Le viral et le viril


 

Le mot latin virus a une gamme de sens fort riche : « suc ; sperme ; humeur ; venin ; poison ; amertume ». Comme le grec ῑός, « venin ; rouille », ces mots remontent au sanskrit विष viṣa, « poison, venin ».i Or la racine verbale de ce mot sanskrit, viṣ-, n’a aucune connotation négative, bien au contraire ! Elle signifie : « être actif, agir, faire, accomplir»ii.

Le génie de la langue sanskrite assimile tous les principes actifs de la vie et de la nature, – le suc des plantes, le sperme des hommes, les humeurs corporelles, mais aussi les venins animaux et les poisons végétaux –, aux idées fondamentales du « faire », de l’« agir » et de l’« accomplir ».

La longue mémoire des mots (dans la sphère indo-européenne, tout au moins) met l’action, le faire et l’accomplissement du même côté que le virus et le viral.

Cela devrait inciter à considérer le viral, non pas seulement comme un danger critique, mais aussi comme offrant des perspectives d’action et d’accomplissement, à l’échelle planétaire.

La mémoire longue de la langue permet aussi de rapprocher l’étymologie de virus de celle du mot latin vir, « homme » (par opposition à femme). En effet, le mot vir (qui a donné ‘viril’ et ‘virilité’ en français) remonte au sanskrit वीर vīrá « mâle, guerrier, héros, chef ; époux ».iii

Or la racine verbale la plus proche de वीर vīrá est वी vī-, « se mouvoir, approcher ; saisir, attaquer, s’emparer de ; punir », ce qui convient bien à l’univers sémantique auquel se rattache le « mâle », le « guerrier ».

Une autre forme verbale de la racine वी vī- prend le sens de « se disperser, se répandre dans ; disparaître, cesser », ce qui peut s’appliquer à l’univers sémantique lié à la notion de virus.

Les deux racines verbales viṣ- et vī-, dont le sanskrit garde la mémoire, ont l’une et l’autre un sens général respectivement tourné vers l’action, le faire, et le mouvement, l’attaque.

Cette proximité est prometteuse, elle est porteuse de changements.

Le mot virus porte en lui non seulement l’idée du ‘venin’ ou du ‘poison’, mais aussi celle du ‘suc’ et du ‘sperme’, connotant les idées verbales d’agir et d’accomplir.

Le mot vir porte quant à lui une mémoire guerrière, tournée vers le mouvement, la saisie et l’attaque, mais aussi vers la génération et l’engendrement.

Il n’est pas sans intérêt de s’arrêter sur le nuage sémantique associé à ces deux mots. Il permet de comprendre qu’un lien sémantique profond existe entre le viral et le viril.

Par ailleurs, il faut souligner dans ces deux mots la coexistence d’une négativité et d’une positivité. Ils sont, en puissance, tous deux porteurs du meilleur et du pire…

Leur voisinage sémantique repose sur des bases étymologiques, mais l’on peut tenter de l’élargir, et de l’approfondir, en lui donnant une perspective résolument anthropologique.

Le virus est essentiellement suc, sperme ou poison, et le viril est essentiellement mouvement, invasion, attaque, saisie, et génération.

Il y a un point de rencontre entre ces deux univers de sens. On peut le symboliser avec les idées d’expansion (virale) et de pénétration (virile).

Ces quelques rappels étymologiques laissent pressentir qu’il y a toujours à l’oeuvre, dans le langage, une sorte de mémoire insondable, originaire, et même un « inconscient collectif », tel que théorisé par C.G. Jung.

Ceci incite à prendre de la hauteur, et à ouvrir plus largement encore les perspectives de réflexion.

Le fondement d’une anthropologie de la pénétration et de l’expansion pourrait s’établir sur un premier constat.

Viril et viral sont non seulement voisins, mais liés.

Le viril, par ses modes d’approche, d’attaque et de saisie, a quelque chose non seulement de spermatique, mais aussi de viral.

Le virus possède pour sa part une dimension spermatique, puisqu’il s’autoféconde en se propageant. En se répliquant, il se donne à lui-même sa propre vie, et il donne aussi la mort, assez souvent, à ses hôtes. Aux hôtes qu’il ne tue pas, il laisse même en héritage un peu de son patrimoine génétique, fécondant l’avenir, donc, en un sens.

« Fécondant l’avenir »… On peut donner à cette métaphore deux sens opposés, l’un positif, l’autre non.

Commençons par le négatif.

Le génome du virus SARS-CoV-2 est une molécule d’ARN d’environ 30 000 bases formant 15 gènes, dont le gène qui code pour une protéine, dite S, située à la surface de l’enveloppe virale. Les analyses de génomique comparative ont montré que ce virus appartient au groupe des Bétacoronavirus, et qu’il est proche du SARS-CoV, apparu en novembre 2002 dans la province de Guangdong. On sait aussi que les chauve-souris du genre Rhinolophus étaient le « réservoir »iv de ce virus, et qu’un petit carnivore, la civette palmée à masque (Paguma larvata), a sans doute servi d’intermédiaire entre les chauve-souris et les premiers cas humains.

De nombreux autres Bétacoronavirus ont été découverts récemment chez les chauve-souris et chez l’homme, dont le virus RaTG13, très semblable au SARS-CoV-2. On a aussi découvert un autre virus, également fort semblable, chez le pangolin malais (Manis javanica), qui présente 99 % d’identité quant aux acides aminés de la région de la protéine S qui sert de domaine de liaison au récepteur ACE2, et qui permet donc au virus d’entrer dans les cellules humaines pour les infecter. Or, dans cette même région, le virus RaTG13 est très divergent. Selon Alexandre Hassanim, « cela suggère que le virus SARS-Cov-2 est issu d’une recombinaison entre deux virus différents, l’un proche de RaTG13 et l’autre plus proche de celui du pangolin. En d’autres termes, il s’agit d’une chimère entre deux virus préexistants. »v

On voit par là que les virus ne cessent de se recombiner entre eux. Il suffit pour cela que deux virus infectent le même organisme en même temps. Alors les conditions sont favorables à l’émergence d’une nouvelle souche virale aux propriétés encore inédites, par exemple combinant la charge mortifère d’un virus et les capacités de « pénétration » d’un autre virus, ce qui lui permet d’attaquer alors de nouvelles espèces, et de continuer de se répandre dans la biosphère.

Du point de vue des longues durées, il est certain que les espèces qui ne sauront pas s’adapter aux menaces virales, constamment évolutives, sont tout simplement condamnées à disparaître. Ceci est aussi vrai pour l’espèce humaine, naturellement. Il y a certes des raisons d’être optimiste sur l’issue de la « guerre » qui s’est engagée entre le virus SARS-Cov-2 et le genre humain. Mais cette « guerre », pour reprendre l’expression du Président Macron, n’est jamais qu’une bataille, parmi les nombreuses qui nous attendent. Même gagnée, et elle sera gagnée, cette bataille ne préjuge pas de l’issue ultime de la « Guerre planétaire » entre les différentes formes de vie.

Prenant un peu de recul, pour d’innombrables espèces d’animaux, mais aussi de plantes, il existe un virus extrêmement mortifère, dont l’impact est aujourd’hui catastrophique, et même apocalyptique, c’est le virus Homo Sapiens.

Il est temps que Homo Sapiens mette son intelligence et ses connaissances au service d’une nouvelle alliance pour la survie de toutes les formes de vie, sur cette petite planète, bleue et surpeuplée.

Il est plus que temps que Homo Sapiens mette toute sa volonté, toute son intelligence et toutes ses connaissances, pour « féconder l’avenir ».

iCf. Alfred Ernout et Antoine Meillet. Dictionnaire étymologique de la langue latine. Klincksieck, Paris, 2001, p.740, et cf.Pierre Chantraine. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Klincksieck, Paris, 1977, p.466

iiGérard Huet. Dictionnaire sanskrit-français. 2013. p. 559

iiiGérard Huet. Dictionnaire sanskrit-français. 2013. p. 564

iv On définit la notion de « réservoir viral » comme étant composé d’une ou de plusieurs espèces animales peu ou pas sensibles au virus, qui vont naturellement héberger un ou plusieurs virus. L’absence de symptôme de la maladie s’explique par l’efficacité de leur système immunitaire qui leur permet de lutter contre une trop grande prolifération virale.

Le dépassement de l’humain par le « post-humain »


Le dépassement « sur-humain » par amélioration et augmentation génétique, qu’on vient d’évoquer dans un billet récent (« Dépasser l’humain »), garde encore un certain lien avec la « nature humaine », telle qu’elle est définie par l’ADN. Mais voilà qu’une autre forme de dépassement fait irruption: le dépassement « post-humain »; le remplacement de l’homme par ce que d’aucuns ont appelé le « Successeur », à base d’IA et de silicium, et le dépassement des capacités de la pensée humaine, par des formes impensables d’IA…

Je dis ‘impensable’ car l’apprentissage machine (‘machine learning’), le traitement statistique de très grandes bases de données (Big Data), et nombre de programmes d’IA ‘fonctionnent’ et produisent des ‘résultats’ sans qu’on puisse expliquer pourquoi (effet ‘boite noire’).

La raison humaine est ainsi, pour partie, dépossédée par ses propres créations. Elle se voit effectivement dépassée’ par des algorithmes et des ‘programmes’, dont on ne peut pas dominer rationnellement a priori tous leurs cheminements, ni toutes leurs dérives possibles. On peut seulement constater qu’ils ont de meilleurs résultats que les experts humains confrontés aux mêmes problèmes.

Ce ‘dépassement’ (même partiel) de la pensée humaine par quelque IA future influera-t-il l’avenir même de la pensée humaine, son jugement sur sa propre essence?

La pensée humaine est-elle aujourd’hui capable de penser la nature et la complexité des futures interactions avec les formes d’IA qui pourraient émerger à l’avenir, dans un but de ‘prévention’ ou de calcul des risques?

Elle est déjà obligée de se doter de programmes que l’on pourrait appeler de méta-IA pour tenter de suivre et décrypter les cheminements des arbres de décision des apprentissages-machines.

Il en résulte des formes troublantes de métissage ou d’hybridation entre raison humaine et post-humaine, où les deux parties jouent un rôle propre, et dont les interactions à long terme sont paraissent indécidables.

Les neurosciences éclairent ce débat d’une lumière particulière.

Marvin Minsky, pionnier de l’IA a conclu, après des années de recherche et d’expérimentation, à l’inexistence chez l’Homme d’un Soi unifié : il parle d’une « société de l’esprit », composée de millions d’unités diversifiées.

Francisco Varela, spécialiste des neurosciences cognitives et théoricien de la vie artificielle, se veut plus radical encore.« L‘esprit n’est pas une machine», et il est fragmenté, divisé, pluriel…« La vie créesans cesse ses propres formes, par auto-poièse. Une cellule n’existe que parce qu’elle fabriqueen permanence les conditions de son identité et de son autonomie : elle garantit l’invariance de son organisation interne dans un flux constant de perturbations. Elle appréhende le réel qui l’entoure à travers sa propre cohérence interne, qui n’est pas matérielle mais systémique.»i

Varela voit là une forme élémentaire de ‘conscience de soi’, basée sur la reconnaissance entre le dedans et le dehors. De là, on peut induire d’autres formes ‘émergentes’ de conscience aux divers niveaux systémiques composant un organisme complexe Nous sommes composés de « consciences » plurielles

Comment penser la coexistence et la cohérence de ces multiples formes de conscience ? Se hiérarchisent-elles ? Y a-t-il un fondement unifié de ces consciences, les dépassant toutes?

Peut-on garantir l’unité transcendantale du sujet ?

Ou faut-il se résigner à concevoir une conscience éclatée, une multiplicité de points de vue hétérogènes, labiles, autonomes ?

Varela affirme que les sciences cognitives n’ont trouvé qu’une conscience divisée, fragmentée, plurielle, alors qu’elles étaient parties à la recherche d’un Soi fondamental, d’une conscience du soi, fondant l’unité de l’esprit.

Il se dit en conséquence adepte de l’approche bouddhiste – il n’existe pas de Soi unifié, pas de fondement ultime de la conscience, c’est la pensée qui nous pense, et nous sommes victimes de l’illusion de la souveraineté de la conscience et la raison.

Mais si ‘la pensée me pense’, si je ‘suis pensé’ par des processus internes dont ma conscience ne représente qu’une pellicule extérieure, le sentiment de dépassement n’est-il qu’une illusion ? Cette illusion est-elle nécessaire pour affirmer une autre illusion, celle de la souveraineté du Soi, alors que d’autres phénomènes inconscients restent à l’œuvre, plus en profondeur?

Quels sont ces autres phénomènes inconscients, toujours à l’oeuvre?

Varela a expliqué comment il en avait réalisé la permanence: « Ce fut un coup de foudre. Je me suis dit: « Qu’est-ce que tu peux être con ! Tu travailles sur l’esprit, et tu es passé à côté de ton propre esprit ! (…) Observez un cafard, il court sur le sol, puis, sans transition, monte un mur et se retrouve au plafond. Les notions d’horizontale, de verticale, d’envers, n’ont absolument pas le même sens pour lui que pour nous. Son monde mental n’a rien à voir avec le nôtre. Peut-être l’imagine-t-il plat ? Cette différence ne vient pas de son minuscule cerveau. Pour le comprendre, il vaut mieux regarder ses pattes. Pendant des années, j’ai étudié les deux mille cinquante-trois senseurs de la deuxième patte du milieu d’un cafard ! L’insecte agit dans le monde sans aucune prévision sur l’environnement. Il le fabrique, il le construit, et s’y adapte depuis la nuit des temps. Aujourd’hui, dans le cadre de la vie artificielle, on construit des robots sur le modèle de l’insecte, sans cerveau central mais avec des senseurs.»ii

La métaphore du cafard s’applique à l’esprit, selon Varela.

L’esprit est comme un cafard mental, doté de millions de pattes, ou bien comme une myriade de cafards indépendants qui courent, montent, volent et descendent non sur des ‘murs’ et des ‘plafonds’ mais dans diverses représentations ‘immanentes’ du monde… Ces cafards mentaux et multiples contribuent ce faisant à créer de nouveaux murs, de nouveaux plafonds, ou bien creusent des tunnels inattendus dans des représentations mouvantes sans réel cerveau central.

« L’organisme et l’environnement s’enveloppent et se dévoilent mutuellement dans la circularité fondamentale qu’est la vie même. » résume Varela.

Mondes et créatures, environnements et organismes, sont co-dépendants, ils ne cessent de co-évoluer. La réalité est ‘dépassée’ par le jeu libre des créatures qui évoluent en son sein, et qui ‘s’y dépassent’, comme résultat d’une auto-invention, d’un auto-dévoilement, en constant couplage épigénétique avec l’environnement.

« On n’apprend ça nulle part dans la philosophie occidentale, dit Varela. Seul le bouddhisme n’a jamais cherché à trouver un fondement ultime à l’esprit, qui serait le rationalisme. Le bouddhisme ne croit ni en Dieu, ni en un absolu de la pensée humaine. L’expérience bouddhiste de la méditation nous enseigne au contraire que l’ego, le soi, peuvent se désinvestir de leur arrogance et de leur hantise du fondement et du savoir absolu, et qu’ainsi nous vivrons mieux. »iii

Le ‘post-humain’ tel que préfiguré par l’IA, la Vie Artificielle et les neurosciences cognitives, à la façon de Varela, semble conduire à favoriser la métaphore bouddhiste.

Il y a d’autres métaphores possibles.

Par exemple, le mouvement transhumaniste, avec l’appui de moyens médiatiques, techniques et financiers considérables, semble rêver d’une nouvelle conception de l’homme, d’une nouvelle religion, et d’une nouvelle eschatologie…

Google a créé une société de biotechnologies nommée Calico (California Life Company), qui vise explicitement à en finir avec la mort elle-même…

S’il faut en croire Google, les sciences et les technologies seraientsur le point de permettre à l’espèce humaine de « dépasser » la mort, soit en rendant le corps invulnérable (l’homme bionique, la manipulation génomique), soit en s’en débarrassant (cyborg, dématérialisation et téléchargement de la « conscience »).

Les corps humains seraient en sursis, déjà obsolètes : ce ne sont que des carcasses dont il faudra se débarrasser à terme. Ray Kurzweil prédit les débuts de cette épopée pour 2030.

Jean-Michel Besnier, dans son livre Demain les post-humainsiv rappelle que ce type de matérialisme et de réductionnisme n’est pas nouveau. Pour les matérialistes du 18è siècle, « le dualisme âme/corps était une absurdité dont il fallait se débarrasser, la conscience étant selon eux produite exclusivement par la matière. Spontanément les neurobiologistes contemporains rejoignent cette opinion. Il existe une matière cervicale, neuronale, productrice de la conscience, c’est pour eux une donnée positive qui n’amène plus de débat philosophique. » 

« Les transhumanistes souhaitent purement et simplement la disparition de l’humain. Ils sont dans l’attente de quelque chose d’autre, de quelque chose de radicalement nouveau, qu’ils appellent la singularité, un posthumanisme qui succédera à une humanité révolue. Il n’y a plus de place pour une position médiane et une séparation de plus en plus large et irréductible est en train de se faire jour entre d’un côté les technoprogessistes qui attendent le posthumain, et de l’autre les bioconservateurs qui entendent sauver l’humain. »

Besnier conclut qu’il ne faut plus chercher à « dépasser » l’humain. Il prône au contraire une « sagesse ordinaire », « faite de comportements de sobriété, de simplicité, et de méfiance à l’égard des gadgets dont on inonde le marché. »

« Je ne vois de remède que dans une réconciliation de l’homme avec lui-même, dans le fait d’accepter notre fragilité, notre vulnérabilité. L’homme ne peut évidemment rivaliser avec la puissance de calcul informatique mais il jouit d’autres formes d’intelligence. Je pense que nous ne devons pas fuir notre fragilité mais en faire la source-même de notre privilège. »

Cette « sagesse ordinaire » peut-elle l’emporter face aux déchaînements du post-humanisme et du trans-humanisme? Avons-nous besoin de pensées ordinaires ou extraordinaires?

Varela invoquait Bouddha. Les trans-humanistes convoquent Teilhard de Chardin en appui à leurs idées… mais en détournant sa pensée…

Jean-Michel Truong, dont le livre Totalement inhumaine emprunte son titre à une expression de Teilhard de Chardin (en en prenant l’exact contre-pied)v, annonce le proche avènement du ‘Successeur’, un être artificiel doté d’un cerveau planétaire capable de se dupliquer à l’infini et de dépasser l’Homme.

Le ‘Successeur’ sera capable d’embarquer sur « un nouvel esquif »vi intergalactique. «Commencée avec l’homme, son odyssée bientôt se poursuivra sans lui.» La vie a été fondée sur la chimie du carbone, mais rien ne dit qu’elle doive continuer d’être enchaînée à l’ADN. L’intelligence n’a pas nécessairement besoin d’organismes biologiques, pensent les transhumanistes. Pourquoi ne serait-il pas possible de créer d’autres réceptacles pour la recevoir et la propager?

« Je ne dis pas que le Successeur provoquera notre fin, mais seulement qu’il nous « survivra » précise Truong. Mais surtout, l’avènement de ce Successeur est une bonne nouvelle pour l’humanité, qui garde ainsi l’espoir que quelque chose d’humain survive en cette chose totalement inhumaine ».

Teilhard pensait certes que la conscience, une fois apparue dans le Cosmos, devait nécessairement survivre, envers et contre tout, mais pensait-il que l’’évolution devrait continuer la « cosmogénèse » et la formation de la Noosphère  grâce au ‘téléchargement’ de la conscience humaine sur des puces de silicium ? …

Peut-on ‘penser’ que de l’humain puisse survivre et se dépasser dans de l’inhumain?

iFrancisco Varela définit ainsi l’autopoïèse : « Un système autopoïétique est organisé comme un réseau de processus de production de composants qui (a) régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui (b) constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau. Il s’ensuit qu’une machine autopoïétique engendre et spécifie continuellement sa propre organisation. Elle accomplit ce processus incessant de remplacement de ses composants, parce qu’elle est continuellement soumise à des perturbations externes, et constamment forcée de compenser ces perturbations. Ainsi, une machine autopoïétique est un système à relations stables dont l’invariant fondamental est sa propre organisation (le réseau de relations qui la définit). » Autonomie et connaissance. Essai sur le vivant. Seuil, 1889, p. 45

iihttp://fredericjoignot.blog.lemonde.fr/2007/09/19/lesprit-nest-pas-une-machine-rencontre-avec-le-neurobiologiste-francisco-varela-un-des-peres-de-la-recherche-cognitive/

iiiFrancisco Varela. Ibid.

ivGrasset, 1993

vPierre Teilhard de Chardin. Le milieu divin. Œuvres complètes, Tome IV. Seuil. p. 199. « L’attente du Ciel ne saurait vivre que si elle est incarnée. Quel corps donnerons-nous à la nôtre aujourd’hui ? Celui d’une immense espérance totalement humaine. »

viJ.M. Truong cite à ce propos Teilhard de Chardin. « Sauf à supposer le monde absurde, il est nécessaire que la conscience échappe, d’une manière ou d’une autre, à la décomposition dont rien ne saurait préserver, en fin de compte, la tige corporelle ou planétaire qui la porte. » Pierre Teilhard de Chardin. Le phénomène humain. Seuil, 1955

Pour un « Parti Mondial »


« Déjà bien avant 1933, quelque chose comme une odeur de roussi flottait dans l’air » se rappelait Carl Gustav Jungi, en 1947.

La mémoire des hommes est courte et longue. Courte, dans sa lutte contre l’oubli immédiat, sa danse avec le fugace. Longue par ses racines dans l’humus humain, ses hyphes liant l’inconscient des peuples, la génétique et l’épigénétique.

Toute l’Histoire de l’humain, et du pré-humain, depuis des âges avant même le Pléistocène, a laissé des empreintes profondes, des blessures et des réflexes mnésiques, en chacun de nous, n’en doutons pas.

Nous n’oublions rien, jamais, surtout le mal fait et subi. Tous les maux du passé brûlent encore dans nos âmes, sous la cendre des siècles.

Jung, spécialiste de l’inconscient, l’atteste :

« Une chose laide engendre quelque chose de vil dans notre âme. On s’indigne, on réclame le châtiment du meurtrier à grands cris, de façon d’autant plus vive, passionnée et haineuse, que les étincelles du mal braillent plus furieusement en nous.
C’est un fait indéniable que le mal commis par autrui a vite fait de devenir notre propre vilenie, précisément en vertu du redoutable pouvoir qu’il possède d’allumer ou d’attiser le mal qui sommeille dans notre âme.
Partiellement, le meurtre a été commis sur la personne de chacun, et, partiellement, chacun l’a perpétré. Séduits par la fascination irrésistible du mal, nous avons contribué à rendre possible cet attentat moral dont est victime l’âme collective. »

L’humanité est une bulle close, une cave étanche, un cosmos fermé, et tout ce qui ‘arrive’ y reste enfermé, tout ce qui y a eu ‘lieu’, appartient désormais pour toujours à l’inconscient de tous.
« Personne n’y échappe, car chacun est tellement pétri d’humaine condition et tellement noyé dans la communauté humaine, que n’importe quel crime fait briller secrètement, dans quelque repli de notre âme aux innombrables facettes, un éclair de la plus intime satisfaction… qui déclenche, il est vrai — si la constitution morale est favorable — une réaction contraire dans les compartiments avoisinants. »ii

La mort atroce d’un seul homme ne compte pas moins que les centaines de milliers, ou les millions de morts anonymes que l’Histoire sème dans les consciences, dans ce terreau terrible, où se préparent sans cesse, lentement, sûrement, de prochaines germinations.

L’Europe n’a presque rien appris. Et le peu qu’elle a appris, il n’y a pas si longtemps, dans l’horreur passée, les générations nouvelles oublient, semble-t-il, de s’en souvenir.

Jour après jour, sur fond d’indifférence sourde, la silencieuse chimie de l’inconscient mondial prépare son irruption dans l’âme gavée de peuples alourdis.

Les nouvelles ne sont pas bonnes.

La trahison des mots, la corruption des politiques, la domination du lucre, la violence des rapports, l’absence de sens, la fin de tout futur, tourbillonnent à vide dans des cerveaux mal informés, peu éduqués, sans cartes ni étoiles, livrés à l’abandon de tout soleil.

Les foules immenses, jour après jour, sont assaillies de mensonges, de vertiges et d’abysses.

Sans relâche, des nuées de guêpes exaspérées, dopées aux Big Data, infligent leurs piqûres mentales.

Pessimisme? Non, réalisme.

On aimerait voir progresser le positif, émerger les idées, pour freiner la progression du malheur mondial. Mais on est déçu du rythme, de la lenteur des uns, de la voracité, de l’impunité des autres.

Les puissances maléfiques, à l’œuvre, prendront leur part de mort, avant que les agents de la Noosphère puissent tenter la percée.

Les populismes nationalistes prolifèrent. Il n’y aura pas de solution locale à des problèmes de portée mondiale. La planète est déjà très petite. Et la grande idée, la vieille nouvelle idée, c’est de la rapetisser toujours plus.

Ils veulent étrangler les peuples en striant la Terre de murs, les soumettre à la violence armée, aux rackets des banques (de données), les cadenasser dans quelques geôles mentales, dûment privatisées.

Le sentiment d’être étranger à ce monde étriqué, empilé, évidé, étreint.

Au cours des derniers siècles de l’empire de Rome, les ‘vertus romaines’ déclinèrent sans retour. Une religion étrange, venue d’Orient, occupait les esprits. Elle prêchait la fin proche du monde ancien. Ses fidèles se proclamaient « peuple élu, étranger ». Ils revendiquaient « une connaissance étrangère », et voulaient habiter une terre « nouvelle » et « étrangère ».

L’Épître à Diognète témoigne de ce sentiment d’étrangeté dans un monde finissant : « Ils résident chacun dans leur propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés (…) Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie une terre étrangère. »

La crise de l’esprit romain d’alors peut être mise en parallèle avec la crise des ‘valeurs’, aujourd’hui.

Les grands récits du passé agonisent. Communisme, Socialisme, sont déjà morts. Christianisme, Humanisme, râlent doucement dans le noir. Quelques autres –ismes tentent leurs chances. Sans succès visible.

De l’Histoire, on peut dire sûrement ceci : elle est féconde, et ne cessera pas de l’être.

Elle ne laissera pas de ‘vide’. L’Homme ne vit pas que de pain et de jeux, il vit aussi de mythes.

Un nouveau Récit, encore embryonnaire, va donc bientôt naître.

L’odeur d’un nouveau Récit, putatif, flotte déjà. Elle sent le roussi, le sang et la cendre.

Pessimisme ? Assurément. Mais ce pessimisme oblige à l’optimisme et au volontarisme.

Une autre Histoire est possible. Il est temps de fonder le premier « Parti mondial ».

Son programme : Interdire la guerre, la pauvreté et les paradis fiscaux. Rendre l’éducation mondiale, obligatoire, universelle et gratuite. Abandonner le modèle de croissance fondé sur l’énergie fossile. Taxer le 0,01 % à 99 %. Créer un impôt mondial sur l’utilisation des Biens Communs Mondiaux (océans, espace, réserves fossiles, diversité biologique, stabilité climatique, paix politique et sociale…) et en reverser les fonds à l’Organisation Mondiale de Protection des Biens Mondiaux. Cette nouvelle organisation sera chargée de préserver et de promouvoir les biens communs, matériels et immatériels, relevant de la Planète Terre, dans son ensemble. Elle sera gérée par les parties prenantes : les Peuples, représentés directement (démocratie directe par IA + Big Data) et indirectement par les États, les sociétés savantes, les syndicats, les ONGs.

Fonder un Collège Mondial des Sciences Humaines et Sociales, et une Académie Mondiale des Sciences et Techniques, basés sur le principe du savoir ouvert (Open Source). L’un des premiers objectifs serait de tirer avantage des Big Data mondiaux et de l’IA à des fins d’imposition et de répartition des richesses, de programmation des services publics mondiaux et des investissements structurels à l’échelle mondiale.

Tout ce qui vient d’être dit aura lieu, un jour, c’est l’évidence. Quand ? Je ne sais.

Ce qui importe, c’est de faire dès maintenant les premiers pas.

i C.G. Jung. Aspects du drame contemporain (1947).

iiIbid.

Éduquer à l’improbable


Le mot « éducation » vient du latin e-ducere « conduire hors de ». C’est l’équivalent en latin du mot « exode », ex ‘odos, tiré du grec.

L’idée est qu’il faut tirer l’enfant « hors de » son état originaire, le placer « hors de » son état antérieur, le mettre en mouvement, l’exiler de lui-même, non pour le déraciner, mais pour l’inciter à se conquérir.

Il y a une dynamique de mise en marche, de mouvement, de passage, de franchissement.

Par contraste, le mot « savoir » est apparenté étymologiquement aux mots « saveur », « sapidité », sapience. » Le savoir est goûteux, la sapience est sapide. La racine est indo-européenne : SAP-, सप् , le « goût ». Dans toute question de  goût, il y a l’idée d’un jugement, d’une liberté d’appréciation et de déploiement.

Si l’on s’en tient à cette source étymologique, le savoir n’est pas de l’ordre de l’ouïe (qui traduit l’entendement) ou de la vue (qui incarne l’illumination), mais est essentiellement lié aux papilles gustatives (la délectation, prélude à la « digestion »).

Quant au mot « culture », il vient du mot latin colere (« habiter », « cultiver », ou « honorer »). Le terme cultura définit l’action de cultiver la terre. Cicéron fut le premier à appliquer le mot cultura comme métaphore : « Un champ si fertile soit-il ne peut être productif sans culture, et c’est la même chose pour l’humain sans enseignement ». (Tusculanes, II, 13).

Il faut cultiver son esprit. « Excolere animum ».

Les mots « numérique » et « nombre » viennent du grec nemein, partager, diviser, distribuer. D’où nomos, la loi, Nemesis, la déesse de la colère des dieux, mais aussi nomas, pâturage et conséquemment nomados, nomade.

Quatre mots, « éducation », « savoir », « culture », « numérique ».

Quatre métaphores : « l’exode », le « goût », le « champ », le « nomadisme ».

Ces mots dessinent une dynamique de migration, une liberté de jugement, un esprit d’approfondissement, de patience, une attention aux temps longs, une incitation au vagabondage, à l’errance, à la sérendipité.

Ces racines anciennes montrent que toujours il a fallu apprendre à sortir de soi, à se libérer du joug des limites, des frontières, des clôtures.

Toujours il a fallu former son propre goût, conquérir une aptitude à la liberté, au choix.

C’est la vieille leçon du soc et du sol, de la graine et de la germination : pénétration, retournement, ensemencement, moisson. Leçon duelle, ou complémentaire, de cette autre qui met l’accent sur la transhumance et le nomadisme. C’est le dualisme de l’agriculteur et de l’éleveur, de Caïn et d’Abel.
Il est difficile de savoir ce que réserve
nt le 21ème siècle ou le 22ème aux générations à venir. Mais il est presque certain que les siècles prochains seront truffés de nouvelles frontières, et traversés de difficiles décisions.

De nombreux « champs », jadis clos, séparés, vont s’ouvrir et se réunir. Les frontières, il faudra apprendre à les traverser, à les dépasser, pour explorer l’océan des possibles .

Cette métaphore du « champ » s’applique au cerveau lui-même, objet et sujet de son propre retournement, de son réensemencement, avec les sciences de la cognition, les neurobiologies, et les nouvelles techniques d’imagerie neuronale et synaptique.


Dans
ces champs, ces océans possibles, on voit poindre rocs et récifs : une mondialisation cruelle, la violence du pouvoir et de la richesse, des abîmes entre Nord et Sud, une crise des paradigmes, la fin des modèles, l’inanité des « grands récits ».

Comment former les esprits en temps de crise ? Pour quelle mondialisation ?

La mutation des consciences, dans quel but ? Pour quelles fins ?
Sur quoi mettre l’accent ? Esprit critique, esprit de synthèse, d’analyse, capacité de pensée systémique ? Esprit créatif, esprit collaboratif ? Multilinguisme, multiculturalisme ?

Tout cela sans doute. Mais dans quelle proportion ? Pour quels équilibres ?
Quel rôle pour la mémoire et le passé dans un monde strié de réseaux éphémères et puissants ?

Comment vivre en intelligence avec la présence ubiquitaire de l’accès aux « savoirs » ? Et sa propre exposition à l’investigation permanente ?
Comment éduquer le regard dans un monde constellé de représentations contigu
ës ou superposés, sous-titrant la réalité réelle par d’innombrables « réalités augmentées » ?

Si tous les avoirs et toute l’IA du monde sont accessibles à tous en quelques micro-secondes, quid des capacités spécifiques des étudiants ?

Comment évaluer le génie, proprement humain, dans un monde dominé par l’IA?
Qu’est-ce que la virtualisation, la simulation offrent sur le plan pédagogique ?

Est-ce que la « réalité augmentée » offrira l’opportunité d’une « recherche augmentée », d’une « pensée augmentée » ?

Et l’IA augmentera-t-elle l’humanité ? Ou l’asservira-t-elle à quelques conglomérats, nouveaux seigneurs du monde ?
La superposition, l’enchevêtrement de réalités et de virtualités, la prolifération de représentations hybrides, la convergence des techno-sciences implique une refonte des manières de penser le monde et de former les esprits.
Tout cela implique la nécessité d’une rupture forte dans les modèles d’éducation, suivant des modalités résolument nouvelles.

 Il faut allier l’exigence d’une culture retournant les « racines », puisant des semences dans la connaissance des héritages classiques, avec l’invention poétique du bizarre et de l’improbable.

Soleils jamais vus, lunes inouïes


« Et il y eut un soir, et il y eut un matin, second jour »i. Mais le soleil ne fut créé que le quatrième jour de la Genèse ! A quoi ressemblaient les « matins » et les « soirs », avant que le soleil ne fût ? N’étaient-ils que des métaphores ? Des jours virtuels, des jours-mots ?

On pourrait conjecturer que les « matins » sans soleil pourraient être une façon imagée de désigner l’aube des choses, leur principe, leur idée, leur essence.

Les « soirs » – qui viennent avant les « matins » – pourraient figurer la connaissance qui précède les principes, les idées, – la connaissance obscure qui prélude à la compréhension de l’essence des choses. Les « soirs » incarnent confusément tout ce qui les annonce par avance, les prépare en secret, les rend possibles et compatibles avec la vie, la réalité ou la matière. La « connaissance du soir » représente la connaissance des choses en tant qu’elles subsistent, latentes, dans leur nature propre, immergées dans une conscience encore informe.

Quand vient le « matin », paraît ce qu’on appellera la « connaissance la matin », la connaissance claire de leur être primordial, leur véritable essence, lumineuse.

Soit un lion, un aigle ou un calamar, vivant leur vie propre, unique, dans la steppe, le ciel ou la mer. Qui dira le vécu unique de ce lion particulier, de cet aigle singulier, de ce calamar spécifique ? Qui saura les barder de capteurs dès leur naissance, acquerra leur grammaire, leur vocabulaire, saisira l’intégralité de leurs perceptions, à la suite de savants travaux ?

Depuis Platon, on a formé l’idée de l’idée. Comment connaître l’idée du tigre, son essence, la tigréité ? La vie d’un tigre spécial ne recouvre pas toutes les possibilités du genre. En un sens, le tigre particulier représente son espèce. Dans un autre sens, le tigre individuel reste plongé dans sa singularité. Il ne peut jamais représenter la somme totale du vécu de ses congénères des temps passés et à venir. Il résume virtuellement l’espèce, on peut l’admettre, et il est aussi débordé de toutes parts par l’infini des vies réelles.

Il faudrait être un observateur zélé, doué d’empathie, de sensibilité, et d’une patience encyclopédique, pour prétendre à la « connaissance du soir » de tel ou tel tigre.

Pour accéder à la « connaissance du matin », il faut être en plus capable d’abstraction, de pénétrer les essences, les paradigmes. Il faudrait être capable de saisir non seulement la tigréité en général, mais la tigréité de tel tigre.

Avant que le soleil ne fût, trois soirs et trois matins ont bénéficié d’une lumière pré-solaire, et d’une ombre sans photons. Pendant ces trois jours et ces trois nuits, des soleils jamais vus et des lunes inouïes ont paru.

iGn. 1, 8

Une mort mêlée de vie


« Tu mourras de mort ! »

Dans la Genèse, deux mots différents, עֲשֶׂה, « faire » et יָצָר « façonner, former » sont employés, à des moments distincts, pour indiquer deux manières dont Dieu crée l’homme.

« Dieu dit: « Faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance » (Gen. 1,26). Le mot hébreu pour « faisons » est נַעֲשֶׂה du verbe עֲשֶׂה, ‘asah, faire, agir, travailler.

Mais au deuxième chapitre de la Genèse on lit ceci :

« L’Éternel-Dieu planta un jardin en Éden, vers l’orient, et y plaça l’homme qu’il avait façonné. » (Gen. 2,8) Le mot hébreu pour « façonner » est : יָצָר , yatsara, fabriquer, former, créer.

Qu’indique cette différence de vocabulaire?

Le verbe עֲשֶׂה (faire) a d’autres nuances de sens qui le caractérisent plus précisément: apprêter, arranger, soigner, mais aussi établir, instituer, accomplir, pratiquer, observer. Cette gamme de sens évoque une idée générale de réalisation accomplie, avec une nuance de perfection.

Le verbe יָצָר (façonner, former) a un second sens à l’intransitif : être étroit, resserré, embarrassé, effrayé, tourmenté. Il évoque donc une idée de contrainte, par exemple celle qui serait imposée par une forme.

Tout se passe comme si le premier verbe (faire) traduisait le point de vue de Dieu lorsqu’il crée l’homme, et comme si le second verbe (former) traduisait plutôt le point de vue de l’homme lorsqu’une « forme » lui est appliquée, avec ce qu’elle implique de contraintes, de resserrement et de tourments.

Cela reste une interprétation lexicographique. Mais Philon d’Alexandrie donne une autre explication.

Au commencement Dieu « place » (וַיָּשֶׂם שָׁם ) dans le jardin d ‘Éden un homme « façonné » (Gen. 2,8), mais un peu plus tard, il y « établit » (וַיַּנִּח ) un (autre?) homme pour qu’il en soit l’ouvrier et le gardien (Gen. 2,15).

Philon interprète ainsi : l’homme qui cultive le jardin et qui le soigne, cet homme n’est pas l’homme « façonné », mais « l’homme [que Dieu] a fait ». Et Philon ajoute : « [Dieu] reçoit celui-ci mais il chasse l’autre. »i

Philon avait déjà établi une distinction entre l’homme céleste et l’homme terrestre, par le même moyen verbal. « L’homme céleste a été non pas façonné, mais frappé à l’image de Dieu, et l’homme terrestre est un être façonné, mais non pas engendré par l’Artisan. »ii

Si l’on suit Philon, il faut comprendre que Dieu chasse du jardin l’homme façonné, après l’y avoir placé, puis qu’il y établit l’homme fait.

Précisons que dans le texte de la Genèse rien n’indique ce chassé-croisé de l’homme façonné et de l’homme fait, mis à part les quelques nuances de vocabulaire que l’on a signalées.

Alors faut-il adopter la thèse de Philon, que l’homme que Dieu a « façonné » a été simplement « placé » dans le jardin, mais qu’il n’a pas été jugé digne de le cultiver et de le garder ?

Ou bien ne s’agit-il que d’une métaphore ?

Philon précise sa pensée : « L’homme que Dieu a fait diffère, je l’ai dit, de celui qui a été façonné : l’homme façonné est l’intelligence terrestre ; celui qui a été fait, l’intelligence immatérielle. »iii

Il n’y a donc pas deux genres d’hommes, mais plutôt deux sortes d’intelligence dans l’homme.

« Adam, c’est l’intelligence terrestre et corruptible, car l’homme à l’image n’est pas terrestre mais céleste. Il faut chercher pourquoi, donnant à toutes les autres choses leurs noms, il ne s’est pas donné le sien (…) L’intelligence qui est en chacun de nous peut comprendre les autres êtres, mais elle est incapable de se connaître elle-même, comme l’œil voit sans se voir.»iv

L’intelligence pense tous les êtres mais ne se comprend pas elle-même.

D’ailleurs Dieu n’a pas eu la main tellement plus heureuse avec l’intelligence céleste de l’homme « fait », puisque celui-ci devait par la suite désobéir à son ordre de ne pas manger du fruit de « l’arbre de la connaissance du bien et du mal ».

Mais cet arbre était-il réellement dans le jardin ? Philon en doute. En effet Dieu dit : « Mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras pas », c’est que « cet arbre n’était donc pas dans le jardin ».v

Cela s’explique par la nature des choses, argumente Philon : « Il [l’arbre] y est par la substance, il n’y est pas par la puissance. »

La connaissance n’est pas dans la vie mais, en puissance, dans la mort.

Le jour où on mange du fruit de l’arbre de la connaissance est aussi le jour de la mort, le jour où : «Tu mourras de mort » מוֹת תָּמוּת (Gen. 2,17).

Ici, deux fois le mot « mort », pourquoi ?

« Il y a une double mort, celle de l’homme, et la mort propre à l’âme ; celle de l’homme est la séparation de l’âme et du corps ; celle de l’âme, la perte de la vertu et l’acquisition du vice. (…) Et peut-être cette seconde mort s’oppose-t-elle à la première : celle-ci est une division du composé du corps et de l’âme ; l’autre, au contraire, une rencontre des deux où domine l’inférieur, le corps, et où le supérieur, l’âme, est dominé. »vi

Philon cite à ce propos le fragment 62 d’Héraclite : « Nous vivons de leur mort, nous sommes morts à leur vie. »vii Il estime que Héraclite a eu « raison de suivre en ceci la doctrine de Moïse », et, en bon néoplatonicien, Philon il reprend la célèbre thèse du corps, tombeau de l’âme, développée par Platon.

« C’est-à-dire qu’actuellement, lorsque nous vivons, l’âme est morte et ensevelie dans le corps comme dans un tombeau, mais que, par notre mort, l’âme vit de la vie qui lui est propre, et qu’elle est délivrée du mal et du cadavre qui lui était lié, le corps. »viii

Il y a quand même une chose qui diffère notablement entre la Genèse et les Grecs. La Genèse dit : « Tu mourras de mort ! » Héraclite a une formule moins pléonastique : «  La vie des uns est la mort des autres, la mort des uns, la vie des autres. »

Que croire ? La mort est-elle une double mort, ou bien est-elle mêlée de vie ?

iPhilon d’Alexandrie, Legum Allegoriae, 55

iiIbid., 31

iiiIbid., 88

ivIbid., 90

vIbid., 100

viIbid., 105

vii Philon ne cite qu’une partie du fragment 62. Dans sa forme complète : « Les immortels sont mortels et les mortels, immortels ; la vie des uns est la mort des autres, la mort des uns, la vie des autres. »

viiiIbid., 106

Les voyages infinis de l’univers


D’après la bible juive le monde a été créé il y a environ 6000 ans. D’après les cosmologistes contemporains, le Big Bang remonte à 14 milliards d’années. Mais l’Univers pourrait être en fait plus ancien, le Big Bang n’étant pas nécessairement un événement unique et originel, mais succédant à d’autres épisodes antérieurs.

Le temps de l’Univers pourrait alors remonter bien plus loin en arrière, comme dans les cosmologies védiques, – ou même à l’infini selon les interprétations des données disponibles qui induisent à concevoir un univers cyclique.

Dans La pérégrination vers l’Ouest, un célèbre roman chinois d’inspiration bouddhique, il y a un récit de la création du monde, qui décrit poétiquement la formation d’une montagne, « au moment où le pur se séparait du turbide ». Dès son apparition, cette montagne, appelée mont des Fleurs et des Fruits, « domine le vaste océan ». Les plantes et les fleurs jamais ne s’y fanent. « Le pêcher des immortels ne cesse de former des fruits, les bambous longs retiennent les nuages. » Cette montagne est « le pilier du ciel où se rencontrent mille rivières », et elle est surtout « l’axe immuable de la terre à travers dix mille kalpa. »

Voilà donc une autre indication de temps. Une immuabilité de dix mille kalpa. Qu’est-ce qu’un kalpa ? C’est un mot sanskrit utilisé pour définir les durées longues de la cosmologie. Pour se faire une idée approximative de la durée d’un kalpa, on recourt à diverses métaphores. Prenez un cube de 40 km de côté et emplissez-le à ras bord de graines de moutarde. Retirez une graine tous les siècles. Quand le cube sera vide, vous ne serez pas encore au bout du kalpa. On peut prendre aussi une gros rocher et l’essuyer une fois par siècle d’un rapide coup de chiffon. Lorsqu’il ne restera plus rien du rocher, alors vous ne serez pas encore au bout du kalpa.

Alors : 6000 ans ? 14 milliards d’années ? 10.000 kalpa ?

On peut faire l’hypothèse assez raisonnable que ces temps ne veulent rien dire de très assuré. En effet, de même que l’espace est courbe, le temps est courbe aussi. La théorie de la relativité générale établit que les objets de l’univers ont une tendance à se mouvoir vers les régions où le temps s’écoule relativement plus lentement. Voici comment un cosmologiste, Brian Greene, formule la chose : « En un sens, tous les objets veulent vieillir aussi lentement que possible. » Cette tendance, du point de vue d’Einstein, est exactement comparable au fait que les objets « tombent » quand on les lâche.

Autrement dit, pour des objets de l’Univers qui se rapprochent des singularités de l’espace-temps qui y prolifèrent, alors le temps se ralentit toujours davantage. Ce n’est pas de dix mille kalpa dont il faudrait disposer, mais de milliards de milliards de kalpa

Une vie humaine n’est qu’une scintillation ultra-fugace, une sorte de femto-seconde à l’échelle des kalpa, et la vie de toute l’humanité n’est qu’un battement de cœur. C’est une bonne nouvelle ! Ceci implique que les récits inouïs qui se cachent dans la profondeur des kalpa, les infinies narrations que le temps recèle, ne sont jamais épuisés. Aucune vision ne les résume. Autrement dit, l’infini des temps possède sa propre vie.

Des mystiques, comme Plotin ou Pascal, ont raconté leur vision admirable. Mais ces visions inimaginables ne sont jamais que des témoignages instantanés ; elles résument l’aperception de quelques moments infiniment infimes, si on les compare aux récits infinis desquels ils ont été extraits.

Il faut se résoudre à prendre conscience, au moins dans son principe, de l’existence d’un infini paysage de récits infinis, d’une infinité de points de vue mobiles, ouvrant chacun sur une infinité de mondes, dont certains méritent le détour, et d’autres valent même l’infini voyage.

De la réalité virtuelle en fumée


Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, veut tripler le nombre des membres de son réseau social, passant de 1,6 milliards à environ 5 milliards d’utilisateurs. Pour y arriver il compte réduire d’un facteur 10 ou même 100 les coûts des matériels et des réseaux de télécommunications, car beaucoup des nouveaux utilisateurs potentiels vivent dans des pays en développement. C’est une mauvaise nouvelle pour les géants de la Silicon Valley. Il va falloir serrer les rangs, réduire drastiquement le coûts des personnels et des matériels, – et passer massivement aux logiciels non-propriétaires, « open source ».

Que les dirigeants de Facebook soient fervents des logiciels ouverts est une avancée significative. Ils y voient un intérêt stratégique et financier. Dommage que cette philosophie ne pénètre pas les codes propriétaires de leur propre plate-forme, dont les modes d’accès sont sévèrement contrôlés et formatés.

Les logiciels ouverts sont évidemment l’avenir, pour des raisons de coût, de sécurité, d’innovation partagée. Pour avoir méconnu cette réalité fondamentale, des géants de l’informatique se sont effondrés. En 2000, Sun Microsystems était valorisé 110 milliards de dollars, et était un des champions incontestés des serveurs et des stations de travail. Dix ans plus tard, cette firme a été vendue pour 7,4 milliards de dollars, ayant perdu tout attrait face à la compétition de serveurs basés sur le logiciel ouvert Linux, équipant notamment Facebook.

Jay Parikh, vice-président de l’ingénierie de Facebook déclare : « Notre règle c’est 10 fois plus vite ou dix fois moins cher, ou les deux à la fois. Nous voulons que les utilisateurs de Facebook ait une expérience totale, avec la vidéo, et bientôt avec la réalité virtuelle. »

Je me suis intéressé à la réalité virtuelle il y a un peu plus d’un quart de siècle alors que je m’occupais de la programmation d’Imagina. On y a alors beaucoup cru, mais les développements grand-public ont été plus longs qu’anticipés. Apparemment, maintenant ça va vraiment démarrer. Zuckerberg veut relever le flambeau. Mike Schroepfer, le principal responsable des technologies de Facebook, veut abaisser de 600 $ à 5 $ le coût de l’Oculus VR Rift, la dernière génération du casque de réalité virtuelle de Facebook.

La prochaine révolution est annoncée, en principe. La réalité virtuelle en réseau supplantera la vague actuelle des smartphones, et deviendra le principal mode d’accès aux réseaux mondiaux. Les smartphones ont intégré et fusionné la téléphonie mobile, la puissance de calcul et le multimédia. La prochaine étape consistera à créer un environnement de réalité virtuelle, qui intégrera l’ensemble des applications existant sur des plate-formes actuellement séparées. Samsung s’est mis de la partie et a commencé un partenariat avec Oculus.

Pour ma part, je suis sceptique sur les résultats à court ou moyen terme. La réalité virtuelle est basée sur une assomption physiologique erronée. Elle consiste à prétendre qu’envoyer deux images différentes aux deux yeux de l’utilisateur suffit à reconstituer une impression de relief, de profondeur et d’espace. Cela peut en effet fonctionner pendant une courte période, et si on n’y regarde pas de trop près. Mais la « réalité virtuelle » proposée par les deux écrans du casque de RV que l’on pose sur le nez ne sont pas équivalents à la manière dont nos deux yeux perçoivent le monde en mode naturel. Il y a des problèmes de temps de latence, des distorsions d’espace, et surtout une fatigue oculaire due à l’effort constant d’adaptation physiologique aux conditions imposées par la technique.

Dans cinquante peut-être on aura trouvé une autre voie technique, en inscrivant directement les images au fond de la rétine, sans passer par des écrans foncièrement imparfaits, dès lors qu’ils sont situés au dehors du globe oculaire.

Ceci étant dit, il y a une autre remarque à faire sur Facebook. Dans quelques années, Facebook sera aussi démodée que l’Apple II ou que le téléphone à bakélite. Facebook actuellement propose une interface qui suffit à la plupart de ses utilisateurs. Zuckerberg sent bien la faiblesse structurelle de dispositif, à la merci du moindre signe de lassitude des usagers. C’est la raison pourlaquelle il tente de relancer le « hype » avec une technologie qui n’a pas fondamentalement évolué depuis un quart de siècle, et qui a encore beaucoup de progrès fondamentaux à faire. Zuckerberg a dépensée deux milliards de dollars pour racheter Oculus. C’est de l’argent qui va partir en fumée en quelques années. Si vous avez des actions de Facebook c’est le moment de vendre, et vite !

Analogies illimitées et limitées


72

 

Dans le Philèbe, Platon définit cinq genres de l’Être. L’idée est que l’on peut engendrer tous les êtres à partir d’une composition appropriée de ces cinq genres. Il y a en premier lieu l’Infini et le Fini, deux genres distincts. Un troisième genre résulte du Mélange de ces deux premiers genres. Le quatrième genre d’Être n’est pas une substance mais un principe : il correspond à la Cause qui produit le Mélange des deux premiers genres. Le cinquième est, à l’inverse, le pouvoir d’opérer la Discrimination des genres.

On ne peut qu’être frappé par le caractère fort hétérogène de ces cinq genres, les uns surplombant les autres, les uns causes, les autres effets, les uns substances, les autres principes d’union ou de séparation. C’est précisément cette hétérogénéité fondamentale qui justifie qu’on puisse en faire des genres premiers, susceptibles de décrire toute chose.

L’Être est manifestement un genre premier. Platon en propose d’autres. Dans le Sophiste, il en énumère cinq : l’Être, le Repos, le Mouvement, le Même et l’Autre. L’Être exprime l’essence de chaque chose, et définit aussi son existence. Le Même indique que chaque chose coïncide avec elle-même, mais peut aussi coïncider en partie avec d’autres choses. L’Autre montre qu’il y a des différences en chaque chose, et que les choses diffèrent aussi entre elles. Le Repos rappelle que toute chose conserve nécessairement pendant un certain temps son unité. Le Mouvement signifie que toute chose résulte d’un passage de la puissance à l’acte, dans le domaine de l’être ou dans le domaine de l’action.

Dans sa Théologie platonicienne, Marsile Ficin note que Platon appelle Dieu : « l’Illimité », dans le Parménide (137d) – et qu’il l’appelle « Limite » dans le Philèbe (16d-23c). « Illimité » parce qu’il ne reçoit aucune limite de quoi que ce soit, et « limite », parce qu’il limite toutes choses selon leur forme et leur mesure.

Il est intéressant de remarquer que la matière imite Dieu en cela même : « Elle représente, autant qu’il lui est possible, à la manière d’une ombre, l’infinité du Dieu unique », dit Ficin. L’infinité de la matière, l’infinité des choses peut se décrire par les trois genres que sont l’essence, l’autre et le mouvement. Le monde de la matière engendre en effet à l’infini les essences, les altérations, transformations et mouvements.

A l’inverse, la limite des choses se ramène également à trois genres qui sont l’être, le même et le repos.

L’infinité et la limite des choses miment comme des ombres, Dieu, en tant qu’il est « Illimité » et qu’il est « Limite ».

Les nouvelles lignes globales


Carl Schmitt, juriste et philosophe nazi a théorisé  la notion de « lignes globales »,  permettant de penser politiquement et de justifier juridiquement les partages du monde, selon diverses logiques. Il s’agissait d’appuyer par exemple l’appropriation des terres vierges, la Terra nullius, ou bien de justifier d’autres partages de terres non vierges, au nom du Lebensraum.

Il y a une seule planète, mais plusieurs idées du monde et plusieurs manières de mondialisation. L’unité intrinsèque de la planète Terre est perçue symboliquement (la planète bleue vue de l’espace) mais elle peine à être reconnue politiquement (sur des sujets comme les menaces globales sur l’environnement, ou sur les « biens publics mondiaux »). S’il y a bien une conscience accrue de la mondialisation des problèmes liés au réchauffement de la planète, il y a en revanche une nette divergence d’appréciation sur ses conséquences politiques. Il y a divergence entre les diverses manières d’analyser la « compression psychique » de l’humanité, et le rétrécissement inéluctable des « espaces de liberté » (il n’y a plus aujourd’hui d’Amérique ou d’Océanie à « découvrir », il n’y a plus de Terra nullius à conquérir sans coup férir – même s’il y a une Terra communis à vivifier, et un espace commun à développer, celui du savoir). Sous la pression d’événements de portée globale, il y a un combat patent entre des projets politiques incompatibles, les uns favorables à la mondialisation, les autres la réfutant, les uns élaborés, les autres inarticulés, les uns arrogants, les autres inavouables. Cela ne doit pas surprendre.

Il y a toujours eu des formes de mondialisation dans le monde, et toujours aussi des désaccords (c’est un euphémisme) plus ou moins graves à ce sujet. Hier, les empires ou les colonies, le commerce triangulaire et la traite des esclaves ont créé de réelles divergences d’appréciation entre ceux qui en bénéficiaient et ceux qui en subissaient durement les conséquences. L’étoile polaire et le pôle magnétique, points fixes, ont guidé les caravelles des navigateurs, préparant le chemin du commerce et de la guerre.  Mais les pôles de la géographie ne suffisaient pas. Il fallait aussi d’autres méthodes, plus politiques.

Jadis l’Asie centrale était traversée par les routes de la soie. Les nouvelles routes qui la strient sont des oléoducs et des gazoducs. Entre la soie et le gaz, quelle différence ? Ces routes traversent les continents, vont au bout du monde, et on se fait la guerre pour leur contrôle.

Il y a aussi des routes virtuelles, non moins efficaces.

La mondialisation de la « société de l’information » n’échappe pas à la mécanique souterraine des fluides. Quelles sont ces lignes, ces routes virtuelles? Celles des logiciels, des réseaux, des données. La permanence des contraintes du monde réel, même dans une scène dématérialisée, doit servir de point d’appui à l’analyse. La logique des territoires résiste aux temps et aux techniques, fait prévaloir ses conséquences géostratégiques, et s’inscrit dans une très longue mémoire. La géostratégie du virtuel dépend aussi du réel. Si l’on en comprend certains mécanismes, alors nous serons mieux armés pour comprendre le lien entre l’unité et la diversité de la Terre, entre l’unité et la diversité des cultures et des civilisations.

Autrement dit, si la géographie impose sa permanence, tirons-en une leçon au niveau global, dans une recherche de points fixes mondiaux.

Le virtuel n’est pas un monde coupé du réel, il en est l’expression même.

Webcam-gate


Les webcams deviennent un outil performant de pénétration de l’intimité au service des pédophiles, des espions de la NSA, et des cocus. Matériels et logiciels d’espionnage intime prolifèrent sur la Toile. Le voyeurisme pervers, militariste ou utilitariste ne fait que commencer. L’avenir promet des surprises grandissantes en la matière. Tous les téléphones portables sont désormais des yeux et des oreilles de voyeur en puissance, attendant d’être activés à distance en quelques clics. Les nano-drones, petits insectes télé-contôlés et ne pesant quelques grammes, viendront augmenter de plusieurs degrés la pénétration des regards dans les bureaux, les chambres à coucher et les salles de bains.

Mais le plus étonnant c’est la volonté, semble-t-il sans limite, de se servir effectivement de ces techniques à l’école, au bureau ou à la maison. Le marché de l’espionnage intime est énorme et va exploser au-delà de l’imagination.

Blake Robbins, un élève américain, a déclenché un véritable scandale, le « WebcamGate », en accusant les responsables de son école (Lower Merion High School) d’avoir activé à distance la webcam de son portable pour l’espionner dans sa chambre.
Tout a commencé quand Blake Robbins, âgé de 16 ans, s’est vu reprocher par l’un des responsables de l’école, M. Lindy Matsko, de s’être livré à des « pratiques impropres » à son domicile. Pour étayer cette affirmation, M. Matsko a produit des photos prises à distance par l’intermédiaire de la webcam, et qui montrait le jeune Blake en train de manipuler deux « pilules », qui seraient en fait des substances illégales. La famille de Blake a affirmé que ce n’était que des bonbons.

Après le dépôt d’une plainte des parents au nom de Blake et des 1800 autres élèves utilisant les mêmes ordinateurs portables dans ce district scolaire, l’affaire a été jugée : 610.000 $ ont été attribués aux plaignants, dont la plus grande partie (450.000 $) est allée aux avocats….

L’Electronic Frontier Foundation s’est lancé dans la bataille, et a témoigné devant le Congrès pour que de nouvelles lois protégeant la vie privée soient adoptées contre la vidéo-surveillance cachée. Combat pour l’honneur de la cause. Mais ce qui est caché a vocation a resté caché, n’est-ce pas ?

Cette affaire révèle un phénomène bien plus ample. Le WebcamGate est l’amorce d’un mouvement global vers la transparence absolue des vies aux regards panoptiques, des agents de n’importe quel État, ou de n’importe quelle entreprise, mais aussi des malfaisants de toutes sortes, y compris n’importe quel individu, jaloux, trompé ou pervers.

Plus rien de nos vies ne doit plus échapper désormais au système panoptique général.

La tendance lourde (rendue évidente par l’alliance objective entre le « tout-sécuritaire » et les immenses profits techno-post-industriels de l’appropriation mercantile du domaine personnel) est que rien de nos vies ne doit plus échapper au « système » panoptique, pan-acoustique et pan-gnostique en développement exponentiel.

Généralisons. La société tout entière est en train de devenir l’otage d’une accumulation inouïe de données, et d’images personnelles, favorisée par des techniques d’intrusion de plus en plus violentes, systématiques et radicales, le tout étant favorisé par une idéologie marchande, sécuritaire, paranoïaque et calviniste. Cette idéologie postule entre autre qu’il n’est absolument pas besoin d’exiger des lois fortement répressives et dissuasives contre toute atteinte à la vie privée. Seuls ceux qui ont quelque chose à se reprocher ou à cacher pourraient bénéficier de telles lois.

Tous ceux qui oseraient protester contre une telle dérive panoptique seront naturellement les premiers fichés.

Le partage du monde


Les « lignes globales » permirent d’encadrer juridiquement et politiquement la circumnavigation, et de procéder aux grands partages de la Terra nullius. Aujourd’hui, à quelles étoiles, à quelles lignes pouvons-nous nous référer pour une nouvelle « gouvernance » mondiale, au moment où le monde se comprime, s’échauffe, et devient patrimoine commun, Terra communis ?

Il y a une seule planète, mais plusieurs idées du monde et plusieurs manières de mondialisation. L’unité intrinsèque de la planète est surtout perçue symboliquement (la planète bleue vue de l’espace) mais commence à l’être politiquement (menaces globales sur l’environnement, concept de « biens publics mondiaux »). Mais s’il y a bien une conscience accrue de la mondialisation des problèmes liés au réchauffement de la planète, il y a en revanche une nette divergence d’appréciation sur ses conséquences politiques. Il y a divergence entre les diverses manières d’analyser la « compression psychique » de l’humanité, et le rétrécissement inéluctable des « espaces de liberté » (il n’y a plus aujourd’hui d’Amérique ou d’Océanie à « découvrir », il n’y a plus de Terra nullius à conquérir sans coup férir – même s’il y a une Terra communis à occuper : celle du savoir). Sous la pression d’événements de portée globale, il y a un combat soit latent, soit patent entre des projets politiques incompatibles, les uns favorables à la mondialisation, les autres la réfutant, les uns élaborés, les autres inarticulés, les uns arrogants, les autres inavouables. Cela ne doit pas surprendre.

Il y a toujours eu de la mondialisation dans le monde, et toujours aussi des désaccords (c’est un euphémisme) plus ou moins graves à ce sujet entre les parties prenantes. Hier, les empires ou les colonies, le commerce triangulaire et la traite des esclaves ont créé de réelles divergences d’appréciation entre ceux qui en bénéficiaient et ceux qui en subissaient les conséquences.

L’étoile polaire et le pôle magnétique, points fixes, ont guidé les caravelles des découvreurs de terres « libres ».  Mais les pôles de la géographie ne suffisaient pas. Il fallait d’autres méthodes plus politiques.

Les routes stratégiques et commerciales appuyant des logiques de commerces triangulaires ont toujours existé.

Jadis l’Asie centrale était traversée par les routes de la soie. Les nouvelles routes qui la strient sont des oléoducs et des gazoducs. Entre la soie et le gaz, quelle différence ? Aucune : ils traversent l’Asie, vont au bout du monde, et on se fait la guerre pour leur contrôle. Cependant toutes les routes ne sont pas si réelles. Il en est de virtuelles, non moins efficaces.

La mondialisation de la « société de l’information » n’échappe pas à cette mécanique des fluides souterraine. Jadis des lignes et des routes globales structuraient la Terre. Quelles sont les lignes, les routes actuelles? Cette permanence des contraintes du monde réel, même sur le monde apparemment le plus dématérialisé doit nous servir de point d’appui. La logique des territoires résiste aux temps et aux techniques, fait prévaloir ses conséquences géostratégiques, et s’inscrit dans une très longue mémoire. La géostratégie du virtuel dépend aussi du réel. Si l’on en comprend certains mécanismes, alors nous serons mieux armés pour comprendre le lien entre l’unité et la diversité de la Terre, et l’unité et la diversité des cultures et des civilisations. Autrement dit, si la géographie impose sa permanence, tirons-en une leçon au niveau politique global, dans une recherche de points fixes mondiaux.

Une société mondiale, post-fossile


La transformation mondiale affecte l’écosystème entier, et impacte sérieusement les structures sociales, économiques et politiques de la planète.
Plusieurs changements opèrent simultanément, et affectent des domaines éloignés en apparence, mais interdépendants en réalité. La crise économique et financière, l’augmentation rapide de la population, le changement climatique, le pic dans l’usage des énergies fossiles, l’acidification des océans, la pénurie d’eau douce et de terres arables, la diminution de la biodiversité, sont autant de dimensions ou d’indicateurs des changements en cours, et de menaces pour le développement durable.
D’où une imprévisibilité structurelle, et une non-linéarité des réactions du « système-monde ». D’où aussi la difficulté à inférer à partir de temps longs de gestation, des temps rapides d’accélération, avec des points critiques, des points de « basculement » (« tipping points »). Il est difficile de conceptualiser la nature de tous les points de basculement potentiels. Mais ils sont déjà à l’œuvre. Par exemple, dans l’océan arctique le réchauffement climatique induit déjà des dégagements gigantesques de méthane, gaz 80 fois plus nocif que le CO² par rapport à l’effet de serre. Des boucles de rétroaction actuellement mal comprises ont le pouvoir de démultiplier en des temps très courts les effets catastrophiques d’un réchauffement graduel.

Une autre difficulté pour les observateurs vient de la dispersion et de la fragmentation des causes, des opérateurs, des décideurs, des intérêts en jeu, de l’hétérogénéité des approches entreprises, des niveaux de pouvoir mobilisés, et de l’opacité des décisions effectivement prises au-delà des effets d’annonce (un bon cas d’école est l’échec effectif des négociations sur le changement climatique 20 ans après la Conférence de Rio).

Une nouvelle forme de complexité systémique relie des domaines aussi divers que le changement climatique, les nanotechnologies, la biologie de synthèse, mais aussi l’évolution de la propriété intellectuelle, la régulation des échanges mondiaux, la gouvernance et la fiscalité (équité, évasion, dumping), la régulation de l’usage des biens publics mondiaux  et la participation concrète des citoyens à la construction du futur.

La profondeur des changements prévisibles et leur caractère mondialisé font prévoir un bouleversement considérable, à relatif court terme.
La « grande transformation » n’implique pas seulement un nouveau projet politique ou social : elle apparaît comme un impératif éthique.

Nous avons besoin d’un nouveau contrat social mondial, d’un « grand récit » (« master narrative »), pensant les transformations politiques et sociales à l’échelle planétaire. Il s’agit d’assurer le passage vers une société mondiale « post-fossile ».

Dans le même temps apparaissent de nouveaux objets techniques, au sein d’ambitieux programmes de recherche (sur les nanotechnologies, les biotechnologies, la biologie de synthèse, ou la géo-ingénierie) qui semblent pouvoir apporter des solutions à hauteur des défis globaux. L’influence politique et sociale des technosciences augmente d’autant plus qu’elles « convergent ». La convergence des nano-, bio-, info-technologies, et des technologies cognitives (NBIC), favorise aussi un déferlement de promesses hasardeuses, d’exagérations médiatiques et d’initiatives guidées par la perspective de profits rapides et de nouvelles tentatives d’appropriations globales des biens communs (« global commons »).

Les solutions techniques que les technosciences font miroiter peuvent être ciblées, spécifiques (par exemple le piégeage du CO² afin d’atténuer l’effet de serre, la désalinisation pour lutter contre l’appauvrissement des ressources en eau douce, le développement de bactéries capables de produire de l’énergie propre, de traiter les eaux usées ou les terrains contaminés…). Ce ciblage technique n’est pas exempt d’hubris : leur utilisation à large échelle (géo-ingénierie) provoque de graves inquiétudes.
Elles peuvent être présentées comme des utopies générales, avec une crédibilité appuyée par des soutiens politiques conséquents de la part de grands opérateurs nationaux ou régionaux. Ainsi les nanotechnologies ou la biologie de synthèse portent de nombreux espoirs. Elles permettront, pour certains, de viser une « transformation de la civilisation ».
Cependant, les techno-sciences sont devenues elles aussi une source de risques. Elles pourraient même faire davantage partie du problème que de la solution.

A la complexité systémique s’ajoute le fait que de nombreuses questions émergentes sont « fondamentalement inconnaissables » (fundamentally unknowable).
Pour y faire face des formes de gouvernance ont été mises en place, mais semblent s’affaiblir dans le contexte de « crise » globale, qui vient compliquer la donne. A titre d’exemple, la Convention des Nations unies pour la Biodiversité a pu provoquer en 2010 l’établissement d’un moratorium sur toutes les formes de géo-ingénierie. Mais, dans un autre sens, l’échec relatif de la réunion de Doha en décembre 2012 (COP18 et CMP18) montre la difficulté de renforcer l’esprit du protocole de Kyoto, 20 ans après l’adoption de la CCNUCC (UNFCCC). On observe la cacophonie des parties prenantes et leur confusion quant aux niveaux d’intervention requis et à la façon de hiérarchiser les approches économiques politiques, éthiques, juridiques, sociales, environnementales, sanitaires et sécuritaires.
D’un côté, de grands acteurs politiques et économiques sont absents de programmes comme le protocole de Kyoto (Etats-Unis, Chine, et maintenant Canada) et nient la crédibilité des organes des Nations unies. De l’autre, des pays font preuve de volontarisme et demandent une révision de la Charte des Nations unies afin de renforcer l’approche multilatérale pour prendre en compte le défi mondial du développement durable.

C’est dans ce contexte mouvant qu’il faudrait traiter des questions éthiques, juridiques et sociétales, à travers un traitement politique (gouvernance, participation, consultation), et prospectif (aspects culturels et philosophiques, épistémologie politique, régimes épistémiques, régimes culturels, « master narratives ») touchant de façon transversale les processus de transformation mondiale.

Au-delà de la veille stratégique et de la réflexion normative, il s’agit de formuler une stratégie de l’éducation au développement durable, à la pensée systémique, collaborative et critique, et d’encourager l’accès universel aux connaissances pour faciliter la « transformation mondiale ».
Il faudrait promouvoir spécialement l’importance stratégique des « biens communs mondiaux », et le rôle spécial que le système des Nations unies peut jouer pour leur protection et leur défense dans des domaines comme l’accès à l’eau douce, les océans, le patrimoine génétique, la biodiversité, le domaine public des informations et des connaissances, la diversité culturelle.
Les « biens communs mondiaux » font aussi partie des axes clés dans les politiques intégrées des « sociétés de la connaissance ».
Il s’agit surtout d’éviter le risque d’éparpillement et de « balkanisation » qui résulterait de la simple juxtaposition d’approches sectorielles ad hoc.

Une éthique, une philosophie et une anthropologie culturelle des « transformations mondiales ».

Il faut promouvoir à l’échelle mondiale une anthropologie culturelle, une sociologie et une éthique des « transformations mondiales ». Les approches éthiques sectorielles (éthique des sciences et des technologies, bioéthique, nano-éthique, éthique de l’eau douce, éthique du changement climatique, éthique de l’environnement, éthique du développement, info-éthique) ne suffisent pas à rendre compte de la complexité globale des enjeux. Il faut envisager d’aborder le problème de la transformation mondiale de manière plus systémique, en traitant de façon synoptique les dimensions politiques, sociales, techniques, économiques, environnementales (qu’il reviendrait à une « éthique des transformations mondiales » de formuler et d’articuler en tant que complément d’un projet de société).
Cela inclut une analyse éthique et philosophique de l’évolution des « sociétés de la connaissance », en tant qu’elles sont confrontées aux défis de la « transformation mondiale », ainsi qu’une analyse politique des avantages et inconvénients de la convergence épistémique induites par les nano-bio-info technologies. (L’« épistémologie politique » a pour tâche d’étudier l’impact politique des régimes épistémiques prévalant dans une société donnée. Elle équivaut à une philosophie politique des sociétés de la connaissance. Elle fait une analyse éthique de leur convergence ou de leur divergence possible avec les régimes classiques des sciences naturelles, humaines et sociales.)

L’approche éthique doit de plus affronter les défis propres à la mondialisation des questions. Au-delà de valeurs éthiques essentielles (dignité, liberté, égalité, solidarité, justice, droits humains) qui sont en général reconnues, il faut harmoniser les approches éthiques développées dans des contextes culturels ou nationaux très divers, ainsi que les méthodologies employées pour les rendre effectives, synthétisant la variété des approches en une « méta-éthique ».

Inversement, il faut aussi traiter le problème des territoires « sans éthique ». Sans même parler d’Etats faillis, ou de zones de non-droit, on peut se préoccuper de l’existence de zones de « dumping » éthique, social ou fiscal.

Enfin, la réflexion sur une éthique de la transformation mondiale ne peut échapper à la question de la finalité que l’humanité doit donner à son propre développement. En témoignent les diverses formes que pourrait prendre une telle éthique: anthropocentrique, bio-centrique, ou éco-centrique, qui représentent autant de « grands récits » différents.
La réflexion éthique doit aborder le problème philosophique de la condition humaine face à son développement irréfléchi, « impensé », et peut-être « impensable ». H. Arendt avait prédit que toutes nos « connaissances » et notre « know how » pourraient faire de nous des « créatures privées de pensée ».
“If it should turn out to be true that knowledge (in the modern sense of know-how) and thought have parted company for good, then we would indeed become the helpless slaves, not so much of our machines as of our know-how, thoughtless creatures at the mercy of every gadget which is technically possible, no matter how murderous it is.”

Ainsi les nano-biotechnologies imposent presque subrepticement un nouveau « régime épistémique », qui suscite des questions cruciales sur la nature et l’artificiel, la vie et la non-vie, « l’augmentation » de la nature humaine (« l’homme v. 2.0 »). Ces questions qui sont loin d’être simplement techniques, doivent sans doute recevoir une attention beaucoup plus large que celle de comités d’éthique ad hoc.

Surtout, il faudrait compléter la réflexion éthique sur les nouveaux régimes cognitifs par une philosophie politique de la mondialisation.
La planétarisation des enjeux de gouvernance implique une refondation du politique, de la démocratie, à travers un dialogue science-politique-société complètement renouvelé et renforcé. Les menaces sur la survie même de l’humanité impliquent que toutes les valeurs éthiques sont elles-mêmes directement menacées. Tout comme la vérité est la première victime en cas de guerre, l’éthique serait la première victime d’une panique planétaire.
Le « principe de précaution » devrait s’appliquer à prévenir par l’information, l’éducation, la participation du public ce risque de panique planétaire (sociale, économique ou boursière) avec ce qui pourrait être perçu comme les premiers prodromes de la catastrophe.

Veille systémique, réflexion transdisciplinaire et implication des populations.

Un suivi permanent, interdisciplinaire, des menaces globales doit associer les ressources des sciences de la nature et des sciences humaines, et faire participer tous les niveaux des sociétés développées et en développement (particulièrement les jeunes et les femmes). Un immense effort, permanent, de réflexion et d’analyse doit affronter toutes les dimensions du changement social, économique, scientifique et technique qu’elles induisent. Un tel suivi, « en temps réel », avec une diffusion mondiale des acquis ou des échecs, serait une première dans l’histoire de l’humanité. Ce processus de « veille » pourrait adopter le prisme d’une approche éthique des « transformations mondiales », avec une attention particulière à la structuration des « sociétés de la connaissance » en tant qu’elles jouent un rôle dans ces processus de transformation mondiale (culture de la participation citoyenne, transparence démocratique, éducation à la pensée systémique et à la pensée critique, accès ouvert aux savoirs collectifs et au domaine public de la connaissance et des données).

Positions éminentes, biens communs mondiaux et « contrat social mondial ».

Il est urgent d’identifier les secteurs stratégiques d’intervention et de « positionnement éminent ». Par exemple, les « Global Commons » (la res communis mondiale), le patrimoine mondial de l’humanité en tant que “domaine public” (régi par les autorités étatiques) ou bien en tant que “domaine mondial” régi par des formes émergentes de gouvernance mondiale, le patrimoine intergénérationnel font partie de ces lieux de positionnement stratégique pour une action éthique à caractère mondial.
Les « Global Commons » ont diverses formes (par exemple l’espace extra-atmosphérique, la « zone » maritime de haute mer, ou les “Nano Commons”). Il faut se saisir de ce défi posé aux politiques publiques du 21ème siècle, et s’attacher à définir les principes éthiques d’une lutte contre la « tragédie des communs » (“Tragedy of the Commons”).
Ceci pourrait inclure une réflexion approfondie sur les nouveaux paradigmes de la propriété intellectuelle, ainsi que les pays de l’OCDE commencent à la réclamer, notamment dans le domaine des nanotechnologies et de la biologie de synthèse. Les concepts de « propriété collective » des brevets et des données, de « domaine public » à protéger et à renforcer, de développement des exceptions légales (« fair use ») dans un contexte de crise climatique et environnementale aigüe, ainsi que la généralisation des idées d’accès ouvert et de sources ouvertes (« open source ») déjà testées dans le contexte de la société de l’information (ex : BioBrick Public Agreement et MIT Registry) pourraient être des pistes de recherche-action.

La réflexion prospective pourrait s’étendre à l’éthique de la fiscalité des « commons », que l’on pourrait appliquer aux fins d’une redistribution équitable. Le principe d’une telle fiscalité mondiale a déjà reçu un commencement de mise en œuvre avec l’idée de taxer les opérations financières (Taxe Tobin) ou de taxer les voyages aériens, puisque ceux-ci contribuent pour une bonne part à la diffusion des gaz à effet de serre.
On pourrait significativement étendre ces dispositifs à la taxation de l’usage de la haute mer par les bateaux cargos, qui contribuent indubitablement à la mise en danger de la faune et de la flore marine.
A l’ère de la dématérialisation de l’économie, les idées d’une taxe numérique sur les biens échangés électroniquement par le biais des grands opérateurs mondiaux ou l’idée d’une taxe sur les données personnelles sur les  opérateurs qui les accumulent à des fins lucratives (« personal data-mining ») commencent à apparaître. Il s’agit d’adapter les fiscalités nationales, régionales ou mondiales à la nouvelle « économie de la multitude », qui se développe dans le « virtuel », afin de rendre plus transparents (notamment du point de vue fiscal) les liens entre les territoires réels et les espaces virtuels, ces derniers ne devant pas être voués à devenir autant de zones supplémentaires de dumping social et fiscal.
Ces aspects sont d’autant plus cruciaux que les perspectives d’atteinte à la vie privée du fait des nanotechnologies (« Nanoscale information gathering systems ») sont particulièrement préoccupantes. L’une des manières de limiter l’impact probable de la déferlante des nanotechnologies en matière d’invasion de la vie privée est de réguler toutes les formes de bases de données personnelles accumulées à des fins privatives.
Un autre aspect de la manière dont une réflexion éthique sur des formes de fiscalité mondiale pourrait se met en place serait de s’attaquer à l’analyse des subsides et aides publiques consacrées aux producteurs et consommateurs d’énergie fossile, ou aux opérateurs impliqués dans la surpêche. Les montants en cause se comptent par plusieurs centaines de milliards de dollars des USA. Une alliance des « agents de changements » dans la société civile, dans les acteurs de l’économie « verte » et dans les communautés scientifiques, pourrait gagner à être soutenue politiquement par les Nations unies ou l’OCDE, afin de tenter d’éliminer les barrières fiscales qui, sous couvert de répondre aux besoins stratégiques en énergie ou d’encadrer l’accès aux ressources halieutiques, entravent en réalité le progrès des « grandes transformations » nécessaires, en encourageant des pratiques  manifestement à contre courant total des nécessités du développement durable.
Le concept de « Transformation Mondiale » incarne la nécessité de consultations élargies, en vue d’établir un Contrat social mondial, sur fond d’une nouvelle ère des Lumières, mondiales et post-fossiles.

SCADA, salades et escalades


On se rappelle que le virus Stuxnet avait pris pour cible l’Iran, en s’attaquant aux infrastructures industrielles, et en paralysant des systèmes sensibles de contrôle et d’acquisition de données (Supervisory Control And Data Acquisition, ou SCADA). La cen­trale nucléaire de Bushehr, en Iran, en aurait été la principale victime ainsi que le centre de recherche Natanz.

Il est fort intéressant de relire les commentaires divergents et les diverses interprétations données à cette affaire. Les uns disent que c’est la première phase d’une cyber-guerre d’ampleur considérable qui vient d’être lancée par une ou plusieurs puissances, et que l’expertise développée pour l’élaboration des séries de virus qui s’abattent sur les systèmes iraniens ne peut être disponible que dans le cadre d’États armés pour ce faire. D’autres affirment qu’il ne s’agit que de ballons d’essais d’équipes d’ “universitaires” qui testeraient de nouvelles méthodes virales. Certains affirment qu’il ne s’agit en fait que d’une campagne d’intoxication, destiné à booster le marché de la sécurité. Au total, la presse abonde en informations fort parcellaires et en désinformations plus ou moins farfelues.

Parmi les plus savoureuses, citons celle rapportée par le New York Times, qui affirme (au premier degré, apparemment) que le virus contiendrait quelque part enfoui profondément dans son code le mot “myrtus”, ce qui serait une allusion fort subtile au nom d’Esther, héroïne biblique, jadis engagée dans une guerre contre l’empire perse. En effet le nom originel d’Esther serait en fait Hadassah, qui veut dire “myrte” en hébreu. Pour ceux que cela intéresse on peut lire l’argument développé par de fort compétentes autorités universitaires ici.

Le site ReadWriteWeb, généralement bien informé, relate l’attaque de Stuxnet mais conclut d’une bien étrange manière:

A l’heure où de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer les failles de sécurité que pourrait faire apparaître la mise en place d’un système généralisée de surveillance de la population française, SCADA pourrait être une façon radicale d’éteindre la machine afin de faire réaliser pleinement au gouvernement qu’il n’en possède pas les clés.

Sic.

Les rédacteurs de ce site agitent ainsi la menace d’un déploiement ravageur de virus qui pourraient s’attaquer prochainement aux infrastructures françaises. Des hackers feraient ainsi part de leur opposition radicale à certaines évolutions récentes du droit français en matière de piratage par exemple. Ils “puniraient” le gouvernement par des actions de sabotage viral à grande échelle, dont les récentes attaques DDoS (Distributed Denial of Service) contre des sites comme celui d’Hadopi ne seraient qu’une modeste préfiguration.

La société civile en renfort?

Ici, deux remarques et une prédiction.

1. Le virus Stuxnet est très vraisemblablement le fait d’un ou plusieurs États. Ceux-ci sont facilement reconnaissables. Ils ont d’ailleurs annoncé haut et clair leur capacité offensive en matière de cyberguerre, et ont déployé une doctrine stratégique de prééminence absolue en matière de contrôle mondial du cyberespace. Dans cette hypothèse, Stuxnet n’aurait rien à voir avec des hackers, par exemple du genre anti-Hadopistes, et son degré de sophistication dépasserait de plusieurs ordres de grandeur le niveau de nuisance de groupes de tels hackers civils aussi doués soient-ils.

2. Une attaque virale anti-SCADA en France aurait un effet si puissant sur l’opinion et sur le gouvernement que des mesures d’une grande férocité seraient immédiatement prises contre l’Internet de papa, tel que nous l’avons connu jusqu’à présent, avec son côté parfois libertaire. Et il serait difficile d’objecter aux très vigoureux tours de vis de la part d’un gouvernement ainsi provoqué. Résultat des courses: une attaque anti-SCADA de grande ampleur aurait pour premier résultat de légitimer la prise totale de contrôle d’Internet par les sécuritaires (largement secondés par les “ayants-droits”, qui y verraient tout bénéfice).

La prédiction maintenant: une telle attaque (ou la simulation d’une telle attaque, à des fins de “provocation”) est en effet ce qui pourrait arriver dans un proche avenir, dans des pays comme la France. Loi du talion? Tests en vraie grandeur de nouvelles cyber-puissances? Je ne sais. Mais on peut prédire qu’Internet n’a plus que quelques années à vivre sa relative liberté apparente.

Il faudrait que la société “civile” commence dès maintenant à en tirer toutes les conséquences d’un tel scénario. Peut-elle encore changer la donne?

Bien sûr! Là où il y a une volonté, on trouve un chemin, pour reprendre la formule.

Au cas où cette prédiction se révèlerait fondée, ce que je ne souhaite vraiment pas, c’est bien le tissu social même des soi-disant “sociétés de la connaissance” qui en sera affecté de façon irrémédiable.

Le Virtuel et la Grâce


Le Virtuel et la Grâce par Philippe Quéau

20 février, 2006 0

Petits enfants, gardez-vous des idoles.
1 Jn 5, 21
Nous sommes dans un monde idolâtre. La pesanteur de l’idolâtrie moderne nous paralyse, nous réduit. Il est temps de se lever, de marcher, de courir, et de “dépasser les idoles”, comme jadis Ehud.
L’image est l’archétype de l’objet idolâtre. Les empires ont toujours aimé les images, les idoles. Hier c’était César sur la “face” des monnaies. Aujourd’hui CNN. Les images reposent le peuple. Elles se donnent à voir si aisément. Elles sont si évidentes, si visiblement faites pour être vues. Le peuple aime les évidences. Et le pouvoir aime ce que le peuple aime aimer.
Mais il n’y pas que les images. Il y a l’idolâtrie du marché, de l’argent, du pouvoir, et en fin de compte l’idolâtrie du collectif, ce que Simone Weil appelait le “gros animal”. Curieuse fascination des âmes pour ce qui en fait les nie, mais qui les réunit, par simple addition. L’idée du collectif s’impose d’emblée à l’individu comme une idole persuasive. Comment l’individu pourrait-il longtemps vivre isolé dans la masse majoritaire? Comment nier la force du groupement? Alors il s’agglutine, il se fond, il se confond.
La plus grande, la plus forte des idoles que le peuple aime, c’est l’image qu’il se fait de lui-même, son image collective. Nuremberg. La Place Rouge. Tien-an-men. Les stades qui ondulent. Les océans humains. Hegel qualifiait d’”oeuvre d’art vivante” les défilés que l’homme se donne à lui-même en son propre honneur. L’idolâtrie poussée à son comble est celle que la foule façonne avec sa propre image. L’homme croit trouver dans cette pauvre transcendance du “nombreux” de quoi étancher sa soif de dépassement de soi. Mais il se trompe. Ce dépassement n’est que numérique. Dans la foule additionnée, l’individu indivisible, mais multiplié, ne reconnaît finalement que lui-même, à l’infini répété.
Car il y a deux sortes d’infini : l’infini du nombre, et l’infini de la grâce. Ce ne sont pas du tout les mêmes sortes d’infinis, bien qu’ils partagent le même nom. L’un est fait de répétition, l’autre de différence. L’un ajoute et divise. L’autre soustrait et multiplie. Tel est le mystère.
D’où vient l’idolâtrie, individuelle ou collective? On l’a déjà dit : l’image repose. Elle nous repose de l’idée. L’idole est le visage mort d’une idée ancienne, figée à jamais. Nos pensées vivantes sont par nature trop mobiles, trop changeantes. Elles sont le contraire des images : elles ne cessent de se réfuter, de nous emmener au-delà de nous-mêmes, elles nous relient au tout autre, à ce que nous n’aurions jamais su être, si nous avions seulement dû nous laisser faire par la “réalité” ou par les images de la réalité.
Les idées cherchent à dissembler, à faire preuve d’originalité. Les images visent à se ressembler, comme les idoles. Loin de se réfuter, elles tissent une immense toile, une mafia puissante de citations réciproques.
Elles puisent leur force dans leur solidarité globale, si puissante qu’elle va jusqu’à façonner notre supposée “civilisation de l’image”. Avant d’être des images “de” quelque chose, elles sont avant tout des images tout court.
Elles sont images d’abord et c’est à cela qu’elles se cantonnent. Aller plus loin serait aller trop loin. Le “quelque chose” dont l’image est image est ce qu’on appelle le “modèle”. Mais le modèle est autrement difficile à saisir. Car il est presqu’entièrement du côté de l’idée.
L’image, comme l’idole, est du côté du sensible, du réel, alors que l’idée est comme l’âme, du côté de l’intelligible, du virtuel. Les idées nous mettent en relation avec le possible, et même avec l’infini de la virtualité. Les idées sont essentiellement des intermédiaires, comme les anges de l’âme. Elles ne cessent de tisser d’innombrables liens, d’infinies relations, avec tout ce que nous ne percevons pas encore. Grâce à l’idée, nous pouvons rêver à la grâce.
Mais tout ceci (le mouvement des idées, le possible, le virtuel, la grâce) est épuisant. Nous préférons nos aises. Le réel, le concret, le visible, l’évident, l’image vont dans le sens du bon sens. Le bon sens est l’idole de l’esprit.
Le problème, c’est que de l’idolâtrie à la barbarie, il n’y a pas beaucoup de chemin à faire. Nous proposons d’entrer en résistance. Avant que l’idolâtrie des images n’ait asservi les idées encore à naître, présentes cependant à l’état virtuel, et que nous appelons comme la grâce.
La société de l’information, dont on ne peut que constater la prééminence médiatique, représente une formidable occasion de tester notre capacité à résister à la barbarie et aux idoles consensuelles. Il s’agit en réalité d’un défi de civilisation majeur, parce que planétaire et ultra-rapide, mais sutout parce qu’il nous oblige à redéfinir le rôle et l’image de l’homme.
L’info-société représente une évolution culturelle, sociale, politique radicale. Culturellement, il s’agit à la fois de l’invention d’un nouvel alphabet et d’une nouvelle imprimerie, se traduisant par l’émergence d’une cyber-culture aux contours insaisissables parce qu’en pleine formation, mais aussi par le développement d’une pensée plus abstraite, plus désincarnée, et peut-être plus coupée du réel.
Socialement, le Cyber Bang crée les conditions d’une fusion planétaire, par le développement de “communautés virtuelles” et par la multiplication des flots de capitaux et d’information, dématérialisés, délocalisés, dérégulés. Cette virtualisation de la société s’accompagne d’ailleurs corrélativement d’un accroissement des clivages, un approfondissement des fossés, un durcissement des “ghettos” bien réels.
Politiquement, les États parviennent de moins en moins à cacher leur manque de moyens devant les forces globales de la mondialisation. Les hommes politiques, résolus à tout faire pour cacher le plus longtemps cette impuissance à leurs mandants, n’ont pas de dessein, pas de vision. Ils gèrent leur calendrier électoral à court terme. N’étant ni prophètes, ni penseurs, ils ne savent pas comment se tirer d’un pas si délicat, et semblent préférer l’attentisme à tout autre stratégie, de crainte de provoquer un début de réflexion citoyenne, ou pire, l’effondrement des Bourses, l’éclatement des bulles spéculatives.
Comme toutes les idoles collectives, l’info-société génère des passions contradictoires. Les uns prônent le laissez-faire et les autres une re-régulation. Les multiples groupes de pression sectoriels, les “lobbies” représentant des intérêts particuliers dévorent à belles dents la chair du bien commun. Les intérêts catégoriels savent mieux se faire entendre, quitte à s’entre-déchirer, et savent mieux occuper le terrain que le mythique “intérêt général” qu’on a toujours plus de mal à définir positivement.
On continue de faire croire que des forces aveugles du marché, de la pression assurée de la “main invisible”, naîtront l’ordre et la justice universelles. On oublie que le propre du marché est de ne s’occuper que de ce qu’il sait faire le mieux : générer du profit à court terme. Tout ce qui est par nature insolvable échappe au marché. L’enfance et la justice, la maladie et la recherche fondamentale, la création et la paix, la contemplation et la pureté, par exemple, ne sont guère “rentables” aux yeux du marché.
Mais le marché, roi nu, occupe le monde. Il est l’idole du jour. Et l’info-société se plie à ses désirs. Il est vraiment pathétique d’observer cette progression générale du marché devenu l’instrument majeur de l’humanité, parallèlement à la démission du politique, au moment même où on aurait le plus besoin d’une pensée régulatrice, d’une pensée de sagesse.
Car le marché n’a rien à dire et il ne dit rien. Il compte. Le marché optimise. Mais il ne rend pas heureux. Il produit, mais ne redistribue pas. Il profite. Mais il ne rend jamais. Il abuse de sa force, mais il ne console pas des malheurs qu’il engendre.
Nous vivons une période exceptionnelle de l’humanité. Pour la première fois dans notre histoire, nous pourrions libérer notre temps pour nous “consacrer” à ce qui fait l’essence de l’homme : l’amour, le rire, la poésie, l’enfance, la solidarité, la prière.
Il suffit de le vouloir socialement, culturellement, philosophiquement, et de traduire cette volonté politiquement, en redistribuant aux hommes la valeur produite par les machines. Ce que nous persistons à appeler “chômage” deviendrait alors la condition de possibilité d’un temps de moissons, d’un âge neuf, d’une civilisation en métamorphose.
Nous refusons de saisir cette immense chance, cette libération des chaînes de la nécessité. Alors que nous pourrions devenir plus “saints”, en nous rapprochant de ce pourquoi nous avons été mis sur cette Terre, nous continuons de nous plaindre, ô paradoxe !, de ce que les robots et les micro-processeurs nous délivrent de notre servitude. Sans doute est-ce parce qu’ils mettent à bas notre idole la plus imposante : l’image que nous faisons de nous-mêmes.
Changeons l’homme en changeant son image. Changeons nos rêves.

L’homme est un jardin


L’idée de jardin est tout entière dans cette contradiction : c’est un clos ouvert. En témoigne le « Haha ! ». Un certain William Kent inventa la clôture des jardins par des fossés – et non par des murs. Le promeneur parvenu aux limites du jardin, découvrait alors un vaste paysage, non fermé aux regards, et heureusement surpris par cette perspective, se disait : « Haha ! ». La nature tout entière se liait virtuellement au jardin privé.

Le jardin possède une forte affinité avec le virtuel, à un triple titre. Il est le lieu de trois mystères, de trois puissances – la croissance, la fertilisation, la métamorphose. Ou, pour faire image, le germen, le pollen, et l’Eden.

Au germen, nous associerons le concept de simulation. Au pollen, nous lierons l’idée de navigation. A l’Eden, nous attacherons la notion d’interaction.

Le germen.

La caractéristique essentielle des systèmes de production numérique d’images possède une certaine analogie avec la nature des jardins. Il faut considérer la possibilité de générer (d’engendrer) des images grâce à quelques lignes de code comme une sorte de jardinage « par le langage». Le programme informatique fonctionne comme une sorte d’ADN symbolique. On peut faire pousser des images dans son ordinateur, qui devient ainsi une serre artificielle, prête à toutes les manipulations génétiques.

Il ne s’agit pas simplement de simuler la synthèse des plantes, mais leurs interactions, leurs croisements chromosomiques, leurs archéologies, leurs divagations imaginaires, leurs reconstructions putatives, leurs lois physiques poussées jusqu’à leur dernière logique, leurs dynamiques millénaires, leurs greffes et leurs mutations.

Le jardin virtuel est un jardin fait d’images et de langages. On y considère la nature comme un roman et les espèces y sont des phrases, proustiennes ou rimbaldiennes. Cette métaphore est bien double. On simule le végétal par le digital, d’un côté. On considère le nombre comme une nature, de l’autre. Double fécondation.

Pollens.

Les jardins naviguent aux quatre coins de la Terre. Ils sont comme des nefs, bien encloses. Ceints de murs, les jardins de tous les temps aspirent à l’intimité. Mais quels effluves! Leurs vents sont leurs voyages. Les pollens dérivent et fécondent la terre entière. Le jardin voyage par l’eau et par le vent. Ils sont arrosés d’ailleurs. L’eau vient les nourrir depuis des terres lointaines. Les vents et les insectes sont des messagers sans frontières. Errance des graines, des boutures, des parfums. Le jardin concentre, il élabore des sucs et des odeurs. Le jardin diffuse et distribue. C’est une métaphore convaincante du Web. Le Web est une sorte de jardin moderne. On cultive son blog comme jadis son potager ou un parterre de fleurs. Java est une sorte de légume, plutôt remuant, qu’il convient de bien arroser.

Chaque herbe, chaque fleur de son territoire est désormais reliée à la carte du monde. La correspondance entre le microcosme et le macrocosme n’est plus un simple délire romantique, elle devient un phénomène physique, électromagnétique. Les balises GPS de positionnement par satellites permettent d’affecter d’une relation arbitraire tout morceau de territoire à tout autre morceau de territoire.

Eden.

Les jardins interagissent en permanence avec la nature, et passagèrement avec nous. A Byzance, on aimait mettre des automates dans les jardins. C’étaient des figures de bois animées par des courants d’eau. Au Japon, l’eau s’allie au bambou pour ponctuer le temps de coups secs. Madame de Staël rapporte que « souvent au milieu des superbes jardins des princes allemands, l’on place des harpes éoliennes près des grottes entourées de fleurs, afin que le vent transporte dans les airs des sons et des parfums tout ensemble. »

Mais le jardin interagit aussi avec l’homme. Nous savons que lorsque l’on caresse une plante ou que l’on presse délicatement une feuille, ou un pétale, un potentiel électrique s’établit, qu’il est aisé de repérer et d’utiliser, pour alimenter des machineries ou des images, des simulateurs ou des écrans…

Maintenant que nous savons cela, les jardins d’Eden, leurs délices, semblent presque impossibles. Comment jouir au milieu de ces plantes hystériques. Comment cueillir les roses de la vie, quand on les entend protester de toute la force de leurs potentiels électriques?

Nous sommes un peu des jardins nous-mêmes, et nous sommes aussi notre propre jardinier. Nous germons, nous poussons, et nous semons nos pollens de par le monde. Nous sommes à la fois pomme et Eden, et la main, la dent et le serpent.

L’homme est une sorte de plante, que tout touche et que tout effleure. Il s’enfonce dans la terre comme une radicule avide. Il s’élance vers le ciel, il boit le soleil. Mais c’est une plante particulière : c’est une plante qui se plante elle-même, une plante qui se bouture et qui devient jardin. L’homme se contient lui-même, et il contient ce qui semble le contenir. Il est bien plus vaste que ses désirs, et que sa vision.

L’homme est aussi une sorte de pollen. Il erre. Il ne sait pas vraiment où il va, et quand il parvient aux frontières extrêmes de son jardin, c’est-à-dire de sa vie, il découvre qu’il n’y a pas de haies, pas de clôtures, et que le regard peut s’emparer du monde, et il  peut se dire avec étonnement : « Haha ! »

Terra nullius et terra communis


Les « lignes globales » permirent d’encadrer juridiquement et politiquement la circumnavigation, et de procéder aux grands partages de la Terra nullius. Aujourd’hui, à quelles étoiles, à quelles lignes pouvons-nous nous référer pour une nouvelle « gouvernance » mondiale, au moment où le monde se comprime, s’échauffe, et devient patrimoine commun, Terra communis ?

Il y a une seule planète, mais plusieurs idées du monde et plusieurs manières de mondialisation. L’unité intrinsèque de la planète est surtout perçue symboliquement (la planète bleue vue de l’espace) mais commence à l’être politiquement (menaces globales sur l’environnement, concept de « biens publics mondiaux »). Mais s’il y a bien une conscience accrue de la mondialisation des problèmes liés au réchauffement de la planète, il y a en revanche une nette divergence d’appréciation sur ses conséquences politiques. Il y a divergence entre les diverses manières d’analyser la « compression psychique » de l’humanité, et le rétrécissement inéluctable des « espaces de liberté » (il n’y a plus aujourd’hui d’Amérique ou d’Océanie à « découvrir », il n’y a plus de Terra nullius à conquérir sans coup férir – même s’il y a une Terra communis à occuper : celle du savoir). Sous la pression d’événements de portée globale, il y a un combat soit latent, soit patent entre des projets politiques incompatibles, les uns favorables à la mondialisation, les autres la réfutant, les uns élaborés, les autres inarticulés, les uns arrogants, les autres inavouables. Cela ne doit pas surprendre.

Il y a toujours eu de la mondialisation dans le monde, et toujours aussi des désaccords (c’est un euphémisme) plus ou moins graves à ce sujet entre les parties prenantes. Hier, les empires ou les colonies, le commerce triangulaire et la traite des esclaves ont créé de réelles divergences d’appréciation entre ceux qui en bénéficiaient et ceux qui en subissaient les conséquences.

L’étoile polaire et le pôle magnétique, points fixes, ont guidé les caravelles des découvreurs de terres « libres ».  Mais les pôles de la géographie ne suffisaient pas. Il fallait d’autres méthodes plus politiques.

Les routes stratégiques et commerciales appuyant des logiques de commerces triangulaires ont toujours existé.

Jadis l’Asie centrale était traversée par les routes de la soie. Les nouvelles routes qui la strient sont des oléoducs et des gazoducs. Entre la soie et le gaz, quelle différence ? Aucune : ils traversent l’Asie, vont au bout du monde, et on se fait la guerre pour leur contrôle. Cependant toutes les routes ne sont pas si réelles. Il en est de virtuelles, non moins efficaces.

La mondialisation de la « société de l’information » n’échappe pas à cette mécanique des fluides souterraine. Jadis des lignes et des routes globales structuraient la Terre. Quelles sont les lignes, les routes actuelles? Cette permanence des contraintes du monde réel, même sur le monde apparemment le plus dématérialisé doit nous servir de point d’appui. La logique des territoires résiste aux temps et aux techniques, fait prévaloir ses conséquences géostratégiques, et s’inscrit dans une très longue mémoire. La géostratégie du virtuel dépend aussi du réel. Si l’on en comprend certains mécanismes, alors nous serons mieux armés pour comprendre le lien entre l’unité et la diversité de la Terre, et l’unité et la diversité des cultures et des civilisations. Autrement dit, si la géographie impose sa permanence, tirons-en une leçon au niveau politique global, dans une recherche de points fixes mondiaux.

La baleine, le cafard et le lapin


L’esprit est toujours en retard sur la matière et sur l’événement. Mais l’art, qui a partie liée avec l’inconscient, a parfois su prophétiser les émergences. Ce qui est propre à notre temps ce n’est pas tant l’intensité de la collaboration entre l’art et l’argent, que la passivité apparente de l’esprit de création, et la faiblesse intellectuelle et morale des maîtres du jour.

Il suffit de penser aux temps où des princes éclairés, visionnaires, fréquentaient des artistes comme Vinci, Michelangelo ou El Greco. Aujourd’hui les plus grands Etats semblent être dirigés par des forces anonymes, les « mains invisibles » de la spéculation mathématico-financière. Le pouvoir méprise l’art – sauf bien sûr l’art des coffres forts et des banques, l’art des commissaires priseurs et des salles de marché, l’art béni par l’argent. L’art dort ou se berce d’illusions, au moment où le monde vit une mutation sans précédent.

On ne peut manquer de s’étonner de cette situation. Où sont donc passés l’art et l’esprit du temps ?

Pour donner quelques exemples de cet endormissement sans vigilance de l’art, je voudrais citer trois métaphores exemplaires de la recherche artistique contemporaine: l’immersion virtuelle, les arts du réseau (Net Art) et l’art trans-génique.

L’immersion virtuelle et ses charmes utérins, quiétistes, évoquent une très ancienne métaphore, biblique, celle de la baleine de Jonas. Les Jonas-artistes abondent aujourd’hui : ils préfèrent le confort du ventre de la baleine, alors que Ninive est plus que jamais menacée.

Les arts du réseau engendrent d’innombrables images et de foisonnantes liaisons planétaires. Elles prolifèrent comme les sauterelles, elles aussi bibliques, des sept plaies d’Egypte. Cette plaie prolifique est, contrairement aux apparences, très fragile. L’art du réseau est éphémère. C’est un art de portée mondiale, mais fugace. Un art aussi précaire peut-il peser sur les « conflits globaux » ? On peut en douter. En revanche, il est tout désigné pour en être la victime ou le bouc émissaire. C’est pourquoi nous préférons, dans ce contexte, la métaphore du cafard. Les cafards prolifèrent eux aussi, mais résistent mieux que les sauterelles. Ils sont donc tout désignés pour devenir un excellent ersatz du World Wide Web, et pour assurer son avenir ainsi que celui de l’art, dans les catacombes futures.

Enfin, nous nous intéresserons à l’idée de l’art trans-génique1. L’art trans-génique n’hésite pas à rêver d’une réincarnation de l’art dans la vie elle-même. A travers l’exemple du lapin, nous verrons ce que cette idée peut avoir de futile et de fascisant.

1. La baleine

Toute proportion gardée, il me semble que nous vivons une période qui peut rappeler les années 30, la montée du nazisme et du fascisme, dans l’indifférence des intellectuels et des artistes « libéraux ». Un texte de George Orwell, Inside the Whale2, écrit en 1940, nous aide à ressaisir l’esprit de ce temps de démission devant la montée des périls.

Dans ce texte, il consacre un assez long passage à l’analyse du roman de Henry Miller, Tropique du Cancer. Il lui reproche de terminer son livre par une attitude « d’acceptation mystique des choses comme elles sont » (a mystical acceptance of thing-as-it-is). Et il continue : « Only what is he accepting? (…) Not an epoch of expansion and liberty, but an epoch of fear, tyranny, and regimentation. To say “I accept” in an age like our own is to say that you accept concentration camps, rubber truncheons, Hitler, Stalin, bombs, aeroplanes, tinned food, machine guns, putsches, purges, slogans, Bedaux belts, gas masks, submarines, spies, provocateurs, press censorship, secret prisons, aspirins, Hollywood films, and political murders”. Et voilà quelle est l’attitude de Miller selon Orwell. Beaucoup d’entre nous, aujourd’hui, « acceptent », comme Miller.

C’est l’attitude de Jonas dans le ventre de la baleine.

Cette image est reprise par Miller lui-même dans un texte, Max and the White Phagocytes, qu’il consacre en partie à Anaïs Nin et à son Journal. Anaïs Nin, très introvertie, y est comparée à Jonas. En passant, Miller évoque un essai écrit par Aldous Huxley à propos du tableau de El Greco, Le rêve de Philippe II (1578-1579). Orwell rapporte que, selon Miller, “Huxley remarks that the people in El Greco’s pictures always look as though they were in the bellies of whales, and professes to find something peculiarly horrible in the idea of being in a “visceral prison”. Miller retorts that on the contrary, there are many worse things than being swallowed by whales, and the passage makes it clear that he himself finds the idea rather attractive.”

Selon Orwell, le ventre de la baleine vu par Miller est « simplement un utérus assez grand pour un adulte »3. “There you are in the dark, cushioned space that exactly fits you, with yards of blubber between yourself and reality, able to keep you up an attitude of the completest indifference, no matter what happens. A storm that would sink all the battleships in the world would hardly reach you as an echo. (…) Short of being dead, it is the final, unsurpassable stage of irresponsibility.”

Est-ce que le ventre de la baleine est un estomac, un utérus, un vagin, ou une espèce d’abri anti-aérien ? Les avis divergent4. Mais ce qui retient l’attention, dans l’interprétation que fait Orwell de l’interprétation de Miller du commentaire de Huxley à propos de El Greco, c’est son choix d’éviter toute allusion aux brûlures des puissants sucs digestifs de l’estomac, aux contractions utérines, ou encore aux attractions vaginales, pour ne retenir de la métaphore biblique que son quiétisme5. Pour Orwell, la figure de Jonas est celle d’un homme qui accepte de se faire « avaler », en restant « passif », et d’être ainsi «  a passive acceptor of evil », d’être donc un complice passif du « mal ». Miller est le Jonas des années 30, que lui, Orwell refuse d’imiter.

La métaphore de la baleine de Jonas –interprétée par Orwell — me paraît bien correspondre également à l’art du virtuel et à ses dispositifs « d’immersion ». Le système CAVE est une sorte de baleine qui est prête à nous avaler et à nous rendre passivement complice de l’état du monde. La réalité virtuelle est une baleine qui nous enveloppe de plusieurs mètres de graisse ouatée, amortissant les cris de souffrance des peuples, ou le bruit des Kalachnikov. Rares exceptions, confirmant la règle, sont les œuvres comme celle de Maurice Benayoun, World Skin, a Photo-Safari in the Land of War (1997), qui précisément réinstalle la « mémoire » de la guerre et non pas sa « simulation », au centre de l’utérus virtuel. Ou plutôt il s’agit de l’effacement de la mémoire. « La photographie est ici une arme à effacer » écrit-il. « Nous prenons des photos. Par notre geste – agression puis plaisir à partager – nous arrachons la peau du monde. Celle-ci devient trophée et notre gloire augmente quand le monde disparaît. (…) Les vivants sont les touristes de la mort. Si l’art est un jeu grave, la guerre en est un autre. Un jeu qui engage le corps comme une question sans cesse martelée sur la réduction de l’être à l’enveloppe. (…) La guerre est une oeuvre collective dangereusement interactive. »

L’intention est bonne. Mais les métaphores du « jeu » ou de « l’œuvre » sont trompeuses. Peut-on laisser dire que la guerre est un « jeu grave », ou encore une « œuvre collective » ? Comme si de Nintendo à la vraie guerre il n’y avait qu’une différence de « gravité », et comme si de l’art à la mort, il n’y avait qu’une différence d’interactivité ?

La guerre, ne l’oublions jamais, c’est à la fois l’horreur absolue et le mensonge sous toutes ses formes, c’est la combinaison du pouvoir totalitaire, et de l’injustice sans recours. Rien à voir avec le jeu, ou l’art.

Au fond de l’estomac de la baleine, armés d’une souris, d’un appareil photo, ou d’un visio-casque, nous tentons « d’arracher la peau du monde ». Mais des tonnes de graisse idéologique nous enveloppent encore, et des kilomètres d’océan technologique nous séparent de l’air libre. Autrement dit, l’art de l’immersion participe de l’hypocrisie générale, s’il instille dans notre inconscient que nous pouvons résister à la guerre tout en faisant de l’art.

2. Le cafard

Jaron Lanier, pionnier bien connu de la réalité virtuelle, a proposé en 1999, (c’est-à-dire deux ans avant « les évènements du 11 septembre ») une réponse adaptée aux futurs conflits globaux, aux attaques qui risquent de prendre pour cible des lieux éminents de la civilisation mondiale. Il s’agissait d’un concept particulièrement original, en réponse à un concours organisé par le New York Times Magazine pour créer une « capsule temporelle capable de survivre mille ans à Manhattan »6. Son idée consistait à encoder toutes les archives du New York Times dans l’ADN de cafards qui seront ensuite relâchés dans Manhattan.7 Les cafards, bien connus de tous les New Yorkais, ont résisté à tout : aux tremblements de terre, aux famines, aux inondations. Ils pourraient même résister à une attaque nucléaire. Par ailleurs, leurs gènes sont extrêmement stables. Dans ces gènes, il y a des séquences appelées « introns » qui n’ont pas de fonctions établies. Il est donc proposé de « ré-écrire », à l’aide de techniques de recombinaison génétique, ces séquences d’introns, qui sont comme on le sait composées de quatre paires de bases d’acides aminés. La mémoire des ordinateurs est composée de deux états (0 ou 1). La mémoire de l’ADN est à quatre états, notés A,T,C,G. Une séquence d’ADN peut donc stocker deux fois plus d’informations que la même séquence numérique. On peut transcrire directement des archives « numériques » dans leur équivalent « génétique », puis synthétiser les séquences ADN correspondantes, et enfin les « lier » à des introns d’ADN en les injectant dans des ovules de cafards. Il suffit ensuite de faire proliférer quelque temps ces cafards archivistiques, puis de les relâcher dans différents endroits de Manhattan. Au bout de quelques années, ces cafards à mémoire recomposée seront devenus, prédit Jaron Lanier, « endémiques » et les archives qu’ils transportent « permanentes ».

Je propose de généraliser l’idée de Lanier. Pourquoi ne pas transposer l’intégralité du World Wide Web dans le patrimoine génétique d’insectes et de rongeurs de la planète. Le Web est, comme on sait, un « réseau de réseaux ». Ici, il serait donc question de créer une sorte de duplication du Web à travers un réseau de cafards, de moustiques, de rats, de scorpions, toutes espèces très résistantes, comme on sait. A chaque espèce on associerait une partie du Web. L’avantage ? La pérennité et la survie. Cette idée d’un réseau de cafards et de moustiques génétiquement modifiés n’est pas de « l’art » à proprement parler, mais il permettrait par exemple de mettre à l’abri (pour au moins mille ans) tous les trésors artistiques de Manhattan.

Les réseaux de cafards et de rats pourraient être la continuation du World Wide Web par d’autres moyens. Il est clair, en effet, que le World Wide Web, sous sa forme actuelle, est condamné à disparaître. Plusieurs ennemis redoutables s’allient aujourd’hui pour hâter cette mort annoncée. Nous ne faisons pas là allusion au danger des « cyber-terroristes » que l’on nous présente comme imminent, pour permettre des augmentations très significatives du budget des agences de contre-terrorisme. C’est tout le concept du Web qui fait aujourd’hui problème. La mise à mort juridique de Napster est un bon symptôme de cette rage d’annihiler la grande utopie libertaire qui accompagna la naissance du World Wide Web. Mais la fin de Napster n’est vraisemblablement qu’un prélude à une action plus radicale encore. Le réseau Internet « public » devra sans doute laisser progressivement la place à un réseau « propriétaire ». Le marché l’exige. Le capitalisme a horreur de la gratuité. Peu importe si c’est Microhard, ou Time Warning, qui finiront par imposer leurs standards propriétaires. Ce qui est sûr, c’est que la guerre est déclarée contre les logiciels libres, les codes sources ouverts, et les sites d’échange gratuits. L’évolution de l’arsenal législatif, technique et politique en témoigne : montée en puissance des cadres juridiques nationaux et internationaux de la propriété intellectuelle, durcissement des techniques de protection, mise en branle de tout l’appareil des Etats pour lutter contre les « pirates » et les « cybercriminels ».

Selon Jaron Lanier, “Manhattan is one of the least desirable locations on Earth for archival storage. It is a likely target for terrorist or military attack during the specified period of time [1000 years].” Or les attaques terroristes ne se sont effectivement pas fait attendre. La prochaine étape dans la montée en puissance du terrorisme est prévisible. Dans une civilisation mondiale dite « de la connaissance », la terreur future ne se contentera pas d’attaquer des immeubles de bureaux, même s’ils incarnent le cœur du système financier, ni de faire mourir un maximum de gens. Il faudra un degré de plus. On s’attaquera alors à l’art, à la mémoire, ou à la religion.

Les terroristes ou les guerriers de demain ne voudront pas seulement tuer les corps, ils voudront aussi tuer l’âme de leurs ennemis. Les coups de canons sur les Bouddhas de Bamiyan illustrent ce point : il s’agit là des prémisses d’une guerre à mort, déclarée à l’esprit des peuples.

Rappelez-vous le pont de Mostar. Il a suffi de quelques minutes, le 9 novembre 1993, pour que le Stari Most (le Vieux Pont), symbole du passé multiculturel de Mostar, soit détruit par l’artillerie croate. Conçu par l’architecte ottoman Mimar Hayruddin, et achevé en 1566 après neuf ans de travaux, le pont s’élevait autrefois au-dessus des eaux vertes de la Neretva.

Le bombardement de villes comme Mostar ou Sarajevo représente un «nettoyage» ou même un «génocide culturel». Les leçons de la terreur ne s’oublient pas. Demain, on peut prévoir que cette méthode sera systématiquement amplifiée.

Comme nous le rappelle l’UNESCO, en temps de guerre, la destruction délibérée du patrimoine culturel n’a rien d’exceptionnel. Mais les événements les plus récents, réalisés à froid, si l’on peut dire, comme la destruction par les Talibans des Bouddhas de Bamiyan, ou la destruction de la mosquée de Babri à Ayodhya dans l’Uttar Pradesh par des fanatiques hindous8, sont d’une tout autre nature. Le projet de certains groupes de démolir la mosquée d’Omar pour permettre la reconstruction du « troisième Temple » de Salomon, à Jérusalem9 fait partie de cette nouvelle méthode. On peut déjà en visiter la maquette virtuelle10. Les groupes qui s’attachent à la promotion de tels projets savent très bien ce qu’ils font. Ils n’hésitent pas à évoquer, comme conséquence probable d’une telle reconstruction, la « troisième guerre mondiale ». Mais au fond, ce n’est pas cette perspective qui leur importe. Il s’agit surtout de nier l’Autre, et d’anéantir son esprit. Désormais, les Etats-Majors des nouvelles guerres auront à leur disposition une stratégie d’anéantissement de l’Autre, non pas seulement physiquement, ou culturellement, mais bien spirituellement.

Revenons à nos cafards. Jaron Lanier le précise bien : sa proposition n’est ni une « plaisanterie », ni une sorte de « commentaire » social. C’est la « meilleure solution technologique ».

C’est trop modeste. La solution de mettre la mémoire des peuples dans l’ADN des cafards est non seulement brillante techniquement, mais aussi philosophiquement. Elle montre bien où nous en sommes désormais réduits. A stocker les œuvres de l’esprit dans les catacombes de l’Empire.

L’esprit, au lieu de planer librement au-dessus des eaux, va devoir se résoudre à s’incarner dans des cafards. Quel splendide résumé de l’époque.

L’artiste, face à une telle perspective, doit s’interroger en profondeur. Que doit-il faire ? Produire des fichiers compatible-ADN, pour faciliter le travail des archivistes ?

Les acheteurs multi-milliardaires des œuvres de Paul Cézanne en sont déjà réduits à enfouir leurs tableaux dans les coffres des banques pour des raisons évidentes de sécurité. La lumière du jour est désormais interdite à ces traces fragiles et convoitées du regard du peintre sur la Montagne Sainte Victoire. Mais les bunkers bancaires ne suffiront plus, dans le millénaire qui s’ouvre. La presse nous a rapporté que de nombreuses œuvres d’art avaient disparu, aussi, dans les décombres du World Trade Center. Il faudra désormais aller beaucoup plus loin pour garantir à l’avenir la mémoire de l’art, et la mémoire de l’esprit, pour donner aux futurs archéologues des chances d’apercevoir des traces de leur passé.

Orwell disait, au début de la Deuxième Guerre mondiale: « The first test of any work of art is survival »11. Hier, les Nazis volaient les tableaux de maître pour se les approprier, ce qui représente encore l’hommage du vice à la vertu. Demain, il faut craindre que les nouveaux barbares ne développent une stratégie d’extinction totale des œuvres de l’esprit. Il ne s’agit plus de s’approprier les richesses artistiques des vaincus. Il s’agit d’annihiler la mémoire de l’Autre.

Désormais, il faut se persuader que toute œuvre d’art, pour survivre, devra être injectée dans des introns de cafards. Peut-être que dans mille ans, nous n’aurons plus que des séquences en VRML, soigneusement cachées dans quelques introns d’ADN, pour visiter virtuellement le Haram Al Sharif (le Mont du Temple), la mosquée d’Omar, le Mur des Lamentations, ou l’Eglise de la Nativité à Bethléhem.

Mais ce n’est qu’un pis-aller. Il s’agit là d’une solution purement archivistique. Le cafard n’est pas l’art lui-même, — ou la religion –, il n’en abrite qu’une copie affadie, forcément réductrice. Y aurait-il une autre solution ?

Pour sauver l’esprit, pour faire de l’art réellement indestructible, non-annihilable, in-tuable, il doit y avoir d’autres manières de s’y prendre.

3. Le lapin

L’artiste trans-génique Eduardo Kac12 a fait beaucoup parler de lui avec son GFP Bunny, un lapin fluorescent de couleur verte, modifié génétiquement. Le travail de Kac, connu pour ses œuvres télématiques, a pris un développement nouveau avec Le Huitième Jour13. C’est une œuvre trans-génique qui inclut dans un système écologique artificiel, physiquement clos mais ouvert sur le Web, des créatures bio-luminescentes comme des plantes, des amibes, des poissons et des souris. Dans l’installation Genesis, Kac incite les participants à provoquer des mutations génétiques, proposant « un perfide et déstabilisant jeu par Internet »14.

Kac introduit un néologisme : celui de « biobot ».

A biobot is a robot with an active biological element within its body which is responsible for aspects of its behavior (…) When amoebas divide, the biobot exhibits dynamic behavior inside the enclosed environment (…) The biobot also functions as the avatar of Web participants inside the environment. Independent of the ascent and descent of the biobot, Web participants are able to control its audiovisual system with a pan-tilt actuator. The autonomous ascent and descent motion provide Web participants with a new perspective of the environment.”

Voilà bien un nouvel avatar moderne du rêve de “l’art total” (Gesamtkunstwerk) dont parlait en son temps Wagner ! La grande fusion artistique est à nouveau à notre portée. Les amibes et le cerveau, le biobot et le Web, les « participants » et « l’environnement » sont invités à fusionner sous l’égide du bon docteur Kac.

Peut-on suspecter Kac d’être simplement inféodé idéologiquement aux industries biogénétiques ? Non, cet artiste ne peut pas être simplement un agent provocateur, décidé à se faire un nom en faisant briller des lapins et des amibes dans l’ombre, et en rassurant ainsi subrepticement le peuple. « Oyez ! Bonnes gens ! si l’art trans-génique peut peindre des lapins en vert, vous pouvez mettre sans danger les civets de lapins trans-géniques dans votre assiette. »

Non, nous ne pouvons pas soupçonner Kac d’être « passif » avec ses lapins, comme l’était Miller dans le ventre de sa baleine. Il est, ô combien, « actif », dans sa volonté trans-faustienne d’ajouter un « huitième jour » à la semaine biblique.

Trêve d’ironie. Je n’approuve pas l’art de Kac. Il me paraît fascisant et futile. Il est dangereusement futile parce qu’il ajoute à la confusion. Il mélange tout, les amibes et Internet, le Web et la Bible. Bien loin « d’éveiller les consciences », il les obscurcit. Ce qui est fascisant, c’est qu’il nous incite à approuver passivement (ô la belle verte !) le grand « jeu » (encore cette métaphore du « jeu » !) de l’ingéniérie génétique, en en devenant les complices muets. Il nous propose même d’en devenir des agents actifs, à grande échelle, en participant personnellement à la grande foire aux mutations génétiques. Non, Kac n’éveille pas les consciences. Kac est un « collabo », en un mot. Or nous avons besoin de résistants.

Pour faire valoir mon point de vue, et comme une sorte de preuve par l’absurde, je propose « l’augmentation » suivante du Lapin GFP. GFP veut dire Green Fluorescent Protein. Il ne faut pas être grand clerc pour prévoir l’arrivée prochaine de protéines RFP et BFP, c’est-à-dire rouges et bleues. Créons donc un lapin dont un poil sur trois (je laisse les détails de la réalisation aux techniciens des firmes biogénétiques) sera fluorescent rouge, vert ou bleu, selon le principe bien connu de la télévision couleur. Alors nous aurons créé le lapin-photo. On pourra ainsi stocker dans les clapiers des photos poilues de tous les chefs d’œuvre des musées. L’étape suivante est facile à prévoir. En combinant les gènes du caméléon, du grillon et de la luciole avec les gènes de ce lapin-photo, il sera aisé de créer le lapin-télévision. Les images fluorescentes pourront en effet changer, comme pour un caméléon, mais en cadence avec une fréquence légèrement supérieure à la stridence du grillon, et avec une luminosité plusieurs fois supérieure (par poil) à celle de la luciole. Bientôt, on pourra donc regarder Metropolis ou Autanten emporte le vent sur des lapins.

Mais ces aménagements, on s’en doute, ne sont encore que de modestes améliorations de l’idée originale.

Allons plus loin encore.

L’idée suivante serait de faire de l’humanité une œuvre d’art totale. Pourquoi ne pas injecter les gènes du lapin télévision dans le patrimoine génétique humain ? Il n’y aurait plus de roux, de blonds ou de bruns, mais des chevelures en haute définition, où l’on pourrait afficher ses photos de vacance, entrecoupées de publicités.

L’art, le bien et le mal

L’art a certainement un rôle à jouer dans la solution des conflits globaux.Pour qu’il y ait une réponse artistique à des conflits globaux, il faudrait un art capable d’avoir une portée mondiale, dans une culture mondiale. C’est une idée encore aussi utopique que celle d’une démocratie mondiale, ou d’une civilisation universelle. Seul le « marché » a, en apparence, et pour le moment, réussi sa mondialisation.

Il n’échappe à personne que la mondialisation économique et technique dépasse considérablement les forces de l’art. L’art semble avoir été en partie complice, et s’est laissé simplement absorber par le marché. Et même si l’art avait la force de s’en libérer, il faudrait qu’il puisse avoir quelque chose à dire, sur les « valeurs ». Mais est-ce à l’art de parler du bien et du mal ? On ne fait pas de bons romans avec de bons sentiments, dit-on.

La civilisation universelle n’existe pas (encore). En revanche, le contraire absolu de la civilisation existe bel et bien. Ainsi les génocides (Cambodge, Yougoslavie, Rwanda) renvoient une lumière noire au fond de toutes les âmes de la planète. Le mal absolu serait-il la seule non-valeur universelle ?

Qu’est ce que l’art trans-génique peut dire sur les génocides ?

Les artistes prêts à relever le défi se font attendre.

Plus généralement, qu’est-ce que l’art peut dire sur le mal ? Par exemple, est-ce que l’art a quelque chose à dire sur « l’axe du mal » ? Il semblerait que non. Notre époque, si prompte à prôner la liberté d’expression, est étrangement silencieuse sur ces questions.

Pourtant, il y eut au XXème siècle des artistes ou des écrivains capables de s’exprimer fortement sur ces sujets. Prenez l’auteur de l’Amant de Lady Chatterley, DH Lawrence. Dans son roman Le serpent à plumes, il écrit en parlant de Kate Leslie, son héroïne: « Et parfois elle se demandait si l’Amérique était vraiment le grand continent de la mort, le grand « Non » opposé au « Oui » européen et asiatique, voire même africain (…) Etait-ce là le grand continent de la désagrégation, et tous ceux qui le peuplaient les agents de la destruction mystique ? Arrachant morceau par morceau l’âme dans l’homme, jusqu’à arracher enfin le germe de la croissance, et à réduire l’homme à un mécanisme aux réactions automatiques (…) Etait-ce là le grand continent de la mort, celui qui ramène au néant ce que les autres continents ont construit. Le continent dont le genius loci ne lutte que pour arracher les yeux de la face de Dieu. Etait-cela l’Amérique ? ».

Les attaques les plus radicales contre « l’Occident » ne viennent pas de Ben Laden. C’est l’Europe elle-même qui les a initiées. Rappelons-nous les diatribes d’un Bakounine qui voulait « répandre Satan ». Pour lui, il n’y a rien de mal, si ce n’est la doctrine de Dieu et du péché originel. Ce genre de thèse est exactement l’inverse de la thèse des Pères Pélerins, qui abordèrent l’Amérique comme un « Peuple des saints » auto-proclamés. Ils se vivaient comme les « élus de Dieu », nés pour guider le monde, se retrouvant naturellement sanctifiés dans leur impérialisme mondial par la citation du Livre de Daniel, chapitre 7, dans la plus pure tradition puritaine15. Cromwell et son « Parlement des saints » participaient de la même « élection divine ». Les « élus », comme le nouveau Léviathan16 nécessaire pour mettre l’ordre de Dieu sur la terre, sont l’exacte antithèse des « déchus ». « L’axe du mal » a d’anciennes racines.

On voit par là que la démonisation de l’adversaire n’est pas un fait nouveau, que Al Qaeda n’a pas fait œuvre de pionnier en la matière, et que le satanisme est indissolublement lié à l’Occident17.

Qu’est-ce que l’art peut faire entre le « bien » et le « mal » ?

Dans un ouvrage18 paru il y a une dizaine d’années, je défendais la thèse que l’art est un « intermédiaire », un « metaxu » au sens que Platon donne à ce mot. Les intermédiaires, pour Platon, sont l’amour (entre beauté et laideur), la philosophie (entre savoir et ignorance), l’âme (entre mort et immortalité).

Je pense qu’il revient à l’art, aujourd’hui, dans le contexte particulier de notre planète rétrécie et échauffée, de tenter d’être un « intermédiaire » entre le bien et le mal.

Ce sera sa meilleure contribution à la solution pacifique des conflits globaux, actuels et à venir.

1 Je remercie ici Jens Hauser pour m’avoir communiqué son projet d’une exposition « Art et Génique » intitulée « Ces artistes qui jouent Dieu, grandeur nature », dans lequel il pose la question de fond : « artistes-généticiens : éveilleurs de conscience ou suppôts de l’industrie de la biotechnologie ? »

2 George Orwell, A Collection of Essays. A Harvest Book. 1981, pp. 210-252

3 “The whale’s belly is simply a womb for an adult.”

4 cf. http://www.modcult.brown.edu/people/scholes/wwwhale/para_36_776.html: “What Huxley saw as a visceral prison and Miller as a womb with a view, Hemingway reads in terms of androgyny or homosocial desire. Hemingway, of course, keeps all this at arm’s length with his dismissive terminology (« believed in fairies » etc.) but even so his prose develops its own orgasmic rhythms as the climax of the chapter is attained. For Miller, finding the quintessence of the female in Greco’s whale allows him to immerse himself in images of whale and womb deployed in expressionist prose even more orgasmic than Hemingway’s. Orwell, who seems in this context strangely deficient in aesthetic sense, does not allow El Greco to deflect him for a moment from his purpose, which is to advise writers to get inside the whale as if it were a bomb shelter and wait for the world to disintegrate around them–or else stop writing and get out and try to change things. By sticking to the stomach Huxley avoids the dangerous organs of generation, but the two Americans, different as they are, plunge in, with Miller eminizing himself and Hemingway very nearly androgynizing himself.”

5 “There is nothing left but quietism – robbing reality of its terrors by simply submitting to it. Get inside the whale – or rather, admit you are inside the whale. Give yourself over to the world process, stop fighting against it or pretending that you control it; simply accept it, endure it, record it.” In op. cit.

6 “A Time Capsule that will survive One thousand Years in Manhattan” cf:http://www.nymuseums.com/lm01052t.htm#1

8 Cet extrémisme hindou s’illustra de façon dramatique en 1992 lors de la destruction de la mosquée d’Ayodhya, en Uttar Pradesh (nord de l’Inde). Cette mosquée, bâtie au 16ème siècle, était supposée être située à l’emplacement exact d’un ancien temple dédié au dieu de la guerre Rama. Entre 1984 et 1989, une campagne anti-musulmane produisit de nombreuses émeutes finissant en massacres. La destruction de la mosquée le 6 décembre 1992 par les extrémistes hindous entraîna des affrontements inter-communautaires faisant 2000 morts. Le Bangladesh voisin connut, en réaction, une vague de vengeance de la part de la population musulmane majoritaire. Sept ans après, le problème posé par la destruction de la mosquée demeure. En effet, les extrémistes prévoient la construction d’un temple hindou au même emplacement. Ce projet faisait même partie du programme électoral du BJP en 1998.

11 in op.cit.

13 http://www.ekac.org/8thday.html

Kac décrit ainsi son oeuvre: “The Eighth Day » is a transgenic artwork that investigates the new ecology of fluorescent creatures that is evolving worldwide. I developed this work between 2000 and 2001 at the

Institute for Studies in the Arts, Arizona State University, Tempe. While fluorescent creatures are being developed in isolation in laboratories, seen collectively they form the nucleus of a new and emerging synthetic bioluminescent system. The piece brings together living transgenic life forms and a biological robot (biobot) in an environment enclosed under a clear 4 foot diameter Plexiglas dome, thus making visible what it would be like if these creatures would in fact coexist in the world at large. « The Eighth Day » presents an expansion of biodiversity beyond wildtype life forms. As a self-contained artificial ecological system it resonates with the words in the title, which add one day to the period of creation of the world as narrated in the Judeo-Christian Scriptures. All of the transgenic creatures in « The Eighth Day » are created through the cloning of a gene

that codes for the production of green fluorescent protein (GFP). As a result, all creatures express the gene through bioluminescence visible with the naked eye. The transgenic creatures in « The Eighth Day » are GFP plants, GFP amoeba, GFP fish, and GFP mice.

14 Selon Jens Hauser, in op.cit.

15 Daniel ch. 7 v. 27: “Et le royaume et l’empire et les grandeurs des royaumes sous tous les cieux seront donnés au peuple des saints du Très Haut. Son empire est un empire éternel et tous les empires le serviront et lui obéiront . »

16 La parution du Léviathan de Hobbes est contemporaine de la période de Cromwell au pouvoir.

17 Relisons les Fleurs du Mal de Baudelaire:

« Race de Caïn, au ciel monte

Et sur la terre jette Dieu ! »

18 Philippe Quéau, METAXU Théorie de l’art intermédiaire, Editions Champ Vallon, 1989

L’art de toutes les images possibles


On sentait qu’un espace de possibles s’ouvrait, malgré de fortes contraintes techniques et stylistiques. Très vite des court-métrages comme celui de Ed Emshwiller, Sunstone (1979) produit au New York Institute of Technology offraient à l’imagination des pistes nouvelles. A l’INA, le département de la Recherche prospective que je venais d’intégrer continuait des recherches dans le domaine de ce que nous avions appelé les « nouvelles images », sur la lancée du fameux Service de la recherche de l’ORTF dirigé par Pierre Schaeffer.

En 1980 j’ai organisé à Arc et Senans un premier séminaire sur le traitement et la synthèse d’image appliqués à la création audiovisuelle. L’année suivante, en 1981, André Martin et moi-même lançons la première édition du Forum des Nouvelles Images de Monte-Carlo, qui sera plus tard renommé « IMAGINA ». En 1983 nous co-réalisons Maison Vole, le premier court métrage français entièrement synthétique (images 3D et musique), coproduit par l’INA et la Sogitec. A IMAGINA, nous commencions de présenter lors des Pris Pixel-INA les meilleures productions mondiales réalisées en images de synthèse. Sera par exemple présenté en 1984 Bio Sensor de Takashi Fukumoto et Hitoshi Nishimura (Toyolinks / Osaka University, Japon, 1984), qui surprenait le public averti par son usage inédit du ray-tracing 3D, compte tenu des temps de calcul extrêmement longs habituellement dévolus à cette technique de rendu. Puis en 1985 furent présentés Tony de Peltrie de Pierre Lachapelle, Philippe Bergeron, Pierre Robidoux et Daniel Langlois (Université de Montréal, Canada, 1985) et Sexy Robot de Rober Abel (Los Angeles, USA, 1985) qui tentaient avec succès de mimer respectivement l’expression de sentiments et d’émotions sur le visage d’un pianiste ou d’une certaine sensualité se dégageant d’une créature d’acier chromé.

Le mouvement était lancé. Quand en 1986 John Lasseter présenta Luxo Junior , toute la communauté des spécialistes en image de synthèse comprit que désormais le cinéma d’animation avait effectivement à sa disposition une nouvelle technique puissante, innovante et capable d’ouvrir des perspectives nouvelles.

Nous avions le sentiment de vivre collectivement une épopée, d’être les témoins du début d’une nouvelle époque. Nous assistions chaque année à de multiples « premières », comme autant d’entrées du train en gare de La Ciotat. L’esprit pionnier régnait. Dans mes souvenirs, je retrouve des théières emblématiques, des couchers de soleil synthétiques, des sourires de synthèse, des danses métamorphiques, de nouveaux effets de matières. Nous étions sans cesse à la recherche d’un réalisme croissant. Il y avait aussi les défis du temps réel. Puis arriva le « virtuel », avec les notions d’immersion dans l’image, puis d’hybridation réel/virtuel, et de « réalité augmentée ».

Je pourrais énumérer les anecdotes, mais cela ne rendrait pas compte d’un sentiment plus puissant, plus pérenne, qui m’habitait alors.

Les « nouvelles images » et le « virtuel » incarnaient l’idée qu’un nouveau régime de la représentation (et partant d’un nouveau régime épistémique) s’ouvrait, en rupture complète avec les millénaires passés de la très riche histoire de l’image.

Nous étions de nouveaux venus, mais nous voyions soudain tout un espace de possibles.

Des métaphores globales venaient à l’esprit: le numérique était une « nouvelle imprimerie ». Le virtuel, c’était une « nouvelle réalité », le cyberespace, une « nouvelle Amérique ». Rien de tout cela n’était trop emphatique. En fait, avec le recul des trois dernières décennies, il faut constater que beaucoup a effectivement été réalisé, même si bien plus encore reste à faire. Et aujourd’hui, des perspectives complètement incroyables s’ouvrent avec la convergence NBIC.

Les concepts-clé.

Je crois utile de résumer, de manière peut-être un peu abstraite, en quoi a consisté conceptuellement cette révolution de l’image. Le numérique représente l’apparition d’une source totalement nouvelle d’image après la main (peinture, sculpture) et la lumière (photo, vidéo). Nous sommes loin d’en avoir compris toutes les profondes implications, nous limitant la plupart du temps à mimer numériquement les outils classiques de représentation. L’impact du numérique sur la représentation reste à explorer, tant il est vaste. Il est même fondateur d’une nouvelle épistémologie de la simulation et des « expériences de pensée ». Algorithmes, modèles, langages formels, jadis réservés à la pensée abstraite (sciences mathématiques, physiques) peuvent désormais déverser leur puissance propre dans l’espace du visible, ainsi que dans l’espace immatériel du « virtuel ». Auparavant séparés (comme dans deux régions du cerveau) le langage et l’image, le « lisible » et le visible convergent.

Avec le 3D, il ne s’agissait plus de faire seulement des « images » (dites 2D) mais des « modèles », et donc de nouveaux types de générateurs d’images avec toutes leurs capacités propres. Autrement dit, la modélisation 3D ne produit pas seulement une image, ou des séquences définies d’images, mais des « modèles » qui peuvent engendrer un flot infini d’images suivant la manière dont on actualise les modèles, par exemple en tournant autour, ou bien en les métamorphosant par différents procédés.

Le virtuel introduit un nouveau rapport entre le corps et l’image. L’immersion du corps dans l’image et son interaction avec elle ouvre des pistes inédites (synesthésies, interactions haptiques). On peut créer des mondes virtuels potentiellement aussi complexes que ce que nous croyons comprendre des mondes réels.

Avec la télé-virtualité, nous avons la fusion du virtuel et des télécommunications. Nous fêtons cette année le 20ème anniversaire d’une première mondiale, la rencontre télé-virtuelle que j’ai organisé avec l’aide de VidéoLab, entre deux personnes situées physiquement l’une à Paris, l’autre à Monte-Carlo, mais se retrouvant virtuellement dans une simulation 3D en temps réel de l’abbatiale de Cluny, lors d’IMAGINA 1993. Désormais ce concept peut être décliné sur les plus grandes distances (sondes spatiales, ou encore drones tactiques) ou au niveau des nanostructures (nano-présence).

Le virtuel peut aussi s’hybrider selon de très nombreuses modalités avec le réel. On peut parler de réalités augmentées (par le virtuel), ou à l’inverse de virtualités augmentées (par la réalité). Enfin, il faut rappeler que c’est à IMAGINA que les premières applications d’Internet furent présentées au public français.

Toutes ces ruptures n’ont pas encore donné pleinement leur mesure. Sans doute, plusieurs décennies seront encore nécessaires pour que se révèlent l’étendue de ces nouveaux paradigmes. Mais on peut donner une brève idée de la profondeur philosophique des questions ouvertes.

Par exemple, on aller aussi loin que possible dans les « expériences de pensée » à base de simulation, donnant ainsi un nouveau statut à ces « réalités intelligibles », qui coexisteront avec la réalité proprement dite, pour aider à la comprendre et à la transformer. Il y a aussi la complexité qui reste presque entièrement à explorer des rapports intriqués entre images, modèles et paradigmes. Il y a les infinies possibilités de ce que j’ai appelé l’art intermédiaire ,à base de quasi-vies, et d’entités logico-mathématiques autonomes, se reproduisant et évoluant de façon quasi-épigénétique.

Ce qui n’a pas encore été accompli.

Il est inutile de revenir sur les grands succès du cinéma hollywoodien. Qu’il suffise dire que c’est Pixar qui a fini par avaler Disney et non le contraire. Qui l’eût cru en 1983 ?. John Lasseter domine désormais le Box office du « cartoon » avec son style lisse et léché. Des films comme Avatar (2009) de James Cameron ou Epic (2013) de Chris Wedge prouvent abondamment que la technique 3D est parfaitement maitrisée, et qu’elle rapporte de plus des sommes colossales. Mais où sont les Velasquez, les Vinci, les Rembrandt, les Monet, les Van Gogh  du 3D? Même question à propos des jeux virtuels. Ils sont partout. Mais où sont les Rodin, les Le Nôtre, les Claude Nicolas Ledoux, les Le Corbusier, les sculpteurs, les architectes, les urbanistes, les jardiniers du virtuel?

A ce sujet je voudrais évoquer la figure que fut André Martin, ce collègue et cet ami trop tôt disparu, qui a tant contribué à l’identification de la spécificité du cinéma d’animation, et qui fut aussi l’un des fondateurs du festival d’Annecy et de l’AFCA.

Dans un texte de 1952, Dessin animé et pesanteur, cité par Pierre Hébert, il critique violemment l’ensemble de la production américaine de dessin animé depuis l’apparition du cinéma sonore. «Pendant ses vingt premières années le Dessin animé a esquivé les voies essentielles et peu commodes qu’avaient montrées les précurseurs et préféré les situations plus sûres et moelleuses». Quels étaient ces précurseurs ? Aussi divers qu’Émile Reynaud, l’inventeur du Praxinoscope (1876) et du Théâtre optique (1892), puis Émile Cohl, Walt Disney, Paul Grimault. Commentant le travail de Grimault et Trnka, il écrit : «Dans l’animation il y a âme. Entre le personnage et l’animateur il n’y a pas seulement l’effort fourni pour lui donner mouvement. Quelque chose reste de la chaleur qui a accompagné l’évolution du personnage ; ligne amoureuse de sa dérive qui rend la nuance d’un clin d’œil…». Tout le secret de l’animation réside « entre » les images, comme le dira plus tard Norman McLaren, que Martin découvrit avec Blinkity Blank (1955), film étonnant, directement gravé sur chaque photogramme et dont plus de la moitié est composé d’images noires, pour le plus grand bénéfice du rythme et de la dynamique… Se révélait alors pour Martin «l’art immense du Film d’Animation, et de la prise de vue Image par image qui sauvent le meilleur du cinéma et dont le Cartoon tel qu’on le connaît n’est qu’une minuscule et étroite application.»

Quinze ans plus tard, dans un texte de 1967, la déception de Martin est d’autant plus patente, amère: «Je pense que l’animation aujourd’hui est en décadence, car elle ne parvient plus à dominer les écritures plastiques, les procédés de manipulation. (…) Tout ce mouvement se développe aux dépens ou même franchement contre ce qui était l’animation : le contrôle de mouvements complexes et décisifs, dans plusieurs dimensions. Ces valeurs allaient de la vitesse aux qualités des déformations, des déplacements, des vibrations visuelles. Pour moi, l’animation perd toute sa vie instrumentale et son dynamisme en empruntant à l’affiche, à l’illustration, à la peinture sa force de communication et en entrant dans le volant accéléré de la consommation des styles.»

Ce co-fondateur du Festival d’Annecy n’hésitait pas à dire alors : «Les festivals d’animation vont devenir des temples solennels du goût et de la nouveauté graphique affectée. Pour le moment ce n’est plus la peine de penser à l’animation, de la chanter, de l’annoncer, de l’attendre.» Mais en réalité c’est précisément ce qu’il attendait : l’avènement d’une utopie créative. «Des ordres de construction nouveaux, répondant aux lois de l’image par image, des styles imprévisibles sont encore possibles qui permettront au cinéma, même de prise vue directe, de prétendre aux plus hautes déterminations lyriques et expressives. (…) Le Cinéma est né avec une vocation discursive bien plus importante, originale et toujours actuelle, que son aptitude à enregistrer et reproduire automatiquement le mouvement.» Et il concluait : «L’invention du cinéma déjà inventé ne va plus finir.» Le Cinéma doit être considéré comme « l’Art de toutes les images possibles.» Qu’aurait-il pensé de Cars ou d’Avatar ?

Arts et convergences

Pouvons-nous espérer une nouvelle écriture de l’image ? Un nouvel art ? Une nouvelle « époque » stylistique? Un « art intermédiaire » des images, avec des processus de génération et d’auto-engendrement quasi-vivants ? La réalisation de mondes virtuels aussi profonds que des gouffres, aussi larges que des galaxies, et dans lesquels on pourrait trouver des histoires, des récits, des rêves, allant bien au-delà de Google Glass et des lunettes 3D à 2€? Quelles sont les chances d’ouvrir des voies radicales, impensées?

Après la convergence télématique annoncée dans les années 1970 et maintenant réalisée, qu’en est-il de la nouvelle convergence NBIC, nano-bio-info-cognitive ? Que pouvons-nous en attendre sur le plan de la création ?

Sur le plan de la création cognitive et conceptuelle, on peut affirmer qu’elle est déjà largement affectée par la convergence NBIC. Il est à noter que la simulation (en 3D) est désormais un superbe outil de travail cognitif allant bien au-delà des performances en temps réel des « simulateurs de vol ». L’art de la simulation et des expériences de pensée, déjà évoquées, est désormais partie prenante des progrès de la biologie de synthèse et de la biologie informatique. En effet le rôle fonctionnel des repliements 3D des séquences génomiques et des sites 3D protéiniques peut être étudié en détail. La simulation 3D permet d’étudier les micro-variations temporelles et les oscillations des nanostructures. La simulation peut être mise à profit pour tenter de saisir toute la complexité des enchevêtrements fonctionnels des réactions biochimiques, ou de quelques réseaux systémiques que ce soient.

Le rôle épistémique des techniques du virtuel comme outils de simulation cognitive et de prédiction heuristique dans le cadre de la biologie ou des nanosciences est l’un des éléments les plus prometteurs de la « convergence NBIC ». Mais quid de l’impact sur la création artistique ?

Futurs ?

La Biologie de synthèse permet d’envisager à terme la synthèse des processus vitaux, et donc possiblement la synthèse de la vie. On parle déjà de « Xéno-biologie ». On peut synthétiser des brins fonctionnels d’ADN, mais ce qui est plus ébouriffant ce sont les perspectives de synthétiser des formes de vie complétement orthogonales par rapport à la vie telle que nous la connaissons. On passerait de l’ADN à l’AXN, c’est-à-dire à des formes de vie basées sur des acides xéno-nucléiques, avec d’autres types d’acides aminés. Il y a aussi l’idée de l’émergence de l’Homme v. 2.0, l’ « Homme augmenté », capable de modifier en toute conscience son propre patrimoine génétique. Tout ceci est encore de la science-fiction, mais les bio-briques se mettent en place. Nul doute qu’un art NBIC pourra accompagner ce grand mouvement de convergence. Rien à voir avec l’image de synthèse des années 1980-2020, bien sûr, mais peut-être serons-nous témoins de l’émergence de formes inouïes de création, d’un art du trans-humanisme ou du post-humanisme ?

Vers un nouvel art total

Par exemple je voudrais évoquer l’artiste trans-génique Eduardo Kac qui a fait beaucoup parler de lui avec son GFP Bunny, un lapin fluorescent, modifié génétiquement. Le travail de Kac, aussi connu pour ses œuvres télématiques, a pris un développement nouveau avec Le Huitième Jour.. C’est une œuvre transgénique qui inclut dans un système écologique artificiel, physiquement clos mais ouvert sur le Web, des créatures bio-luminescentes comme des plantes, des amibes, des poissons et des souris. Dans l’installation Genesis, Kac incite les participants à provoquer des mutations génétiques, proposant « un perfide et déstabilisant jeu par Internet ». Voilà bien un nouvel avatar moderne du rêve de “l’art total” (Gesamtkunstwerk)! Une nouvelle grande fusion artistique est à notre portée. Les amibes et le cerveau, les bio-bots et le Web, les « participants » et « l’environnement » sont invités à fusionner.

Bref retour sur le passé des « nouvelles images » et quelques perspectives futures.

Mes premiers contacts avec les « images par ordinateur » remontent aux années 70. A l’époque le film de Peter Foldès La faim (1973), prix du jury à Cannes en 1974, était emblématique de certaines possibilités de transformation, de métamorphose et d’animation de dessins 2D.

A titre d’exercice de pensée, je propose « l’augmentation » du Lapin GFP de Kac. GFP veut dire Green Fluorescent Protein. On peut prévoir l’arrivée prochaine de protéines fluorescentes RFP et BFP, c’est-à-dire rouges et bleues. Créons alors un lapin dont un poil sur trois sera fluorescent rouge, vert ou bleu, selon le principe bien connu de la télévision en couleur. En combinant de plus les gènes du caméléon, du grillon et de la luciole avec les gènes de ce lapin rouge-vert-bleu, il sera aisé de créer le lapin-télévision. Les images fluorescentes pourront changer, comme pour un caméléon, avec une fréquence légèrement supérieure à la stridence du grillon, et avec une luminosité plusieurs fois supérieure à celle de la luciole. Bientôt, on pourra donc regarder Metropolis ou Autant en emporte le vent sur des lapins.

Allons plus loin encore.

L’idée suivante serait de faire de l’humanité une œuvre d’art totale. Pourquoi ne pas injecter les gènes du lapin télévision dans le patrimoine génétique humain ? Il n’y aurait plus de roux, de blonds ou de bruns, mais des chevelures en haute définition, où l’on pourrait afficher ses photos de vacance, entrecoupées de publicités.

Généralisons encore. Nous savons maintenant que la NSA peut en matière de secondes accéder n’importe quel ordinateur, n’importe où et n’importe quand. Je propose de donner à quelque artiste le loisir d’avoir accès disons une fois par an, pour le Carnaval ou la saint Valentin, à ce clavier universel. Sur les milliards de mobiles et d’ordinateurs, une symphonie visuelle mondiale, faite d’extraits de comptes bancaires, ou d’emails d’amour, pourraient exceptionnellement sortir des archives secrètes, et apparaître au grand jour. Alors les drones se mettront à filmer le monde selon des saccades programmées pour en faire surgir une sorte de suc, d’essence immatérielle, qui dirait quelque chose de l’âme mondiale, en voie de transformation.