Gershom Scholem immigra en Israël en 1923 et s’installa à Jérusalem. Il fut très déçu. Du moins, c’est ce dont ses poèmes témoignent, avec leurs paroles crues et désenchantées, – quoique porteuses aussi, peut-être, d’un autre espoir, indistinct, secret, informulable, – mais à l’évidence brûlant.
Sous le titre « Triste rédemption », Scholem écrivit en 1926 ces lignes :
« La gloire de Sion semble révolue
La réalité a su résister
Ses rayons sauront-ils à l’improviste
pénétrer au cœur du monde ?
(…)
Jamais Dieu ne pourrait t’être plus proche
Lorsque le désespoir te ronge
Dans la lumière de Sion, d’elle-même naufragée. »i
Scholem avait perdu la foi. La foi en quoi ? Pour lui, tombait inexorablement la nuit.
Quatre ans plus tard, le 23 juin 1930, Scholem écrivit un poème qui confirmait la profondeur de sa déréliction, – mais qui ouvrait aussi un chemin, perforant toute clôture, brisant les barrières, et se projetant dans l’ampleur, dans le vaste, dans le monde, « hors du rêve », et contemplant, en pensée, le « dehors à nouveau ».
Comment interpréter, chez Gershom Scholem, le changement de son état d’esprit, après quelques années passées en Israël ? Comment expliquer la manière directe qu’il eut d’en faire part, publiquement ? Comme l’affreuse déception d’une âme idéaliste, confrontée à la violence du réel, sous ses yeux ? Ou comme la hantise de menaces exogènes, employant ailleurs d’autres formes, plus terribles, plus terminales, un peu plus au nord, et sous d’autres longitudes ? Ou encore comme une sorte d’innocence, ou un aveuglement, loin de soupçonner ce qui allait advenir, mais qui s’annonçait déjà là d’où il avait émigré, et qui semblait devoir s’installer durablement, sur la scène gluante, brune, noire et rouge de l’Histoire?
Le 15 juillet 1921, deux années environ avant son départ pour Israël, Gershom Scholem adressa un poème à Walter Benjamin, – intitulé « Salut de l’ange ». A la demande de son ami Benjamin, Scholem avait conservé pour lui un dessin de Paul Klee lui appartenant. Il l’avait placé sur un mur, dans son appartement berlinois. Scholem prit sa plume de poète, et fit dire quelques mots à cet ange de papier, – destiné à devenir célèbre, sous le nom d’« Ange de l’Histoire ». Ce fut aussi sous ce nom que Benjamin évoqua lui-même ce dessin dans un texte écrit peu avant son suicide en 1940, à Portbou, en Catalogne. Voici les mots de l’ange, tels que pensés par Scholem :
La pièce, au mur de laquelle l’ange se trouvait accroché, appartenant à Gershom Scholem, on en déduit que celui-ci était l’homme «bien bon » du poème, cet homme qui « n’intéresse pas » l’ange, lequel se désigne lui-même comme « l’homme angélique ».
L’ange affirme de lui-même qu’il est « magnifique », qu’il est « sous la protection du Très-Haut », mais aussi qu’il ne « regarde personne » et qu’il n’a « besoin d’aucun visage »…
Qu’un ange soit « magnifique » et qu’il soit « sous la protection du Très-Haut » n’est pas en soi très étonnant. En revanche, pourquoi cet ange ne regarde-t-il personne ? Pourquoi n’a-t-il « besoin d’aucun visage » ?
Peut-être serait-ce parce que cet ange-là sait déjà qu’il représente tous les visages de l’Histoire, puisqu’il est censé en être « l’Ange » ? L’auteur du dessin, Paul Klee, avait peut-être une opinion à ce sujet, mais nous n’en savons rien. L’on doit seulement se reposer sur l’intuition de Gershom Scholem à cet égard, ou celle de Benjamin, deux décennies plus tard?
Autre hypothèse : peut-être tout ange, particulièrement dans la tradition hébraïque, a-t-il quelque vocation à incarner en puissance « tous les visages », ou bien tout ange incarne-t-il symboliquement le visage de toutes les « puissances », le visage de toutes les « armées » (tsabaoth) célestes?
Autre hypothèse encore : peut-être tout « visage », le mot hébreu panim nous l’enseigne, est-il fondamentalement pluriel ? Et alors, tous les visages de l’Histoire, – passée, présente et future –, représenteraient-ils une pluralité de pluralités, une totalité essentiellement plurielle ? Or l’ange, on le sait, n’est pas d’abord tourné vers la pluralité, et encore moins vers la pluralité des pluralités. Tout ange a d’abord vocation à se tourner seulement vers l’Un. Peut-être l’ange n’a-t-il « besoin d’aucun visage », parce qu’il n’a besoin que d’un seul visage, celui de l’Un, et qu’il ne regarde que Lui ? Mais comment l’Un pourrait-il avoir un « visage » (panim), essentiellement pluriel, du moins grammaticalement ?
Peut-être l’une de ces hypothèses est-elle la bonne ? Ou aucune? Il reste cependant quelque chose de bouleversant dans l’affirmation que « l’ange de l’Histoire » ne s’intéresse pas à « l’homme bon », et qu’il n’a « besoin d’aucun visage ». Qu’est donc venu faire alors à Berlin, cet ange « magnifique » et blasé, indifférent mais prêt à la lutte, en se laissant accrocher sur un mur, dans les années 1920 ?
Contemplait-il déjà les lointains à venir ?
Ou bien fallait-il nécessairement qu’un visage au moins, et par avance, « Réponde à tous les noms du monde. »v
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iGershom Scholem. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux lumières. Calmann-Lévy, 2000, p. 303
iiGershom Scholem. « Media in Vita ». (1930-1933) Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux lumières. Calmann-Lévy, 2000, p. 304
iiiGershom Scholem. « Rencontre avec Sion et le monde (Le déclin) ». (23 juin 1930) . Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux lumières. Calmann-Lévy, 2000, p. 304
ivGershom Scholem. «Salut de l’ange (à Walter pour le 15 juillet 1921)» . Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux lumières. Calmann-Lévy, 2000, p. 304
« The first sign of the beginning of knowledge is the desire to die. »i
Kafka had been searching for a long time for the key that could open the doors to true « knowledge ». At the age of 34, he seemed to have found a key, and it was death, or at least the desire to die.
It was not just any kind of death, or a death that would only continue the torment of living, in another life after death, in another prison.
Nor was it just any knowledge, a knowledge that would be only mental, or bookish, or cabalistic…
Kafka dreamed of a death that leads to freedom, infinite freedom.
He was looking for a single knowledge, the knowledge that finally brings to life, and saves, a knowledge that would be the ultimate, – the decisive encounter with « the master ».
« The master »? Language can only be allusive. Never resign yourself to delivering proper names to the crowd. But one can give some clues anyway, in these times of unbelief and contempt for all forms of faith…
« This life seems unbearable, another, inaccessible. One is no longer ashamed of wanting to die; one asks to leave the old cell that one hates to be transferred to a new cell that one will learn to hate. At the same time, a remnant of faith continues to make you believe that, during the transfer, the master will pass by chance in the corridor, look at the prisoner and say: ‘You won’t put him back in prison, he will come to me. » ii
This excerpt from the Winter Diary 1917-1918 is one of the few « aphorisms » that Kafka copied and numbered a little later, in 1920, which seems to give them special value.
After Kafka’s death, Max Brod gave this set of one hundred and nine aphorisms the somewhat grandiloquent but catchy title of « Meditations on Sin, Suffering, Hope and the True Path ».
The aphorism that we have just quoted is No. 13.
Aphorism No. 6, written five days earlier, is more scathing, but perhaps even more embarrassing for the faithful followers of the « Tradition ».
« The decisive moment in human evolution is perpetual. This is why the revolutionary spiritual movements are within their rights in declaring null and void all that precedes them, because nothing has happened yet. » iii
Then all the Law and all the prophets are null and void?
Did nothing « happen » on Mount Moriah or Mount Sinai?
Kafka, – a heretic? A ‘spiritual’ adventurer, a ‘revolutionary’?
We will see in a moment that this is precisely the opinion of a Gershom Scholem about him.
But before opening Kafka’s heresy trial with Scholem, it may be enlightening to quote the brief commentary Kafka accompanies in his aphorism n°6 :
« Human history is the second that passes between two steps taken by a traveler.»iv
After the image of the « master », that of the « traveller »…
This is a very beautiful Name, less grandiose than the « Most High », less mysterious than the Tetragrammaton, less philosophical than « I am » (ehyeh)… Its beauty comes from the idea of eternal exile, of continuous exodus, of perpetual movement…
It is a Name that reduces all human history to a single second, a simple stride. The whole of Humanity is not even founded on firm ground, a sure hold, it is as if it were suspended, fleeting, « between two steps »…
It is a humble and fantastic image.
We come to the obvious: to give up in a second any desire to know the purpose of an endless journey.
Any pretended knowledge on this subject seems derisory to the one who guesses the extent of the gap between the long path of the « traveler », his wide stride, and the unbearable fleetingness of the worlds.
From now on, how can we put up with the arrogance of all those who claim to know?
Among the ‘knowers’, the cabalists play a special role.
The cabal, as we know, has forged a strong reputation since the Middle Ages as a company that explores mystery and works with knowledge.
According to Gershom Scholem, who has studied it in depth, the cabal thinks it holds the keys to knowing the truth:
« The cabalist affirms that there is a tradition of truth, and that it is transmissible. An ironic assertion, since the truth in question is anything but transmissible. It can be known, but it cannot be transmitted, and it is precisely what becomes transmissible in it that no longer contains it – the authentic tradition remains hidden.»v
Scholem does not deny that such and such a cabalist may perhaps « know » the essence of the secret. He only doubts that if he knows it, this essence, he can « transmit » the knowledge to others. In the best of cases he can only transmit its external sign.
Scholem is even more pessimistic when he adds that what can be transmitted from tradition is empty of truth, that what is transmitted « no longer contains it ».
Irony of a cabal that bursts out of hollowed-out splendor. Despair and desolation of a lucid and empty light .
« There is something infinitely distressing in establishing that supreme knowledge is irrelevant, as the first pages of the Zohar teach. »vi
What does the cabal have to do with Kafka?
It so happens that in his « Ten Non-Historical Proposals on the Cabal », Gershom Scholem curiously enlists the writer in the service of the cabal. He believes that Kafka carries (without knowing it) the ‘feeling of the world proper to the cabal’. In return, he grants him a little of the « austere splendor » of the Zohar (not without a pleonasticvii effect):
« The limit between religion and nihilism has found in [Kafka] an impassable expression. That is why his writings, which are the secularized exposition of the cabal’s own (unknown to him) sense of the world, have for many today’s readers something of the austere splendor of the canonical – of the perfect that breaks down. » viii
Kafka, – vacillating ‘between religion and nihilism’?
Kafka, – ‘secularizing’ the cabal, without even having known it?
The mysteries here seem to be embedded, merged!
Isn’t this, by the way, the very essence of tsimtsum? The world as a frenzy of entrenchment, contraction, fusion, opacification.
« The materialist language of the Lurianic Kabbalah, especially in its way of inferring tsimtsum (God’s self-retraction), suggests that perhaps the symbolism that uses such images and formulas could be the same thing. »ix
Through the (oh so materialistic) image of contraction, of shrinkage, the tsimtsum gives to be seen and understood. But the divine self-retraction is embodied with difficulty in this symbolism of narrowness, constraint, contraction. The divine tsimtsum that consents to darkness, to erasure, logically implies another tsimtsum, that of intelligence, and the highlighting of its crushing, its confusion, its incompetence, its humiliation, in front of the mystery of a tsimtsum thatexceeds it.
But at least the image of the tsimtsum has a « materialist » (though non-historical) aura, which in 1934, in the words of a Scholem, could pass for a compliment.
« To understand Kabbalists as mystical materialists of dialectical orientation would be absolutely non-historical, but anything but absurd. » x
The cabal is seen as a mystical enterprise based on a dialectical, non-historical materialism.
It is a vocabulary of the 1930’s, which makes it possible to call « dialectical contradiction » a God fully being becoming « nothingness », or a One God giving birth to multiple emanations (the sefirot)…
« What is the basic meaning of the separation between Eyn Sof and the first Sefira? Precisely that the fullness of being of the hidden God, which remains transcendent to all knowledge (even intuitive knowledge), becomes void in the original act of emanation, when it is converted exclusively to creation. It is this nothingness of God that must necessarily appear to the mystics as the ultimate stage of a ‘becoming nothing’. » xi
These are essential questions that taunt the truly superior minds, those who still have not digested the original Fall, the Sin, and the initial exclusion from Paradise, now lost.
« In Prague, a century before Kafka, Jonas Wehle (…) was the first to ask himself the question (and to answer it in the affirmative) whether, with the expulsion of man, paradise had not lost more than man himself. Was it only a sympathy of souls that, a hundred years later, led Kafka to thoughts that answered that question so profoundly? Perhaps it is because we don’t know what happened to Paradise that he makes all these considerations to explain why Good is ‘in some sense inconsolable’. Considerations that seem to come straight out of a heretical Kabbalah. »xii
Now, Kafka, – a « heretical » Kabbalist ?
Scholem once again presents Kafka as a ‘heretical’ neo-kabbalist, in letters written to Walter Benjamin in 1934, on the occasion of the publication of the essay Benjamin had just written on Kafka in the Jüdische Rundschau...
In this essay, Benjamin denies the theological dimension of Kafka’s works. For him, Kafka makes theater. He is a stranger to the world.
« Kafka wanted to be counted among ordinary men. At every step he came up against the limits of the intelligible: and he willingly made them felt to others. At times, he seems close enough to say, with Dostoyevsky’s Grand Inquisitor: ‘Then it is a mystery, incomprehensible to us, and we would have the right to preach to men, to teach them that it is not the free decision of hearts nor love that matters, but the mystery to which they must blindly submit, even against the will of their consciencexiii. Kafka did not always escape the temptations of mysticism. (…) Kafka had a singular ability to forge parables for himself. Yet he never allowed himself to be reduced to the interpretable, and on the contrary, he took every conceivable measure to hinder the interpretation of his texts. One must grope one’s way into it, with prudence, with circumspection, with distrust. (…) Kafka’s world is a great theater. In his eyes man is by nature an actor. (…) Salvation is not a bounty on life, it is the last outcome of a man who, according to Kafka’s formula, ‘his own frontal bone stands in the way’xiv. We find the law of this theater in the midst of Communication at an Academy: « I imitated because I was looking for a way out and for no other reason ».xv (…) Indeed, the man of today lives in his body like K. in the village at the foot of the castle; he escapes from it, he is hostile to it. It can happen that one morning the man wakes up and finds himself transformed into a vermin. The foreign country – his foreign country – has seized him. It is this air there that blows in Kafka, and that is why he was not tempted to found a religion. » xvi
Kafka is therefore not a cabalist. The ‘supernatural’ interpretation of his work does not hold. « There are two ways of fundamentally misunderstanding Kafka’s writings. One is the naturalistic interpretation, the other the supernatural interpretation; both, the psychoanalytical and the theological readings, miss the point. »xvii
Walter Benjamin clearly disagrees with Willy Haas, who had interpreted Kafka’s entire work « on a theological model », an interpretation summarized by this excerpt: « In his great novel The Castle, [writes Willy Haas], Kafka represented the higher power, the reign of grace; in his no less great novel The Trial, he represented the lower power, the reign of judgment and damnation. In a third novel, America, he tried to represent, according to a strict stylization, the land between these two powers […] earthly destiny and its difficult demands. « xviii
Benjamin also finds Bernhard Rang’s analysis « untenable » when he writes: « Insofar as the Castle can be seen as the seat of grace, K.’s vain attempt and vain efforts mean precisely, from a theological point of view, that man can never, by his will and free will alone, provoke and force God’s grace. Worry and impatience only prevent and disturb the sublime peace of the divine order. »xix
These analyses by Bernhard Rang or Willy Haas try to show that for Kafka, « man is always wrong before God « xx.
However, Benjamin, who fiercely denies the thread of « theological » interpretation, thinks that Kafka has certainly raised many questions about « judgment », « fault », « punishment », but without ever giving them an answer. Kafka never actually identified any of the « primitive powers » that he staged. For Benjamin, Kafka remained deeply dissatisfied with his work. In fact, he wanted to destroy it, as his will testifies. Benjamin interprets Kafka from this (doctrinal) failure. « Failure is his grandiose attempt to bring literature into the realm of doctrine, and to give it back, as a parable, the modest vigor that seemed to him alone appropriate before reason. « xxi
« It was as if the shame had to survive him. »xxii This sentence, the last one in The Trial, symbolizes for Benjamin the fundamental attitude of Kafka. It is not a shame that affects him personally, but a shame that extends to his entire world, his entire era, and perhaps all of humanity. « The time in which Kafka lives does not represent for him any progress compared to the first beginnings. The world in which his novels are set is a swamp. »xxiii
What is this swamp? That of oblivion. Benjamin quotes Willy Haas again, this time to praise him for having understood the deep movement of the trial: « The object of this trial, or rather the real hero of this incredible book, is oblivion […] whose main characteristic is to forget himself […] In the figure of the accused, he has become a mute character here. « xxiv
Benjamin adds: « That this ‘mysterious center’ comes from ‘the Jewish religion’ can hardly be contested. Here memory as piety plays a quite mysterious role. One of Jehovah’s qualities – not any, but the most profound of his qualities – is to remember, to have an infallible memory, ‘to the third and fourth generation’, even the ‘hundredth generation’; the holiest act […] of the rite […] consists in erasing the sins from the book of memory’xxv. »
What is forgotten, Benjamin concludes, is mixed with « the forgotten reality of the primitive world »xxvi, and this union produces « ever new fruits. »xxvii
Among these fruits arises, in the light, « the inter-world », that is to say « precisely the fullness of the world which is the only real thing. Every spirit must be concrete, particular, to obtain a place and a right of city. [….] The spiritual, insofar as it still plays a role, is transformed into spirits. The spirits become quite individual individuals, bearing themselves a name and linked in the most particular way to the name of the worshipper […]. Without inconvenience their profusion is added to the profusion of the world […] One is not afraid to increase the crowd of spirits: […] New ones are constantly being added to the old ones, all of them have their own name which distinguishes them from the others. « xxviii
These sentences by Franz Rosenzweig, quoted by Benjamin, actually deal with the Chinese cult of ancestors. But for Kafka, the world of the ancestors goes back to the infinite, and « has its roots in the animal world »xxix.
For Kafka, beasts are the symbol and receptacle of all that has been forgotten by humans: « One thing is certain: of all Kafka’s creatures, it is the beasts that reflect the most. « xxx
And, « Odradek is the form that things that have been forgotten take. »xxxi Odradek, this « little hunchback », represents for Kafka, « the primary foundation » that neither « mythical divination » nor « existential theology » provide,xxxii and this foundation is that of the popular genius, « that of the Germans, as well as that of the Jews »xxxiii.
Walter Benjamin then strikes a blow, moving on to a higher order, well beyond religiosities, synagogues and churches: « If Kafka did not pray – which we do not know -, at least he possessed to the highest degree what Malebranche calls ‘the natural prayer of the soul’: the faculty of attention. In which, like the saints in their prayer, he enveloped every creature. « xxxiv
As we said, for Scholem, Kafka was a « heretical cabalist ». For Benjamin, he was like a « saint », enveloping creatures in his prayers… In a way, both of them are united in a kind of reserve, and even denigration, towards him.
Scholem wrote to Benjamin: « Kafka’s world is the world of revelation, but from a perspective in which revelation is reduced to its Nothingness (Nichts). » For him, Kafka presents himself as unable to understand what is incomprehensible about the Law, and the very fact that it is incomprehensible. Whereas the Cabal displays a calm certainty of being able not only to approach but to ‘understand’ the incomprehensibility of the Law.
Benjamin shares Scholem’s disapproval of Kafka, and goes even further, reproaching him for his lack of ‘wisdom’ and his ‘decline’, which participates in the general ‘decline’ of the tradition: « Kafka’s true genius was (…) to have sacrificed the truth in order to cling to its transmissibility, to its haggadic element. Kafka’s writings (…) do not stand modestly at the feet of doctrine, as the Haggadah stands at the feet of the Halakhah. Although they are apparently submissive, when one least expects it, they strike a violent blow against that submission. This is why, as far as Kafka is concerned, we cannot speak of wisdom. All that remains are the consequences of his decline. « xxxv
Kafka, – a man who lacks wisdom, and in « decline ». No one is a prophet in his own country.
For my part, I see in Kafka the trace of a dazzling vision, against which the cabal, religion, and this very world, weigh but little. Not that he really « saw ». « I have never yet been in this place: one breathes differently, a star, more blinding than the sun, shines beside it. « xxxvi
What is this place? Paradise? And if he did not « see », what did he « understand »? Kafka wrote that we were created to live in Paradise, and that Paradise was made to serve us. We have been excluded from it. He also wrote that we are not ‘in a state of sin’ because we have eaten from the Tree of Knowledge, but also because we have not yet eaten from the Tree of Life. The story is not over, it may not even have begun. Despite all the « grand narratives » and their false promises. « The path is infinite « xxxvii, he asserted. And perhaps this path is the expulsion itself, both eternal. « In its main part, the expulsion from Paradise is eternal: thus, it is true that the expulsion from Paradise is definitive, that life in this world is inescapable « xxxviii.
Here, we are certainly very far from the Cabal or dialectical materialism.
But for Kafka, another possibility emerges, fantastically improbable. The eternity of expulsion « makes it possible that not only can we continually remain in Paradise, but that we are in fact continually there, regardless of whether we know it or not here. « xxxix
What an heresy, indeed!
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iFranz Kafka. « Diary », October 25, 1917. Œuvres complètes, t.III, Ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.446.
iiFranz Kafka. « Diary », October 25, 1917. Œuvres complètes, t.III, ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.446.
iiiFranz Kafka. » Diary », October 20, 1917. Œuvres complètes, t.III, ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.442.
ivFranz Kafka. » Diary », October 20, 1917. Œuvres complètes, t.III, ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.443.
vGershom Scholem. Ten Non-Historical Proposals on Kabbalah. To the religious origins of secular Judaism. From mysticism to the Enlightenment. Translated by M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 249.
viGershom Scholem. Ten Non-Historical Proposals on the Kabbalah, III’. To the religious origins of secular Judaism. From mysticism to the Enlightenment. Translated by M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 249.
viiThe Hebrew word zohar (זֹהַר) means « radiance, splendor ».
viiiGershom Scholem. Ten Non-Historical Proposals on Kabbalah, X’. To the religious origins of secular Judaism. From mysticism to the Enlightenment. Translated by M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 256.
ixGershom Scholem. Ten Non-Historical Proposals on the Kabbalah, IV’. To the religious origins of secular Judaism. From mysticism to the Enlightenment. Translated by M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 251.
xGershom Scholem. Ten Non-Historical Proposals on the Kabbalah, IV’. To the religious origins of secular Judaism. From mysticism to the Enlightenment. Translated by M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 251.
xiGershom Scholem. Ten Non-Historical Proposals on the Kabbalah, V’. To the religious origins of secular Judaism. From mysticism to the Enlightenment. Translated by M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 252.
xiiGershom Scholem. Ten Non-Historical Proposals on Kabbalah, X’. To the religious origins of secular Judaism. From mysticism to the Enlightenment. Translated by M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 255-256.
xiiiF.M. Dostoëvski. The Brothers Karamazov. Book V, chap. 5, Trad. Henri Mongault. Ed. Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 278.
xivFranz Kafka, Œuvres complètes, t.III, ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.493
xvFranz Kafka, Œuvres complètes, t.II, ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.517
xviWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.429-433
xviiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p. 435
xviiiW. Haas, quoted by Walter Benjamin. Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.435
xixBernhard Rang « Franz Kafka » Die Schildgenossen, Augsburg. p.176, quoted in Walter Benjamin. Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.436
xxWalter Benjamin. Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.436
xxiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.438
xxiiFranz Kafka. The Trial. Œuvres complètes, t.I, ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.466
xxiiiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.439
xxivW. Haas, quoted by Walter Benjamin. Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441
xxvW. Haas, quoted by Walter Benjamin. Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441
xxviWalter Benjamin. Franz Kafka . On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441
xxviiWalter Benjamin. Franz Kafka . On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441
xxviiiFranz Rosenzweig, The Star of Redemption, trans. A. Derczanski and J.-L. Schlegel, Paris Le Seuil, 1982, p. 92, quoted by Walter Benjamin. Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.442
xxixWalter Benjamin. Franz Kafka . On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.442
xxxWalter Benjamin. Franz Kafka . On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.443
xxxiWalter Benjamin. Franz Kafka . On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.444
xxxiiWalter Benjamin. Franz Kafka . On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.445
xxxiiiWalter Benjamin. Franz Kafka . On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.445-446
xxxivWalter Benjamin. Franz Kafka . On the tenth anniversary of his death’. Works, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.446
xxxvQuoted by David Biale. Gershom Scholem. Cabal and Counter-history. Followed by G. Scholem: « Dix propositions anhistoriques sur la cabale. « Trad. J.M. Mandosio. Ed de l’Éclat. 2001, p.277
xxxviFranz Kafka. « Newspapers « , November 7, 1917. Œuvres complètes, t.III, ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.447
xxxviiFranz Kafka. « Newspapers « , November 25, 1917, aphorism 39b. Œuvres complètes, t.III, ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.453.
xxxviiiFranz Kafka. « Newspapers « , December 11, 1917, aphorism 64-65. Œuvres complètes, t.III, ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.458.
xxxixFranz Kafka. « Newspapers « , December 11, 1917, aphorism 64-65. Œuvres complètes, t.III, ed. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.458.
Gershom Scholem immigrated to Israel in 1923 and settled in Jerusalem. He was very disappointed, there. With raw and disenchanted words, his poems testify to his feelings.
Under the title « Sad Redemption », Scholem wrote in 1926:
It is possible that these poems were also, maybe, the bearers of yet another hope, a secret one, – obviously a burning one, which could however not be formulated.
On June 23, 1930, he wrote another poem, which shows the depth of his dereliction, – and also opens a path, pierces every fence, projects himself in the broad, in the vast, – in the world, and exile himself, in thought, again.
How to interpret this radical change in his state of mind?
Should we understand it as the terrible disappointment of an idealistic soul, unable to bear the violence of the reality, the one he had before his eyes, or to stomach the repetition of yet another violence, known to him, under other forms, and under other longitudes?
Or should we understand it as a terrible naivety, not suspecting what was inevitably to come, and which was already looming in 1930, on the slimy, red and black threatening stage of History?
Two years before leaving for Israel, Gershom Scholem had addressed a poem to Walter Benjamin, on July 15, 1921, – entitled « The Angel’s Salute ».
At his friend’s request, he had kept on his behalf Paul Klee’s famous drawing (belonging to Walter Benjamin) at home and had placed it on the wall in his Berlin apartment.
Klee’s « Angelus Novus » was to be later on called the « Angel of History », by Walter Benjamin himself, shortly before his suicide in France.
In his poem, « The Angel’s Salute », Scholem made the « Angel of History » say :
Gershom Scholem obviously sees himself as this « good man », who houses the Angel in his « room », – but Scholem, apparently, was struck that he did not interest the « angelic man ».
In fact, Klee’s Angel really does not « look at anyone ».
But it was Scholem’s idea that the Angel allegedly did not « need any face »…
Why this angelic indifference?
Maybe because Klee’s Angel only sees Elyon’s Face?
Or maybe because any angel’s face is already « all faces » (panim)?
Or perhaps because any face, as the Hebrew word panim teaches it, is in itself a plurality.
And then all the faces of History form an infinite plurality of pluralities.
Or maybe the Angel does not need plurality, nor the plurality of pluralities, but only needs the One?
There is something overwhelming to imagine that the « Angel of History » is not interested in the « good man » in the 1930’s, and that he does not need to look at his good face, or at any other human face for that matter.
What does this jaded Angel come to do, then, on this wall, in this room, in the center of Berlin, in the 1920’s?
Thinking of it, a century later, I had to turn to yet another voice.
iGershom Scholem. The Religious Origins of Secular Judaism. From Mysticism to Enlightenment. Calmann-Lévy, 2000, p. 303.
iiGershom Scholem. « Media in Vita ». (1930-1933) The Religious Origins of Secular Judaism. From Mysticism to Enlightenment. Calmann-Lévy, 2000, p. 304.
iiiGershom Scholem. « Encounter with Zion and the World (The Decline) « . (June 23, 1930). The Religious Origins of Secular Judaism. From Mysticism to Enlightenment. Calmann-Lévy, 2000, p. 304.
ivGershom Scholem. « Hail from the angel (to Walter for July 15, 1921) ». The Religious Origins of Secular Judaism. From Mysticism to Enlightenment. Calmann-Lévy, 2000, p. 304
vPaul Éluard . Capitale de la douleur. XXIX – Poetry/Gallimard 1966 (my translation)
Miguel de Cervantes, Franz Kafka, Karl Kraus, Walter Benjamin and Gershom Scholem are linked by a strong, subtle and flexible taste for quotation.
They are not the only ones. This list of five authors could of course be extended indefinitely, and include even more famous names.
Cervantes has been said to probably be a « crypto-Marrano », and Kafka, Kraus, Benjamin and Scholem may be labelled as ‘German Jews’, in particular because they have in common the use (and a masterly command) of the German language.
I say that Cervantes was ‘probably’ a « crypto-Marrano » because we know in fact very little about himi, and I use the expression ‘German Jew’ because it is how Gershom Scholem wanted to define Walter Benjamin – rather than ‘Judeo-Germanii‘ , meaning that he had kept the distance of a foreigner, of an alien, of an exiled, vis-à-vis Germany. This distance was probably also shared by Kafka, Kraus and Scholem himself…
What are the links of these five characters with quotation ?
They all considered it as a process of sanctification.
We shall begin with a quotation from Gershom Scholem, himself quoting a short judgment of Walter Benjamin, which the latter made concerning Karl Kraus : « Walter Benjamin finds in the ‘Jewish certainty’ that language is ‘the theater of the sanctification of the name’.» iii
Scholem’s quotation is in reality rather truncated, and also probably wrong on one very important point: the absence of an initial capital N in the word ‘name’. It should in my opinion be spelled ‘Name’, we will see why in a moment.
It is interesting to compare this particular Scholem’s quotation with Rainer Rochlitz’s more faithful and complete version of Benjamin’s original text:
« For the cosmic to-and-fro by which Stefan George ‘divinizes the body and incarnates God’, language is nothing but Jacob’s ladder made of ten thousand rungs of words. In Kraus, on the contrary, language has got rid of all hieratic elements. It is neither a means of prophecy nor of domination. As a place of sacralization of the name, it is opposed, by this Jewish certainty, to the theurgy of the ‘verbal body’.»iv
Given the context, it seems to me that the ‘name’ in question here is actually ‘the Name’, which is the term used by pious Jews to designate God (ha-Chem).
In the original German, by the way, the word ‘name’ (Name) has always an initial capital, as all German nouns have.
Moreover, the capital letter should have remained in the English translation to reflect the subject matter, namely the question of the relationship between language, the ‘theurgy of the Word’ and the incarnation of God (through His ‘Name’).
The ‘theurgy of the Word’ is presented here as an antagonist to what is the object of ‘Jewish certainty’, namely the ‘sacralization’ or ‘sanctification’ of the Name, as the only possible ‘incarnation’ of God.
We see that we are entering directly into the heart of an immensely complex subject, — that of the role of language as an instrument more or less suitable for ensuring the preservation of (Jewish) certainties and affirming the inexpressibility of God, including through His Name (or Names).
Walter Benjamin’s main interest in Karl Kraus is not about the way Judaism deals with the names of God, but about the more general, difficult relationship between (human) language and (divine) justice.
« It has been said of Kraus that he had to ‘defeat Judaism in himself’, that he had ‘passed from Judaism to freedom’, and that in him, too, justice and language condition each other; this is the best refutation of these theses. Worshipping the image of divine justice as language – at the very heart of the German language – is the authentically Judaic somersault by means of which he tries to escape the grip of the devil. »v
Let me underline in this text of Benjamin the expression « the authentically Judaic somersault » and the use of the word « devil ». In a moment, we will find them again in two (essential) texts by Kafkavi. This is certainly not by chance.
But before addressing these points, let us return to Kraus, as interpreted and quoted by Benjamin.
« It is the substance of the law, not its effects, that Kraus indicts. He accuses the law of high treason in relation to justice. More precisely, he denounces the high betrayal of the concept with regard to the verb to which it owes its existence: homicide with premeditation on the imagination, because the imagination dies as soon as a single letter is missing; it is in its honor that he sang his most poignant lament, his Elegy for the death of a phoneme. For above the jurisdiction [Rechtsprechung] there is the spelling [Rechtschreibung], and woe to the former if the latter is damaged. » vii
Yes, spelling is of paramount, theological, and even metaphysical importance…! One might perhaps get an idea of this from the following sequence of rabbinic quotations about a verse from Isaiah whose interpretation of its spelling reveals something essential.
(Indeed essential : nothing less than the creation of this very world as well as that of the world to come may be due to the difference between two Hebrew letters , ה (He) and י (Yod).)
Here is the rabbinic quotation :
« To these words Rabbi Youdan the Nassi cried out: ‘Woe, they have left us [those who knew how to answer], we can no longer find them! I once asked Rabbi Eleazar, and it was not your answer that he gave me, but this one: ‘With YH (be-yah) YHVH shaped the world. (Is. 26:4): The Holy One blessed be He created His world with two letters [Yod (י ) and He (ה)]. Now we cannot know whether this world was created with the ה, and the world to come with the י , or whether this world was created with the י , and the world to come with the ה. From what Rabbi Abahou said in the name of Rabbi Yoḥanan – be-hibaram is be-Hé baram – we learn that this world was created with ה (…) The world to come was created with י : like the י which is bent, the fallen ones in the times to come will have their waists bent and their faces darkened, according to the words: ‘Man’s pride shall be brought down’ (Is. (Is. 2:17) and ‘all false gods will disappear’ (Is. 2:18). « viii
This text explains quite well why « above the jurisdiction [Rechtsprechung] there isthe spelling [Rechtschreibung], and woe to the former if the latter is harmed »….
It is a matter of finding and recognizing the « origin » under the spelling, the letter or the phoneme.
Walter Benjamin comments further on Kraus’ text: « ‘You came from the origin, the origin which is the goal’, these are the words that God addresses, as a comfort and a promise, to ‘the dying man’. This is what Kraus is referring to here. »ix
And he then explains: « The theater of this philosophical scene of recognition in Kraus’s work is lyric poetry, and its language is rhyme: ‘The word that never denies the origin’ and which, like beatitude has its origin at the end of time, has its origin at the end of the verse. The rhyme: two loves carrying the devil to earth. »x
For rhyme is love, love of the word for the word, and love of the verb for the Verb.
« No one has more perfectly dissociated the language from the mind, no one has linked it more closely to Eros, than Kraus did in his maxim: ‘The closer you look at a word, the further it looks at you.’ This is an example of platonic love of language. The only closeness the word cannot escape is rhyme. The primitive, erotic relationship between proximity and distance is expressed in Kraus’ language as rhyme and name. Rhyme – the language goes back to the world of the creature; name – it raises any creature up to it. » xi
Here we are back to the ‘name’. Or, rather, to the ‘Name’.
This ‘Name’ that only angels may ‘quote’.
« In the quotation that saves and punishes, language appears as the matrix of justice. The quotation calls the word by its name, tears it out of its context by destroying it, but in so doing also recalls it to its origin. The word is thus sounded, coherent, within the framework of a new text; it cannot be said that it does not rhyme with anything. As a rhyme, it gathers in its aura what is similar; as a name it is solitary and inexpressive. In front of language, the two domains – origin and destruction – are justified by the quotation. And conversely, language is only completed where they interpenetrate: in the quotation. In it is reflected the language of the angels, in which all words, taken from the idyllic context of meaning, are transformed into epigraphs of the Book of Creation. » xii
Can these lines be considered « philosophical »?
According to Scholem, certainly not…
He clearly states that Walter Benjamin chose the « exodus from philosophy ».
This striking formula is not without evoking some subliminal but foundational reminiscences, including the very Exodus of the Hebrew people out of Egypt .
But what would be an exodus from philosophy? And to go where? Poetry? Theology?
Scholem had in fact borrowed this formula from Margareth Susman, who saw it as an appropriate way to describe the shift from (philosophical) idealism to theology or existentialism in the first decades of the last century.
In Benjamin’s case, would the « Promised Land » be that of Theology?
Scholem gives as an example of Benjamin’s ‘exodus’ his text, ‘Origin of German Baroque Drama’, in which he set out to show how (German) aesthetic ideas were linked ‘most intimately’ xiii with theological categories.
Incidentally, it is noteworthy that Carl Schmitt, at the same time, but from a radically different point of view, it goes without saying, did the same thing in the political and legal fields, as summarized in his famous thesis: « All of the concepts that permeate modern state theory are secularized theological concepts »xiv.
Why did Benjamin want to go on an exodus? Did he want to follow Kafka’s example? Gershom Scholem thinks so. He states that Benjamin « knew that we possess in Kafka the Theologia negativa of a Judaism (…) He saw in the exegeses so frequent in Kafka a precipitate of the tradition of the Torah reflecting itself. Of Don Quixote’s twelve-line exegesis, [Benjamin] said that it was the most accomplished text we have of Kafka’s.» xv
In fact, rather than an exegesis of Don Quixote, this text by Kafka, which is indeed very short, is rather an exegesis of Sancho Pança. Entitled « The Truth about Sancho Pança », which denotes, admittedly, a radical change of point of view, we learn that this apparently secondary character, but in reality essential, « thanks to a host of stories of brigands and novels of chivalry (…), managed so well to distract his demon in him – to whom he later gave the name of Don Quixote – that he committed the craziest acts without restraint, acts which, however, due to the lack of a predetermined object that should precisely have been Sancho Pança, caused no harm to anyone. Motivated perhaps by a sense of responsibility, Sancho Pança, who was a free man, stoically followed Don Quixote in his divagations, which provided him until the end with an entertainment full of usefulness and grandeur. » xvi
Are really these twelve lines, « the most accomplished text we have of Kafka »?
Is Don Quixote, Sancho Pança’s inner ‘demon’?
Is Sancho Pança, a free man, stoically preserving the craziest divagations of his own ‘demon’?
Why not? Anything is possible!
However, Kafka’s works do not lack other ‘accomplished’ passages. If one had to choose one, one would be more embarrassed than Benjamin, no doubt.
I would personally choose « In Our Synagogue« .xvii It is a text of about four pages, which begins like this: « In our synagogue lives an animal about the size of a marten. Sometimes you can see it very well, because up to a distance of about two meters, it tolerates the approach of men. » xviii
It is a text of superior irony, with a slightly sarcastic tone, undeniably Kafkaesque, – but for a good cause.
Kafka wants to describe the color of the « animal » which is « light blue green », but in reality, « its actual color is unknown ». At most, however, he can say that « its visible color comes from the dust and mortar that has become entangled in its hair » and « which is reminiscent of the whitewash inside the synagogue, only it is a little lighter. » xix
He also takes care to describe its behavior: « Apart from its fearful character, it is an extraordinarily calm and sedentary animal; if we did not frighten it so often, it is hardly likely that it would change place, its preferred home is the grid of the women’s compartment. « xx
It frightens the women, but « the reason why they fear it is obscure ». It is true that « at first glance it looks terrifying, » but it is not long before « we realize that all this terror is harmless. «
Above all, it stays away from people.
Then begins, if I may say so, the part that might be called exegesis.
« Its personal misfortune probably lies in the fact that this building is a synagogue, that is to say, a periodically very lively place. If we could get along with it, we could console it by telling it that the community of our small mountain town is diminishing year by year. xxi
Fortunately for it, « it is not impossible that in some time the synagogue will be transformed into a barn or something similar and that the animal will finally know the rest it so painfully misses. » xxii
Then the factual analysis of the « animal »’s behaviour becomes more precise, insistent, explicit.
« It is true that only women fear it, men have long been indifferent to it, one generation has shown it to the other, we have seen it continuously, and in the end we no longer look at it (…) Without women, we would hardly remember its existence. »xxiii
There is no doubt, in ly opinion, that this ‘animal’ is a metaphorical figure. It is not for me to reveal the exact being it probably represents, but it is enough to follow Kafka’s indications.
« It’s already a very old animal, it doesn’t hesitate to make the most daring leap, which, by the way, it never misses, it has turned in the void and here it is already continuing its way. » xxiv
What does this animal want? « No doubt it would rather live hidden, as it does at times when there are no services, probably in some wall hole that we have not yet discovered. » xxv
Kafka then gives more and more precise elements. « If it has a preference for heights, it is naturally because it feels safer there (…) but it is not always there, sometimes it goes a little lower towards the men; the curtain of the Ark of the Covenant is held by a shiny copper bar that seems to attract it, it is not uncommon for it to slip in there, but it always remains quiet. » xxvi
Criticism then is becoming more biting.
« Hasn’t it been living for many years completely on its own? Men don’t care about its presence (…) And of course, divine service with all its fuss can be very frightening for the animal, but it is always repeated. » xxvii
Perhaps the most astonishing thing is the fear that the animal seems to be permanently seized with.
« Is it the memory of long-gone times or the foreboding of times to come? »xxviii
Perhaps both at the same time, so much the animal seems to know its world.
Then comes the final stunt.
« Many years ago, they say, we would have really tried to evict the animal. »xxix
A very serious accusation, of course. It may be true, unfortunately, but it is even more likely to be a pure invention. What is known is that the case has been carefully studied by the rabbinic hierarchy.
« However, there is evidence that it was examined from the point of view of religious jurisdiction whether such an animal could be tolerated in the house of God. The opinion of various famous rabbis was sought, and opinions were divided, the majority being in favor of expulsion and re-consecration of the temple.»xxx
This opinion seems undoubtedly impeccable from a legal point of view, but materially inapplicable .
« In fact, it was impossible to seize the animal, therefore impossible to expel it. For only if one had been able to seize it and transport it away from there, could one have had the approximate certainty of being rid of it. » xxxi
What do we learn from this quotation ?
I will answer with yet another quote and a prophecy.
« The intellectual nature of man is a simple matrix of ideas, a receptivity limited by the life of his own activity, so that the spirit of man as well as the feminine nature is capable of giving birth to the truth, but needs to be fertilized in order to come to the act. Man, as a member of two regions, needs both to reach maturity. » xxxii
Just as the most important prophecies once were only quotations, I believe that a relevant quotation can be understood as a prophecy.
Every real prophecy is an attempt at fecundation. The deposit of a fecundating word, like a living germ coming to intrude into the matrix of the spirit, – or like a marten in a synagogue…
Be it in the matrix of a woman, in the spirit of a man or in a synagogue, what really matters is that there is somewhere, a place in the heights, where some intruding « animal » (in the literal sense, a « living » being) must be tamed, and whose fears must be calmed, in view of the times yet to come.
_____________________________
i Michel de Castillo writes about Cervantes: « He was suspected, he is still suspected, of having suspicious origins. He has even written specious books, full of cabalistic interpretations. Some of his words have been read in Hebrew, given biblical allusions, even though we are at least certain of one thing: if he is of Marrano origin, Cervantes did not know a word of Hebrew. « Dictionnaire amoureux de l‘Espagne, « Cervantes (Miguel de) », p. 163.
iiGershom Scholem. Benjamin and his angel. Trad. Philippe Ivernel. Ed. Rivages, Paris, 1995, p.15
iiiGershom Scholem. Benjamin and his angel. Trad. Philippe Ivernel. Ed. Rivages, Paris, 1995, p. 69.
ivWalter Benjamin. Karl Kraus. Works II, Translated from German by Rainer Rochlitz. Gallimard, 2000, p. 262.
vWalter Benjamin. Karl Kraus. Works II, Translated from German by Rainer Rochlitz. Gallimard, 2000, pp. 248-249.
viIn Kafka’s text ‘In Our Synagogue’, about an animal that serves as a metaphor for God, we find this very beautiful description of a divine somersault: « It is already a very old animal, it does not hesitate to make the most daring leap, which moreover it never misses, it has turned in the void and here it is already continuing its path. « Kafka. In our synagogue. Complete Works II. Ed. Gallimard. 1980, p.663.
As for the word ‘demon’, we find it in another text by Kafka: « Sancho Pança, thanks to a host of stories of brigands and novels of chivalry (…), managed so well to distract his demon – to whom he later gave the name Don Quixote – from him. « Kafka. The truth about Sancho Pança. Complete Works II. Ed. Gallimard. 1980, p.541.
viiWalter Benjamin. Karl Kraus. Works II, Translated from German by Rainer Rochlitz. Gallimard, 2000, p. 249.
viiiMidrach Rabba, Volume I, Genesis Rabba. Ch. XII § 10, translated from Hebrew by Bernard Maruani and Albert Cohen-Arazi. Ed. Verdier, 1987, p. 155. See also On Some Secrets of the Tetragrammaton YHVH).
ixWalter Benjamin. Karl Kraus. Works II, Translated from German by Rainer Rochlitz. Gallimard, 2000, p. 263.
xWalter Benjamin. Karl Kraus. Works II, Translated from German by Rainer Rochlitz. Gallimard, 2000, p. 263.
xiWalter Benjamin. Karl Kraus. Works II, Translated from German by Rainer Rochlitz. Gallimard, 2000, pp. 265-266.
xiiWalter Benjamin. Karl Kraus. Works II, Translated from German by Rainer Rochlitz. Gallimard, 2000, pp. 267-268.
xiiiGershom Scholem. Benjamin and his angel. Trad. Philippe Ivernel. Ed. Rivages, Paris, 1995, p. 49.
Although they belong to very distant planets, Paul Valéry and Franz Kafka have at least one thing in common. Both had the honor of a celebration of their respective birthday and anniversary by Walter Benjamini .
Why did Benjamin want to give to such different writers such a symbolic tribute?
He was sensitive, I believe, to the fact that they both sought to formulate a kind of a « negative theology » in their work.
For Valéry, this negative theology is embodied in the figure of Monsieur Teste.
Benjamin explains: « Mr. Teste is a personification of the intellect that reminds us a lot of the God that Nicholas of Cusa’s negative theology deals with. All that one can suppose to know about Teste leads to negation. » ii
Kafka, for his part, « has not always escaped the temptations of mysticism »iii according to Benjamin, who quotes Soma Morgenstern on this subject: « There reigns in Kafka, as in all founders of religion, a village atmosphere»iv.
Strange and deliberately provocative sentence, which Benjamin immediately rejects after quoting it: « Kafka also wrote parables, but he was not a founder of religion.» v
Kafka indeed was not a Moses or a Jesus.
But was he at least a little bit of a prophet, or could he pass for the gyrovague apostle of an obscure religion, working modern souls in the depths?
Can we follow Willy Haas who decided to read Kafka’s entire work through a theological prism? « In his great novel TheCastle, Kafka represented the higher power, the reign of grace; in his no less great novel TheTrial, he represented the lower power, the reign of judgment and damnation. In a third novel, America, he tried to represent, according to a strict equalization, the earth between these two powers … earthly destiny and its difficult demands.»vi
Kafka, painter of the three worlds, the upper, the lower and the in-between?
W. Haas’ opinion also seems « untenable » in Benjamin’s eyes. He is irritated when Haas specifies: « Kafka proceeds […] from Kierkegaard as well as from Pascal, one can well call him the only legitimate descendant of these two thinkers. We find in all three of them the same basic religious theme, cruel and inflexible: man is always wrong before God.»vii
Kafka, – a Judeo-Jansenist thinker?
« No » said Benjamin, the wrathful guardian of the Kafkaesque Temple. But he does not specify how Haas’s interpretation would be at fault.
Could it be that man is always wrong, but not necessarily « before God »? Then in front of whom? In front of himself?
Or would it be that man is not always « wrong », and therefore sometimes right, in front of a Count Westwestviii?
Or could it be that man is really neither right nor wrong, and that God himself is neither wrong nor right about him, because He is already dead, or indifferent, or absent?
One cannot say. Walter Benjamin does not give the definitive answer, the official interpretation of what Kafka thought about these difficult questions. In order to shed light on what seems to be the Kafkaesque position, Benjamin is content to rely on a « fragment of conversation » reported by Max Brod :
« I remember an interview with Kafka where we started from the current Europe and the decline of humanity. We are, he said, nihilistic thoughts, ideas of suicide, which are born in the mind of God. This word immediately reminded me of the Gnostic worldview. But he protested: ‘No, our world is simply an act of bad humor on the part of God, on a bad day’. I replied: ‘So apart from this form in which the world appears to us, there would be hope…’ He smiled: ‘Oh, enough hope, an infinite amount of hope – but not for us’. »ix
Would God then have suicidal thoughts, for example like Stefan Zweig in Petropolis twenty years later, in 1942? But unlike Zweig, God doesn’t seem to have actually « committed suicide », or if He did, it was only by proxy, through men, in some way.
There is yet another interpretation to consider: God could have only « contracted » Himself, as the Kabbalah of Isaac Luria formulates it (with concept of tsimtsum), or « hollowed out » Himself, according to Paul’s expression (concept of kenosis).
Since we are reduced to the imaginary exegesis of a writer who was not a « founder of religion », can we assume the probability that every word that falls out of Franz Kafka’s mouth really counts as revealed speech, that all the tropes or metaphors he has chosen are innocent, and even that what he does not say may have more real weight than what he seems to say?
Kafka indeed did not say that ideas of suicide or nihilistic thoughts born « in the mind of God » actually apply to Himself. These ideas may be born in His mind, but then they live their own lives. And it is men who live and embody these lives, it is men who are (substantially) the nihilistic thoughts or suicidal ideas of God. When God « thinks », His ideas then begin to live without Him, and it is men who live from the life of these ideas of nothingness and death, which God once contemplated in their ‘beginnings’ (bereshit).
Ideas of death, annihilation, self-annihilation, when thought of by God, « live » as absolutely as ideas of eternal life, glory and salvation, – and this despite the contradiction or oxymoron that the abstract idea of a death that « lives » as an idea embodied in real men carries with it.
Thought by God, these ideas of death and nothingness live and take on human form to perpetuate and self-generate.
Is this interpretation of Kafka by himself, as reported by Max Brod, « tenable », or at least not as « untenable » as Willy Haas’ interpretation of his supposed « theology »?
Perhaps it is.
But, as in the long self-reflexive tirades of a K. converted to the immanent metaphysics of the Castle, one could go on and on with the questioning.
Even if it risks being heretical in Benjamin’s eyes!
Perhaps Max Brod did not report with all the desired precision the exact expressions used by Kafka?
Or perhaps Kafka himself did not measure the full significance of the words he uttered in the intimacy of a tête-à-tête with his friend, without suspecting that a century later many of us would be religiously commenting on and interpreting them, like the profound thoughts of a Kabbalist or an eminent jurist of Canon Law?
I don’t know if I myself am a kind of « idea », a « thought » by God, a « suicidal or nihilistic » idea, and if my very existence is due to some divine bad mood.
If I were, I can only note, in the manner of Descartes, that this « idea » does not seem to me particularly clear, vibrant, shining with a thousand fires in me, although it is supposed to have germinated in the spirit of God himself.
I can only observe that my mind, and the ideas it brings to life, still belong to the world of darkness, of twilight, and not to the world of dark night.
It is in this sense that I must clearly separate myself from Paul Valéry, who prophesied:
« Here comes the Twilight of the Vague and the reign of the Inhuman, which will be born of neatness, rigor and purity in human things. »x
Valéry associates (clearly) neatness, rigor and purity with the « Inhuman », – but also, through the logical magic of his metaphor, with the Night.
I may imagine that « the Inhuman » is for Valéry another name of God?
To convince us of this, we can refer to another passage from Tel Quel, in which Valéry admits:
« Our insufficiency of mind is precisely the domain of the powers of chance, gods and destiny. If we had an answer for everything – I mean an exact answer – these powers would not exist.»xi
On the side of the Insufficient Mind, on the side of the Vague and the Twilight, we therefore have « the powers of chance, of gods and of fate », that is to say almost everything that forms the original substance of the world, for most of us.
But on the side of « neatness », « rigor » and « purity », we have « the Inhuman », which will henceforth « reign in human things », for people like Valery.
Farewell to the gods then, they still belonged to the setting evening, which the Latin language properly calls « Occident » (and which the Arabic language calls « Maghreb »).
Now begins the Night, where the Inhuman will reign.
Thank you, Kafka, for the idea of nothingness being born in God and then living in Man.
Thank you, Valery, for the idea of the Inhuman waiting in the Night ahead of us.
In these circumstances, do we need any more prophets ?
____________________
iWalter Benjamin. « Paul Valéry. For his sixtieth birthday ». Œuvres complètes t. II, Gallimard, 2000, pp. 322-329 , and « Franz Kafka. For the tenth anniversary of his death ». Ibid. pp. 410-453
iiWalter Benjamin. « Paul Valéry. For his sixtieth birthday ». Œuvres complètes t. II, Gallimard, 2000, p. 325
iiiWalter Benjamin. « Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death ». Ibid. p. 430
ivWalter Benjamin. « Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death ». Ibid. p. 432
vWalter Benjamin. « Franz Kafka. On the tenth anniversary of his death ». Ibid. p. 432-433
viW. Haas, op.cit., p.175, quoted by W. Benjamin, in op.cit. p.435
viiW. Haas, op. cit., p. 176, quoted by W. Benjamin, in op. cit. p. 436.
viiiI make here an allusion to Count Westwest who is the master of Kafka’s Castle.
ixMax Brod. Der Dichter Franz Kafka. Die Neue Rundschau, 1921, p. 213. Quoted by W. Benjamin in op. cit. p. 417
xPaul Valéry. As is. « Rumbs ». Œuvres t. II. Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade. 1960, p. 621
xiPaul Valéry. As is. « Rumbs ». Œuvres t. II. Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade. 1960, p. 647
Paul Klee’s Angelus novus has an undeniably catchy title. « The new angel », – two simple words that sum up an entire programme. But does the painting live up to the expectation created by its title? A certain ‘angel’, with a figure like no other, seems to float graphically in the air of mystery, but what is he? What does he say? It is said that there are billions of angels on the head of a single pin. Each boson, each prion, has its angel, one might think, and each man too, say the scholastics. How, under these conditions, can we distinguish between new and old angels? Aren’t they all in service, in mission, mobilised for the duration of time? And if there are « old angels », are they not nevertheless, and above all, eternal, timeless, always new in some way?
Walter Benjamin has commented on this painting by Klee, which undoubtedly ensured its paper celebrity more than anything else.
« There is a painting by Klee entitled Angelus novus. It depicts an angel who seems to have the intention of moving away from what his gaze seems to be riveted to. His eyes are wide open, his mouth open, his wings spread. Such is the aspect that the angel must necessarily have of history. His face is turned towards the past. Where a sequence of events appears before us, he sees only one and only one catastrophe, which keeps piling up ruins upon ruins and throwing them at his feet. He would like to linger, awaken the dead and gather the defeated. But a storm is blowing from paradise, so strong that the angel can no longer close its wings. This storm is constantly pushing him towards the future, to which he turns his back, while ruins are piling up all the way to heaven before him. This storm is what we call progress.”i
Striking is the distance between Benjamin’s dithyrambic commentary and Klee’s flatter, drier work. Klee’s angel actually appears static, even motionless. No sensation of movement emanates from him, either backwards or forwards. No wind seems to be blowing. His ‘wings’ are raised as if for an invocation, not for a flight. And if he were to take off, it would be upwards rather than forwards. Its « fingers », or « feathers », are pointed upwards, like isosceles triangles. His eyes look sideways, fleeing the gaze of the painter and the spectator. His hair looks like pages of manuscripts, rolled by time. No wind disturbs them. The angel has a vaguely leonine face, a strong, sensual, U-shaped jaw, accompanied by a double chin, also U-shaped. His nose seems like another face, whose eyes would be his nostrils. His teeth are wide apart, sharp, almost sickly. It even seems that several of them are missing. Do angels’ teeth decay?
Klee’s angel is sickly, stunted, and has only three fingers on his feet. He points them down, like a chicken hanging in a butcher’s shop.
Reading Benjamin, one might think he’s talking about another figure, probably dreamt of. Benjamin has completely re-invented Klee’s painting. No accumulated progress, no past catastrophe, seems to accompany this angelus novus, this young angel.
But let us move on to the question of substance. Why should history have only one ‘angel’? And why should this angel be ‘new’?
Angelology is a notoriously imperfect science. Doctors rarely seem to agree.
In Isaiah (33:7) we read: « The angels of peace will weep bitterly. » Do their renewed tears testify to their powerlessness?
In Daniel (10:13) it is said that an archangel appeared and said to Daniel: « The Prince of the Persians resisted me twenty-one days ». This archangel was Gabriel, it is said of him, and the Prince of Persia was the name of the angel in charge of the Persian kingdom.
So the two angels were fighting against each other?
It was not a fight like Jacob’s fight with the angel, but a metaphysical fight. S. Jerome explains that this angel, the Prince of the Persian kingdom, opposed the liberation of the Israelite people, for whom Daniel prayed, while the archangel Gabriel presented his prayers to God.
S. Thomas Aquinas also commented on this passage: « This resistance was possible because a prince of the demons wanted to drag the Jews who had been brought to Persia into sin, which was an obstacle to Daniel’s prayer interceding for this people.”ii
From all this we can learn that there are many angels and even demons in history, and that they are brought to fight each other, for the good of their respective causes.
According to several sources (Maimonides, the Kabbalah, the Zohar, the Soda Raza, the Maseketh Atziluth) angels are divided into various orders and classes, such as Principalities (hence the name « Prince » which we have just met for some of them), Powers, Virtues, Dominations. Perhaps the best known are also the highest in the hierarchy: the Cherubim and the Seraphim. Isaiah says in chapter 6 that he saw several Seraphim with six wings « shouting to one another ». Ezekiel (10:15) speaks of Cherubim.
The Kabbalists propose ten classes of angels in the Zohar: the Erelim, the Ishim, the Beni Elohim, the Malakim, the Hashmalim, the Tarshishim, the Shinanim, the Cherubim, the Ophanim and the Seraphim.
Maimonides also proposes ten classes of angels, arranged in a different order, but which he groups into two large groups, the « permanent » and the « perishable ».
Judah ha-Levi (1085-1140), a 12th century Jewish theologian, distinguishes between « eternal » angels and angels created at a given time, for a certain duration.
Among the myriads of possible angels, where should we place Klee’s Angelus novus, the new angel whom Benjamin called the « angel of history » with authority? Subsidiary question: is a « new angel » fundamentally permanent or eminently perishable?
In other words: is History of an eternal essence or is it made up of a series of moments with no sequel?
Benjamin thinks, as we have seen, that History is represented, at every moment, at every turning point, by a « new Angel ». History exists only as a succession of phases, it is a wireless and random necklace of moments, without a sequel.
Anything is always possible, at any moment, anything can happen, such seems to be the lesson learned, in an age of absolute anguish, or in a serene sky.
But one can also, and without any real contradiction, think that History is one, that it builds its own meaning, that it is a human fabrication, and that the divine Himself must take into account this fundamental freedom, always new, always renewed, and yet so ancient, established since the origin of its foundation.
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iWalter Benjamin, Thèses sur la philosophie de l’histoire. Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 434
Klee’s painting, Angelus novus, has a catchy title. It gives the painting an air of mystery. Angels, however, are so many, there are billions of them, on every pinhead, it is said. Every boson, every prion even, could have its own angel. In this immense crowd, how can we distinguish between « new » and « old » angels?
Are not angels, by nature, essentially timeless, pure spirits?
Klee’s angel is curiously static, even motionless. There is no sensation of movement, either backwards or forwards. No wind seems to be blowing.
His « wings » are raised as if for an invocation, not for a flight. And if he were to take off, it would be upwards rather than forward. His « fingers », or « feathers », are pointing upwards, like isosceles triangles. His eyes look sideways, fleeing the gaze of the painter and the spectator. His hair looks like pages of manuscripts, rolled by time. No wind disturbs them. The angel has a vaguely leonine face, a strong, sensual, U-shaped jaw, accompanied by a double chin, also U-shaped. His nose is like another tiny face, whose eyes would be his nostrils. His teeth are wide apart, sharp, almost sickly. It even seems that several are missing.
This ailing, stunted angel has only three fingers on his feet. He points them down, like a chicken hanging in a butcher shop.
Walter Benjamin made this comment, expressly metaphorical: “There is a painting by Klee entitled Angelus novus. It depicts an angel who seems to have the intention of moving away from what his gaze seems to be riveted to. His eyes are wide open, his mouth open, his wings spread. This is what the angel of History must necessarily look like. His face is turned towards the past. Where a sequence of events appears before us, he sees only one and only one catastrophe, which keeps piling up ruins upon ruins and throwing them at his feet. He would like to linger, awaken the dead and gather the defeated. But a storm blows from heaven, so strong that the angel can no longer close its wings. This storm is pushing him incessantly towards the future, to which he turns his back, while ruins pile up as far as heaven before him. This storm is what we call progress.”i
It seems to me that Benjamin has completely re-invented the Klee painting, for his own purposes. No storm, no accumulated progress, no past catastrophe, seem – in my opinion – to accompany the young angel of Klee.
Why, moreover, should History have only one ‘Angel’? And, if it were so, why should this Angel of History be ‘new’, when History is not?
Angelology is a very imperfect science, like History, it seems.
Isaiah said: “The angels of peace shall weep bitterly.”ii
In the Book of Daniel, we read that an archangel appeared and said: “The Prince of the Persians resisted me for twenty-one days.”iii According to a classical interpretation, this archangel was Gabriel, and the « Prince of the Persians » was the angel in charge of guarding the Persian kingdom.
S. Jerome added that Daniel prayed for the liberation of his people. But the Angel-Prince of the Persian kingdom opposed his prayers, while the archangel Gabriel presented them to God.
S. Thomas Aquinas commented the commentary: “This resistance was possible because a prince of the demons wanted to drag the Jews brought to Persia into sin, which was an obstacle to Daniel’s prayer interceding for this people.”iv
Isn’t this here a quite convincing indication, based on the Scriptures, that there are definitely several angels playing a role in History, and that, moreover, they are sometimes brought to fight each other, according to the interests of the moment?
According to several sources (Maimonides, the Kabbalah, the Zohar, the Soda Raza, the Maseketh Atziluth) angels belong to various orders and classes, such as the Principalities (hence the name « Prince » that we have just met for the angel of Persia), the Powers, the Virtues, the Dominations. Even better known are the Cherubim and Seraphim. Isaiah says in chapter 6 that he saw several Seraphim with six wings « crying out to one another ». Ezechiel speaks of Cherubim he had a vison of, and according to him, each of them had four faces and four wings.v
The Kabbalists propose ten classes of Angels in the Zohar: the Erelim, the Ishim, the Beni Elohim, the Malakim, the Hashmalim, the Tarshishim, the Shinanim, the Cherubim, the Ophanim and the Seraphim.
Maimonides also proposes ten classes of angels, but he arranges them in a different order, and groups them into two large classes, the « permanent » and the « perishable ».
Judah ha-Levi (1085-1140), a 12th century Jewish theologian, distinguished between « eternal » angels and angels created at a given time.
Where, then, should we place Klee’s Angelus novus, that « new » angel whom Benjamin calls the « Angel of History »? Is he permanent or perishable? Eternal or momentary?
If Benjamin and Klee are right, we should believe that History is guarded just by one ‘new angel’, who therefore must be probably perishable and momentary.
But if they are wrong, History is guarded not by one, but by many angels, and they may be eternal, imperishable.
They then may also cry out to each other like seraphim with multiple wings, and in the confused battles of the angels furiously mixed up, over the centuries, progress might be hard to perceive.
There is one thing, however, that we can be assured of: the most beautiful, the most brilliant of these seraphim (though not the most powerful apparently), – these angels of « peace » keep crying out, bitterly.
iWalter Benjamin, Theses on the Philosophy of History. 1940
« Le premier signe d’un début de connaissance est le désir de mourir. »i
Kafka a longtemps cherché la clé qui pourrait lui ouvrir les portes de la véritable « connaissance ». A l’âge de 34 ans, il semble qu’il ait trouvé une clé, et c’était la mort, ou au moins le désir de mourir.
Il ne s’agissait pas de n’importe quelle sorte de mort, ou d’une mort qui ne ferait que continuer le tourment de vivre, dans une autre vie après la mort, dans une autre prison.
Il ne s’agissait pas non plus de n’importe quelle connaissance, une connaissance qui serait seulement mentale, ou livresque, ou cabalistique…
Kafka rêvait d’une mort qui conduise à la liberté, la liberté infinie.
Il cherchait une seule connaissance, la connaissance qui fait enfin vivre, et qui sauve, une connaissance qui serait l’ultime, – la rencontre décisive avec « le maître ».
« Le maître » ? Le langage ne peut être qu’allusif. Ne jamais se résigner à livrer des noms propres à la foule. Mais on peut donner quelques indices quand même, en ces époques d’incroyance et de mépris pour toutes formes de foi…
« Cette vie paraît insupportable, une autre, inaccessible. On n’a plus honte de vouloir mourir ; on demande à quitter la vieille cellule que l’on hait pour être transféré dans une cellule nouvelle que l’on apprendra à haïr. Un reste de foi continue en même temps à vous faire croire que, pendant le transfert, le maître passera par hasard dans le couloir, regardera le prisonnier et dira : ‘Celui-là, vous ne le remettrez pas en prison, il viendra chez moi’. »ii
Cet extrait du Journal de l’hiver 1917-1918 fait partie des quelques « aphorismes » que Kafka a recopiés et numérotés un peu plus tard, en 1920, ce qui semble leur accorder une valeur particulière.
Après la mort de Kafka, Max Brod a d’ailleurs donné à cet ensemble de cent neuf aphorismes le titre un peu grandiloquent, mais accrocheur, de « Méditations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin ».
L’aphorisme que l’on vient de citer porte le n°13.
L’aphorisme n°6, écrit cinq jours auparavant, est plus cinglant, mais peut-être plus embarrassant pour les tenants fidèles de la « Tradition ».
« L’instant décisif de l’évolution humaine est perpétuel. C’est pourquoi les mouvements spirituels révolutionnaires sont dans leur droit en déclarant nul et non avenu tout ce qui les précède, car il ne s’est encore rien passé. »iii
Alors, toute la Loi, et tous les prophètes, nuls et non avenus ?
Rien ne s’est-il « passé » sur le mont Moriah ou le mont Sinaï?
Kafka, – un hérétique ? Un aventurier ‘spirituel’, un ‘révolutionnaire’ ?
On va voir dans un instant que c’est précisément là l’opinion d’un Gershom Scholem à son sujet.
Mais avant d’ouvrir avec Scholem le procès en hérésie de Kafka, il peut être éclairant de citer le bref commentaire dont Kafka accompagne l’aphorisme n°6 :
« L’histoire humaine est la seconde qui s’écoule entre deux pas faits par un voyageur. »iv
Après l’image du « maître », celle du « voyageur »…
C’est là un très beau Nom, moins grandiose que le « Très-Haut », moins mystérieux que le Tétragramme, moins philosophique que « Je suis » (éhyéh)… Sa beauté vient de l’idée d’exil éternel, d’exode continuel, de mouvance perpétuelle…
C’est un Nom qui réduit toute l’Histoire humaine à une seule seconde, une simple enjambée. Toute l’Humanité n’est même pas fondée sur un sol ferme, une emprise assurée, elle est comme en suspens, fugace, « entre deux pas »…
Image humble et fantastique.
On en vient à l’évidence : renoncer en une seconde à tout désir de connaître le but d’un voyage sans fin.
Toute prétendue connaissance à ce sujet semble dérisoire pour celui qui devine l’ampleur de l’écart entre le long chemin du « voyageur », son ample foulée, et l’insoutenable fugacité des mondes.
Désormais, comment supporter l’arrogance de tous ceux qui proclament savoir ?
Parmi les ‘sachants’, les cabalistes jouent un rôle spécial.
La cabale, on le sait, s’est forgée depuis le Moyen Âge une forte réputation comme entreprise d’exploration du mystère, de travail de la connaissance.
Selon Gershom Scholem, qui l’a savamment étudiée, la cabale pense détenir des clés pour connaître la vérité:
« Le cabaliste affirme qu’il y a une tradition de la vérité, et qu’elle est transmissible. Affirmation ironique, puisque la vérité dont il s’agit est tout sauf transmissible. Elle peut être connue mais on ne saurait la transmettre, et c’est justement ce qui, en elle, devient transmissible qui ne la contient plus – la tradition authentique reste cachée. »v
Scholem ne nie pas que tel ou tel cabaliste puisse peut-être « connaître » l’essence du secret. Il doute seulement que s’il la connaît, cette essence, il puisse en « transmettre » la connaissance à d’autres. Dans le meilleur des cas il ne peut qu’en transmettre le signe extérieur.
Scholem se montre même plus pessimiste encore, lorsqu’il ajoute que ce que l’on peut transmettre de la tradition est vide de vérité, que ce que l’on en transmet « ne la contient plus ».
Ironie d’une cabale qui éclate d’une splendeur évidée. Désespoir et désolation d’une lumière lucide et vide…
« Il y a quelque chose d’infiniment désolant à établir que la connaissance suprême est sans objet, comme l’enseignent les premières pages du Zohar. »vi
Quel rapport la cabale a-t-elle avec Kafka ?
Il se trouve que dans ses « Dix propositions non historiques sur la Cabale », Gershom Scholem enrôle curieusement l’écrivain au service de la cabale. Il estime que Kafka porte (sans le savoir) le ‘sentiment du monde propre à la cabale’. Il lui concède en retour un peu de la « splendeur austère » du Zohar (non sans un effet pléonastiquevii) :
« La limite entre religion et nihilisme a trouvé chez [Kafka] une expression indépassable. C’est pourquoi ses écrits, qui sont l’exposé sécularisé du sentiment du monde propre à la cabale (qui lui était inconnue) ont pour maints lecteurs d’aujourd’hui quelque chose de la splendeur austère du canonique – du parfait qui se brise. »viii
Kafka, – vacillant ‘entre religion et nihilisme’ ? Kafka, – ‘sécularisant’ la cabale, sans même l’avoir connue ?
Les mystères ici semblent enchâssés, fusionnés !
N’est-ce pas là, d’ailleurs, l’essence même du tsimtsoum ? Le monde comme frénésie d’enchâssement, de contraction, de fusion, d’opacification.
« Le langage matérialiste de la Kabbale lourianique, en particulier dans sa manière de déduire le tsimtsoum (l’auto-rétractation de Dieu), suggère l’idée que peut-être la symbolique qui utilise de telles images et de telles formules pourrait de surcroît être la chose même. »ix
Par l’image (ô combien matérialiste) de contraction, de rétrécissement, le tsimtsoum donne à voir et à comprendre. Mais l’auto-rétractation divine s’incarne difficilement dans cette symbolique d’étroitesse, de contrainte, de contraction. Le tsimtsoum divin qui consent à l’obscurité, à l’effacement, implique logiquement un autre tsimtsoum, celui de l’intelligence, et la mise en évidence de son écrasement, de sa confusion, de son incompétence, de son humiliation, devant le mystère d’un tsimtsoum qui la dépasse.
Mais au moins l’image du tsimtsoum possède une aura « matérialiste » (quoique non-historique), ce qui, en 1934, sous la plume d’un Scholem, pouvait passer pour un compliment.
« Comprendre les kabbalistes comme des matérialistes mystiques d’orientation dialectique serait absolument non historique, mais tout sauf absurde. »x
La cabale, vue comme une entreprise mystique fondée sur un matérialisme dialectique, non-historique.
C’est un vocabulaire de l’époque, qui permet d’appeler « contradiction dialectique » un Dieu pleinement être se faisant « néant », ou encore de concevoir un Dieu Un donnant naissance à de multiples émanations (les sefirot)…
« Quel est au fond le sens de la séparation entre l’Eyn Sof et la première Sefira ? Précisément que la plénitude d’être du Dieu caché, laquelle reste transcendante à toute connaissance (même à la connaissance intuitive), devient néant dans l’acte originel de l’émanation, lorsqu’elle se convertit exclusivement à la création. C’est ce néant de Dieu qui devait nécessairement apparaître aux mystiques comme l’ultime étape d’un ‘devenir rien’. »xi
Ce sont là des questions essentielles, qui taraudent les esprits vraiment supérieurs, ceux qui n’ont toujours pas digéré la Chute originelle, le Péché, et l’exclusion initiale du Paradis, désormais perdu.
« A Prague, un siècle avant Kafka, Jonas Wehle (…) est le premier à s’être posé la question (et à y répondre par l’affirmative) de savoir si, avec l’expulsion de l’homme, le Paradis n’avait pas davantage perdu que l’homme lui-même. Est-ce seulement une sympathie des âmes qui, cent ans plus tard, a conduit Kafka à des pensées qui y répondaient si profondément ? C’est peut-être parce que nous ignorons ce qu’il est advenu du Paradis qu’il fait toutes ces considérations pour expliquer en quoi le Bien est ‘en un certain sens inconsolable’. Considérations qui semblent sortir tout droit d’une kabbale hérétique. »xii
Kafka, – un kabbaliste « hérétique » !
Scholem présente à nouveau Kafka comme un néo-kabbaliste ‘hérétique’, dans des lettres écrites à Walter Benjamin en 1934, à l’occasion de la parution de l’essai que celui-ci venait d’écrire sur Kafka dans la Jüdische Rundschau…
Dans cet essai, Benjamin nie la dimension théologique des œuvres de Kafka. Pour lui, Kafka fait du théâtre. Il est étranger au monde.
« Kafka voulait être compté parmi les hommes ordinaires. Il se heurtait à chaque pas aux limites de l’intelligible : et il les faisait volontiers sentir aux autres. Parfois, il semble assez près de dire, avec le Grand Inquisiteur de Dostoïevski : ‘Alors c’est un mystère, incompréhensible pour nous, et nous aurions le droit de prêcher aux hommes, d’enseigner que ce n’est pas la libre décision des cœurs ni l’amour qui importent, mais le mystère auquel ils doivent se soumettre aveuglément, même contre le gré de leur conscience’xiii. Kafka n’a pas toujours échappé aux tentations du mysticisme. (…) Kafka avait une singulière aptitude à se forger des paraboles. Il ne se laisse pourtant jamais réduire à de l’interprétable, et a au contraire, pris toutes les dispositions concevables pour faire obstacle à l’interprétation de ses textes. Il faut s’y enfoncer à tâtons, avec prudence, avec circonspection, avec méfiance. (…) Le monde de Kafka est un grand théâtre. A ses yeux l’homme est par nature comédien. (…) Le salut n’est pas une prime sur la vie, c’est la dernière issue d’un homme à qui, selon la formule de Kafka, ‘son propre os frontal barre le chemin’xiv. La loi de ce théâtre, nous la trouvons au milieu de la Communication à une Académie : ‘J’imitais parce que je cherchais une issue et pour nulle autre raison.’xv (…) En effet, l’homme d’aujourd’hui vit dans son corps comme K. dans le village au pied du château ; il lui échappe, il lui est hostile. Il peut arriver que l’homme un matin se réveille et se trouve transformé en vermine. Le pays étranger – son pays étranger – s’est emparé de lui. C’est cet air là qui souffle chez Kafka, et c’est pourquoi il n’a pas été tenté de fonder une religion.»xvi
Kafka n’est donc pas un cabaliste. L’interprétation ‘surnaturelle’ de son œuvre ne tient pas.
« Il y a deux manières de méconnaître fondamentalement les écrits de Kafka. L’une est l’interprétation naturaliste, l’autre l’interprétation surnaturelle ; l’une comme l’autre, la lecture psychanalytique comme la lecture théologique, passent à côté de l’essentiel. »xvii
Walter Benjamin s’inscrit nettement en faux contre Willy Haas qui avait interprété l’ensemble de l’œuvre de Kafka « sur un modèle théologique », une interprétation résumée par cet extrait : « Dans son grand roman Le Château, [écrit Willy Haas], Kafka a représenté la puissance supérieure, le règne de la grâce ; dans son roman Le Procès, qui n’est pas moins grand, il a représenté la puissance inférieure, le règne du jugement et de la damnation. Dans un troisième roman, L’Amérique, il a essayé de représenter, selon une stricte stylisation, la terre entre ces deux puissances […] la destinée terrestre et ses difficiles exigences. »xviii
Benjamin trouve également « intenable » l’analyse de Bernhard Rang qui écrit : « Dans la mesure où l’on peut envisager le Château comme le siège de la grâce, la vaine tentative et les vains efforts de K. signifient précisément, d’un point de vue théologique, que l’homme ne peut jamais, par sa seule volonté et son seul libre-arbitre, provoquer et forcer la grâce de Dieu. L’inquiétude et l’impatience ne font qu’empêcher et troubler la paix sublime de l’ordre divin. »xix
Ces analyses de Bernhard Rang ou de Willy Haas tentent de montrer que pour Kafka, « l’homme a toujours tort devant Dieu »xx.
Or, niant farouchement le filon de l’interprétation « théologique », Benjamin pense que Kafka a certes soulevé de nombreuses questions sur le « jugement », la « faute », le « châtiment », mais sans jamais leur donner de réponse. Kafka n’a en réalité jamais identifié aucune des « puissances primitives » qu’il a mises en scène.
Pour Benjamin, Kafka est resté profondément insatisfait de son œuvre. Il voulait d’ailleurs la détruire, comme son testament en témoigne. Benjamin interprète Kafka à partir de cet échec (doctrinal). « Échec est sa grandiose tentative pour faire passer la littérature dans le domaine de la doctrine, et pour lui rendre, comme parabole, la modeste vigueur qui lui paraissait seule de mise devant la raison. »xxi
« C’était comme si la honte dût lui survivre. »xxii Cette phrase, la dernière du Procès, symbolise pour Benjamin l’attitude fondamentale de Kafka.
Ce n’est pas là une honte qui le toucherait lui, personnellement, mais une honte s’étendant à tout son monde, toute son époque, et peut-être toute l’humanité.
« L’époque où vit Kafka ne représente pour lui aucun progrès par rapport aux premiers commencements. Le monde où se déroulent ses romans est un marécage. »xxiii
Quel est ce marécage ?
Celui de l’oubli.
Benjamin cite à nouveau Willy Haas, cette fois pour l’encenser d’avoir compris le mouvement profond du procès : « L’objet de ce procès, ou plutôt le véritable héros de ce livre incroyable est l’oubli […] dont la principale caractéristique est de s’oublier lui-même […] Dans la figure de l’accusé, il est devenu ici un personnage muet. »xxiv Benjamin ajoute : « Que ce ‘centre mystérieux’ provienne de ‘la religion juive’, on ne peut guère le contester. ‘Ici, la mémoire en tant que piété joue un rôle tout à fait mystérieux. Une des qualités de Jéhovah – non pas une quelconque, mais la plus profonde de ses qualités – est de se souvenir, d’avoir une mémoire infaillible, ‘jusqu’à la troisième et la quatrième génération’, voire la ‘centième génération’ ; l’acte le plus saint […] du rite […] consiste à effacer les péchés du livre de la mémoire’xxv. »
Ce qui est oublié, conclut Benjamin, est mêlé à « la réalité oubliée du monde primitif »xxvi, et cette union engendre des « fruits toujours nouveaux »xxvii. Parmi ces fruits surgit, à la lumière, « l’intermonde », c’est-à-dire « précisément la plénitude du monde qui est la seule chose réelle. Tout esprit doit être concret, particulier, pour obtenir un lieu et un droit de cité. [.…] Le spirituel, dans la mesure où il exerce encore un rôle, se mue en esprits. Les esprits deviennent des individus tout à fait individuels, portant eux-mêmes un nom et liés de la manière la plus particulière au nom de l’adorateur […]. Sans inconvénient on ajoute à profusion leur profusion à la profusion du monde […] On n’y craint pas d’accroître la foule des esprits : […] sans cesse de nouveaux s’ajoutent aux anciens, tous ont un nom propre qui les distingue des autres. »xxviii
Ces phrases de Franz Rosenzweig citées par Benjamin traitent en réalité du culte chinois des ancêtres. Mais justement, pour Kafka le monde des ancêtres remonte à l’infini, et « plonge ses racines dans le monde animal »xxix. Les bêtes sont pour Kafka le symbole et le réceptacle de tout ce qui est tombé dans l’oubli, pour les humains : « une chose est sûre : parmi toutes les créatures de Kafka, ce sont les bêtes qui réfléchissent le plus. »xxx Et, « Odradek est la forme que prennent les choses tombées dans l’oubli. »xxxi
Odradek, ce « petit bossu », représente pour Kafka, « l’assise première » que ne lui fournissent ni la « divination mythique », ni la « théologie existentielle »xxxii, et cette assise est celle du génie populaire, « celui des Allemands, comme celui des Juifs »xxxiii.
Walter Benjamin porte alors son coup d’estoc, passant à un ordre supérieur, bien au-delà des religiosités, des synagogues et des églises : « Si Kafka n’a pas prié – ce que nous ignorons –, du moins possédait-il au plus haut degré, ce que Malebranche appelle ‘la prière naturelle de l’âme’: la faculté d’attention. En laquelle, comme les saints dans leur prière, il enveloppait toute créature. »xxxiv
Pour Scholem, Kafka était un « cabaliste hérétique ».
Pour Benjamin, il est comme un « saint », enveloppant les créatures de ses prières…
L’un et l’autre se rejoignent dans une sorte de réserve, et même de dénigrement à son égard.
Scholem écrit à Benjamin : « Le monde de Kafka est le monde de la révélation, mais dans une perspective où la révélation se réduit à son Néant (Nichts). »
Pour lui, Kafka se présente comme incapable de comprendre ce que la Loi a d’incompréhensible, et le fait même qu’elle soit incompréhensible.
Alors que la Cabale affiche une calme certitude de pouvoir non seulement approcher mais ‘comprendre’ l’incompréhensible de la Loi.
Benjamin partage la réprobation de Scholem à l’égard de Kafka, et va même plus loin, lui reprochant son manque de ‘sagesse’ et son ‘déclin’, qui participe du ‘déclin’ général de la tradition : « Le vrai génie de Kafka fut (…) d’avoir sacrifié la vérité pour s’accrocher à sa transmissibilité, à son élément haggadique. Les écrits de Kafka (…) ne se tiennent pas modestement aux pieds de la doctrine, comme la Haggadah se tient aux pieds de la Halakhah. Bien qu’ils se soumettent en apparence, ils donnent, au moment où on s’y attend le moins, un violent coup de patte contre cette soumission. C’est pourquoi, en ce qui concerne Kafka, nous ne pouvons parler de sagesse. Il ne reste que les conséquences de son déclin. »xxxv
Kafka, – un homme qui manque de sagesse, en déclin.
Nul n’est prophète en son pays.
Pour ma part, je vois en Kafka la trace d’une vision fulgurante, auprès de laquelle la cabale, la religion, et ce monde même, ne pèsent que peu.
Non pas qu’il ait vraiment vu.
« Jamais encore je ne fus en ce lieu : on y respire autrement, un astre, plus aveuglant que le soleil, rayonne à côté de lui. »xxxvi
Quel est ce lieu ? Le Paradis ?
Et s’il n’a pas « vu », qu’a-t-il « compris » ?
Kafka a écrit que nous avons été créés pour vivre dans le Paradis, et que le Paradis était fait pour nous servir. Nous en avons été exclus. Il a aussi écrit que nous ne sommes pas ‘en état de péché’ parce que nous avons mangé de l’Arbre de la Connaissance, mais aussi parce que nous n’avons pas encore mangé de l’Arbre de Vie.
L’histoire n’est pas finie, elle n’a peut-être même pas encore commencé. Malgré tous les « grands récits » et leurs fausses promesses.
Et peut-être que ce chemin est l’expulsion même, l’un et l’autre éternels.
« Dans sa partie principale, l’expulsion du Paradis est éternelle : ainsi, il est vrai que l’expulsion du Paradis est définitive, que la vie en ce monde est inéluctable »xxxviii.
Nous sommes là assurément très loin de la Cabale ou du matérialisme dialectique.
Et pour Kafka, une autre possibilité encore émerge, fantastiquement improbable.
L’éternité de l’expulsion « rend malgré tout possible que non seulement nous puissions continuellement rester au Paradis, mais que nous y soyons continuellement en fait, peu importe que nous le sachions ou non ici. »xxxix
Quelle hérésie !
iFranz Kafka. « Journaux », 25 octobre 1917. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.446
iiFranz Kafka. « Journaux », 25 octobre 1917. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.446
iiiFranz Kafka. « Journaux », 20 octobre 1917. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.442
ivFranz Kafka. « Journaux », 20 octobre 1917. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.443
vGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 249
viGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, III’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 249
viiLe mot hébreu zohar (זֹהַר) signifie « éclat, splendeur ».
viiiGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, X’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 256
ixGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, IV’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 251
xGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, IV’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 251
xiGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, V’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 252
xiiGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, X’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 255-256
xiiiF.M. Dostoëvski. Les Frères Karamazov. Livre V, chap. 5, Trad. Henri Mongault. Ed. Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 278.
xivFranz Kafka, Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.493
xvFranz Kafka, Œuvres complètes, t.II, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.517
xviWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.429-433
xviiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.435
xviiiW. Haas, cité par Walter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.435
xixBernhard Rang. « Franz Kafka » Die Schildgenossen, Augsburg. p.176, cit. in Walter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.436
xxWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.436
xxiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.438
xxiiFranz Kafka. Le Procès.Œuvres complètes, t.I, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.466
xxiiiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.439
xxivW. Haas, cité par Walter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441
xxvW. Haas, cité par Walter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441
xxviWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441
xxviiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441
xxviiiFranz Rosenzweig, L’Étoile de la rédemption, trad. A. Derczanski et J.-L. Schlegel, Paris Le Seuil, 1982, p. 92, cité par Walter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.442
xxixWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.442
xxxWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.443
xxxiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.444
xxxiiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.445
xxxiiiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.445-446
xxxivWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.446
xxxvCité par David Biale. Gershom Scholem. Cabale et Contre-histoire. Suivi de G. Scholem : « Dix propositions anhistoriques sur la cabale. » Trad. J.M. Mandosio. Ed de l’Éclat. 2001, p.277
xxxviFranz Kafka. « Journaux », 7 novembre 1917. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.447
xxxviiFranz Kafka. « Journaux », 25 novembre 1917, aphorisme 39b. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.453
xxxviiiFranz Kafka. « Journaux », 11 décembre 1917, aphorisme 64-65. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.458
xxxixFranz Kafka. « Journaux », 11 décembre 1917, aphorisme 64-65. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.458
Gershom Scholem immigra en Israël en 1923 et s’installa à Jérusalem. Mais il fut très déçu. Des poèmes en témoignent, aux paroles crues et désenchantées.
Porteuses aussi, peut-être, d’un autre espoir encore, secret cependant, non formulable, – à l’évidence brûlant.
Sous le titre « Triste rédemption », Scholem écrit en 1926 :
« La gloire de Sion semble révolue
La réalité a su résister
Ses rayons sauront-ils à l’improviste
pénétrer au cœur du monde ?
(…)
Jamais Dieu ne pourrait t’être plus proche
Lorsque le désespoir te ronge
Dans la lumière de Sion, d’elle-même naufragée. »i
Le 23 juin 1930, il écrivit un autre poème, qui montre la profondeur de sa déréliction, – et ouvre aussi un chemin, perfore toute clôture, se projette dans l’ampleur, dans le vaste, – dans le monde, et s’exile, en pensée, à nouveau.
Comment interpréter ce changement d’état d’esprit ?
Comme la terrible déception d’une âme idéaliste, incapable de supporter la violence du réel, celle qu’il avait sous les yeux, ou la répétition du même, sous d’autres formes, et sous d’autres longitudes ?
Ou bien comme une terrible naïveté, ne soupçonnant pas ce qui devait inéluctablement advenir, et qui se profilait déjà, là d’où il venait, et sur la scène gluante, rougeet noire de l’histoire?
Deux années avant de partir pour Israël, Gershom Scholem avait adressé un poème à Walter Benjamin, le 15 juillet 1921, – intitulé « Salut de l’ange ».
Il avait conservé chez lui, à la demande de son ami, le célèbre dessin de Paul Klee, et l’avait placé au mur dans son appartement berlinois.
Scholem prit la plume, et fit dire à celui qui deviendrait l’« Ange de l’Histoire », plus tard invoqué et nommé ainsi par Benjamin, peu avant son suicide en France :
Gershom Scholem est cet homme «bien bon », qui héberge l’ange dans une « pièce », – mais il n’intéresse pas « l’homme angélique ».
L’ange ne « regarde personne » et il n’a « besoin d’aucun visage »…
Pourquoi ?
Peut-être parce que cet ange-ci (seulement) représente tous les visages de l’histoire ? Klee n’en dit rien.
Ou peut-être parce que tout ange est déjà «tous les visages » (panim) ?
Ou bien peut-être parce que tout visage, le mot l’enseigne, est pluralité.
Et tous les visages de l’histoire sont une pluralité de pluralités.
Et l’ange n’aime pas la pluralité, ni la pluralité des pluralités, mais seulement l’Un ?
Peut-être encore l’ange n’a-t-il besoin d’aucun visage parce qu’il n’en a besoin que d’un seul ? Et qu’il ne regarde que Lui ?
Il y a quelque chose de bouleversant à imaginer que « l’ange de l’histoire » ne s’intéresse pas à « l’homme bon », et qu’il n’a pas besoin de son visage, ni d’aucun autre d’ailleurs.
Que vient-il donc faire alors, cet ange blasé, sur ce mur, dans cette pièce, en plein Berlin ?
iGershom Scholem. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux lumières. Calmann-Lévy, 2000, p. 303
iiGershom Scholem. « Media in Vita ». (1930-1933) Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux lumières. Calmann-Lévy, 2000, p. 304
iiiGershom Scholem. « Rencontre avec Sion et le monde (Le déclin) ». (23 juin 1930) . Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux lumières. Calmann-Lévy, 2000, p. 304
ivGershom Scholem. «Salut de l’ange (à Walter pour le 15 juillet 1921)» . Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux lumières. Calmann-Lévy, 2000, p. 304
vPaul Éluard . Capitale de la douleur. XXIX – Poésie/Gallimard 1966
Gershom Scholem affirme que Benjamin « savait que nous possédons en Kafka la Theologia negativa d’un judaïsme (…) Il voyait dans les exégèses si fréquentes chez Kafka un précipité de la tradition de la Thora se réfléchissant en elle-même. De l’exégèse de Don Quichotte en douze lignes, [Benjamin] disait qu’elle était le texte le plus achevé que nous possédions de Kafka. »i
En fait, plutôt qu’une exégèse de Don Quichotte, ce texte de Kafka, en effet fort court, est plutôt une exégèse de Sancho Pança… Il est intitulé d’ailleurs « La vérité sur Sancho Pança », ce qui dénote le point de vue adopté. On y apprend que ce personnage apparemment secondaire, en réalité essentiel, « grâce à une foule d’histoires de brigands et de romans de chevalerie (…), parvint si bien à distraire de lui son démon – auquel il donna plus tard le nom de Don Quichotte – que celui-ci commit sans retenue les actes les plus fous, actes qui, faute d’un objet déterminé à l’avance qui aurait dû précisément être Sancho Pança, ne causaient toutefois de tort à personne. Mû peut-être par un sentiment de responsabilité, Sancho Pança, qui était un homme libre, suivit stoïquement Don Quichotte dans ses équipées, ce qui lui procura jusqu’à la fin un divertissement plein d’utilité et de grandeur. »ii
Ces douze lignes, « le texte le plus achevé que nous possédions de Kafka » ?
Don Quichotte, ‘démon’ intérieur, dont Sancho Pança, homme libre, préserve stoïquement les équipées les plus folles?
Les Œuvres de Kafka ne manquent pas d’autres passages plus ‘achevés’, me semble-t-il. S’il fallait en déterminer un particulièrement, l’on serait embarrassé, sans doute. Je choisirais pour ma part « Dans notre synagogue ».iii C’est un texte de quatre pages environ, qui commence ainsi : « Dans notre synagogue vit un animal qui a à peu près la taille d’une martre. Il arrive qu’on puisse très bien le voir, car jusqu’à une distance de deux mètres environ, il tolère l’approche des hommes. »iv
Il s’agit d’un texte nimbé d’une ironie supérieure, et doté d’un ton légèrement sarcastique, indéniablement kafkaïen, – mais pour la bonne cause.
Kafka tient à décrire la couleur de « l’animal » qui est « vert bleu clair », mais en réalité, « sa couleur réelle est inconnue ». Tout au plus peut-il préciser, cependant, que « sa couleur visible provient de la poussière et du mortier qui se sont pris dans ses poils » et « qui n’est pas sans rappeler le badigeon de l’intérieur de la synagogue, seulement elle est un peu plus clair. »v
Il prend le soin de décrire également son comportement : « En dehors de son caractère craintif, c’est un animal extraordinairement calme et sédentaire ; si on ne l’effarouchait pas si souvent, c’est à peine sans doute s’il changerait de place, son domicile de prédilection est la grille du compartiment des femmes. »vi Il fait peur aux femmes, mais « la raison pour laquelle elles le craignent est obscure ». Il est vrai qu’« à première vue il a l’air terrifiant », mais on ne tarde pas à « s’apercevoir que toute cette terreur est bien inoffensive ». « Avant tout il se tient à l’écart des hommes ».
Puis commence, si je puis dire, la partie que l’on qualifiera d’exégèse.
« Son malheur personnel réside sans doute en ceci que cet édifice est une synagogue, c’est-à-dire un lieu périodiquement très animé. Si l’on pouvait s’entendre avec lui, on pourrait le consoler en lui disant que la communauté de notre petite ville de montagne diminue d’année en année ».vii
Heureusement pour lui, « il n’est pas impossible que, dans quelque temps, la synagogue soit transformée en grange ou en autre chose du même genre et que l’animal connaisse enfin le repos qui lui manque si douloureusement. »viii
Puis l’analyse de fait plus précise, insistante, explicite.
« Il est vrai que seules les femmes le craignent, les hommes y sont depuis longtemps indifférents, une génération l’a montré à l’autre, on l’a vu continuellement, pour finir on ne lui a plus accordé un regard (…) Sans les femmes c’est à peine si l’on se souviendrait encore de son existence. »ix
Que cet animal soit une figure métaphorique ne fait aucun doute. Il ne m’appartient pas de révéler le nom exact de l’Être dont il s’agit probablement, mais il suffit de suivre les indications de Kafka pour s’en faire quelque idée.
« C’est déjà un très vieil animal, il n’hésite pas à faire le bond le plus hardi, que du reste il ne manque jamais, il s’est retourné dans le vide et le voilà déjà qui poursuit son chemin. »x
Que veut cet animal ? « Sans doute aimerait-il mieux vivre caché comme il le fait aux heures où il n’y a pas de services, probablement dans quelque trou de mur que nous n’avons pas encore découvert. »xi
Kafka donne des éléments de plus en plus précis. « S’il a une préférence pour les hauteurs, c’est naturellement parce qu’il s’y sent plus en sûreté (…) mais il n’est pas toujours là, parfois il descend un peu plus bas vers les hommes ; le rideau de l’arche d’alliance est tenu par une barre de cuivre brillante qui semble l’attirer, il n’est pas rare qu’il se glisse jusque-là, mais il reste toujours tranquille. »xii
La critique se fait plus mordante. « Ne vit-il pas depuis de nombreuses années complètement livré à lui-même ? Les hommes ne se soucient pas de sa présence (…) Et certes, le service divin avec tout son tapage peut être très effrayant pour l’animal, mais il se répète toujours. »xiii
Le plus étonnant sans doute, c’est la peur dont l’animal semble saisi en permanence.
« Est-ce le souvenir de temps depuis longtemps révolus ou le pressentiment de temps à venir ? »xiv
Peut-être les deux à la fois, tant l’animal semble connaître son monde.
Puis vient apporte l’estocade finale.
« Il y a bien des années, dit-on, on aurait vraiment essayé d’expulser l’animal. »xv
Accusation gravissime, évidemment. Il est possible que cela soit vrai, malheureusement, mais plus probable encore que cela soit une pure invention. Ce que l’on sait c’est que le cas a été soigneusement étudié par la hiérarchie rabbinique.
« Il est toutefois prouvé que l’on a examiné du point de vue de la juridiction religieuse si un pareil animal pouvait être toléré dans la maison de Dieu. On alla chercher l’avis de divers rabbins célèbres, les opinions étaient partagées, la majorité d’entre elles étaient pour l’expulsion et une nouvelle consécration du temple. »xvi
Avis sans doute impeccable du point de vue juridique, mais matériellement inapplicable…
« En fait, il était impossible de se saisir de l’animal, impossible par conséquent de l’expulser. Car c’est seulement si l’on avait pu s’emparer de lui et le transporter loin de là qu’on eût pu avoir la certitude approximative d’être débarrassé de lui. »xvii
iGershom Scholem. Benjamin et son ange. Trad. Philippe Ivernel. Ed. Rivages, Paris, 1995, p.72
iiKafka. La vérité sur Sancho Pança. Œuvres complètes II. Ed. Gallimard. 1980, p.541.
iiiKafka. Dans notre synagogue. Œuvres complètes II. Ed. Gallimard. 1980, p.662-665.
ivKafka. Dans notre synagogue. Œuvres complètes II. Ed. Gallimard. 1980, p.662.
vKafka. Dans notre synagogue. Œuvres complètes II. Ed. Gallimard. 1980, p.662.
viKafka. Dans notre synagogue. Œuvres complètes II. Ed. Gallimard. 1980, p.662.
viiKafka. Dans notre synagogue. Œuvres complètes II. Ed. Gallimard. 1980, p.663.
viiiKafka. Dans notre synagogue. Œuvres complètes II. Ed. Gallimard. 1980, p.663.
ixKafka. Dans notre synagogue. Œuvres complètes II. Ed. Gallimard. 1980, p.663.
xKafka. Dans notre synagogue. Œuvres complètes II. Ed. Gallimard. 1980, p.663.
xiKafka. Dans notre synagogue. Œuvres complètes II. Ed. Gallimard. 1980, p.664.
xiiKafka. Dans notre synagogue. Œuvres complètes II. Ed. Gallimard. 1980, p.664.
xiiiKafka. Dans notre synagogue. Œuvres complètes II. Ed. Gallimard. 1980, p.664.
xivKafka. Dans notre synagogue. Œuvres complètes II. Ed. Gallimard. 1980, p.665.
xvKafka. Dans notre synagogue. Œuvres complètes II. Ed. Gallimard. 1980, p.665.
xviKafka. Dans notre synagogue. Œuvres complètes II. Ed. Gallimard. 1980, p.665.
xviiKafka. Dans notre synagogue. Œuvres complètes II. Ed. Gallimard. 1980, p.665.
Ils seront cinq environ, à être mis en scène, dont Miguel de Cervantès, Franz Kafka, Karl Kraus, Walter Benjamin et Gershom Scholem. Ces personnages célèbres sont ici rassemblés parce qu’ils sont liés par un lien secret, multiple, souple, et essentiellement langagier, celui de la citation.
Je dis ‘cinq environ’ parce que l’on pourrait allonger la liste indéfiniment, et y inclure d’ailleurs de plus grands Noms encore.
L’un de ces auteurs est probablement un crypto-marrane, et les quatre autres pourraient être qualifiés de ‘germano-juifs’, au moins parce qu’ils possèdent en commun l’usage (et la grande maîtrise) de la langue allemande.
Je dis ‘crypto-marrane’ à propos de Cervantès parce qu’on ne peut guère en dire plus à son sujeti, et j’emploie l’expression de ‘germano-juifs’ parce que c’est celle que Gershom Scholem tenait à utiliser pour définir Walter Benjamin – plutôt que celle de ‘judéo-allemand’ii –, voulant signifier par là qu’il avait gardé envers l’Allemagne la distance de l’exilé, l’écart de l’étranger. Or cette distance, cet écart, étaient sans doute aussi partagés par Kafka, Kraus et Scholem eux-mêmes…
Je viens de présenter les personnages. Disons maintenant un mot sur le sujet qui les réunit: la citation, – considérée comme un processus de sanctification.
Nous commencerons (naturellement) par une citation de Gershom Scholem citant lui-même un court jugement de Walter Benjamin, que ce dernier effectue à propos de Karl Kraus : « Walter Benjamin trouve dans la ‘certitude juive’ que le langage est ‘le théâtre de la sanctification du nom’. »iii
La citation de Scholem est fortement tronquée, et sans doute fautive sur un point très important : l’absence de majuscule donnée au mot ‘nom’, qui devrait à mon avis être orthographiée ‘Nom’, on va voir pourquoi dans un instant.
Dans la traduction du texte de Benjamin par Rainer Rochlitz, on lit :
« Pour le va-et-vient cosmique par lequel Stefan George ‘divinise le le corps et incarne le Dieu’, le langage n’est qu’une échelle de Jacob faite de dix mille échelons de mots. Chez Kraus, au contraire, le langage s’est débarrassé de tout élément hiératique. Il n’est moyen ni de prophétie, ni de domination. Lieu d’une sacralisation du nom, il s’oppose, par cette certitude juive, à la théurgie du ‘corps verbal’. »iv
Vu le contexte, il me semble que le ‘nom’ dont il s’agit ici est en réalité « le Nom », qui est le terme employé par les Juifs pieux pour désigner Dieu (ha-Chem). Dans l’original allemand d’ailleurs, le mot ‘nom’ (Name) porte une majuscule, qui s’impose aux substantifs en allemand. La majuscule doit rester dans la traduction en français pour rendre compte du sujet traité, à savoir la question du rapport entre le langage, la ‘théurgie du verbe’ et l’incarnation de Dieu (dans son ‘Nom’).
La ‘théurgie du verbe’ est présentée ici comme antagoniste à ce qui fait l’objet de la ‘certitude juive’, à savoir la ‘sacralisation’ ou encore la ‘sanctification’ du Nom, comme seule ‘incarnation’ possible de Dieu.
On voit que l’on entre directement dans le vif d’un sujet immensément complexe, celui du rôle du langage comme instrument plus ou moins propre à assurer la conservation des certitudes (juives) et à affirmer l’indicibilité de Dieu, y compris dans son ou ses Noms.
Walter Benjamin s’intéresse essentiellement chez Karl Kraus, non à la manière dont le judaïsme traite des noms de Dieu, mais au rapport plus général, et fort difficile à expliciter, entre la langue (humaine) et la justice (divine).
« On a dit de Kraus qu’il avait dû ‘vaincre le judaïsme en lui-même’, qu’il était ‘passé du judaïsme à la liberté’ ; or, que chez lui aussi, justice et langue se conditionnent réciproquement, c’est la meilleure réfutation de ces thèses. Vénérer l’image de la justice divine en tant que langue – au cœur même de la langue allemande –, tel est le saut périlleux authentiquement judaïque au moyen duquel il tente d’échapper à l’emprise du démon. »v
Qu’il me soit permis de relever dans ce texte de Benjamin l’expression « le saut périlleux authentiquement judaïque » et l’usage du mot « démon ». Dans un instant, nous allons les retrouver dans deux textes (essentiels) de Kafkavi. Ce n’est certes pas un hasard.
Mais avant d’aborder ces points qui nous serviront de conclusion, revenons à Kraus, tel qu’interprété et cité par Benjamin.
« C’est la substance du droit, non ses effets, que Kraus met en accusation. Il accuse le droit de haute trahison vis-à-vis de la justice. Plus précisément, il dénonce la haute trahison du concept vis-à-vis du verbe auquel il doit son existence : homicide avec préméditation sur l’imagination, car celle-ci meurt dès qu’une seule lettre lui fait défaut ; c’est en son honneur qu’il a chanté sa complainte la plus poignante , son Élégie pour la mort d’un phonème. Car au-dessus de la juridiction [Rechtsprechung], il y a l’orthographe [Rechtschreibung], et malheur à la première si la seconde est mise à mal. »vii
Oui, l’orthographe est d’une importance capitale… Théologique, et même métaphysique ! On pourra peut-être s’en faire une idée par cet enchaînement de citations rabbiniques à propos d’un verset d’Isaïe dont l’interprétation de l’orthographe duquel révèle quelque chose d’essentiel.
En effet, rien de moins que la création de ce monde-ci ainsi que celle du monde à venir tiennent peut-être à la différence entre deux lettres (hébraïques) le H (Hé) et le Y (Yod)…
« A ces mots Rabbi Youdan le Nassi s’écria : Malheur, ils nous ont quitté [ceux qui savaient répondre], on ne les retrouve plus ! J’ai jadis interrogé Rabbi Eléazar et ce n’est pas ta réponse qu’il m’a donné, mais celle-ci : ‘Avec YH (be-yah) YHVH façonna le monde.’ (Is. 26,4) : le Saint béni soit-il créa son monde avec deux lettres [Yod (Y) et Hé (H)]. Or nous ne pouvons savoir si ce monde-ci fut créé avec le Hé, et le monde à venir avec le Yod, ou si ce monde-ci le fut avec le Yod, et le monde à venir avec le Hé. Grâce à ce qu’a dit Rabbi Abahou au nom de Rabbi Yoḥanan – be-hibaram c’est be-Hé baram – nous apprenons que c’est avec Hé que ce monde-ci fut créé (…) Le monde à venir fut créé avec le Yod : à l’instar du Yod qui est courbé, les réprouvés dans les temps à venir auront la taille courbée et le visage obscur, selon les mots : ‘L’orgueil de l’homme sera rabattu’ (Is. 2,17) et ‘les faux-dieux en totalité disparaîtront’ (Is. 2,18). »viii (Voir aussi à ce sujet De quelques secrets du Tétragramme YHVH).
Il me semble que ceci explique assez bien pourquoi « au-dessus de la juridiction [Rechtsprechung], il y a l’orthographe [Rechtschreibung], et malheur à la première si la seconde est mise à mal »…
Il s’agit, sous l’orthographe, la lettre ou le phonème, de retrouver et reconnaître « l’origine ».
« ‘Tu vins de l’origine, origine qui est le but’, telles sont les paroles que Dieu adresse, à titre de réconfort et de promesse, à ‘l’homme qui meurt’. Voilà à quoi Kraus fait ici allusion. »ix
Et Walter Benjamin d’expliquer : « Le théâtre de cette scène philosophique de reconnaissance dans l’œuvre de Kraus est la poésie lyrique, et son langage est la rime : ‘Le mot qui ne dément jamais l’origine’ et qui, comme la béatitude a son origine à la fin du temps, a la sienne à la fin du vers. La rime : deux amours portant le démon en terre. »x
Car la rime c’est l’amour, l’amour du mot pour le mot, et du verbe pour le Verbe.
« Personne n’a plus parfaitement dissocié le langage de l’esprit, personne ne l’a plus étroitement lié à l’Éros, que ne l’a fait Kraus dans cette maxime : ‘Plus on regarde un mot de près, plus il vous regarde de loin.’ Voilà un exemple d’amour platonique du langage. Or la seule proximité à laquelle le mot ne peut échapper est la rime. Le rapport primitif, érotique, entre proximité et éloignement s’exprime ainsi dans le langage de Kraus en tant que rime et nom. Rime : le langage remonte du monde de la créature ; nom, il élève toute créature jusqu’à lui. »xi
Nous voilà revenus au ‘nom’. Ou bien, plutôt, au ‘Nom’.
Ce ‘Nom’ qu’il appartient aux anges de ‘citer’.
« Dans la citation qui sauve et qui châtie, le langage apparaît comme matrice de la justice. La citation appelle le mot par son nom, l’arrache à son contexte en le détruisant, mais par là même le rappelle aussi à son origine. Le mot est sonore ainsi, cohérent, dans le cadre d’un texte nouveau ; on ne peut pas dire qu’il ne rime à rien. En tant que rime, il rassemble dans son aura ce qui se ressemble ; en tant que nom il est solitaire et inexpressif. Devant le langage, les deux domaines – origine et destruction – se justifient par la citation. Et inversement, le langage n’est achevé que là où ils s’interpénètrent : dans la citation. En elle se reflète le langage des anges, dans lequel tous les mots, tirés du contexte idyllique du sens, sont transformés en épigraphes du Livre de la Création. »xii
Ces lignes peuvent-elles être considérées comme étant de la « philosophie » ?
Selon Scholem, certainement pas…
Il affirme nettement que Walter Benjamin a choisi l’« exode hors de la philosophie ». Cette formule frappante n’est pas sans évoquer quelques réminiscences subliminales, mais fondatrices, dont l’Exode même du peuple hébreu, hors d’Égypte…
Un exode hors de la philosophie ? Pour aller où ? Scholem a emprunté cette formule à Margareth Susman qui y voyait une façon appropriée de décrire le tournant de l’idéalisme (philosophique) vers la théologie ou vers l’existentialisme, dans les premières décennies du siècle dernier.
Dans le cas de Benjamin, la « Terre promise » serait-elle celle de la Théologie ?
Scholem donne comme exemple de l’‘exode’ de Benjamin, son texte, « Origine du drame baroque allemand », dans lequel il entreprit de montrer comment les idées esthétiques (allemandes) étaient liées « le plus intimement qui soit »xiii avec les catégories théologiques. Incidemment, on peut noter que Carl Schmitt, à la même époque, mais avec un point de vue radicalement différent, cela va sans dire, fit la même chose dans les domaines politique et juridique, ainsi que le résume sa célèbre thèse : « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés »xiv.
Pourquoi Benjamin voulait-il partir en exode ? Voulait-il suivre l’exemple de Kafka ? Gershom Scholem le pense. Il affirme que Benjamin « savait que nous possédons en Kafka la Theologia negativa d’un judaïsme (…) Il voyait dans les exégèses si fréquentes chez Kafka un précipité de la tradition de la Thora se réfléchissant en elle-même. De l’exégèse de Don Quichotte en douze lignes, [Benjamin] disait qu’elle était le texte le plus achevé que nous possédions de Kafka. »xv
En fait, plutôt qu’une exégèse de Don Quichotte, ce texte de Kafka, en effet fort court, est plutôt une exégèse de Sancho Pança… Intitulé d’ailleurs « La vérité sur Sancho Pança », ce qui dénote un changement radical de point de vue, on y apprend que ce personnage apparemment secondaire, en réalité essentiel, « grâce à une foule d’histoires de brigands et de romans de chevalerie (…), parvint si bien à distraire de lui son démon – auquel il donna plus tard le nom de Don Quichotte – que celui-ci commit sans retenue les actes les plus fous, actes qui, faute d’un objet déterminé à l’avance qui aurait dû précisément être Sancho Pança, ne causaient toutefois de tort à personne. Mû peut-être par un sentiment de responsabilité, Sancho Pança, qui était un homme libre, suivit stoïquement Don Quichotte dans ses équipées, ce qui lui procura jusqu’à la fin un divertissement plein d’utilité et de grandeur. »xvi
Ces douze lignes, « le texte le plus achevé que nous possédions de Kafka » ?
Don Quichotte, ‘démon’ intérieur de Sancho Pança ?
Sancho Pança, homme libre, préservant stoïquement les équipées les plus folles de son ‘démon’?
Pourquoi pas ? Tout est possible !
Pourtant les Œuvres de Kafka ne manquent pas d’autres passages fort ‘achevés’. S’il fallait en choisir un, l’on serait plus embarrassé que Benjamin, sans doute. Je choisirais pour ma part « Dans notre synagogue ».xvii C’est un texte de quatre pages environ, qui commence ainsi : « Dans notre synagogue vit un animal qui a à peu près la taille d’une martre. Il arrive qu’on puisse très bien le voir, car jusqu’à une distance de deux mètres environ, il tolère l’approche des hommes. »xviii
Il s’agit d’un texte nimbé d’une ironie supérieure, et doté d’un ton légèrement sarcastique, indéniablement kafkaïen, – mais pour la bonne cause.
Kafka tient à décrire la couleur de « l’animal » qui est « vert bleu clair », mais en réalité, « sa couleur réelle est inconnue ». Tout au plus peut-il préciser, cependant, que « sa couleur visible provient de la poussière et du mortier qui se sont pris dans ses poils » et « qui n’est pas sans rappeler le badigeon de l’intérieur de la synagogue, seulement elle est un peu plus clair. »xix
Il prend le soin de décrire également son comportement : « En dehors de son caractère craintif, c’est un animal extraordinairement calme et sédentaire ; si on ne l’effarouchait pas si souvent, c’est à peine sans doute s’il changerait de place, son domicile de prédilection est la grille du compartiment des femmes. »xx Il fait peur aux femmes, mais « la raison pour laquelle elles le craignent est obscure ». Il est vrai qu’« à première vue il a l’air terrifiant », mais on ne tarde pas à « s’apercevoir que toute cette terreur est bien inoffensive ». « Avant tout il se tient à l’écart des hommes ».
Puis commence, si je puis dire, la partie que l’on qualifiera d’exégèse.
« Son malheur personnel réside sans doute en ceci que cet édifice est une synagogue, c’est-à-dire un lieu périodiquement très animé. Si l’on pouvait s’entendre avec lui, on pourrait le consoler en lui disant que la communauté de notre petite ville de montagne diminue d’année en année ».xxi
Heureusement pour lui, « il n’est pas impossible que, dans quelque temps, la synagogue soit transformé en grange ou en autre chose du même genre et que l’animal connaisse enfin le repos qui lui manque si douloureusement. »xxii
Puis l’analyse se fait plus précise, insistante, explicite.
« Il est vrai que seules les femmes le craignent, les hommes y sont depuis longtemps indifférents, une génération l’a montré à l’autre, on l’a vu continuellement, pour finir on ne lui a plus accordé un regard (…) Sans les femmes c’est à peine si l’on se souviendrait encore de son existence. »xxiii
Que cet animal soit une figure métaphorique ne fait aucun doute. Il ne m’appartient pas de révéler le nom exact de l’Être dont il s’agit probablement, mais il suffit de suivre les indications de Kafka.
« C’est déjà un très vieil animal, il n’hésite pas à faire le bond le plus hardi, que du reste il ne manque jamais, il s’est retourné dans le vide et le voilà déjà qui poursuit son chemin. »xxiv
Que veut cet animal ? « Sans doute aimerait-il mieux vivre caché comme il le fait aux heures où il n’y a pas de services, probablement dans quelque trou de mur que nous n’avons pas encore découvert. »xxv
Kafka donne des éléments de plus en plus précis. « S’il a une préférence pour les hauteurs, c’est naturellement parce qu’il s’y sent plus en sûreté (…) mais il n’est pas toujours là, parfois il descend un peu plus bas vers les hommes ; le rideau de l’arche d’alliance est tenu par une barre de cuivre brillante qui semble l’attirer, il n’est pas rare qu’il se glisse jusque-là, mais il reste toujours tranquille. »xxvi
La critique se fait plus mordante. « Ne vit-il pas depuis de nombreuses années complètement livré à lui-même ? Les hommes ne se soucient pas de sa présence (…) Et certes, le service divin avec tout son tapage peut être très effrayant pour l’animal, mais il se répète toujours. »xxvii
Le plus étonnant sans doute, c’est la peur dont l’animal semble saisi en permanence.
« Est-ce le souvenir de temps depuis longtemps révolus ou le pressentiment de temps à venir ? »xxviii
Peut-être les deux à la fois, tant l’animal semble connaître son monde.
Puis vient l’estocade finale.
« Il y a bien des années, dit-on, on aurait vraiment essayé d’expulser l’animal. »xxix
Accusation gravissime, évidemment. Il est possible que cela soit vrai, malheureusement, mais plus probable encore que cela soit une pure invention. Ce que l’on sait c’est que le cas a été soigneusement étudié par la hiérarchie rabbinique.
« Il est toutefois prouvé que l’on a examiné du point de vue de la juridiction religieuse si un pareil animal pouvait être toléré dans la maison de Dieu. On alla chercher l’avis de divers rabbins célèbres, les opinions étaient partagées, la majorité d’entre elles étaient pour l’expulsion et une nouvelle consécration du temple. »xxx
Avis sans doute impeccable du point de vue juridique, mais matériellement inapplicable…
« En fait, il était impossible de se saisir de l’animal, impossible par conséquent de l’expulser. Car c’est seulement si l’on avait pu s’emparer de lui et le transporter loin de là qu’on eût pu avoir la certitude approximative d’être débarrassé de lui. »xxxi
Je conclurai avec une citation et une prophétie.
« La nature intellectuelle de l’homme est une simple matrice des idées, une réceptivité limitée par la vie de l’activité propre, de telle sorte qu’il en est de l’esprit de l’homme comme de la nature féminine, capable à la vérité d’enfanter, mais ayant besoin d’être fécondée pour en venir à l’acte. L’homme, comme membre de deux régions, a besoin de l’une et de l’autre pour atteindre sa maturité. »xxxii
De même que les prophéties les plus importantes furent des citations, j’estime que la citation peut être conçue comme une prophétie.
Toute prophétie réelle est une tentative de fécondation. Le dépôt d’une parole fécondante, comme un germe vivant venant s’immiscer dans la matrice de l’esprit, – ou comme une martre dans une synagogue…
Matrice de femme, esprit d’homme ou synagogue, ce qui importe c’est qu’il y ait bien quelque part, là ou ailleurs, dans les hauteurs, quelque « animal » (au sens propre un « vivant ») qu’il s’agit d’apprivoiser, et dont il faut calmer les peurs, en vue des temps à venir.
i Michel de Castillo écrit au sujet de Cervantès : « On l’a soupçonné, on le soupçonne toujours, d’avoir des origines suspectes. On a même écrit des livres spécieux, truffés d’interprétations cabalistiques. On a lu en hébreu certains de ses propos, vu des allusions bibliques, alors qu’on est à tout le moins assuré d’une chose : serait-il d’origine marrane, Cervantès ne connaissait pas un mot d’hébreu. » Dictionnaire amoureux de l’Espagne, « Cervantès (Miguel de) », p. 163
iiGershom Scholem. Benjamin et son ange. Trad. Philippe Ivernel. Ed. Rivages, Paris, 1995, p.15
iiiGershom Scholem. Benjamin et son ange. Trad. Philippe Ivernel. Ed. Rivages, Paris, 1995, p.69
ivWalter Benjamin. Karl Kraus. Œuvres II, Traduit de l’allemand par Rainer Rochlitz. Ed. Gallimard, 2000, p. 262
vWalter Benjamin. Karl Kraus. Œuvres II, Traduit de l’allemand par Rainer Rochlitz. Ed. Gallimard, 2000, p. 248-249
viOn lit dans le texte de Kafka ‘Dans notre synagogue’, à propos d’un animal qui sert de métaphore pour désigner Dieu, on trouve cette fort belle description d’un saut périlleux divin : « C’est déjà un très vieil animal, il n’hésite pas à faire le bond le plus hardi, que du reste il ne manque jamais, il s’est retourné dans le vide et le voilà déjà qui poursuit son chemin. » Kafka. Dans notre synagogue. Œuvres complètes II. Ed. Gallimard. 1980, p.663.
Quant au mot ‘démon’, on le trouve dans un autre texte de Kafka : « Sancho Pança, grâce à une foule d’histoires de brigands et de romans de chevalerie (…), parvint si bien à distraire de lui son démon – auquel il donna plus tard le nom de Don Quichotte. » Kafka. La vérité sur Sancho Pança. Œuvres complètes II. Ed. Gallimard. 1980, p.541.
viiWalter Benjamin. Karl Kraus. Œuvres II, Traduit de l’allemand par Rainer Rochlitz. Ed. Gallimard, 2000, p. 249
viiiMidrach Rabba, Tome I, Genèse Rabba. Ch. XII § 10. Trad. de l’hébreu par Bernard Maruani et Albert Cohen-Arazi. Ed. Verdier, 1987, p. 155.
ixWalter Benjamin. Karl Kraus. Œuvres II, Traduit de l’allemand par Rainer Rochlitz. Ed. Gallimard, 2000, p. 263
xWalter Benjamin. Karl Kraus. Œuvres II, Traduit de l’allemand par Rainer Rochlitz. Ed. Gallimard, 2000, p. 263
xiWalter Benjamin. Karl Kraus. Œuvres II, Traduit de l’allemand par Rainer Rochlitz. Ed. Gallimard, 2000, p. 265-266
xiiWalter Benjamin. Karl Kraus. Œuvres II, Traduit de l’allemand par Rainer Rochlitz. Ed. Gallimard, 2000, p. 267-268
xiiiGershom Scholem. Benjamin et son ange. Trad. Philippe Ivernel. Ed. Rivages, Paris, 1995, p.49
Dans un texte intitulé « Le bon écrivain »i, Walter Benjamin écrit : « Le bon écrivain ne dit pas plus qu’il ne pense. Et beaucoup de choses tiennent à cela. Le dire n’est, en effet, pas seulement l’expression de la pensée, c’est aussi sa réalisation. Ainsi le fait d’aller quelque part n’est pas simplement l’expression du désir d’atteindre un but, mais la réalisation de ce désir. (…) Le mauvais écrivain est destinataire d’une foule d’idées à travers laquelle il se dépense comme le mauvais marcheur indiscipliné se gaspille en mouvements, impulsifs et mous, de ses membres. Et c’est précisément pourquoi il ne parvient jamais à dire sobrement ce qu’il pense. C’est le don du bon écrivain que de faire droit à la pensée, en offrant le spectacle d’un corps intelligemment entraîné. Ainsi son écriture ne profite-t-elle non pas à lui, mais seulement à ce qu’il veut dire. »
Je confesse ne pas vouloir être un bon écrivain à la façon de Benjamin. Ce qui me plaît, c’est de vagabonder, d’errer, de flâner, sans véritable but, non que je n’en aie, en fait, mais je ne suis pas si pressé de les atteindre. Le temps viendra bien assez tôt. Mon désir aujourd’hui est de désirer désirer, et pour cela l’inattendu m’excite plus que le sûr. Je préfère la compagnie d’une « foule d’idées », plutôt que le morne chœur d’une poignée d’entre elles, fixes, répétées, redondantes, figées, macérant dans la certitude d’être prétendument de celles qui ‘valent’, de celles qui ‘marchent’, entraînées athlétiquement par leur propre élan.
Ma marche est indubitablement indisciplinée, et mon âme avide est impulsive. ‘Molle’ ? Non. Gaspilleuse ? Oui. Je cherche surtout à tenter de penser plus que ce dont je ne suis qu’apparemment capable. Je voudrais, c’est là mon désir, dire plus que ce que je ne pense, et je voudrais penser à bien plus encore que ce que je ne dis. Il se trouve que je ne sais pas exactement ce que je veux dire, parce que je sais assez précisément que ce que je voudrais dire va réellement bien au-delà de ce que je pense, et de ce que je suis capable de dire. La sobriété, dans l’écriture, comme dans la vie, est sans doute un avantage. Mais il s’agit là d’une question de style. Il y en a de baroques et d’ampoulés, de prétentieux et de compassés. Tous les goûts sont dans la nature de l’écriture.
Mais le style n’est pas ma passion, ce n’est qu’un moyen. En tant que mauvais écrivain, je préfère sortir au vent, paresseusement, humer les effluves, tressaillir aux sons fugaces, jouir de la touche ailée.
Cela relève peut-être d’un monstrueux orgueil, dira-t-on. Peut-être en effet faudra-t-il essuyer cette avanie, celle de l’opinion. Mais l’intention dont je me prévaux, quoique vague et imprécise, reste ferme. L’ambition que je sers, quoique indéterminée et presque impalpable, grandit sans cesse. Je continue l’errance, celle qui rime avec transe.
iWalter Benjamin. N’oublie pas le meilleur. Histoires et récits. Trad. Marc de Launay. Ed. de l’Herne. 2012, p. 101-102
Bien qu’ils
appartiennent à des planètes fort éloignées, Paul Valéry et
Franz Kafka ont au moins un point commun. L’un et l’autre ont eu
l’honneur d’une célébration de leurs anniversaires respectifs
par Walter Benjamini.
Pourquoi Benjamin
a-t-il souhaité rapprocher en un hommage symbolique deux écrivains
aussi différents?
Il a été sensible,
je crois, au fait qu’ils ont tous les deux cherché à formuler
dans leur œuvre une « théologie négative ».
Chez Valéry, cette
théologie de la négation s’incarne dans la figure de Monsieur
Teste.
Benjamin explique :
« Monsieur Teste est une personnification de l’intellect qui
rappelle beaucoup le Dieu dont traite la théologie négative de
Nicolas de Cues. Tout ce qu’on peut supposer savoir de Teste
débouche sur la négation. »ii
Kafka, quant à
lui, « n’a pas toujours échappé aux tentations du
mysticisme »iii
selon Benjamin, qui cite à ce sujet Soma Morgenstern : « Il
règne chez Kafka, comme chez tous les fondateurs de religion, une
atmosphère villageoise. »iv
Phrase bizarre et
volontairement provocatrice, que Benjamin rejette immédiatement,
après l’avoir citée : « Kafka aussi écrivait des
paraboles, mais il n’était pas un fondateur de religion. »v
Kafka n’était
donc pas un Moïse ou un Jésus.
Mais était-il au
moins un petit peu prophète, ou pourrait-il passer pour l’apôtre
gyrovague d’une religion tenue obscure, travaillant les âmes
modernes dans les profondeurs ?
Peut-on suivre Willy
Haas qui a décidé de lire l’ensemble de l’œuvre de Kafka à
travers un prisme théologique ? « Dans son grand roman Le
Château, Kafka a représenté la puissance supérieure, le règne
de la grâce ; dans son roman Le Procès, qui n’est pas
moins grand, il a représenté la puissance inférieure, le règne du
jugement et de la damnation. Dans un troisième roman, L’Amérique,
il a essayé de représenter, selon une stricte égalisation, la
terre entre ces deux puissances […] la destinée terrestre et ses
difficiles exigences. »vi
Kafka, peintre des
trois mondes, le supérieur, l’inférieur et celui de
l’entre-deux ?
L’opinion de W.
Haas semble aussi « intenable » aux yeux de Benjamin. Il
s’irrite lorsque Haas précise: « Kafka procède […] de
Kierkegaard comme de Pascal, on peut bien l’appeler le seul
descendant légitime de ces deux penseurs. On retrouve chez tous
trois le même thème religieux de base, cruel et inflexible :
l’homme a toujours tort devant Dieu. »vii
Kafka,
judéo-janséniste ?
Non, dit Benjamin,
gardien courroucé du Temple kafkaïen. Mais il ne précise cependant
pas en quoi l’interprétation de Haas serait fautive.
Serait-ce que l’homme a toujours tort, mais pas nécessairement « devant Dieu » ? Alors devant qui ? Lui-même ?
Ou serait-ce que
l’homme n’a pas toujours « tort », et donc qu’il a
parfois raison, devant quelque comte Ouestouestviii
que ce soit ?
Ou bien serait-ce
qu’il n’ a en réalité ni tort ni raison, et que Dieu lui-même
n’a ni torts ni raisons à son égard, parce qu’Il est déjà
mort, ou bien alors indifférent, ou encore absent ?
On ne saurait dire.
Walter Benjamin ne livre pas la réponse définitive,
l’interprétation officielle de ce que pensait Kafka sur ces
difficiles questions. Benjamin se contente, pour éclairer ce qu’il
lui semble être la position kafkaïenne, de s’appuyer sur un
« fragment de conversation » rapporté par Max Brod :
« Je me
rappelle un entretien avec Kafka où nous étions partis de l’Europe
actuelle et du déclin de l’humanité. ‘Nous sommes, disait-il,
des pensées nihilistes, des idées de suicide, qui naissent dans
l’esprit de Dieu’. Ce mot me fit aussitôt penser à la
conception du monde des gnostiques. Mais il protesta : ‘Non,
notre monde est simplement un acte de mauvaise humeur de la part de
Dieu, un mauvais jour.’ Je répondis : ‘Ainsi en dehors de
cette forme sous laquelle le monde nous apparaît, il y aurait de
l’espoir ?’ Il sourit : ‘Oh ! Assez d’espoir,
une quantité infinie d’espoir – mais pas pour nous.’ »ix
Dieu aurait-il donc
des pensées suicidaires, par exemple comme Stefan Zweig à
Pétropolis, vingt ans plus tard, en 1942 ? Mais à la
différence de Zweig, Dieu ne semble pas s’être effectivement
« suicidé », ou s’il l’a un peu fait, c’est
seulement par procuration, par notre entremise en quelque sorte.
Il y a aussi à
prendre en considération une autre interprétation, dont nous avons
déjà un peu traitée dans ce Blog : Dieu pourrait ne s’être
que seulement « contracté », ainsi que le formule la
Kabbale d’Isaac Luria (concept de tsimtsoum), ou
encore « évidé » Lui-même, selon l’expression de
Paul (concept de kénose).
Kafka, paulinien et
lourianique ?
Puisque nous en
sommes réduits à l’exégèse imaginaire d’un écrivain qui
n’était pas un « fondateur de religion », pouvons-nous
supputer la probabilité que chaque mot tombé de la bouche de Franz
Kafka compte réellement comme parole révélée, que toutes les
tournures qu’il a choisies sont innocentes, et même que ce qu’il
ne dit pas a peut-être plus de poids réel que ce qu’il semble
dire ?
Notons que Kafka ne
dit pas que les idées de suicide ou les pensées nihilistes naissant
« dans l’esprit de Dieu » s’appliquent en fait à
Lui-même. Ces idées naissent peut-être dans Son esprit, mais
ensuite elles vivent de leur propre vie. Et cette vie ce sont les
hommes qui la vivent, ce sont les hommes qui l’incarnent, ce sont
les hommes qui sont (substantiellement) les pensées
nihilistes ou les idées suicidaires de Dieu. Quand Dieu pense, ses
idées se mettent ensuite à vivre sans Lui, et ce sont les hommes
qui vivent de la vie de ces idées de néant et de mort, que Dieu a
pu aussi une fois contempler, dans leurs ‘commencements’
(bereshit).
Des idées de mort,
d’annihilation, d’auto-anéantissement, lorsqu’elles sont
pensées par Dieu, « vivent » aussi absolument que des
idées de vie éternelle, de gloire et de salut, – et cela malgré
la contradiction ou l’oxymore que comporte l’idée abstraite
d’une mort qui « vit » en tant qu’idée incarnée
dans des hommes réels.
Pensées par Dieu,
ces idées de mort et de néant vivent et prennent une forme humaine
pour se perpétuer et s’auto-engendrer.
Cette interprétation
de Kafka par lui-même, telle que rapportée par Max Brod, est-elle
« tenable », ou du moins pas aussi « intenable »
que celle de Willy Haas à propos de sa supposée « théologie » ?
Peut-être. Mais il faut continuer l’enquête et les requêtes.
Comme dans les
longues tirades auto-réflexives d’un K. converti à la
métaphysique immanente du Château, on pourrait continuer
encore et encore le questionnement.
Même si cela risque
d’être hérétique aux yeux de Benjamin !
Peut-être que Max
Brod n’a pas rapporté avec toute la précision souhaitable les
expressions exactes employées par Kafka ?
Ou peut-être Kafka
n’a-t-il pas mesuré lui-même toute la portée des mots qu’ils
prononçait dans l’intimité d’un tête-à-tête avec son ami,
sans se douter qu’un siècle plus tard nous serions nombreux à les
commenter et à les interpréter, comme les pensées profondes d’un
Kabbaliste ou d’un éminent juriste du Droit canon?
Je ne sais pas si je
suis moi-même une sorte d’« idée », « pensée »
par Dieu, une idée « suicidaire ou nihiliste », et si
mon existence même est due à quelque mauvaise humeur divine.
Si je l’étais, je
ne peux que constater, à la façon de Descartes, que cette « idée »
ne me semble pas particulièrement nette, vibrante, brillant de mille
feux en moi, bien qu’elle soit censée avoir germé dans l’esprit
de Dieu même.
Je ne peux que
constater que mon esprit, et les idées qu’il fait vivre,
appartiennent encore au monde de l’obscur, du crépuscule, et non
au monde de la nuit noire.
C’est en ce sens
que je dois me séparer nettement de Paul Valéry, qui prophétisait
quant à lui :
« Voici venir
le Crépuscule du Vague et s’apprêter le règne de l’Inhumain
qui naîtra de la netteté, de la rigueur et de la pureté dans les
choses humaines. »x
Valéry associe
(nettement) la netteté, la rigueur et la pureté à « l’Inhumain »,
– mais aussi par la magie logique de sa métaphore, à la Nuit.
J’imagine aussi
que « l’Inhumain » est pour Valéry un autre nom de
Dieu ?
Pour nous en
convaincre, l’on peut se rapporter à un autre passage de Tel
Quel, dans lequel Valéry avoue :
« Notre
insuffisance d’esprit est précisément le domaine des puissances
du hasard, des dieux et du destin. Si nous avions réponse à tout –
j’entends réponse exacte – ces puissances n’existeraient
pas. »xi
Du côté de
l’insuffisance d’esprit, du côté du Vague et du crépusculaire,
nous avons donc « les puissances du hasard, des dieux et du
destin », c’est-à-dire à peu près tout ce qui forme la
substance originaire du monde, pour des gens comme moi.
Mais du côté de l’ « exact », de la « netteté », de la « rigueur » et de la « pureté », nous avons « l’Inhumain », qui va désormais « régner dans les choses humaines », pour des gens comme Valéry.
Adieu aux dieux
donc, ils appartenaient au soir couchant, que la langue latine
appelle proprement « l’Occident » (et que la langue
arabe appelle « Maghreb »).
S’ouvre maintenant
la Nuit, où régnera l’Inhumain.
Merci Kafka, pour
nous avoir donné à voir l’idée du Néant naître en Dieu et
vivre en l’Homme.
Merci Valéry, pour
nous avoir donné à voir la voie de l’Inhumain dans la Nuit qui
s’annonce.
iWalter
Benjamin. « Paul Valéry. Pour son soixantième
anniversaire ». Œuvres complètes t. II, Gallimard,
2000, p. 322-329 , et « Franz Kafka. Pour le dixième
anniversaire de sa mort ». Ibid. p. 410-453
iiWalter
Benjamin. « Paul Valéry. Pour son soixantième
anniversaire ». Œuvres complètes t. II, Gallimard,
2000, p. 325
iiiWalter
Benjamin. « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa
mort ». Ibid. p. 430
ivWalter
Benjamin. « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa
mort ». Ibid. p. 432
vWalter
Benjamin. « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa
mort ». Ibid. p. 432-433
viW.
Haas. op.cit., p.175, cité par W. Benjamin, in op. cit. p.
435
viiW.
Haas. op.cit., p.176, cité par W. Benjamin, in op. cit. p.
436
viiiLe
Comte Westwest (traduit ‘Ouestouest’ dans la version
fraçaise) est le maître du Château de
Kafka.
ixMax
Brod. Der Dichter Franz Kafka. Die Neue Rundschau, 1921, p.
213. Cité par W. Benjamin in op. cit. p. 417
xPaul
Valéry. Tel Quel. « Rhumbs ». Œuvres t. II.
Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade. 1960, p. 621
xiPaul
Valéry. Tel Quel. « Rhumbs ». Œuvres t. II.
Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade. 1960, p. 647
L’Europe et le monde n’en ont certes pas fini avec le fascisme. La violence nue, hideuse, que le 20ème siècle déploya, de façon aveugle et récurrente, plus que jamais auparavant dans l’histoire, continue de proliférer sous nos yeux mal éveillés. Elle se propage pour le moment sur de nombreux théâtres d’opération dits « secondaires », comme le Yémen par exemple, où le sang des innocents coule à flots, et la famine décime à grande échelle, par la volonté des dirigeants de l’Arabie Saoudite, avec la complicité active des États-Unis d’Amérique. Bientôt, sans doute, d’autres occasions superfétatoires de tueries à grande échelle seront politiquement créées pour étendre le théâtre de la mort. Les prétextes de toutes sortes ne manqueront pas. Les dirigeants sont habiles à inventer n’importe quel prétexte pour saturer l’esprit des peuples trompés, avec la complicité des médias de tous formats.
Il n’est pas indifférent de rappeler que le fascisme est une vieille idée européenne. Il est peut-être utile de relire pour s’en convaincre quelques textes qui en montrent l’origine et l’étendue au cœur de l’Europe dans une période clé de son expansion politique.
En témoigne éloquemment (si l’on peut dire) l’ouvrage collectif Guerre et Guerriers publié à Berlin en 1930 sous la direction d’Ernst Jüngeri. L’on doit à Walter Benjamin une recension féroce et désenchantée de cet ouvrage dans un texte intitulé Théories du fascisme allemandii.
On pourrait aisément reprendre les formules de Benjamin qui datent de neuf décennies, et les appliquer mutatis mutandi à la situation actuelle, prévalant dans le monde.
On y lit que les « amis de Jünger » ont « célébré le culte de la guerre, alors même qu’il n’y avait plus de véritable ennemi. Ils se sont pliés aux envies de la bourgeoisie, qui appelait le déclin de l’Occident comme un écolier qui voudrait bien voir sa faute de calcul noyée sous une tache d’encre. Ils répandaient le déclin, prêchait partout le déclin. Vouloir se représenter ne serait-ce qu’un instant ce qui avait été perdu, au lieu de s’y cramponner compulsivement, ils n’en étaient pas capables. Ils ont toujours été les premiers et les plus âpres ennemis de toute réflexion. Ils ont laissé passer la plus grande chance du vaincu, la méthode russe consistant à transposer la lutte dans une autre sphère. »iii
Nul doute que les vaincus et les humiliés, — ils sont de plus en plus nombreux, chaque jour –, sauront appliquer la « méthode russe », et « transposer la lutte » par tous les moyens dont ils pourront disposer.
Le vocabulaire de l’analyse marxiste n’est plus guère en vogue, et l’on sait très bien les raisons pour lesquelles ce discours est tombé en discrédit. Il reste que certains éléments d’analyse restent toujours valables, comme celui de la « guerre des classes ».
Quelles classes, demandera-t-on ? Il n’y en a plus que deux, pour aller vite : la classe des super « maîtres », qui possèdent tout et ne rendent compte de rien, et la classe des « sans dents »iv qui ne possèdent presque rien et se rendent compte de pas grand-chose.
Walter Benjamin levait déjà, en 1930, quelques lièvres idéologiques, qui de nos jours encore, prolifèrent impunément dans les campagnes politiques et économiques, dans l’indifférence des chasseurs d’idées, des Tartarins de Tarascon du consensus hypocrite.
« Ce qui se profile sous le masque d’abord de l’engagé volontaire de la Grande Guerre, puis du mercenaire de l’après-guerre, c’est en vérité le fidèle exécutant fasciste de la guerre des classes, et ce que les auteurs désignent sous le terme de « nation », c’est une classe de maîtres soutenue par de tels exécutants, une classe qui, trônant sur des hauteurs inaccessibles, n’a de compte à rendre à personne et surtout pas à elle-même ; elle offre la face de sphinx du producteur, qui promet d’être très bientôt l’unique consommateur de ses propres marchandises. Avec ce visage de sphinx, la nation des fascistes apparaît comme un nouveau mystère de la nature, un mystère économique qui s’ajoute à l’ancien et qui, loin d’éclairer celui-ci à l’aide de la technique, en fait ressortir les traits les plus menaçants. Dans le parallélogramme des forces que dessinent ici la nature et la nation, la diagonale est la guerre. »v
Ces paroles précédant de deux années la montée au pouvoir de Hitler peuvent aisément être appliquées à la situation actuelle. On pourrait aussi la définir, pour développer la métaphore géométrique de Benjamin comme un « pentagone » de forces, celles faiblissantes de la planète agonisante, la force imaginaire de nations érigées en foules haineuses et footballistiques, la force des entreprises méta-nationales plus puissantes que des empires, frappant monnaie et échappant à l’impôt, les forces antagonistes de religions dévoyées par leur auto-célébration, et la force universelle d’idéologies matérialistes et mortifères.
Tout est à reconstruire.
iKrieg und Krieger, éd. Ernst Jünger., Berlin, Junker und Dünnhaupt, 1930.
iiPremière publication dans Die Gesellschaft, n°7 , 1930, tII, p.32-41. Cf. Walter Benjamin. Œuvres II. Ed. Folio, Gallimard, 2000, p. 198-215.
iiiWalter Benjamin. « Théories du fascisme allemand ». Œuvres II. Ed. Folio, Gallimard, 2000, p. 205.
ivComme se plaisait à le dire François Hollande, le dernier des petits marquis à avoir donné quelques coups de marteau sur les clous du cercueil du socialisme en France.
vWalter Benjamin. « Théories du fascisme allemand ». Œuvres II. Ed. Folio, Gallimard, 2000, p. 213
Kafka, dans une lettre à Max Brod sur les écrivains juifs allemands, dit que « le déchirement que [la question juive] suscitait était leur source d’inspiration. Source d’inspiration aussi respectable qu’une autre, mais révélant, à un examen plus attentif quelques tristes particularités. Tout d’abord, le moyen d’apaisement, en dépit des apparences, ne pouvait être la littérature allemande. » En effet, ils se trouvaient dès lors « au milieu de trois impossibilités (…) : l’impossibilité de ne pas écrire », puisque seule l’écriture pouvait les libérer, « l’impossibilité d’écrire en allemand », – car la langue allemande représentait l’« usurpation franche ou tacite, ou même auto-expiatoire d’une possession étrangère que l’on n’a pas gagnée mais volée, fugitivement, et qui reste possession étrangère même si l’on n’a pas pu y découvrir la plus unique faute de langage », enfin « l’impossibilité d’écrire autrement », car dans quelle autre langue auraient-ils pu choisir de s’exprimer ? Et Kafka de conclure : « On pourrait presque ajouter une quatrième impossibilité, l’impossibilité d’écrire, car leur déchirement n’était pas quelque chose qui pût être apaisé par l’écriture. »
Il était impossible d’écrire en allemand et impossible d’écrire dans quelque autre langue. Il était impossible de ne pas écrire, et impossible d’écrire. Complètement kafkaïen…
Le déchirement devenait « un ennemi du vivre et de l’écriture ; l’écriture n’était qu’un sursis, comme pour qui écrit son testament avant de mourir. »i
Kafka était seulement de dix ans plus âgé que Benjamin. Hannah Arendt remarque : « Le sionisme et le communisme étaient pour les Juifs de cette génération (…) les formes de rébellion dont ils disposaient – la génération des pères, il ne faut pas l’oublier, condamnant souvent plus durement la rébellion sioniste que la rébellion communiste. »ii Mais au temps où Benjamin prit « le chemin d’abord d’un sionisme peu convaincu, puis d’un communisme qui ne l’était au fond pas plus, les tenants des deux idéologies étaient opposés par l’hostilité la plus grande : les communistes traitaient pour les discréditer les sionistes de « fascistes juifs »iii et les sionistes appelaient les jeunes communistes juifs « assimilationnistes rouges ». D’une manière remarquable et probablement unique, Benjamin garda ouverte pour lui-même les deux routes pendant des années. »iv
Ce qui caractérise l’indécision de Walter Benjamin quant à son engagement dans le sionisme ou le marxisme, c’était « la conviction amère que toutes les solutions n’étaient pas seulement objectivement fausses et inadaptées à la réalité, mais qu’elles le conduiraient personnellement à un faux salut, que ce salut s’appelât Moscou ou Jérusalem. »
Presque un siècle plus tard, on peut juger qu’il était alors visionnaire de considérer Moscou comme un « faux-salut ». Mais Jérusalem ?
En 1931 Walter Benjamin écrivit à Gershom Scholem ces mots désespérés, si caractéristiques des « sombres temps » évoqués par Hannah Arendt : « Un naufragé qui dérive sur une épave, en grimpant à l’extrémité du mât, qui est déjà fendu. Mais il a une chance de donner de là-haut un signal de détresse. »v
Benjamin se considérait, à l’instar de Kafka, « mort de son vivant », état paradoxal à l’évidence, mais qui en faisait aussi, à ses yeux du moins, « l’authentique survivant ».vi
Quelle était l’essence du désespoir qui animait ainsi Kafka et Benjamin ? Hannah Arendt estime que c’était « l’insolubilité de la question juive, pour ceux de cette génération (…) Ce qui comptait davantage était qu’ils ne voulaient ni ne pouvaient revenir au judaïsme, non parce qu’ils croyaient au progrès et par suite à une disparition automatique de la haine à l’égard des Juifs, ou parce qu’ils s’estimaient trop « assimilés », trop éloignés du judaïsme originel, mais parce que toutes les traditions et cultures leur étaient devenues également problématiques. Et cela valait tout autant pour le « retour » au peuple juif proposé par les sionistes ; tous auraient pu dire ce que Kafka a dit un jour au sujet de son appartenance au peuple juif : ‘Mon peuple, à supposer que j’en aie unvii’. »viii
Mais ce n’était certes pas seulement la tradition juive qui était « la question décisive » pour Benjamin, non, c’était « la tradition en général »ix.
Aucune tradition ne pouvait plus désormais lui convenir, qu’elle soit juive, allemande, européenne, marxiste ou martienne…
Désespoir absolu, terminal. « Il se tient en fait au seuil du jugement dernier. »x
Sur ce seuil, il se tient seul, complètement seul. Mais sur ce même seuil, l’ont précédé avant lui tous les maîtres de « temps nouveaux », tous ceux qui voyaient aussi leur propre époque « comme un amas de décombres ». Hannah Arendt reprend en note, à propos de cette formule : « A cet égard aussi, Baudelaire est le prédécesseur de Benjamin : « Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pouvait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci ; qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel (…) Quant à moi qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète, je sais que je n’y trouverai jamais la charité d’un médecin. Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et devant lui qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement ni douleur. » (Journaux intimes, éd. Pléiade, p. 1195-1197) »xi.
Et Hannah Arendt cite Brecht pour confirmer encore le point :
« Nous savons que nous sommes des précurseurs. Et après nous viendra : rien qui mérite d’être nommé. »xii
Puis elle cite à nouveau Benjamin :
« Au reste je ne me sens guère contraint de mettre en couplets, dans sa totalité, l’état du monde. Il y a déjà, sur cette planète, bien des civilisations qui ont péri dans le sang et l’horreur. Naturellement il faut lui souhaiter de vivre un jour une civilisation qui aura laissé les deux derrière elle – je suis même (…) enclin à supposer que la planète est en attente de cela. Mais savoir si nous pouvons déposer ce présent sur sa cente ou quatre cent millionième table d’anniversaire, c’est, en vérité, terriblement incertain. Et si cela n’arrive pas, elle nous punira finalement – pour nos compliments hypocrites – en nous servant le Jugement dernier. »xiii
Ces phrases écrites en 1935 montraient que Benjamin s’attendait à ce que « le sang et l’horreur » viennent à nouveau inonder notre planète. Peu d’années après, une petite place à la table du Jugement dernier lui fut accordé, pour ses mérites prophétiques.
Nul doute aujourd’hui encore que « le sang et l’horreur » vont continuer de fondre sur notre terre commune avant qu’un jour, dans cent ou quatre cent millions d’années, la paix enfin puisse régner éternellement.
Mais l’humanité est aujourd’hui, plus que jamais à la dérive. Elle est désormais privée de toute tradition, qu’elle soit juive, chrétienne, allemande, européenne, bouddhiste ou martienne.
Le sang coule encore et coulera sans doute à flots puissants lors des catastrophes sociales, politiques et écologiques qui se préparent.
Que faire ?
Nous n’aurons certainement pas le moyen, en tant qu’humanité privée de tout repère, de survivre encore cent millions d’années. Ni même un seul million d’années. Et peut-être pas même seulement dix mille ans.
La seule solution envisageable, c’est de fonder une nouvelle tradition, qui soit la somme totale, quoique fragmentaire, de toutes les traditions actuellement à l’agonie, ou dans un état de décomposition avancée.
La seule solution est de prélever en chacune d’elles les quelques fragments précieux d’espoir et de solidarité trans-humaine qui restent encore un tout petit peu en vie.
Et de faire de ces fragments une nouvelle pierre de fondation.
iKafka. Briefe, p.336-338, cité par Hannah Arendt, in Vies politiques. Ed. Gallimard, Paris, 1974, p.282-283
iiiHannah Arendt place en note à propos de cette expression : « Ainsi Brecht a reproché à Benjamin d’avoir « favorisé le fascisme juif » par son étude sur Kafka. Cf. Essai sur Bertold Brecht, p.136
vLettre de Walter Benjamin à Gershom Scholem du 17 avril 1931, citée par Hannah Arendt, in op. cit., p. 268.
viKafka note dans son Journal à la date du 19 octobre 1921 : « Celui qui, vivant, ne vient pas à bout de la vie, a besoin d’une main pour écarter un peu le désespoir que lui cause son destin (…) mais de l’autre main, il peut écrire ce qu’il voit sous les décombres, car il voit autrement et plus de choses que les autres, n’est-il pas mort de son vivant, n’est-il pas l’authentique survivant ? ». Trad. M. Robert, Œuvres complètes, t. VI, p. 406, Cercle du Livre précieux, Paris, 1964. Cité par H. Arendt, in op. cit., p. 268.
L’Angelus novus de Klee possède un titre assurément accrocheur. « L’ange nouveau », deux simples mots qui résument tout un programme. Le tableau répond-il à l’attente créée par son titre ? Un certain « ange », à la figure sans pareille, semble flotter graphiquement, dans l’air du mystère, mais quel est-il ? Que dit-il ? Des anges, on dit qu’il y en a des milliards sur la tête d’une seule épingle. Chaque boson, chaque prion, a son ange, pourrait-on penser, et chaque homme aussi, disent les scolastiques. Comment, dans ces conditions, distinguer les anges neufs et les anges vieux ? Ne sont-ils pas tous en service, en mission, mobilisés pour la durée des temps? Et s’il est des « anges vieux », ne sont-ils pas cependant, et avant tout, éternels, indémodables, toujours neufs en quelque manière?
Walter Benjamin a fait un commentaire de ce tableau de Klee, qui sans doute a assuré plus que tout autre chose, sa célébrité de papier.
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »i
Frappante est la distance entre le commentaire dithyrambique de Benjamin et l’œuvre de Klee, plus plate, sèche. L’ange de Klee paraît en fait statique, et même immobile. Nulle sensation de mouvement n’en émane, que ce soit vers l’arrière ou vers l’avant. Nul vent ne semble souffler. Ses « ailes » sont levées comme pour une invocation, non pour un envol. Et s’il devait s’envoler, ce serait vers le haut plutôt que vers l’avenir. Ses « doigts », ou seraient-ce des « plumes », sont pointés vers le ciel, comme des triangles isocèles. Ses yeux regardent de côté, fuyant le regard du peintre et du spectateur. Ses cheveux ont l’aspect de pages de manuscrits, roulées par le temps. Aucun vent ne les dérange. L’ange a un visage vaguement léonin, une mâchoire forte, sensuelle, en forme de U, accompagnée d’un double menton, lui aussi en forme de U. Son nez est un autre visage, dont les yeux seraient ses narines. Ses dents sont écartées, aiguës, presque maladives. Il semble même qu’il en manque plusieurs. La dent des anges se carie-t-elle ?
L’ange de Klee est maladif, rachitique, et il n’a que trois doigts aux pieds. Il les pointe vers le bas, comme un poulet pendu dans une boucherie.
A lire Benjamin, on peut penser qu’il parle d’une autre figure, rêvée sans doute. Benjamin a entièrement ré-inventé le tableau de Klee. Nul progrès accumulé, nulle catastrophe passée, ne semblent accompagner cet angelus novus, cet ange jeune.
Mais passons à la question de la substance. Pourquoi l’Histoire aurait-elle un seul « ange » ? Pourquoi cet ange devrait-il être « nouveau » ?
L’angélologie est une science notoirement imparfaite. Les docteurs semblent rarement d’accord.
On lit dans Isaïe (33,7) : « Les anges de paix pleureront amèrement. » Leurs larmes renouvelées témoignent-elles de leur impuissance ?
Dans Daniel (10,13), il est dit qu’un archange apparut et dit à Daniel : « Le Prince des Perses m’a résisté vingt et un jours ». Cet archange était Gabriel, a-t-il été dit à son propos, et le Prince des Perses était le nom de l’ange chargé de la garde du royaume perse.
Les deux anges se battaient donc ?
Ce n’était pas un combat comme celui de Jacob avec l’ange, mais une lutte métaphysique. S. Jérôme explique que cet ange, le Prince du royaume des Perses, s’opposait à la libération du peuple israélite, pour lequel Daniel priait, pendant que l’archange Gabriel présentait ses prières à Dieu.
S. Thomas d’Aquin a lui aussi commenté ce passage : « Cette résistance fut possible parce qu’un prince des démons voulait entraîner dans le péché des Juifs amenés en Perse, ce qui faisait obstacle à la prière de Daniel intercédant pour ce peuple. »ii
On peut retenir de tout cela qu’il y a plusieurs anges et même des démons dans l’Histoire, et qu’ils sont amenés à se combattre les uns les autres, pour le bien de leurs causes respectives.
Selon plusieurs sources (Maïmonide, la Kabbale, le Zohar, le Soda Raza, le Maseketh Atziluth) les anges se répartissent en diverses ordres et classes, telles les Principautés (d’où le nom de « Prince » qu’on vient de rencontrer pour certains d’entre eux), les Puissances, les Vertus, les Dominations. Les plus connus, peut-être, sont aussi les plus élevés dans la hiérarchie: les Chérubins et les Séraphins. Isaïe dit dans son chapitre 6 qu’il a vu plusieurs Séraphins possédant six ailes et « criant l’un à l’autre ». Ezechiel (10,15) parle des Chérubins.
Les Kabbalistes proposent dans le Zohar dix classes d’anges : les Erelim, les Ishim, les Beni Elohim, les Malakim, les Hashmalim, les Tarshishim, les Shinanim, les Cherubim, les Ophanim et les Seraphim.
Maïmonide propose aussi dix classes d’anges, rangés dans un ordre différent, mais qu’il regroupe en deux grands groupes, les « permanents » et les « périssables ».
Judah ha-Lévi (1085-1140), théologien juif du XIIe siècle, distingue les anges « éternels » et les anges créés à un moment donné.
Parmi les myriades d’anges possibles, où donc placer l’ « Angelus novus » de Klee, ce nouvel ange que Benjamin baptise d’autorité l’« ange de l’Histoire » ? Question subsidiaire : un « ange nouveau » est-il fondamentalement permanent ou éminemment périssable ?
Autrement dit : l’Histoire est-elle d’une essence éternelle ou est-elle constituée d’une série de moments sans suite ?
Benjamin pense, on l’a vu, que l’Histoire est représentée, à chaque instant, à chaque tournant, par un « ange nouveau ». L’Histoire n’existe que sous la forme d’une succession de phases, c’est un collier sans fil et aléatoire de moments, sans suite.
Tout est toujours possible, à tout moment, tout peut arriver, telle semble être la leçon retenue, dans un âge d’angoisse absolue, ou dans un ciel serein.
Mais on peut aussi, et sans réelle contradiction au fond, penser que l’Histoire est une, qu’elle construit son propre sens, qu’elle est une fabrication humaine, et que le divin lui-même doit prendre en compte cette fondamentale liberté, toujours neuve, toujours renouvelée, et pourtant si ancienne, établie depuis l’origine de sa fondation.
iWalter Benjamin, Thèses sur la philosophie de l’histoire.Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 434
L‘Angelus novus de Klee a fait couler beaucoup d’encre. Son titre est accrocheur. Il donne au tableau la possibilité de flotter dans l’air du mystère. Des anges, pourtant, il y en a des milliards, sur la moindre tête d’épingle, dit-on. Chaque boson, chaque prion même, pourrait avoir son ange. Dans cette foule immense, comment distinguer les anges « nouveaux » des anges « vieux » ?
Les anges, par nature, ne sont-ils pas essentiellement indémodables, purs esprits?
L’ange de Klee est curieusement statique, et même immobile. Nulle sensation de mouvement, que ce soit vers l’arrière ou vers l’avant. Nul vent ne semble souffler.
Ses « ailes » sont levées comme pour une invocation, non pour un envol. Et s’il devait s’envoler, ce serait vers le haut plutôt que vers l’avenir. Ses « doigts », ou seraient-ce des « plumes », sont pointés vers le ciel, comme des triangles isocèles. Ses yeux regardent de côté, fuyant le regard du peintre et du spectateur. Ses cheveux ont l’aspect de pages de manuscrits, roulées par le temps. Aucun vent ne les dérange. L’ange a un visage vaguement léonin, une mâchoire forte, sensuelle, en forme de U, accompagnée d’un double menton, lui aussi en forme de U. Son nez est un autre visage, dont les yeux seraient ses narines. Ses dents sont écartées, aiguës, presque maladives. Il semble même qu’il en manque plusieurs.
Cet ange maladif, rachitique, n’a que trois doigts aux pieds. Il les pointe vers le bas, comme un poulet pendu dans une boucherie.
Walter Benjamin en fait ce commentaire, expressément métaphorique : « Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »i
Il me semble que Benjamin a entièrement ré-inventé le tableau de Klee. Nul progrès accumulé, nulle catastrophe passée, ne semblent – à mon avis – accompagner cet ange jeune.
Pourquoi d’ailleurs l’Histoire aurait-elle un seul « ange » ? Et pourquoi cet ange de l’Histoire devrait-il être « nouveau » ?
L’angélologie est une science fort imparfaite.
Isaïe dit : « Les anges de paix pleureront amèrement. »ii
Ailleurs on lit qu’un archange apparut et dit à Daniel : « Le Prince des Perses m’a résisté vingt et un jours »iii. Selon une interprétation classique, l’archange était Gabriel, et le « Prince des Perses » était l’ange chargé de la garde du royaume perse.
S. Jérôme ajoute que Daniel priait pour la libération de son peuple. L’ange-Prince du royaume des Perses s’opposait à ses prières, pendant que l’archange Gabriel les présentait à Dieu.
S. Thomas d’Aquin commente : « Cette résistance fut possible parce qu’un prince des démons voulait entraîner dans le péché des Juifs amenés en Perse, ce qui faisait obstacle à la prière de Daniel intercédant pour ce peuple. »iv
N’est-ce pas là un indice probant qu’il y a décidément plusieurs anges dans l’Histoire, et que par ailleurs ils sont parfois amenés à se combattre entre eux, suivant les intérêts du moment?
Selon plusieurs sources (Maïmonide, la Kabbale, le Zohar, le Soda Raza, le Maseketh Atziluth) les anges appartiennent à diverses ordres et classes, telles les Principautés (d’où le nom de « Prince » qu’on vient de rencontrer pour l’ange de la Perse), les Puissances, les Vertus, les Dominations. Plus connus encore: les Chérubins et les Séraphins. Isaïe dit dans son chapitre 6 qu’il a vu plusieurs Séraphins possédant six ailes et « criant l’un à l’autre ». Ezechiel parle des Chérubinsv.
Les Kabbalistes proposent dans le Zohar dix classes d’anges : les Erelim, les Ishim, les Beni Elohim, les Malakim, les Hashmalim, les Tarshishim, les Shinanim, les Cherubim, les Ophanim et les Seraphim.
Maïmonide propose aussi dix classes d’anges, mais il les range dans un ordre différent, et les regroupe en deux grandes classes, les « permanents » et les « périssables ».
Judah ha-Lévi (1085-1140), théologien juif du XIIe siècle, distingue les anges « éternels » et les anges créés à un moment donné.
Où placer donc l’angelus novus de Klee, cet ange « nouveau » que Benjamin appelle l’« ange de l’Histoire » ? Est-il permanent ou périssable ? Éternel ou momentané ?
Si Benjamin et Klee ont raison, l’Histoire est gardée par un « ange nouveau », et elle est sans doute en conséquence périssable et momentanée.
Mais s’ils ont tort, l’Histoire est gardée non par un, mais par plusieurs anges, éternels, impérissables.
Ils crient l’un à l’autre, tels des séraphins aux ailes multiples, et dans la bataille confuse des anges furieusement mêlés, le progrès est difficile à percevoir.
Les plus beaux, les plus brillants d’entre eux, les anges de « paix », pleurent amèrement.
iWalter Benjamin, Thèses sur la philosophie de l’histoire
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »i
A propos de cet extrait célèbre de Benjamin, des flots d’encre ont coulé.
J’ai pour ma part une interprétation différente de l’Angelus novus de Klee. Son titre est assurément accrocheur. Il permet au tableau de flotter quelque peu dans l’air du mystère. Des anges, il y en a des milliards, sur la moindre tête d’épingle. Chaque boson, chaque prion, a son ange. Comment, dans ces conditions, distinguer les anges neufs des anges vieux ? Et les anges vieux ne sont-ils pas essentiellement indémodables, toujours neufs en quelque manière?
L’ange neuf de Klee est statique, et même immobile. Nulle sensation de mouvement, que ce soit vers l’arrière ou vers l’avant. Nul vent ne semble souffler. Ses « ailes » sont levées comme pour une invocation, non pour un envol. Et s’il devait s’envoler, ce serait vers le haut plutôt que vers l’avenir. Ses « doigts », ou seraient-ce des « plumes », sont pointés vers le ciel, comme des triangles isocèles. Ses yeux regardent de côté, fuyant le regard du peintre et du spectateur. Ses cheveux ont l’aspect de pages de manuscrits, roulées par le temps. Aucun vent ne les dérange. L’ange a un visage vaguement léonin, une mâchoire forte, sensuelle, en forme de U, accompagnée d’un double menton, lui aussi en forme de U. Son nez est un autre visage, dont les yeux seraient ses narines. Ses dents sont écartées, aiguës, presque maladives. Il semble même qu’il en manque plusieurs. Y a-t-il des dentistes pour la couronne des anges ?
L’ange maladif, rachitique, de Klee n’a que trois doigts aux pieds. Il les pointe vers le bas, comme un poulet pendu dans une boucherie.
Il me semble que Benjamin a entièrement ré-inventé le tableau de Klee. Nul progrès accumulé, nulle catastrophe passée, ne semblent accompagner cet ange jeune.
Passons à la substance. Pourquoi l’Histoire aurait-elle un seul « ange » ? Pourquoi cet ange devrait-il être « nouveau » ?
L’angélologie est une science imparfaite.
On lit dans Isaïe (33,7) : « Les anges de paix pleureront amèrement. »
Dans Daniel (10,13) on lit qu’un archange apparut et dit à Daniel : « Le Prince des Perses m’a résisté vingt et un jours ». Selon une interprétation classique, cet archange était Gabriel et le Prince des Perses était l’ange chargé de la garde du royaume perse.
S. Jérôme explique que l’ange-Prince du royaume des Perses s’opposait à la libération du peuple israélite, pour lequel Daniel priait, pendant que l’archange Gabriel présentait ses prières à Dieu. S. Thomas d’Aquin commente : « Cette résistance fut possible parce qu’un prince des démons voulait entraîner dans le péché des Juifs amenés en Perse, ce qui faisait obstacle à la prière de Daniel intercédant pour ce peuple. »ii
N’est-ce pas là un indice qu’il y a plusieurs anges dans l’Histoire, et que par ailleurs ils sont parfois amenés à se combattre entre eux ?
Selon plusieurs sources (Maïmonide, la Kabbale, le Zohar, le Soda Raza, le Maseketh Atziluth) les anges appartiennent à diverses ordres et classes, telles les Principautés (d’où le nom de « Prince » qu’on vient de rencontrer pour certains d’entre eux), les Puissances, les Vertus, les Dominations. Plus connus encore: les Chérubins et les Séraphins. Isaïe dit dans son chapitre 6 qu’il a vu plusieurs Séraphins possédant six ailes et « criant l’un à l’autre ». Ezechiel (10,15) parle des Chérubins.
Les Kabbalistes proposent dans le Zohar dix classes d’anges : les Erelim, les Ishim, les Beni Elohim, les Malakim, les Hashmalim, les Tarshishim, les Shinanim, les Cherubim, les Ophanim et les Seraphim.
Maïmonide propose aussi dix classes d’anges, rangés dans un ordre différent, mais qu’il regroupe en deux grands groupes, les « permanents » et les « périssables ».
Judah ha-Lévi (1085-1140), théologien juif du XIIe siècle, distingue les anges « éternels » et les anges créés à un moment donné.
Où placer l’ « angelus novus » de Klee, cet ange « nouveau » que Benjamin baptise pour sa part l’« ange de l’Histoire » ? L’« angelus novus » est-il permanent ou périssable ?
Autrement dit : l’Histoire est-elle éternelle ou momentanée ?
Si Benjamin et Klee ont raison, alors l’Histoire, incarnée en un « ange nouveau » ne peut être que momentanée.
Mais je crois que Benjamin et Klee ont tort et que l’Histoire est éternelle.
iWalter Benjamin, Thèses sur la philosophie de l’histoire
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