unique, à une seule nature déterminée ». « L’Être se prend en de multiples acceptions, mais, en chaque acception, toute dénomination se fait par rapport à un principe unique. »ii C’est cette nature, ce principe unique, qu’il faut saisir, me semble-t-il, quand on se targue de « réalisme ».

Quel est ce principe unique ? Qu’est-ce que l’Être vise ? Quel est son sens ? Il ne s’agit pas là d’une question seulement ontologique, ou purement métaphysique, mais aussi politique, sociale, anthropologique. La question de la visée, du but, du sens, affleure en toute conscience, selon divers modes, il est vrai. Il y a la conscience du politicien, celle du philosophe, la conscience du savant et celle du religieux, la conscience de l’esclave et celle du dominant. Et il y a la conscience de la possible connexion de tous les modes de conscience en une conscience « partagée » et « augmentée ». Augmentée dans quel sens ? Tous les points de vue ne se valent pas, mais tous ont leur valeur propre. Et tous doivent pouvoir être vus, en principe, d’un point de vue qui puissent leur laisser une place relative. Viendra toujours le moment, crucial, de leur mise en rapport, de leur synthèse, de leur intégration en vue d’un sens, d’un projet, d’une genèse, ou d’une épigenèse, constituant la base d’une nouvelle étape de l’histoire, et de notre compréhension du mouvement de celle-ci.

Pour cela, il faut adopter l’attitude fondamentale de celui qui oublie résolument tout ce qui a déjà été accompli et qui se tend tout entier en avant, vers le but. « Je ne me flatte point d’avoir déjà saisi ; je dis seulement ceci : oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon être, et je cours vers le but. »iii

Il est des moments de l’histoire où de tels hommes ou de telles femmes ont pris sans hésiter cette voie, brûlant tous leurs vaisseaux. « Vous avez certes entendu parler de ma conduite jadis dans le judaïsme, de la persécution effrénée que je menais contre l’Église de Dieu et des ravages que je lui causais, et de mes progrès dans le judaïsme, où je surpassais bien des compatriotes de mon âge, en partisan acharné des traditions de mes pères. »iv

Ce qui rend exceptionnel l’exemple de tels hommes, ce n’est pas qu’ils se disent élus, appelés, à l’exemple d’Isaïe : « Îles, écoutez-moi, soyez attentifs, peuples lointains ! YHVH m’a appelé dès le sein maternel, dès les entrailles de ma mère il a prononcé mon nom »v, ou de Jérémie : « La parole de YHVH me fut adressée en ces termes : Avant même de te former au ventre maternel, je t’ai connu ; avant même que tu sois sorti du sein, je t’ai consacré ; comme prophète des nations, je t’ai établi »vi, ou, successeur auto-proclamé de ces célèbres figures, et reprenant sans vergogne leurs tropes, à l’exemple de Paul : « Mais quand Celui qui dès le sein maternel m’a mis à part et appelé par sa grâce daigna révéler en moi son Fils pour que je l’annonce parmi les païens » vii.

Ce qui les rend exceptionnels, ces hommes, ce n’est pas d’avoir été appelés, mais c’est leur doute. Jérémie : « Vraiment je ne sais pas parler, car je suis un enfant ! »viii Isaïe : « Et moi j’ai dit : ‘c’est en vain que j’ai peiné, pour rien, pour du vent j’ai usé mes forces.’ »

Ce qui les rend exceptionnels, c’est que surmontant ce doute, ils sont allés impétueusement vers l’avant, oubliant tout ce qui semblait avoir déjà été parcouru, le comptant désormais, non pour rien, mais pour infiniment moindre que ce qui restait à faire advenir.

« Il a dit : ‘C’est trop peu que tu sois pour moi un serviteur pour relever les tribus de Jacob et ramener les survivants d’Israël. Je fais de toi la lumière des nations pour que mon salut atteigne aux extrémités de la terre.’ »ix

De tels hommes on ne sait pas ce qui fonde leur énergie, leur vie, leur élan. Ils se savent méprisés de la foule (« Ainsi parle YHVH, le rédempteur, le Saint d’Israël, à celui dont l’âme est méprisée, honnie de la nation »x) Mais le fait est qu’ils ont changé l’histoire, qu’ils lui ont imprimé un mouvement nouveau, qu’ils ont établi pour longtemps l’idée même que des mots acérés comme des flèches, une pensée aiguë comme une lance, une vision aussi tranchante qu’une épée, pouvait infléchir les millénaires pensifs et las, les orienter autrement.

Leur exemple, dirais-je, vaut pour nous, habitants de l’avenir. Tous nous sommes aussi prophètes, et en une certaine façon rois des mondes en genèse. Mots épars sur la page, souffles discrets dans le silence du soir, rêves inassouvis, actes discrets, non, vous n’êtes pas des néants, des riens, des zéros. Vos cerveaux inentamés ont vocation à dépasser les extrémités de la terre, atteindre aux portes du ciel, et vos âmes mêmes verront ce qu’aucun prophète des temps passés n’a jamais pu, même en songe, seulement pressentir.

 

 

 

iAristote, Métaphysique, Γ 2, 1003 a 33

iiIbid. 1003 b 5

iiiPh 3, 13

ivGa 1,13-14

vIs 49,1

viJr. 1,4-5

viiGa 1,15

viiiJr 1,6

ixIs 49,6

xIs 49,7

Du fond de cette grotte, 40.000 ans vous contemplent


Aristote dit que le bonheur réside dans la contemplationi. La contemplation est pour l’homme la plus haute activité possible. Elle lui permet d’atteindre un niveau de conscience insurpassable, en mobilisant pleinement les ressources de son « noûs ».

La philosophie grecque met d’ailleurs le «noûs » (νοῦς ) bien au-dessus du « logos » (λόγος), tout comme elle privilégie l’intuition à la raison.

Le νοῦς représente la faculté de vision, de contemplation, – de l’esprit.

Le mot contemplation vient du latin templum, qui signifie originairement « l’espace carré délimité par l’augure dans le ciel, et sur la terre, à l’intérieur duquel il recueille et interprète les présages ».ii

Par extension, le « templum » peut signifier le ciel tout entier (templa caeli, littéralement : « les temples du ciel »), mais aussi les régions infernales, ou les plaines de la mer.

Contempler, c’est donc regarder le ciel, afin de guetter les signes de la volonté divine.

Le christianisme n’a pas hésité à valoriser l’idée de contemplation, pourtant empruntée au « paganisme » grec et latin. S. Augustin a proposé une classification des degrés de croissance et de conscience de l’âme. Dans une échelle de sept niveaux, il place la contemplation au pinacleiii.

Degré 1 : L’âme « anime » (plantes).

Degré 2 : L’âme « sent et perçoit » (animaux).

Degré 3 : L’âme produit la « connaissance, la raison et les arts » (hommes)

Degré 4 : L’âme accède à la « Virtus » (la vertu, le sens moral).

Degré 5 : L’âme obtient la « Tranquillitas » (un état de conscience dans lequel on ne craint plus la mort).

Degré 6 : L’âme atteint l’« Ingressio » («l’approche »).

Degré 7 : L’âme se livre à la « Contemplatio » (la « vision » finale).

L’ingressio implique un appétit de savoir et de comprendre les réalités supérieures. L’âme dirige son regard vers le haut, et dès lors, plus rien ne l’agite ni ne la détourne de cette recherche. Elles est prise d’un appétit de comprendre ce qui est vrai et sublime (Appetitio intellegendi ea quae vere summeque sunt).

Tout au sommet de cette échelle de la conscience, il y a la contemplation, c’est-à-dire la vision du divin.

La pensée moderne est sans doute bien incapable de rendre compte de cette « contemplation » ou de cette « vision ». Mais cela n’empêche pas certains de ses représentants d’être titillés par l’idée de contemplation.

Ainsi Gilles Deleuze écrit, dans un style plutôt pataud : « Voilà exactement ce que nous dit Plotin : toute chose se réjouit, toute chose se réjouit d’elle-même, et elle se réjouit d’elle-même parce qu’elle contemple l’autre. Vous voyez, non pas parce qu’elle se réjouit d’elle-même. Toute chose se réjouit parce qu’elle contemple l’autre. Toute chose est une contemplation, et c’est ça qui fait sa joie. C’est-à-dire que la joie c’est la contemplation remplie. Elle se réjouit d’elle-même à mesure que sa contemplation se remplit. Et bien entendu ce n’est pas elle qu’elle contemple. En contemplant l’autre chose, elle se remplit d’elle-même. La chose se remplit d’elle-même en contemplant l’autre chose. Et il dit : et non seulement les animaux, non seulement les âmes, vous et moi, nous sommes des contemplations remplies d’elles-mêmes. Nous sommes des petites joies. »iv

Des « contemplations remplies d’elles-mêmes » ? Des « petites joies » ?

Nous sommes bien loin des augures, ou d’Augustin ! La modernité n’est pas bien équipée, sans doute, pour reprendre le fil d’une méditation qui a obsédé les voyants, depuis l’aube de l’humanité.

Le chaman du Paléolithique, dans la grotte du Pont d’Arc, dite grotte Chauvet, peignait à la lueur de torches tremblantes des métaphores inspirées. Venant de quel ciel imaginé, ou de quel lobe cervical?

Le prophète de l’Aurignacien contemplait entre ses doigts l’apparition d’une vie de l’idée, il y voyait la puissance à lui donnée, de créer des mondes, et de les partager.

Ces idées, ces mondes, viennent nous émouvoir, quarante mille ans plus tard.

Combien d’images, combien d’idées contemporaines, je le demande, émouvront l’humanité à venir, dans quarante mille ans ?

iAristote. Éthique à Nicomaque, Livre X.

iiA. Ernout, A. Meillet. Dictionnaire étymologique de la langue latine.

iiiS. Augustin. De Quantitate Animae, §72-76

ivGilles Deleuze, cours du 17 mars 1987 à l’université de Vincennes

La vision hermétique


Dans la vision hermétique, l’homme est constitué d’enveloppes séparées qui ont pour nom: corps, esprit, âme, raison, intelligence. En s’en dégageant successivement, l’homme est appelé à « connaître » Dieu. Sa vocation finale est « l’apothéose », mot qu’il faut prendre au sens propre : un règne « au-dessus des dieux » mêmes.

Le court dialogue qui va suivre, entre Hermès et son fils Tati, est une bonne introduction à ces idées anciennes.

Hermès s’adresse ainsi à Tat, – dans un texte que je me suis permis d’épicer de quelques commentaires :

« L’énergie de Dieu est dans sa volonté. Et Dieu veut que l’univers soit. Comme Père, comme Bien, il veut l’existence de ce qui n’est pas encore. Cette existence des êtres, voilà Dieu, voilà le père, voilà le bien, ce n’est pas autre chose. Le monde, le soleil, les étoiles participent à l’existence des êtres. Mais ils ne sont pas cependant pour les vivants la cause de leur vie, ou l’origine du Bien. Leur action relève de l’effet nécessaire de la volonté du Bien, sans laquelle rien ne pourrait exister ni devenir.

[Commentaire : Hermès ne croit donc pas à l’immanence du divin dans le monde. Le divin est absolument transcendant, et seule sa Volonté, dont on peut observer l’effet par l’existence de sa création, témoigne de cette éloignement transcendant.]

Il faut reconnaître que la vision du Bien est au-dessus de nos forces. Les yeux de notre intelligence ne peuvent pas encore en contempler la beauté incorruptible et incompréhensible. Tu la verras un peu, peut-être, quand tu sauras au moins que tu ne peux rien en dire. Car la véritable connaissance se trouve dans le silence et le repos de toute sensation. Celui qui y parvient ne peut plus penser à autre chose, ni rien regarder, ni entendre parler de rien, pas même mouvoir son corps. Il n’y a plus pour lui de sensation ni de mouvement.

[Commentaire : Il y a vraiment deux sortes d’esprits. Ceux qui ont « vu » le Bien, mais n’en peuvent rien dire, et ceux qui ne l’ont pas « vu », mais qui le verront un jour peut-être, à certaines conditions. Hermès fait partie du premier groupe. Il ne peut s’exprimer que par allusion. Il ne peut en dire qu’il ne peut rien en dire, ce qui est déjà beaucoup…]

La splendeur qui inonde toute sa pensée et toute son âme l’arrache aux liens du corps et le transforme tout entier en essence divine. L’âme humaine arrive à l’apothéose lorsqu’elle a contemplé cette beauté du Bien.

Tat : Qu’entends-tu par « apothéose », mon père?

[Commentaire : La question de Tat n’est pas d’ordre lexicographique. Il attend une description complète du phénomène. Le mot « apothéose » n’est pas un néologisme, un mot inventé par Hermès. Ce mot a été par exemple utilisé auparavant par Strabon pour décrire la mort de Diomède, qu’il qualifie aussi d’« apothéose », mais dans une acception qui semble précisément transcender la réalité de sa « mort ». « Certains auteurs ajoutent au sujet de Diomède qu’il avait commencé à creuser ici un canal allant jusqu’à la mer, mais qu’ayant été rappelé dans sa patrie il y fut surpris par la mort et laissa ce travail et mainte autre entreprise utile inachevés. C’est là une première version sur sa mort ; une autre le fait rester jusqu’au bout et mourir en Daunie ; une troisième, purement fabuleuse, et que j’ai déjà eu occasion de rappeler, parle de sa disparition mystérieuse dans l’une des îles qui portent son nom ; enfin, l’on peut regarder comme une quatrième version cette prétention des Hénètes de placer dans leur pays sinon la mort, du moins l’apothéose du héros. . » (Strabon, Géogr. VI, 3,9).

Hermès : Toute âme inaccomplie, mon fils, est sujette à des changements successifs. L’âme aveuglée, ne connaissant rien des êtres, ni leur nature, ni le Bien, est enveloppée dans les passions corporelles. La malheureuse, se méconnaissant elle-même, est asservie à des corps étrangers et abjects. Elle porte le fardeau du corps. Au lieu de commander, elle obéit. Voilà le mal de l’âme. Au contraire, le bien de l’âme, c’est la connaissance. Celui qui connaît est bon, et déjà divin.

[Commentaire : Le corps est un voile dont l’enveloppe empêche l’accès à la connaissance. Dans le corps, l’âme est asservie. Non seulement elle ne peut « voir », mais elle ne peut « connaître ». Elle ne peut que connaître son esclavage, son asservissement. Ce qui est déjà beaucoup, parce que c’est le commencement de sa libération.]

Les êtres ont des sensations parce qu’ils ne peuvent exister sans elles; mais la connaissance diffère beaucoup de la sensation. Celle-ci est une influence qu’on subit. La connaissance est la fin d’une recherche, et le désir de recherche est un don divin. Car toute connaissance est incorporelle.

[Commentaire : La sensation est imposée du dehors. La connaissance est d’abord un désir de connaissance. Connaître, c’est d’abord désirer connaître. Mais d’où vient ce désir, si l’on n’a aucune connaissance de ce que l’on peut désirer ? « Le désir de recherche est un don divin ». Mais n’est-ce pas injuste pour ceux qui sont privés de la grâce de ce désir ? Non, ce désir est en tous, sous forme latente. Le désir de connaître ne demande qu’à naître. Il suffit de se mettre en marche, et il se renforce à chaque pas.]

Toute connaissance est une forme, qui saisit l’intelligence, tout comme l’intelligence emploie le corps. Ainsi l’une et l’autre se servent d’un corps, soit intellectuel, soit matériel. Tout revient à cette combinaison des contraires, forme et matière, et il ne peut en être autrement.

[Commentaire: Forme et matière peuvent être considérées, ainsi que le fait Hermès, comme une « combinaison de contraires ». On pourrait dire aussi « alliance de contraires », pour signifier que leur ensemble est plus que la somme de leurs parties. Il y a aussi l’idée que des représentations intellectuelles peuvent se décrire comme ayant elles aussi un « corps », lequel est lui-même doté d’un esprit et peut-être d’une âme. Cela conduit à imaginer toute une hiérarchie ascendante, d’âmes et d’esprits, jusqu’à une racine suprême, de toutes les âmes, et de tous les esprits. Deux mille ans après que ces idées commencèrent d’être formulées, la Kabbale juive du Moyen Âge européen reprit exactement les mêmes idées…]

Tat : Quel est donc ce Dieu matériel?

Hermès : Le monde est beau mais il n’est pas bon, car il est matériel et passible. Il est le premier des passibles, mais le second des êtres, et ne se suffit pas à lui-même. Il est né, quoiqu’il soit toujours, mais il est dans la naissance, et il devient perpétuellement. Le devenir est un changement en qualité et en quantité – comme tout mouvement matériel.

[Commentaire : Ici se trahit l’influence de la Gnose. Le monde est beau, mais il n’est pas bon. Sont donc contredites frontalement les assertions de la Genèse : « Et Dieu vit que cela était bon. » (Cf. Gen. 1,4, Gen. 1, 10, Gen. 1, 12, Gen. 1,25). Le 1er chapitre de la Genèse se conclut même ainsi : « Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon. » ( Gen. 1, 31).

Mais c’est une Gnose que l’on peut interpréter. Le monde n’est pas « bon », mais il n’est pas « mauvais » non plus. S’il n’est pas « bon » c’est parce qu’il « devient » toujours, il toujours en train de « naître ». « Seul Dieu est bon », dire plus tard Jésus. Cette Gnose-là n’est donc pas incompatible avec une interprétation de la Création comme processus vivant, comme visée eschatologique.]

Le monde est le premier des vivants. L’homme est le second après le monde, et le premier des mortels. Non seulement l’homme n’est pas bon, mais il est mauvais, étant mortel. Le monde non plus n’est pas bon, puisqu’il est mobile; mais, étant immortel, il n’est pas mauvais. L’homme, à la fois mobile et mortel, est mauvais.

[Commentaire : Ici, la vision de la Gnose se précise encore. Le monde n’est pas mauvais, mais l’Homme l’est. La différence entre le monde et l’Homme, c’est que le monde naît toujours, il est toujours vivant et renaissant, alors que l’Homme est mortel. La seule possibilité, pourtant, d’échapper à ce mal fondamental, c’est la résurrection. Si elle est possible, alors l’Homme renaît aussi, encore, il échappe à la mort, – et au Mal.]

Il faut bien comprendre comment est constituée l’âme de l’homme: l’intelligence est dans la raison, la raison dans l’âme, l’âme dans l’esprit, l’esprit dans le corps.

L’esprit, pénétrant par les veines, les artères et le sang, fait mouvoir l’animal et le porte pour ainsi dire. L’âme infuse l’esprit. La raison est au fond de l’âme. Et c’est l’Intelligence qui fait vivre la raison.

[Commentaire : L’Homme est une sorte d’oignon métaphysique, contenant tout au fond de lui, – ou serait-ce tout « au-dessus » de son âme même ? – un principe divin, l’Intelligence, qui est un autre nom de la Sagesse divine.]

Dieu n’ignore pas l’homme, il le connaît au contraire et veut être connu de lui. Le seul salut de l’homme est dans la connaissance de Dieu; c’est la voie de l’ascension vers l’Olympe; c’est par là seulement que l’âme devient bonne, non pas tantôt bonne, tantôt mauvaise, mais nécessairement bonne.

[Commentaire : L’ascension vers l’Olympe est une autre métaphore de l’apothéose.]

Contemple, mon fils, l’âme de l’enfant; sa séparation n’est pas encore accomplie; son corps est petit et n’a pas encore reçu un plein développement. Elle est belle à voir, non encore souillée par les passions du corps, encore presque attachée à l’âme du monde. Mais quand le corps s’est développé et la retient dans sa masse, la séparation s’accomplit, l’oubli se produit en elle, elle cesse de participer au beau et au bien.

[Commentaire : la perte de l’innocence de l’âme commence dès les premiers jours de son apprentissage dans le corps dont elle a hérité. On peut aussi interpréter cette perte d’innocence comme les premiers pas dans la longue « ascension » qui l’attend encore.]

La même chose arrive à ceux qui sortent du corps. L’âme rentre en elle-même, l’esprit se retire dans le sang, l’âme dans l’esprit. Mais l’Intelligence, purifiée et affranchie de ses enveloppes, divine par sa nature, prend un corps de feu et parcourt l’espace, abandonnant l’âme à ses tribulations.

[Commentaire : Ces paroles constituent un résumé saisissant de la plus haute sagesse, atteinte depuis de dizaines de milliers d’années par les shamans du monde entier, les visionnaires, les prophètes, les poètes. Il faut les prendre pour ce qu’elles sont : une révélation nue, que seules peuvent comprendre les âmes prédisposées, par leur désir abyssal et primordial, à le faire.]

Tat : Que veux-tu dire, ô père? L’intelligence se sépare-t-elle de l’âme et l’âme de l’esprit, puisque tu as dit que l’âme était l’enveloppe de l’intelligence, et l’esprit l’enveloppe de l’âme ?

[Commentaire : Tat écoute fort bien son père, et il reste fidèle à la logique même. Sa question est une demande d’éclaircissement. Encore aurait-il fallu expliquer plus nettement la différence entre l’esprit et l’âme, et la différence entre l’âme et l’intelligence. Mais comment expliquer l’intelligence à qui n’imagine en rien la puissance de ses possibles. Hermès le sait bien. Il va tenter une autre voie d’explication.]

Hermès : Il faut, mon fils, que l’auditeur suive la pensée de celui qui parle et qu’il s’y associe; l’oreille doit être plus fine que la voix. Ce système d’enveloppes existe dans le corps terrestre. L’intelligence toute nue ne pourrait s’établir dans un corps matériel, et ce corps passible ne pourrait contenir une telle immortalité ni porter une telle vertu. L’intelligence prend l’âme pour enveloppe; l’âme, qui est divine elle-même, s’enveloppe d’esprit, et l’esprit se répand dans l’animal.

[Commentaire : L’expression-clé est ici « l’intelligence toute nue ». Ce qui s’y révèle c’est que même l’intelligence, dans sa forme la plus haute, la plus divine, peut encore rester « voilée ». De cela, on ne peut rien dire ici, pour le moment. On se contente seulement de faire allusion au fait que le processus de l’ascension, de l’apothéose, n’est certes pas fini, mais qu’il lui-même susceptible d’autres dénudations, plus radicales encore .]

Quand l’intelligence quitte le corps terrestre, elle prend aussitôt sa tunique de feu, qu’elle ne pouvait garder lorsqu’elle habitait ce corps de terre ; car la terre ne supporte pas le feu dont une seule étincelle suffirait pour la brûler. C’est pour cela que l’eau entoure la terre et lui forme un rempart qui la protège contre la flamme du feu. Mais l’intelligence, la plus subtile des pensées divines, a pour corps le plus subtil des éléments, le feu. Elle le prend pour instrument de son action créatrice.

[Commentaire : L’un des vêtements de l’intelligence, décrit ici sous la métaphore de la « tunique de feu », est une manière de décrire l’un de ses attributs essentiels : la capacité créatrice. Mais il en est bien d’autres assurément. Il faudrait alors d’autres métaphores, d’autres « vêtements » pour tenter d’en rendre compte.]

L’intelligence universelle emploie tous les éléments, celle de l’homme seulement les éléments terrestres. Privée du feu, elle ne peut construire des œuvres divines, soumise qu’elle est aux conditions de l’humanité. Les âmes humaines, non pas toutes, mais les âmes pieuses, sont « démoniques » et « divines ».

[Commentaire : L’idée que l’âme est « démonique » est une idée que Platon nous a communiquée par l’entremise du discours de Diotime dans le Banquet. On y trouve aussi une autre idée fondamentale, à laquelle je me suis attachée toute ma vie, – l’idée de metaxu]

Une fois séparée du corps, et après avoir soutenu la lutte de la piété, qui consiste à connaître Dieu et à ne nuire à personne, une telle âme devient toute intelligence. Mais l’âme impie reste dans son essence propre et se punit elle-même en cherchant pour y entrer un corps terrestre, un corps humain, car un autre corps ne peut recevoir une âme humaine, elle ne saurait tomber dans le corps d’un animal sans raison ; une loi divine préserve l’âme humaine d’une telle chute.

[Commentaire : On trouve là l’idée de métempsycose. Ces idées circulent depuis l’Orient lointain vers la Grèce]

Le châtiment de l’âme est tout autre. Quand l’intelligence est devenue « daimon », et que, d’après les ordres de Dieu, elle a pris un corps de feu, elle entre dans l’âme impie et la flagelle du fouet de ses péchés. L’âme impie se précipite alors dans les meurtres, les injures, les blasphèmes, les violences de toutes sortes et toutes les méchancetés humaines. Mais en entrant dans l’âme pieuse, l’intelligence la conduit à la lumière de la connaissance. Une telle âme n’est jamais rassasiée d’hymnes et de bénédictions pour tous les hommes.

[Commentaire : Il faut donc distinguer la lumière, la connaissance et la « lumière de la connaissance ». Cette dernière forme de conscience est la possible source d’une méta-apothéose, pour le coup, ce mot est un néologisme, que je propose, parce qu’ici il est bien nécessaire.]

Tel est l’ordre universel, conséquence de l’unité. L’intelligence en pénètre tous les éléments. Car rien n’est plus divin et plus puissant que l’intelligence. Elle unit les Dieux aux hommes et les hommes aux Dieux. C’est elle qui est le bon « daimon »; l’âme bienheureuse en est remplie, l’âme malheureuse en est vide.

[Commentaire : l’intelligence est le « metaxu » par excellence. Les Hébreux lui ont donné le nom de neshamah. Mais ce nom qu’est un nom, c’est son essence qu’il s’agit de tenter de comprendre.]

L’âme sans intelligence ne pourrait ni parler, ni agir. Souvent l’intelligence quitte l’âme, et dans cet état, l’âme ne voit rien, n’entend rien, et ressemble à un animal sans raison. Tel est le pouvoir de l’intelligence. Mais elle ne soutient pas l’âme vicieuse et la laisse attachée au corps, qui l’entraîne en bas. Une telle âme, mon fils, n’a pas d’intelligence, et dans cette condition, un homme ne peut plus s’appeler un homme. Car l’homme est un animal divin qui doit être comparé, non aux autres animaux terrestres, mais à ceux du ciel qu’on nomme les Dieux.

[Commentaire : Aristote, le pape de la sagesse grecque a dit que « l’homme est un animal qui a la raison ». L’on voit que Hermès monte de plusieurs crans au-dessus d’Aristote dans son intuition de ce qu’est l’homme, en essence. Aristote est le premier des modernes. Platon le dernier des Anciens. Mais en ces difficiles matières, les Anciens ont infiniment plus de choses à nous apprendre, avec leur million d’années d’expériences, que les Modernes.]

Ou plutôt, ne craignons pas de dire la vérité, l’homme véritable est au-dessus d’eux ou tout au moins leur égal. Car aucun des Dieux célestes ne quitte sa sphère pour venir sur la terre, tandis que l’homme monte dans le ciel et le mesure. Il sait ce qu’il y a en haut, ce qu’il y a en bas; il connaît tout avec exactitude, et, ce qui vaut mieux, c’est qu’il n’a pas besoin de quitter la terre pour s’élever. Telle est la grandeur de sa condition. Ainsi, osons dire que l’homme est un Dieu mortel et qu’un Dieu céleste est un homme immortel.

Toutes les choses seront gouvernées par le monde et par l’homme, et au-dessus de tout est l’Un.

[Commentaire : Qu’ajouter de plus ? Je serai aussi court que possible : « Voyez, et vous verrez! »]

iCorpus hermeticum, X.

Le pouvoir de comprendre et la puissance de créer


Les grands Anciens (Empédocle et Homère) pensaient la pensée, à l’instar de la sensation, comme un phénomène corporel, associé aux poumons, au cœur ou au diaphragme.

Démocrite dit que l’âme (psychè, ψυχή) et l’intellect (noos, νόος) sont identiques. En revanche, Anaxagore estime qu’il faut les distinguer, bien qu’ils partagent une même nature. L’« intellect » (noos) est le principe souverain de toutes choses . Il a deux fonctions: « connaître » (ginôskein, γινώσκειν), et « mouvoir » (kinein, κινεῖν). L’« intellect » (noos) imprime son mouvement à l’univers.

Aristote reprit les idées d’Anaxagore, mais pour les appliquer à l’âme. « On définit l’âme par deux propriétés distinctives principales : le mouvement, et la pensée et l’intelligence (τᾦ νοεῖν καί φρονεῖν) » (De l’âme. 427a).

Comme « principe souverain », le noos « pense toutes choses », et « il doit être nécessairement « sans mélange », pour « dominer », c’est-à-dire pour connaître. » (De l’âme. 429a)

Aristote emploie  le mot « dominer » (κρατέω , kratéo) comme une métaphore du verbe « connaître ».

Kratéo a deux sens : « être fort, puissant, dominer, être le maître », mais aussi « faire prévaloir son avis ».

D’où, ici, un jeu subtil de mots et d’idées.

Souverain, le noos doit être « puissant », mais il doit aussi rester « en puissance », et non pas se révéler « en acte ». Il ne doit surtout pas manifester sa forme propre. Car s’il le faisait, il ferait obstacle à l’intellection des formes étrangères, et empêcherait précisément de les « connaître ». Il s’agit donc d’une « domination » et d’une « puissance » volontairement modestes, et même humbles : le noos doit s’effacer, de façon à permettre à la différence, à l’altérité, d’être « connue » en tant que telle.

Aristote précise même que « le noos n’a en propre aucune nature, si ce n’est d’être en puissance. »

Le noos, donc, préfigure la kénose du divin, sa contraction, son effacement, son absence même…

Cette idée de « connaître » par une « puissance » qui doit cependant rester « en puissance » me paraît spécifique du génie grec.

Mais, il peut être utile d’aller voir ailleurs, dans le monde du sanskrit par exemple.

Le mot grec kratéo a un équivalent direct en sanskrit : क्रतु,  kratu: “projet, intention, compréhension, intelligence, accomplissement, œuvre”. Kratu, “Intellect”, est aussi le nom de l’un des dix “géniteurs” (prajāpati) issus de la pensée de Brahma. Il personnifie l’intelligence, mais Brahma avait créé neuf autre “géniteurs” aux fonctions fort différentes…

La racine de kratu est कृ, kr, « faire, accomplir; créer ». Cette racine se retrouve dans le latin creare et le français créer. Dans la vision védique, l’intelligence n’est pas un principe souverain, elle n’en est qu’une modalité, parmi bien d’autres. Pour dire “penser” en sanskrit, on peut dire “manasâ kr”, “créer de la pensée”. Créer est le principe originaire. La pensée n’est qu’une émanation secondaire.

Associer la fonction de « connaître » au « principe souverain de toutes choses » paraît donc assez spécifique de la vision grecque, a-t-on dit.

Dans l’héritage du sanskrit, la connaissance, l’intelligence, la compréhension ne sont que quelques uns des attributs de la « puissance » et ne jouent qu’un rôle second, dérivé.

La puissance première, le principe souverain est la puissance de créer.

Le quantique des quantiques


 

L’homme est un « être intermédiaire », entre le mortel et l’immortel, dit Platon. Cette phrase obscure peut s’entendre en plusieurs sens.

L’homme est sans cesse en mouvement. Il monte et il descend. Il s’élève vers des idées qu’il ne comprend pas tout-à-fait, et il redescend vers la matière qu’il a oubliée et qui le rappelle. Systole et diastole de l’âme. Respiration du corps, inspiration, expiration de l’esprit.

Les anciens avaient formé des mots qui peuvent aider à comprendre ces mouvements opposés. Le mot grec ἒκστασις (extasis), signifie « sortie de soi-même ». Dans l’« extase », l’esprit « sort » du corps, il est pris d’un mouvement qui l’emporte. L’« extase » n’a rien à voir avec ce qui s’appelle la « contemplation », qui est immobile, stable, et qu’Aristote appelait θεωρία (theoria).

L’acception du mot θεωρία comme « contemplation, considération » est assez tardive, puisqu’elle n’apparaît qu’avec Platon et Aristote. Plus tard, dans le grec hellénistique, le mot prit le sens de « théorie, spéculation », par opposition à la « pratique ».

Originellement, θεωρία voulait dire « envoi de délégués pour une fête religieuse, ambassade religieuse, fait d’être théore ». Le « théore » était la personne partant en voyage pour aller consulter l’oracle, ou pour assister à une cérémonie religieuse. Une « théorie » était une délégation religieuse se rendant dans un lieu saint.

L’extasis est une sortie du corps. La theoria est un voyage hors du pays natal, pour aller rendre visite à l’oracle de Delphes. Ces mots ont donc un point commun, celui d’un certain mouvement vers le divin.

Ce sont des images du possible mouvement de l’âme, dans le sens vertical ou horizontal, comme ascension ou rapprochement. A la différence de la theoria, qui dénote un voyage du corps au sens propre, l’extasis prend la forme d’une pensée en mouvement hors du corps, traversée d’éclairs et d’éblouissements, toujours consciente de sa faiblesse, de son impuissance, dans une expérience qui la dépasse, et dont elle sait qu’elle a peu de chances de la saisir vraiment, peu de moyens de la fixer pour la partager au retour.

Le mot extase est la trace minimale d’un genre d’expérience qui est difficilement compréhensible et encore moins représentable pour qui ne l’a pas vécue. Il ne s’agit pas simplement de « monter » vers des réalités supérieures ou même divines. Lorsque l’âme s’avance dans ces contrées généralement inaccessibles, elle rencontre des phénomènes absolument dissemblables de tout ce qu’elle a pu observer sur terre, dans la vie habituelle. Elle court d’une course infiniment rapide, à la poursuite de quelque chose qui la devance toujours davantage, et qui l’attire toujours plus loin, dans un ailleurs sans cesse différent, et qui la projette à une distance infinie ce qu’elle a connu.

La vie humaine ne peut connaître le terme de cette course inouïe. L’âme à qui est donnée l’expérience de l’extase, comprend par expérience la possibilité d’un telle recherche. Elle restera toujours marquée de son élection, du don à elle fait d’un vol saisissant vers une réalité à jamais insaisissable.

Il est intéressant d’interroger les textes qui rapportent des extases ayant eu pour effet de changer le cours de l’Histoire, et d’analyser leurs différences.

Dans ses commentaires sur l’expérience de l’extasei, Philon estime que Moïse, malgré la puissance de sa visionii, n’a pas eu accès à toute la compréhension des puissances divines.

Il a cherché, avec plus de succès en revanche, dans la vision de Jérémie, les traces d’une plus grande pénétration de ces puissances.

S’avancer sur ces terrains est une entreprise aléatoire et délicate. Les textes sont difficiles, ils résistent à l’interprétation.

« Voici en quels termes la parole de Dieu fut adressée à Jérémie »iii.

C’est une façon retenue de rendre compte de ce qui fut, peut-on penser, originellement une extase. A lire ces lignes, on peut supputer son emprise.

« Dominé par ta puissance, j’ai vécu isolé. »iv

D’autres prophètes ont exprimé les marques de leur extase, sous d’autres métaphores. Ézéchiel dit que « la main de Dieu est venue » sur luiv, ou encore que l’esprit « l’emporta »vi.

Quand l’extase est à son comble, la main de Dieu pèse plus qu’à son habitude:

« Et l’esprit m’éleva en l’air et m’emporta, et je m’en allai, triste, dans l’exaltation de mon esprit, et la main du Seigneur pesait sur moi fortement. »vii

La définition de l’extase selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL) est la suivante :

« État particulier dans lequel une personne, se trouvant comme transportée hors d’elle-même, est soustraite aux modalités du monde sensible en découvrant par une sorte d’illumination certaines révélations du monde intelligible, ou en participant à l’expérience d’une identification, d’une union avec une réalité transcendante, essentielle. »

Cette définition parle d’illumination, d’identification ou d’union avec des réalités transcendantes. Mais que recouvrent ces mots ?

Selon d’autres témoignages, l’extase, d’essence mystique, semble infiniment plus dynamique, plus transformatrice. Elle tire son principe et son énergie de l’intuition de l’infini divin et de la participation à son mouvement.

L’extase est plus une course qu’une stase, plus un éblouissement qu’une illumination.

Bergson, philosophe du mouvement, donne paradoxalement une image plutôt statique, « arrêtée », de l’extase: « L‘âme cesse de tourner sur elle-même (…). Elle s’arrête, comme si elle écoutait une voix qui l’appelle. (…) Vient alors une immensité de joie, extase où elle s’absorbe ou ravissement qu’elle subit : Dieu est là, et elle est en lui. Plus de mystère. Les problèmes s’évanouissent, les obscurités se dissipent; c’est une illumination. »viii

On ne sait si Bergson sait, par une expérience propre, de quoi il parle.

Il suffit de porter attention aux témoignages de Blaise Pascal ou S. Jean de la Croix, pour deviner que l’extase ne peut être si lumineusement statique. Portée à une telle élévation, l’extase a une puissance fougueuse qui emporte toute certitude, toute sécurité, et toute illumination même.

L’extase éblouit comme une plongée première au centre de la lumière blanche. Et les mondes, tous les mondes, sont comme d’infimes chevelures quantiques émanant d’un trou noir, à l’origine.

Qu’il est difficile de dire en mots audibles, en images palpables, l’infini ravissement de l’âme, à qui est donné de voir naître, éternel, le quantique des quantiques.

iPhilon. De Monarch. I, 5-7

iiEx., 33, 18-23

iiiJér. 14,1

ivJér. 15,17

vEz. 1,3

viEz. 3,12

viiEz. 3,14

viii H. Bergson, Deux sources,1932, p. 243.

Le pilier de la religion


Il y a certains sujets sur lesquels il vaut mieux se taire. Quoi que nous puissions dire, on risque l’approximation, l’erreur, la provocation, l’offense, – ou, plus rarement, le sourire silencieux des sages, s’il en existe.

Le psalmiste dit, s’adressant à Elohim: לְךָ דֻמִיָּה תְהִלָּה  lekha doumiâ tehilâ. « Pour toi le silence est la louange »i.

Pour penser, il faut rester coi: « Pensez dans votre cœur, sur votre couche faites silence. »ii

L’on doit garder le silence, mais il est quand même licite d’écrire à propos des plus hauts mystères divins. L’écriture est alors compas, cap, mâture et voile. Un vent d’inspiration viendra. Du moins cela semble être l’opinion de Maïmonide.

Ce philosophe n’a pas hésité à affronter, par écrit, l’océan des mystères. Il a même tenté de définir l’essence de la vraie sagesse, et par là-même celle de Dieu.

« Le mot ‘Hokhma, dans la langue hébraïque, s’emploie dans quatre sens. »iii écrit-il.

Il se dit de la compréhension des vérités philosophiques qui ont pour but la perception de Dieu. Il peut se dire aussi de la possession d’un art ou d’une industrie quelconque. Il s’applique à l’acquisition des vertus morales. Il s’emploie enfin dans le sens de finesse et ruse.

Vaste spectre de sens possibles, donc.

« Il se peut que le mot ‘Hokhma, dans la langue hébraïque, ait (primitivement) le sens de « finesse » et d’« application de la pensée », de manière que cette finesse ou cette sagacité auront pour objet tantôt l’acquisition de qualités intellectuelles, tantôt celle de qualités morales, tantôt celle d’un art pratique, tantôt les malices et méchancetés. »iv

Qui peut être dit « sage » alors ?

« Celui qui est instruit dans la Loi entière, et qui en connaît le vrai sens, est appelé ‘hakham à deux points de vue, parce qu’elle embrasse à la fois les qualités intellectuelles et les qualités morales. »

Maïmonide s’appuie ensuite sur Aristotev et les philosophes anciens pour définir « quatre espèces de perfections ».

La première espèce est particulièrement prisée par la plupart des hommes mais n’a que peu de valeur. C’est la possession matérielle. Dut-on posséder des montagnes d’or et d’argent, elles n’offrent qu’une jouissance passagère, et au fond imaginaire.

La seconde, c’est la perfection du corps, la constitution physique, la beauté, la santé. Cela certes n’est pas rien, mais a peu d’impact sur la santé de l’âme même.

La troisième espèce de perfection consiste dans les qualités morales. C’est un avantage certain du point de vue de l’essence de l’âme. Mais les qualités morales ne sont pas une fin en soi. Elles servent seulement de préparation à quelque autre fin, bien supérieure.

La quatrième espèce de perfection est la véritable perfection humaine. Elle consiste à pouvoir concevoir des idées sur les grandes questions métaphysiques. C’est là la véritable fin de l’homme. « C’est par elle qu’il obtient l’immortalité », dit Maïmonidevi.

Jérémie s’était aussi exprimé sur ce sujet, dans son style propre : « Que le sage ne se glorifie pas de sa sagesse, que le fort ne se glorifie pas de sa force, que le riche ne se glorifie pas de ses richesses ; mais qui veut se glorifier, qu’il trouve sa gloire en ceci : avoir de l’intelligence et me connaître, car je suis Yahvé. »vii

La sagesse c’est la connaissance de l’Éternel.

Mais encore ? Comment connaître son essence?

Jérémie a la réponse:

« Je suis Yahvé, qui exerce la bonté, le droit et la justice sur la terre. Oui, c’est en cela que je me complais, oracle de Yahvé ! »viii

L’essence de Dieu se connaît par ses actions, qu’il faut prendre pour modèle. Il y en a trois, fondamentales : חֶסֶד , ‘hesed‘ (la bonté), מִשְׁפָּט , ‘michpat‘ (le droit), et צְדָקָה , ‘tsedaka‘ (la justice).

Et Maïmonide de commenter : « Il [Jérémie] ajoute ensuite une autre idée essentielle, en disant ‘sur la terre’, et cette idée est le pilier de la religion »ix.

Comme cette idée de Jérémie vient tout à la fin du Guide des égarés, on peut sans doute affirmer qu’elle en est la conclusion.

i Ps. 65,2

ii Ps. 4,5

iiiMaïmonide.Le Guide des égarés. 3ème partie. §54, p.629. Ed. Verdier. 1979.

ivIbid. p.630

vL’Éthique à Nicomaque. 1,8 et sq.

viMaïmonide.Le Guide des égarés. 3ème partie. §54, p.633. Ed. Verdier. 1979.

vii Jér. 9, 22-23

viiiJér. 9,23

ixMaïmonide.Le Guide des égarés. 3ème partie. §54, p.635. Ed. Verdier. 1979

Le Messie égyptien


 

Des chaînes humaines transmettent les savoir acquis au-delà des âges. De l’une à l’autre, on remonte toujours plus haut, aussi loin que possible, comme le saumon le torrent.

Grâce à Clément d’Alexandrie, au 2ème siècle, on a sauvé de l’oubli vingt-deux fragments d’Héraclite (les fragments 14 à 36 selon la numérotation de Diels-Kranz), sur un total de cent trente-huit.

« Rôdeurs dans la nuit, les Mages, les prêtres de Bakkhos, les prêtresses des pressoirs, les trafiquants de mystères pratiqués parmi les hommes. » (Fragment 14)

Quelques mots, et un monde apparaît.

La nuit, la Magie, les bacchantes, les lènes, les mystes, et bien sûr le dieu Bakkhos.

Le fragment N°15 décrit l’une de ces cérémonies mystérieuses et nocturnes: « Car si ce n’était pas en l’honneur de Dionysos qu’ils faisaient une procession et chantaient le honteux hymne phallique, ils agiraient de la manière la plus éhontée. Mais c’est le même, Hadès ou Dionysos, pour qui l’on est en folie ou en délire. »

Héraclite semble réservé à l’égard des délires bacchiques et des hommage orgiaques au phallus.

Il voit un lien entre la folie, le délire, Hadès et Dionysos.

Bacchus est associé à l’ivresse. On a en mémoire des Bacchus rubiconds, faisant bombance sous la treille.

Bacchus, nom latin du dieu grec Bakkhos, est aussi Dionysos, qu’Héraclite assimile à Hadès, Dieu des Enfers, Dieu des morts.

Dionysos était aussi étroitement associé à Osiris, selon Hérodote au 5ème siècle av. J.-C. Plutarque est aller étudier la question sur place, 600 ans plus tard, et il rapporte que les prêtres égyptiens donnent au Nil le nom d’Osiris, et à la mer, celui de Typhon. Osiris est le principe de l’humide, de la génération, ce qui est compatible avec le culte phallique. Typhon est le principe du sec et du brûlant, et par métonymie du désert et de la mer. Et Typhon est aussi l’autre nom de Seth, le frère assassin d’Osiris, qu’il a découpé en morceaux.

On voit là que les noms des dieux circulent entre des sphères de sens éloignées.

On en induit qu’ils peuvent aussi s’interpréter comme les dénominations de concepts abstraits.

Plutarque, qui cite dans son livre Isis et Osiris des références venant d’un horizon plus oriental encore, comme Zoroastre, Ormuzd, Ariman ou Mitra, témoigne de ce mécanisme d’abstraction anagogique, que les antiques religions avestique et védique pratiquaient abondamment.

Zoroastre en avait été l’initiateur. Dans le zoroastrisme, les noms des dieux incarnent des idées, des abstractions. Les Grecs furent en la matière les élèves des Chaldéens et des anciens Perses. Plutarque condense plusieurs siècles de pensée grecque, d’une manière qui évoque les couples de principes zoroastriens: « Anaxagore appelle Intelligence le principe du bien, et celui du mal, Infini. Aristote nomme le premier la forme, et l’autre, la privationi. Platon qui souvent s’exprime comme d’une manière enveloppée et voilée, donne à ces deux principes contraires, à l’un le nom de « toujours le même » et à l’autre, celui de « tantôt l’un, tantôt l’autre »ii. »

Plutarque n’est pas dupe des mythes grecs, égyptiens ou perses. Il sait qu’ils recouvrent des vérités abstraites, et peut-être plus universelles. Mais il lui faut se contenter d’allusions de ce genre : « Dans leurs hymnes sacrés en l’honneur d’Osiris, les Égyptiens évoquent « Celui qui se cache dans les bras du Soleil ». »

Quant à Typhon, déicide et fratricide, Hermès l’émascula, et prit ses nerfs pour en faire les cordes de sa lyre. Mythe ou abstraction ?

Plutarque se sert, méthode ancienne, de l’étymologie (réelle ou imaginée) pour faire passer ses idées : « Quant au nom d’Osiris, il provient de l’association de deux mots : ὄσιοϛ, saint et ἱερός, sacré. Il y a en effet un rapport commun entre les choses qui se trouvent au Ciel et celles qui sont dans l’Hadès. Les anciens appelaient saintes les premières, et sacrées les secondes. »iii

Osiris, dans son nom même, osios-hiéros, unit le Ciel et l’Enfer, il conjoint le saint et le sacré.

Le sacré, c’est ce qui est séparé.

Le saint, c’est ce qui unit.

Osiris conjoint le séparé à ce qui est uni.

Osiris, vainqueur de la mort, unit les mondes les plus séparés qui soient. Il représente la figure du Sauveur, – en hébreu le « Messie ».

Si l’on tient compte de l’antériorité, le Messie hébreu et le Christ chrétien sont des figures tardives d’Osiris.

Osiris, métaphore christique, par anticipation ? Ou le Christ, lointaine réminiscence osirienne ?

Ou encore participation commune à un fonds commun, immémorial ?

Mystère

iAristote, Metaph. 1,5 ; 1,7-8

iiPlaton. Timée 35a

iiiPlutarque, Isis et Osiris.

Dieu et l’amour


Platon pense l’amour (Éros) comme un manque d’être. Éros est la figure divine d’un amour qui toujours cherche la plénitude, qui toujours se met en mouvement pour l’atteindre.

C’est pourquoi Aristote, en cela vrai disciple de Platon, pense que Dieu ne peut être amour.

Car il ne peut manquer d’être.

S’il était lié à l’amour, il ne serait pleinement « Dieu » que dans la mesure où il serait aimé.

Cela reviendrait à le limiter. Ce serait poser là une sorte de condition a priori à la nature divine, celle de dépendre de l’amour d’un aimant.

Comment accepter l’idée que le plus grand Dieu puisse manquer d’être, sauf à être aimé ? Comment pourrait-il ne devoir la complétude de son être divin qu’à l’amour d’un autre que lui-même ?

Peut-on arbitrairement limiter la puissance de Dieu en le contraignant à cette nécessité d’être aimé ?

Il est donc au-delà de l’amour. Aristote affirme que le divin est le sommet de l’être.

Ce sommet est « immobile ». Il est au-delà du monde, en mouvement.

Mais c’est lui qui met le monde et tous les autres êtres en mouvement, parce qu’il en est aimé.

C’est par l’intermédiaire d’Éros qu’il met les êtres en mouvement, par l’amour qu’il inspire.

« Dieu met en mouvement en tant qu’il est aimé » i.

Cette mise en mouvement est celle du désir d’aller jusqu’à l’aimé.

Cette conception se distingue radicalement de la conception chrétienne d’un Dieu essentiellement et positivement « amour ». « Dieu a tant aimé le monde » (Jn, 3,16).

Le Christ renverse entièrement les tables de la loi aristotélicienne (de l’amour).

Idée révolutionnaire.

Dieu, non plus immobile, mais mis à la merci de l’amour de sa créature !

Qu’on est loin, également, du Yahvé Tsabaoth, qui n’a cure que de ceux qui le craignent.

Quels poids relatifs peut-on accorder à ces diverses conceptions?

Pour Aristote, le divin c’est ce qui est immobile, et qui est toujours à l’œuvre, partout, en toutes choses.

L’état divin représente le maximum possible de l’être ; il faut en déduire l’existence d’une kyrielle de niveaux inférieurs d’êtres, tous manquant d’être selon une modalité ou une autre.

Le niveau le plus bas dans cette échelle de Jacob ontologique serait celui de l’être qui n’aurait aucune réalité propre, un être qui serait seulement en puissance d’être, un être tout entier en virtualité.

Qu’est-ce qu’un Dieu transcendant, loin au-delà de toute représentation, peut avoir en commun avec ses myriades de créatures ‘inférieures’ ? Comment une telle transcendance pourrait-elle dépendre de quelque contingence (comme celle de l’amour de la créature pour Dieu) ?

Une possible voie de synthèse serait la suivante.

L’amour n’est pas un manque, à la façon de Platon, mais fait partie de l’essence divine elle-même. La mise en abîme, celle du plus grand Dieu confronté le plus misérablement possible au mépris, à la haine, ou à l’indifférence de sa propre créature, proclame son infinie différence par l’alliance contradictoire de deux attributs : le plus grand, le plus faible.

Transposé dans le vocabulaire de l’amour : le plus grand dans l’amour donné, le plus faible dans l’amour reçu.

iAristote. Métaphysique, XI, 7, 1072b, 3

Parties honteuses


Le précepteur de Louis XIV, François de la Mothe le Vayer, a écrit un texte intitulé «Des parties appelées honteuses aux hommes et aux femmes» dans son livre Hexaméron rustique. Entre autres anecdotes, il note: «Comme Pline a écrit que les Lamproies ont l’âme dans la queue, un Poète scandaleux a osé donner un esprit à la sienne, par cette infâme allusion, … et habet mea Mentula mentem (… et ma verge a un esprit); ce qui couvre un libertinage accompagné d’impiété.»

Si l’esprit, par quelque hasard, peut promener sa puissance dans ces parages, il convient cependant de ne pas succomber au spectacle de l’imagination, et de se faire leurrer par des détails purement extérieurs.

La Mothe met en garde: «Mais il ne faut pas croire que la grandeur de cette partie soit de l’importance qu’on imagine. Aristote soutient qu’elle nuit plutôt qu’elle ne sert à la génération: Quibus penis immodicus, infoecundiores iis quibus mediocris, non refrigeratur longo itinere et mora genitura.» (Les animaux qui ont un membre démesuré sont moins féconds que ceux qui en ont un de taille moyenne car la semence froide n’est pas féconde et qu’elle se refroidit en parcourant trop de chemin.)

Il nous faut faire ici acte de parité, c’est bien le moins. Pour ce qui concerne la partie que les femmes couvrent avec tant de pudeur, les Anciens n’étaient pas spécialement bégueules. Aux fêtes des Thesmophories à Syracuse, toute la Sicile mangeait des gâteaux de miel et de sésame, qui avaient «la figure de la partie honteuse de la femme».

J’en arrive maintenant au vif du sujet, aux prolongements bien plus obscurs, et sans doute plus conséquents.

La Mothe remarque que «les femmes égyptiennes se montraient les jupes troussées durant quarante jours à leur nouvel Apis; comme s’il eût été de l’humeur de cet infâme romain, «mirator cunni Cupiennus albi» (Cupiennus, admirateur de cons voilés de blanc). Et Origène leur reproche, réfutant l’Epicurien Celsus, qu’ils croyaient que leur Apollon entrait par là dans le ventre des Sibylles pour rendre ses Oracles: «Mulierem numen concipere per eas partes, quas conspicere nefas prudens vir ducat» (Une femme fait entrer une divinité par ces parties secrètes qu’un homme avisé tient pour impie de regarder).

Les voies de Dieu sont impénétrables, nous dit-on, mais son Esprit peut entrer à l’évidence où bon lui semble.

Loin de se choquer, l’homme sage réfléchira plutôt mille fois qu’une à la puissance pénétrante des idées (divines), pour lesquelles aucune barrière ne peut être longtemps érigée. Dire que la divinité peut pénétrer le corps des femmes, ou auréoler la Mentula des hommes, dire cela n’a rien de honteux. Bien plutôt, cela me semble une idée phénoménale, insidieuse, fécondante, parfaitement non-moderne, et sans doute, par cela même, promise à un grand avenir, pourvu qu’on la prenne autrement que «voilée de blanc».