Avec la Sagesse, l’Un créa les Elohim


« Zohar »

Un rabbin nommé Yechou‘a (יֵשׁוּעַ), et originaire de Nazareth, un petit village de Galilée, était connu pour être une sorte d’agitateur. Il fut interrogé par le préfet romain de Judée, Ponce Pilate. Le rabbin affirma qu’en fait, « il était roi », et qu’il était « venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité »i. Ponce Pilate connaissait ses classiques et n’était pas contre une petite discussion rhétorique. Il posa donc cette question au rabbin : « Qu’est ce que la vérité ? »ii, puis, sans attendre davantage une réponse qui ne venait pas, il sortit de la salle d’audience, et alla s’entretenir avec un groupe de Juifs qui attendaient dehors.

La question de la nature de la vérité n’avait sans doute pas été totalement éclaircie en droit romain, mais elle avait été effectivement abordée dans les Écritures juives, certes de façon allusive et non dogmatique. Néanmoins le caractère essentiel du problème semblait avoir été perçu par le Psalmiste, qui avait prononcé ces mots d’une simplicité biblique: רֹאשׁ-דְּבָרְךָ אֱמֶת, roch devar-ka émét,iii que l’on peut traduire ainsi : « Le fondement de Ta parole, c’est la vérité ».

Le mot רֹאשׁ, roch pourrait aussi être traduit par « principe »: « Vérité, le principe de ta parole ! »iv. Dans une autre traduction encore, roch prend le sens d’« essence »: « La vérité est l’essence de ta parole. »v 

Les trois mots français « fondement », « principe », « essence », font partie d’un vocabulaire philosophique, abstrait, et à ce titre, ils semblent quelque peu éloignés de l’esprit de l’hébreu ancien, langue éminemment concrète, réaliste.

Originairement, le mot roch signifie : « tête, personne, homme ». Par dérivation, métonymie ou métaphore, roch peut aussi prendre les sens suivants : « chef, sommet, pointe, chose principale » ; « somme, nombre, troupe » ; « commencement, le premier ». Enfin roch peut désigner une plante vénéneuse (la cigüe, ou le pavot), avec les sens de « poison, venin, fiel ». Parmi toutes ces acceptions du mot roch, l’une d’entre elles est à l’origine étymologique du mot reshit, « commencement ». Il se trouve d’ailleurs que c’est précisément ce mot que l’on trouve au « commencement » de la Thora, avec la célèbre formule: Be-rechit, « Au commencement ».

Si l’on voulait absolument rendre fidèlement compte (en français) de toutes les connotations implicites du mot רֹאשׁ, rosh, tel qu’il est utilisé dans le verset du Psaume 119 cité plus haut, il faudrait se résoudre à le traduire par un faisceau de formules, – un buissonnant essaim de sens: « En tête de ta parole, la vérité » ; « La pointe de ta parole, c’est la vérité » ; « La somme de ta parole est vérité » ; « La vérité est première en ta parole », « La vérité est le fiel de ta parole ».

Chacune de ces formules serait en soi manifestement insatisfaisante, mais, prises comme un ensemble, elles ouvrent de nouvelles perspectives.

Par exemple, si la vérité est « en tête » de la parole, ou dans sa « pointe », ou encore si elle est considérée comme « première », faut-il entendre que toute « parole » possède aussi un « corps », des « membres », ou des parties « secondes », où la vérité ne se trouverait pas?

Si c’est la « somme » de la parole qui incarne la « vérité », cela implique-t-il que chacune des parties de la « parole » ne la contient pas?

Comment comprendre que du « fiel » ou du « venin » (traductions possibles de roch) puissent se trouver dans la parole (en l’occurrence celle de Dieu) ?

Les traductions de roch, plus modernes, plus abstraites, que l’on a citées (« fondement, principe, essence ») semblent échapper à ces difficultés d’interprétation. Elles permettent d’emblée de donner au verset de ce psaume un vernis de profondeur, une sorte d’allure philosophique. Mais ce vernis abstrait et cet aspect philosophique sont sans doute les indices d’un réel écart par rapport au sens originel, tel que voulu par le Psalmiste, et surtout d’un éloignement d’avec le génie de l’hébreu biblique, langue plus concrète, plus réaliste. Si l’on veut rester fidèle à ce génie, le sens profond du mot roch dans ce verset doit plutôt être cherché du côté de l’acception de « commencement », qui est aussi celle du mot rechit, qui en dérive. Le mot rechit participe en effet à la description d’un moment-clé de la Création, le « Commencement », et il en tire un prestige spécial.

Cet éminent moment est décrit par le Zoharvi d’une façon étonnamment imagée, dans un passage fort étrange, plein d’une lumière obscure. Quatre traductions fort différentes de ce texte du Zohar témoignent de la difficulté de son interprétation.

Gershom Scholem propose :

« Au commencement [be-rechit], quand la volonté du Roi commença d’agir, il traça des signes dans l’aura divine. Une flamme sombre jaillit du fond le plus intime du mystère de l’Infini, l’Ein-Sof ; comme un brouillard qui donne une forme à ce qui n’en a pas, elle est enfermée dans l’anneau de cette aura, elle apparaît ni blanche, ni noire, ni rouge, ni verte, sans aucune couleur. Mais quand elle commença à prendre de la hauteur et à s’étendre, elle produisit des couleurs rayonnantes. Car au centre le plus intime de cette flamme, jaillit une source dont les flammes se déversent sur tout ce qui est en-dessous, caché dans les secrets mystérieux de l’Ein-Sof. La source jaillit, et cependant elle ne jaillit pas complètement, à travers l’aura éthérée qui l’environne. On ne pouvait absolument pas la reconnaître jusqu’à ce que, sous le choc de ce jaillissement, un point supérieur alors caché eût brillé. Au-delà de ce point, rien ne peut être connu ou compris et c’est pourquoi il est appelé Rechit, c’est-à-dire « commencement », le premier mot de la création. »vii

Quel est ce « point » que l’on appelle Rechit? Gershom Scholem indique que pour le Zohar (dont il attribue la paternité à Moïse de Léon) et pour la majorité des écrivains de la cabale, ce « point » primordial, ce « commencement » s’identifie à la « Sagesse » divine, Hokhma.

Deux autres interprétations, celle de R. Siméon Labi de Tripoli et celle de R. Moïse Cordovero, datant l’une et l’autre du 16ème siècle, ont été citées par Charles Mopsikviii :

R. Siméon Labi :

« Dans la tête [be-rechit], la parole du Roi tailla des signes dans la plus haute transparence. Un étincellement de ténèbres sortit du milieu de l’enclos de l’enclos, depuis la tête du Ein-Sof ; attaché au Golem (ou matière informe initiale), planté dans l’anneau (…) Cette source est enclose au milieu de l’enclos jusqu’à ce que grâce à la force bousculante de sa percée s’illumine un point, enclos suprême. Après ce point l’on ne sait plus rien, c’est pourquoi il est appelé Rechit (commencement), première parole. »ix

R. Moïse Cordovero :

« Au moment antérieur [be-rechit], au dire du Roi, dans son zénith suprême, il grava un signe. Une flamme obscure (ou éminente) jaillit à l’intérieur du plus enclos, qui partait des confins de l’Infini, forme dans le Golem plantée au centre de l’anneau (…) Au centre de la Flamme une source jaillit à partir de laquelle les couleurs prirent leur teinte lorsqu’elle parvint en bas. L’enclos de l’enclos de l’énigme de l’Infini tenta de percer, mais ne perça pas son air environnant et il demeura inconnu jusqu’à ce que, de par la puissance de sa percée, un point s’illuminât, enclos suprême. Au-dessus de ce point rien n’est connaissable, c’est ainsi qu’il est appelé Rechit, commencement, première de toute parole. »x

Quant à lui, Charles Mopsik propose une autre traduction encore, tranchant dans le vif:

« D’emblée [be-rechit], la résolution du Roi laissa la trace de son retrait dans la transparence suprême. Une flamme obscure jaillit du frémissement de l’Infini dans l’enfermement de son enfermement. Telle une forme dans l’informe, inscrite sur le sceau. Ni blanche, ni noire, ni rouge, ni verte, ni d’aucune couleur. Quand ensuite il régla le commensurable, il fit surgir des couleurs qui illuminèrent l’enfermement. Et de la flamme jaillit une source en aval de laquelle apparurent les teintes de ces couleurs. Enfermement dans l’Enfermement, frémissement de l’Infini, la source perce et ne perce pas l’air qui l’environne et elle demeure inconnaissable. Jusqu’à ce que par l’insistance de sa percée, elle mette en lumière un point ténu, enfermement suprême. Par de-là ce point, c’est l’inconnu, aussi est-il appelé ‘commencement’, dire premier de tout. »xi

Mopsik se distingue nettement des autres traducteurs, dès la première phrase, en proposant que le Roi « laisse la trace de son retrait dans la transparence suprême », plutôt que de « graver ou tailler des signes ».

Il justifie ce choix audacieux de cette manière : « Ce qui nous a conduit à préférer l’expression ‘laisser la trace de son retrait’ à ‘inscrire des signes’ vient du fait que le verbe galaf ou galif ne se rencontre que très rarement dans le Midrach, et quand il apparaît, il est associé à l’idée d’inscrire en creux, d’ouvrir la matrice. Ainsi c’est ce terme qui est employé quand Dieu a visité Sarah puis Rikva qui étaient stériles (Cf. Gen 47.2 , Gen 53.5 et Gen 63.5). Il est donc probable que le Zohar utilise ces connotations de l’ordre de la génération et de la fécondation. De plus, le passage en question a été interprété postérieurement par l’école de Louria comme une évocation du Tsimtsoum, ou retrait du divin. »xii

Dans l’interprétation de Mopsik, il faut comprendre qu’au commencement, Dieu « ouvre la matrice », puis Il s’en retire, mais cependant Il y « laisse la trace de son retrait ». De quelle « matrice » s’agit-il ? Selon le Zohar, cette ‘matrice’ est une image de la « Sagesse » (Hokhmah). En effet, un peu plus loin, le Zohar donne ces explications relativement cryptiques, et néanmoins éclairantes : « Jusqu’à maintenant, cela a été le secret de ‘YHVH Elohim YHVH’. Ces trois noms correspondent au secret divin que contient le verset ‘Au commencement, créa Elohim’. Ainsi, l’expression ‘Au commencement’ est un secret ancien, à savoir : la Sagesse (Hokhmah) est appelée ‘Commencement’. Le mot ‘créa’ fait aussi allusion à un secret caché, à partir duquel tout se développe. »xiii

Résumons brièvement ce que nous venons d’apprendre. La Sagesse (Hokhmah) a aussi pour nom ‘Commencement’ (Rechit). La « matrice » que Dieu « ouvre » au ‘Commencement’, avant de « s’en retirer » est celle de la Sagesse. Selon Charles Mopsik, les métaphores que le Zohar emploie pour décrire ce moment évoquent la « génération » et la « fécondation ». Le Zohar, décidément bien informé, livre encore ces précisions: « Avec ce Commencement-là, l’Un caché et inconnu a créé le Temple (ou le Palais), et ce Temple est appelé du nom ‘Elohim’. Ceci est le secret des mots : ‘Au commencement créa Elohim’ ».xiv

Le grand secret est indicible, mais il s’étale à l’évidence dans le Zohar : L’Un s’unit à la Sagesse (dont l’autre nom est ‘Commencement’), puis il s’en retire, tout en y laissant sa trace. De cette union de l’Un et du Commencement naît le Temple (qui s’appelle aussi ‘Elohim’).

Toujours selon le Zohar, il faut enfin comprendre le premier verset de la Thora ‘Be-rechit bara Elohim’ de la manière suivante: « Avec le Commencement, [l’Un, le Caché] créa les Elohim (les Seigneurs) ».

Comment ne pas s’étonner que le ‘monothéisme’ judaïque affirme ainsi que, dès l’origine, et dès la première phrase de la Thora, se révèle une sorte de trinité, – celle de l’Un, de la Sagesse et des Elohim? Cette « trinité » n’est pas statique : les Elohim sont ‘engendrés’ par la Sagesse, laquelle est ‘fécondée’ par l’Un.

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iJn 18,37

iiJn 18,38

iiiPs. 119,160

ivLa Bible de Jérusalem. Ed. du Cerf, Paris, 1996

vGershom G. Scholem, in Le nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage. Alia. 2018, p.11

viZohar 1,15a

viiZohar 1,15a. Cité par Gershom G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive. Traduction de l’anglais par Marie-Madeleine Davy. Ed. Payot, Paris, 2014, p.320

viiiCharles Mopsik. Le Zohar. Ed. Verdier. 1981, p.482

ixR. Siméon Labi de Tripoli in Ketem Paz Biour ha Milot (Éclaircissement des mots), 1570. Cité par Charles Mopsik in op.cit.p.482

xR. Moïse Cordovero, Or Yakar, Cité par Charles Mopsik in op.cit.p.483

xiTraduction de Charles Mopsik. Le Zohar. Ed. Verdier. 1981, p.484

xiiCharles Mopsik. Le Zohar. Ed. Verdier. 1981, p.484

xiiiZohar 1,15b

xivZohar 1,15a

Sages vs. Prophètes


« Isaïe »

La Kabbale juive met le Sage fort au-dessus du Prophète. Pourquoi cette hiérarchie ? Est-elle justifiée ? Que nous apprend-elle sur le passé ? Cette vision des choses est-elle encore appropriée aux défis futurs ?

Questions difficiles… Mais commençons par les éléments à charge contre le prophétisme, et par ce que la Kabbale avance en faveur du Sage. « Le Sage l’emporte toujours sur le Prophète, car le Prophète est tantôt inspiré, tantôt non, tandis que l’Esprit Saint ne quitte jamais les Sages ; ils ont connaissance de ce qu’il y a eu En-Haut et En-Bas, sans qu’ils soient dans l’obligation de le révéler. »i

Les Sages « savent », dit le Zohar, ils « connaissent ». Leur sagesse est telle qu’ils se dispensent même du risque d’en parler publiquement. Il n’y aurait que des malentendus à laisser se propager, des incompréhensions assurées. Quel en serait le bénéfice ? De leur sagesse, les Sages se gardent bien de « révéler » ce qu’ils en « savent », ou même ce qu’ils peuvent en dire. C’est parce qu’ils sont « sages » qu’ils ne révèlent pas ce qui fonde leur « sagesse ».

Rien d’exceptionnel en cela. Dans une tout autre culture, celle du bouddhisme Zen, on trouve mille exemples d’une attitude comparable. « Un jour Fa-ien citait ce dialogue connu de Tchao-tcheou et d’un moine. Le moine demanda : ‘Quelle est votre manière d’enseigner ?’ Tchao-tcheou dit : ‘Je suis sourd ; parlez plus haut, je vous prie.’ Le moine répéta la question. Alors Tchao-tcheou dit : ‘Vous me demandez quelle est ma manière d’enseigner, et j’ai déjà découvert la vôtre.’ Ce mondo servit à ouvrir au satori l’esprit de Fo-kien. Il demanda alors au maître : ‘Je vous en prie, indiquez-moi où est la vérité ultime du Zen.’ Le maître répondit : ‘Un monde de multiplicités est tout entier marqué du sceau de l’Unique.’ Kien s’inclina et se retira. »ii

Que font donc les Sages juifs alors, ou bien les Maîtres zen, ou encore tout autre ‘sachant’ de quelque culture que ce soit, s’ils ne consentent pas à révéler aux impétrants quelque parcelle de leur savoir ? Ils ont sans doute, les uns et les autres, mieux à faire. Plutôt que de trop perdre de temps et disperser leurs efforts, ils jugent plus appropriés de continuer d’approfondir ce savoir même, et d’étudier pour gravir sans cesse l’échelle de la connaissance ?…Sont-ils donc indifférents, ces sages, ces maîtres, quant au sort de ceux qui viennent leur demander de l’aide ? Peut-être, connaissant l’ampleur de la tâche, donnent-ils quelques indications allusives, charge restant aux chercheurs de tracer leur propre voie ?

« Ceux qui se livrent à l’étude de la Torah sont toujours préférables aux prophètes. Ils sont en effet d’un niveau supérieur, car ils se tiennent En-Haut, en un lieu dénommé Torah, qui est le fondement de toute foi. Les prophètes se tiennent à un niveau inférieur, appelé Netsah et Hod. Aussi ceux qui s’adonnent à l’étude de la Torah sont-ils plus importants que les prophètes, ils leurs sont supérieurs. »iii

En Israël, l’antagonisme frontal entre Sages et Prophètes a une longue histoire. Elle peut peut se résumer à la rivalité millénaire entre le judaïsme prophétique et le judaïsme rabbinique.

Gershom Scholem, qui a étudié les grands courants de la mystique juive, relève « un point essentiel sur lequel le Sabbatianisme et le Hassidisme se rejoignent, tout en s’éloignant de l’échelle rabbinique des valeurs, à savoir : leur conception du type idéal de l’homme auquel ils attribuent la fonction de chef. Pour les juifs rabbiniques, et tout particulièrement à cette époque, le type idéal reconnu comme le chef spirituel de la communauté est le savant, celui qui étudie la Torah, le Rabbi instruit. De lui, on n’exige aucune renaissance intérieure. (…) A la place de ces maîtres de la Loi, les nouveaux mouvements donnèrent naissance à un nouveau type de chef, le voyant, l’homme dont le cœur a été touché et changé par Dieu, en un mot, le prophète. »iv

La rivalité entre le savant et le voyant peut se graduer selon une échelle supposée, qui relierait symboliquement l’En-Bas et l’En-Haut. Pour le judaïsme rabbinique, le savant talmudique, l’étudiant de la Torah, est dit ‘supérieur’ au voyant, au prophète ou à celui-là même dont le cœur a été changé par Dieu.

Une fois posée une sorte d’échelle de comparaison, d’autres hiérarchies prolifèrent à l’intérieur de la caste des ‘maîtres de la Loi’. Elles se fondent sur la manière plus ou moins convenable dont on étudie la Loi, sur la façon plus ou moins adéquate dont on s’approche de la Torah.

Les textes en témoignent.

« Pourquoi est-il écrit d’une part : ‘Car ta grâce s’élève jusqu’aux cieux.’ (Ps 57,11) et d’autre part : ‘Ta grâce dépasse les cieux’ (Ps 108,5) ? Il n’y a pas contradiction entre ces ceux versets. Le premier se rapporte à ceux qui ne s’occupent pas de la Torah d’une façon désintéressée, tandis que le second s’applique à ceux qui étudient d’une façon désintéressée. »v

On pourrait en conclure (sans doute trop hâtivement) qu’on a donc intérêt à être désintéressé (quant au but de l’étude), et à se désintéresser de tout intérêt (pour la finalité de la Torah), si l’on veut connaître la grâce qui ‘dépasse les cieux’.

Mais une autre piste de recherche s’ouvre aussitôt.

Plutôt que de concerner seulement ceux qui ‘étudient la Torah’, la grâce qui ‘s’élève jusqu’aux cieux’ et la grâce qui ‘dépasse les cieux’ pourraient s’appliquer respectivement aux maîtres de la Loi et aux prophètes, – à moins que ce ne soit l’inverse ? Comment savoir ?

On vient de voir que le Zohar prend résolument parti pour la supériorité des maîtres de la Loi sur les prophètes. Mais l’ambivalence des textes de la Bible hébraïque permet sans doute bien d’autres interprétations. Peut-être pouvons-nous puiser dans les dires des Prophètes eux-mêmes afin de nous faire une opinion à leur sujet, et tenter de voir si ce qu’ils ont à dire peut ‘dépasser les cieux’ ?

Isaïe déclare à propos de sa propre mission prophétique :

« Oui, ainsi m’a parlé YHVH lorsque sa main m’a saisi et qu’il m’a appris à ne pas suivre le chemin de ce peuple, en disant : ‘Vous n’appellerez pas complot tout ce que ce peuple appelle complot, vous ne partagerez pas ses craintes et vous n’en serez pas terrifiés. C’est YHVH Tsebaot que vous proclamerez saint c’est lui qui sera l’objet de votre crainte et de votre terreur. Il sera un sanctuaire, un rocher qui fait tomber, une pierre d’achoppement pour les deux maisons d’Israël, un filet et un piège pour les habitants de Jérusalem. Beaucoup y achopperont, tomberont et se briseront, il seront pris au piège et capturés. Enferme un témoignage, scelle une instruction au cœur de mes disciples.’ J’espère en YHVH qui cache sa face à la maison de Jacob. »vi

Selon le témoignage d’Isaïe, YHVH déclare qu’il est lui-même un ‘rocher qui fait tomber’, une ‘pierre d’achoppement’, un ‘filet et un piège’. Mais, un peu plus loin, Isaïe inverse radicalement cette métaphore de la ‘pierre’ et lui donne un sens inverse.

« Ainsi parle le Seigneur YHVH :

Voici que je vais poser en Sion une pierre, une pierre de granite, pierre angulaire, précieuse, pierre de fondation bien assise : celui qui s’y fie ne sera pas ébranlé. »vii

Contradiction ? Non. Pour paraphraser ce qui a été dit plus haut sur l’étude intéressée et désintéressée de la Torah, avançons que la ‘pierre de fondation bien assise’ s’applique aux vrais prophètes.

En revanche, la ‘pierre d’achoppement’ se rapporte aux ‘insolents’, à ceux qui ont ‘conclu une alliance avec la mort’, qui ont fait du ‘mensonge’ leur ‘refuge’ et qui se sont ‘cachés dans la fausseté’,viii ainsi qu’aux faux prophètes, aux prêtres et à tous ceux qui prétendent ‘enseigner des leçons’ et ‘expliquer les doctrines’…

Isaïe éructe et tonne. Sa fureur éclate contre les pseudo-maîtres de la Loi.

« Eux aussi, ils ont été troublés par le vin, ils ont divagué sous l’effet de la boisson. Prêtre et prophète, ils ont été troublés par la boisson, ils ont été pris de vin, ils ont divagué sous l’effet de la boisson, ils ont été troublés dans leurs visions, ils ont divagué dans leurs sentences. Oui, toutes les tables sont couvertes de vomissements abjects, pas une place nette ! »ix

Les faux prophètes et les prêtres sont ivres et roulent dans leurs vomissements abjects… Leurs visions sont troubles… Leurs sentences divaguent… Ils bégaient, ils ânonnent des phrases absurdes, mais YHVH leur resservira leurs leçons dérisoires et les renversera de leurs piédestals :

« A qui enseigne-t-il la leçon ? A qui explique-t-il la doctrine ? A des enfants à peine sevrés, à peine éloignés de la mamelle, quand il dit : ‘çav laçav, çav laçav ; qav laqav, qav laqav ; ze ‘êr sham, ze ‘êr shamx Oui c’est par des lèvres bégayantes et dans une langue étrangère qu’il parlera à ce peuple (…) Ainsi YHVH va leur parler ainsi : ‘çav laçav, çav laçav ; qav laqav, qav laqav ; ze ‘êr sham, ze ‘êr sham’, afin qu’en marchant ils tombent à la renverse, qu’ils soient brisés, pris au piège, emprisonnés. »xi

Comme on voit, Isaïe avait, avec plus d’un millénaire d’avance, prévenu le mépris subtil des savants kabbalistes et quelque peu ridiculisé les sentences sapientiales des maîtres rabbiniques. Aujourd’hui, qu’est-il advenu de la bipolarité ancienne des judaïsmes prophétiques et rabbiniques? Il semble que le judaïsme rabbinique occupe presque tout le terrain idéologique désormais… Le temps des (vrais) prophètes semble terminé depuis plus de deux millénaires… Les (faux) prophètes sont particulièrement déconsidérés depuis la prolifération récurrente de multiples « faux-Messies » (de Jésus de Nazareth à Isaac Luria, Sabbataï Zevi et Nathan de Gaza…) Il y a peu d’espoir que le Messie se risque à nouveau sur la scène mondiale avant fort longtemps. On a vu ce qu’il en coûtait aux audacieux qui s’étaient risqués à occuper le rôle.

Quelle ouverture, donc, pour tous ceux qui cherchent quelque voie bonne pour l’humanité dans son ensemble, prise dans une planète étrécie, en souffrance, menacée de toutes parts ?

Je ne saurais le dire, n’étant pas Sage.

Je sais seulement que si quelque réponse existe en vérité, il faudrait sans doute être un peu prophète pour pouvoir commencer de la balbutier…

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iZohar II 6b (Shemot). Cité par Rabbi Hayyim de Volozhyn. L’âme de la vie. Quatrième portique : Entre Dieu et l’homme : la Torah. Ed. Verdier 1986, p.215

iiD.T. Suzuki. Essais sur le Bouddhisme Zen. 2e Série. Albin Michel. 1972, p.229

iii Zohar III 35a (Tsav). Cité par Rabbi Hayyim de Volozhyn. L’âme de la vie. Quatrième portique : Entre Dieu et l’homme : la Torah. Ed. Verdier 1986, p.215

ivGershom Scholem. Les grands courants de la mystique juive. Trad. M.-M. Davy. Ed. Payot et Rivages, Paris, 2014, pp.483-484

vRabbi Hayyim de Volozhyn. L’âme de la vie. Quatrième portique : Entre Dieu et l’homme : la Torah. Ed. Verdier 1986, p.210

viIs 8, 11-17

viiIs 28,16

viiiIs 28, 14-15

ixIs 28, 7-8

xLittéralement : « Ordre sur ordre…mesure sur mesure… un peu ici, un peu là ». Ceci peut s’interpréter comme une imitation dérogatoire des pseudo « maîtres de la Loi ».

xiIs 28, 9-13

Le Procès de la « Vivante »


« La création d’Eve »…

Le Zohar fait nettement porter sur Eve la responsabilité du mal et de l’introduction de la mort dans le monde. « C’est pourquoi l’Écriture dit : ‘Et la femme vit que cet arbre était bon à manger’. Eve vit ce que cet arbre avait de bon, mais il ne lui suffit point de s’approprier le bien ; elle s’appropria le mal. Aussi l’Écriture ajoute-t-elle : ‘…Et elle prit de ses fruits et en mangea.’ L’Écriture ne dit pas ‘et elle en prit’, mais ‘elle prit de ses fruits’. C’est ainsi qu’elle s’attacha à l’endroit dont émane la mort ; et elle porta la mort dans le monde. Elle fit ainsi une division entre la vie et la mort. »i

On voit que, selon l’explication du Zohar, Eve aurait dû se contenter de manger de l’écorce ou du bois de l’arbre, dont elle avait vu qu’il était « bon à manger ». Mais elle voulut aussi manger de ses fruits, qui recélaient le mal et la source de la mort.

Le Zohar va même plus loin. Il amplifie sa critique d’Eve, en lui donnant une dimension métaphysique. A la suite de son péché, dit le Zohar, « Eve a séparé la ‘Voix’ du ‘Verbe’, qui ne doivent jamais être séparés. Quiconque sépare la ‘Voix’ du ‘Verbe’ deviendra muet et ne saura plus parler ; et quand il ne saura plus parler, il retournera à la terre. »ii

Dans le texte original, on lit les mots קוֹל, qol, et דִבּוּר, dibbour, qui sont traduits respectivement par ‘Voix’ et ‘Verbe’ par Jean de Pauly.

La dimension métaphysique du péché d’Eve dépasse donc son appropriation du mal, et l’introduction de la mort dans le monde. Elle est aussi responsable de la ‘séparation de la Voix et du Verbe’.

Le témoignage de Rabbi Siméon est cité par le Zohar, pour appuyer cette thèse. Rabbi Siméon dit : « Il est écrit (Ps. 39, 3) : ‘Je suis devenu muet et silencieux, [pour ne pas dire même] de bonnes choses; et ma douleur a été renouvelée.’ ‘Je suis devenu muet et silencieux’ est l’exclamation du ‘Synode d’Israël’ dans la captivité. Pourquoi Israël est-il devenu silencieux? Parce que c’est la ‘Voix’ (qol) qui parle (m’dabbar) du ‘Verbe’ (dibbour)iii. Or, depuis qu’Israël est en captivité (galouta’), la ‘Voix’ (qol) s’est séparée de lui ; aussi n’entend-il pas (lo’ ichttema‘) le ‘Verbe’ (millah)iv. C’est pourquoi il s’écrie : ‘Je suis devenu muet et silencieux’ ; pourquoi est-il silencieux ? L’Écriture répond : ‘[Parce que je suis privé] de bonnes choses’, [c’est-à-dire] de la « Voix » qui n’est plus dans Israël; et Israël dit (Ps. 65, 2): ‘C’est à vous (lekha) qu’il convient de rester en silence (doumiyyah) et de ne pas chanter de louange (tehillah) car Élohim est à Sion.’v L’Écriture veut dire qu’il ne sied plus à Israël de chanter les hymnes de David, puisqu’il est en captivité et privé de la ‘Voix’ (qol). Rabbi Isaac dit : [Les paroles de l’Écriture sont une exclamation qu’Israël adresse à la ‘Voix’;] car ‘lakh’ [c’est à vous], signifie ‘c’est par vous’. Israël dit à la ‘Voix’ : C’est à cause de vous, parce que vous vous êtes séparée de moi, que je suis silencieux. »vi

Le texte est serré, dense, mais somme toute assez clair. Résumons :

Israël est en captivité. Est-ce une référence à l’Exil à Babylone ? Sans doute. Mais cela pourrait avoir une portée plus large, intemporelle. En conséquence, la Voix s’est séparée d’Israël, et Israël est muet, silencieux. Mais ce silence muet ne l’empêche pas de s’adresser à la Voix, et de lui dire : « C’est à cause de Toi qui je suis réduit au silence, parce que Tu T’es séparée de moi. »

il y a semble-t-il une conséquence supplémentaire de cette séparation d’avec la Voix. Comme « c’est la Voix qui parle du Verbe », Israël n’entend ni la Voix (qol) ni le Verbe (dibbour), ni la Parole (millah).

Et tout cela, en dernière analyse, est dû à Eve, חַוָּה, Hawwāh, nom qui signifie la « Vivante ».

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iSepher ha-Zohar I, 36a, Traduction Jean de Pauly, Ed. Maisonneuve et Larose, Paris, 1985, p.224-225

iiSepher ha-Zohar I, 36a, Traduction Jean de Pauly, Ed. Maisonneuve et Larose, Paris, 1985, p.225

iiiבְּגִין דְּקוֹל מְדַבָּר לֵיהּ לְדִבּוּר

ivLe mot ‘voix’ traduit en français le mot קוֹל, qol, et le mot ‘verbe’ traduit ici les mots דִבּוּר, dibbour, ‘parole’,et מִלָּה, millah, ‘parole, discours’. Il n’est pas inutile de signaler un autre sens encore de millah, mot qui signifie aussi ‘circoncision’…

vLe Zohar ne cite que les trois premiers mots du verset du Ps. 65,2 :  לְךָ דֻמִיָּה תְהִלָּה , littéralement : « Pour toi, silence, louange » (lekha doumiyyah tehillah), mais il ne mentionne pas les deux mots suivants du verset, אֱלֹהִים בְּצִיּוֹן, « Elohim [est] à Sion ». En revanche, dans sa traduction du Zohar, Jean de Pauly ajoute ces deux mots, qui complètent le premier hémistiche de ce verset, et les traduit ainsi: « car Elohim est à Sion ». Le verset Ps. 65,2 se lit en effet : לְךָ דֻמִיָּה תְהִלָּה אֱלֹהִים בְּצִיּוֹן , « lekha doumiyyah tehillah elohim b’tsion ». Si on traduit littéralement, on pourrait comprendre: « Pour Toi, Elohim, qui est à Sion, le silence est louange ».

Or, les traductions classiques de ce verset divergent fortement. La traduction dite de la « Bible du Rabbinat » (1899) donne : « A toi, ô Dieu, qui résides dans Sion, l’attente confiante, la louange! ». Dans la Bible de Jérusalem (15e édition, 1996) on trouve : «  A toi la louange est due, ô Dieu, dans Sion ». En note, la Bible de Jérusalem précise : « ‘est due’ versions ; ‘le silence (est la louange)’ hébr. (simple différence de vocalisation). » Cette note fort cryptique, que je cite littéralement, et mot à mot, peut se traduire elle-même en français courant: « Il y a différentes versions de ce verset, qui viennent des différentes vocalisations du mot hébreu דֻמִיָּה doumiyyah. » Mais il y a manifestement une grande différence entre la version donnée par le Zohar, selon l’interprétation que Rabbi Siméon en fait, la traduction que Jean de Pauly en donne, et les diverses traductions du verset Ps 65,2 par le Rabbinat et par la Bible de Jérusalem. Le Dictionnaire Sander-Trenel donne pour le mot דֳּמִי domiy, qui semble être la version masculine de doumiyyah: « silence, repos », et cite en exemple Is. 62,6 « ne gardez point le silence » et Ps 83,2 « Dieu ! Ne reste point en repos ! » ( אֱלֹהִים אַל-דֳּמִי-לָךְ Elohim ‘al domiy lakh)

viSepher ha-Zohar I, 36a, Traduction Jean de Pauly, Ed. Maisonneuve et Larose, Paris, 1985, p.225

Derrière la Porte


Abraham, Sara et la visite de Mamré

On sait que le dogme de l’unité absolue de Dieu prévaut dans le judaïsme orthodoxe; mais d’un autre côté, nombreux sont les exemples de textes juifs, relativement tardifs, comme ceux de la Cabale juive du Moyen Âge, qui assurent qu’il y a plusieurs « essences » de Dieu, ou en Dieu.

Ce fait est assez « embarrassant » pour les commentateurs rabbiniques. Ils craignent sans doute qu’une certaine convergence avec la doctrine chrétienne sur ce point de doctrinei, ne devienne par trop flagrante. Cependant il faut bien se rendre à l’évidence. Cette idée de la multiplicité des essences de Dieu a été déclinée de plusieurs manières dans le Zohar, sous la forme de commentaires sur les Noms de Dieu, par exemple sur les quatre lettres du Tétragramme (Y-H-V-H), sur les trois lettres du Verbe divin, créateur, יְהִי (Y-H-Y), ou encore sur les trois sortes de points-voyelles (holem, choureq, chireq).

Viennent également à l’appui de cette idée la structure différenciée des Sefirot (et notamment les trois premières), l’emploi dans les textes de symboles à la structure trinitaire, et enfin l’interprétation de scènes bibliques particulièrement étranges où interviennent des envoyés divins au nombre de trois.

La structure même du Tétragramme divin, יְהוָה , souvent transcrit « Jéhovah », « Yahvé » ou « YHVH » dans les Bibles non-hébraïques, invite à la méditation sur le sens ou l’essence de chacune de ces quatre lettres.

Le Zohar affirme que ces quatre lettres, respectivement: Yod, , Vav, , symbolisent plusieurs essences de Dieu.

La lettre est présente deux fois. Le premier est appelé ‘supérieur’ dans le Zohar, et le second ‘inférieur’.

Ces quatre lettres sont comparées à un « corps ». Chacune d’entre elles est habitée d’une vie propre, et elles peuvent « procéder » l’une de l’autre, « monter » ou « descendre », ou encore « s’unir » entre elles suivant diverses combinaisons.

Chacune d’entre elle incarne la présence de trois « hypostases », ce qui démultiplie leur nombre.

« Le nom YHVHii est formé de quatre lettres qui sont en quelque sorte pour l’essence divine ce que les membres sont pour le corps humain. Mais, étant donné le nombre de trois hypostases, ces quatre lettres sont douzeiii. C’est donc le nom sacré de douze lettres qui a été dévoilé à Élie dans la caverne. »iv

Il est donc ici évoqué le concept d’hypostases divines, dont l’interprétation peut certainement varier, mais dont on ne peut nier qu’elle semble en contradiction avec le décret d’un monothéisme sans fissure.

Ces hypostases ne sont pas équivalentes, elles jouent des rôles clairement différenciés que le Zohar analyse, en tirant argument d’autres exemples de « triples noms divins », ou de triplets de mots incarnant les trois essences respectivement ‘fécondante’, génératrice’ et ‘unitive’ de Dieu.

« Telle est également la signification du verset (Deut. , VI, 4) : ‘Écoute, Israël, YHVH, Élohénou, YHVH est un.’v Ces trois noms divins désignent les trois échelles de l’essence divine exprimées dans le premier verset de la Genèse : ‘Berechith bara Élohim eth ha-schamaïm.’ ‘Berechith‘ désigne la première hypostase mystérieuse ; ‘bara‘ indique le mystère de la création ; ‘Élohim‘ désigne la mystérieuse hypostase qui est la base de toute la création ; ‘eth hachamaïm‘ désigne l’essence génératrice. L’hypostase ‘Élohim‘ forme le trait d’union entre les deux autres, la fécondante et la génératrice, qui ne sont jamais séparées et ne forment qu’un Tout. »vi

Le Zohar propose une analyse analogue des trois lettres du Verbe יְהִי ïéhi,quiest le ‘mot’ par le moyen duquel Dieu crée le monde. Ce faisant, il introduit plusieurs innovations (hérétiques?) supplémentaires: la présence en Dieu d’une essence paternelle, d’une essence maternelle et d’une essence filiale, et surtout l’idée d’une ‘procession’ de la Lumière à partir du Père et du Verbe.

« Avant, le mystérieux Infini manifestait son omnipotence et son immense bonté à l’aide de la mystérieuse Pensée, de même essence que le mystérieux Verbe, mais silencieuse. Le Verbe, manifesté à l’époque de la création de la matière, existait avant sous forme de Pensée ; car, si la parole est capable d’exprimer tout ce qui est matériel, elle est impuissante à manifester l’immatériel. C’est pourquoi l’Écriture dit : ‘Et Élohim dit’ (va-Yomer Élohim), c’est-à-dire Élohim se manifesta sous la forme du Verbe ; cette sentence divine, par laquelle la création a été opérée, venait de germer, et, en se transformant de Pensée en Verbe, elle fit entendre un bruit qui s’entendit au dehors. L’Écriture ajoute : ‘Que la lumière soit’ (ïehi or) ; car toute lumière procède du mystère du Verbe. Le mot ‘ïehi se compose de trois lettres : un Yod au commencement et à la fin et un Hé au milieu (y-h-y). Ce mot est le symbole du Père et de la Mère célestes, désignés par les lettres Yod et Hé (h-y) et de la troisième essence divine qui procède des deux précédentes et qui est désignée par le dernier Yod du mot ‘ïehi, lettre identique à la première, pour nous indiquer que toutes les trois hypostases ne sont qu’une. Le Père, désigné par le premier Yod, est le dispensateur de toutes les lumières célestes. Lorsque la matérialisation du vide fut opérée par le son du Verbe, désigné par le Hé, la lumière céleste se cacha, étant incompatible avec la matière. Le Verbe, par le son duquel la création de la matière eut lieu, n’était pas encore articulé, puisqu’il ne s’est manifesté que pour la création des œuvres diverses énoncées dans l’Écriture. Quand le Verbe se manifesta, il s’unit au Père pour la dispensation de la lumière qui, incompatible avec la matière tant qu’elle procédait du Père seulement, devint accessible à la matière dès qu’elle procéda du Père et du Verbe. Le premier Yod du mot ‘ïehi‘ désigne le Père ; le dernier Yod désigne la lumière céleste ; ce Yod fut placé après le Hé, parce que pour que la lumière céleste qu’il désigne devînt accessible à la matière, il a fallu qu’elle procédât du Père et du Verbe : du premier Yod et du Hé. »vii

Un autre symbolisme employé par le Zohar fait référence aux trois points-voyelles, c’est-à-dire les signes diacritiques notés sous forme de points, et utilisés par la grammaire hébraïque pour vocaliser les consonnes.

Ces trois points se situent respectivement au-dessus, au milieu et en-dessous des lettres qu’ils vocalisent. On imagine que ces trois positions spatiales peuvent symboliser une hiérarchie de trois essences divines au sein même de la Divinité, le Père, le Verbe et la Lumière.

L’analogie avec la Trinité chrétienne du Père, du Fils (qui est le Verbe), et le Saint Esprit est évidemment frappante.

« Comme les trois points-voyelles désignent également les trois hypostases divines : le Holem désignant le Père, le Choureq, le Verbe, et le Chireq la Lumière céleste, il s’ensuit que cette dernière hypostase procède des deux premières avec lesquelles elle ne forme qu’une. C’est pourquoi le mot ‘or est pourvu du point-voyelle Holem, point suspendu au-dessus de la lettre sans la toucher, afin de nous indiquer que, la lumière procédant du Père symbolisé par le point-voyelle Holem, ayant été inaccessible à la matière, il a fallu qu’elle procédât du Père et du Verbe. »viii

A l’image déjà évoquée du Père et de la Mère céleste, le Zohar n’hésite pas à ajouter une autre métaphore encore, celle de la ‘semence’ divine associée au point du milieu, Choureq, anthropomorphisant plus encore la notion de génération divine.

« Tel est le mystère symbolisé par les trois points-voyelles : Holem , Choureq et Chireq. Le Point du milieu constitue la semence sacrée, sans laquelle la fécondité ne serait pas possible. Ainsi, par l’union de la lumière active du côté droit avec la lumière passive du côté gauche, union qui s’opère dans la Colonne du milieu, apparaît la base du monde, qui est appelée « Tout », parce qu’elle unit toutes les lumières, celles du côté droit avec celles du côté gauche. »ix

Cette idée de « semence » divine est ré-employée à travers un autre symbolisme, celui du Jour, du Crépuscule et de la Nuit. Le Jour et la Nuit qui sont comme le Père et la Mère, et entre eux deux il y a le Crépuscule qui figure la ‘semence’ (divine), — l’union des trois formant image fort crue d’un coït transcendant, engendrant le ‘lendemain’, c’est-à-dire le Temps…

Et cette image de l’engendrement du Temps par Dieu, est elle-même une image de l’engendrement continuel de Dieu par lui-même.

« Le jour et la nuit sont l’image des lumières. Tant que la lumière domine, l’obscurité qui est passive se tient à l’écart. Mais lorsque, à la fin du jour, la lumière, affaiblie, s’unit à l’obscurité dans le crépuscule l’équilibre étant établi, la nuit prend la place du jour. C’est donc de l’union entre le jour et la nuit, dans le crépuscule qui constitue la semence, qu’est né le lendemain ; sans nuit, il n’y aurait pas de lendemain. La seule différence entre les parties du jour et les lumières célestes est celle-ci : alors que les parties du jour arrivent successivement, le crépuscule succède au jour, et la nuit au crépuscule ; les trois lumières célestes se manifestent simultanément. Mais comme il faut, pour provoquer la fécondité, que la contribution du mâle excède celle de la femelle, Élohim, qui forme la Colonne du milieu, est de la même essence que la lumière active du côté droit et la lumière passive du côté gauche, mais il participe plus de la première que de la seconde. »x

On retrouve ces mêmes métaphores basées sur le couple mâle/femelle + semence dans les interprétations des sephirot de la cabale, et notamment les trois premières, Kether, Binâ, Ḥokhmâ, à savoir la Couronne, l’Intelligence et la Sagesse, entre-liées par divers liens et processus d’engendrement.

« La Séphira Binâ ou Intelligence, ou Esprit Saint, est appelée le supérieur, et la Séphira Ḥokhmâ, ou Sagesse, ou Verbe, est appelée le inférieur.

Cette appellation de supérieur est donnée à l’Esprit Saint, et ce rôle de principe mâle lui est attribué, dans le cas spécial…

Les commentateurs Mikdasch Mélekh, ch. 96, et Aspaklaria ha-Meira, VI, reproduits par le Nitzoutzé Oroth, a.1, note 2, s’expriment de cette façon: « D’après une tradition qui nous est parvenue, le supérieur (Binâ dans ce cas) est appelé « Principe mâle » parce que c’est par lui que le Hé inférieur (Ḥokhmâ, dans ce cas), descendra de haut en bas, et le inférieur est appelé « Principe femelle » parce que le supérieur (Binâ) procède du Yod (Kether) et du inférieur (Ḥokhmâ); Kether est donc (dans le cas de la procession de Binâ) le mâle, et le inférieur la femelle. » – On peut y avoir le mystère de la manifestation du (Incarnation du Verbe): le inférieur (Ḥokhmâ) est devenu chair par l’opération du supérieur (Binâ). Et Binâ ( supérieur) procède de Kether (Yod, Père) et du inférieur (Fils, femelle, passif dans ce cas). »xi

Pour appliquer en quelque sorte ces éléments théoriques nous informant des processions qui animent le sein de la Divinité selon divers modes de conjonction, d’union, de spiration, de montée et de descente, il convient maintenant de focaliser l’analyse, avec leur aide, sur un texte biblique de première importance, celui de l’apparition de Dieu à Abraham, alors qu’il était « assis à l’entrée de sa tente » à Mamréxii.

On sait que le Dieu Un se présenta à Abraham en prenant la forme de trois « hommes ». Cette visite est d’abord une théophanie, mais elle est aussi, comme on va le voir, une « Annonciation » (idée qui sera reprise plus tard par le christianisme avec l’Annonce faite à Marie), et elle est surtout l’occasion pour Dieu de féconder immédiatement les entrailles de Sara, la femme jusqu’alors stérile d’Abraham, qui accouchera quelque temps plus tard d’Isaac.

Cet événement singulier est donc particulièrement chargé de symboles, et il est l’occasion d’un déploiement bien concret de plusieurs des « essences » divines, interagissant avec une femme et un homme, selon des modes variés.

Les trois « hommes » s’adressent à Abraham:

« Ils lui dirent: ‘Où est Sara, ta femme?’ Il répondit: ‘Elle est dans la tente’.

L’un d’eux reprit: ‘Certes, je reviendrai à toi l’an prochain et voici, un fils sera né à Sara, ton épouse.’ Or, Sara écoutait à l’entrée de la tente qui se trouvait derrière lui. »xiii

Il faut d’abord souligner ici le jeu des pronoms personnels: les trois « hommes » posent, ensemble et à l’unisson, une question à Abraham. Puis « l’un d’eux », non identifié, fait l’annonce décisive, — annonce que Sara écoute, tout en restant cachée derrière l’entrée de la tente.

On remarque surtout qu’à ce moment précis, le texte emploie une formule étrange:  וְהוּא אַחֲרָיו , ve hou aaraïou, mot à mot: « et lui, derrière lui », alors qu’on devrait s’attendre à lire, soit: « et elle, derrière lui », soit: « et lui, devant elle [Sara] » ou « lui, devant elle [la porte de la tente] ».

C’est à cette étrangeté de la lettre du texte que le Zohar s’attaque.

« Il est écrit: ‘Et Sara écoutait à l’entrée de la tente; et lui était derrière.’ Qui est-ce qui est désigné par ces mots: ‘… Et lui (ve hou) était derrière’? L’Écriture aurait dû dire: ‘… Et elle (ve hi) était derrière’ ? Mais la vérité est que l’Écriture a la signification suivante: Sara écoutait la ‘Porte de la tente’; ce qui veut dire qu’elle écoutait la voix du Saint, béni soit-il; car ‘Porte de la tente’ désigne le degré inférieur de l’essence divine; ce degré constitue la porte de la Foi. Et l’Écriture ajoute: ‘… Et lui était derrière’, ce qui veut dire que le degré supérieur de l’essence divine acquiesça. »xiv

Selon le Zohar, la Porte de la tente représente un degré « inférieur » de l’essence divine, et la Voix du Saint en représente un degré « supérieur ».

Il y avait donc entre Sara et l’homme qui avait pris la parole (la Voix du Saint), une autre essence divine, qui était la « Porte » (de la tente, — ou de la Foi).

Mais les questions se multiplient alors.

Quel était le rôle exact de cette Porte (de la Foi)? Il y avait déjà trois visiteurs, et voilà que la Porte jouait aussi sa propre partition, en s’interposant dans la relation entre la Voix du Saint et Sara (pour la faciliter en la médiatisant?).

Et à quoi le degré supérieur de l’essence divine acquiesça-t-il ?

Le Zohar reste elliptique à ce sujet. Nous ne pouvons que multiplier les conjectures.

Acquiesça-t-il avec le fait que Sara écoutât la conversation entre Abraham et les trois hommes incarnant la Chekhina, et commît de la sorte une indiscrétion?

Ou bien acquiesça-t-il avec le fait que Sara osa s’approcher (en se cachant) de la Porte de la tente, c’est-à-dire, selon le Zohar, du degré inférieur de l’essence divine?

Ou bien est-ce l’essence divine qui, dans son degré supérieur, acquiesça avec les paroles prononcées par la voix du Saint, qui représentait alors la voix du degré inférieur de l’essence divine?

De toutes ces hypothèses, il ressort que non seulement l’essence divine de degré inférieur serait distinguée de l’essence divine de degré supérieur, mais aussi que, à l’occasion, leurs paroles, idées ou volontés respectives pourraient différer les unes des autres. Sinon, quelle nécessité d’acquiescer avec soi-même?

Il y a de toutes façons une réelle ambiguïté sur l’identité de celui qui fait l’annonce de la naissance à venir. L’un des trois visiteurs prend la parole, mais le verset biblique ne le désigne que par un anonyme va yomer, ‘et il dit’…

Si le texte original reste ambigu, le Zohar n’hésite pas en revanche à le désigner indirectement, d’abord en l’identifiant à la ‘Porte de la tente’, derrière laquelle Sara se tient, et derrière l’autre côté de laquelle « Lui » aussi se tient.

« Aussi lorsque la bonne nouvelle fut annoncée à Abraham, c’était ce degré de l’essence divine appelée ‘Porte de la tente’ qui prononça ces paroles: ‘Je reviendrai chez toi’ ainsi qu’il est écritxv. Et il dit: ‘Je reviendrai chez toi dans un an.’ L’Écriture se sert du mot ‘il dit’; mais elle ne désigne pas celui qui dit, parce que ce mot désigne la ‘Porte de la tente’. C’est pourquoi l’Écriture ajoute: ‘…Et Sara écoutait’; car elle n’a jamais entendu la voix de ce degré de l’essence divine. Ainsi s’explique le sens de ce verset: ‘…Et Sara écouta la Porte de la tente’, ce qui veut dire qu’elle a réellement entendu la voix de ce degré de l’essence divine appelé ‘Porte de la tente’ qui annonça cette bonne nouvelle à Abraham en lui disant: ‘Je reviendrai chez toi dans un an. Et Sara ta femme aura un fils.’ « 

On comprend alors qu’il ne s’agissait pas seulement pour Sara d’écouter la « Porte », il fallait aussi qu’elle écoute, c’est-à-dire qu’elle ouvre sa propre porte à la « bonne nouvelle », qui n’était pas seulement une parole, mais bien un germe fécondant, une « semence » divine.

Quelle était cette propre porte de Sara?

Sa foi, bien sûr, mais aussi sa matrice.

Préfigurant, en quelque manière, l’annonce fait à Marie, comme on l’a déjà noté, la parole divine n’est pas ici seulement l’expression d’une intention potentielle, elle est l’instrument actif de sa propre réalisation.

La réalisation de quoi?

La réalisation de la fécondation du sein de Sara par le Verbe divin.

C’est là, du moins, la thèse du Zohar, particulièrement révolutionnaire, puisqu’elle revient à affirmer que la puissance divine a fécondé ici, non une vierge, comme dans le cas de Marie, mais une vieille femme, une nonagénaire, non seulement stérile, mais depuis longtemps ménopausée.

Mystère de la fécondation. Mystère plus profond encore, celui de la foi.

« Parce que le mystère de la Foi consiste dans l’union de Dieu avec une femme qu’il féconde, à l’exemple de l’union du mâle et de la femelle. C’est pourquoi Abraham a répondu: ‘Elle est dans la tente’ . Il désignait la tente dont il est parlé dans le verset précité. Abraham dit ainsi aux anges: Si c’est Dieu lui-même qui doit féconder Sara, elle se trouvera dans le même cas que pour la naissance de la ‘tente’ qui embrasse toute chose. »xvi

Et Jean de Pauly, ou plutôt de son vrai nom, Paulus Meyer, de commenter: « ‘Ce passage du Zohar doit être médité par ceux qui n’y veulent pas voir une confirmation du mystère sublime de l’Incarnation du Hé, par l’opération du Vav. »

Ceci est évidemment est une allusion directe à l’Incarnation du Christ par l’opération du Saint Esprit, mais réinterprétée selon les symboles de la Cabale juive.

Il nous faut maintenant écouter comment le Zohar théorise le fait même de la fécondation, et plus généralement l’essence de toute fécondation possible.

« Toute fécondation dans le monde doit être attribuée à la manifestation d’ ‘Eléh‘, c’est-à-dire du Verbe, qui s’est en quelque sorte, séparé de la Pensée suprême pour s’unir à ‘Iam(Mer, symbole de la matière), et former ainsi le nom d’Elohim qui signifie, d’après le Zohar (fol 17b)xvii « Dieu et Mer », (autrement dit: Dieu et matière, Homme-Dieu). Ainsi Elohim a dû se séparer en quelque sorte de la Pensée suprême pour rendre la fécondation possible ».xviii

Le Zohar (II, 173bxix, 246a) affirme aussi positivement que les âmes (nechama) sont elles-mêmes divisées en mâles et femelles, de même que l’esprit de vie (nephech), ainsi que l’esprit intellectuel, rouaḥ (cf. Zohar V, fol 85b).xx

L’idée de fécondation mettant en branle trois principes (mâle, femelle et semence) est donc absolument universelle. Elle est biologique, mais aussi théologique, théophanique et même théurgique (dans les cas analogues d’Isis et de Marie)xxi.

On trouve cette idée opératoire en Dieu lui-même, mais aussi par extension naturelle, dans les âmes, les esprits et les intelligences.

L’idée de fécondation, que l’on trouve naturellement dans la nature, se trouve donc profondément associée à l’essence même du divin.

On pourrait en déduire, avec Schellingxxii, qu’il n’y a plus d’antinomie du divin et du naturel, lorsque le sujet (en l’occurrence Sara) décide de voir (ou d’écouter) ces deux pôles comme étant identiques.

Cette idée (l’identité de Dieu et de la nature ), bien comprise, tient du miracle.

Mais en réalité, elle nous amène à penser que toute idée est aussi une sorte de miracle, dont l’origine se situe non dans pas la nature (le cerveau vu par les neurosciences), mais dans un lieu intemporel, un lieu que l’on aimerait appeler l’absolu.

_____________

iLa doctrine de la Trinité du Dieu Un.

iiLa traduction de Jean de Pauly utilise la transcription « Jéhova » que j’ai préféré rendre par le Tétragramme francisé en ‘YHVH’.

iiiCf. Zohar, II, 201a, et III, 172b.

ivZohar, Tome I, 16a. Trad. Jean de Pauly. Maisonneuve & Larose, 1985

vLa traduction de Jean de Pauly utilise la transcription « Jéhova », mais j’ai préféré rendre ici le Tétragramme en le francisant sous la forme ‘YHVH’.

viZohar, Tome I, 16a. Trad. Jean de Pauly. Maisonneuve & Larose, 1985

viiZohar, Tome I, 16b. Trad. Jean de Pauly. Maisonneuve & Larose, 1985

viiiZohar, Tome I, 16b. Trad. Jean de Pauly. Maisonneuve & Larose, 1985

ixZohar, Tome I, 17a. Trad. Jean de Pauly. Maisonneuve & Larose, 1985

xZohar, Tome I, 17a. Trad. Jean de Pauly. Maisonneuve & Larose, 1985

xiNote 413 du tome I p. 128-129 , traduction Jean de Pauly (tome VI), à propos de Zohar 96a

xiiGen 18, 1-16

xiiiGen 18, 9-10.

xivZohar, Tome II, 103a. Trad. Jean de Pauly. Maisonneuve & Larose, 1985, p.17

xvGen 18,10

xviNote 420 du Zohar, tome II p. 137-138 , Dans le tome VI de la traduction Jean de Pauly, à propos de Zohar 101b

xviiLe mot « Élohim » est composé de « El » et « ha-ïam » ce qui signifie « Dieu » et « la mer ». Comme le mot « ha-ïam » est constitué des mêmes lettres que le mot « ïamah », l’Écriture nous indique par là que toute querelle, qui est symbolisée par la mer, vient de Dieu quand elle a pour but la gloire du ciel ; car « El » étant mêlé à « ha-ïam », on obtient « Élohim » ; mais lorsque la gloire de Dieu n’a aucune part à la querelle, « El » se détache d’ « Élohim », et il ne reste que « ïamah » qui désigne le grand océan dont l’abîme cache le Scheol, séjour des mauvais esprits. Lorsque la séparation des eaux a eu lieu, la querelle a cessé ; car, en s’interposant entre elles, Élohim leur sert de trait d’union. Les eaux d’en haut forment la partie mâle ; celles d’en bas la partie femelle. Les premières sont appelées « Élohim » ; les secondes « Adonaï », ; les premières sont symbolisées par la première lettre « Hé» du nom sacré Jéhovah, et les secondes par la seconde lettre « Hé ». Pour que l’union fût faite entre les eaux d’en-haut appelées du nom d’ « Élohim » et celles [18a] d’en bas appelées du nom d’ « Adonai », Élohim s’interposa entre les eaux mâles et les eaux femelles et s’en constitua le trait d’union. Bien que cette interposition ait eu lieu le deuxième jour de la création, la discorde ne cessa jusqu’au troisième jour. Et c’est parce que la discorde existait encore pendant le deuxième jour de la création, qu’en ce jour l’Écriture ne dit pas : « Et Dieu vit que cela était bon », comme c’est le cas pour tous les autres jours de la création. Comme ce n’était qu’au troisième jour que l’œuvre du deuxième, c’est-à-dire la cessation complète de la discorde, a été achevée, le mot « bon » n’est employé qu’au troisième jour, où, la lettre « Vav » s’étant interposée entre les deux lettres « Hé » du nom sacré de Jéhovah, l’union du nom sacré et gravé est devenue parfaite. »

xviiiZohar. Traduct. Jean de Pauly, tome VI, Ed. Maisonneuve et Larose, 1985, Notes du Tome I, p.73

xix[173 b] De même qu’un esprit ne peut se mêler à un autre esprit, I’esprit impur ne peut s’harmoniser avec l’esprit saint. La nuit est divisée en trois veilles, auxquelles correspondent les trois légions d’anges louant Dieu tour à tour. D’après une autre interprétation, l’homme est composé du monde d’en haut et du monde d’en bas; et c’est pourquoi il renferme à la fois le (un) principe mâle et femelle. L’esprit est aussi composé du (d’un) principe mâle et du (d’un) principe femelle. Voilà pour quoi l’homme est gravé en haut conforme à son corps; car le corps de l’homme correspond à son esprit.

xxDans la Note 356 du tome I p. 116 de l’édition de Pauly (tome VI) à propos de Z 83a, on lit que le Zohar (fol. 62a) distingue entre Nephech, qui désigne l’esprit vital, et Rouaḥ, qui désigne l’esprit intellectuel, et enfin Nechama, qui désigne l’âme proprement dite, ou l’esprit moral. Tous les hommes sont pourvus de Nephech, la plupart de Rouaḥ, et les justes seulement de Nechama. Dès que ces trois essences sont unies ensemble, elles ne forment qu’un tout.

xxiLe Professeur M. Buydens (ULB), que je remercie ici, m’a fait remarquer la profonde analogie entre les personnages d’Isis, de Sara et de Marie, qui toutes trois conçoivent par l’intervention du Dieu, en quelque sorte par « wifi ».

xxii« L’antinomie du divin et du naturel, qui se reproduit partout, ne s’efface que par la résolution du sujet de concevoir les deux termes comme identiques, bien que cette identité soit incompréhensible. Une telle unité subjective, c’est ce qu’exprime l’idée du miracle. L’origine de chaque idée est, d’après cette manière de voir, un miracle, puisqu’elle naît dans le temps, sans avoir de rapport avec lui. Aucune idée ne peut naître d’une manière temporelle; elle est l’absolu, c’est-à-dire Dieu même qui se manifeste. (…) Là où le divin ne vit pas sous une forme permanente, mais dans de fugitives apparences, il a besoin de moyens qui le fixent et l’immortalisent par la tradition. » F.W.J. von Schelling. Écrits philosophiques. Leçons sur la méthode des études académiques. Huitième Leçon. Sur la construction historique du christianisme. Traduit de l’allemand par Ch. Bénard. Ed Joubert et Ladrange, Paris, 1847, p. 128

« Only with you », אַךְ בָּךְ (akh bakh)


–Chagall–

An (on purpose) unclear text of the Zohar evokes light, darkness, depth and night, and ties together these words in knots – in a web of warps and wefts.

Line after line, a veil of words is woven, – and, through the drifts that the Hebrew language encourages, this veil is also a sail, a wing, a shadow. i

Tight sentences, sealed signs, winged saltos.

A slow reading is required.

« It is said: ‘Light is sown for the righteous and for those who are upright in heart, it is joy’ii. The worlds will let their fragrance exhale and become one. But until the day of the world to come, the light will remain hidden, kept secret. This light came out of the heart of Darkness, which was carved by the onslaught of the All-Hidden One, so that from the hidden light a secret way to the darkness below took shape and the light could be deposited there. What is the darkness below? It is that which is called night and of which it is written, ‘As for that darkness, He called it night’.iii Tradition states the following verse: ‘He uncovers the depths from the darkness’.iv Rabbi Yossi explains it this way: For if you say that it is from this enclosed darkness that the depths are uncovered, know that all the supreme crowns are still hidden there and are also called ‘depths’. What then is ‘uncovered’? In fact, all the supreme things that are concealed are only revealed from the darkness of night, [and not from the Darkness Above]. Come and see: all the enclosed depths that emerge from the bosom of Thought and that the Voice grasps again are only revealed when the Word brings them to light. And what is the Word if not the Word? This Word is called Cessation (Sabbath) (…) This Word emanating from the dimension of darkness reveals the depths within it. It is written ‘From darkness’, that is, it comes from the dark realm, it has its source precisely ‘since’ the dark realm. » v

Gobbledygook? No. Dense compactness. And in this density, not everything is so sealed, so hidden, that no meaning emerge.

We discover that what is to be discovered here are not the supreme realities, but only the depths of the obscure Word, the depths that arise from Thought, brought to light by Words.

We also discover that darkness has more than one veil, and that every veil veils several nights.

There is the Darkness Below (which is ‘night’) and the Darkness Above (which is original darkness). There is the darkness of the depths and the darkness of emergence, the darkness of the sources, the darkness of the Word, the darkness of Thought, wrapped in their own abysses.

That is why it is written: « Let a veil separate for you the Holy Place from the Holy of Holies. »vi

All of what is unveiled veil, by the same token, what is not yet unveiled.

This is also why it is written: « He takes the clouds for His chariot. »vii

The Zohar explains, in his inimitable style, that « Rabbi Yissa Saba divides the word ‘clouds’ (avim) into ‘av (opacity) and iam (the sea). The opacity which is the darkness from the left covers the sea. ‘He is moving forward on the wings of the wind’viii. This is the breath of the sanctuary of the Above which is, in the esoteric sense, the ‘Two golden cherubs’ix. It is written elsewhere: ‘He rode on a cherub and flew, and hovered on the wings of the wind’.x»xi

Let us note here, in passing, the paronomase, which is only possible in Hebrew, יִּרְכַּב / כְּרוּב , yrkav / kerouv (it overlaps / cherub). The psalmist is intoxicated with a love for game of words.

The wind, in Hebrew, is also the spirit (ruaḥ). The next verse of the psalm reveals where this flight of the spirit, this cherubic ride, goes:

יָשֶׁת חֹשֶׁךְ, סִתְרוֹ– סְבִיבוֹתָיו סֻכָּתוֹ
חֶשְׁכַת-מַיִם, עָבֵי שְׁחָקִים

« He made darkness His veil, His tent, darkness of water, cloud upon cloud. xii

The spirit goes and flies into darkness, – to veil itself from it, like a tent, or like if it were a dark water, a dense opacity.

Again, the question: « What then is ‘discovered’? »

It has been discovered that wings fly and veil, and that the farther the flight goes, the deeper the darkness is woven in which the wing-canopy becomes covered.

It has also been discovered that the more the mind enters the darkness, the more mystery is woven.

Are we any further along ?, will we ask again.

In a verse, also compact and strange, Isaiah lifts another corner of the veil :

אַךְ בָּךְ אֵל וְאֵין עוֹד אֶפֶס אֱלֹהִים

akh bākh El, v-éin ‘od éfès Elohim

« Only in You God, – and no other, no gods ». xiii

But why does the text say: « only in You God »?

We might rather have expected to read: « only You God »…

Why « in You » (בָּךְ, bākh)?

The word « You » is yet another veil.

You have to go into or with this « You », bākh.

For the Holy of Holies is veiled, closed.

And now the Temple itself is no more.

The journey is ever just beginning.

We have to ride the cherub, « with You », – bākh.

___________________

iThe word אהפ means « wing, leaf, foliage, eyelid », אהופ « bird, plumage », hence, in derived form, « shadow », and עוף fly.

iiPs 97:11

iiiGn 1.5

ivJb 12.22

vZohar. Berechit II, 32a. Translated by Charles Mopsik. Ed. Verdier, 1981, pp. 179-180.

viEx 26.33

viiPs 104.3

viiiPs 104.3

ixEx 25.18

xPs 18:11

xiZohar. Berechit II, 32b. My translation from the French version by Charles Mopsik. Ed. Verdier, 1981, p. 184.

xiiPs 18:12

xiiiIs 45,14

Making God and Giving Him Life – in Kabbalah and other Theurgic Conceptions


« Mains de bénédiction »

God needs men, even more than men need God.

The theurgic, creative power of men has always manifested itself through the ages.

Religious anthropology bears witness to this.

« No doubt, without the Gods, men could not live. But on the other hand, the Gods would die if they were not worshipped (…) What the worshipper really gives to his God is not the food he puts on the altar, nor the blood that flows from his veins: that is his thought. Between the deity and his worshippers there is an exchange of good offices which condition each other. »i

The Vedic sacrifice is one of the most ancient human rite from which derives the essence of Prajāpati, the supreme God, the Creator of the worlds.

« There are rites without gods, and there are rites from which gods derive ».ii

Unexpectingly, Charles Mopsik, in his study of the Jewish kabbalah, subtitled The Rites that Make God, affirms the « flagrant similarity » of these ancient theurgical beliefs with the Jewish motif of the creative power of the rite.

Mopsik readily admits that « the existence of a theme in Judaism, according to which man must ‘make God’, may seem incredible.»iii

Examples of Jewish kabbalistic theurgy abound, involving, for example, man’s ‘shaping’ of God, or his participation in the ‘creation’ of the Name or the Shabbath. Mopsik evokes a midrash quoted by R. Bahya ben Acher, according to which « the man who keeps the Shabbath from below, ‘it is as if he were doing it from above’, in other words ‘gave existence’, ‘fashioned the Sabbath from above. »iv

The expression ‘to make God’, which Charles Mopsik uses in the subtitle of his book, can be compared to the expression ‘to make the Shabbath’ (in the sense of ‘to create the Shabbath’) as it is curiously expressed in the Torah (« The sons of Israel will keep the Shabbath to make the Shabbath » (Ex 31,16)), as well as in the Clementine Homilies, a Judeo-Christian text that presents God as the Shabbath par excellencev, which implies that ‘to make the Shabbath’ is ‘to make God’…

Since its very ancient ‘magical’ origins, theurgy implies a direct relationship between ‘saying’ and ‘doing’ or ‘making’. The Kabbalah takes up this idea, and develops it:

« You must know that the commandment is a light, and he who does it below affirms (ma’amid) and does (‘osseh) that which is above. Therefore, when man practices a commandment, that commandment is light.»vi

In this quotation, the word ‘light’ is to be understood as an allusive way of saying ‘God’, comments Mopsik, who adds: « Observances have a sui generis efficacy and shape the God of the man who puts them into practice.»

Many other rabbis, such as Moses de Leon (the author of the Zohar), Joseph Gikatila, Joseph of Hamadan, Méir ibn Gabbay, or Joseph Caro, affirm the power of « the theurgic instituting action » or « theo-poietic ».

The Zohar explains :

« ‘If you follow my ordinances, if you keep my commandments, when you do them, etc.' ». (Lev 26:3) What does ‘When you do them’ mean? Since the text already says, « If you follow and keep, » what is the meaning of « When you do them »? Verily, whoever does the commandments of the Torah and walks in its ways, so to speak, it is as if he makes Him on high (‘avyd leyh le’ila), the Holy One blessed be He who says, ‘It is as if he makes Me’ (‘assa-ny). In this connection Rabbi Simeon said, ‘David made the Name’. » vii

« David made the Name » ! This is yet another theurgical expression, and not the least, since the Name, the Holy Name, is in reality God Himself !

‘Making God’, ‘Making the Shabbath’, ‘Making the Name’, all these theurgic expressions are equivalent, and the authors of the Kabbalah adopt them alternately.

From a critical point of view, it remains to be seen whether the kabbalistic interpretations of these theurgies are in any case semantically and grammatically acceptable. It also remains to be ascertained whether they are not rather the result of deliberately tendentious readings, purposefully diverting the obvious meaning of the Texts. But even if this were precisely the case, there would still remain the stubborn, inescapable fact that the Jewish Kabbalists wanted to find the theurgic idea in the Torah .

Given the importance of what is at stake, it is worth delving deeper into the meaning of the expression « Making the Name », and the way in which the Kabbalists understood it, – and then commented on it again and again over the centuries …

The original occurrence of this particular expression is found in the second book of Samuel (II Sam 8,13). It is a particularly warlike verse, whose usual translation gives a factual, neutral interpretation, very far in truth from the theurgic interpretation:

« When he returned from defeating Syria, David again made a name for himself by defeating eighteen thousand men in the Valley of Salt. »

David « made a name for himself », i.e. a « reputation », a « glory », in the usual sense of the word שֵׁם, chem.

The massoretic text of this verse gives :

וַיַּעַשׂ דָּוִד, שֵׁם

Va ya’ass Daoud shem

« To make a name for oneself, a reputation » seems to be the correct translation, in the context of a warlord’s glorious victory. Biblical Hebrew dictionaries confirm that this meaning is widespread.

Yet this was not the interpretation chosen by the Kabbalists.

They prefer to read: « David made the Name« , i.e. « made God« , as Rabbi Simeon says, quoted by the Zohar.

In this context, Charles Mopsik proposes a perfectly extraordinary interpretation of the expression « making God ». This interpretation (taken from the Zohar) is that « to make God » is equivalent to the fact that God constitutes His divine fullness by conjugating (in the original sense of the word!) « His masculine and feminine dimensions ».

If we follow Mopsik, « making God » for the Zohar would be the equivalent of « making love » for both male and female parts of God?

More precisely, as we will see, it would be the idea of YHVH’s loving encounter with His alter ego, Adonaï?

A brilliant idea, – or an absolute scandal (from the point of view of Jewish ‘monotheism’)?

Here’s how Charles Mopsik puts it:

« The ‘Holy Name’ is defined as the close union of the two polar powers of the divine pleroma, masculine and feminine: the sefira Tiferet (Beauty) and the sefira Malkhut (Royalty), to which the words Law and Right refer (…) The theo-poietic action is accomplished through the unifying action of the practice of the commandments that cause the junction of the sefirot Tiferet and Malkhut, the Male and Female from Above. These are thus united ‘one to the other’, the ‘Holy Name’ which represents the integrity of the divine pleroma in its two great poles YHVH (the sefira Tiferet) and Adonay (the sefira Malkhut). For the Zohar, ‘To make God’ therefore means to constitute the divine fullness [or pleroma] by uniting its masculine and feminine dimensions. » viii

In another passage of the Zohar, it is the (loving) conjunction of God with the Shekhina, which is proposed as an equivalence or ‘explanation’ of the expressions « making God » or « making the Name »:

« Rabbi Judah reports a verse: ‘It is time to act for YHVH, they have violated the Torah’ (Ps.119,126). What does ‘the time to act for YHVH’ mean? (…) ‘Time’ refers to the Community of Israel (the Shekhinah), as it is said: ‘He does not enter the sanctuary at all times’ (Lev 16:2). Why [is it called] ‘time’? Because there is a ‘time’ and a moment for all things, to draw near, to be enlightened, to unite as it should be, as it is written: ‘And I pray to you, YHVH, the favourable time’ (Ps 69:14), ‘to act for YHVH’ [‘to make YHVH’] as it is written: ‘David made the Name’ (II Sam 8:13), for whoever devotes himself to the Torah, it is as if he were making and repairing the ‘Time’ [the Shekhinah], to join him to the Holy One blessed be He. » ix

After « making God », « making YHVH », « making the Name », here is another theurgical form: « making Time », that is to say « bringing together » the Holy One blessed be He and the Shekhina…

A midrach quoted by R. Abraham ben Ḥananel de Esquira teaches this word attributed to God Himself: « Whoever fulfills My commandments, I count him as if they had made Me. » x

Mopsik notes here that the meaning of the word ‘theurgy’ as ‘production of the divine’, as given for example in the Liturgy, may therefore mean ‘procreation’, as a model for all the works that are supposed to ‘make God’. xi

This idea is confirmed by the famous Rabbi Menahem Recanati: « The Name has commanded each one of us to write a book of the Torah for himself; the hidden secret is this: it is as if he is making the Name, blessed be He, and all the Torah is the names of the Saint, blessed be He. » xii

In another text, Rabbi Recanati brings together the two formulations ‘to make YHVH’ and ‘to make Me’: « Our masters have said, ‘Whoever does My commandments, I will count him worthy as if he were making Me,’ as it is written, ‘It is time to make YHVH’ (Ps 119:126)xiii.

One can see it, tirelessly, century after century, the rabbis report and repeat the same verse of the psalms, interpreted in a very specific way, relying blindly on its ‘authority’ to dare to formulate dizzying speculations… like the idea of the ‘procreation’ of the divinity, or of its ‘begetting’, in itself and by itself….

The kabbalistic image of ‘procreation’ is actually used by the Zohar to translate the relationship of the Shekhina with the divine pleroma:

« ‘Noah built an altar’ (Gen 8:20). What does ‘Noah built’ mean? In truth, Noah is the righteous man. He ‘built an altar’, that is the Shekhina. His edification (binyam) is a son (ben) who is the Central Column. » xiv

Mopsik specifies that the ‘righteous’ is « the equivalent of the sefira Yessod (the Foundation) represented by the male sexual organ. Acting as ‘righteous’, the man assumes a function in sympathy with that of this divine emanation, which connects the male and female dimensions of the sefirot, allowing him to ‘build’ the Shekhina identified at the altar. » xv

In this Genesis verse, we see that the Zohar reads the presence of the Shekhina, represented by the altar of sacrifice, and embodying the feminine part of the divine, and we see that the Zohar also reads the act of « edifying » her, symbolized by the Central Column, that is to say by the ‘Foundation’, or the Yessod, which in the Kabbalah has as its image the male sexual organ, and which thus incarnates the male part of the divine, and bears the name of ‘son’ [of God]…

How can we understand these allusive images? To say it without a veil, the kabbalah does not hesitate to represent here (in a cryptic way) a quasi-marital scene where God ‘gets closer’ to His Queen to love her…

And it is up to ‘Israel’ to ensure the smooth running of this loving encounter, as the following passage indicates:

 » ‘They will make me a sanctuary and I will dwell among you’ (Ex 25:8) (…) The Holy One blessed be He asked Israel to bring the Queen called ‘Sanctuary’ to Him (…) For it is written: ‘You shall bring a fire (ichêh, a fire = ichah, a woman) to YHVH’ (Lev 23:8). Therefore it is written, ‘They will make me a sanctuary and I will dwell among you’. » xvi

Let’s take an interested look at the verse: « You will approach a fire from YHVH » (Lev 33:8).

The Hebrew text gives :

וְהִקְרַבְתֶּם אִשֶּׁה לַיהוָה

Ve-hiqravttêm ichêh la-YHVH

The word אִשֶּׁה , ichêh, means ‘fire’, but in a very slightly different vocalization, ichah, this same word means ‘woman’. As for the verb ‘to approach’, its root is קרב, qaraba, « to be near, to approach, to move towards » and in the hiphil form, « to present, to offer, to sacrifice ». Interestingly, and even disturbingly, the noun qorban, ‘sacrifice, oblation, gift’ that derives from it, is almost identical to the noun qerben which means ‘womb, entrails, breast’ (of the woman).

One could propose the following equations (or analogies), which the Hebrew language either shows or implies allusively:

Fire = Woman

Approaching = Sacrifice = Entrails (of the woman)

‘Approaching the altar’ = ‘Approaching a woman’ (Do we need to recall here that, in the Hebrew Bible, « to approach a woman » is a euphemism for « making love »?)

The imagination of the Kabbalists does not hesitate to evoke together (in an almost subliminal way) the ‘sacrifice’, the ‘entrails’, the ‘fire’ and the ‘woman’ and to bring them formally ‘closer’ to the Most Holy Name: YHVH.

It should be noted, however, that the Kabbalists’ audacity is only relative here, since the Song of Songs had, long before the Kabbalah, dared to take on even more burning images.

In the thinking of the Kabbalists, the expression « to make God » is understood as the result of a « union » of the masculine and feminine dimensions of the divine.

In this allegory, the sefira Yessod connects God and the Community of believers just as the male organ connects the male body to the female body. xvii

Rabbi Matthias Delacroute (Poland, 16th century) comments:

« ‘Time to make YHVH’ (Ps 119:126). Explanation: The Shekhinah called ‘Time’ is to be made by joining her to YHVH after she has been separated from Him because one has broken the rules and transgressed the Law. » xviii

For his part, Rabbi Joseph Caro (1488-1575) understood the same verse as follows: « To join the upper pleroma, masculine and divine, with the lower pleroma, feminine and archangelical, must be the aim of those who practice the commandments (…) The lower pleroma is the Shekhinah, also called the Community of Israel ». xix

It is a question of magnifying the role of the Community of Israel, or that of each individual believer, in the ‘divine work’, in its ‘reparation’, in its increase in ‘power’ or even in its ‘begetting’….

Rabbi Hayim Vital, a contemporary of Joseph Caro, comments on a verse from Isaiah and relates it to another verse from the Psalms in a way that has been judged « extravagant » by literalist exegetesxx.

Isaiah’s verse (Is 49:4) reads, according to R. Hayim Vital: « My work is my God », and he compares it with Psalm 68: « Give power to God » (Ps 68:35), of which he gives the following comment: « My work was my God Himself, God whom I worked, whom I made, whom I repaired ».

Note that this verse (Is 49:4) is usually translated as follows: « My reward is with my God » (ou-féoulati êt Adonaï).

Mopsik comments: « It is not ‘God’ who is the object of the believer’s work, or action, but ‘my God’, that God who is ‘mine’, with whom I have a personal relationship, and in whom I have faith, and who is ‘my’ work. »

And he concludes that this ‘God who is made’, who is ‘worked’, is in reality ‘the feminine aspect of the divinity’.

The Gaon Elijah of Vilna proposed yet another way of understanding and designating the two ‘masculine’ and ‘feminine’ aspects of the Deity, calling them respectively ‘expansive aspect’ and ‘receiving aspect’:

« The expansive aspect is called havayah (being) [i.e. HVYH, anagram of YHVH…], the receiving aspect of the glorification coming from us is called ‘His Name’. In the measure of Israel’s attachment to God, praising and glorifying Him, the Shekhinah receives the Good of the expanding aspect. (…) The Totality of the offices, praise and glorification, that is called Shekhinah, which is His Name. Indeed, ‘name’ means ‘public renown’ and ‘celebration’ of His Glory, the perception of His Greatness. (…) This is the secret of ‘YHVH is one, and His Name is one’ (Zac 14:9). YHVH is one’ refers to the expansion of His will. ‘His Name is one’ designates the receiving aspect of His praise and attachment. This is the unification of the recitation of the Shemaxxi

According to the Gaon of Vilna, the feminine dimension of God, the Shekhina, is the passive dimension of the manifested God, a dimension that is nourished by the Totality of the praises and glorifications of the believers. The masculine dimension of God is Havayah, the Being.

Charles Mopsik’s presentation on the theurgical interpretations of the Jewish Kabbalah (‘Making God’) does not neglect to recognize that these interpretations are in fact part of a universal history of the religious fact, particularly rich in comparable experiences, especially in the diverse world of ‘paganism’. It is thus necessary to recognize the existence of « homologies that are difficult to dispute between the theurgic conceptions of Hellenized Egyptian hermeticism, late Greco-Roman Neoplatonism, Sufi theology, Neoplatonism and Jewish mystagogy. » xxii

Said in direct terms, this amounts to noting that since the dawn of time, there has been among all ‘pagan’ people this idea that the existence of God depends on men, at least to a certain degree.

It is also striking that ideas seemingly quite foreign to the Jewish religion, such as the idea of a Trinitarian conception of God (notoriously associated with Christianity) has in fact been enunciated in a similar way by some high-flying cabbalists.

Thus the famous Rabbi Moses Hayim Luzzatto had this formula surprisingly comparable (or if one prefers: ‘isomorphic’) to the Trinitarian formula:

« The Holy One, Blessed be He, the Torah and Israel are one. »

But it should also be recalled that this kind of « kabbalistic » conception has attracted virulent criticism within conservative Judaism, criticism which extends to the entire Jewish Kabbalah. Mopsik cites in this connection the outraged reactions of such personalities as Rabbi Elie del Medigo (c. 1460- 1493) or Rabbi Judah Arie of Modena (17th century), and those of equally critical contemporaries such as Gershom Scholem or Martin Buber…

We will not enter into this debate. We prefer here to try to perceive in the theurgic conceptions we have just outlined the clue of an anthropological constant, an archetype, a kind of universal intuition proper to the profound nature of the human spirit.

It is necessary to pay tribute to the revolutionary effort of the Kabbalists, who have shaken with all their might the narrow frames of old and fixed conceptions, in an attempt to answer ever-renewed questions about the essence of the relationship between divinity, the world and humanity, the theos, the cosmos and the anthropos.

This titanic intellectual effort of the Jewish Kabbalah is, moreover, comparable in intensity, it seems to me, to similar efforts made in other religions (such as those of a Thomas Aquinas within the framework of Christianity, around the same period, or those of the great Vedic thinkers, as witnessed by the profound Brahmanas, two millennia before our era).

From the powerful effort of the Kabbalah emerges a specifically Jewish idea of universal value:

« The revealed God is the result of the Law, rather than the origin of the Law. This God is not posed at the Beginning, but proceeds from an interaction between the superabundant flow emanating from the Infinite and the active presence of Man. » xxiii

In a very concise and perhaps more relevant way: « You can’t really know God without acting on Him, » also says Mopsik.

Unlike Gershom Scholem or Martin Buber, who have classified the Kabbalah as « magic » in order to disdain it at its core, Charles Mopsik clearly perceives that it is one of the signs of the infinite richness of human potential in its relationship with the divine. We must pay homage to him for his very broad anthropological vision of the phenomena linked to divine revelation, in all eras and throughout the world.

The spirit blows where it wants. Since the dawn of time, i.e. for tens of thousands of years (the caves of Lascaux or Chauvet bear witness to this), many human minds have tried to explore the unspeakable, without preconceived ideas, and against all a priori constraints.

Closer to us, in the 9th century AD, in Ireland, John Scot Erigenes wrote:

« Because in all that is, the divine nature appears, while by itself it is invisible, it is not incongruous to say that it is made. » xxiv

Two centuries later, the Sufi Ibn Arabi, born in Murcia, died in Damascus, cried out: « If He gave us life and existence through His being, I also give Him life, knowing Him in my heart.» xxv

Theurgy is a timeless idea, with unimaginable implications, and today, unfortunately, this profound idea seems almost incomprehensible in our almost completely de-divinized world.

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iE. Durckheim. Elementary forms of religious life. PUF, 1990, p.494-495

iiE. Durckheim. Elementary forms of religious life. PUF, 1990, p. 49

iiiCharles Mopsik. The great texts of the cabal. The rites that make God. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.551

ivIbid.

vClementine Homilies, cf. Homily XVII. Verdier 1991, p.324

viR. Ezra de Girona. Liqouté Chikhehah ou-féah. Ferrara, 1556, fol 17b-18a, cited in Charles Mopsik. The great texts of the cabal. The rites that make God. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.558

viiZohar III 113a

viiiCharles Mopsik. The great texts of the cabal. The rites that make God. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.561-563.

ixZohar, I, 116b, cited in Charles Mopsik. The great texts of the cabal. The rites which make God. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.568

xR. Abraham ben Ḥananel de Esquira. Sefer Yessod ‘Olam. Ms Moscow-Günzburg 607 Fol 69b, cited in Charles Mopsik. The great texts of the cabal. The rites that make God. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.589

xiSee Charles Mopsik. The great texts of the cabal. The rites that make God. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.591

xiiR. Menahem Recanati. Perouch ‘al ha-Torah. Jerusalem, 1971, fol 23b-c, quoted in Charles Mopsik. The great texts of the cabal. The rites which make God. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.591

xiiiR. Menahem Recanati. Sefer Ta’amé ha-Mitsvot. London 1962 p.47, cited in Charles Mopsik. The great texts of the cabal. The rites which make God. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.591

xivZohar Hadach, Tiqounim Hadachim. Ed. Margaliot. Jerusalem, 1978, fol 117c quoted in Charles Mopsik. The great texts of the cabal. The rites which make God. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.591

xvCharles Mopsik. The great texts of the cabal. The rites that make God. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.593

xviR. Joseph de Hamadan. Sefer Tashak. Ed J. Zwelling U.M.I. 1975, p.454-455, cited in Charles Mopsik. The great texts of the cabal. The rites which make God. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.593

xviiSee Charles Mopsik. The great texts of the cabal. The rites that make God. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p. 604

xviiiR. Matthias Délacroute. Commentary on the Cha’aré Orah. Fol 19b note 3. Quoted in Charles Mopsik. The great texts of the cabal. The rites which make God. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p. 604

xixCharles Mopsik. The great texts of the cabal. The rites that make God. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p. 604

xxIbid.

xxiGaon Elijah of Vilna. Liqouté ha-Gra. Tefilat Chaharit, Sidour ha-Gra, Jerusalem 1971 p.89, cited in Charles Mopsik. The great texts of the cabal. The rites which make God. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p. 610

xxiiCharles Mopsik. The great texts of the cabal. The rites that make God. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p. 630

xxiiiCharles Mopsik. The great texts of the cabal. The rites that make God. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p. 639

xxivJean Scot Erigène. De Divisione Naturae. I,453-454B, quoted by Ch. Mopsik, Ibid. p.627

xxvQuoted by H. Corbin. The creative imagination

The Grammatical Names of God: ‘Who’, ‘What’ and ‘That’.


« A Hebrew Grammar »

I’d like to compare here the use of various « grammatical » names of God, in the Veda and in the Zohar.

The idea of a « One » God is extremely old. More than four thousand years ago, long before Abraham left Ur in Chaldea, the One God was already celebrated by nomadic peoples transhumant in Transoxiana to settle in the Indus basin, as attested by the Veda, and then, a few centuries later, by the peoples of ancient Iran, as reported by the sacred texts of the Avesta.

But the strangest thing is that these very diverse peoples, belonging to cultures thousands of years and thousands of miles apart, have called God by the interrogative pronoun. They named God by the name « Who ?» and other grammatical variations.

Even more surprisingly, some three thousand five hundred years after this innovation appeared, the Jewish Kabbalah, in the midst of the European Middle Ages, took up this same idea of using the interrogative pronoun as a Name of God, developed it and commented on it in detail in the Zohar.

It seems that there is rich material for a comparative anthropological approach to various religions celebrating the God named « Who? »

The Vedic priests prayed to the one and supreme God, creator of the worlds, Prajāpati, – the « Lord (pati) of creatures (prajā) ». In the Rig Veda, Prajāpati is referred to as (Ka, « who »), in hymn 121 of the 10th Mandala.

« In the beginning appears the golden seed of light.

Only He was the born sovereign of the world.

He fills the earth and the sky.

– To ‘Who? »-God will we offer the sacrifice?

He who gives life and strength,

He whose blessing all the gods themselves invoke,

immortality and death are only His shadow!

– To ‘Who? »-God will we offer the sacrifice?

(…)

He whose powerful gaze stretched out over these waters,

that bear strength and engender salvation,

He who, above the gods, was the only God!

– To ‘Who?’-God will we offer the sacrifice? » i

Max Müller asserts the pre-eminence of the Veda in the invention of the pronoun « Who » as a name of God: « The Brâhmans did indeed invent the name Ka of God. The authors of Brahmaṇas have broken so completely with the past that, forgetting the poetic character of the hymns and the poets’ desire for the unknown God, they have promoted an interrogative pronoun to the rank of deityii.

In the Taittirîya-samhitâiii , the Kaushîtaki-brâhmaṇaiv , the Tâṇdya-brâhmaṇav and the Satapatha-brâhmaṇavi , whenever a verse is presented in interrogative form, the authors say that the pronoun Ka which carries the interrogation designates Prajāpati. All hymns in which the interrogative pronoun Ka was found were called Kadvat, i.e., ‘possessing the kad‘, – or ‘possessing the who?

The Brahmans even formed a new adjective for everything associated with the word Ka. Not only the hymns but also the sacrifices offered to the God Ka were referred to as « Kâya »’vii.

The use of the interrogative pronoun Ka to designate God, far from being a kind of limited rhetorical artifice, had become the equivalent of a theological tradition.

Another question arises. If we know that Ka actually refers to Prajāpati, why use (with its burden of uncertainty) an interrogative pronoun, which seems to indicate that one cannot be satisfied with the expected and known answer?

Further west to the highlands of Iran, and half a millennium before the Exodus of the Hebrews from Egypt, the Yashts, among the oldest hymns of the Avesta, also proclaim this affirmation of the One God about himself: « Ahmi yat ahmi » (« I am who I am »)viii.

God is named this way in Avestic language through the relative pronoun yat, « who », which is another way of grammatically dealing with the uncertainty of God’s real name.

A millennium before Moses, Zarathushtra asked the one God: « Reveal to me Your Name, O Ahura Mazda, Your highest, best, most just, most powerful Name ».

Then Ahura Mazda answered: « My Name is the One, – and it is in ‘question’, O holy Zarathushtra! « »ix .

The Avestic text literally says: « Frakhshtya nâma ahmi« , which can be translated word for word: « He who is in question (Frakhshtya), as for the name (nâma), I am (ahmi)« . x

Curiously enough, long after the Veda and the Avesta, the Hebrew Bible also gives the One God these same « grammatical » names, « Who » or « He Who ».

We find this use of the interrogative pronoun who (מִי , mi ) in the verse from Isaiahxi: מִי-בָרָא אֵלֶּה (mi bara éleh), « Who created that? ».

As for the relative pronoun « who, whom » (אֲשֶׁר , asher), it is staged in a famous passage from Exodusxii: אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה (ehyeh asher ehyeh), « I am who I am », or more acurately, « I will be who I will be », taking into account the imperfect tense of ‘ehyeh’.

The latter option leaves open the possibility of a future revelation, of another Name yet, or of a divine essence whose essence would have no grammatically formulable essence, but could be rendered only approximately, for example by means of a relative pronoun and a verbal form in the future .

Two millennia after Isaiah, in the midst of the European Middle Ages, the famous book of the Jewish Kabbalah, the Zohar, attributed to Moses de Leon, focused on a detailed study of the name Mi (« Who? ») of God.

One of the tracks that emerges from this interrogation is the intrinsically divine relationship of Mi (Who) to Mâ (What) and to Eleh (That).

« It is written: « In the beginning ». Rabbi Eleazar opened one of his lectures with the following exordium: « Lift up your eyes (Is 40:28) and consider who created this ». « Lift up your eyes up, » to what place? To the place where all eyes are turned. And what is that place? It is the « opening of the eyes ». There you will learn that the mysterious Elder, the eternal object of research, created this. And who is He? – Mi » (= Who). He is the one who is called the « Extremity of Heaven », above, for everything is in his power. And it is because he is the eternal object of research, because he is in a mysterious way and because he does not reveal himself that he is called « Mi » (= Who); and beyond that we must not go deeper. This upper end of the Heaven is called « Mi » (= Who). But there is another end at the bottom, called « Mâ » (= What). What is the difference between the two? The first, mysterious one, called « Mi », is the eternal object of search; and, after man has searched, after he has tried to meditate and to go up from step to step until he reaches the last one, he finally arrives at « Mâ » (= What). What did you learn? What did you understand? What did you look for? Because everything is as mysterious as before. This mystery is alluded to in the words of Scripture: ‘Mâ (= What), I will take you as a witness, Mâ (= What), I will be like you' ». xiii

What are we learning, indeed? What have we understood?

Mi is a Name of God. It is an eternal object of research.

Can it be reached? No.

One can only reach this other noun, which is still only a pronoun, (= What).

You look for « Who » and you reach « What ».

This Mâis not the sought-after Mi, but of Mâ we can say, as Scripture testifies: « Mâ, I will take you as a witness, Mâ, I will be like you. » xiv

The Zohar indicates indeed:

« When the Temple of Jerusalem was destroyed, a heavenly voice came and said, « Mâ (= What) will give you a testimony, » for I have testified every day from the first days of creation, as it is written, « I take heaven and earth as my witness this day. « And I said, « Mâ will be like you, » that is, He will give you sacred crowns, very much like His own, and make you ruler over the world. » xv

The God whose Name is Mi is not the God whose Name is Mâ, and yet they are one.

And above all, under the Name of , He will one day be the ‘equal’ of anyone who seeks Him in all things, at least according to the Zohar:

« Just as the sacred people no longer enter the holy walls today, so I promise you that I will not enter my dwelling place above until all the troops have entered your walls below. May this be your consolation, for in this form of « What » (Mâ) I will be your equal in all things. » xvi

The man who ‘seeks’ God is placed between Mi and Mâ, in an intermediate position, just as Jacob was once.

« For Mi, the one who is the upper echelon of the mystery and on whom all depends, will heal you and restore you; Mi, the end of heaven from above, and Mâ, the end of heaven from below. And this is Jacob’s inheritance that forms the link between the upper end Mi and the lower end Mâ, for he stands in the midst of them. This is the meaning of the verse: « Mi (= Who) created that » (Is 40:26). » xvii

But that’s not all. Isaiah’s verse has not yet delivered its full weight of meaning. What does « that » mean?

« Rabbi Simeon says, « Eleazar, what does the word ‘Eleh‘ (= That) mean? It cannot refer to the stars and other heavenly bodies, since they are always seen and since the heavenly bodies are created by « Mâ« , as it is written (Ps 33:6): « By the Word of God the heavens were created. » Neither can it refer to secret objects, since the word « Eleh » can only refer to visible things. This mystery had not yet been revealed to me until the day when, as I stood by the sea, the prophet Elijah appeared to me. He said to me, « Rabbi, do you know the meaning of the words, ‘Who (Mi) created that (Eleh)? « 

I answered him, « The word ‘Eleh‘ means the Heavens and the heavenly bodies, and Scripture commands man to contemplate the works of the Holy One, blessed be he, as it is written (Ps 8:4): « When I consider your heavens, the work of your fingers, etc ». and a little further on (Ibid., 10): « God, our master, how wonderful is your name on all the earth. « 

Elijah replied: Rabbi, this word containing a secret was spoken before the Holy One, blessed be He, and its meaning was revealed in the Heavenly School, here it is: When the Mystery of all Mysteries wished to manifest itself, He first created a point, which became the Divine Thought; then He drew all kinds of images on it, engraved all kinds of figures on it, and finally engraved on it the sacred and mysterious lamp, an image representing the most sacred mystery, a profound work coming out of the Divine Thought. But this was only the beginning of the edifice, existing but not yet existing, hidden in the Name, and at that time called itself only « Mi« . Then, wanting to manifest Himself and be called by His Name, God put on a precious and shining garment and created « Eleh » (That), which was added to His Name.

« Eleh« , added to inverted « mi » [i.e. ‘im’], formed « Elohim« . Thus the word « Elohim » did not exist before « Eleh » was created. It is to this mystery that the culprits who worshipped the golden calf alluded when they cried out (Ex 32:4): « Eleh » is your God, O Israel. » xviii

We learn in this passage from the Zohar that the true essence of the golden calf was neither to be a calf nor to be made of gold. The golden calf was only a pretext to designate « that ».

It was only there to designate the essence of « Eleh » (That), the third instanciation of the divine essence, after that of « Mi » and that of «  » …

As the Zohar indicates, this can be deduced by associating the Name « Mi » (Who?) with the Name « Eleh » (That), which allows us to obtain the Name « Elohim » (God), after inverting mi into im, ...

The Name Mi, the Name and the Name Eleh were not primarily divine nouns, but only pronouns (interrogative, relative, demonstrative).

These divine pronouns, in which lies a powerful part of mystery because of their grammatical nature, also interact between themselves. They refer to each other a part of their deeper meaning. The « Who » calls the « What », and they both also refer to a grammatically immanent « That ».

The grammatical plane of interpretation is rich. But can a more theological reading be attempted? I think so.

These three Divine Names, « Who », « What » and « That », form a kind of proto-trinity, I’d like to suggest.

This proto-trinity evokes three attributes of God:

He is a personal God, since we can ask the question « Who? » about Him.

He is a God who may enter in relation, since relative pronouns (« Whom », « What ») can designate Him.

Finally He is an immanent God, since a demonstrative pronoun (« That ») can evoke Him.

Even if Judaism claims an absolute « unity » of the divine, it cannot help but hatch within itself Trinitarian formulations – here, in grammatical form.

This Trinitarian phenomenology of the divine in Judaism, in the grammatical form it borrows, does not make it any less profound or any less eternally perennial. For if there is indeed an ever-present symbol, always at work, of the original wiring of the human mind, it is grammar…

In a million years, or even in seven hundred million years from now, and whatever idea of the divine will reign then, I guess that there will still be a transhuman or posthuman grammar to evoke the categories of the Who, the What, and the That, and to make them look as aspects or ‘faces’ of the Divine.

__________________

iRig Veda. 121st Hymn. Book X.

iiMax Müller. History of Ancient Sanskrit Literature. 1860, p. 433

iii I, 7, 6, 6

iv XXIV, 4

v XV, 10

vi http://www.sacred-texts.com/hin/sbe32/sbe3215.htm#fn_77

vii The word Kâya is used in Taittirîya-samhitâ (I, 8, 3, 1) and Vâgasaneyi-samhitâ (XXIV, 15).

viii Max Müller, Theosophy or Psychological Religion. Ed. Longmans, Green. London, 1895, p.52

ix  » My name is the One of whom questions are asked, O Holy Zarathushtra ! ». Quoted by Max Müller, Theosophy or Psychological Religion. Ed. Longmans, Green & Co. London, 1895, p. 55

x Cf. this other translation proposed by Max Müller: « One to be asked by name am I », in Max Müller. Theosophy or Psychological Religion. Longmans, Green & Co. London, 1895, p. 55.

xiIs 40.26

xiiEx 3.14

xiiiZohar I,1b.

xivZohar I,1b.

xvZohar I,1b.

xviZohar I,1b.

xviiZohar I,1b.

xviiiZohar I,1b-2a

Wisdom or Prophecy?


« Sefer ha-Zohar »

The Jewish Kabbalah pits the Prophet against the Wise man, and puts the Wise man above the Prophet. Why this hierarchical order? Is it justified? What does it teach us? What can we expect from this vision of things?

Let’s start with some elements of argumentation, against prophetism.

« The Wise man always prevails over the Prophet, for the Prophet is sometimes inspired and sometimes not, while the Holy Spirit never leaves the Wise men; they have knowledge of what has happened Up-There and Down-Here, and they are under no obligation to reveal it. » i

The Wise men « know ». Their wisdom is such that they even dispense with the risk of speaking about it publicly. There would only be blows to be taken, trouble guaranteed. And for what benefit? In their great wisdom, the Wise men are careful not to « reveal » what they « know ». It is precisely because they are « wise » that they do not reveal what is the basis of their « wisdom ».

What do they do then, if they do not reveal their knowledge to the world? Well, they continue to deepen it, they study to climb the ladder of knowledge constantly.

« Those who study the Torah are always preferable to the prophets. They are indeed of a higher level, for they hold themselves Above, in a place called Torah, which is the foundation of all faith. Prophets stand at a lower level, called Netsah and Hod. Therefore, those who study the Torah are more important than the prophets, they are superior to them. » ii

This frontal antagonism between sages and prophets has a long history. It can be summed up in the age-old rivalry between prophetic Judaism and rabbinic Judaism.

Gershom Scholem, who has studied the great currents of Jewish mysticism, notes « an essential point on which Sabbatianism and Hasidism converge, while moving away from the rabbinic scale of values, namely: their conception of the ideal type of man to whom they attribute the function of leader. For rabbinic Jews, especially at that time, the ideal type recognized as the spiritual leader of the community was the scholar, the Torah student, the educated Rabbi. From him, no inner rebirth is required. (…) In place of these masters of the Law, the new movements gave birth to a new type of leader, the seer, the man whose heart was touched and changed by God, in a word, the prophet. » iii

The rivalry between the scholar and the seer can be graduated according to a supposed scale, which would symbolically link the Below and the Above. For rabbinic Judaism, the talmudic scholar, the student of the Torah, is « superior » to the seer, the prophet, or the one whose heart has been changed by God.

Once a sort of scale of comparison is established, other hierarchies proliferate within the caste of the « masters of the Law ». They are based on the more or less proper way of studying the Law, on the more or less proper way of approaching the Torah.

The texts testify to this.

« Why is it written on the one hand, ‘For thy grace is exalted to the heavens’? (Ps 57:11) and on the other hand: ‘Your grace is greater than the heavens’ (Ps 108:5)? There is no contradiction between these two verses. The first refers to those who do not care about the Torah in a selfless way, while the second applies to those who study in a selfless way. » iv

One might conclude (probably too hastily) that it is therefore in one’s interest to be disinterested (as to the purpose of the study), and to be disinterested in any interest (for the purpose of the Torah), if one wants to know the grace that « transcends the heavens ».

But another avenue of research opens up immediately.

Rather than only concerning those who ‘study the Torah’, the grace that ‘ascends to heaven’ and the grace that ‘transcends heaven’ could apply respectively to the masters of the Law and the prophets, – unless it is the other way around? How do we know?

We have just seen that the Zohar resolutely takes sides with the superiority of the masters of the Law over the seers and the prophets. But the ambivalence of the texts of the Hebrew Bible undoubtedly allows for many other interpretations.

Perhaps we can draw on the sayings of the Prophets themselves to form an opinion about them, and try to see if what they have to say can « reach beyond the heavens »?

Isaiah states about his own prophetic mission:

« Yes, so spoke YHVH to me when his hand grasped me and taught me not to follow the path of this people, saying :

‘You will not call a conspiracy all that this people calls a conspiracy, you will not share their fears and you will not be terrified of them. It is YHVH Tsebaot whom you will proclaim holy; it is He who will be the object of your fear and terror.

He will be a sanctuary, a rock that brings down, a stumbling block for the two houses of Israel, a net and a snare for the inhabitants of Jerusalem. Many will stumble, fall and break, and they will be trapped and captured.

Enclose a testimony, seal an instruction in the heart of my disciples’.

I hope in YHVH that hides His face from Jacob’s house. » v

According to Isaiah’s testimony, YHVH declares that He himself is a ‘rock that makes fall’, a ‘stumbling block’, a ‘net and snare’. But a little further on Isaiah radically reverses this metaphor of the ‘stone’ and gives it the opposite meaning :

« Thus says the Lord YHVH:

Behold, I am going to lay in Zion a stone, a granite stone, a cornerstone, a precious stone, a well-established foundation stone: he who trusts in it shall not be shaken. » vi

Contradiction? No.

To paraphrase what was said above about self-serving and selfless study of the Torah, let us argue that the ‘well-grounded foundation stone’ applies to true prophets.

On the other hand, the ‘stumbling block’ refers to the ‘insolent’, those who have ‘made a covenant with death’, who have made ‘lies’ their ‘refuge’ and who have ‘hidden in falsehood’vii, as well as false prophets, priests and all those who claim to ‘teach lessons’ and ‘explain doctrines’….

Isaiah eructs and thunderstruck. His fury bursts out against the pseudo-Masters of the Law.

« They, too, were troubled by the wine, they wandered about under the effect of the drink. Priest and prophet, they were troubled by drink, they were taken with wine, they wandered with drink, they were troubled in their visions, they wandered in their sentences. Yes, all the tables are covered with abject vomit, not a clean place! » viii

The false prophets and priests are drunk and roll around in their abject vomit… Their visions are troubled… Their sentences are rambling… They stutter, they donkey absurd sentences, but YHVH will give them their derisory lessons and knock them off their pedestals :

« Who does He teach the lesson to? To whom does He explain the doctrine? To children barely weaned, barely out of the teat, when He says: ‘çav laçav, çav laçav; qav laqav, qav laqav; ze ‘êr sham, ze ‘êr shamix. Yes, it is with stuttering lips and in a foreign language that He will speak to this people (…) Thus YHVH will speak to them thus: çav laçav, çav laçav; qav laqav, qav laqav; ze ‘êr sham, ze ‘êr sham‘, so that as they walk they may fall backwards, be broken, be trapped, be imprisoned. » x

As we can see, Isaiah had, more than a millennium beforehand, already warned of the subtle contempt and the self-satisfaction of the Kabbalistic scholars, and of the pseudo-sapiential sentences of rabbinic masters.

Today, what has become of the ancient bipolarity of prophetic and rabbinic Judaism?

It seems that rabbinic Judaism now occupies almost all the ideological terrain. The time of the (true) prophets has indeed been over for more than two millennia. The (false) prophets have been particularly discredited since the recurrent proliferation of multiple « Messiahs » (ranging from Jesus Christ to Isaac Luria, Sabbatai Zevi and Nathan of Gaza…).

There is little hope that the Messiah will risk to come again on the world stage any time soon. We know now what it cost the daring ones who ventured to take the role.

What future, then, for the Eternal People? What future for Judaism in a shrinking, suffering planet, threatened from all sides, especially by war, injustice, biological death?

I don’t know, not being wise enough.

I only know that, in truth, probably only a prophet would be able to answer these questions…

_________________

iZohar II 6b (Shemot). Quoted by Rabbi Hayyim of Volozhyn. The soul of life. Fourth portico: Between God and man: the Torah. Verdier 1986, p.215.

ii Zohar III 35a (Tsav). Quoted by Rabbi Hayyim of Volozhyn. The soul of life. Fourth portico: Between God and man: the Torah. Verdier 1986, p.215.

iiiGershom Scholem. The great currents of Jewish mysticism. Trad. M.-M. Davy. Ed. Payot et Rivages, Paris, 2014, pp.483-484

ivRabbi Hayyim of Volozhyn. The soul of life. Fourth portico: Between God and man: the Torah. Ed. Verdier 1986, p.210.

vIs 8, 11-17

viIs 28.16

viiIs 28, 14-15

viiiIs 28, 7-8

ixLiterally: « Order to order…measure to measure…a little here, a little there ». This can be interpreted as a derogatory imitation of the self-nominated « masters of the Law ».

xIs 28, 9-13

Berechit Bara Elohim and the Zohar


« Zohar »

The Book of Creation (« Sefer Yetsirah ») explains that the ten Sefirot Belimah (literally: the ten « numbers of non-being ») are « spheres of existence out of nothingness ». They have appeared as « an endless flash of light, » and « the Word of God circulates continuously within them, constantly coming and going, like a whirlwind. »i.

All of these details are valuable, but should not in fact be disclosed at all in public. The Book of Creation intimates this compelling order: « Ten Sefirot Belimah: Hold back your mouth from speaking about it and your heart from thinking about it, and if your heart is carried away, return to the place where it says, ‘And the Haioth go and return, for that is why the covenant was made’ (Ezekiel 6:14). » ii

I will not « hold my mouth » : I will quote the very texts of those who talk about it, think about it, go to it and come back to it over and over again.

For example, Henry Corbin, in a text written as an introduction to the Book of Metaphysical Penetrations by Mollâ Sadrâ Shîrâzi, the most famous Iranian philosopher at the time of the brilliant Safavid court of Isfahan, and a contemporary of Descartes and Leibniz in Europe, wonders in his turn about the essence of sefirot, and raises the question of their ineffability.

« The quiddity or divine essence, what God or the One is in his being, is found outside the structure of the ten sefirot, which, although they derive from it, do not carry it within them at all. The ten sefirot are ‘without His quiddity’ (beli mahuto, בלי מהותו), such is the teaching of the sentence in the Book of Creation. (…) But a completely different exegesis of the same sentence from the Book of Creation is advanced in the Sicle of the Sanctuary. For this new exegesis, the word belimah does not mean beli mahout (without essence) but refers to the inexpressible character of the sefirot whose mouth must ‘refrain itself (belom) from speaking' ». iii

So, the question is : are sefirot « without divine essence », as the Book of Creation seems to say?

Or are sefirot really divine, and therefore « unspeakable »?

Or are they only « that which cannot be spoken of », according to the restrictive opinion of Moses de Leon (1240-1305), who is the author of the Sicle of the Sanctuary?

It seems to me that Moses de Leo, also apocryphal author of the famous Zohar, occupies a position on this subject that is difficult to defend, given all the speculations and revelations that abound in his main work…

Moreover, if one « cannot speak » of the sefirot, nor « think » about them, how can one then attribute any value whatsoever to the venerable Sefer Yetsirah (whose origin is attributed to Abraham himself, – but whose writing is dated historically between the 3rd and 6th century A.D.)?

On the other hand, – an argument of authority it is true, but not without relevance -, it should be emphasized that the Sicle of the Sanctuary is nevertheless « a little young » compared to the Sefer Yestsirah, which is at least a millennium older.

In view of these objections, let us consider that we can continue to evoke here (albeit cautiously) the sefirot, and try to reflect on them.

The sefirot, what are they? Are they of divine essence or are they pure nothingness?

The Zohar clearly states :

« Ten Sefirot Belimah: It is the breath (Ruah) of the spirit of the Living God for eternity. The Word or creative power, the Spirit and the Word are what we call the Holy Spirit. » iv

Finding expressions such as the « Word » or the « Holy Spirit » in one of the oldest philosophical texts of Judaism (elaborated between the 3rd and 6th centuries A.D.), may evoke strangely similar wordings, used in Christian Gospels.

There is, at least, a possibility of beginning a fruitful debate on the nature of the divine « emanations », to use the concept of atsilut – אצילות, used by Moses de Leon, and on the possible analogy of these « emanations » with the divine « processions » of the Father, Son and Spirit, as described by Christian theology?

What I would like to discuss here is how the Zohar links the « triple names » of God with what Moses de Leon calls the divine « emanations ».

The Zohar repeatedly quotes several combinations of God’s « names », which form « triplets ».

In addition, it also deals with the divine « emanations » of which the sefirot seems an archetype, as well as expressions such as the « Breath » of God or his « Seed ».

Do the « divine emanations » and the « triple names » of God have some deep, structural, hidden relationship, and if so, what does this teach us?

The « triple names » of God.

In Scripture, there are several instances of what might be called the « triple names » of God, that is, formulas consisting of three words that form a unitary whole, an indissoluble verbal covenant to designate God:

-Ehyeh Asher Ehyeh (Ex. 3:14) (« I am he who is »)

-YHVH Elohenou YHVH (Deut. 6:4) (« YHVH, Our God, YHVH »)

To these « trinitarian » formulas, the Zohar adds for example:

Berechit Bara Elohim (Gen 1:1) (« In the beginning created Elohim »)

Bringing these different « triplets » together, the Zohar establishes the idea that the names contained in each of these « triplets » are individually insufficient to account for the divine essence. Only the union of the three names in each of these formulations is supposed to be able to approach the mystery. But, taken individually, one by one, the names « YHVH », or « Ehyeh », or « Elohim », do not reach the ultimate level of comprehension. It is as if only the dynamic « procession » of the relationships between the names « within » each triplet could account for the mystery of God’s « Name ».

On the other hand, the Zohar suggests a kind of structural identity between the « triple names » just mentioned. Thus, by comparing term by term the verses Ex. 3:14 and Dt. 6:4, one can assume a kind of identity between YHVH and « Ehyeh ». And, based on the supposed analogy between Dt 6:4 and Gen 1:1, we can also identify the name « YHVH » with the names « Berechit » and « Elohim ».

Finally, if we pursue this structuralist logic, a word that could a priori be a « simple conjunction » with a grammatical vocation (the word « asher« ) acquires (according to the Zohar) the status of « divine noun », or divine hypostasis, as does the verb « bara« .

Let’s look at these points.

The Zohar formulates these structural analogies as follows:

« This is the meaning of the verse (Dt. 6:4): ‘Listen, Israel, YHVH, Elohenu, YHVH is one’. These three divine names designate the three scales of the divine essence expressed in the first verse of Genesis: ‘Berechit bara Elohim eth-ha-shamaim’, ‘Berechit’ designates the first mysterious hypostasis; ‘bara’ indicates the mystery of creation; ‘Elohim’ designates the mysterious hypostasis which is the basis of all creation; ‘eth-ha-shamaim’ designates the generating essence. The hypostasisElohim’ forms the link between the two others, the fecundating and the generating, which are never separated and form one whole. » v

We see that the Zohar thus distinguishes, from the first verse of the Torah, two « triplets » of divine names, somehow embedded in each other: ‘Berechit bara Elohim’ on the one hand, and ‘Bara Elohim eth-ha-shamaym’ on the other.

We also deduce that the second « triplet » is somehow « engendered » (in the sense of « generative grammars ») by the first « triplet », thanks to the special role played by the name ‘Elohim’.

The generative theory of the divine « triplets » also allows us to better understand the profound structure of the famous verse ‘Ehyeh Asher Ehyeh’ (Ex. 3:14) (« I am he who is »), and moreover allows us to establish a link with the theory of the divine emanations of the Zohar.

Let’s look at this point.

The Seed of God: ‘Asher’ and ‘Elohim’.

The « Seed » of God is evoked metaphorically or directly in several texts of Scripture as well as in the Zohar. It has various names: Isaiah calls it ‘Zera’ (זֶרָע: ‘seed’, ‘seed’, ‘race’)vi. The Zohar calls it « Zohar » (זֹהַר: glow, brightness, light), but also « Asher » (אֲשֶׁר: « that » or « who » – that is, as we have seen, the grammatical particle that can be used as a relative pronoun, conjunction or adverb), as the following two passages indicate:

« The word glow’ (Zohar) refers to the spark that the Mysterious One caused when he struck the void and which is the origin of the universe, which is a palace built for the glory of the Mysterious One. This spark constitutes in a way the sacred seed of the world. This mystery is expressed in the words of Scripture (Is. 6:13): ‘And the seed to which it owes its existence is sacred.’ Thus the word ‘glow’ (Zohar) refers to the seed He sowed for His glory, since the purpose of creation is the glorification of God. Like a mollusk from which purple is extracted and clothed in its shell, the divine seed is surrounded by the material that serves as its palace, built for the glory of God and the good of the world. This palace from which the divine seed has surrounded itself is called « Elohim » (Lord). This is the mystical meaning of the words: ‘With the Beginning He created Elohim’, that is, with the help of the ‘light’ (Zohar), the origin of all the Verbs (Maamaroth), God created ‘Elohim’ (Lord) ». vii

But a few lines later, the Zohar assigns to the word « Zohar » two more meanings, that of « Mysterious » and that of « Beginning ». Therefore, since the word « Zohar » is no longer available as a metaphor for the divine « Seed », the Zohar uses the word « Asher » (אֲשֶׁר: « that » or « who ») to designate the latter, but also the word « Elohim », which derives from it by synonymous engendering and following a kind of « literal » pirouette, as shown in this passage:

« By the word glow’ (Zohar), Scripture refers to the Mysterious called ‘Berechit’ (Beginning), because it is the beginning of all things. When Moses asked God what His name was, God replied (Ex. 3:14): « Ehyeh asher Ehyeh » (אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה , I am He who is). The sacred name ‘Ehyeh’ appears on both sides, while the name ‘Elohim’ forms the crown, since it appears in the middle; for ‘Asher’ is synonymous with ‘Elohim’, whereas the nameAsher’ is formed from the sameletters that make up the wordRoch’ (head, crown). ‘Asher’, which is the same asElohim’, is derived from ‘Berechit’. As long as the divine spark was enclosed in the sublime palace, that is to say, before it manifested itself,it did not form any peculiarity that could be designated in the divine essenceby anyname; the Whole was One, under the name ‘Roch’. Butwhen God created, with the help of the sacred seed (‘Asher’), the palace of matter, ‘Asher’ took shape in the divine essence; only then did ‘Asher’ take, in the divine essence, the shape of a crown head (‘Roch’), being situated in the middle (‘Ehyeh Asher Ehyeh’). Now, the word ‘Berechit’ contains the word ‘Roch’, synonymous with ‘Asher’;it forms the words ‘Roch’ and ‘Baït’, i.e. ‘Roch’ enclosed in a palace (‘Baït’). viiiThe words: ‘Berechit Bara Elohim’ thus mean : When ‘Roch’, synonymous with ‘Asher’,wasused as divine seed in the palace of matter, ‘Elohim’ was created; that is to say, Elohim took shape in the essence of God. ix

Let’s summarize what we just learned from the Zohar.

The divine « Seed » receives, according to its authors, the following names: Zera‘, Zohar, Asher, Roch (‘seed, glow, who, head’).

The « Seed » is deposited in the middle of the « palace ».

The Palace-Semen together are called ‘Beginning’ (Berechit).

And this ‘Beginning’ ‘created’ ‘Elohim’.

And all this is presented in the first verse of the Torah.

How can we fail to see in this thesis of the Zohar a structural analogy between « Elohim » and the Christian concept of « Son of God »?

Decidedly, even a purely ‘monotheistic’ theology needs « emanations » to live in the « world ».

iBook of Creation, 1.5

iiBook of Creation, 1.7

iiiHenry Corbin. The vocabulary of being. Preface to the Book of Metaphysical Penetrations. Molla Sadra Shiraz. Ed. Verdier. Lagrasse. 1988, p. 50

ivBook of Creation, 1.8

vZohar 1, 15b

viIs. 6.13

viiZohar, 1.15a

viiiThe two consonants of Baït, B and T frame the two consonants of Rosh, R and SH, in the word BeReSHiT.

ixZohar, 1.15a-15b

How the Elohim Were Begotten


« Gershom Scholem »

Let’s begin with this verse from the Psalmist: « The foundation of your word is truth »i. In the original Hebrew: רֹאשׁ-דְּבָרְךָ אֱמֶת, roch devar-ka emét.

Another translation gives: « Truth, the principle of your word! » ii

In yet another translation, the word רֹאשׁ, roch, is translated as « essence »: « Truth is the essence of your word. »iii

The words used here, « foundation », « principle », « essence » are quite abstract. They belong to the philosophical language, and they seem somewhat removed from the spirit of ancient Hebrew, an eminently concrete, realistic language.

Originally, the word רֹאשׁ, roch means: 1) head, person, man. Then, by derivation, metonymy or metaphor: 2) head, top, point, main thing; 3) sum, number, troop; 4) beginning, the first; 5) a poisonous plant (the hemlock, or poppy), poison, venom, gall.

It is from the 4th meaning of roch that the word reshit, « beginning », derives, this word which one finds precisely at the very beginning of the Torah: Be-rechit, « in the beginning ».

If one wanted to render exactly all the connotations of the word רֹאשׁ, rosh in the verse of Psalm 119, one would have to resolve to translate it into a sum of formulations, – a swarm of meanings:

-At the head of your word, the truth.

-The tip of your word is truth.

-The sum of your word is truth.

-Truth is the beginning of your word.

-The truth is the venom of your word.

Each of these formulas is clearly unsatisfactory, but as a whole they open up new questions and new perspectives.

For example, if truth is « at the head » of the word, or in its « tip », or in its « beginning », does this mean that in all the « rest » of the word there is something other than truth?

If it is the « sum » of the word that is the « truth », does this imply that each of the parts of the « word » does not really contain it?

How can we understand that the word (of God) can contain a « venom »?

The more modern translations that have been cited (« foundation, principle, essence ») seem to escape these difficulties of interpretation. They immediately give the verse a veneer of depth and a kind of philosophical allure.

But this « abstract » veneer and this « philosophical » appearance are undoubtedly the indications of a real deviation from the original meaning, intended by the Psalmist, which was to be much more « concrete ».

If one wants to remain faithful to the genius of ancient Hebrew, the essence of the word roch must rather be sought in one of its main derivative, the word rechit (« beginning »).

This word is indeed part of the description of a key moment of Creation, the « Beginning », and it derives a special prestige from it.

This eminent moment is described by Zohar 1:15a in a surprisingly vivid way, in a passage full of dark light, particularly delicate to « translate », even for the best specialists and the most learned rabbis who have worked on it.

One may judge the difficulty from four very different translations of this strange text which will now be presented.

Gershom Scholem offers :

« In the beginning, when the King’s will began to act, he drew signs in the divine aura. A dark flame gushes forth from the most intimate depths of the mystery of the Infinite, the En-Sof; like a mist that gives form to what has no form, it is enclosed in the ring of this aura, it appears neither white, nor black, nor red, nor green, without any color. But when it began to grow in height and spread, it produced radiant colors. For in the innermost center of this flame, a spring gushes forth, whose flames spill over everything below, hidden in the mysterious secrets of the En-Sof. The source gushes forth, and yet it does not gush forth completely, through the ethereal aura that surrounds it. It was absolutely unrecognizable until, under the shock of this spurt, a higher point then hidden would have shone. Beyond this point, nothing can be known or understood and that is why it is called Rechit, meaning « beginning », the first word of creation. » iv

What is this « point » called Rechit? Gershom Scholem indicates that for the Zohar (whose paternity he attributes to Moses de León) and for the majority of Kabbalist writers, this primordial « point », this « beginning » is identified with the divine « Wisdom », Hokhmah.

Before proposing his own translation-interpretation of this difficult passage of the Zohar, Charles Mopsikv cites two other translation-interpretations, that of R. Siméon Labi of Tripoli and that of R. Moses Cordovero, both dating from the 16th century:

R. Simeon Labi :

« In the head, the King’s word carved signs in the highest transparency. A spark of darkness came out of the middle of the enclosure, from the head of the Ein-Sof; attached to the Golem (or initial formless matter), planted in the ring (…) This source is enclosed in the middle of the enclosure until, thanks to the jostling force of its breakthrough, a point, the supreme enclosure, is illuminated. After this point one knows nothing more, that is why it is called Rechit (beginning), first word. » vi

R. Moses Cordovero :

« At the moment before the King said, in his supreme zenith, he engraved a sign. An obscure (or eminent) flame gushes out inside the most enclosed, which started from the confines of the Infinite, forms in the Golem planted in the center of the ring (…) In the center of the Flame a spring gushes out from which the colors took their hue when it reached the bottom. The enclosure of the Enigma of the Infinite tried to pierce, but did not pierce its surrounding air and remained unknown until, by the power of its breakthrough, a point was illuminated, the supreme enclosure. Above this point nothing is knowable, so it is called Rechit, beginning, first of all words. » vii

Having thus prepared the ground with three different versions, and benefiting from their respective contributions, Charles Mopsik proposes his own translation, which is also jargonous and amphigorous, but which is not without opening up new reflexive possibilities:

« From the outset, the King’s resolution left the trace of his withdrawal in supreme transparency. An obscure flame springs from the quivering of the Infinite in its confinement. Like a form in the formless, inscribed on the seal. Neither white, nor black, nor red, nor green, nor of any color. When he then set the commensurable, he brought out colors that illuminated the confinement. And from the flame a spring gushed forth, downstream from which the hues of these colors appeared. Enclosure in the Confinement, quivering of the Infinite, the source pierces and does not pierce the air that surrounds it and it remains unknowable. Until by the insistence of its piercing, it brings to light a tenuous point, supreme confinement. From there this point is the unknown, so it is called the ‘beginning’, the first of all. » viii

It should be noted at the outset that Mopsik clearly distinguishes himself from other translators, from the very first sentence, by proposing that the King « leave the trace of his withdrawal in supreme transparency », rather than « engrave or carve signs ».

He justifies this bold choice in this way:

« What led us to prefer the expression ‘to leave the trace of its withdrawal’ to ‘to inscribe signs’ comes from the fact that the verb galaf or galif is rarely found in the Midrach, and when it appears, it is associated with the idea of inscribing in hollow, of opening the matrix. Thus it is this term that is used when God visited Sarah and then Rikvah who were barren (see Gen 47.2 , Gen 53.5 and Gen 63.5).

It is therefore likely that Zohar uses these connotations of generation and fertilization. Moreover, the passage in question was later interpreted by the school of Louria as an evocation of the Tsimtsum, or withdrawal of the divine.»ix

In Mopsik’s interpretation, therefore, in the beginning, God « opens the matrix », then withdraws from it, but nevertheless « leaves a trace of his withdrawal ».

Which « matrix » is it?

According to the Zohar, this ‘matrix’ is Wisdom (Hokhmah).

Indeed, a little further on, the Zohar gives these relatively cryptic, yet enlightening explanations:

« Until now, this has been the secret of ‘YHVH Elohim YHVH’. These three names correspond to the divine secret contained in the verse ‘In the beginning created Elohim’ (Berechit bara Elohim). Thus, the expression ‘In the beginning’ is an ancient secret, namely: Wisdom (Hokhmah) is called ‘Beginning’. The word ‘created’ also alludes to a hidden secret, from which everything develops. » x

Let’s summarize what we just learned:

Wisdom (Hokmah) is also called ‘Beginning’ (Rechit).

The « matrix » that God « opens » at the « Beginning », before « withdrawing » from it, is that of Wisdom. According to Charles Mopsik, the metaphors that the Zohar uses to describe this moment evoke « generation » and « fecundation ».

The Zohar, decidedly well-informed, still delivers these precisions:

« With this Beginning, the Hidden and Unknown One created the Temple (or Palace), and this Temple is called by the name ‘Elohim’. This is the secret of the words: ‘In the beginning created Elohim. xi

The great secret, unspeakable, spreads out clearly in the Zohar:

The One unites himself with Wisdom (whose other name is ‘Beginning’), then withdraws from it, while leaving his trace. From this union of the One and the Beginning is born the Temple (also called ‘Elohim’).

According to the Zohar, the first verse of the Torah ‘Be-rechit bara Elohim’ should be understood as follows: « With the Beginning, [the One, the Hidden One] created the Elohim (Lords).

Jewish ‘monotheism’ is definitely full of surprises…

From the Beginning, the Trinity of the One, Wisdom and Elohim is revealed.

The Elohim are generated by Wisdom, impregnated by the One…

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iPs. 119:160

iiThe Jerusalem Bible. Ed. du Cerf, Paris, 1996

iiiGershom G. Scholem, in The Name of God and Kabbalistic Theory of Language. Alia. 2018, p.11

ivZohar 1.15a. Quoted by Gershom G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive. Translation from English by Marie-Madeleine Davy. Ed. Payot, Paris, 2014, p.320

vCharles Mopsik. The Zohar. Ed. Verdier. 1981, p.482

viR. Simeon Labi de Tripoli in Ketem Paz Biour ha Milot (Enlightenment of Words), 1570, quoted by Charles Mopsik in op.cit. p.482

viiR. Moïse Cordovero, Or Yakar, Quoted by Charles Mopsik in op.cit. p.483

viiiTranslation by Charles Mopsik. The Zohar. Ed. Verdier. 1981, p.484

ixCharles Mopsik. The Zohar. Ed. Verdier. 1981, p.484

xZohar 1.15b

xiZohar 1.15a

Angelus novus


Angelus Novus. Paul Klee

Paul Klee’s Angelus novus has an undeniably catchy title. « The new angel », – two simple words that sum up an entire programme. But does the painting live up to the expectation created by its title? A certain ‘angel’, with a figure like no other, seems to float graphically in the air of mystery, but what is he? What does he say? It is said that there are billions of angels on the head of a single pin. Each boson, each prion, has its angel, one might think, and each man too, say the scholastics. How, under these conditions, can we distinguish between new and old angels? Aren’t they all in service, in mission, mobilised for the duration of time? And if there are « old angels », are they not nevertheless, and above all, eternal, timeless, always new in some way?

Walter Benjamin has commented on this painting by Klee, which undoubtedly ensured its paper celebrity more than anything else.

« There is a painting by Klee entitled Angelus novus. It depicts an angel who seems to have the intention of moving away from what his gaze seems to be riveted to. His eyes are wide open, his mouth open, his wings spread. Such is the aspect that the angel must necessarily have of history. His face is turned towards the past. Where a sequence of events appears before us, he sees only one and only one catastrophe, which keeps piling up ruins upon ruins and throwing them at his feet. He would like to linger, awaken the dead and gather the defeated. But a storm is blowing from paradise, so strong that the angel can no longer close its wings. This storm is constantly pushing him towards the future, to which he turns his back, while ruins are piling up all the way to heaven before him. This storm is what we call progress.”i

Striking is the distance between Benjamin’s dithyrambic commentary and Klee’s flatter, drier work. Klee’s angel actually appears static, even motionless. No sensation of movement emanates from him, either backwards or forwards. No wind seems to be blowing. His ‘wings’ are raised as if for an invocation, not for a flight. And if he were to take off, it would be upwards rather than forwards. Its « fingers », or « feathers », are pointed upwards, like isosceles triangles. His eyes look sideways, fleeing the gaze of the painter and the spectator. His hair looks like pages of manuscripts, rolled by time. No wind disturbs them. The angel has a vaguely leonine face, a strong, sensual, U-shaped jaw, accompanied by a double chin, also U-shaped. His nose seems like another face, whose eyes would be his nostrils. His teeth are wide apart, sharp, almost sickly. It even seems that several of them are missing. Do angels’ teeth decay?

Klee’s angel is sickly, stunted, and has only three fingers on his feet. He points them down, like a chicken hanging in a butcher’s shop.

Reading Benjamin, one might think he’s talking about another figure, probably dreamt of. Benjamin has completely re-invented Klee’s painting. No accumulated progress, no past catastrophe, seems to accompany this angelus novus, this young angel.

But let us move on to the question of substance. Why should history have only one ‘angel’? And why should this angel be ‘new’?

Angelology is a notoriously imperfect science. Doctors rarely seem to agree.

In Isaiah (33:7) we read: « The angels of peace will weep bitterly. » Do their renewed tears testify to their powerlessness?

In Daniel (10:13) it is said that an archangel appeared and said to Daniel: « The Prince of the Persians resisted me twenty-one days ». This archangel was Gabriel, it is said of him, and the Prince of Persia was the name of the angel in charge of the Persian kingdom.

So the two angels were fighting against each other?

It was not a fight like Jacob’s fight with the angel, but a metaphysical fight. S. Jerome explains that this angel, the Prince of the Persian kingdom, opposed the liberation of the Israelite people, for whom Daniel prayed, while the archangel Gabriel presented his prayers to God.

S. Thomas Aquinas also commented on this passage: « This resistance was possible because a prince of the demons wanted to drag the Jews who had been brought to Persia into sin, which was an obstacle to Daniel’s prayer interceding for this people.”ii

From all this we can learn that there are many angels and even demons in history, and that they are brought to fight each other, for the good of their respective causes.

According to several sources (Maimonides, the Kabbalah, the Zohar, the Soda Raza, the Maseketh Atziluth) angels are divided into various orders and classes, such as Principalities (hence the name « Prince » which we have just met for some of them), Powers, Virtues, Dominations. Perhaps the best known are also the highest in the hierarchy: the Cherubim and the Seraphim. Isaiah says in chapter 6 that he saw several Seraphim with six wings « shouting to one another ». Ezekiel (10:15) speaks of Cherubim.

The Kabbalists propose ten classes of angels in the Zohar: the Erelim, the Ishim, the Beni Elohim, the Malakim, the Hashmalim, the Tarshishim, the Shinanim, the Cherubim, the Ophanim and the Seraphim.

Maimonides also proposes ten classes of angels, arranged in a different order, but which he groups into two large groups, the « permanent » and the « perishable ».

Judah ha-Levi (1085-1140), a 12th century Jewish theologian, distinguishes between « eternal » angels and angels created at a given time, for a certain duration.

Among the myriads of possible angels, where should we place Klee’s Angelus novus, the new angel whom Benjamin called the « angel of history » with authority? Subsidiary question: is a « new angel » fundamentally permanent or eminently perishable?

In other words: is History of an eternal essence or is it made up of a series of moments with no sequel?

Benjamin thinks, as we have seen, that History is represented, at every moment, at every turning point, by a « new Angel ». History exists only as a succession of phases, it is a wireless and random necklace of moments, without a sequel.

Anything is always possible, at any moment, anything can happen, such seems to be the lesson learned, in an age of absolute anguish, or in a serene sky.

But one can also, and without any real contradiction, think that History is one, that it builds its own meaning, that it is a human fabrication, and that the divine Himself must take into account this fundamental freedom, always new, always renewed, and yet so ancient, established since the origin of its foundation.

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iWalter Benjamin, Thèses sur la philosophie de l’histoire. Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 434

ii Summa Theol. I, Q. 113 a.8

Trinité et Tétragramme


S.Trinité. Andeï Roublev

Le christianisme revendique une position originale parmi les trois monothéismes, avec la conception d’un Dieu Un, en trois Personnesi (le Père, le Fils, l’Esprit). Cette idée de la « Trinité » a fait couler des flots d’encre, et suscité des sarcasmes (dans le judaïsme) mais aussi des invectives mortifères, dans le Coran, lequel invite à tuer ceux qu’il appelle les « associateurs ».

Ainsi, le verset 5 de la sourate 9, Al Taoubah (le Repentir) ordonne, sans autre forme de procès:

فَٱقْتُلُوا۟ ٱلْمُشْرِكِينَ حَيْثُ وَجَدتُّمُوهُمْ

« Tuez (qtoulou’) les associateurs (al-mouchrikina) où que vous les trouviez ».

Qui sont les mouchrikina? Ce sont les Juifs et les Chrétiens, ainsi que le précise le verset 30 de la même sourate :

« Les Juifs disent : ‘Uzayr est fils d’Allah’ et les chrétiens disent ‘Le Christ est fils d’Allah’. Telle est leur parole provenant de leurs bouches. Ils imitent le dire des mécréants avant eux. Qu’Allah les tue, de quelque manière qu’ils mentent. »

 قَٰتَلَهُمُ ٱللَّهُ

Qatala-houmou Allahou ! « Qu’Allah les tue ! »

Difficile d’entamer une discussion théologique sur la notion de « Fils de Dieu » dans ces conditions.

En revanche, avec les Juifs, les Chrétiens trouveraient peut-être plus facilement un terrain d’entente sur cette question controversée. En effet, si les Juifs critiquent durement l’idée de Trinité du point de vue de leur conception du monothéisme, ils n’ont pas hésité pour leur part à affirmer l’existence d’une « quaternité » divine, symbolisée et même incarnée par les quatre lettres du Tétragramme, YHVH, en hébreu, יְהוָה . Ces quatre lettres se lisent respectivement Yod, Hé, Vav, Hé. Chacune d’entre elle incarne un aspect de la génération et de la spiration divines, toujours à l’œuvre.

Un passage du commentaire du Livre de Ruth, dans le Zohar, explicite de façon détaillée cette filiation et cette spiration du divin en l’Homme, selon quatre hypostases:

« Le Saint béni soit-il a créé en l’homme YHVH, qui est son saint nom, le Souffle du souffle, qui est appelé Adam. Et des lumières se répandent en neuf éclats qui s’enchaînent depuis le Yod, elles constituent la lumière une, sans séparation ; aussi, le vêtement de l’homme est appelé vêtement d’Adam.

Le est appelé Souffle, et il s’accouple avec le Yod, il s’épand en de nombreuses lumières qui sont une.

Yod Hé sont sans séparation, c’est ainsi que ‘Élohim créa l’homme à son image, à l’image d’Élohim il le créa… et il les appela Adam’ (Gn 1,27 et Gn 5,2).

Vav est appelé Esprit, et il est dénommé fils de Yod Hé ;

(final) est appelé Âme et il est dénommé fille.

Ainsi y a-t-il Père et Mère, Fils et Fille.

Et le secret du mot Yod Hé Vav Hé est appelé Adam. Sa lumière se répand en quarante cinq éclats, et c’est le chiffre d’Adam mah, ‘quoi ?’ »ii

Dans la Cabale juive, les quatre lettres du Tétragramme divin sont associées à quatre sefirot. La lettre initiale Yod correspond à Hokhmah (la Sagesse), et au ‘Souffle du souffle’ chez Adam . renvoie à la sefira Binah (l’Intelligence), symbolisée en l’Homme par son ‘Souffle’. Vav est associé à la sefira Tiferet (la Beauté) ou à la sefira Daat (la Connaissance), et son équivalent adamique est l’‘Esprit’. Enfin le final est lié à la sefira Malkhout (la Royauté) correspondant à l’‘Âme’ de l’Homme.

Le Zohar donne des précisions supplémentaires, concernant la différence entre les « quatre âmes » de l’Homme, le souffle du souffle, le souffle, l’esprit et l’âme :

« ‘Mon âme (nefech) te désire la nuit, et mon esprit (roua) te cherche au-dedans de moi’ (Isaïe 26,9). ‘Mon âme te désire’ : le Saint béni soit-il déposa deux bonne couronnes en l’homme, pour qu’il en use dans ce monde : ce sont l’âme et l’esprit. L’âme pour la conservation du corps, grâce aux commandements auxquels elle l’incite. L’esprit, pour l’éveiller à la Torah et pour le guider en ce monde. Si l’âme réussit dans les commandements et si l’esprit parvient à lui faire étudier la Torah, alors une entité plus noble encore descend sur lui, en fonction de sa conduite. Avec ces deux âmes, l’homme chemine dans ce monde, faisant usage d’elles. L’âme (nefech) ne subsiste dans le corps que par l’incitation de l’esprit qui la surplombe. Quand l’homme parvient à servir et à rendre un culte à son Maître avec ces deux âmes, d’en haut s’éveille sur lui une sainte impulsion, qui s’établit sur l’homme et l’entoure de tous côtés, elle l’incite à la Sagesse supérieure pour le rendre digne d’être dans le Palais du Roi. Cette impulsion qui réside sur lui provient d’un lieu élevé. Quel est son nom ? Nechama (‘souffle’). Le souffle est une puissance supérieure à celle qui est appelée esprit. En effet le Saint béni soit-il a destiné celui-ci à l’usage de ce monde tandis que le souffle incite sans cesse à l’usage d’en haut. Il incite l’homme au repentir et aux bonnes actions. C’est une puissance d’en haut, puissance de repentir, mère de l’esprit, et l’esprit est un fils pour elle. Au-dessus de ce souffle il en est qui l’aime. Et quel est son nom ? Le Souffle du souffle. Il est appelé père de l’esprit, il incite l’homme à la crainte, à l’amour, à la Torah, au commandement, qui procèdent respectivement du père, de la mère, du fils et de la fille : Yod père, mère, Vav fils, fille. Et c’est le Tétragramme (YHVH) plénier. »iii

Les Juifs (du moins ceux qui suivent l’enseignement de la Cabale juive) interprètent donc le Nom divin, יְהוָה, YHVH, le Tétragramme indicibleiv, comme étant le symbole de quatre sortes d’âmes, jouant respectivement leurs rôles dans l’économie de la Création, mais aussi dans l’économie des spirations propres à l’Éternel. Pour traduire ces spirations dans des images accessibles à l’intellect humain, le judaïsme de la Cabale utilise les métaphores de la génération (paternité, maternité, filiation), ou encore les figures de Père, Mère, Fils et Fille.

Les Chrétiens font référence à la même idée générale de « procession » divine ou de « génération en Dieu »v, mais en se servant d’un symbole trinitaire, et non quaternaire.

Du Dieu Un « procèdent » deux « relations », une relation d’Intelligence et une relation de Volonté.

S. Thomas d’Aquin explique : « Il y a deux processions en Dieu : celle du Verbe et une autre. (…) La procession du Verbe appartient à l’acte d’intelligence. Quant à l’opération de la volonté, elle donne lieu en nous à une autre procession : la procession de l’amour, qui fait que l’aimé est dans l’aimant, comme la procession du Verbe fait que la chose dite ou connue est dans le connaissant. Dès lors, outre la procession du Verbe, est affirmée en Dieu une autre procession : c’est la procession de l’amour. »vi

La procession du Verbe peut être appelée métaphoriquement une « génération », car elle correspond à l’image du Père (qui « engendre » le Verbe) et à sa « relation » avec le Fils (qui est le Verbe « engendré »).

Cependant, la seconde « procession » ou « relation » à laquelle on vient de faire allusion, la « procession de l’amour », ne doit pas être qualifiée de « génération ». Pourquoi ? Il y a une différence essentielle. La métaphore de la génération implique une relation de similitude ou de ressemblance entre l’engendreur et l’engendré, tout comme le fait de de comprendre ou de connaître implique une relation d’assimilation entre le connaissant et le connu, ou entre l’intelligence et l’intelligible.

Par contraste, la métaphore de l’amour s’inscrit dans un contexte de différence a priori, d’altérité, entre l’aimant et l’aimé, ou entre le voulant et le voulu.

« Entre l’intelligence et la volonté, il y a cette différence que l’intelligence est en acte du fait que la chose connue est dans l’intellect par sa similitude ; la volonté, elle, est en acte, non parce qu’une similitude du voulu est dans le voulant, mais bien parce qu’il y a en elle une inclination vers la chose voulue. Il en résulte que la procession qui se prend selon le caractère propre de l’intellect est formellement assimilatrice, et pour autant il est possible qu’elle soit une génération, car celui qui engendre, c’est le semblable à soi-même qu’il engendre. A l’inverse, la procession qui se prend sous l’action de la volonté, ce n’est pas sous l’aspect d’assimilation qu’elle nous apparaît, mais plutôt comme une impulsion et mouvement vers un terme. C’est pourquoi ce qui, en Dieu, procède par mode d’amour ne procède pas comme engendré, comme fils, mais bien plutôt comme souffle. Ce mot évoque une sorte d’élan et d’impulsion vitale, dans le sens où l’on dit que l’amour nous meut et nous pousse à faire quelque chose. »vii

Mais y a-t-il seulement deux processions à l’œuvre en Dieu, celle de l’Intelligence (ou du Verbe) et celle de la Volonté (ou de l’Amour) ? Pourquoi pas davantage ?

Dans une objection que Thomas d’Aquin soulève rhétoriquement, il pourrait sembler « qu’en Dieu il n’y ait pas seulement quatre relations réelles : paternité et filiation, spiration et procession. En effet, on peut considérer en Dieu des relations de connaissant à connu, de voulant à voulu : relations réelles, à ce qu’il semble. Il y a donc plus de quatre relations réelles en Dieu ».

Et aussitôt il réfute cette objection :

« Il semblerait plutôt qu’il y en a moins que quatre. Car selon Aristoteviii, « c’est un seul et même chemin qui va d’Athènes à Thèbes et de Thèbes à Athènes ». pareillement, c’est une seule et même relation qui va du père au fils : celle qu’on nomme « paternité » ; et qui va du fils au père : on la nomme alors « filiation ». A ce compte, il n’y a pas quatre relations en Dieu. »ix

Alors, combien y a-t-il de « personnes » (ou, ce qui revient au même, de « relations »x) en Dieu ? Pour les Chrétiens, il n’y en a pas quatre, comme disent les Juifs cabalistes (Père, Mère, Fils, Fille), mais trois : Père, Fils, Esprit.

« On lit dans la 1ère lettre de S. Jean (5,7) : ‘Ils sont trois qui témoignent dans le ciel : le Père, le Verbe et le Saint-Esprit.’ Et si l’on demande : Trois quoi ? On répond : Trois Personnes, comme S. Augustin l’expose. Il y a donc seulement trois personnes en Dieu. »xi

Il faut ici souligner que ces questions restent extraordinairement difficiles. D’où la nécessité de rester dans la prudence.

« Des formules inconsidérées font encourir le reproche d’hérésie, dit S. Jérômexii. Donc, quand on parle de la Trinité, il faut procéder avec précaution et modestie : ‘Nulle part, dit S. Augustin, l’erreur n’est plus dangereuse, la recherche plus laborieuse, la découverte plus fructueuse.’xiii Or dans nos énoncés touchant la Trinité, nous avons à nous garder de deux erreurs opposées entre lesquelles il faut nous frayer une voie sûre : l’erreur d’Arius qui enseigne, avec la trinité des Personnes, une trinité de substances ; et celle de Sabellius, qui enseigne, avec l’unité d’essence, l’unité de personne. Pour écarter l’erreur d’Arius, on évitera de parler de ‘diversité’ ou de ‘différence’ en Dieu ; ce serait ruiner l’unité d’essence. Mais nous pouvons faire appel au terme de ‘distinction’, en raison de l’opposition relative ; c’est en ce dernier sens qu’on entendra les expressions de ‘diversité’ ou ‘différence’ des personnes (…) ‘Chez le Père et le Fils, dit S. Ambroise, la déité est une et sans divergence’xiv. Et d’après S. Hilairexv, il n’y a rien de séparable en Dieu.

Pour écarter d’autre part l’erreur de Sabellius, nous éviterons le mot singularitas (solitude), qui nierait la communicabilité de l’essence divine : d’après S. Hilaire en effet, c’est un sacrilège d’appeler le Père et le Fils ‘un dieu solitaire’.  Nous éviterons aussi le terme ‘unique’, qui nierait la pluralité des Personnes ; S. Hilairexvi dit ainsi que ‘solitaire’, ‘unique ‘ sont exclus de Dieu.»xvii

Dans cet épais buisson de difficultés, une constante demeure : l’impossibilité de parvenir par la seule raison naturelle à la connaissance de la Trinité.

S. Hilaire écrit : « Que l’homme se garde bien de penser que son intelligence puisse atteindre le mystère de la génération divine ! »xviii Et S. Ambroise : « Impossible de savoir le secret de cette génération. La pensée y défaille, la voix se tait. »xix

S. Thomas d’Aquin explique : « Par sa raison naturelle, l’homme ne peut arriver à connaître Dieu qu’à partir des créatures. Or les créatures conduisent à la connaissance de Dieu, comme les effets à leur cause. On ne pourra donc connaître de Dieu, par la raison naturelle, que ce qui lui appartient nécessairement à titre de principe de tous les êtres. (…) La raison naturelle pourra donc connaître de Dieu ce qui a trait à l’unité d’essence, et non ce qui a trait à la distinction des Personnes.»xx

Un. Deux. Trois. Quatre ?

Ces chiffres sont beaucoup trop simples au fond, et s’ils ne nous égarent pas toujours dans leurs apparentes explications, ils ne font qu’à peine effleurer la profondeur du mystère.

i« Nous avons montré que le terme ‘personne’ signifie en Dieu la relation en tant que réalité subsistant dans la nature divine. » S. Thomas d’Aquin. Somme théologique I, Q. 30 Art. 1, Rép.

iiLe Zohar. Le Livre de Ruth. 78 c. Traduit de l’hébreu et de l’araméen par Charles Mopsik. Ed. Verdier, 1987, p. 83

iiiLe Zohar. Le Livre de Ruth. 82 c. Traduit de l’hébreu et de l’araméen par Charles Mopsik. Ed. Verdier, 1987, p. 125-126

iv Le Tétragramme est « indicible », il ne peut être prononcé à voix haute, – sauf une fois l’an, par le Grand prêtre, dans le Saint des saints. Il n’est donc pas essentiellement indicible, mais son énonciation est réservée aux ayants-droit.

v« La procession du Verbe en Dieu prend le nom de ‘génération’, et le Verbe qui procède, celui de ‘Fils’. » S. Thomas d’Aquin. Somme théologique I, Q. 27 Art. 2, Rép.

viS. Thomas d’Aquin. Somme théologique I, Q. 27 Art. 3, Rép.

viiS. Thomas d’Aquin. Somme théologique I, Q. 27 Art. 4, Rép.

viiiAristote, III Phys. III 4 (202 b 13)

ixS. Thomas d’Aquin. Somme théologique I, Q. 28 Art. 4, Contr.

xComme déjà dit, pour Thomas d’Aquin : « Nous avons montré que le terme ‘personne’ signifie en Dieu la relation en tant que réalité subsistant dans la nature divine. » S. Thomas d’Aquin. Somme théologique I, Q. 30 Art. 1, Rép.

xiS. Thomas d’Aquin. Somme théologique I, Q. 30 Art. 2, Contr.

xiiCf. Pierre Lombard, Sent. IV, D.13, ch.2

xiiiS. Augustin, De Trinit. 3. PL 42, 822. BA 15,97

xivDe Fide I, 2. PL 16,555

xvDe Trin. VIII PL 10,233

xviIbid. PL 10,233

xviiS. Thomas d’Aquin. Somme théologique I, Q. 31 Art. 2, Rép.

xviiiII De Trin. PL 10,58

xixI De Fide 10. PL 16,555

xxS. Thomas d’Aquin. Somme théologique I, Q. 32 Art. 1, Rép.

La Sagesse et י


Dans la bible hébraïque, le mot חָכְמָה, ḥokhmah, se rapporte à une entité mystérieuse, parfois définiei mais le plus souvent indéfinie, généralement singulière et quelquefois plurielleii. Elle peut ‘habiter’ dans l’esprit des hommes ou parmi les peuples. On ne sait pas d’où elle vient.iii

On dit qu’elle a aidé le Très-Haut dans son œuvre de Création.iv

Voici un bref florilège, phénoménologique, de ses furtives apparitions :

Elle fait vivre.v

Elle fait luire le visage.vi

Elle est torrent, ou source.vii

Elle peut être d’Orient ou d’Égypteviii.

Elle peut emplir Josuéix ou Salomonx.

Elle peut se trouver chez les humblesxi et les vieillardsxii, chez l’homme simplexiii ou chez le justexiv.

Elle peut venir avec la connaissancexv, ou bien avec la puissancexvi, ou encore avec l’intelligencexvii. Mais elle vaut bien mieux que la force.xviii

Elle peut se cacher dans un murmurexix, dans un crixx, ou dans le secretxxi.

On peut l’appeler ‘amie’xxii, ´sœur’xxiii, ‘mère’ ou ‘épouse’.

Elle rend heureux.xxiv

Elle conduit à la royauté.xxv

Elle est ‘esprit’.xxvi

Elle est brillante, et elle ne se flétrit pas.xxvii

Plus rapide que n’importe quel mouvement, elle est infiniment mobile.xxviii

Elle habite dans sa propre demeure, et celui qui habite avec elle, celui-là seul Dieu l’aime.xxix

Elle peut tout faire.xxx

Elle peut mourirxxxi

Elle accompagne l’ange d’ « Élohim », et aussi le Seigneur appelé « Adonaï »xxxii.

Elle est en Thôtxxxiii, mais c’est YHVH qui la donnexxxiv.

Elle partage le trône du Seigneur.xxxv

Elle est avec Lui, et elle connaît Ses œuvres.xxxvi

Elle a été créée avant toute chose.xxxvii

C’est par elle que les hommes ont été formés.xxxviii

Et c’est elle qui les sauve.xxxix

Ces bribes, ces fulgurances, ne sont qu’une infime partie de son infinie essence.

Mais une simple lettre, la plus petite de l’alphabet hébraïque, י, Yod, peut la comprendre et l’incarner tout entière.

Le Yod est la première lettre du Tétragramme : יהוה. Dans la cabale juive, et peut-être pour cette raison, le Yod correspond surtout à la séfira Ḥokhmahxl, la Sagesse, ce qui nous mène au cœur du sujet.

Le Tétragramme יהוה, nom certes indicible, peut du moins, en principe, être transcrit en lettres latines: YHVH.

Y pour י, H pour ה, V pour ו, H pour ה.

Ce nom, YHVH, on le sait, est le nom imprononçable de Dieu.

Mais si on l’écrit avec un blanc interstitiel YH VH, il est aussi le nom de l’Homme primordial, – selon la thèse du Zohar que l’on va maintenant rappeler ici.

Le commentaire du Livre de Ruth dans le Zohar ne s’embarrasse pas de détours. D’emblée, servi par un style immensément dense, il plonge dans le mystère, il saute dans l’abysse, il affronte la nuit primordiale, il explore la profondeur de l’Obscur, à la recherche de l’origine oubliée des mondes.

Le Zohar sur Ruth, – vin puissant, savant nectar, aux arômes de myrrhe et d’encens.

A déguster lentement.

« Le Saint béni soit-Il a créé en l’homme YH VH, qui est son saint nom, le souffle du souffle qui est appelé Adam. Et des lumières se répandent en neuf éclats, qui s’enchaînent depuis le Yod. Elles constituent la lumière une sans séparation ; aussi le corps de l’homme est appelé vêtement d’Adam. Le est appelé souffle, et il s’accouple avec le Yod, il s’épand en de nombreuses lumières qui sont une. Yod Hé sont sans séparation, c’est ainsi que ‘Élohim créa l’homme à son image, à l’image d’Élohim il le créa, mâle et femelle il les créa … et il les appela Adam’ (Gen 1,27 et 5,2).Vav est appelé esprit, et il est dénommé fils de Yod Hé ; [final] est appelé âme et il est dénommé fille. Ainsi y a-t-il Père et Mère, Fils et Fille. Et le secret du mot Yod Hé Vav Hé est appelé Adam. Sa lumière se répand en quarante-cinq éclats et c’est le chiffre d’Adamxli, mahxlii, qu’est-ce ? »xliii.

Logique cabalistique. Sacralité de la lettre, du nombre. Unité du sens, mais multiplicité de ses puissances. Toute idée germe, et engendre dérives, ombres neuves, soleils naissants, lunes seules. La pensée ne cesse jamais son rêve, elle aspire au souffle, au chant, à l’hymne.

La lettre relie le ciel et la terre. Elle relie en séparant, littéralement : יה → יהוה et וה .

En lisant יה, le cabaliste pressent le rôle inchoatif, séminal et sexuel de י, – d’où émaneront les lumières des sefirot.

Résumons ce que dit le Zohar:

YHVH → YH VH → Adam → le Yod, י, le « souffle du souffle » → okhmah , la ‘lumière une’ → d’où émanent les autres ‘lumières’ ou sefirot.

YHVH « crée en l’homme YH VH », c’est-à-dire qu’Il crée en l’homme le nom divin, comme deux couples, יה et וה, respectivement YH et VH, qui seront aussi le nom de l’Homme primordial, Adam, « YH VH ».

Ces deux couples de lettres peuvent être interprétés symboliquement, comme des métaphores de l’union et de la filiation : YH = Père-Mère, et VH = Fils-Fille.

C’est en effet une ancienne interprétation de la Cabale que le Yod, י, représente le principe masculin, et que le , ה, représente le principe féminin.

Le Vav, ו, symbolise le fruit filial de l’union de י et ה. Le second ה du Tétragramme s’interprète alors comme un autre fruit, la « Fille », quand il s’associe au Vav ו…

Images humaines, charnelles, cachant une autre idée, divine, spirituelle…

Une deuxième série de métaphores est en effet ici décelée par la cabale, qui explique:

YH = Sagesse-Intelligence (okhmah-Binah) et VH = Beauté-Royauté (Tiferet-Malkhout).

A partir de Ḥokhmah, d’autres séfirot s´unissent ou émanent.

Le Zohar nous apprend de plus que Ḥokhmah, c´est-à-dire י , la 1ère lettre du Tétragramme, symbolise le « souffle du souffle », créé en « Adam »…

Est-ce que cet « Adam » est le même que « le Adam » (הָאָדָם ha-’adam), qui a été créé après le 7ème jour, selon Gen 2,7 ?

Et quelle différence, s’il y en a une, entre cet « Adam », souffle du souffle, et « le Adam » de la Genèse ?

Le Zohar pose cette question et y répond, dans un style opaque, concis, condensé :

« Quelle différence entre Adam et Adam ? Voici : YHVH est appelé Adam, et le corps est appelé Adam, quelle différence entre l’un et l’autre ? En vérité, là où il est dit : ‘Élohim créa Adam à son image’, il est YHVH ; et là où il n’est pas dit ‘à son image’, il est corps. Après qu’il est dit : ‘YHVH Elohim forma’ (Gen 2,7), à savoir qu’il forma Adam, il le ‘fit’, comme il est écrit : ‘YHVH Elohim fit pour Adam et sa femme une tunique de peau et il les en revêtit’ (Gen 3,21). Au début, il y a une tunique de lumière, à la ressemblance de l’en-haut, après qu’ils fautèrent, il y a une tunique de peau.xliv A ce propos il est dit : ‘Tous ceux qui sont appelés de mon nom, que j’ai créés pour ma gloire, que j’ai formés, et même que j’ai faits’ (Is 43,7)xlv. ‘Que j’ai créés’, c’est Yod Hé Vav Hé, ‘que j’ai formés’, c’est la tunique de lumière, ‘et même que j’ai faits’, c’est la tunique de peau. »xlvi

Les indices laissés par l’Écriture sont minces, assurément. Mais Isaïe, d’une phrase, illumine l’intelligence de la création de l’Homme. Et il ouvre des perspectives puissantes à notre compréhension du Texte qui la rapporte.

Charles Mopsik commente ce passage clé de la façon suivante : « Le verset d’Isaïe tel que le lit le Zohar présente une progression de la constitution de l’homme en fonction de trois verbes : le verbe créer se rapporte à la constitution d’Adam comme nom divin (les quatre âmes précitées [le souffle du souffle, le souffle, l’esprit, l’âme]), le verbe former se rapporte à la constitution de son corps primordial, qui est une robe de lumière, enfin le verbe faire se rapporte à sa constitution d’après la chute, où son corps devient une enveloppe matérielle, une tunique de peau, que la ‘colère’, c’est-à-dire l’Autre côté, le domaine d’impureté, avoisine sous la forme du penchant au mal. »xlvii

L’Homme est, dans la Genèse, associé à trois mots hébreux, essentiels : néchamah, ruaḥ et néfech. Ces mots ont plusieurs acceptions. Pour faire simple, on les traduira respectivement par « souffle », « esprit » et « âme ».

On apprend ici qu’il y a aussi, à l´origine, à la toute première place, à la racine du souffle, le « souffle du souffle ».

Et ce « souffle du souffle », c’est la sagesse : י

i‘Haḥokhmah’, comme dans וְהַחָכְמָה, מֵאַיִן תִּמָּצֵא ,Vé-ha-ḥokhmah, méïn timmatsa’, « Mais la Sagesse d’où provient-elle ? » Job 28,12

iiOn peut l’employer comme un substantif au féminin pluriel חָכְמוֹת, ḥokhmot, signifiant alors, suivant les traductions, « les femmes sages », ou les « sagesses », ou la « Sagesse », comme dans חָכְמוֹת, בָּנְתָה בֵיתָהּ , « Les femmes sages – ou les sagesses – ont bâti sa maison » (Pv 9,1) ou encore comme חָכְמוֹת, בַּחוּץ תָּרֹנָּה , « Les femmes sages – ou la Sagesse – crie(nt) par les rues » (Pv 1,20) 

iii « Mais la Sagesse d’où provient-elle ? » Job 28,12

iv« YHVH, avec la Sagesse, a fondé la terre, par l’intelligence il a affermi les cieux. » Pv 3,19

v« C’est que la sagesse fait vivre ceux qui la possèdent » Qo 7,12

vi« La sagesse de l’homme fait luire son visage et donne à son visage un double ascendant » Qo 8,1

vii« Un torrent débordant, une source de sagesse » Pv 18,4

viii« La sagesse de Salomon fut plus grande que la sagesse de tous les fils de l’Orient et que toute la sagesse de l’Égypte » 1 Ro 5,10

ix« Josué, fils de Nûn, était rempli de l’esprit de sagesse » Dt 34,9

xLes Proverbes lui sont attribués, comme le Qohélet.

xi« Mais chez les humbles se trouve la sagesse » Pv 11,2

xii« La sagesse est chez les vieillards » Job 12,12

xiii « Il donne la sagesse au simple » Ps 19,8

xiv« La bouche du juste exprime la sagesse » Pv 10,31

xv« Sagesse et connaissance sont les richesses qui sauvent » Is 33,6

xvi« Mais en Lui résident sagesse et puissance » Job 12,13

xvii« Esprit de sagesse et d’intelligence » Is 11,2

xviii« Sagesse vaut mieux que force, mais la sagesse du pauvre est méconnue » Qo 9,16

xix« La bouche du juste murmure la sagesse » Ps 37,30

xx« La Sagesse crie par les rues » Pv 1,20

xxi« Dans le secret tu m’enseignes la sagesse » Ps 51,8

xxii« La Sagesse est un esprit ami des hommes » Sg 1,6

xxiii« Dis à la sagesse : Tu es ma sœur ! Et appelle la raison Mon amie ! » Pv 7,4

xxiv« Heureux l’homme qui a trouvé la sagesse » Pv 3,13

xxvSg 6,20

xxvi« Esprit de sagesse et d’intelligence » Is 11,2

xxviiSg 6,12

xxviiiSg 7,24

xxixSg 7,28

xxxSg 8,5

xxxi« Avec vous mourra la Sagesse » Job 12,2

xxxii « Mais mon Seigneur (Adonaï), sage comme la sagesse de l’ange de Elohim ». 2 Sa 14,20

xxxiiiמִי-שָׁת, בַּטֻּחוֹת חָכְמָה « Qui a mis la sagesse en Thôt [Thouot] ? » (Job 38,36)

xxxiv« Car c’est YHVH qui donne la sagesse » Pv 2,6

xxxvSg 9,4

xxxviSg 9,9

xxxvii« Mais avant toute chose fut créée la Sagesse. » Sir 1,4

xxxviiiSg 9,2

xxxixSg 9,18

xlLe Zohar. Midrach Ha-Néélam sur Ruth, 78c. Trad. de l’hébreu et de l’araméen, et annoté par Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1987, p.83, note 136.

xliLa valeur numérique du Tétragramme YHVH est 45, de même que la valeur numérique du mot Adam.

xliiL’expression « Qu’est-ce ? » ou « Quoi ? » (mah) a aussi 45 pour valeur numérique.

xliiiLe Zohar. Midrach Ha-Néélam sur Ruth, 78c. Trad. de l’hébreu et de l’araméen par Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1987, p.82-83. (Ch. Mopsik traduit néchama par ‘respir’ et néchama [de la] néchama par ‘respir du respir’, ce qui est un peu artificiel. Je préfère traduire néchama, plus classiquement, par ‘souffle’, et dans son redoublement, par ‘souffle du souffle’).

xlivCh. Mopsik note ici : « Lumière se dit ’or (avec un aleph) et peau se dit ‘or (avec un ‘aïn). Avant la faute Adam et Eve sont enveloppés dans un ‘corps’ lumineux, la ‘tunique de lumière’ pareille à celle des anges ; après la faute, ils endossent un vêtement d’une étoffe plus grossière : une tunique de peau. » Le Zohar. Midrach Ha-Néélam sur Ruth, 78c. Trad. de l’hébreu et de l’araméen par Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1987, p.84, note 148.

xlv כֹּל הַנִּקְרָא בִשְׁמִי, וְלִכְבוֹדִי בְּרָאתִיו:  יְצַרְתִּיו, אַף-עֲשִׂיתִיו.  Les trois verbes employés ici par Isaïe impliquent une progression de l’intervention toujours plus engagée de Dieu par rapport à l’homme; bara’ , yatsar, ‘assa, signifient respectivement : « créer » (tirer du néant), « façonner/former », et « faire/accomplir ».

xlviLe Zohar. Midrach Ha-Néélam sur Ruth, 78c. Trad. de l’hébreu et de l’araméen par Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1987, p.84

xlviiIbid. note 149

Bitter Angels of History


Klee’s painting, Angelus novus, has a catchy title. It gives the painting an air of mystery. Angels, however, are so many, there are billions of them, on every pinhead, it is said. Every boson, every prion even, could have its own angel. In this immense crowd, how can we distinguish between « new » and « old » angels?

Are not angels, by nature, essentially timeless, pure spirits?

Klee’s angel is curiously static, even motionless. There is no sensation of movement, either backwards or forwards. No wind seems to be blowing.

His « wings » are raised as if for an invocation, not for a flight. And if he were to take off, it would be upwards rather than forward. His « fingers », or « feathers », are pointing upwards, like isosceles triangles. His eyes look sideways, fleeing the gaze of the painter and the spectator. His hair looks like pages of manuscripts, rolled by time. No wind disturbs them. The angel has a vaguely leonine face, a strong, sensual, U-shaped jaw, accompanied by a double chin, also U-shaped. His nose is like another tiny face, whose eyes would be his nostrils. His teeth are wide apart, sharp, almost sickly. It even seems that several are missing.

This ailing, stunted angel has only three fingers on his feet. He points them down, like a chicken hanging in a butcher shop.

Walter Benjamin made this comment, expressly metaphorical: “There is a painting by Klee entitled Angelus novus. It depicts an angel who seems to have the intention of moving away from what his gaze seems to be riveted to. His eyes are wide open, his mouth open, his wings spread. This is what the angel of History must necessarily look like. His face is turned towards the past. Where a sequence of events appears before us, he sees only one and only one catastrophe, which keeps piling up ruins upon ruins and throwing them at his feet. He would like to linger, awaken the dead and gather the defeated. But a storm blows from heaven, so strong that the angel can no longer close its wings. This storm is pushing him incessantly towards the future, to which he turns his back, while ruins pile up as far as heaven before him. This storm is what we call progress.”i

It seems to me that Benjamin has completely re-invented the Klee painting, for his own purposes. No storm, no accumulated progress, no past catastrophe, seem – in my opinion – to accompany the young angel of Klee.

Why, moreover, should History have only one ‘Angel’? And, if it were so, why should this Angel of History be ‘new’, when History is not?

Angelology is a very imperfect science, like History, it seems.

Isaiah said: “The angels of peace shall weep bitterly.”ii

In the Book of Daniel, we read that an archangel appeared and said: “The Prince of the Persians resisted me for twenty-one days.”iii According to a classical interpretation, this archangel was Gabriel, and the « Prince of the Persians » was the angel in charge of guarding the Persian kingdom.

S. Jerome added that Daniel prayed for the liberation of his people. But the Angel-Prince of the Persian kingdom opposed his prayers, while the archangel Gabriel presented them to God.

S. Thomas Aquinas commented the commentary: “This resistance was possible because a prince of the demons wanted to drag the Jews brought to Persia into sin, which was an obstacle to Daniel’s prayer interceding for this people.”iv

Isn’t this here a quite convincing indication, based on the Scriptures, that there are definitely several angels playing a role in History, and that, moreover, they are sometimes brought to fight each other, according to the interests of the moment?

According to several sources (Maimonides, the Kabbalah, the Zohar, the Soda Raza, the Maseketh Atziluth) angels belong to various orders and classes, such as the Principalities (hence the name « Prince » that we have just met for the angel of Persia), the Powers, the Virtues, the Dominations. Even better known are the Cherubim and Seraphim. Isaiah says in chapter 6 that he saw several Seraphim with six wings « crying out to one another ». Ezechiel speaks of Cherubim he had a vison of, and according to him, each of them had four faces and four wings.v

The Kabbalists propose ten classes of Angels in the Zohar: the Erelim, the Ishim, the Beni Elohim, the Malakim, the Hashmalim, the Tarshishim, the Shinanim, the Cherubim, the Ophanim and the Seraphim.

Maimonides also proposes ten classes of angels, but he arranges them in a different order, and groups them into two large classes, the « permanent » and the « perishable ».

Judah ha-Levi (1085-1140), a 12th century Jewish theologian, distinguished between « eternal » angels and angels created at a given time.

Where, then, should we place Klee’s Angelus novus, that « new » angel whom Benjamin calls the « Angel of History »? Is he permanent or perishable? Eternal or momentary?

If Benjamin and Klee are right, we should believe that History is guarded just by one ‘new angel’, who therefore must be probably perishable and momentary.

But if they are wrong, History is guarded not by one, but by many angels, and they may be eternal, imperishable.

They then may also cry out to each other like seraphim with multiple wings, and in the confused battles of the angels furiously mixed up, over the centuries, progress might be hard to perceive.

There is one thing, however, that we can be assured of: the most beautiful, the most brilliant of these seraphim (though not the most powerful apparently), – these angels of « peace » keep crying out, bitterly.

iWalter Benjamin, Theses on the Philosophy of History. 1940

iiIs. 33, 7

iiiDan. 10,13

ivSumma Theologiae I, Q. 113 a.8

vEz. 10,14-22

Kafka l’hérétique


 

« Le premier signe d’un début de connaissance est le désir de mourir. »i

Kafka a longtemps cherché la clé qui pourrait lui ouvrir les portes de la véritable « connaissance ». A l’âge de 34 ans, il semble qu’il ait trouvé une clé, et c’était la mort, ou au moins le désir de mourir.

Il ne s’agissait pas de n’importe quelle sorte de mort, ou d’une mort qui ne ferait que continuer le tourment de vivre, dans une autre vie après la mort, dans une autre prison.

Il ne s’agissait pas non plus de n’importe quelle connaissance, une connaissance qui serait seulement mentale, ou livresque, ou cabalistique…

Kafka rêvait d’une mort qui conduise à la liberté, la liberté infinie.

Il cherchait une seule connaissance, la connaissance qui fait enfin vivre, et qui sauve, une connaissance qui serait l’ultime, – la rencontre décisive avec « le maître ».

« Le maître » ? Le langage ne peut être qu’allusif. Ne jamais se résigner à livrer des noms propres à la foule. Mais on peut donner quelques indices quand même, en ces époques d’incroyance et de mépris pour toutes formes de foi…

« Cette vie paraît insupportable, une autre, inaccessible. On n’a plus honte de vouloir mourir ; on demande à quitter la vieille cellule que l’on hait pour être transféré dans une cellule nouvelle que l’on apprendra à haïr. Un reste de foi continue en même temps à vous faire croire que, pendant le transfert, le maître passera par hasard dans le couloir, regardera le prisonnier et dira : ‘Celui-là, vous ne le remettrez pas en prison, il viendra chez moi’. »ii

Cet extrait du Journal de l’hiver 1917-1918 fait partie des quelques « aphorismes » que Kafka a recopiés et numérotés un peu plus tard, en 1920, ce qui semble leur accorder une valeur particulière.

Après la mort de Kafka, Max Brod a d’ailleurs donné à cet ensemble de cent neuf aphorismes le titre un peu grandiloquent, mais accrocheur, de « Méditations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin ».

L’aphorisme que l’on vient de citer porte le n°13.

L’aphorisme n°6, écrit cinq jours auparavant, est plus cinglant, mais peut-être plus embarrassant pour les tenants fidèles de la « Tradition ».

« L’instant décisif de l’évolution humaine est perpétuel. C’est pourquoi les mouvements spirituels révolutionnaires sont dans leur droit en déclarant nul et non avenu tout ce qui les précède, car il ne s’est encore rien passé. »iii

Alors, toute la Loi, et tous les prophètes, nuls et non avenus ?

Rien ne s’est-il « passé » sur le mont Moriah ou le mont Sinaï?

Kafka, – un hérétique ? Un aventurier ‘spirituel’, un ‘révolutionnaire’ ?

On va voir dans un instant que c’est précisément là l’opinion d’un Gershom Scholem à son sujet.

Mais avant d’ouvrir avec Scholem le procès en hérésie de Kafka, il peut être éclairant de citer le bref commentaire dont Kafka accompagne l’aphorisme n°6 :

« L’histoire humaine est la seconde qui s’écoule entre deux pas faits par un voyageur. »iv

Après l’image du « maître », celle du « voyageur »…

C’est là un très beau Nom, moins grandiose que le « Très-Haut », moins mystérieux que le Tétragramme, moins philosophique que « Je suis » (éhyéh)… Sa beauté vient de l’idée d’exil éternel, d’exode continuel, de mouvance perpétuelle…

C’est un Nom qui réduit toute l’Histoire humaine à une seule seconde, une simple enjambée. Toute l’Humanité n’est même pas fondée sur un sol ferme, une emprise assurée, elle est comme en suspens, fugace, « entre deux pas »…

Image humble et fantastique.

On en vient à l’évidence : renoncer en une seconde à tout désir de connaître le but d’un voyage sans fin.

Toute prétendue connaissance à ce sujet semble dérisoire pour celui qui devine l’ampleur de l’écart entre le long chemin du « voyageur », son ample foulée, et l’insoutenable fugacité des mondes.

Désormais, comment supporter l’arrogance de tous ceux qui proclament savoir ?

Parmi les ‘sachants’, les cabalistes jouent un rôle spécial.

La cabale, on le sait, s’est forgée depuis le Moyen Âge une forte réputation comme entreprise d’exploration du mystère, de travail de la connaissance.

Selon Gershom Scholem, qui l’a savamment étudiée, la cabale pense détenir des clés pour connaître la vérité:

« Le cabaliste affirme qu’il y a une tradition de la vérité, et qu’elle est transmissible. Affirmation ironique, puisque la vérité dont il s’agit est tout sauf transmissible. Elle peut être connue mais on ne saurait la transmettre, et c’est justement ce qui, en elle, devient transmissible qui ne la contient plus – la tradition authentique reste cachée. »v

Scholem ne nie pas que tel ou tel cabaliste puisse peut-être « connaître » l’essence du secret. Il doute seulement que s’il la connaît, cette essence, il puisse en « transmettre » la connaissance à d’autres. Dans le meilleur des cas il ne peut qu’en transmettre le signe extérieur.

Scholem se montre même plus pessimiste encore, lorsqu’il ajoute que ce que l’on peut transmettre de la tradition est vide de vérité, que ce que l’on en transmet « ne la contient plus ».

Ironie d’une cabale qui éclate d’une splendeur évidée. Désespoir et désolation d’une lumière lucide et vide…

« Il y a quelque chose d’infiniment désolant à établir que la connaissance suprême est sans objet, comme l’enseignent les premières pages du Zohar. »vi

Quel rapport la cabale a-t-elle avec Kafka ?

Il se trouve que dans ses « Dix propositions non historiques sur la Cabale », Gershom Scholem enrôle curieusement l’écrivain au service de la cabale. Il estime que Kafka porte (sans le savoir) le ‘sentiment du monde propre à la cabale’. Il lui concède en retour un peu de la « splendeur austère » du Zohar (non sans un effet pléonastiquevii) :

« La limite entre religion et nihilisme a trouvé chez [Kafka] une expression indépassable. C’est pourquoi ses écrits, qui sont l’exposé sécularisé du sentiment du monde propre à la cabale (qui lui était inconnue) ont pour maints lecteurs d’aujourd’hui quelque chose de la splendeur austère du canonique – du parfait qui se brise. »viii

Kafka, – vacillant ‘entre religion et nihilisme’ ? Kafka, – ‘sécularisant’ la cabale, sans même l’avoir connue ?

Les mystères ici semblent enchâssés, fusionnés !

N’est-ce pas là, d’ailleurs, l’essence même du tsimtsoum ? Le monde comme frénésie d’enchâssement, de contraction, de fusion, d’opacification.

« Le langage matérialiste de la Kabbale lourianique, en particulier dans sa manière de déduire le tsimtsoum (l’auto-rétractation de Dieu), suggère l’idée que peut-être la symbolique qui utilise de telles images et de telles formules pourrait de surcroît être la chose même. »ix

Par l’image (ô combien matérialiste) de contraction, de rétrécissement, le tsimtsoum donne à voir et à comprendre. Mais l’auto-rétractation divine s’incarne difficilement dans cette symbolique d’étroitesse, de contrainte, de contraction. Le tsimtsoum divin qui consent à l’obscurité, à l’effacement, implique logiquement un autre tsimtsoum, celui de l’intelligence, et la mise en évidence de son écrasement, de sa confusion, de son incompétence, de son humiliation, devant le mystère d’un tsimtsoum qui la dépasse.

Mais au moins l’image du tsimtsoum possède une aura « matérialiste » (quoique non-historique), ce qui, en 1934, sous la plume d’un Scholem, pouvait passer pour un compliment.

« Comprendre les kabbalistes comme des matérialistes mystiques d’orientation dialectique serait absolument non historique, mais tout sauf absurde. »x

La cabale, vue comme une entreprise mystique fondée sur un matérialisme dialectique, non-historique.

C’est un vocabulaire de l’époque, qui permet d’appeler « contradiction dialectique » un Dieu pleinement être se faisant « néant », ou encore de concevoir un Dieu Un donnant naissance à de multiples émanations (les sefirot)…

« Quel est au fond le sens de la séparation entre l’Eyn Sof et la première Sefira ? Précisément que la plénitude d’être du Dieu caché, laquelle reste transcendante à toute connaissance (même à la connaissance intuitive), devient néant dans l’acte originel de l’émanation, lorsqu’elle se convertit exclusivement à la création. C’est ce néant de Dieu qui devait nécessairement apparaître aux mystiques comme l’ultime étape d’un ‘devenir rien’. »xi

Ce sont là des questions essentielles, qui taraudent les esprits vraiment supérieurs, ceux qui n’ont toujours pas digéré la Chute originelle, le Péché, et l’exclusion initiale du Paradis, désormais perdu.

« A Prague, un siècle avant Kafka, Jonas Wehle (…) est le premier à s’être posé la question (et à y répondre par l’affirmative) de savoir si, avec l’expulsion de l’homme, le Paradis n’avait pas davantage perdu que l’homme lui-même. Est-ce seulement une sympathie des âmes qui, cent ans plus tard, a conduit Kafka à des pensées qui y répondaient si profondément ? C’est peut-être parce que nous ignorons ce qu’il est advenu du Paradis qu’il fait toutes ces considérations pour expliquer en quoi le Bien est ‘en un certain sens inconsolable’. Considérations qui semblent sortir tout droit d’une kabbale hérétique. »xii

Kafka, – un kabbaliste « hérétique » !

Scholem présente à nouveau Kafka comme un néo-kabbaliste ‘hérétique’, dans des lettres écrites à Walter Benjamin en 1934, à l’occasion de la parution de l’essai que celui-ci venait d’écrire sur Kafka dans la Jüdische Rundschau

Dans cet essai, Benjamin nie la dimension théologique des œuvres de Kafka. Pour lui, Kafka fait du théâtre. Il est étranger au monde.

« Kafka voulait être compté parmi les hommes ordinaires. Il se heurtait à chaque pas aux limites de l’intelligible : et il les faisait volontiers sentir aux autres. Parfois, il semble assez près de dire, avec le Grand Inquisiteur de Dostoïevski : ‘Alors c’est un mystère, incompréhensible pour nous, et nous aurions le droit de prêcher aux hommes, d’enseigner que ce n’est pas la libre décision des cœurs ni l’amour qui importent, mais le mystère auquel ils doivent se soumettre aveuglément, même contre le gré de leur conscience’xiii. Kafka n’a pas toujours échappé aux tentations du mysticisme. (…) Kafka avait une singulière aptitude à se forger des paraboles. Il ne se laisse pourtant jamais réduire à de l’interprétable, et a au contraire, pris toutes les dispositions concevables pour faire obstacle à l’interprétation de ses textes. Il faut s’y enfoncer à tâtons, avec prudence, avec circonspection, avec méfiance. (…) Le monde de Kafka est un grand théâtre. A ses yeux l’homme est par nature comédien. (…) Le salut n’est pas une prime sur la vie, c’est la dernière issue d’un homme à qui, selon la formule de Kafka, ‘son propre os frontal barre le chemin’xiv. La loi de ce théâtre, nous la trouvons au milieu de la Communication à une Académie : ‘J’imitais parce que je cherchais une issue et pour nulle autre raison.’xv (…) En effet, l’homme d’aujourd’hui vit dans son corps comme K. dans le village au pied du château ; il lui échappe, il lui est hostile. Il peut arriver que l’homme un matin se réveille et se trouve transformé en vermine. Le pays étranger – son pays étranger – s’est emparé de lui. C’est cet air là qui souffle chez Kafka, et c’est pourquoi il n’a pas été tenté de fonder une religion.»xvi

Kafka n’est donc pas un cabaliste. L’interprétation ‘surnaturelle’ de son œuvre ne tient pas.

« Il y a deux manières de méconnaître fondamentalement les écrits de Kafka. L’une est l’interprétation naturaliste, l’autre l’interprétation surnaturelle ; l’une comme l’autre, la lecture psychanalytique comme la lecture théologique, passent à côté de l’essentiel. »xvii

Walter Benjamin s’inscrit nettement en faux contre Willy Haas qui avait interprété l’ensemble de l’œuvre de Kafka « sur un modèle théologique », une interprétation résumée par cet extrait : « Dans son grand roman Le Château, [écrit Willy Haas], Kafka a représenté la puissance supérieure, le règne de la grâce ; dans son roman Le Procès, qui n’est pas moins grand, il a représenté la puissance inférieure, le règne du jugement et de la damnation. Dans un troisième roman, L’Amérique, il a essayé de représenter, selon une stricte stylisation, la terre entre ces deux puissances […] la destinée terrestre et ses difficiles exigences. »xviii

Benjamin trouve également « intenable » l’analyse de Bernhard Rang qui écrit : « Dans la mesure où l’on peut envisager le Château comme le siège de la grâce, la vaine tentative et les vains efforts de K. signifient précisément, d’un point de vue théologique, que l’homme ne peut jamais, par sa seule volonté et son seul libre-arbitre, provoquer et forcer la grâce de Dieu. L’inquiétude et l’impatience ne font qu’empêcher et troubler la paix sublime de l’ordre divin. »xix

Ces analyses de Bernhard Rang ou de Willy Haas tentent de montrer que pour Kafka, « l’homme a toujours tort devant Dieu »xx.

Or, niant farouchement le filon de l’interprétation « théologique », Benjamin pense que Kafka a certes soulevé de nombreuses questions sur le « jugement », la « faute », le « châtiment », mais sans jamais leur donner de réponse. Kafka n’a en réalité jamais identifié aucune des « puissances primitives » qu’il a mises en scène.

Pour Benjamin, Kafka est resté profondément insatisfait de son œuvre. Il voulait d’ailleurs la détruire, comme son testament en témoigne. Benjamin interprète Kafka à partir de cet échec (doctrinal). « Échec est sa grandiose tentative pour faire passer la littérature dans le domaine de la doctrine, et pour lui rendre, comme parabole, la modeste vigueur qui lui paraissait seule de mise devant la raison. »xxi

« C’était comme si la honte dût lui survivre. »xxii Cette phrase, la dernière du Procès, symbolise pour Benjamin l’attitude fondamentale de Kafka.

Ce n’est pas là une honte qui le toucherait lui, personnellement, mais une honte s’étendant à tout son monde, toute son époque, et peut-être toute l’humanité.

« L’époque où vit Kafka ne représente pour lui aucun progrès par rapport aux premiers commencements. Le monde où se déroulent ses romans est un marécage. »xxiii

Quel est ce marécage ?

Celui de l’oubli.

Benjamin cite à nouveau Willy Haas, cette fois pour l’encenser d’avoir compris le mouvement profond du procès : « L’objet de ce procès, ou plutôt le véritable héros de ce livre incroyable est l’oubli […] dont la principale caractéristique est de s’oublier lui-même […] Dans la figure de l’accusé, il est devenu ici un personnage muet. »xxiv Benjamin ajoute : « Que ce ‘centre mystérieux’ provienne de ‘la religion juive’, on ne peut guère le contester. ‘Ici, la mémoire en tant que piété joue un rôle tout à fait mystérieux. Une des qualités de Jéhovah – non pas une quelconque, mais la plus profonde de ses qualités – est de se souvenir, d’avoir une mémoire infaillible, ‘jusqu’à la troisième et la quatrième génération’, voire la ‘centième génération’ ; l’acte le plus saint […] du rite […] consiste à effacer les péchés du livre de la mémoire’xxv. »

Ce qui est oublié, conclut Benjamin, est mêlé à « la réalité oubliée du monde primitif »xxvi, et cette union engendre des « fruits toujours nouveaux »xxvii. Parmi ces fruits surgit, à la lumière, « l’intermonde », c’est-à-dire « précisément la plénitude du monde qui est la seule chose réelle. Tout esprit doit être concret, particulier, pour obtenir un lieu et un droit de cité. [.…] Le spirituel, dans la mesure où il exerce encore un rôle, se mue en esprits. Les esprits deviennent des individus tout à fait individuels, portant eux-mêmes un nom et liés de la manière la plus particulière au nom de l’adorateur […]. Sans inconvénient on ajoute à profusion leur profusion à la profusion du monde […] On n’y craint pas d’accroître la foule des esprits : […] sans cesse de nouveaux s’ajoutent aux anciens, tous ont un nom propre qui les distingue des autres. »xxviii

Ces phrases de Franz Rosenzweig citées par Benjamin traitent en réalité du culte chinois des ancêtres. Mais justement, pour Kafka le monde des ancêtres remonte à l’infini, et « plonge ses racines dans le monde animal »xxix. Les bêtes sont pour Kafka le symbole et le réceptacle de tout ce qui est tombé dans l’oubli, pour les humains : « une chose est sûre : parmi toutes les créatures de Kafka, ce sont les bêtes qui réfléchissent le plus. »xxx Et, « Odradek est la forme que prennent les choses tombées dans l’oubli. »xxxi

Odradek, ce « petit bossu », représente pour Kafka, « l’assise première » que ne lui fournissent ni la « divination mythique », ni la « théologie existentielle »xxxii, et cette assise est celle du génie populaire, « celui des Allemands, comme celui des Juifs »xxxiii.

Walter Benjamin porte alors son coup d’estoc, passant à un ordre supérieur, bien au-delà des religiosités, des synagogues et des églises : « Si Kafka n’a pas prié – ce que nous ignorons –, du moins possédait-il au plus haut degré, ce que Malebranche appelle ‘la prière naturelle de l’âme’: la faculté d’attention. En laquelle, comme les saints dans leur prière, il enveloppait toute créature. »xxxiv

Pour Scholem, Kafka était un « cabaliste hérétique ».

Pour Benjamin, il est comme un « saint », enveloppant les créatures de ses prières…

L’un et l’autre se rejoignent dans une sorte de réserve, et même de dénigrement à son égard.

Scholem écrit à Benjamin : « Le monde de Kafka est le monde de la révélation, mais dans une perspective où la révélation se réduit à son Néant (Nichts). »

Pour lui, Kafka se présente comme incapable de comprendre ce que la Loi a d’incompréhensible, et le fait même qu’elle soit incompréhensible.

Alors que la Cabale affiche une calme certitude de pouvoir non seulement approcher mais ‘comprendre’ l’incompréhensible de la Loi.

Benjamin partage la réprobation de Scholem à l’égard de Kafka, et va même plus loin, lui reprochant son manque de ‘sagesse’ et son ‘déclin’, qui participe du ‘déclin’ général de la tradition : « Le vrai génie de Kafka fut (…) d’avoir sacrifié la vérité pour s’accrocher à sa transmissibilité, à son élément haggadique. Les écrits de Kafka (…) ne se tiennent pas modestement aux pieds de la doctrine, comme la Haggadah se tient aux pieds de la Halakhah. Bien qu’ils se soumettent en apparence, ils donnent, au moment où on s’y attend le moins, un violent coup de patte contre cette soumission. C’est pourquoi, en ce qui concerne Kafka, nous ne pouvons parler de sagesse. Il ne reste que les conséquences de son déclin. »xxxv

Kafka, – un homme qui manque de sagesse, en déclin.

Nul n’est prophète en son pays.

Pour ma part, je vois en Kafka la trace d’une vision fulgurante, auprès de laquelle la cabale, la religion, et ce monde même, ne pèsent que peu.

Non pas qu’il ait vraiment vu.

« Jamais encore je ne fus en ce lieu : on y respire autrement, un astre, plus aveuglant que le soleil, rayonne à côté de lui. »xxxvi

Quel est ce lieu ? Le Paradis ?

Et s’il n’a pas « vu », qu’a-t-il « compris » ?

Kafka a écrit que nous avons été créés pour vivre dans le Paradis, et que le Paradis était fait pour nous servir. Nous en avons été exclus. Il a aussi écrit que nous ne sommes pas ‘en état de péché’ parce que nous avons mangé de l’Arbre de la Connaissance, mais aussi parce que nous n’avons pas encore mangé de l’Arbre de Vie.

L’histoire n’est pas finie, elle n’a peut-être même pas encore commencé. Malgré tous les « grands récits » et leurs fausses promesses.

« Le chemin est infini »xxxvii, affirme-t-il.

Et peut-être que ce chemin est l’expulsion même, l’un et l’autre éternels.

« Dans sa partie principale, l’expulsion du Paradis est éternelle : ainsi, il est vrai que l’expulsion du Paradis est définitive, que la vie en ce monde est inéluctable »xxxviii.

Nous sommes là assurément très loin de la Cabale ou du matérialisme dialectique.

Et pour Kafka, une autre possibilité encore émerge, fantastiquement improbable.

L’éternité de l’expulsion « rend malgré tout possible que non seulement nous puissions continuellement rester au Paradis, mais que nous y soyons continuellement en fait, peu importe que nous le sachions ou non ici. »xxxix

Quelle hérésie !

iFranz Kafka. « Journaux », 25 octobre 1917. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.446

iiFranz Kafka. « Journaux », 25 octobre 1917. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.446

iiiFranz Kafka. « Journaux », 20 octobre 1917. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.442

ivFranz Kafka. « Journaux », 20 octobre 1917. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.443

vGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 249

viGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, III’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 249

viiLe mot hébreu zohar (זֹהַר) signifie « éclat, splendeur ».

viiiGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, X’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 256

ixGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, IV’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 251

xGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, IV’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 251

xiGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, V’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 252

xiiGershom Scholem. ‘Dix propositions non historiques sur la Kabbale, X’. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux Lumières. Trad. M. de Launay. Ed. Calmann-Lévy, 2000. p. 255-256

xiiiF.M. Dostoëvski. Les Frères Karamazov. Livre V, chap. 5, Trad. Henri Mongault. Ed. Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade, 1952, p. 278.

xivFranz Kafka, Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.493

xvFranz Kafka, Œuvres complètes, t.II, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.517

xviWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.429-433

xviiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.435

xviiiW. Haas, cité par Walter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.435

xixBernhard Rang. « Franz Kafka » Die Schildgenossen, Augsburg. p.176, cit. in Walter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.436

xxWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.436

xxiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.438

xxiiFranz Kafka. Le Procès. Œuvres complètes, t.I, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.466

xxiiiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.439

xxivW. Haas, cité par Walter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441

xxvW. Haas, cité par Walter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441

xxviWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441

xxviiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.441

xxviiiFranz Rosenzweig, L’Étoile de la rédemption, trad. A. Derczanski et J.-L. Schlegel, Paris Le Seuil, 1982, p. 92, cité par Walter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.442

xxixWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.442

xxxWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.443

xxxiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.444

xxxiiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.445

xxxiiiWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.445-446

xxxivWalter Benjamin. ‘Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort’. Œuvres, II. Gallimard Folio. Paris, 2000, p.446

xxxvCité par David Biale. Gershom Scholem. Cabale et Contre-histoire. Suivi de G. Scholem : « Dix propositions anhistoriques sur la cabale. » Trad. J.M. Mandosio. Ed de l’Éclat. 2001, p.277

xxxviFranz Kafka. « Journaux », 7 novembre 1917. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.447

xxxviiFranz Kafka. « Journaux », 25 novembre 1917, aphorisme 39b. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.453

xxxviiiFranz Kafka. « Journaux », 11 décembre 1917, aphorisme 64-65. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.458

xxxixFranz Kafka. « Journaux », 11 décembre 1917, aphorisme 64-65. Œuvres complètes, t.III, éd. Claude David, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris 1976, p.458

Nudité et Lumière


Après deux articles consacrés à la Métaphysique du vêtement et à la question du voile, Le nom du voile (ḥijâb), je voudrais approfondir ici les métaphores de la nudité, du vêtement, et de la lumière, dans le contexte du judaïsme et du christianisme.

Après la Chute, Adam et Eve, privés de leur ‘vêtement de gloire’, découvrirent qu’ils étaient nus.

Auparavant, ils étaient non seulement dans la lumière de la gloire divine, mais ils en étaient aussi revêtus.

Double lumière, double splendeur, celle de l’homme dans la gloire, et celle de la gloire en l’homme.

C’est pourquoi, plus tard, Job et la justice purent se « revêtir » l’un l’autre:

« Je me revêtais de la justice et je lui servais de vêtement »i.

צֶדֶק לָבַשְׁתִּי, וַיִּלְבָּשֵׁנִי

Mot à mot : tsédèq lavachti va-yilbach-ni, ‘la justice, je la revêtais et elle se vêtait de moi’.

Isaïe évoque quant à lui, non un ‘vêtement’ qui couvre ou cache, – mais un vêtement et un manteau qui découvrent, délient et délivrent: « Car Il m’a revêtu d’un vêtement de salut, et enveloppé du manteau de la délivrance.»ii

On les appelle des noms de ‘gloire’, ‘justice’, ‘salut’, ‘délivrance’, – mais en essence, ces vêtements, ces manteaux, quels sont-ils ?

La cabale juive du Moyen Âge, assez tardive donc, a associé l’idée de ‘vêtements’ à la Chekinah et à la Torah.

« La Torah de la Création (torah da beria) est le vêtement de la Présence (chekinah). Et si l’homme n’avait pas été créé, la Présence aurait été sans habit, comme un pauvre. Aussi, quiconque commet une faute, c’est comme s’il déshabillait la Présence de sa parure, or c’est ce en quoi consista le châtiment d’Adam ».iii

La Torah se déploie comme un voile, elle se couvre d’obscurité noire, et elle se vêt de lumière blanche.

« Voyez : l’obscurité c’est le noir de la Torah [les lignes écrites] et la lumière c’est le blanc de la Torah [ce qui est entre les lignes]. »iv

Plus que par ce qu’elle cache, c’est par la splendeur de sa lumière, par ce qui se laisse lire entre les lignes, qu’elle se vêt.

Mais si la Torah se laisse lire, dans l’obscurité ou dans la lumière, la Présence, elle, ne se révèle pas, ni ne se dévoile. Nue, elle serait la figure de l’exil même.

« Car c’est cela l’exil (galout), c’est le dévoilement de la nudité de la Présence, c’est ce qu’exprime un verset ‘A cause de vos emportements, votre mère a été répudiée.’ (Is 50,1) A cause du dévoilement des nudités [inceste] Israël a été exilé et la Présence aussi est exilée : la Présence est nue. »v

Le christianisme a, lui aussi, considéré l’idée d’un double vêtement – de salut et de gloire.

Lorsqu’on est « baptisés en Christ », on « revêt le Christ »vi.

Réciproquement, le Christ a revêtu l’humanité comme un vêtement (« induere hominem »), pour reprendre une formule de S. Augustinvii. Le Christ était revêtu de la forme divine (forma dei), et il s’est anéanti « en prenant la forme du serviteur (forma serviviii», afin de « revêtir l’homme ». « As-tu oublié qu’il a été écrit au sujet du Christ Jésus, qu’avant d’être revêtu de l’humanité (‘hominem fuisset indutus’), il était in forma dei »ix ?

La mort est une seconde nudité, après la nudité résultant de la chute adamique. Le baptême est un nouveau vêtement, qui annonce et prépare « le vêtement d’immortalité ». « Le baptême a effacé la mort de la chair ; ce qui est mortel s’est dissipé dans le vêtement d’immortalité. »x

De ceci ressort une idée profonde. La nature humaine est « nue », mais cette nudité même, elle en est dépouillée par la mort. Le seul habit qu’elle possède, un habit de peau, la mort l’en dénude.

Et avant la mort, dans la vie même, on court encore le risque (mortel) de « dévoiler sa nudité », – simplement en montant vers l’autel du sacrificexi

Pour les Grecs en revanche, que la nudité n’effrayait guère, et dont ils valorisaient, ô combien, la beauté, le corps est ‘le vêtement de l’âme’.

Contrairement aux penseurs juifs et chrétiens, les philosophes grecs « attendent avec impatience l’instant où l’âme dépose ce vêtement pour se montrer dans sa nudité »xii.

Erik Peterson a proposé de comparer les conceptions grecques avec celles de S. Paul.xiii

Pour Paul, la nudité symbolise la mort. « Lorsque la mort nous dépouille, nous devenons nus dans la justice, dans ce dépouillement par la mort s’accomplit la déposition du vêtement commencée au baptême ».xiv

Mais la mort est alors l’occasion de revêtir un nouveau « vêtement », une nouvelle « tente », une « demeure céleste »xv.

C’est ce vêtement même qui représente la vraie ‘vie’, par delà la ‘mort’. Qu’est-il, ce vêtement ? C’est l’esprit.

Cependant, nous ne pourrons le revêtir, ce ‘vêtement’, cette ‘tente’, cet ‘esprit’, que si nous sommes trouvés, à la mort, non pas « nus », mais déjà « vêtus »xvi.

« Paul ne cherche pas la mort, il veut la vie ; il ne cherche pas une âme liée à un corps mortel, mais souhaite posséder quelque chose de plus élevé que l’âme – et c’est pour lui l’esprit, le pneuma. (…) En ce sens, le vêtement est chez Paul un dépassement du dualisme primitif entre corps et âme, entre être couvert et être nu ; il devient ainsi expression du surnaturel, de la révélation d’une réalité divine qui transcende les conditions et les expériences de la vie (…) Et si le corps humain est déjà un vêtement par rapport à l’âme, alors le corps céleste devient nécessairement une enveloppe, un manteau pour le corps et l’âme. »xvii

L’eau du baptême était déjà un premier vêtement, de salut, pour le corps et pour l’âme.

Et la résurrection accomplit ce que le baptême préfigure, en permettant de revêtir un second vêtement, – de gloire.

« Le vêtement de résurrection qui nous est donné symboliquement dans le vêtement baptismal est plus magnifique que le vêtement des anges et plus rayonnant que celui porté par Adam et Eve dans le paradis. Car il est plus que la gloire qui recouvrait le premier Adam : c’est la gloire du deuxième Adam, qui unit à Sa divine Personne la nature humaine qui était dépouillée, et donc qui a fait disparaître l’élément mortel dans le vêtement d’immortalité. »xviii

Ce ‘vêtement’, non pas cache et couvre, mais révèle, illumine, resplendit. Il est gloire, lumière, splendeur.

Déjà, au commencement, lorsque la Présence parût, vêtue de sa splendeur, alors parole, pensée et création vinrent sur la grande scène du monde. « Il s’enveloppa d’un enveloppement de splendeur – droite suprême de la pensée – pour créer les cieux. C’est dans cette splendeur, prémice de toute lumière, qu’Il créa les cieux. »xix

Un passage du Midrach Rabba évoque ce moment de splendeur créatrice, ‘prémice de toute lumière’, et de toute pensée:

« Dis-moi où fut créée la lumière ? Il répondit : ‘Le Saint, béni-soit-Il, s’en enveloppa comme d’un vêtement, et Il illumina de toute sa gloire le monde entier, d’une extrémité à l’autre. Puis il ajouta dans un soupir : ‘Il y a un verset qui le dit explicitement : ‘Tu es vêtu de splendeur et de majesté. Tu t’enveloppes de lumière’xx. »xxi

Dans le premier chapitre de la Genèse qui raconte les premiers moments de la création, le mot ‘lumière’, אוֹר,or, est cité cinq fois dans trois des versets initiaux (Gn 1, 3-5).

Ces cinq citations évoquent symboliquement les cinq livres de la Torah selon l’interprétation du Midrach Rabbaxxii. « Dieu dit : ‘Que la lumière soit !’ »xxiii correspond à la Genèse. « Et la lumière fut »xxiv renvoie à l’Exode. « Dieu vit que la lumière était bonne »xxvs’accorde avec le Lévitique. « Et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres »xxvi pointe vers les Nombres. « Dieu appela la lumière jour »xxvii évoque le Deutéronome.

Mais curieusement, au premier chapitre de son Évangile, S. Jean mime cette répétition, en la multipliant par trois, pour un total de quinze évocations de la ‘lumière’.

Il emploie d’abord à sept reprises le mot ‘lumière’, phôs (ϕῶς), dans les premiers versets.

« La vie était la lumière des hommes. » (Jn 1,4)

« La lumière luit dans les ténèbres. » (Jn 1,5)

« Il vint pour servir de témoin, pour rendre témoignage à la lumière. » (Jn 1,7)

« Il n’était pas la lumière, mais il parut pour rendre témoignage à la lumière. » (Jn 1,8)

« Cette lumière était la véritable lumière, qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme. » (Jn 1,9)

Puis, huit fois encore, Jean évoque à nouveau la ‘lumière’ sous une forme pronominale, personnelle ou possessive (en grec αύτόν), ou comme sujet implicite de verbes actifs.

« Elle était (ἦν) dans le monde, et le monde a été fait par elle (αύτοῦ), et le monde ne l’a (αύτόν) point connue. » (Jn 1,10)

« Elle est venue chez les siens, et les siens ne l’ont (αύτόν) point reçue. » (Jn 1,11)

« Mais à tous ceux qui l’ont (αύτόν) reçue, à ceux qui croient en son (αύτοῦ) nom, elle a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. » (Jn 1,12)

Que signifient de telles accumulations de répétitions ?

La lumière est une, uniquement une, mais ses miroitements, ses chatoiements, ses diaprures, sont légions.

Ou encore, la lumière n’a qu’un nom, mais son véritable sens est toujours en puissance.

Un passage du Zohar éclaire la question, en remplaçant le mot ‘lumière’ par une autre question:

« Quand la lumière abyssale se déploya, sa clarté donna prise au questionnement, bien qu’elle fût encore hors de portée de tout ce qui est dans l’En-bas. C’est pourquoi on la désigne d’une manière interrogative, on l’appela Qui ? »xxviii

On lit en effet dans Isaïe:

« Levez les yeux vers les hauteurs, et voyez Qui a créé cela. »xxix

מִיבָרָא אֵלֶּה

Mi bara’ éllèh. Qui a créé cela.

Qui’ et ‘cela’, mots encore vides, nus, quémandant leur sens.

« Les paroles se dérobaient, car il était impossible de questionner vers l’ultime.

La Sagesse était composée de néant (ichtaclal bé-ayin), elle était si fermée et si profonde qu’elle ne résistait pas au questionnement, nul ne pouvait rien en saisir. »xxx

Elle ne résistait pas au questionnement. 

Elle était nue, – faite de néant.

Nul ne pouvait rien en saisir.

Elle était vêtue, – de splendeur.

iJob 29,14

iiIs 61,10

iiiLe Zohar. Genèse. Trad. Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1981. 23b p. 133

ivLe Zohar. Genèse. Trad. Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1981. 23b p. 133

vLe Zohar. Genèse. Trad. Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1981. 27b p. 156

viGa 3,27 . Voir aussi Col 3,9 ; Ep 4,22 ; Rm 13,14

viiAugustin. De diversis quaestionibus. 83 q. 73 (PL 40, 84)

viiiAugustin. De diversis quaestionibus. 83 q. 73, 2 (PL 40, 85)

ixAugustin. De anima et eius origine IV, 15 (21) CSEL 60, p. 402

xSaint Basile. Lettre à Palladium. PG 32. 1033 b. Cité par Erik Peterson. En marge de la théologie. Trad. Jean-Louis Schlegel. Cerf. 2015, p.41

xiEx 20,22

xiiErik Peterson. En marge de la théologie. Trad. Jean-Louis Schlegel. Cerf. 2015, p.30

xiii2 Co 5,1-4

xivErik Peterson. En marge de la théologie. Trad. Jean-Louis Schlegel. Cerf. 2015, p.56

xv2 Co 5,1-2

xvi2 Co 5, 3

xviiErik Peterson. En marge de la théologie. Trad. Jean-Louis Schlegel. Cerf. 2015, p.30-31

xviiiErik Peterson. En marge de la théologie. Trad. Jean-Louis Schlegel. Cerf. 2015, p.57

xixLe Zohar. Genèse. Trad. Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1981. 15b p. 96

xx Ps 104, 1-2

xxiMidrash Rabba, 3.4

xxiiMidrash Rabba, 3.5

xxiiiGn 1,3

xxivGn 1,3

xxvGn 1,4

xxviGn 1,4

xxviiGn 1,5

xxviiiLe Zohar. Genèse. Trad. Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1981. 30a p. 170

xxixIs 40,26

xxxLe Zohar. Genèse. Trad. Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1981. 30a p. 170

Seulement avec toi… אַךְ בָּךְ (akh bakh)


 

Un passage sciemment peu clair du Zohar évoque ensemble la lumière, l’obscurité, la profondeur, la ténèbre et la nuit. Ce ne sont pas les mots seulement, mais les idées aussi qui sont nouées, en nœuds liés – en un tissu de chaînes et trames.

Ligne après ligne, se tisse un voile de mots, – et, par les dérives que l’hébreu encourage, une voile, une aile, une ombre.i

Phrases serrées, ton étreint, signes scellés, élans ailés.

Une lecture lente s’impose.

« Il est dit : ‘La lumière est semée pour le juste et pour ceux qui ont le cœur droit, c’est la joie’ii.Les mondes laisseront leur parfum s’exhaler et deviendront tous un. Mais jusque au jour qui sera le monde à venir, la lumière demeurera cachée, tenue au secret. Cette lumière sortit du cœur de l’Obscurité qui fut taillée par les assauts du Tout-dissimulé, si bien que de la lumière cachée une voie d’accès secrète prit forme pour l’obscurité d’En-bas et la lumière put s’y déposer. Qu’est-ce que l’obscurité de l’En-bas ? C’est celle qui est appelée nuit et dont il est écrit : ‘Quant à cette obscurité, Il l’appela nuit.’iii La Tradition expose à ce propos le verset suivant : ‘Il met à découvert les profondeurs depuis l’obscurité.’iv Rabbi Yossi l’explique ainsi : [Il ne s’agit pas de l’obscurité originelle] car si tu affirmes que c’est de cette Obscurité enclose que les profondeurs sont mises à découvert, sache que toutes les couronnes suprêmes y sont encore cachées et sont aussi appelées ‘profondeurs’. Qu’est-ce qui alors est ‘mis à découvert’ ? En fait, toutes les choses suprêmes qui sont dissimulées ne se dévoilent que de l’obscurité qui relève de la nuit, [et non de l’Obscurité d’En-haut]. Viens et vois : toutes les profondeurs encloses qui surgissent du sein de la Pensée et que la Voix ressaisit ne sont dévoilées que lorsque le Mot les met à découvert. Et qu’est-ce que le Mot sinon la Parole ? Cette Parole est appelée Cessation (Sabbat) (…) Cette Parole émanant de la dimension de l’obscurité met à jour les profondeurs en son sein même. Il est écrit ‘Depuis l’obscurité’, c’est dire qu’elle provient du domaine obscur, elle a sa source précisément ‘depuis’ ce dernier. »v

Charabia ? Non. Compacité. Et dans le dense, tout n’est pas si scellé, si celé.

L’on découvre ainsi que ce qui se laisse ici découvrir, ce ne sont pas les choses suprêmes, mais seulement les profondeurs de la Parole obscure, les profondeurs qui surgissent de la Pensée, mises à jour par les Mots.

L’on découvre encore que l’obscurité a plus d’un voile, et que tout voile voile plusieurs nuits.

Il y a l’Obscurité d’En-bas (qui relève de la ‘nuit’) et l’Obscurité d’En-haut (qui relève de l’obscurité originelle). Il y a l’obscurité des profondeurs et l’obscurité de l’émergence, l’obscurité des sources, l’obscurité de la Parole, l’obscurité de la Pensée, enveloppées dans leurs abîmes propres.

C’est pourquoi il est écrit : « Qu’un voile sépare pour vous le lieu Saint du Saint des Saints. »vi

Rien de ce qui se dévoile ne laisse de voiler, par là-même, ce qui ne se dévoile.

C’est pourquoi également, il est écrit : « Il prend les nuées pour son char. »vii

Le Zohar explique, dans son style inimitable, que « Rabbi Yissa Saba divise le mot ‘nuées’ (avim) en ‘av (l’opacité) et ïam (la mer). L’opacité qui est l’obscurité de la gauche recouvre la mer. ‘Il s’avance sur les ailes du vent’viii. Il s’agit là du souffle du sanctuaire de l’En-haut qui est, selon le sens ésotérique, les ‘Deux chérubins d’or’ix. Il est écrit ailleurs : ‘Il chevaucha un chérubin et vola, il plana sur les ailes du vent’.x »xi 

Notons ici, au passage, la paronomase, qui ne s’entend qu’en hébreu, יִּרְכַּב / כְּרוּב , yrkav / kerouv (il chevauche / chérubin). Le psalmiste s’enivre de mots.

Le vent, en hébreu, c’est l’esprit (ruaḥ). Le verset suivant du psaume révèle où va ce vol au vent, cette chevauchée chérubinique, cette envolée de l’esprit :

יָשֶׁת חֹשֶׁךְ, סִתְרוֹ—    סְבִיבוֹתָיו סֻכָּתוֹ
חֶשְׁכַתמַיִם,   עָבֵי שְׁחָקִים   

«Il fit des ténèbres son voile, sa tente, ténèbre d’eau, nuée sur nuée. »xii 

L’esprit va et vole dans les ténèbres, – pour s’en voiler, comme d’une tente, d’une eau sombre, d’une dense opacité.

A nouveau, la question : « Qu’est-ce qui alors est ‘mis à découvert’ ? »

On a découvert que les ailes volent et voilent, et que plus loin va le vol, plus profonde se tisse la ténèbre dont l’aile-voile se couvre.

On a découvert que plus l’esprit entre dans la ténèbre, plus se tisse le mystère.

Est-on plus avancé pour autant, demandera-t-on encore ?

Dans un verset, lui aussi compact, et étrange, Isaïe soulève un coin du voile.

 אַךְ בָּךְ אֵל וְאֵין עוֹד אֶפֶס אֱלֹהִים

akh bākh El, v-éin ‘od éfès Elohim

Mot-à-mot : « Seulement en Toi Dieu, – et nul autre, pas de Dieux ».xiii

Mais pourquoi : « seulement en Toi Dieu » ? Et pas : « seulement Toi Dieu » ?

Pourquoi cet « en Toi » (בָּךְ, bākh) ?

Le « Toi » est encore un voile.

Il faut entrer.

Mais le Saint des Saints est voilé, clos, fermé.

Et maintenant le Temple même n’est plus.

Le voyage, les amis, ne fait jamais que commencer.

Il faut chevaucher le chérubin, — bākh, « avec Toi ».

iLe mot אהפ signifie « aile, feuille, feuillage, paupière », אהופ « oiseau, plumage », d’où, en forme dérivée, « ombre », et עוף voler.

iiPs 97,11

iiiGn 1,5

ivJb 12,22

vZohar. Berechit II, 32a. Trad. Charles Mopsik. Ed. Verdier, 1981, p.179-180

viEx 26,33

viiPs 104,3

viiiPs 104,3

ixEx 25,18

xPs 18,11

xiZohar. Berechit II, 32b. Trad. Charles Mopsik. Ed. Verdier, 1981, p.184

xiiPs 18,12

xiiiIs 45,14

La Transfiguration


Pour parler de cet événement extraordinaire, j’ai choisi un ensemble de cinq péricopes indissociables, allant de Mt 16, 21 à Mt 17, 22. Le noyau central se trouve en Mt 17,1-8, qui rapporte la Transfiguration, mais il est introduit par Mt 16, 27-28 (qui annonce à l’avance que Pierre, Jacques et Jean verront le Fils de l’homme venant avec son Royaume), et il est suivi de trois types de confirmation (la venue annoncée d’Élie accomplie par Jean le Baptiste, le rôle central de la ‘foi’, et enfin la troisième annonce de la Passion).

1.Annonce de la venue du Fils de l’Homme dans la gloire. (Mt 16, 27-28)

Jésus annonce publiquement, pour la première fois, la venue du Fils de l’homme « dans la gloire », mais sans préciser encore qu’il parlait de lui. Cela pouvait donc passer pour une prophétie visant un autre, à venir. Certes, peu avant, il avait souligné qu’il n’était comparable ni à Jean le Baptiste, ni à Élie, ni à Jérémie, ni à quelque autre prophète, ni même à un ‘messie’ (car le terme générique d’ ‘oint’, avait déjà été appliqué à beaucoup de prophètes, de grands prêtres et de rois).

Mais Jésus, franchissant une étape majeure, se fait ‘reconnaître’ par Pierre comme étant « le Christ, le Fils du Dieu vivant »i, sans l’affirmer lui-même, cependant.

Pierre sera, en conséquence, gratifié du rôle de pierre fondatriceii de l’Église. Cela ne l’empêchera pas d’être morigéné peu après (‘Passe derrière moi, Satan!’), pour n’avoir pas compris que cela impliquait aussi que le Fils du Dieu vivant soit tué, pour ressusciter, le troisième jour (Mt 16, 21), première annonce de la Passion.

Après avoir ajouté que quiconque voulait le suivre devait « se renier lui-même et se charger de sa croix », Jésus annonce enfin la venue du Fils de l’homme.

« C’est qu’en effet le Fils de l’homme doit venir dans la gloire de son Père, avec ses anges, et alors il rendra à chacun selon sa conduite. En vérité je vous le dis : il en est d’ici présents qui ne goûteront pas la mort avant d’avoir vu le Fils de l’homme venant avec son Royaume. »

Notons que Jésus prophétise cette venue à deux reprises, dans deux versets consécutifs.

Le verset 16,27 indique une « venue dans la gloire de son Père, avec ses anges ».

Le verset 16,28 annonce une autre venue du Fils de l’homme « avec son royaume », et, détail essentiel, cette venue sera « vue » par quelques-unes des personnes présentes.

On peut interpréter cette double prophétie non comme une simple répétition (qui serait pléonastique), mais comme annonçant deux venues.

La première « avec ses anges », la seconde « avec son Royaume ».

L’une sera une venue eschatologique, à la fin des temps, pour le jugement de la conduite de chacun. L’autre se fera très prochainement, en compagnie de certaines personnes présentes dans l’assemblée (mais non nommées). Très prochainement, et non à la fin des temps, puisque Jésus affirme que ces quelques élus verront cette venue « avant d’avoir goûté la mort ».

2.Transfiguration (Mt 17, 1-8)

Ces détails importent pour comprendre les premiers versets du chapitre 17.

« Six jours après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et les emmène à l’écart, sur une haute montagne. Et il fut transfiguré devant eux : son visage resplendit comme le soleil, et ses vêtements devinrent blanc comme la lumière. »iii

SIX JOURS APRÈS

Luc indique que ce fut huit jours après. Ce qui importe, c’est qu’un lien direct est ainsi établi entre la prophétie de Jésus concernant la prochaine venue du Fils de l’homme et sa réalisation effective, environ une semaine plus tard.

JÉSUS PREND AVEC LUI PIERRE, JACQUES ET JEAN SON FRÈRE

C’est seulement alors que les personnes qui doivent « voir » la venue sont nommées. Ces trois personnes représentent symboliquement trois composantes fondamentales de l’Église, respectivement sa fondation même (Pierre), sa racine judaïque (Jacob) et l’universalisme de sa mission (Jean).

IL LES EMMÈNE A L’ÉCART, SUR UNE HAUTE MONTAGNE.

Le groupe s’en va, à l’écart, parce que ce qui doit être alors « vu » est réservé à quelques privilégiés. Il est des choses qui ne sont pas données à tous de contempler, dans le temps présent du monde. La mention d’une « haute montagne »iv indique que cette montagne est en quelque sorte symboliquement, et donc spirituellement, plus élevée que celle sur laquelle Moïse était jadis monté.v

IL FUT TRANSFIGURÉ DEVANT EUX : SON VISAGE RESPLENDIT COMME LE SOLEIL.

La comparaison avec l’expérience de Moïse sur le Sinaï s’impose en effet. « Moïse ne savait pas que la peau de son visage rayonnait parce qu’il avait parlé avec Lui [YHVH] ».vi Dans ce passage de l’Exodevii, il est répété trois fois que le visage de Moïse rayonnait, et que cela l’obligeait à porter un voile, pour ne pas effrayer les Israélites. Par contraste, dans Matthieu, le mot « resplendit » n’est utilisé qu’une fois, mais ce resplendissement a la force du « soleil », c’est-à-dire qu’aucun voile n’aurait pu en atténuer l’éclat brûlant. Malgré la puissance très supérieure de la splendeur (solaire) du visage du Fils de l’homme, ses trois compagnons n’éprouvent pas de frayeur. Ils n’éprouveront de frayeur qu’un peu plus tard.

La comparaison de la « splendeur » du visage avec le « soleil » évoque une analogie avec l’aspect de la gloire de YHVH, bien plus qu’avec celle de « la peau du visage » de Moïse. « L’aspect de la gloire de YHVH était aux yeux des Israélites celui d’une flamme dévorante au sommet de la montagne.»viii

Une « flamme dévorante » pour YHVH. Un « soleil » pour le « Fils de l’homme ». Un « rayonnement » pour Moïse.

On en déduit que l’éclat du visage de Jésus est bien plus comparable à la gloire de YHVH qu’à l’aspect du visage de Moïse, non seulement en intensité, mais en nature. Pour être complet, notons encore un degré dans cette hiérarchie des niveaux de lumière: celui de l’ange au tombeau : « Il avait l’aspect de l’éclair, et sa robe était blanche comme neige »ix.

Remarquons enfin que Thomas d’Aquin a commenté cette demi-phrase, ET SON VISAGE RESPLENDIT COMME LE SOLEIL, de façon originale, – comme une promesse eschatologique faite à tous :

« Ici, [le Seigneur] révéla la gloire future, dans laquelle les corps seront éclatants et resplendissants. Et cet éclat ne venait pas de son essence, mais de l’éclat de l’âme intérieure remplie de charité. Is 58, 8 : Alors surgira ta lumière comme le matin, et vient ensuite : Et la gloire du Seigneur t’emportera. Il y avait donc un certain resplendissement dans [son] corps. En effet, l’âme du Christ voyait Dieu, et [plus clairement] que toute clarté depuis le début de sa conception. Jn 1, 14 : Nous avons vu sa gloire.»x

SES VÊTEMENTS DEVINRENT BLANCS COMME LA LUMIÈRE.

Dans le contexte hébraïque, l’association des notions de « vêtement » et de « lumière » est riche de connotations impliquant la toute-puissance du Dieu créateur de la Genèse. C’est du moins l’interprétation (dans un tout autre contexte) qu’en propose le Zohar, dont le titre signifie précisément « splendeur », – révélant par là la centralité de la notion :

« Car avant que le Saint, béni soit-il, ne crée le monde, Lui et son nom, enfermés dans son intériorité, étaient un. Aucun mot ne subsistait. Il était dans sa solitude, jusqu’à ce que vînt en sa volonté de créer le monde : il inscrivait et construisait, mais rien ne se maintenait. Alors il se vêtit d’un vêtement de splendeur – droite suprême de la pensée – pour créer les cieux. C’est dans cette splendeur, prémice de toute lumière, qu’il créa les cieux. »xi

Bien avant le Zohar, Paul avait déjà pensé aussi à faire ce rapprochement :

« En effet le Dieu qui a dit : Que des ténèbres resplendisse la lumière, est Celui qui a resplendi dans nos coeurs, pour faire briller la connaissance de la gloire de Dieu, qui est sur la face du Christ. »xii

Et bien avant Paul, le psalmiste avait donné également au « vêtement » une interprétation cosmologique, l’associant avec l’antonyme de la lumière : « Tu l’avais couverte de l’abîme comme d’un vêtement ».xiii

ET VOICI QUE LEUR APPARURENT MOÏSE ET ÉLIE, QUI S’ENTRETENAIENT AVEC LUI.

L’interprétation habituelle est de voir dans Moïse et Élie respectivement une figure de la Torah et des Prophètes.

Une autre interprétation est que Moïse représente l’ensemble des morts (puisque Moïse a été enterré par Dieu lui-mêmexiv), et que Élie représente les vivants (parce qu’il a été enlevé vivant dans les cieux, dans un chariot de feu).

Selon une indication de Matthieu lui-même, on peut peut-être aussi voir dans ces deux personnages une allégorie de la puissance et de la gloire du Fils du Dieu vivant, – interprétation qui serait en fait plus conforme à son statut divin: « L’on verra le Fils de l’homme venant sur les nuées du ciel avec puissance et grande gloire. »xv Mt 24,30

On peut comprendre, dans le même sens anagogique, une allusion faite par le pape Léon le grand, dans son propre commentaire de ce passage, dans lequel il affirme que le Fils de l’homme se révèle avec « la vérité et la vie », ou encore avec « la puissance et la sagesse. »xvi

PIERRE ALORS, PRENANT LA PAROLE (…) COMME IL PARLAIT ENCORE…

Il semblerait que Pierre ait, là encore, commis une balourdise. D’ailleurs Luc ne fait pas dans la nuance à son propos : « il ne savait ce qu’il disait »xvii. La suggestion de Pierre de faire trois tentes séparées convenait sans doute assez mal à une Trinité qui est essentiellement Une. On ignora sa proposition, qui ne méritait pas de réponse – il n’avait même pas fini de parler, qu’une autre voix, venant d’une nuée, lui coupa la parole.

VOICI QU’UNE NUÉE LUMINEUSE LES PRIT SOUS SON OMBRE

Le mot ’nuée’ est employé 107 fois dans l’AT (en hébreu הֶעָנָן) et 25 fois dans le NT (en grec νεφέλη).xviii

Dans l’AT la gamme des sens et des contextes est fort large, et des nuées apparaissent à divers moments, dans le désert, dans la montagne, devant l’assemblée des Hébreux, dans le propitiatoire, etc.

Dans Matthieu, Marc et Luc, le mot ‘nuée’ est réservé uniquement à la théophanie qui nous occupe ici.

Dans l’Exode, la nuée est associée à la présence effective et parlante de YHVH.

«La nuée couvrit la montagne. La gloire de YHVH s’établit sur le mont Sinaï, et la nuée le couvrit pendant six jours. Le septième jour YHVH appela Moïse du milieu de la nuée. L’aspect de la gloire de YHVH était aux yeux des Israélites celui d’une flamme dévorante au sommet de la montagne. Moïse entra dans la nuée et monta sur la montagne. »xix

Il vaut mieux, peut-être, traduire littéralement l’hébreu יִּשְׁכֹּן כְּבוֹדיְהוָה ainsi : la gloire de YHVH se fit présence’, ce qui permet d’associer la ‘gloire’ (kevod) et la Présence (Shekhina) de YHVH, véhiculée par le verbe יִּשְׁכֹּן (ychkon), avec tout le poids que le mot Shekhina peut avoir dans le judaïsme.

La nuée est LUMINEUSE. Pourquoi alors est-il dit qu’ELLE LES PRIT SOUS SON OMBRE ?

On peut l’interpréter de la manière suivante. Lorsqu’on est dans la nuée, on voit toute sa lumière, qui est intérieure, et qui est comme un SOLEIL. Lorsqu’on reste à l’extérieur de la nuée, on voit la nuée comme une ‘colonne’ ou comme une ‘épaisseur’, faisant de l’ombre, ainsi qu’il est dit : « YHVH marchait avec eux dans une colonne de nuée pour leur indiquer la route »xx, et encore : « YHVH dit à Moïse : ‘Je vais venir à toi dans l’épaisseur de la nuée, afin que le peuple entende quand je parlerai avec toi et croie en toi pour toujours’. »xxi

On peut donc comprendre que la nuée prit les apôtres qui étaient sous son ombre pour les faire entrer dans sa lumière.

ET VOICI QU’UNE VOIX DISAIT DE LA NUÉE : « CELUI-CI EST MON FILS BIEN-AIMÉ, QUI A TOUTE MA FAVEUR, ÉCOUTEZ-LE ! »

C’est la deuxième fois que Dieu s’exprime ainsi, presque mot pour mot, puisqu’il avait déjà dit lors du baptême de Jésus par Jean : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur. »xxii Mais cette fois, Dieu ajoute : «ÉCOUTEZ-LE ! ».

La voix céleste ordonne-t-elle d’écouter le FILS BIEN-AIMÉ comme un nouveau Moïse ? Comme un nouvel Isaïe? Ou comme quelque nouveau prophète ?

S’il s’agissait d’un prophète comme il y en a parmi les hommes, ce ne serait pas lui qu’il faudrait écouter, mais seulement les paroles de YHVH qui viendraient à travers lui, ainsi qu’il est dit :

« YHVH dit : ‘Ecoutez donc mes paroles : S’il y a parmi vous un prophète c’est en vision que je me révèle à lui, c’est dans un songe que je lui parle. Il n’en est pas ainsi de mon serviteur Moïse, toute ma maison lui est confiée. Je lui parle face à face dans l’évidence, non en énigmes, et il voit la forme de YHVH (תְמֻנַת יְהוָהxxiii

S’il s’agissait d’Isaïe, il serait alors nommé « serviteur » et non « Fils bien-aimé » : « Voici mon serviteur que je soutiens, mon élu en qui mon âme se complaît. J’ai mis sur lui mon esprit. Il présentera aux nations le droit. »xxiv

S’il s’agissait de Moïse lui-même, à qui YHVH parle face à face et à qui il fait entière confiance, les Hébreux n’auraient certes eu aucun mal à accepter de l’écouter, puisqu’ils lui avaient déjà demandé d’être leur intermédiaire avec Dieu. « Ils dirent à Moïse : ‘Parle-nous, toi, et nous t’écouterons ; mais que Dieu ne nous parle pas, car alors c’est la mort.’ »xxv

Non seulement le peuple demande que Dieu ne leur parle pas, mais le peuple réaffirme qu’il ne veut plus L’écouter, ainsi qu’il est dit dans le Deutéronome : « C’est cela même que tu as demandé à YHVH ton Dieu, à l’Horeb, au jour de l’Assemblée : ‘Pour ne pas mourir, je n’écouterai plus la voix de YHVH mon Dieu et je ne regarderai plus ce grand feu’ et YHVH me dit : ‘Ils ont bien parlé’. »xxvi

Ils avaient peur de la parole directe de Dieu et de la mort qui s’ensuivrait, s’ils l’écoutaient, croyaient-ils.

On voit donc combien le cas du FILS BIEN-AIMÉ est différent de celui de Moïse, d’Isaïe, ou d’Élie. D’abord Il n’est pas seulement un « serviteur », ou un « prophète parmi vous », mais un « Fils bien-aimé ». Ensuite, et surtout, alors que le peuple avait demandé spontanément à écouter Moïse (plutôt que YHVH), Dieu, ici, s’exclame à propos de Son Fils : « ÉCOUTEZ-LE ! ». La voix du Père demande, avec force, d’écouter la voix du Fils, et non plus seulement d’écouter celle de YHVH.

Le Père dit aux trois apôtres, et à travers eux à toute les nations : ÉCOUTEZ-LE, alors que les Hébreux avaient dit : « Que Dieu ne nous parle pas » et « Je n’écouterai plus la voix de YHVH mon Dieu ».

A CETTE VOIX, LES DISCIPLES TOMBÈRENT SUR LEURS FACES, TOUT EFFRAYÉS.

Ils « tombèrent sur leur face », parce que ‘tomber à la renverse’ est traditionnellement réservé aux mauvaises personnes et aux ennemis, dans les Écritures.

Ils étaient « effrayés ». Pourquoi, puisqu’ils ne l’étaient pas au moment de la Transfiguration ? Avaient-ils maintenant peur de la mort ? Oui, mais pourquoi ? Leurs ancêtres hébreux avaient déjà vécu une situation comparable au pied du Sinaï, et ils avaient alors choisi de prendre Moïse pour intermédiaire, comme prophète et comme protecteur.

Mais la situation était maintenant bien plus grave, devaient-ils penser. En prenant pour nouvel intermédiaire non plus un prophète (humain, comme Moïse), mais le FILS même (de Dieu), ils risquaient réellement la mort, – pour blasphème, s’ils le reconnaissaient publiquement.

MAIS JÉSUS, S’APPROCHANT, LES TOUCHA ET LEUR DIT : « RELEVEZ-VOUS, ET N’AYEZ PAS PEUR. »

Jésus ‘s’approche’ parce qu’il est revenu de son élévation. Il les ‘touche’, pour les confirmer dans sa présence réelle, comme plus tard Thomas l’incrédule le touchera, pour croire en sa présence. Il leur dit de ‘se relever’, parce ce n’est plus le temps de rester couché par terre, prostré ou prosterné. Il s’agit de se lever et de se mettre en marche.

Il leur dit enfin : « N’ayez pas peur », alors que la théophanie est déjà terminée, et qu’il n’y a donc plus rien à craindre. Faut-il comprendre que Jésus se préoccupe d’une autre peur à venir, celle de la foule, ou celle des Juifs ?

On trouve la même expression, « N’ayez pas peur », une seule autre fois dans les Évangiles, et dans un tout autre contexte, – dans Jean 6, 20, lorsque Jésus vient vers la barque des disciples en marchant sur la mer, qui commençait à se soulever.

Il peut être utile à la compréhension du ‘non-dit’ dans le texte de Matthieu, de remarquer que Jean est aussi le seul évangéliste à employer à de nombreuses reprises (cinq fois) le mot ‘peur’ dans l’expression explicite ‘peur des Juifs’.xxvii

On peut sans doute comprendre que le fait de rapporter telle quelle, en détail, la scène qu’ils avaient vécue, ne pouvait que leur procurer de sérieuses difficultés avec leurs coreligionnaires.

ET, EUX, LEVANT LES YEUX, NE VIRENT PLUS PERSONNE QUE LUI, JÉSUS, SEUL.

Cette image, JÉSUS, SEUL, montre Jésus, qui porte, lui seul, tous les mondes, celui des morts, celui des vivants, celui du Royaume manifesté dans sa gloire, et celui de l’Église encore à venir.

La solitude de Jésus témoigne aussi de l’unité intrinsèque, et à travers lui personnalisée, du plérôme divin, après la manifestation de son déploiement théophanique à laquelle on vient d’assister.

Enfin cette solitude annonce déjà celle qu’il éprouvera, dans un sens différent, ô combien douloureusement, au mont des Oliviers et sur la Croix.

3. Élie déjà revenu, comme annoncé, mais non reconnu

En descendant de la montagne, Jésus, parlant de lui à la troisième personne, intime cet ordre à ses trois apôtres : «Ne parlez à personne de cette vision, avant que le Fils de l’homme ne ressuscite d’entre les morts. »xxviii  Au passage on notera que Jésus fait ici une deuxième annonce de sa Passion.

On a déjà donné un élément d’explication (la « peur des Juifs »).

Mais il faut noter un autre aspect : la volonté de prendre date. De même que dans la péricope précédant le chapitre 17, Jésus avait annoncé la venue du Fils de l’homme avec son Royaume, – réalisée effectivement une semaine plus tard, devant témoins, de même il annonce maintenant sa mort et sa résurrection à venir. De quoi frapper leurs esprits.

Cependant, les disciples, fins connaisseurs des textes, et goûtant peut-être les plaisirs du débat rabbinique, soulevèrent un point délicat.

« Que disent donc les scribes, qu’Élie doit venir d’abord ? »xxix

La réponse fusa : « Élie est déjà venu, et ils ne l’ont pas reconnu, mais ils l’ont traité à leur guise. »

Les disciples « comprirent » que ses paroles visaient Jean le Baptiste, – comme Élie non reconnu, mais certes moins heureux que ce dernier, car il avait été décapité dans sa geôle.

Ils comprirent l’allusion à Jean le Baptiste, nouvel Élie, accomplissant les Écritures, mais ils ne comprirent pas en revanche l’allusion au sort qui attendait Jésus, – sort comparable à celui de Jean le Baptiste, par sa souffrance et sa Passion, et à celui d’Élie, par son ascension.

4. Le grain de sénevé – et la ‘montagne’

La deuxième confirmation, indirecte et a posteriori, de la réalité de la venue du Fils avec son royaume, se trouve dans la péricope immédiatement suivante.

Il s’agit du démoniaque épileptique que les disciples ne sont pas parvenus à guérir pendant l’absence de Jésus, Pierre, Jacques et Jean.

La réaction de Jésus est brutale, et d’une grande violence.

« Engeance incrédule et pervertie, jusques à quand serai-je avec vous ? Jusques à quand ai-je à vous supporter ? »xxx

Que leur reprochait-il ? Leur manque de foi.

Et la formule cingla, immémoriale :

« Si vous avez de la foi comme un grain de sénevé, vous direz à cette montagne : Déplace-toi d’ici à là, et elle se déplacera, et rien ne vous sera impossible. »xxxi

Il n’échappera pas à l’attention que « cette montagne » est précisément cette « haute » montagne, le Thabor, sur laquelle Jésus et ses proches venaient de monter, et sur laquelle étaient descendus, certes sous forme allégorique, tous les mondes.

Donc, de la foi comme un grain de sénevé peut déplacer non seulement une haute montagne, mais aussi tous les mondes.

On imagine combien l’image a dû frapper le trio des élus.

5. Passion, résurrection – et ‘consternation’

La troisième confirmation, indirecte et a posteriori, de la réalité de la venue du Fils sur le Thabor, s’opéra de manière parfaitement paradoxale.

Ce fut sous la forme d’une troisième annonce de la Passion, qui referme comme une parenthèse, l’ensemble des péricopes que nous venons d’étudier, et qui contiennent trois annonces de la Passion.

Trois fois, nombre symbolique, en quelques jours, Jésus annonça en effet sa Passion, en Mt 16, 21, Mt 17,9 et Mt 17, 22-23.

Et trois fois, la même expression revient : « Il ressuscitera»….

Mais qu’éprouvèrent les disciples à cette triple annonce de la Résurrection, – et même ceux qui avaient pourtant vu « sa puissance et sa gloire » ? « Ils furent tout consternés. »xxxii

De quoi, réellement, pour Jésus, se mettre à nouveau en colère…

iMt 16,16

iiKéphas’, venant du mot כֵּף , roc, rocher, habituellemet employé seulement au pluriel, kephim, mais ici employé au singulier (hapax).

iii Mt 17, 1-2

ivTraditionnellement le Thabor, mais d’autres disent le grand Hermon

vEx 24,15

viEx 34,29

vii Ex 34, 29-35 « Moïse ne savait pas que la peau de son visage rayonnait parce qu’il avait parlé avec Lui (YHVH). Aaron et tous les Israélites virent Moïse, et voici que la peau de son visage rayonnait, et ils avaient peur de l’approcher. (…) Et les Israélites voyaient le visage de Moïse rayonner. Puis Moïse remettait le voile sur son visage, jusqu’à ce qu’il entrât pour parler avec lui. »

viiiEx 24,17

ixMt 28,3

xThomas d’Aquin. Lecture de l’Evangile de saint Matthieu. Trad. Jacques Ménard. 2005 http://www.documentacatholicaomnia.eu/03d/1225-1274,_Thomas_Aquinas,_Biblica._Super_Evangelium_Matthaei,_FR.pdf

xiLe Zohar. Genèse. Tome 1. 15b. Ed. Verdier. 1981, p.96 . Traduction Charles Mopsik, légèrement modifiée : j’ai remplacé les mots ‘s’envelopper’ et ‘enveloppement’ par ‘se vêtir’ et ‘vêtement’, qui me paraissent mieux convenir.

xii2Co 4, 6

xiiiPs 104,6

xivDt 34,6

xvMt 24,30

xviDonnons ici cette citation, dans son contexte du passage du commentaire de Léon le grand consacré au verset : «Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je me suis complu : écoutez-le. « Celui-là donc, en qui je prends toute ma complaisance, dont l’enseignement me manifeste, et dont l’humilité me glorifie, écoutez-le sans hésitation : car il est, lui, vérité et vie, il est ma puissance et ma sagesse. Écoutez-le, lui que les mystères de la Loi ont annoncé, lui que la voix des prophètes a chanté. Écoutez-le, lui qui rachète le monde de son sang, qui enchaîne le diable et lui prend ses armes, qui déchire la cédule de la dette. Écoutez-le, lui qui ouvre le chemin du ciel et, par le supplice de sa Croix, vous prépare des degrés pour monter au Royaume. Pourquoi redoutez-vous d’être rachetés ? Pourquoi avez-vous peur, blessés, d’être guéris ? Advienne ce que veut le Christ comme moi-même je le veux. Rejetez la crainte charnelle et armez-vous de la confiance inspirée par la foi : car il est indigne de vous de redouter dans la Passion du Sauveur cela même qu’avec son secours, vous ne craindrez pas dans votre propre mort. Bien-aimés, il a pris toute notre faiblesse, celui en qui nous triomphons de ce que lui-même a vaincu, en qui nous recevons ce que lui-même a promis. »

xviiLc 9, 33

xviiiConcordance de la Bible de Jérusalem. Ed. Cerf-Brepols, 1982, p. 756

xixEx 24, 15-18

xxEx 13,21-22

xxiEx 19, 9

xxiiMt 3,16

xxiiiNb 12,6-8

xxivIs 42,1

xxvEx 20,19

xxviDt 18, 16-17

xxviiJn 7,13 , Jn 9,22 , Jn 19,38 et Jn 20,19 « Par peur des Juifs ». Jn 12,42 : «  De peur d’être exclus de la synagogue ».

xxviiiMt 17 9

xxixMt 17,10

xxxMt 17,17

xxxiMt 17,20

xxxiiMt 17,23

« Fils de » (‘Bar’ et ‘Ben’)


Il y a deux mots en hébreu pour signifier l’idée de filiation, ben בן et bar בר.

Ces deux mots signifient « fils », mais avec des nuances de sens complètement différentes, du fait de leurs racines respectives. Et celles-ci ouvrent de surprenantes perspectives…

Le mot ben vient du verbe banah בָּנָה, « bâtir, construire, fonder, former », ce qui connote l’idée d’une émergence progressive, d’une édification, d’une construction, prenant nécessairement un certain temps.

Le mot bar est issu du verbe bara’ בָּרַא, « créer, tirer du néant, faire naître » et dans un second sens « choisir ». L’idée de filiation est ici associée à une création atemporelle ou instantanée, par exemple d’origine divine. C’est d’ailleurs le verbe bara’ qui est utilisé comme second mot du premier verset de la Genèse, Berechit bara’ Elohim… « Au commencement créa Dieu… ». Dans un sens figuré, bar signifie « choisi, élu, préféré ». Le mot connote le choix, l’élection ou la dilection.

Qu’est-ce que la différence entre ben et bar nous apprend ?

Il y a un premier niveau de lecture : la filiation commence par une ‘création’, elle ‘tire du néant’ (bara’), mais elle implique aussi un long travail de ‘construction’, de ‘formation’, de ‘fondation’ (banah).

Atemporalité (ou intemporalité) de la transcendance (issue du néant), et par opposition, temporalité nécessaire de l’immanence.

Dans le texte biblique, ces mots, (banah et bara’, ben et bar) si courants, si familiers, sont comme des portes opposées, ouvrant sur des cheminements très différents.

Des portes, ou plutôt des trappes, sous lesquelles se révèlent des abîmes, zébrés de fulgurances.

Commençons par la création. Berechit bara’.

Le mot bar a sa profondeur propre, ses fines ambiguïtés. Son sens premier est ‘fils’, fils de l’homme ou fils des Dieux.

« Quoi ! Mon fils ! Quoi ! Fils de mes entrailles ! » (Prov. 31,2)

Dans le Livre de Daniel : בַר-אֱלָהִין , bar-élahin , « fils des Dieux » (Dan 3,25). Dans ce cas là, l’expression désigne un « ange ».

Bar semble pouvoir aussi signifier « Fils de Dieu »…

Le psalmiste s’exclame : « Adorez l’Éternel avec crainte » (Ps 2,11), et tout de suite après, il s’écrie : ‘Nachqou bar’, « Embrassez le Fils » (Ps 2,12).

Qui est donc ce ‘fils’ (bar), au statut tel qu’on le cite juste après le nom YHVH, et dans le même mouvement de louange ?

Selon certains, il faut comprendre ce ‘fils’ comme étant ‘le roi’, et selon d’autres il faut comprendre ‘la pureté’.

Pourquoi le ‘roi’ ? Ou la ‘pureté’ ?

Parce que, on l’a dit, bar vient du verbe bara’ dont l’un des sens originaires est « choisir ». Bar signifie ‘fils’ mais aussi ‘choisi, élu, préféré’.

Dans le psaume 2, le mot bar peut aussi signifier le ‘Choisi’, l’Élu. Or le ‘roi’ est l’ ‘Oint’ (mashiah, ou le ‘messie’) du Seigneur.

Mais, par dérivation, bar signifie aussi ‘pur, serein, sans tache’, comme dans bar-levav, « pur de cœur » (Ps 24,4) ou comme dans « les commandements de YHVH sont purs (bara) » (Ps. 19,9).

Alors, nachqou bar, « embrassez le Fils », ou le « roi », ou la « pureté » ? Ou encore le « Choisi » ou « l’Oint » ? Le Messie ? Qui le dira ?

Notons que les chrétiens pourraient aisément voir dans ce bar là une préfiguration du Christ (on rappelle que ‘Christ’ vient du grec christos qui est la traduction en grec du mot hébreu mashiah, ‘oint’).

Parlons maintenant de ben et de banah.

On trouve le mot banah employé de diverses manières :

« Je t’ai bâti cette maison qui te servira de demeure. » (1 Rois 8,13)

« L’Éternel Dieu forma de la côte une femme. » (Gn 2,22)

« En construisant tes hauts lieux » (Ez 16,31)

« Il fonda Ninive » (Gn 10,11)

Salomon joue avec le mot et son ambivalence (bâtir/fils), au moment où il fait son discours d’inauguration du Temple. Il rappelle que c’était bien David qui avait eu l’idée de construire (banah) un temple en l’honneur de Dieu, mais que l’Éternel lui avait dit : « Toutefois ce n’est pas toi qui bâtiras (tibnéh) ce temple, c’est ton fils (bin), celui qui doit naître de toi, qui bâtira (ibnéh) ce temple en mon honneur. » (1 Rois 8,19)

Bien avant Salomon, Noé construisit (vé-ibén) un autel (Gn 8,20). Là aussi, l’on peut déceler un jeu de mots aux répercussions plus profondes encore que celles associées à la construction du Temple.

« Que signifie ‘Noé construisit’ ? En vérité Noé c’est l’homme juste. Il ‘construisit un autel’, c’est la Chekhina. Son édification (binyam) est un fils (ben), qui est la Colonne centrale. »i

L’interprétation n’est pas évidente, mais si l’on en croit un bon spécialiste de la cabale, on peut comprendre ceci :

« Le Juste ‘construit’ la Chekhina parce qu’il la relie à la Colonne centrale du plérôme divin, la sefira Tiferet, dénommée ‘fils’. Cette sefira masculine est la voie par laquelle la Chekhina reçoit l’influx ontique qui la constitue dans son être. »ii

La Chekhina représente la « présence » divine. C’est la dimension ‘féminine’ du plérôme divin. Et même, selon certaines interprétations, incroyablement osées, de la cabale, la Chekhina est « l’épouse » de Dieu.

La cabale utilise l’image de l’union du masculin (la Colonne centrale) et du féminin (la Demeure) pour signifier le rôle du Juste dans la ‘construction’ de la Présence divine (la Chekhina).

Charles Mopsik met les points sur les i.

« Le Juste est l’équivalent de la sefira Yessod (le Fondement) représentée par l’organe sexuel masculin. Agissant comme ‘juste’, l’homme assume une fonction en sympathie avec celle de cette émanation divine, qui relie les dimensions masculines et féminines des Sefirot, ce qui lui permet ‘d’édifier’ la Chekhina identifiée à l’autel. »iii

Ben. Fils. Construction. Colonne. Organe masculin.

Et de là, selon la cabale, la possible action théurgique de l’homme juste, ‘édifiant’ la Chekhina.

On le voit, bar et ben offrent deux voies liant le divin et l’humain. L’une est descendante, celle du choix, de l’élection, de l’Oint, du Messie.

L’autre voie est montante, comme une colonne dans le temple, comme une œuvre de justice, dressée droite, vers la Chekhina.

iZohar Hadach, Tiqounim Hadachim. Ed. Margaliot, Jérusalem, 1978, fol. 117C cité par Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Verdier. Lagrasse 1993, p. 591

iiCharles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Verdier. Lagrasse 1993, p. 591

iiiCharles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Verdier. Lagrasse 1993, p. 593

« Faire Dieu », 2. Une cabale universelle.


L’intuition de la puissance théurgique des hommes s’est toujours manifestée à travers les âges.

L’anthropologie religieuse en témoigne. E. Durkheim explique: « Il y a des rites sans dieux, et même il y a des rites d’où dérivent des dieux ».i Il fut l’un des premiers à montrer que le sacrifice védique est le rite qui fut à l’origine de la création des dieux, étant de surcroît la caractéristique fondamentale, l’essence même du Dieu suprême, le Créateur des mondes, Prajāpati.

L’idée est simple, mais profondément révolutionnaire, déstabilisante, par sa portée ultime, et ses conséquences lointaines, si l’on veut bien y réfléchir un instant : Dieu a besoin des hommes, plus même que ceux-ci n’ont besoin de Dieu.

« Sans doute, sans les dieux, les hommes ne pourraient vivre. Mais d’un autre côté, les dieux mourraient si le culte ne leur était pas rendu (…) Ce que le fidèle donne réellement à son dieu, ce ne sont pas les aliments qu’il dépose sur l’autel, ni le sang qu’il fait couler de ses veines : c’est sa pensée. Il n’en reste pas moins qu’entre la divinité et ses adorateurs il y a un échange de bons offices qui se conditionnent mutuellement. »ii

Nombreuses les religions dites « païennes » qui donnèrent une vie profonde à ces idées si contraires au martèlement idéologique des monothéismes traditionnels.

C’est pourquoi est à la fois originale et bienvenue la belle étude de Charles Mopsik sur la cabale juive, sous-titrée Les rites qui font Dieu, et qui affirme posément la « similitude flagrante » de ces anciennes croyances théurgiques avec le motif juif de la puissance créatrice du rite, qui rejoint celle de l’œuvre humaine en général si elle est religieusement orientée.

Elle est aussi courageuse, prenant à revers nombre d’idées arrêtées, de dogmes durement inamovibles. Mopsik admet volontiers que « l’existence d’une thématique du judaïsme selon laquelle l’homme doit ‘faire Dieu’ peut paraître incroyable. »iii

Mais c’est un fait. Les exemples de théurgie cabalistique abondent, impliquant par exemple le ‘façonnage’ de Dieu par l’homme, ou sa participation à la ‘création’ du Nom ou du Sabbat. Mopsik évoque un midrach cité par R. Bahya ben Acher, selon lequel « l’homme qui garde le sabbat d’en bas, ‘c’est comme s’il le faisait en haut’, autrement dit ‘donnait existence’, ‘façonnait le sabbat d’en-haut. »iv

L’expression ‘faire Dieu’, que Charles Mopsik utilise dans le sous-titre de son livre, peut être comparée à l’expression ‘faire le sabbat’ (au sens de ‘créer le sabbat’) telle qu’elle est curieusement exprimée dans la Torah (« Les fils d’Israël garderont le sabbat pour faire le sabbat » (Ex 31,16)), ainsi que dans les Homélies clémentines, texte judéo-chrétien qui présente Dieu comme étant le Sabbat par excellencev, ce qui implique que ‘faire le sabbat’, c’est ‘faire Dieu’…

Depuis ses très anciennes origines ‘magiques’, la théurgie implique un rapport direct entre ‘dire’ et ‘faire’. La cabale reprend cette idée, et la développe :

« Tu dois savoir que le commandement est une lumière, et celui qui le fait en bas affirme (ma’amid) et fait (‘osseh) ce qui est en haut. C’est pourquoi lorsque l’homme pratique un commandement, ce commandement est lumière. »vi

Dans cette citation, le mot ‘lumière’ doit être compris comme un manière allusive de dire ‘Dieu’, commente Mopsik, qui ajoute : « Les observances ont une efficacité sui generis et façonnent le Dieu de l’homme qui les met en pratique. »

Bien d’autres rabbins, comme Moïse de Léon (l’auteur du Zohar), Joseph Gikatila, Joseph de Hamadan, Méir ibn Gabbay, ou Joseph Caro, affirment la puissance de « l’action théurgique instauratrice » ou « théo-poïétique ».

Le Zohar explique :

« ‘Si vous suivez mes ordonnances, si vous gardez mes commandements, quand vous les ferez, etc.’ (Lev 26,3) Que signifie ‘Quand vous les ferez’ ? Puisqu’il est dit déjà ‘Si vous suivez et si vous gardez’, quel est le sens de ‘Quand vous les ferez’ ? En vérité, qui fait les commandements de la Torah et marche dans ses voies, si l’on peut dire, c’est comme s’il Le fait en haut (‘avyd leyh le’ila), le Saint béni soit-il dit : ‘C’est comme s’il Me faisait’ (‘assany). A ce sujet Rabbi Siméon dit : ‘David fit le Nom’ ».vii

« Faire le Nom » ! Voilà encore une expression théurgique, et non des moindres, tant le Nom, le Saint Nom, est en réalité l’Éternel, – Dieu Lui-même !

‘Faire Dieu’, ‘Faire le Sabbat’, ‘Faire le Nom’, toutes ces expressions théurgiques sont équivalentes, et les auteurs de la cabale les adoptent alternativement.

D’un point de vue critique, il reste à voir si les interprétations cabalistiques de ces théurgies sont dans tous les cas sémantiquement et grammaticalement acceptables. Il reste aussi à s’assurer qu’elles ne sont pas plutôt le résultat de lectures délibérément tendancieuses, détournant à dessein le sens obvie des Textes. Mais même si c’était justement le cas, il resterait alors le fait têtu, incontournable, que les cabalistes juifs ont voulu trouver l’idée théurgique dans la Torah…

Vu l’importance de l’enjeu, il vaut la peine d’approfondir le sens de l’expression « Faire le Nom », et la manière dont les cabalistes l’ont comprise, – puis commentée sans cesse à travers les siècles…

L’occurrence originaire de cette expression si particulière se trouve dans le 2ème livre de Samuel (II Sam 8,13). Il s’agit d’un verset particulièrement guerrier, dont la traduction habituelle donne une interprétation factuelle, neutre, fort loin en vérité de l’interprétation théurgique :

« Quand il revint de battre la Syrie, David se fit encore un nom en battant dix huit mille hommes dans la vallée du Sel. »

David « se fit un nom », c’est-à-dire une « réputation », une « gloire », selon l’acception habituelle du mot שֵׁם, chem.

Le texte massorétique de ce verset donne :

וַיַּעַשׂ דָּוִד, שֵׁם

Va ya’ass Daoud shem

« Se faire un nom, une réputation » semble à l’évidence la traduction correcte, dans un contexte de victoire glorieuse d’un chef de guerre. Les dictionnaires de l’hébreu biblique confirment que cette acception est fort répandue.

Pourtant ce ne fut pas l’interprétation choisie par les cabalistes.

Ils préfèrent lire: « David fit le Nom », c’est-à-dire : « il fit Dieu », comme le dit Rabbi Siméon, cité par le Zohar.

Dans ce contexte, Charles Mopsik propose une interprétation parfaitement extraordinaire de l’expression « faire Dieu ». Cette interprétation (tirée du Zohar) est que « faire Dieu » équivaut au fait que Dieu constitue sa plénitude divine en conjuguant (au sens originel du mot!) « ses dimensions masculine et féminine ».

Quoi ? « Faire Dieu » pour le Zohar serait donc l’équivalent de « faire l’amour » pour les deux parts, masculine et féminine, de Dieu ? Plus précisément, comme on va le voir, ce serait l’idée de la rencontre amoureuse de YHVH avec (son alter ego) Adonaï ?…

Idée géniale, ou scandale absolu (du point de vue du ‘monothéisme’ juif) ?

Voici comment Charles Mopsik présente la chose :

« Le ‘Nom Saint’ est défini comme l’union étroite des deux puissances polaires du plérôme divin, masculine et féminine : la sefira Tiferet (Beauté) et la sefira Malkhout (Royauté), auxquels renvoient les mots Loi et Droit (…) L’action théo-poïétique s’accomplit à travers l’action unificatrice de la pratique des commandements qui provoquent la jonction des sefirot Tiferet et Malkhout, le Mâle et la Femelle d’En-Haut. Ceux-ci étant ainsi réunis ‘l’un à l’autre’, le ‘Nom Saint’ qui représente l’intégrité du plérôme divin dans ses deux grands pôles YHVH (la sefira Tiferet) et Adonay (la sefira Malkhout). ’Faire Dieu’ signifie donc, pour le Zohar, constituer la plénitude divine en réunissant ses dimensions masculine et féminine. »viii

Dans un autre passage du Zohar, c’est la conjonction (amoureuse) de Dieu avec la Chekhina, qui est proposée comme équivalence ou ‘explication’ des expressions « faire Dieu » ou « faire le Nom » :

« Rabbi Juda rapporte un verset : ‘Il est temps d’agir pour YHVH, on a violé la Torah’ (Ps.119,126). Que signifie ‘le temps d’agir pour YHVH’ ? (…) Le ‘Temps’ désigne la Communauté d’Israël (la Chekhina), comme il est dit : ‘Il n’entre pas en tout temps dans le sanctuaire’ (Lév 16,2). Pourquoi [est-elle appelée] ‘temps’ ? Parce qu’il y a pour Elle un ‘temps’ et un moment pour toutes choses, pour s’approcher, pour s’illuminer, pour s’unir comme il faut, ainsi qu’il est marqué : ‘Et moi, ma prière va vers Toi, YHVH, temps favorable’ (Ps 69,14), ‘d’agir pour YHVH’ [‘de faire YHVH] comme il est écrit : ‘David fit le Nom’ (II Sam 8,13), car quiconque s’adonne à la Torah, c’est comme s’il faisait et réparait le ‘Temps [la Chekhina], pour le conjoindre au Saint béni soit-Il. »ix

Après « faire Dieu », « faire YHVH », « faire le Nom », voici une autre forme théurgique : « faire le Temps », c’est-à-dire « faire se rapprocher, faire se conjoindre » le Saint béni soit-Il et la Chekhina…

Un midrach cité par R. Abraham ben Ḥananel de Esquira enseigne cette parole attribuée à Dieu Lui-même: « Qui accomplit mes commandements, Je le lui compte comme s’ils M’avaient fait. »x

Mopsik note ici que le sens du mot ‘théurgie’ comme ‘production du divin’, tel que donné par exemple dans le Littré, peut donc vouloir dire ‘procréation’, comme modèle pour toutes les œuvres censées ‘faire Dieu’.xi

Cette idée est confirmée par le célèbre rabbin Menahem Recanati : « Le Nom a ordonné à chacun de nous d’écrire un livre de la Torah pour lui-même ; le secret caché en est le suivant : c’est comme s’il faisait le Nom, béni soit-il, de plus toute la Torah est les noms du saint, béni soit-il. »xii

Dans un autre texte, le rabbin Recanati rapproche les deux formulations ‘faire YHVH’ et ‘Me faire’ : « Nos maîtres ont dit : Qui accomplit mes commandements, Je le lui compterai pour mérite comme s’il Me faisait, ainsi qu’il est marqué : ‘Il est temps de faire YHVH’ (Ps 119,126) »xiii.

On le voit, inlassablement, siècles après siècles, les rabbins rapportent et répètent le même verset des psaumes, interprété de façon très spécifique, s’appuyant aveuglément sur son ‘autorité’ pour oser la formulation de spéculations vertigineuses… comme l’idée de la ‘procréation’ de la divinité, ou de son ‘engendrement’, en elle-même et par elle-même…

L’image cabalistique de la ‘procréation’ est effectivement utilisée par le Zohar pour traduire les rapports de la Chekhina avec le plérôme divin :

« ‘Noé construisit un autel’ (Gen 8,20). Que signifie ‘Noé construisit’ ? En vérité, Noé c’est l’homme juste. Il ‘construisit un autel’, c’est la Chekhina. Son édification (binyam) est un fils (ben) qui est la Colonne centrale. »xiv

Mopsik précise que le ‘juste’ est « l’équivalent de la sefira Yessod (le Fondement) représentée par l’organe sexuel masculin. Agissant comme ‘juste’, l’homme assume une fonction en sympathie avec celle de cette émanation divine, qui relie les dimensions masculines et féminines des sefirot, ce qui lui permet d’ ‘édifier’ la Chekhina identifiée à l’autel. »xv

Dans ce verset de la Genèse, on voit donc que le Zohar lit la présence de la Chekhina, représentée par l’autel du sacrifice, et incarnant la part féminine du divin, et on voit qu’il y lit aussi l’acte de « l’édifier », symbolisé par la Colonne centrale, c’est-à-dire par le ‘Fondement’, ou le Yessod, qui dans la cabale a pour image l’organe sexuel masculin, et qui incarne donc la part masculine du divin, et porte le nom de ‘fils’ [de Dieu]…

Comment peut-on comprendre ces images allusives ? Pour le dire sans voile, la cabale n’hésite pas à représenter ici (de manière cryptique) une scène quasi-conjugale où Dieu se ‘rapproche’ de sa Reine pour l’aimer d’amour…

Et c’est à ‘Israël’ que revient la responsabilité d’assurer le bon déroulement de cette rencontre amoureuse, comme l’indique le passage suivant :

« ‘Ils me feront un sanctuaire et je résiderai parmi vous’ (Ex 25,8) (…) Le Saint béni soit-il demanda à Israël de rapprocher de Lui la Reine appelée ‘Sanctuaire’ (…) Car il est écrit : ‘Vous approcherez un ‘feu’ (ichêh, un feu = ichah, une femme) de YHVH (Lév 23,8). C’est pourquoi il est écrit : ‘Ils me feront un sanctuaire et je résiderai parmi vous.’ »xvi

Jetons un œil intéressé sur le verset : « Vous approcherez un feu de YHVH » (Lév 33,8)

Le texte hébreu donne :

וְהִקְרַבְתֶּם אִשֶּׁה לַיהוָה

V-iqrabttêm ichêh la-YHVH

Le mot אִשֶּׁה signifie ichêh ‘feu’, mais dans une vocalisation très légèrement différente, ichah, ce même mot signifie ‘femme’. Quant au verbe ‘approcher’ il a pour racine קרב, qaraba, « être près, approcher, s’avancer vers » et dans la forme hiph, « présenter, offrir, sacrifier ». Fait intéressant, et même troublant, le substantif qorban, « sacrifice, oblation, don » qui en dérive, est presque identique au substantif qerben qui signifie « ventre, entrailles, sein » (de la femme).

On pourrait proposer les équations (ou analogies) suivantes, que la langue hébraïque laisse transparaître ou laisse entendre allusivement:

Feu = Femme

Approcher = Sacrifice = Entrailles (de la femme)

‘S’approcher de l’autel’ = ‘S’approcher de la femme’

L’imagination des cabalistes n’hésite pas évoquer ensemble (de façon quasi-subliminale) le ‘sacrifice’, les ‘entrailles’, le ‘feu’ et la ‘femme’ et à les ‘rapprocher’ formellement du Nom très Saint : YHVH.

On se rappelle aussi que, souvent dans la Bible hébraïque, ‘s’approcher de la femme’ est un euphémisme pour ‘faire l’amour’.

Soulignons cependant que l’audace des cabalistes n’est ici que relative, puisque le Cantique des cantiques avait, bien longtemps avant la cabale, osé des images bien plus brûlantes encore.

On arrive à ce résultat puissant : dans la pensée des cabalistes, l’expression ‘faire Dieu’ est comprise comme le résultat d’une ‘union’ [conjugale] des dimensions masculine et féminine du divin.

Dans cette allégorie, la sefira Yessod relie Dieu et la Communauté des croyants tout comme l’organe masculin relie le corps de l’homme à celui de la femme.xvii

Le rabbin Matthias Délacroute (Pologne, 16ème siècle) commente:

« ‘Temps de faire YHVH’ (Ps 119,126). Explication : La Chekhina appelée ‘Temps’, il faut la faire en la conjoignant à YHVH après qu’elle en a été séparée parce qu’on a violé les règles et transgressé la Loi. »xviii

Pour sa part, le rabbin Joseph Caro (1488-1575) comprend ce même verset ainsi : « Conjoindre le plérôme supérieur, masculin et divin, avec le plérôme inférieur, féminin et archangélique, doit être la visée de ceux qui pratiquent les commandements (…) Le plérôme inférieur est la Chekhina, appelée aussi Communauté d’Israël.»xix

Il s’agit de magnifier le rôle de la Communauté d’Israël, ou celui de chaque croyant individuel, dans ‘l’œuvre divine’, dans sa ‘réparation’, dans son accroissement de ‘puissance’ ou même dans son ‘engendrement’…

Le rabbin Hayim Vital, contemporain de Joseph Caro, commente à ce propos un verset d’Isaïe et le met en relation avec un autre verset des Psaumes, d’une façon qui a été jugée « extravagante » par les exégètes littéralistesxx.

Le verset d’Isaïe (Is 49,4) se lit, selon Hayim Vital : « Mon œuvre, c’est mon Dieu », et il le met en regard avec le Psaume 68 : « Donnez de la puissance à Dieu » (Ps 68,35), dont il donne le commentaire suivant : « Mon œuvre était mon Dieu Lui-même, Dieu que j’ai œuvré, que j’ai fait, que j’ai réparé ».

Notons que, habituellement, on traduit ce verset Is 49,4 ainsi : « Ma récompense est auprès de mon Dieu » (ou-féoulati êt Adonaï).

Mopsik commente : « Ce n’est pas ‘Dieu’ qui est l’objet de l’œuvre, ou de l’action du croyant, mais ‘mon Dieu’, ce Dieu qui est ‘mien’, avec lequel j’ai un rapport personnel, et en qui j’ai foi, et qui est ‘mon’ œuvre. »

Il conclut : ce ‘Dieu qui est fait’, qui est ‘œuvré’, est en réalité « l’aspect féminin de la divinité ».

Le Gaon Élie de Vilna a proposé une autre manière de comprendre et de désigner les deux aspects ‘masculin’ et ‘féminin’ de la divinité, en les appelant respectivement ‘aspect expansif’ et ‘aspect récepteur’ :

« L’aspect expansif est appelé havayah (être) [soit HVYH, anagramme de YHVH…], l’aspect récepteur de la glorification venant de notre part est appelé ‘Son Nom’. A la mesure de l’attachement d’Israël se liant à Dieu, le louant et le glorifiant, la Chekhina reçoit le Bien de l’aspect d’expansion. (…) La Totalité des offices, des louanges et des glorifications, c’est cela qui est appelé Chekhina, qui est son Nom. En effet, ‘nom’ signifie ‘renom’ et ‘célébration’ publiques de Sa Gloire, perception de Sa Grandeur.  (…) C’est le secret de ‘YHVH est un, et Son Nom est un’ (Zac 14,9). ‘YHVH’ est un’ désigne l’expansion de Sa volonté. ‘Son Nom est un’ désigne l’aspect récepteur de sa louange et de l’attachement. Telle est l’unification de la récitation du Chémaxxi

Selon le Gaon de Vilna, la dimension féminine de Dieu, la Chekhina, est la dimension passive du Dieu manifesté, dimension qui se nourrit de la Totalité des louanges et des glorifications des croyants. La dimension masculine de Dieu, c’est Havayah, l’Être.

L’exposé de Charles Mopsik sur les interprétations théurgiques de la cabale juive (‘Faire Dieu’) ne néglige pas de reconnaître que celles-ci s’inscrivent en réalité dans une histoire universelle du fait religieux, particulièrement riche en expériences comparables, notamment dans le monde divers du « paganisme ». C’est ainsi qu’il faut reconnaître l’existence « d’homologies difficilement contestables entre les conceptions théurgiques de l’hermétisme égyptien hellénisé, du néoplatonisme gréco-romain tardif, de la théologie soufie, du néoplatonisme érigénien et de la mystagogie juive. »xxii

Dit en termes directs, cela revient à constater que depuis l’aube des temps, il y a eu parmi tous les peuples cette idée que l’existence de Dieu dépend des hommes, au moins à un certain degré.

Il est aussi frappant que des idées apparemment fort étrangères à la religion juive, comme l’idée d’une conception trinitaire de Dieu (notoirement associée au christianisme) a en fait été énoncée d’une manière analogue par certains cabalistes de haut vol.

Ainsi le fameux rabbin Moïse Hayim Luzzatto a eu cette formule étonnamment comparable (ou si l’on préfère : ‘isomorphe’) à la formule trinitaire chrétienne :

« Le Saint béni soit-il, la Torah et Israël sont un. »

La formule trinitaire chrétienne proclame l’unité du Père, du Fils et de l’Esprit Saint.

L’isomorphie est flagrante : le Saint est le ‘Père’, la Torah est le ‘Fils’, et Israël est l’‘Esprit’.

Mais il faut aussi immédiatement rappeler que ce genre de conceptions ‘cabalistiques’ a attiré de virulentes critiques au sein du judaïsme conservateur, – critiques s’étendant d’ailleurs à l’intégralité de la cabale juive. Mopsik cite à ce propos les réactions outrées de personnalités comme le rabbin Elie del Medigo (c. 1460- p.1493) ou le rabbin Juda Arié de Modène (17ème siècle), et celles de contemporains tout aussi critiques, comme Gershom Scholem ou Martin Buber…

Nous n’entrerons pas dans ce débat interne au judaïsme. Nous préférons ici essayer de percevoir dans les conceptions théurgiques que nous venons d’exposer l’indice d’une constante anthropologique, d’une sorte d’intuition universelle propre à la nature profonde de l’esprit humain.

Il faut rendre hommage à l’effort révolutionnaire des cabalistes, qui ont secoué de toutes leurs forces les cadres étroits de conceptions anciennes et figées, pour tenter de répondre à des questions sans cesse renouvelées sur l’essence des rapports entre la divinité, le monde et l’humanité, le theos, le cosmos et l’anthropos.

Cet effort intellectuel, titanesque, de la cabale juive est d’ailleurs comparable en intensité, me semble-t-il, à des efforts analogues réalisés dans d’autres religions (comme ceux d’un Thomas d’Aquin dans le cadre du christianisme, à peu près à la même période, ou comme ceux des grands penseurs védiques, dont témoignent les très profondes Brahmanas, deux millénaires avant notre ère).

De l’effort puissant de la cabale ressort une idée spécifiquement juive, à valeur universelle :

« Le Dieu révélé est le résultat de la Loi, plutôt que l’origine de la Loi. Ce Dieu n’est pas posé au Commencement, mais procède d’une d’une interaction entre le flux surabondant émanant de l’Infini et la présence active de l’Homme. »xxiii

D’une manière très ramassée, et peut-être plus pertinente : « on ne peut vraiment connaître Dieu sans agir sur Lui », dit Mopsik.

A la différence de Gershom Scholem ou de Martin Buber qui ont rangé la cabale dans le domaine de la « magie », pour la dédaigner au fond, Charles Mopsik perçoit clairement qu’elle est l’un des signes de l’infinie richesse du potentiel humain, dans ses rapports avec le divin. Il faut lui rendre hommage pour sa vision anthropologique très large des phénomènes liés à la révélation divine, dans toutes les époques, et par toute la terre.

L’esprit souffle où il veut. Depuis l’aube des temps, c’est-à-dire depuis des dizaines de milliers d’années (les grottes de Lascaux ou Chauvet en témoignent), bien des esprits humains ont tenté l’exploration de l’indicible, sans idées reçues, et contre toute contrainte a priori.

Plus proche de nous, au 9ème siècle de notre ère, en Irlande, Jean Scot Erigène écrivait :

« Parce qu’en tout ce qui est, la nature divine apparaît, alors que par elle-même elle est invisible, il n’est pas incongru de dire qu’elle est faite. »xxiv

Deux siècles plus tard, le soufi Ibn Arabi, né à Murcie, mort à Damas, s’écriait : « S’Il nous a donné la vie et l’existence par son être, je Lui donne aussi la vie, moi, en le connaissant dans mon cœur. »xxv

La théurgie est une idée intemporelle, aux implications inimaginables, et aujourd’hui, malheureusement, cette profonde idée est presque totalement incompréhensible, dans un monde intégralement dé-divinisé, et partant déshumanisé.

iE. Durckheim. Les formes élémentaires de la vie religieuse. PUF, 1990, p.49

iiE. Durckheim. Les formes élémentaires de la vie religieuse. PUF, 1990, p.494-495

iiiCharles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.551

ivIbid.

vHomélies Clémentines, cf. Homélie XVII. Verdier 1991, p.324

viR. Ezra de Gérone. Liqouté Chikhehah ou-féah. Ferrare, 1556, fol 17b-18a, cité in Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.558

viiZohar III 113a

viiiCharles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.561-563

ixZohar, I, 116b, cité in Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.568

xR. Abraham ben Ḥananel de Esquira. Sefer Yessod ‘Olam. Ms Moscou-Günzburg 607 Fol 69b, cité in Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.589

xiCf. Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.591

xiiR. Menahem Recanati. Perouch ‘al ha-Torah. Jerusalem, 1971, fol 23b-c, cité in Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.591

xiiiR. Menahem Recanati. Sefer Ta’amé ha-Mitsvot. Londres 1962 p.47, cité in Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.591

xivZohar Hadach, Tiqounim Hadachim. Ed. Margaliot. Jérusalem, 1978, fol 117c cité in Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.591

xvCharles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.593

xviR. Joseph de Hamadan. Sefer Tashak. Ed J. Zwelling U.M.I. 1975, p.454-455, cité in Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.593

xviiCf. Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.604

xviiiR. Matthias Délacroute. Commentaire sur la Cha’aré Orah. Fol 19b note 3. Cité in Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.604

xixCharles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.604

xxIbid.

xxiGaon Élie de Vilna. Liqouté ha-Gra. Tefilat Chaharit, Sidour ha-Gra, Jérusalem 1971 p.89, cité in Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.610

xxiiCharles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.630

xxiiiCharles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.639

xxivJean Scot Erigène. De Divisione Naturae. I,453-454B, cité par Ch. Mopsik, Ibid. p.627

xxvCité par H. Corbin. L’imagination créatrice

Is the (real) Tradition the Talmud, the Kabbalah or the Zohar?


Alphonse-Louis Constant was a French clergyman and a controversial figure of occultism in the 19th century. As the author of an abundant work, he took the pen name Eliphas Levi, or Eliphas-Levi Zahed, which is a translation of his name into Hebrew. In 1862, he published Fables and Symbols, a work in which he analyzed the symbols of Pythagoras, the Apocryphal Gospels, and the Talmud. Here is one of these fables, « The Fakir and the Bramin », and its commentary, which are not unrelated to a certain topicality:

THE FAKIR AND THE BRAMIN.

Carrying an axe in his hand,

A fakir meets a bramin:

– Cursed son of Brama, I can still find you!

I love Eswara!

Confess before me that the master of heaven

Is the best of the gods,

And that I am his prophet,

Or I’ll split your head open!

– Strike, » replied the bramin,

I don’t love a god who makes you inhuman.

The gods do not murder anyone.

Believe or not that mine

Is more forgiving than yours:

But in his name, I forgive you.

SYMBOL – THE FAKIR AND THE BRAMIN.

« When the opposing forces do not balance each other, they destroy each other.

Unfair enthusiasm, religious or otherwise, causes the opposite enthusiasm through its excess.

That is why a famous diplomat was right when he said: ‘Never be zealous’.

That is why the great Master said: ‘Do good to your enemies and you will build fire on their heads’. It was not revenge by occult means that Christ wanted to teach, but the means to resist evil by learned and self-defense. Here is indicated and even revealed one of the greatest secrets of occult philosophy. »

Eliphas Lévi also made an interesting statement on the veil, a difficult subject admittedly, not unrelated to current events.

« Absconde faciem tuam et ora. Veil your face to pray.

This is the use of the Jews, who, in order to pray with more contemplation, wrap their heads in a veil which they call thalith. This veil originates from Egypt and resembles that of Isis. It means

that holy things must be hidden from the profane, and that everyone must only count on God for the secret thoughts of his heart. »

Finally, here is an extract from a small dialogue, quite lively, between an Israelite and Eliphas Levi.

Israelite: I am pleased to see that you are making cheap of the mistakes of Christianity.

Eliphas Levi: Yes, I suppose so, but it’s to defend the truths with more energy.

Israelite: What are the truths of Christianity?

Eliphas Levi: The same as those of the religion of Moses, plus the effective sacraments with faith, hope and charity.

Israelite: Plus idolatry, that is, worship that is due to God alone, given to a man and even to a piece of bread. The priest put in the place of God himself, and condemning the Israelites to hell, that is, the only worshippers of the true God and the heirs of his promise.

Eliphas Levi: No, children of your fathers ! we do not put anything in the place of God himself. Like you, we believe that his divinity is unique, immutable, spiritual and we do not confuse God with his creatures. We worship God in the humanity of Jesus Christ and not this humanity in the place of God.

There is a misunderstanding between you and us that has lasted for centuries and has caused much blood and tears to flow. The so-called Christians who persecuted you were fanatics and unholy people unworthy of the spirit of this Jesus who forgave by dying to those who crucified him and said: Forgive them, Father, for they know not what they do (…)

Israelite: I arrest you here and tell you that for us the Kabbalah is not authoritative. We no longer recognize her because she was desecrated and disfigured by the Samaritans and the Eastern Gnostics. Maimonides, one of the greatest lights of the synagogue, sees the Kabbalah as useless and dangerous; he does not want us to deal with it and wants us to stick to the symbol of which he himself formulated the thirteen articles, from the Sepher Torah, the prophets and the Talmud.

Eliphas Levi: Yes, but the Sepher Torah, the prophets and the Talmud are unintelligible without the Kabbalah. I will say more: these sacred books are the Kabbalah itself, written in hieroglyphics, that is, in allegorical images. The Scripture is a closed book without the tradition that explains it and the tradition is the Kabbalah.

Israelite: That’s what I deny, the tradition is the Talmud.

Eliphas Levi: Say that the Talmud is the veil of tradition, the tradition is the Zohar.

Israelite: Could you prove it?

Eliphas Levi: Yes, if you want to have the patience to hear me, because it would take a long time to reason.

“I nothing saw” (Dante)


One of the best French Kabbalah specialists is named “Secret”, Mr. François Secret. Proper names sometimes carry in them collective fates. François Secret wrote Le Zohar chez les Kabbalistes chrétiens de la Renaissance (1958), a book in which such romantic names as Bartholomeus Valverdius, Knorr de Rosenroth, Blaise de Vigenère, Alfonso de Zamora, Guy Le Fèvre de la Boderie, or Gilles de Viterbe, the famous Guillaume Postel, and of course Johannis Reuchlin and Pic de la Mirandole appear. These names appear like shooting stars in the night. We would like to follow their trajectories, engraved in the ink of long nights.

But Mr. Secret, so learned, reveals no secrets, one can regret it.

It encourages us to continue searching, at the sources, or among the apparently initiated.

One of the most famous books of Kabbalah is called, without excess of modesty, Siphra di Tsenniutha (The Book of Mystery). It begins as follows:

« The Mystery Book is the Book that describes the balance of the balance. For before there was balance, the Face did not look at the Face. »

Compact style. From the outset, we get into the subject. ‘Balance’. ‘Face’. ‘Look’.

What could be higher than the Face? What could be deeper than his gaze?

Verse 9 of the Siphra di Tsenniutha suggests the existence of a depth scale (the unknown, the occult, the occult in the occult): « The head that is not known (…) is the occult in the occult ».

Verse 12 specifies important, scattered details: « Her hair is like pure wool floating in the balanced balance ». Chapter 2 of the Mystery Book refers to a « beard of truth ». The « head that is not known » wears, we learn, « hair » and « beard ».

According to one commentary, the « truth beard » is « the ornament of everything ». From the ears, where it begins, « it forms a garment around the face ».

Truth clothes the Face.

There is this passage from Revelation: « His head, with its white hair, is like white wool, like snow, his eyes like a burning flame. »i

These materialistic images, beard, hair, wool, flame, are common to the Christian Apocalypse and the Jewish Kabbalah. They have been deemed relevant by our elders for the representation of the « Face » of God. Why?

The millennia have passed. A concrete image, even if unreal or misleading, is better than an empty abstraction. As a trope, it suggests openings, avenues, encourages criticism, stimulates research.

Kabbalah projects the surreptitious idea that all the symbolism with which it is steeped is not only symbolic. The symbol, in this context, is the very thing. Each word, each letter of the Text, is a kind of incarnation, literally literal. Metaphors and images also carry the burden of incarnation.

This is one of the most constant paradoxes of the fickle science of interpretation. The more concrete is the best symbol of the abstract.

The verbal alchemy of Kabbalah transmutes words, transforms them into an acute surface, with a bushy, burning aura, pulverizes them and disperses them in all directions, sparkling with opalescence.

Let us add this. The Law is supposed to be transparent, since it is intended to be understood and fulfilled. But the Law is also full of shadows, darkness. How can this paradox be explained?

Kabbalah explains the Law in its enlightened parts. But what remains obscure is the totality of its meaning, drowned in shadows, and its ultimate purpose is incomprehensible, inscrutable. The darkness of the Law is systemic. Kabbalah, verbose, confused, provides fewer answers than it forges infinite questions. It shows that the Law is irreducible, insubordinate to reason, to sight, to understanding.

The whole of the Law, its meaning, its end, cannot be grasped by biased, narrow minds. Through the centuries, the shadow, the hidden, the occult always appear again.

“O ye who have undistempered intellects,

Observe the doctrine that conceals itself

Beneath the veil of the mysterious verses!”ii

Song IX of Hell describes the 6th circle, where the heresiarchs and followers of sects are confined, who have not known how to understand or see the deployment of the Whole.

The researcher walks in the night. Surprised by a flash, the gaze discovers the magnitude of the landscape, an infinite number of obscure details. Immediately, this grandiose and precise spectacle disappears into the shadows. The lightning that reveals deprives the blind eye of its strength.

“Even as a sudden lightning that disperses

The visual spirits, so that it deprives

The eye of impress from the strongest objects,

Thus round about me flashed a living light,

And left me swathed around with such a veil

Of its effulgence, that I nothing saw”iii.

i Rev. 1,14

iiDante, Hell, IX, 61-63

iiiDante, Paradise, XXX

Le Dieu « Qui ? », le Dieu « Quoi » et le Dieu « Cela ». (A propos des noms « grammaticaux » de Dieu, dans le Véda et dans le Zohar).


 

L’idée d’un Dieu unique est extrêmement ancienne. Elle n’est certes pas apparue dans un seul peuple, ou dans une seule nation. Il y a plus de quatre mille ans, – bien avant qu’Abraham ne quitte Ur en Chaldée, le Dieu unique était déjà célébré par des peuples nomades transhumant en Transoxiane pour s’établir dans le bassin de l’Indus, comme l’atteste le Véda, puis, quelques siècles plus tard, par les peuples de l’Iran ancien, ce dont témoignent les textes sacrés de l’Avesta.

Mais le plus étrange c’est que ces peuples très divers, appartenant à des cultures séparées par plusieurs millénaires et distantes de milliers de kilomètres ont appelé le Dieu, de façon analogue, dans certains occasions, du pronom interrogatif : « Qui ? ».

Plus surprenant encore, quelques trois mille cinq cent ans plus tard après que soit apparue cette innovation, la Kabbale juive a repris en plein Moyen Âge européen, cette idée de l’usage du pronom interrogatif comme Nom de Dieu, en la développant et la commentant en détails dans le Zohar.

Il me semble qu’il y a là une matière riche pour une approche anthropologique comparée des religions célébrant le Dieu « Qui ? ».

Les prêtres védiques priaient le Dieu unique et suprême, créateur des mondes, Prajāpati, – le « Seigneur (pati) des créatures (prajā)».

Dans le Rig Veda, Prajāpati est évoqué sous le nom (Ka), dans l’hymne 121 du 10ème Mandala.

« Au commencement paraît le germe doré de la lumière.

Seul il fut le souverain-né du monde.

Il remplit la terre et le ciel.

A quel Dieu offrirons-nous le sacrifice ?

Lui qui donne la vie et la force,

lui dont tous les dieux eux-mêmes invoquent la bénédiction,

l’immortalité et la mort ne sont que son ombre !

A quel Dieu offrirons-nous le sacrifice ?

(…)

Lui dont le regard puissant s’étendit sur ces eaux,

qui portent la force et engendrent le Salut,

lui qui, au-dessus des dieux, fut seul Dieu !

A quel Dieu offrirons-nous le sacrifice ? »i

Müller affirme la prééminence du Véda dans l’invention du nom « Qui ? » de Dieu: « Les Brâhmans ont effectivement inventé le nom Ka de Dieu. Les auteurs des Brahmaṇas ont si complètement rompu avec le passé qu’oublieux du caractère poétique des hymnes, et du désir exprimé par les poètes envers le Dieu inconnu, ils ont promu un pronom interrogatif au rang de déité »ii.

Dans la Taittirîya-samhitâiii, la Kaushîtaki-brâhmaaiv, la ṇdya-brâhmaav et la Satapatha-brâhmaavi, chaque fois qu’un verset se présente sous une forme interrogative, les auteurs disent que le pronom Ka qui porte l’interrogation désigne Prajāpati. Tous les hymnes dans lesquels se trouvait le pronom interrogatif Ka furent appelés Kadvat, c’est-à-dire ‘possédant le kad’,  – ou ‘possédant le « qui ? »’. Les Brahmans formèrent même un nouvel adjectif s’appliquant à tout ce qui était associé au mot Ka. Non seulement les hymnes mais aussi les sacrifices offerts au Dieu Ka furent qualifiés de ‘Kâya’ vii.

L’emploi du pronom interrogatif Ka pour désigner Dieu, loin d’être une sorte d’artifice rhétorique limité, était devenu l’équivalent d’une tradition théologique.

Une autre question se pose. Si l’on sait que Ka se réfère en fait à Prajāpati, pourquoi employer avec sa charge d’incertitude un pronom interrogatif, qui semble indiquer que l’on ne peut pas se contenter de la réponse attendue et connue ?

Plus à l’ouest, vers les hauts-plateaux de l’Iran, et un demi-millénaire avant l’Exode des Hébreux hors d’Égypte, les Yashts, qui font partie des hymnes les plus anciens de l’Avesta, proclament aussi cette affirmation du Dieu unique à propos de lui-même : « Ahmi yat ahmi » (« Je suis qui je suis »)viii.

Dieu se nomme ainsi dans la langue avestique par l’entremise du pronom relatif yat, « qui », ce qui est une autre manière de traiter grammaticalement de l’incertitude sur le nom réel du Dieu.

Un millénaire avant Moïse, Zarathushtra demande au Dieu unique: « Révèle moi Ton Nom, ô Ahura Mazda !, Ton Nom le plus haut, le meilleur, le plus juste, le plus puissant».

Ahura Mazda répond alors: « Mon Nom est l’Un, – et il est en ‘question’, ô saint Zarathushtra ! »ix.

Le texte avestique dit littéralement: « Frakhshtya nâma ahmi », ce qui peut se traduire mot-à-mot : « Celui qui est en question (Frakhshtya), quant au nom (nâma), je suis (ahmi) » .x

Fort curieusement, bien après le Véda et l’Avesta, la Bible hébraïque donne également au Dieu unique ces mêmes noms « grammaticaux », « qui ?» ou « celui qui ».

On trouve cet usage du pronom interrogatif « qui? » (מִי , mi ) dans le verset d’Isaïe xi: מִיבָרָא אֵלֶּה (mi bara éleh), « Qui a créé cela ? ».

Quant au pronom relatif « qui, celui qui » (אֲשֶׁר , asher), il est mis en scène dans un célèbre passage de l’Exodexii : אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה (éhyeh asher éhyeh), « Je suis celui qui est», traduit aussi par : « Je suis qui je suis ».

En fait, la grammaire hébraïque ne distingue pas entre le présent et le futur. Le mot éhyeh signifie à la fois « Je suis » et « Je serai ». D’où cette autre possible traduction : «  Je serai qui je serai. »

Cette dernière option laisse ouverte la possibilité d’une révélation à venir, d’un autre Nom encore, ou d’une essence divine dont l’essence est de ne pas avoir d’essence grammaticalement formulable ou linguistiquement dicible, sinon approximativement, par exemple par le biais d’un pronom relatif et d’une forme verbale au futur…

Deux millénaires après Isaïe, en plein Moyen Âge européen, le célèbre livre de la Kabbale juive, le Zohar, attribué à Moïse de Léon, s’est attaché à une étude détaillée du nom Mi (« Qui ? ») de Dieu.

L’une des pistes nouvelles qui en découle est le rapport intrinsèquement divin du Mi , le « Qui ? », au , le « Quoi » et au Éléh , le « Cela ».

« Il est écrit : « Au commencement. » Rabbi Éléazar ouvrit une de ses conférences par l’exorde suivant : « Levez (Is 40, 28) les yeux en haut et considérez qui a créé cela. » « Levez les yeux en haut », vers quel endroit ? Vers l’endroit où tous les regards sont tournés. Et quel est cet endroit? C’est l’ « ouverture des yeux ». Là vous apprendrez que le mystérieux Ancien, éternel objet des recherches, a créé cela. Et qui est-il ? – « Mi » (= Qui). C’est celui qui est appelé l’ « Extrémité du ciel », en haut, car tout est en son pouvoir. Et c’est parce qu’il est l’éternel objet des recherches, parce qu’il est dans une voie mystérieuse et parce qu’il ne se dévoile point qu’il est appelé « Mi » (= Qui) ; et au delà il ne faut point approfondir. Cette Extrémité supérieure du ciel est appelée « Mi » (= Qui). Mais il y a une autre extrémité en bas, appelée « Mâ » (= Quoi). Quelle différence y a-t-il entre l’une et l’autre ? La première, mystérieuse, appelée « Mi » est l’éternel objet des recherches ; et, après que l’homme a fait des recherches, après qu’il s’est efforcé de méditer et de remonter d’échelon en échelon jusqu’au dernier, il finit par arriver à « Mâ » (= Quoi). Qu’est-ce que tu as appris ? Qu’est-ce que tu as compris ? Qu’est-ce que tu as cherché ? Car tout est aussi mystérieux qu’auparavant. C’est à ce mystère que font allusion les paroles de l’Écriture : ‘Mâ (= Quoi), je te prendrai à témoin, Mâ (= Quoi), je te ressemblerai.’ »xiii

Qu’est-ce que nous apprenons, en effet ? Qu’avons-nous compris ?

Mi est un Nom de Dieu. C’est un éternel objet de recherche.

Peut-on l’atteindre ? Non.

On peut seulement atteindre cet autre nom, qui n’est encore qu’un pronom, (= Quoi).

On cherche « Qui ? » et l’on atteint « Quoi ».

Ce n’est pas le Mi cherché, mais de lui on peut dire, comme l’Écriture en témoigne : « Mâ, je te prendrai à témoin, je te ressemblerai. »xiv

Le Zohar indique en effet:

« Lorsque le Temple de Jérusalem fut détruit, une voix céleste se fit entendre et dit : « Mâ (= Quoi) te donnera un témoignage », car chaque jour, dès les premiers jours de la création, j’ai témoigné, ainsi qu’il est écrit : «Je prends aujourd’hui à témoin le ciel et la terre. » « Mâ te ressemblera », c’est-à-dire te conférera des couronnes sacrées, tout à fait semblables aux siennes, et te rendra maître du monde. »xv

Le Dieu dont le Nom est Mi n’est pas le Dieu dont le Nom est , et pourtant ils ne font qu’un.

Et surtout, sous le Nom de , il sera un jour l’égal de celui qui le cherche en toutes choses :

« ‘Mâ (= Quoi) deviendra ton égal’, c’est-à-dire il prendra en haut la même attitude que tu observeras en bas ; de même que le peuple sacré n’entre plus aujourd’hui dans les murs saints, de même je te promets de ne pas entrer dans ma résidence en haut avant que toutes les troupes soient entrées dans tes murs en bas. Que cela te serve de consolation, puisque sous cette forme de «Quoi » (Mâ) je serai ton égal en toutes choses. »xvi

L’homme qui cherche est placé entre Mi et , dans une position intermédiaire, tout comme jadis Jacob.

« Car (Mi), celui qui est l’échelon supérieur du mystère et dont tout dépend, te guérira et te rétablira ; Mi, extrémité du ciel d’en haut, et Mâ, extrémité du ciel d’en bas. Et c’est là l’héritage de Jacob qui forme le trait d’union entre l’extrémité supérieure Mi et l’extrémité inférieure Mâ, car il se tient au milieu d’elles. Telle est la signification du verset : « Mi (= Qui) a créé cela» (Is 40, 26). »xvii

Mais ce n’est pas tout. Le verset d’Isaïe n’a pas encore livré tout son poids de sens. Que signifie « Cela »?

« Rabbi Siméon dit : Éléazar, que signifie le mot « Éléh » (= Cela)? Il ne peut pas désigner les étoiles et autres astres, puisqu’on les voit toujours et puisque les corps célestes sont créés par « Mâ », ainsi qu’il est écrit (Ps 33, 6) : « Par le Verbe de Dieu, les cieux ont été créés. » Il ne peut pas non plus désigner des objets secrets, attendu que le mot « Éléh » ne peut se rapporter qu’à des choses visibles. Ce mystère ne m’avait pas encore été révélé avant le jour où, comme je me trouvais au bord de la mer, le prophète Élie m’apparut. Il me dit : Rabbi, sais-tu ce que signifient les mots : « Qui (Mi) a créé cela (Éléh) ? » Je lui répondis : Le mot « Éléh » désigne les cieux et les corps célestes ; l’Écriture recommande à l’homme de contempler les œuvres du Saint, béni soit-il, ainsi qu’il est écrit (Ps 8, 4) : « Quand je considère tes cieux, œuvre de tes doigts, etc. » , et un peu plus loin (Ibid., 10) :« Dieu, notre maître, que ton nom est admirable sur toute la terre. » Élie me répliqua : Rabbi, ce mot renfermant un secret a été prononcé devant le Saint, béni soit-il, et la signification en fut dévoilée dans l’École céleste, la voici : Lorsque le Mystère de tous les Mystères voulut se manifester, il créa d’abord un point, qui devint la Pensée divine ; ensuite il y dessina toutes espèces d’images, y grava toutes sortes de figures et y grava enfin la lampe sacrée et mystérieuse, image représentant le mystère le plus sacré, œuvre profonde sortie de la Pensée divine. Mais cela n’était que le commencement de l’édifice, existant sans toutefois exister encore, caché dans le Nom, et ne s’appelant à ce moment que « Mi ». Alors, voulant se manifester et être appelé par son nom, Dieu s’est revêtu d’un vêtement précieux et resplendissant et créa « Éléh » (Cela), qui s’ajouta à son nom.

« Éléh », ajouté à« Mi » renversé, a formé « Elohim ». Ainsi le mot « Élohim » n’existait pas avant que fut créé « Éléh ». C’est à ce mystère que les coupables qui adorèrent le veau d’or firent allusion lorsqu’ils s’écrièrent (Ex 32, 4) : « Éléh » est ton Dieu, ô Israël. »xviii

Je trouve ce passage du Zohar absolument génial !

On y apprend que la véritable essence du veau d’or n’était ni d’être un veau, ni d’être en or. Le veau d’or n’était qu’un prétexte, certes « païen », mais c’est aussi là une part importante du sel de l’histoire.

Il n’était là que pour être désigné comme l’essence de «Éléh» (Cela), troisième instanciation de l’essence divine, après celle du « Mi » et celle du « Mâ »…

Cela on peut le déduire en associant le Nom « Mi » (Qui?) au Nom «Éléh» (Cela), ce qui permet d’obtenir le Nom « Elohim » (Dieu), après avoir inversé le Mi en im…

Le Nom Mi, le Nom et le Nom Éléh n’étaient pas d’abord des noms (divins), mais seulement des pronoms (interrogatif, relatif, démonstratif).

Ces pronoms divins, en qui réside une puissante part de mystère de par leur nature grammaticale, entrent aussi en interaction. Ils se renvoient l’un à l’autre une part de leur sens profond. Le « Qui ? » appelle le « Quoi ? », et ils désignent aussi tous deux un « Cela » immanent, grammaticalement parlant.

Le plan grammatical de l’interprétation est riche. Mais peut-on en tenter une lecture plus théologique ? Je le pense.

Ces trois Noms divins, « Qui ? », « Quoi » et « Cela », forment une sorte de proto-trinité.

Cette proto-trinité évoque trois qualités de Dieu :

C’est un Dieu personnel, puisque à propos de lui on peut poser la question « Qui ? ».

C’est un Dieu qui entre en mouvement, en relation, puisque des pronoms relatifs (« Celui qui », « Quoi ») peuvent le désigner.

Enfin c’est un Dieu immanent, puisque un pronom démonstratif (« Cela ») peut l’évoquer.

Même si le judaïsme revendique une absolue « unité » du divin, il ne peut s’empêcher de faire éclore en son propre sein des formulations trinitaires, – ici, en l’occurrence, sous une forme grammaticale.

Cette phénoménologie trinitaire du divin dans le judaïsme, sous la forme grammaticale qu’elle emprunte, ne la rend pas moins profonde ni moins éternellement pérenne. Car s’il y a bien un symbole toujours présent, toujours à l’œuvre, du câblage originaire de l’esprit humain, c’est la grammaire…

Dans un million d’années, ou même dans sept cent millions d’années, et quelle que soit l’idée du divin qui régnera alors, il y a aura toujours une grammaire transhumaine pour évoquer les catégories du Qui ?, du Quoi ?, et du Cela !… et pour en faire des visages du divin.

iRig Veda. 121ème Hymne. Livre X.

iiMax Müller. History of Ancient Sanskrit Literature. 1860, p. 433

iii I, 7, 6, 6

iv XXIV, 4

v XV, 10

vii Le mot Kâya est utilisé dans la Taittirîya-samhitâ (I, 8, 3, 1) et la Vâgasaneyi-samhitâ (XXIV, 15).

viii Max Müller, Theosophy or Psychological Religion. Ed. Longmans, Green. London, 1895, p.52

ix « My name is the One of whom questions are asked, O Holy Zarathushtra ! ». Cité par Max Müller, Theosophy or Psychological Religion. Ed. Longmans, Green & Co. London, 1895, p. 55

x Cf. cette autre traduction proposée par Max Müller : « One to be asked by name am I », in Max Müller. Theosophy or Psychological Religion. Ed. Longmans, Green & Co. London, 1895, p. 55

xiIs 40,26

xiiEx 3,14

xiiiZohar I,1b. Trad. Jean de Pauly.

xivZohar I,1b. Trad. Jean de Pauly.

xvZohar I,1b. Trad. Jean de Pauly.

xviZohar I,1b. Trad. Jean de Pauly.

xviiZohar I,1b. Trad. Jean de Pauly.

xviiiZohar I,1b-2a. Trad. Jean de Pauly.

Le sage contre le prophète


 

La Kabbale juive oppose le prophète et le sage, et met celui-ci fort au-dessus de celui-là. Pourquoi cette hiérarchie ? Est-elle justifiée ? Que nous apprend-elle ? Que peut-on attendre de cette vision des choses ?

Commençons par les éléments à charge (contre le prophétisme).

« Le Sage l’emporte toujours sur le Prophète, car le Prophète est tantôt inspiré, tantôt non, tandis que l’Esprit Saint ne quitte jamais les Sages ; ils ont connaissance de ce qu’il y a eu En-Haut et En-Bas, sans qu’ils soient dans l’obligation de le révéler. »i

Les Sages « savent ». Ils « connaissent ». Leur sagesse est telle qu’ils se dispensent même du risque d’en parler publiquement. Il n’y aurait que des coups à prendre, des ennuis assurés. Et pour quel bénéfice ? Dans leur grande sagesse, les Sages se gardent bien de « révéler » ce qu’ils « savent ». C’est précisément parce qu’ils sont « sages » qu’ils ne révèlent pas ce qui fonde leur « sagesse ».

Que font-ils alors, s’ils ne révèlent pas au monde leur savoir ? Eh bien, ils continuent de l’approfondir, ils étudient pour gravir sans cesse l’échelle de la connaissance…

« Ceux qui se livrent à l’étude de la Torah sont toujours préférables aux prophètes. Ils sont en effet d’un niveau supérieur, car ils tiennent En-Haut, en un lieu dénommé Torah, qui est le fondement de toute foi. Les prophètes se tiennent à un niveau inférieur, appelé Netsah et Hod. Aussi ceux qui s’adonnent à l’étude de la Torah sont-ils plus importants que les prophètes, ils leurs sont supérieurs. »ii

Cet antagonisme frontal entre sages et prophètes a une longue histoire. Elle peut peut se résumer à la rivalité millénaire entre le judaïsme prophétique et le judaïsme rabbinique.

Gershom Scholem, qui a étudié les grands courants de la mystique juive, relève « un point essentiel sur lequel le Sabbatianisme et le Hassidisme se rejoignent, tout en s’éloignant de l’échelle rabbinique des valeurs, à savoir : leur conception du type idéal de l’homme auquel ils attribuent la fonction de chef. Pour les juifs rabbiniques, et tout particulièrement à cette époque, le type idéal reconnu comme le chef spirituel de la communauté est le savant, celui qui étudie la Torah, le Rabbi instruit. De lui, on n’exige aucune renaissance intérieure. (…) A la place de ces maîtres de la Loi, les nouveaux mouvements donnèrent naissance à un nouveau type de chef, le voyant, l’homme dont le cœur a été touché et changé par Dieu, en un mot, le prophète. »iii

La rivalité entre le savant et le voyant peut se graduer selon une échelle supposée, qui relierait symboliquement l’En-Bas et l’En-Haut. Pour le judaïsme rabbinique, le savant talmudique, l’étudiant de la Torah, est « supérieur » au voyant, au prophète ou à celui-là même dont le cœur a été changé par Dieu.

Une fois posée une sorte d’échelle de comparaison, d’autres hiérarchies prolifèrent à l’intérieur de la caste des « maîtres de la Loi ». Elles se fondent sur la manière plus ou moins convenable dont on étudie la Loi, sur la façon plus ou moins adéquate dont on s’approche de la Torah.

Les textes en témoignent.

« Pourquoi est-il écrit d’une part : ‘Car ta grâce s’élève jusqu’aux cieux.’ (Ps 57,11) et d’autre part : ‘Ta grâce dépasse les cieux’ (Ps 108,5) ? Il n’y a pas contradiction entre ces ceux versets. Le premier se rapporte à ceux qui ne s’occupent pas de la Torah d’une façon désintéressée, tandis que le second s’applique à ceux qui étudient d’une façon désintéressée. »iv

On pourrait en conclure (sans doute trop hâtivement) qu’on a donc intérêt à être désintéressé (quant au but de l’étude), et à se désintéresser de tout intérêt (pour la finalité de la Torah), si l’on veut connaître la grâce qui « dépasse les cieux ».

Mais une autre piste de recherche s’ouvre aussitôt.

Plutôt que de concerner seulement ceux qui ‘étudient la Torah’, la grâce qui ‘s’élève jusqu’aux cieux’ et la grâce qui ‘dépasse les cieux’ pourraient s’appliquer respectivement aux maîtres de la Loi et aux prophètes, – à moins que ce ne soit l’inverse ? Comment savoir ?

On vient de voir que le Zohar prend résolument parti pour la supériorité des maîtres de la Loi sur les prophètes. Mais l’ambivalence des textes de la Bible hébraïque permet sans doute bien d’autres interprétations.

Peut-être pouvons-nous puiser dans les dires des Prophètes eux-mêmes pour nous faire une opinion à leur sujet, et tenter de voir si ce qu’ils ont à dire peut « dépasser les cieux » ?

Isaïe déclare à propos de sa propre mission prophétique :

« Oui, ainsi m’a parlé YHVH lorsque sa main m’a saisi et qu’il m’a appris à ne pas suivre le chemin de ce peuple, en disant :

‘Vous n’appellerez pas complot tout ce que ce peuple appelle complot, vous ne partagerez pas ses craintes et vous n’en serez pas terrifiés. C’est YHVH Tsebaot que vous proclamerez saint c’est lui qui sera l’objet de votre crainte et de votre terreur.

Il sera un sanctuaire, un rocher qui fait tomber, une pierre d’achoppement pour les deux maisons d’Israël, un filet et un piège pour les habitants de Jérusalem. Beaucoup y achopperont, tomberont et se briseront, il seront pris au piège et capturés.

Enferme un témoignage, scelle une instruction au cœur de mes disciples.’

J’espère en YHVH qui cache sa face à la maison de Jacob. »v

Selon le témoignage d’Isaïe, YHVH déclare qu’il est lui-même un ‘rocher qui fait tomber’, une ‘pierre d’achoppement’, un ‘filet et un piège’. Mais un peu plus loin Isaïe inverse radicalement cette métaphore de la ‘pierre’ et lui donne un sens inverse.

« Ainsi parle le Seigneur YHVH :

Voici que je vais poser en Sion une pierre, une pierre de granite, pierre angulaire, précieuse, pierre de fondation bien assise : celui qui s’y fie ne sera pas ébranlé. »vi

Contradiction ? Non.

Pour paraphraser ce qui a été dit plus haut sur l’étude intéressée et désintéressée de la Torah, avançons que la ‘pierre de fondation bien assise’ s’applique aux vrais prophètes.

En revanche, la ‘pierre d’achoppement’ se rapporte aux ‘insolents’, à ceux qui ont ‘conclu une alliance avec la mort’, qui ont fait du ‘mensonge’ leur ‘refuge’ et qui se sont ‘cachés dans la fausseté’,vii ainsi qu’aux faux prophètes, aux prêtres et à tous ceux qui prétendent ‘enseigner des leçons’ et ‘expliquer les doctrines’…

Isaïe éructe et tonne. Sa fureur éclate contre les pseudo-maîtres de la Loi.

« Eux aussi, ils ont été troublés par le vin, ils ont divagué sous l’effet de la boisson. Prêtre et prophète, ils ont été troublés par la boisson, ils ont été pris de vin, ils ont divagué sous l’effet de la boisson, ils ont été troublés dans leurs visions, ils ont divagué dans leurs sentences. Oui, toutes les tables sont couvertes de vomissements abjects, pas une place nette ! »viii

Les faux prophètes et les prêtres sont ivres et roulent dans leurs vomissements abjects… Leurs visions sont troubles… Leurs sentences divaguent… Ils bégaient, ils ânonnent des phrases absurdes, mais YHVH leur resservira leurs leçons dérisoires et les renversera de leurs piédestals :

« A qui enseigne-t-il la leçon ? A qui explique-t-il la doctrine ? A des enfants à peine sevrés, à peine éloignés de la mamelle, quand il dit : ‘çav laçav, çav laçav ; qav laqav, qav laqav ; ze ‘êr sham, ze ‘êr shamix Oui c’est par des lèvres bégayantes et dans une langue étrangère qu’il parlera à ce peuple (…) Ainsi YHVH va leur parler ainsi : ‘çav laçav, çav laçav ; qav laqav, qav laqav ; ze ‘êr sham, ze ‘êr sham’, afin qu’en marchant ils tombent à la renverse, qu’ils soient brisés, pris au piège, emprisonnés. »x

Comme on peut le voir, Isaïe avait, avec plus d’un millénaire d’avance, prévenu le mépris subtil des savants kabbalistes et quelque peu ridiculisé les sentences sapientiales des maîtres rabbiniques.

Aujourd’hui, qu’est-il advenu de la bipolarité ancienne des judaïsmes prophétiques et rabbiniques?

Il semble que le judaïsme rabbinique occupe presque tout le terrain idéologique désormais… Le temps des (vrais) prophètes est terminé depuis plus de deux millénaires… Les (faux) prophètes sont particulièrement déconsidérés depuis la prolifération récurrente de multiples « faux-Messies » (de Jésus-Christ à Isaac Luria, Sabbataï Zevi et Nathan de Gaza…)

Il y a peu d’espoir que le Messie se risque à nouveau sur la scène mondiale avant fort longtemps. On a vu ce qu’il en coûtait aux audacieux qui s’étaient risqués à occuper le rôle.

Quel futur, donc, pour le Peuple éternel ? Quel avenir pour le judaïsme dans une planète rétrécie, en souffrance, menacée de toutes parts, notamment par la guerre, l’injustice, la mort biologique ?

Je ne sais, n’étant pas Sage.

Je sais seulement, qu’en vérité, il faudrait sans doute être prophète pour pouvoir le dire…

iZohar II 6b (Shemot). Cité par Rabbi Hayyim de Volozhyn. L’âme de la vie. Quatrième portique : Entre Dieu et l’homme : la Torah. Ed. Verdier 1986, p.215

ii Zohar III 35a (Tsav). Cité par Rabbi Hayyim de Volozhyn. L’âme de la vie. Quatrième portique : Entre Dieu et l’homme : la Torah. Ed. Verdier 1986, p.215

iiiGershom Scholem. Les grands courants de la mystique juive. Trad. M.-M. Davy. Ed. Payot et Rivages, Paris, 2014, pp.483-484

ivRabbi Hayyim de Volozhyn. L’âme de la vie. Quatrième portique : Entre Dieu et l’homme : la Torah. Ed. Verdier 1986, p.210

vIs 8, 11-17

viIs 28,16

viiIs 28, 14-15

viiiIs 28, 7-8

ixLittéralement : « Ordre sur ordre…mesure sur mesure… un peu ici, un peu là ». Ceci peut s’interpréter comme une imitation dérogatoire des pseudo « maîtres de la Loi ».

xIs 28, 9-13

Le judaïsme, le christianisme et «leur différence indissoluble »


« La controverse entre le judaïsme et le christianisme » est le titre d’un article de Jacob Taubes, dont le sous-titre est : « Considérations sur leur différence indissoluble ».i

Jacob Taubes y résume densément l’essence de l’impossible dialogue entre « la Synagogue » et « l’Église ».

Ce non-dialogue dure depuis deux millénaires, et ne finira qu’à la fin des temps, selon toute probabilité.

L’expression populaire « tradition judéo-chrétienne » est à la mode. Mais elle est vide de sens. Elle fait surtout obstacle à la pleine compréhension des différences « fondamentales » sur les « questions controversées concernant la religion juive et la religion chrétienne » qui « continuent d’influencer chaque instant de notre vie ».ii

D’emblée, Jacob Taubes affirme qu’aucune concession de la part du judaïsme à l’égard du christianisme n’est possible. L’opposition est frontale, radicale, absolue, irrémédiable.

Pour que deux parties puissent commencer un débat, quel qu’il soit, il faut au minimum qu’elles se reconnaissent mutuellement un droit légitime à participer à ce débat.

Or ces conditions vraiment basiques ne sont même pas remplies…

L’une des deux parties ne reconnaît pas l’autre. Le christianisme ne représente rien pour le judaïsme. Le christianisme n’a absolument aucune légitimité religieuse pour ce dernier :

« Pour la foi juive, la religion chrétienne en général et le corps de l’Église chrétienne en particulier n’ont aucune signification religieuse. Pour l’Église, il existe un « mystère » juif, mais la Synagogue ne connaît pas de mystère « chrétien ». Pour la croyance juive, l’Église chrétienne ne peut pas avoir de signification religieuse ; et la division du temps historique en un « avant Jésus-Christ » et un après Jésus-Christ » ne peut pas être reconnue par la Synagogue. Plus encore, elle ne peut même pas être reconnue comme quelque chose qui, quoique dénué de signification pour le peuple juif, représente une vérité pour le reste du monde. »iii

La négation du christianisme par le judaïsme est implacable, définitive. Le christianisme n’est pas «reconnu » par le judaïsme. Il n’a intrinsèquement aucune « signification religieuse». Cette absence de « signification religieuse » ne se limite pas au « peuple juif ». Le judaïsme ne lui reconnaît non plus aucune « signification » pour « le reste du monde ».

Après un tel point de départ, inutile d’attendre de Jacob Taubes de savantes comparaisons et de fines analyses mettant en regard réciproque des éléments théologiques juifs et chrétiens pour tenter d’approfondir les termes d’un questionnement commun.

Un élément majeur de la foi chrétienne n’est qu’un « blasphème » du point de vue juif :

« Mais, du point de vue juif, la division en « Père » et « Fils » opère un clivage de l’être divin ; la Synagogue la regardait, et la regarde toujours, tout simplement comme un blasphème. »iv

En théorie, et en toute bonne foi, pour l’amour justement de la « controverse », Jacob Taubes aurait pu évoquer, à propos de cette question du « Père » et du « Fils », les troublants passages du Zohar qui traitent de l’engendrement de Elohim à la suite de l’« union » de l’Un avec la Sagesse (Hokhmah)v.

La trinité Père-Fils-Saint Esprit est-elle analogue, structuralement, avec la trinité de l’Un, de Hokhmah et de Elohim ? Offre-t-elle des points de comparaison avec la révélation faite à Moïse sous une formule formellement trinitaire : « Ehyeh Asher Ehyeh » (Ex. 3,14) ou encore avec l’étrange expression trinitaire du Deutéronome : « YHVH, Elohénou, YHVH » (Dt. 6,4) ?

Peut-être que oui. Peut-être que non. Mais ce n’est pas là le fond de l’affaire pour Taubes : il n’est pas du tout intéressé par une confrontation approfondie des textes et des idées sur des sujets aussi opaques et aussi métaphysiques

Ce manque d’intérêt pour l’herméneutique comparative est d’autant plus frappant que Taubes admet tout de suite après que le judaïsme, dans sa longue histoire, en a beaucoup rabattu de lui-même sur son supposé « monothéisme rigide » :

« L’insistance récente sur un monothéisme rigide comme caractéristique définissant la vie religieuse juive est contredite par un fait que les penseurs juifs contemporains ont tendance à écarter : la prédominance, pendant des siècles, de la Kabbale lurianique dans le judaïsme. La Kabbale a développé des spéculations théologiques que l’on ne peut comparer qu’à des mythologies gnostiques (et païennes). L’unité mythique du Roi divin et de la Reine divine, la spéculation sur Adam Kadmon, la mythologie des dis sephirot, qui ne sont pas des attributs mais des manifestations du divin, d’essences différentes, lance un défi à tout historien de la religion qui prétend juger ce qui est juif et ce qui ne l’est pas d’après le critère d’un « monothéisme rigide ». La religion juive n’aurait pas pu faire face à l’éclatement de la mythologisation kabbalistique si sa caractéristique fondamentale et déterminante avait été un monothéisme rigide. »vi

Plus étonnant encore, Jacob Taubes, après avoir nié toute espèce de « signification religieuse » au christianisme, affirme cependant que « le christianisme est une hérésie typiquement juive » :

« L’histoire chrétienne, la prétention de Jésus au titre de Messie et la théologie paulinienne du Christ comme fin de la Loi, ne sont pas du tout pour le judaïsme, des événements « singuliers », mais ce sont des choses qui se reproduisent régulièrement dans la trame (Grundmuster) juive fondamentale de l’existence religieuse. Ainsi que je l’ai déjà dit, l’histoire chrétienne ne constitue pas un « mystère » pour la religion juive. Le christianisme représente une crise « typique » dans l’histoire juive, qui exprime une « hérésie » typiquement juive : le messianisme antinomiste – la croyance qu’avec l’advenue du Messie, ce qui est décisif pour le salut ce n’est pas l’observation de la Loi, mais la foi dans le Messie. »vii

Mais si le christianisme est, pour le judaïsme, une « hérésie typiquement juive », n’est-ce pas là lui reconnaître une forme de « signification » aux yeux du judaïsme, ne serait-ce que par son opposition antinomique? D’autant que le phénomène n’est pas « singulier », mais répété… Le fait que des formes d’hérésies, au moins formellement analogues au christianisme, aient pu apparaître de façon récurrente au sein même du judaïsme, n’implique-t-il pas la présence d’une question souterraine, toujours à l’œuvre, dans l’obscurité des fondations ?

Le judaïsme semble en effet souffrir de certaines « faiblesses » structurelles, du moins selon l’avis de Jacob Taubes :

« La faiblesse de toute la théologie juive moderne – et pas seulement moderne – consiste en ceci qu’elle omet de désigner la Halakha, la Loi, comme son alpha et son oméga. Depuis la période de l’Émancipation, la religion juive s’est trouvée en crise parce qu’elle a perdu son centre lorsque la Halakha a perdu sa position centrale et sa force contraignante dans la pensée et la vie juives. Dès le moment où la Halakha cesse d’être la force déterminante dans la vie juive, la porte est ouverte à toutes les hypothèses anti-halakhiques (antinomistes) et chrétiennes déguisées qui sont répandues dans la société chrétienne moderne sécularisée. »viii

D’un côté, le christianisme n’a aucune « signification religieuse. »

De l’autre, il menace la Halakha dans son fondement même, qui est de l’ordre de la Loi, et dans son principe « ultime », la justice :

« La Halakha repose essentiellement sur le principe de la représentation : l’intention du cœur et de l’âme de l’homme doit se manifester et se représenter dans sa vie quotidienne. Par conséquent la Halakha doit devenir « extérieure » et « juridique », elle doit traiter des détails de la vie parce que c’est uniquement dans le détail de la vie que peut être présentée l’alliance entre Dieu et l’homme. (…) La Halakha est la Loi parce que la justice est le principe ultime : la religiosité extatique ou pseudo-extatique ne peut voir dans la sobriété de la justice qu’un légalisme mort et un cérémonialisme extérieur, tout comme l’anarchie ne peut concevoir la loi et l’ordre que comme tyrannie et oppression. »ix

Nous voilà arrivés au point essentiel. Pour Taubes, le judaïsme a pour fondements essentiels la Loi et la justice, lesquels s’opposent radicalement au « principe de l’amour » :

« La controverse entre la religion juive et la religion chrétienne renvoie à l’éternel conflit entre le principe de la Loi et le principe de l’amour. Le « joug de la Loi » est mis en question par l’enthousiasme de l’amour. Mais en fin de compte, seule la « justice de la Loi » pourrait mettre en question l’arbitraire de l’amour. »x

Résumons :

-Le judaïsme n’accorde aucune signification religieuse au christianisme, et ne lui reconnaît non plus aucune signification pour le « reste du monde ».

-En réalité le christianisme n’est qu’une « hérésie juive », comme il y en a eu tant d’autres.

-Le judaïsme est menacé par le christianisme, en ce qu’il mine en profondeur la Halakha, dans une société chrétienne, moderne, sécularisée.

-Les deux principes essentiels du judaïsme sont la Loi et la justice.

-Le principe essentiel du christianisme est l’amour, mais ce principe est « arbitraire », -Le judaïsme doit remettre en question le « principe de l’amour » par la « justice de la Loi ».

En bonne logique, les points énoncés ci-dessus sont incompatibles entre eux, si on les considère dans leur ensemble. On ne peut pas à la fois dire que le christianisme n’a aucune signification religieuse, qu’il n’est qu’une hérésie juive, comme tant d’autres, mais qu’il menace aujourd’hui les fondements de la Halakha.

Mais la logique n’a pas grand-chose à faire dans ce débat qui n’en est pas un, et ne peut sans doute pas l’être (un).

Il faut donc utiliser autre chose que la logique.

Mais quoi ? La vision ? L’intuition ? La prophétie ?

Je ne sais pas si je verrai un jour la fin des âges.

Je peux seulement dire que j’ai lu, tout à la fin de la Torah :

« Il ne s’est plus levé en Israël de prophète pareil à Moïse, lui que YHVH connaissait face-à-face ».xi

Admettons que la Torah dise le vrai à ce sujet. Comment en serait-il autrement ?

Mais les maîtres, de mémoire bénie, ont précisé :

« Il ne s’en est pas levé en Israël, mais parmi les nations du monde il s’en est levé. »xii

Les maîtres ont cité l’exemple de Balaam. C’est un prophète, indéniablement, puisque « Dieu se présenta (vayiqar) à Balaam » (Nb. 23,4), mais c’est un prophète sulfureux.

Mais Balaam s’est « levé » avant la fin de la Torah. Donc il ne compte pas, pour notre propos.

Il nous appartient, à nous, citoyens du monde, de réfléchir et de méditer sur les prophètes qui se sont levés, – non plus en Israël, puisque aucun ne s’y est « levé » depuis Moïse –, mais parmi les nations du monde.

Et cela selon le témoignage, non seulement de la Torah, mais des illustres maîtres juifs qui l’ont commentée.

Vaste programme !

iJacob Taubes. « La controverse entre le judaïsme et le christianisme.Considérations sur leur différence indissoluble ». « Le temps presse ». Du culte à la culture. Ed. du Seuil. Paris, 2009.

iiJacob Taubes. « La controverse entre le judaïsme et le christianisme.Considérations sur leur différence indissoluble ». « Le temps presse ». Du culte à la culture. Ed. du Seuil. Paris, 2009. p.101

iiiJacob Taubes. « La controverse entre le judaïsme et le christianisme.Considérations sur leur différence indissoluble ». « Le temps presse ». Du culte à la culture. Seuil. 2009. p. 105

ivJacob Taubes. « La controverse entre le judaïsme et le christianisme.Considérations sur leur différence indissoluble ». « Le temps presse ». Du culte à la culture. Seuil. 2009. p. 104

vVoir à ce sujet mon article sur ce blog : « La semence de Dieu dans le Zohar ».

viJacob Taubes. « La controverse entre le judaïsme et le christianisme.Considérations sur leur différence indissoluble ». « Le temps presse ». Du culte à la culture. Seuil. 2009. p. 111

viiJacob Taubes. « La controverse entre le judaïsme et le christianisme.Considérations sur leur différence indissoluble ». « Le temps presse ». Du culte à la culture. Seuil. 2009. p. 113

viiiJacob Taubes. « La controverse entre le judaïsme et le christianisme.Considérations sur leur différence indissoluble ». « Le temps presse ». Du culte à la culture. Seuil. 2009. p. 114-115

ixJacob Taubes. « La controverse entre le judaïsme et le christianisme.Considérations sur leur différence indissoluble ». « Le temps presse ». Du culte à la culture. Seuil. 2009. p. 115

xJacob Taubes. « La controverse entre le judaïsme et le christianisme.Considérations sur leur différence indissoluble ». « Le temps presse ». Du culte à la culture. Seuil. 2009. p. 117

xiDt. 34,10

xiiCité par Moïse de Léon. Le sicle du sanctuaire (Chéquel ha-Qodesh). Traduction Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1996. p. 103

La Semence de Dieu dans le Zohar. Ou : comment parler de ce qu’il faut taire.


Le Livre de la Création (« Sefer Yetsirah ») explique que les dix Sefirot Belimah (littéralement : les dix « nombres du non-être ») sont des « sphères d’existence tirées du néant ». Elles sont apparues tel « un éclair de lumière sans fin », et « le Verbe de Dieu circule continuellement en elles, sortant et rentrant sans cesse, semblable à un tourbillon. »i.

Tous ces détails sont précieux, mais ne doivent surtout pas être divulgués en public. Le Livre de la Création intime cet ordre impérieux : « Dix firot Belimah : Retiens ta bouche pour ne pas en parler et ton cœur pour ne pas y réfléchir et si ton cœur s’emporte, reviens à l’endroit où il est dit « Et les Haïoth vont et reviennent, car c’est pour cela que l’alliance a été conclue. » (Ézéchiel 6,14). »ii

Dans le présent article, nous « retiendrons notre bouche », et ne ferons que citer les textes mêmes de ceux qui, eux, en parlent, y réfléchissent, y vont et y reviennent sans cesse.

Par exemple Henry Corbin, dans un texte écrit en introduction au Livre des pénétrations métaphysiques de Mollâ Sadrâ Shîrâzi, le plus célèbre philosophe iranien au temps de la brillante cour safavide d’Ispahan, et contemporain de Descartes et de Leibniz en Europe, s’interroge à son tour sur l’essence des sefirot, et soulève la question de leur ineffabilité.

« La quiddité ou essence divine, ce qu’est Dieu ou l’Un dans son être, se trouve hors de la structure des dix sefirot qui, bien qu’elles en dérivent, ne la portent aucunement en elles. Les dix sefirot sont « sans Sa quiddité » (beli mahuto, בלי מהותו), tel est l’enseignement de la sentence du Livre de la Création. (…) Mais une tout autre exégèse de la même sentence du Livre de la Création est avancée dans le Sicle du Sanctuaire. Pour cette exégèse nouvelle, le mot belimah ne signifie pas beli mahout (sans essence) mais il se réfère au caractère indicible des sefirot dont la bouche doit ‘se retenir (belom) de parler’.»iii

Alors, les sefirot sont-elles « sans essence divine », comme semble le dire le Livre de la Création ?

Ou bien sont-elle réellement divines, mais de ce fait même, « indicibles » ?

Ou sont-elles seulement « ce dont on ne peut parler », selon l’opinion restrictive de Moïse de Léon (1240-1305), qui est l’auteur du Sicle du Sanctuaire ?

Il me semble que Moïse de Léon, également auteur apocryphe du célèbre Zohar, occupe à ce sujet une position difficilement défendable, compte tenu de toutes les spéculations et révélations qui abondent dans son principal ouvrage…

De plus, si « on ne peut parler » des sefirot, ni « réfléchir » à leur sujet, comment admettre alors d’attribuer quelque valeur que ce soit au vénérable Sefer Yetsirah (dont l’origine est attribuée à Abraham lui-même, mais dont la rédaction historique est datée entre le 3ème et le 6ème siècle de notre ère)?

Par ailleurs, – argument d’autorité il est vrai, mais non sans pertinence, il convient de souligner que le Sicle du Sanctuaire est quand même « un peu jeune » par rapport au Sefer Yestsirah, lequel est plus ancien d’un millénaire au moins.

Vu ces objections, considérons que nous pouvons continuer d’évoquer (certes prudemment) les sefirot, et tenter d’y réfléchir.

Les sefirot, que sont-elles ? Sont-elles d’essence divine ou sont-elles pur néant?

Le Zohar affirme nettement :

« Dix firot Belimah : C’est le souffle (Rouah) de l’esprit du Dieu Vivant pour l’Éternité. Le Verbe ou pouvoir créateur, l’Esprit et le Verbe ce sont ce que nous appelons le Saint-Esprit. »iv

Pour un chrétien, le fait de trouver des expressions comme le « Verbe » ou le « Saint-Esprit » dans l’un des plus anciens textes philosophiques du judaïsme (élaboré entre le 3ème et le 6ème siècle après J.-C.), peut évoquer des souvenirs étrangement familiers. Y aurait-il là prétexte à l’amorce d’un commencement d’une potentielle « rencontre » intellectuelle entre les deux traditions monothéistes ?

Ou y aurait-il, du moins, possibilité de commencement d’un débat fructueux autour de la nature des « émanations » divines, pour reprendre le concept d’atsilout אצילות, utilisé par Moïse de Léon, et sur l’éventuelle analogie de ces « émanations » avec les « processions » divines du Père, du Fils et de l’Esprit, telles que décrites par la théologie chrétienne ?

Peut-être. L’hypothèse vaut d’être envisagée.

Mais pour l’instant, ce dont je voudrais traiter ici, c’est la manière dont le Zohar établit un lien entre les « triples noms » de Dieu et ce que Moïse de Léon appelle les « émanations » divines.

Le Zohar cite à diverses reprises plusieurs combinaisons de « noms » de Dieu, qui forme des « triplets » .

Par ailleurs, il traite aussi des « émanations » divines dont les sefirot semblent un archétype, ainsi que des expressions comme le « Souffle » de Dieu ou sa « Semence ».

D’où l’idée qui me guidera ici : les « émanations divines » et les « triples noms » de Dieu entretiennent-ils quelque relation profonde, structurelle, cachée, et, si oui, qu’est-ce que cela nous enseigne ?

Les « triples noms » de Dieu.

Dans l’Écriture, on trouve plusieurs occurrences de ce que l’on pourrait appeler des « triples noms » de Dieu, c’est-à-dire des formules comportant trois mots qui forment un tout unitaire, une alliance verbale indissoluble pour désigner Dieu:

Ehyeh Asher Ehyeh (Ex. 3,14) (« Je suis celui qui suis »)

YHVH Elohénou YHVH (Dt. 6,4) (« YHVH, Notre Dieu, YHVH »)

A ces formules « trinitaires », le Zohar ajoute par exemple:

Berechit Bara Elohim (Gn, 1,1) (« Au commencement, créa Elohim »)

Rapprochant ces différents « triples noms » entre eux, le Zohar établit l’idée que les noms contenus dans chacun de ces « triplets » sont individuellement insuffisants pour rendre compte de l’essence divine. Seuls l’union des trois noms dans chacune de ces formulations est censée capable d’approcher du mystère. Mais, pris isolément, un à un, les noms « YHVH », ou bien « Ehyeh », ou encore « Elohim », n’atteignent pas le niveau ultime de compréhension souhaitable. Tout se passe comme si seule la « procession » dynamique des relations entre les noms « à l’intérieur » de chaque triplet pouvait rendre compte du mystère nimbant le « Nom » de Dieu.

D’autre part, le Zohar suggère une sorte d’identité structurelle entre les « triples noms » que l’on vient de citer. Ainsi, en comparant terme à terme les versets Ex. 3,14 et Dt. 6,4, on peut supputer une sorte d’identité entre YHVH et « Ehyeh ». Et, en s’appuyant sur l’analogie supposée entre les versets Dt. 6,4 et Gn 1,1, on peut aussi identifier le nom « YHVH » avec les noms « Berechit » et « Elohim ».

Enfin, si l’on poursuit cette logique structuraliste, un mot qui pourrait a priori n’être qu’une « simple conjonction » à vocation grammaticale (le mot « Asher ») acquiert (selon le Zohar) le statut de « Nom divin », ou d’hypostase divine, ainsi d’ailleurs que le verbe « Bara ».

Voyons ces points.

Le Zohar formule ces analogies structurelles ainsi :

« Telle est la signification du verset (Deut. 6, 4) : ‘Écoute, Israël, YHVH, Élohénou, YHVH est un.’ Ces trois noms divins désignent les trois échelles de l’essence divine exprimées dans le premier verset de la Genèse: ‘Berechit bara Élohim eth-ha-shamaïm.’ ‘Berechit’ désigne la première hypostase mystérieuse ; ‘bara’ indique le mystère de la création ; ‘Élohim’ désigne la mystérieuse hypostase qui est la base de toute la création ; ‘eth-ha-shamaïm’ désigne l’essence génératrice. L’hypostase ‘Élohim’ forme le trait d’union entre les deux autres, la fécondante et la génératrice, qui ne sont jamais séparées et ne forment qu’un Tout. »v

On voit que le Zohar distingue donc, dès le premier verset de la Thora, deux « triplets » de noms divins, en quelque sorte enchâssés l’un dans l’autre : ‘Berechit bara Élohim’ d’une part, et ‘bara Élohim eth-ha-shamaïm’ d’autre part.

On en déduit aussi que le second « triplet » est en quelque sorte « engendré » (au sens des « grammaires génératives ») par le premier « triplet », grâce au rôle spécial joué par le nom ‘ Élohim’.

La théorie générative des « triplets » divins nous permet également de mieux comprendre la structure profonde du fameux verset ‘Ehyeh Asher Ehyeh’ (Ex. 3,14) (« Je suis celui qui suis »), et nous permet de surcroît d’établir un lien avec la théorie des émanations divines du Zohar.

Voyons ce point.

La Semence de Dieu : ‘Asher’ et ‘Elohim’

La « Semence » de Dieu est évoquée métaphoriquement ou bien directement dans plusieurs textes de l’Écriture ainsi que dans le Zohar. Elle porte divers noms : Isaïe la nomme « Zéra’ » (זֶרָע : « semence », « graine », « race »)vi. Le Zohar l’appelle « Zohar » (זֹהַר : « lueur », « éclat »), mais aussi « Asher » (אֲשֶׁר : « que » ou « qui » c’est-à-dire, on l’a vu, la particule grammaticale qui peut servir de pronom relatif, de conjonction ou d’adverbe), ainsi que l’indiquent les deux passages suivants :

« Le mot « lueur » (Zohar) désigne l’étincelle que le Mystérieux fit jaillir au moment de frapper le vide et qui constitue l’origine de l’univers, qui est un palais construit pour la gloire du Mystérieux. Cette étincelle constitue en quelque sorte la semence sacrée du monde. Ce mystère est exprimé dans les paroles de l’Écriture (Is. 6, 13) : «Et la semence à laquelle elle doit son existence est sacrée.» Ainsi le mot « lueur » (Zohar) désigne la semence qu’il a jetée pour sa gloire, puisque la création a pour but la glorification de Dieu.  Tel un mollusque dont on extrait la pourpre revêtu de sa coquille, la semence divine est entourée de la matière qui lui sert de palais édifié pour la gloire de Dieu et le bien du monde. Ce palais, dont s’est entourée la semence divine, est appelé « Élohim » (Seigneur). Tel est le sens mystique des paroles : « Avec le Commencement il créa Élohim », c’est-à-dire, à l’aide de la « lueur » (Zohar), origine de tous les Verbes (Maamaroth), Dieu créa « Élohim » (Seigneur).»vii

Mais quelques lignes plus loin, le Zohar affecte au mot « Zohar » deux autres sens encore, celui de « Mystérieux » et celui de « Commencement ». Dès lors, comme le mot « Zohar » n’est plus disponible comme métaphore de la « Semence » divine, le Zohar emploie le mot « Asher » (אֲשֶׁר : « que » ou « qui ») pour désigner cette dernière, mais aussi le mot « Elohim », qui en dérive par engendrement synonymique et à la suite d’une sorte de pirouette « littérale », comme le montre ce passage :

« Par le mot ‘lueur’ (Zohar), l’Écriture désigne le Mystérieux appelé ‘Berechit’ (Commencement), parce qu’il est le commencement de toutes choses. Lorsque Moïse demanda à Dieu quel était son nom, celui-ci lui répondit (Ex. 3, 14) : « Ehyéh asher Ehyéh » (אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה , Je suis celui qui suis). Le nom sacré d’ ‘Ehyéh’ figure des deux côtés, alors que le nom d’‘Élohim’ forme la couronne, puisqu’il figure au milieu ; car ‘Asher’ est synonyme d’ ‘Élohim’, attendu que le nom ‘Asher’ est formé des mêmes lettres qui composent le mot ‘Roch’ (tête, couronne). ‘Asher’, qui est le même que ‘Élohim’, procède de ‘Berechit’. Tant que l’étincelle divine était enfermée dans le palais sublime, c’est-à-dire avant de se manifester, elle ne formait aucune particularité propre à être désignée dans l’essence divine par un nom quelconque ; le Tout ne formait qu’Un, sous le nom de ‘Roch’. Mais lorsque Dieu créa, à l’aide de la semence sacrée (‘Asher’), le palais de la matière, ‘Asher’ se dessina dans l’essence divine ; c’est alors seulement qu’ ‘Asher’ prit, dans l’essence divine, la forme d’une tête de couronne (‘Roch’), étant situé au milieu (‘Ehyéh asher Ehyéh’). Or, le mot ‘Berechit’ renferme le mot ‘Roch’, synonyme d’ ‘Asher’ ; il forme les mots ‘Roch’ et ‘Baït’, c’est-à-dire «Roch» enfermé dans un palais (‘Baït’).viii Les paroles : «Berechit bara Élohim» signifient donc : Lorsque ‘Roch’, synonyme d’ ‘Asher’, servit de semence divine au palais de la matière, fut créé ‘Élohim’ ; c’est-à-dire Élohim se dessina dans l’essence de Dieu ».ix

Résumons ce que nous apprenons du Zohar.

La « Semence » divine reçoit, selon les auteurs et les époques, les noms suivants:  Zéra’, Zohar, Asher, Roch (semence, lueur, que, tête).

La « Semence » est déposée au milieu du « palais ».

L’ensemble Palais-Semence a pour nom ‘Commencement’ (Berechit).

Et ce ‘Commencement’ « crée » ‘Elohim’.

Et tout cela, dès le premier verset de la Thora.

Comment ne pas voir dans cette thèse du Zohar une analogie structurelle entre « Elohim » et le concept chrétien de « Fils de Dieu » ?

Décidément, le monothéisme a besoin d’« émanations » pour vivre dans le « monde ».

iLivre de la Création, 1,5

iiLivre de la Création, 1,7

iiiHenry Corbin. Le vocabulaire de l’être. Préface au Livre des pénétrations métaphysiques. Molla Sadra Shiraz. Ed. Verdier. Lagrasse. 1988, p. 50

ivLivre de la Création, 1,8

vZohar 1, 15b

viIs. 6,13

viiZohar, 1,15a

viiiLes deux consonnes de Baït, B et T encadrent en effet les deux consonnes de Rosh, R et SH, dans le mot BeReSHiT.

ixZohar, 1,15a-15b

Transparence, matrice et commencement. Ou : Comment les Elohim furent engendrés


Je commencerai avec ce verset du Psalmiste : « Le fondement de ta parole, c’est la vérité »i, soit dans l’original : רֹאשׁדְּבָרְךָ אֱמֶת, roch devar-ka émét.

Une autre traduction donne : « Vérité, le principe de ta parole ! »ii

Dans une autre traduction encore, le mot רֹאשׁ, roch, est traduit par « essence »: « La vérité est l’essence de ta parole. »iii 

Les mots employés ici, « fondement », « principe », « essence » sont assez abstraits. Ils appartiennent à la langue philosophique, et ils semblent quelque peu éloignés de l’esprit de l’hébreu ancien, langue éminemment concrète, réaliste.

Originairement, le mot רֹאשׁ, roch signifie : 1) tête, personne, homme. Puis, par dérivation, métonymie ou métaphore : 2) chef, sommet, pointe, chose principale ; 3) somme, nombre, troupe ; 4) commencement, le premier ; 5) une plante vénéneuse (la cigüe, ou le pavot), poison, venin, fiel.

C’est de la 4ème acception de roch que dérive le mot reshit, « commencement », ce mot que l’on trouve précisément tout au début de la Thora: Be-rechit, « au commencement ».

Si l’on voulait rendre exactement toutes les connotations du mot רֹאשׁ, rosh dans le verset du Psaume 119, il faudrait se résoudre à le traduire par une somme de formulations, un essaim de sens:

-En tête de ta parole, la vérité.

-La pointe de ta parole, c’est la vérité.

-La somme de ta parole est vérité.

La vérité est le commencement de ta parole.

-La vérité est le venin de ta parole.

Chacune de ces formules est manifestement insatisfaisante, mais elles ouvrent dans leur ensemble de nouvelles questions et de nouvelles perspectives.

Par exemple, si la vérité est « en tête » de la parole, ou dans sa « pointe », ou encore en son « commencement », cela signifie-t-il que dans tout le « reste » de la parole il y aurait autre chose que la vérité ?

Si c’est la « somme » de la parole qui est la « vérité », cela implique-t-il que chacune des parties de la « parole » ne la contient pas vraiment ?

Comment comprendre que la parole (de Dieu) puisse contenir un «venin » ?

Les traductions plus modernes que l’on a citées (« fondement, principe, essence ») semblent échapper à ces difficultés d’interprétation. Elles permettent d’emblée de donner au verset un vernis de profondeur et une sorte d’allure philosophique.

Mais ce vernis « abstrait » et cette allure « philosophique » sont sans doute les indices d’un réel écart par rapport au sens originel, voulu par le Psalmiste, qui devait être beaucoup plus « concret ».

Si l’on veut rester fidèle au génie de l’hébreu ancien, l’essence du mot roch doit plutôt être cherchée du côté de son dérivé principal, le mot rechit (« commencement »).

Ce mot participe en effet à la description d’un moment-clé de la Création, le « Commencement », et il en tire un prestige spécial.

Ce moment éminent est décrit par le Zohar 1,15a d’une façon étonnamment imagée, dans un passage plein d’une lumière obscure, particulièrement délicate à « traduire », y compris pour les meilleurs spécialistes et les plus savants rabbins qui s’y sont attelés.

On pourra en juger par les quatre traductions fort différentes de ce texte fort étrange, qui vont être maintenant être présentées.

Gershom Scholem propose :

« Au commencement, quand la volonté du Roi commença d’agir, il traça des signes dans l’aura divine. Une flamme sombre jaillit du fond le plus intime du mystère de l’Infini, l’En-Sof ; comme un brouillard qui donne une forme à ce qui n’en a pas, elle est enfermée dans l’anneau de cette aura, elle apparaît ni blanche, ni noire, ni rouge, ni verte, sans aucune couleur. Mais quand elle commença à prendre de la hauteur et à s’étendre, elle produisit des couleurs rayonnantes. Car au centre le plus intime de cette flamme, jaillit une source dont les flammes se déversent sur tout ce qui est en-dessous, caché dans les secrets mystérieux de l’En-Sof. La source jaillit, et cependant elle ne jaillit pas complètement, à travers l’aura éthérée qui l’environne. On ne pouvait absolument pas la reconnaître jusqu’à ce que, sous le choc de ce jaillissement, un point supérieur alors caché eût brillé. Au-delà de ce point, rien ne peut être connu ou compris et c’est pourquoi il est appelé Rechit, c’est-à-dire « commencement », le premier mot de la création. »iv

Quel est ce « point » appelé Rechit? Gershom Scholem indique que pour le Zohar (dont il attribue la paternité à Moïse de Léon) et pour la majorité des écrivains kabbalistes, ce « point » primordial, ce « commencement » s’identifie à la « Sagesse » divine, Hokhma.

Avant de proposer sa propre traduction-interprétation de ce difficile passage du Zohar, Charles Mopsikv cite deux autres traductions-interprétations, celle de R. Siméon Labi de Tripoli et celle de R. Moïse Cordovero, datant l’une et l’autre du 16ème siècle :

R. Siméon Labi :

« Dans la tête, la parole du Roi tailla des signes dans la plus haute transparence. Un étincellement de ténèbres sortit du milieu de l’enclos de l’enclos, depuis la tête du Ein-Sof ; attaché au Golem (ou matière informe initiale), planté dans l’anneau (…) Cette source est enclose au milieu de l’enclos jusqu’à ce que grâce à la force bousculante de sa percée s’illumine un point, enclos suprême. Après ce point l’on ne sait plus rien, c’est pourquoi il est appelé Rechit (commencement), première parole. »vi

R. Moïse Cordovero :

« Au moment antérieur au dire du Roi, dans son zénith suprême, il grava un signe. Une flamme obscure (ou éminente) jaillit à l’intérieur du plus enclos, qui partait des confins de l’Infini, forme dans le Golem plantée au centre de l’anneau (…) Au centre de la Flamme une source jaillit à partir de laquelle les couleurs prirent leur teinte lorsqu’elle parvint en bas. L’enclos de l’enclos de l’énigme de l’Infini tenta de percer, mais ne perça pas son air environnant et il demeura inconnu jusqu’à ce que, de par la puissance de sa percée, un point s’illuminât, enclos suprême. Au-dessus de ce point rien n’est connaissable, c’est ainsi qu’il est appelé Rechit, commencement, première de toute parole. »vii

Ayant ainsi préparé le terrain avec trois versions différentes, et bénéficiant de leurs apports respectifs, Charles Mopsik propose sa propre traduction, elle aussi jargonnante et amphigourique à souhait, mais qui n’est pas sans ouvrir de nouvelles possibilités réflexives:

« D’emblée, la résolution du Roi laissa la trace de son retrait dans la transparence suprême. Une flamme obscure jaillit du frémissement de l’Infini dans l’enfermement de son enfermement. Telle une forme dans l’informe, inscrite sur le sceau. Ni blanche, ni noire, ni rouge, ni verte, ni d’aucune couleur. Quand ensuite il régla le commensurable, il fit surgir des couleurs qui illuminèrent l’enfermement. Et de la flamme jaillit une source en aval de laquelle apparurent les teintes de ces couleurs. Enfermement dans l’Enfermement, frémissement de l’Infini, la source perce et ne perce pas l’air qui l’environne et elle demeure inconnaissable. Jusqu’à ce que par l’insistance de sa percée, elle mette en lumière un point ténu, enfermement suprême. Par de-là ce point, c’est l’inconnu, aussi est-il appelé ‘commencement’, dire premier de tout. »viii

On notera d’emblée que Mopsik se distingue nettement des autres traducteurs, dès la première phrase, en proposant que le Roi « laisse la trace de son retrait dans la transparence suprême », plutôt que de « graver ou tailler des signes ».

Il justifie ce choix audacieux de cette manière :

« Ce qui nous a conduit à préférer l’expression ‘laisser la trace de son retrait’ à ‘inscrire des signes’ vient du fait que le verbe galaf ou galif ne se rencontre que très rarement dans le Midrach, et quand il apparaît, il est associé à l’idée d’inscrire en creux, d’ouvrir la matrice. Ainsi c’est ce terme qui est employé quand Dieu a visité Sarah puis Rikva qui étaient stériles (Cf. Gen 47.2 , Gen 53.5 et Gen 63.5).

Il est donc probable que le Zohar utilise ces connotations de l’ordre de la génération et de la fécondation. De plus, le passage en question a été interprété postérieurement par l’école de Louria comme une évocation du Tsimtsoum, ou retrait du divin. »ix

Dans l’interprétation de Mopsik donc, au commencement, Dieu « ouvre la matrice », puis s’en retire, mais cependant y « laisse la trace de son retrait ».

De quelle « matrice » s’agit-il ?

Selon le Zohar, cette ‘matrice’ est la Sagesse (Hohmah).

En effet, un peu plus loin, le Zohar donne ces explications relativement cryptiques, et néanmoins éclairantes :

« Jusqu’à maintenant, cela a été le secret de ‘YHVH Elohim YHVH’. Ces trois noms correspondent au secret divin que contient le verset ‘Au commencement, créa Elohim’. Ainsi, l’expressionAu commencement’ est un secret ancien, à savoir : la Sagesse (Hokhmah) est appelée ‘Commencement’. Le mot ‘créa’ fait aussi allusion à un secret caché, à partir duquel tout se développe. »x

Résumons : La Sagesse (Hokmah) a aussi pour nom ‘Commencement’ (Rechit).

La « matrice » que Dieu « ouvre » au ‘Commencement’, avant de « s’en retirer » est celle de la Sagesse. Selon Charles Mopsik, les métaphores que le Zohar emploie pour décrire ce moment évoquent la « génération » et la « fécondation ».

Le Zohar, décidément bien informé, livre encore ces précisions:

« Avec ce Commencement-, l’Un caché et inconnu a créé le Temple (ou le Palais), et ce Temple est appelé du nom ‘Elohim’. Ceci est le secret des mots : ‘Au commencement créa Elohim’ ».xi

Le grand secret, indicible, s’étale à l’évidence dans le Zohar :

L’Un s’unit à la Sagesse (dont l’autre nom est ‘Commencement’), puis il s’en retire, tout en y laissant sa trace. De cette union de l’Un et du Commencement naît le Temple (qui s’appelle aussi ‘Elohim’).

Toujours selon le Zohar, il faut comprendre le premier verset de la Thora ‘Be-rechit bara Elohim’ de la manière suivante: « Avec le Commencement, [l’Un, le Caché] créa les Elohim (les Seigneurs) ».

Le ‘monothéisme’ judaïque est décidément plein de surprises.

Dès l’origine, s’y révèle la Trinité de l’Un, de la Sagesse et des Elohim.

Les Elohim sont engendrés par la Sagesse, fécondée par l’Un.

iPs. 119,160

iiLa Bible de Jérusalem. Ed. du Cerf, Paris, 1996

iiiGershom G. Scholem, in Le nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage. Alia. 2018, p.11

ivZohar 1,15a. Cité par Gershom G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive. Traduction de l’anglais par Marie-Madeleine Davy. Ed. Payot, Paris, 2014, p.320

vCharles Mopsik. Le Zohar. Ed. Verdier. 1981, p.482

viR. Siméon Labi de Tripoli in Ketem Paz Biour ha Milot (Éclaircissement des mots), 1570. Cité par Charles Mopsik in op.cit.p.482

viiR. Moïse Cordovero, Or Yakar, Cité par Charles Mopsik in op.cit.p.483

viiiTraduction de Charles Mopsik. Le Zohar. Ed. Verdier. 1981, p.484

ixCharles Mopsik. Le Zohar. Ed. Verdier. 1981, p.484

xZohar 1,15b

xiZohar 1,15a

L’hébreu, langue « originelle », « sacrée »?


La formule est définitive, n’admet pas la contradiction : « L’hébreu est la langue originelle »i. Si l’on voulait entamer un débat de fond, on pourrait peut-être faire valoir que le sanskrit, langue « parfaite » selon le Véda, s’est formé longtemps avant que l’hébreu ne commence d’incarner la parole de Dieu. Mais, clairement, ce genre d’arguments n’a aucune portée pour les zélotes de la « langue sacrée », la langue que Dieu lui-même est censé avoir parlé, avant même la création du monde.

D’où vient ce statut supposé unique de la langue hébraïque?

Une première explication vient du rapport entre la Torah et le nom de Dieu. La Torah est, littéralement, le nom de Dieu. « La Torah n’est pas seulement composée des noms de Dieu, mais forme dans son entier l’unique grand nom de Dieu. » Gershom Scholem cite, en appui à cette thèse, l’opinion du cénacle kabbalistique de Gérone : « Les cinq livres de la Torah sont le nom du Saint, béni soit-il. »ii

Comment cela se peut-il ? On trouve ici et là dans la Torah divers noms de Dieu, comme le nom Yahveh ou le nom Ehyeh. Mais n’y a-t-il pas bien d’autres noms encore, et bien d’autres mots, parfaitement profanes ? C’est oublier que les quatre lettres aleph, he, waw et yod, présentes dans les deux noms que l’on vient de citer sont aussi les lettres qui servent en hébreu de matres lectionis, et comme telles, elles sont répandues dans tout le texte, elles le structurent, le rendent intelligible.

Cette remarque sur les matres lectionis ouvre une autre piste. Pour certains kabbalistes, comme Abraham Aboulafia, cela implique que le vrai nom de Dieu n’est ni Yahveh, ni Ehyeh. Il va jusqu’à dire que le véritable nom originaire de Dieu est EHWY (אהוי), c’est-à-dire un nom composé des quatre lettres fondamentales, sans redoublement. « Le tétragramme de la Torah n’est ainsi qu’un expédient, derrière lequel se cache le véritable nom originel. Dans chacun de deux noms de quatre lettres ne se trouvent que trois des consonnes qui forment le nom originel, la quatrième n’étant que le redoublement de l’une d’entre elles, à savoir du he (ה). »iii

C’était là, à n’en pas douter, une thèse d’une « radicalité inouïe » que d’affirmer que le nom de Dieu n’apparaît pas même dans la Torah, mais seulement quelques-uns de ses pseudonymes… Moïse Cordovero de Safed s’est élevé avec indignation contre cette thèse maximaliste. Pourtant une idée analogue resurgit ailleurs, dans l’œuvre kabbalistique intitulée Temunah. On y expose « la conception d’un nom divin contenant, dans un ordre différent ces quatre lettres, yod, he, waw, aleph, et qui constituerait le véritable nom de Dieu avant la création du monde, auquel le tétragramme d’usage ne fut substitué qu’en vue de la création de ce monde. »iv

On ne s’étonnera pas de trouver ailleurs bien d’autres conceptions encore. Il y a par exemple cette idée de l’existence de soixante douze noms divins formés à partir des soixante douze consonnes contenues dans chacun des trois versets d’Exode 14, 19-21. « Sache que les soixante douze noms sacrés servent la Merkavah et sont unis à l’essence de celle-ci. Ils sont comme des colonnes de lumière brillante, appelées dans la Bible bne elohim, et toute l’armée céleste leur rend hommage. (…) Les noms divins sont l’essence elle-même, ils sont les puissances de la divinité, et leur substance est la substance de la lumière de la vie. »v

Il y a aussi ces méthodes « pour élargir le tétragramme, en écrivant en toutes lettres le nom de chacune des consonnes qui le composent de manière à obtenir quatre noms ayant respectivement pour valeur numérique 45, 52, 63 et 72. »vi Loin de n’être qu’un simple jeu de lettres et de nombres, il s’agit là d’un mécanisme qui est au fondement des mondes. « La Torah n’est formée dans le monde suprême, comme dans ce vêtement originel, que d’une suite de combinaisons unissant chacune deux consonnes de l’alphabet hébraïque.  Ce n’est que dans le deuxième monde que la Torah se manifeste comme une suite de noms divins mystiques formées de nouvelles combinaisons des premiers éléments. Elle comporte les mêmes lettres, mais dans un autre ordre que celui de la Torah que nous connaissons. Dans le troisième monde les lettres apparaissent comme des êtres angéliques dont les noms, du moins leurs initiales, sont suggérés. Ce n’est que dans l’ultime monde que la Torah devient visible sous la forme dans laquelle elle nous est transmise.»vii

De tout cela, on tire l’idée fondamentale que l’hébreu est bien la langue originelle, la langue divine. « De là le caractère conventionnel des langues profanes par opposition au caractère sacré de l’hébreu. »viii Cependant il y a eu l’épisode, catastrophique, de la tour de Babel et de la confusion des langues, qui n’a épargné aucune langue, – y compris l’hébreu ! « Mais à la langue sacrée elle-même se sont mêlés depuis lors des éléments profanes, tout comme les langues profanes recèlent encore ici ou là des éléments ou des reliquats de la langue sacrée. »ix

On est toujours heureux d’apprendre, quand on a une sensibilité un tant soit peu universaliste, que des « reliquats » de sacré subsistent encore, « ici ou là », dans d’autres langues ! Aux amoureux des langues et des dictionnaires revient alors la tâche ingrate, mais prometteuse, de partir à la découverte de ces chicots sacrés, qui sont peut-être encore celés dans le grec ou l’arabe, l’avestique ou le sanskrit, ou même le peul, le wolof et le chinois, qui sait ?

D’un point de vue peut-être plus polémique, on peut se demander s’il n’y a pas là une sorte d’idolâtrie de la lettre, une « idolettrie » donc, ou une « grapho-lâtrie » ?

Non, non. Il faut monter à un degré supérieur de compréhension, voir les choses de plus haut. « La sagesse est contenue et rassemblée dans les lettres, dans les sefirot et dans les noms, qui tous sont réciproquement composés les uns à partir des autres. »x

Il faut élargir la vision. Ces infimes traces sacrées présentes dans les langues du monde sont comme des germes vivants. « Toutes les langues tirant leur origine par corruption de la langue sacrée originelle, dans laquelle se déploie immédiatement le monde des noms, elles se rapportent toutes médiatement à elle. Comme toute langue a son foyer dans le nom divin, elle peut être reconduite à ce centre. »xi

C’est là un espoir indicible ! Toutes les langues ont vocation à revenir dans le foyer divin ! Tous les mots, toutes les lettres mêmes contiennent, peut-être, par extension, une infime parcelle de sacré ? « Chaque lettre singulière pour la kabbale constitue par elle-même un monde. »xii Gershom Scholem ajoute en note que dans le Zohar (1,4b) il est dit que chaque mot nouveau et authentique que l’homme prononce dans la Torah se tient devant Dieu, qui l’embrasse et le sertit de soixante dix couronnes mystiques. Et ce mot se dilate ensuite de son propre mouvement pour former un monde nouveau, un « ciel nouveau et une terre nouvelle ».

Soyons un peu plus généreux, et donnons aux goyim leur chance. Quand le poète dit par exemple : « Ô millions d’oiseaux d’or, ô future vigueur ! », y a t-il quelque chance que ces mots inspirés, quoique non présents dans la Torah, paraissent un jour, tout tremblants, devant Dieu, et que celui-ci daigne leur accorder une ou deux couronnes mystiques ? Je ne le sais. Mais je le crois. Aux yeux d’Aboulafia lui-même, « la connaissance que l’on peut atteindre en suivant la voie de la mystique du langage l’emporte sur celle qui suit la voie des dix sefirot ».xiii Alors, faisons le pari que toutes les langues ont leur propre voie « mystique », certes bien cachée.

Scholem conclut : « Quelle sera la dignité d’un langage dont Dieu se sera retiré ? Telle est la question que doivent se poser ceux qui croient encore percevoir, dans l’immanence du monde, l’écho de la parole créatrice désormais disparue. C’est une question à laquelle, à notre époque, peuvent seuls répondre les poètes, qui ne partagent pas le désespoir de la plupart des mystiques à l’égard du langage et qu’une chose relie aux maîtres de la kabbale, quand même ils en refusent la formulation théologique encore trop explicite : la croyance au langage pensé comme un absolu, si dialectiquement déchiré soit-il, – la croyance au secret devenu audible dans le langage. »xiv

Pour ma part, je crois qu’aucune langue humaine n’est totalement désertée de toute parole créatrice, de toute saveur sacrée. Je crois que les poètes du monde entier entendent les échos troublants, perçoivent les vibrations infimes, devinent les accords celés, présents dans leurs langues.

Qu’ils soient murmurés, parlés, rêvés, révélés, les mots d’ailleurs, ne font qu’effleurer le mystère. C’est déjà beaucoup, mais c’est encore bien peu.

Il y aurait en effet beaucoup plus à dire sur le silence que sur les mots. « Il est tout à fait frappant en effet au regard de la signification sacramentelle que possédait de manière décisive la parole dans le paganisme contemporain, que celle-ci ne joue nulle part aucun rôle dans la religion israélite, ni surtout dans son rite. Ce silence est si complet qu’il ne peut être interprété que comme un silence intentionnel. Le prêtre israélite remplit tous ses offices entièrement sans paroles, à l’exception de la bénédiction qu’il doit prononcer à haute voix [Nombres 6,24]. En aucun des actes qu’il accomplit il ne se voit prescrire de parole qu’il lui faudrait prononcer. Il accomplit tous les sacrifices et s’acquitte de ses fonctions sans proférer un seul mot »xv.

L’opposition faite par Benno Jacob entre le « culte israélite » et le « paganisme » semble pouvoir être aisément contredite. Pendant le sacrifice védique du sôma, le grand prêtre se tient absolument silencieux pendant toute la cérémonie, pendant que ses acolytes psalmodient, chantent, ou récitent les hymnes.

Il est vrai, cependant, que le Véda n’est certes pas le texte-symbole d’un « paganisme », puisque plus d’un millénaire avant qu’Abraham ne soit parti d’Ur en Chaldée, il célébrait déjà l’unité indicible du Divin.

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iGershom Scholem. Le nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage. Ed. Alia. 2018, p. 100.

iiIbid. p.48

iiiAbraham Aboulafia. Or ha-Sekel. Ms. Munich Heb. 92 Fol.54 a-b. Cité in Gershom Scholem. Le nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage. Ed. Alia. 2018, p. 71

ivGershom Scholem. Op. Cit. p. 72

vJacob ben Jacob Cohen de Soria (~1260-1270) cité in op.cit. p.77

viGershom Scholem. Op. Cit. p. 88

viiIbid. p.88

viiiIbid. p.91

ixIbid. p.91

xNer Elohim. Ms. Munich 10, fol. 164B cité in op.cit. p. 91

xiIbid. p.106

xiiSefer ha-Melits. Ms. Munich 285, fol. 10a

xiiiGershom Scholem. Op. Cit. p.109

xivIbid. p.115

xvBenno Jacob. Im Namen Gottes. Eine sprachliche und religiongeschichtliche Untersuchung zum Alten und Neuen Testament. Berlin, 1903, p. 64. Cité in G. Scholem, op.cit. p. 19-20

Plantes hallucinogènes, Zohar et « Racine de toutes les racines »


Depuis toujours, l’ayahuasca est utilisé sous forme de breuvage hallucinogène par les shamans d’Amazonie pour entrer en transe, lors de rituels sacrés de divination ou de guérison. Cette pratique extrêmement ancienne était déjà avérée à l’époque pré-colombienne.

En langue quechua, aya signifie « esprit des morts » et huasca « liane ». De nombreuses tribus amazoniennes connaissent l’ayahuasca sous d’autres noms : caapi en langue tupi, natem en jivaro, yajé en tukano.

L’ayahuasca est préparé sous forme de décoction d’un mélange d’écorce et de tiges d’une liane du genre Banisteriopsis et de rubiacées du genre Psychotria.

Le principe psychotrope est dû à ces rubiacées. Chimiquement, c’est le DMT (l’alcaloïde N,N-diméthyltryptamine), inactif en général lorsqu’il est ingéré sous forme orale, car il est dégradé par les monoamines oxydases de l’appareil digestif. Mais l’écorce de la liane Banisteriopsis contient des inhibiteurs puissants de ces monoamines. La décoction d’ayahuasca libère la puissance des effets du DMT sur le cerveau, par l’alliance de deux substances distinctes, fonctionnant de façon synergique. Il a fallu aux premiers shamans une connaissance certaine de la pharmacopée.

Le DMT est hautement hallucinogène. Sa structure chimique est proche de la psilocine et de la sérotonine. On a pu montrer que le corps humain peut aussi produire naturellement du DMT, par la glande pinéale.

 

Le shamanisme, première religion naturelle de l’humanité, et répandu à travers le monde entier, a très tôt constaté un lien entre certaines substances naturelles, les visions hallucinatoires et l’expérience de la mort imminente. Ce n’est qu’à partir des années 60, que les spécialistes de la chimie du cerveau ont pu objectiver ce lien, identifier les mécanismes neurochimiques et les neurotransmetteurs impliqués, – sans toutefois répondre à la question la plus importante.

Le cerveau est-il un organe purement tourné vers lui-même, entièrement plongé dans son microcosme neurochimique ? Ou bien est-il ouvert sur un arrière-monde, un monde d’en-haut, un ailleurs ? Le cerveau est-il une simple machinerie fonctionnant localement, ou bien est-il aussi une interface, servant d’antenne, de passerelle, de trait d’union avec un univers supérieur ?

Des faits rapportés ci-dessus, deux interprétations peuvent être raisonnablement tirées.

La première interprétation est matérialiste. Tout est chimique et électrique dans le cerveau, les rêves, les visions, la vie, la mort. Le cerveau, dans sa complexité, est essentiellement constitué d’un enchevêtrement de liens physico-chimiques, ne renvoyant qu’à eux-mêmes, et produits par une sorte de génération spontanée.

La seconde interprétation, celle qu’ont suivi les religions les plus anciennes de l’humanité, dont le shamanisme et le védisme, est que le cerveau occupe la place privilégiée de frontière entre la nature et la sur-nature.

Le DMT n’est qu’une molécule, mais c’est aussi une sorte de clé qui ouvre la porte de la sur-nature, et qui surtout révèle la continuité et la congruence des liens entre les plantes de la forêt amazonienne, les cellules du cerveau, et la vision du divin.

La vision matérialiste se contente de noter que la chimie du cerveau, dans sa complexité, peut sous certaines conditions provoquer des expériences extrêmes.

Cela s’expliquerait par l’affinité puissante entre certaines molécules et des neurorécepteurs du cerveau. Ainsi il est établi que le principe actif du Cannabis, le THC (tétrahydrocannabinol), a une très grande affinité pour le récepteur CB1 que l’on trouve sur les membranes des cellules du cerveau (au niveau de l’hippocampe, du cortex associatif, du cervelet, des ganglions de la base), de la moelle épinière, du cœur, des intestins, des poumons, de l’utérus et des testicules.

Mais cette explication, toute mécanique, ne révèle pas le lien entre cette affinité neurochimique et la nature des mondes révélés aux initiés, dévoilés à ceux qui ont fait l’expérience effective d’une mort imminente.

Il n’y a a priori aucune congruence entre l’expérience du plaisir orgasmique, dont James Olds a montré dès 1952, qu’on pouvait la provoquer ad libitum en stimulant l’aire septale du cerveau, et l’expérience d’une vision divine, ou la certitude d’avoir eu un aperçu, fût-il fugace, de l’au-delà.

Pourtant les deux phénomènes peuvent se ramener, selon l’approche matérialiste, à des mécanismes neurochimiques.

Il y a bien d’autres théories possibles quant à l’origine des phénomènes supérieurs dont le cerveau est capable, et notamment l’apparition de la conscience. Dans un livre bref, visionnaire, le grand psychologue américain William James propose une théorie de la « transmission » de la conscience, par opposition à la théorie de la « production » de la conscience par le seul cerveau.i

William James assimile le cerveau a une « antenne » capable de percevoir des sources de conscience se situant dans l’au-delà. Bien entendu, cette option peut paraître fantasmatique aux esprits matérialistes. Elle est aujourd’hui improuvable expérimentalement. Mais c’est une option de recherche prometteuse, me semble-t-il. Elle permet de tracer une ligne, certes imprécise, mais productive entre la forêt primaire, les entrelacs neuronaux, les profondeurs galactiques, et même entre tout ce qui les précède, les explique peut-être, et tout le monde des phénomènes.

Surtout, cette option de recherche n’est pas incompatible mais au contraire en parfaite cohérence avec l’immense fonds d’expériences, de ressources, de témoignages, accumulé par toutes les religions de l’humanité depuis les origines de la conscience humaine.

Les religions se sont toutes targué de contempler les liens les plus intimes de l’esprit et de l’âme avec les réalités supérieures. C’est, par exemple, la théorie du Zohar, qui date du Moyen Âge, et qui rattache explicitement la racine de l’âme humaine à la « Racine de toutes les racines », c’est-à-dire au Maître de tous les mondes.

 

iWilliam James. Human Immortality: Two Supposed Objections to the Doctrine. The Ingersoll Lectures. Cambridege, 1898. Un extrait significatif oppose la “production de conscience” par le cerveau à l’idée d’une “transmission” de la conscience: “But in the production of consciousness by the brain, the terms are heterogeneous natures altogether; and as far as our understanding goes, it is as great a miracle as if we said, Thought is ‘spontaneously generated,’ or ‘created out of nothing.’ The theory of production is therefore not a jot more simple or credible in itself than any other conceivable theory. It is only a little more popular. All that one need do, therefore, if the ordinary materialist should challenge one to explain how the brain can be an organ for limiting and determining to a certain form a consciousness elsewhere produced, is to retort with a tu quoque, asking him in turn to explain how it can be an organ for producing consciousness out of whole cloth. For polemic purposes, the two theories are thus exactly on a par. But if we consider the theory of transmission in a wider way, we see that it has certain positive superiorities, quite apart from its connection with the immortality question.Just how the process of transmission may be carried on, is indeed unimaginable; but the outer relations, so to speak, of the process, encourage our belief. Consciousness in this process does not have to be generated de novo in a vast number of places. It exists already, behind the scenes, coeval with the world. The transmission-theory not only avoids in this way multiplying miracles, but it puts itself in touch with general idealistic philosophy better than the production-theory does. It should always be reckoned a good thing when science and philosophy thus meet. »

Un Dieu sans Nom peut-il encore agir ?


L’intuition du mystère a touché l’humanité depuis l’origine. Il y a huit cent mille ans, des hommes ont procédé à des rites religieux accompagnant la mort de leurs proches, dans une grotte, située près de Pékin, à Chou Kou Tien. On y a trouvé des crânes placés en cercle et peints d’ocre rouge. Ils témoignent qu’il y a moins d’un million d’années, des hommes pensaient que la mort était un passage.

La fascination pour les mondes, le sentiment du mystère, la confrontation avec la faiblesse de la vie et la rigueur de la mort, paraissent faire partie du patrimoine génétique humain, depuis l’aube des temps, habitant l’inconscient, sculptant les cultures, nouant les mythes, informant les langues.

L’idée de la puissance du divin est une idée extrêmement ancienne, aussi vieille que l’humanité même. Il est tout aussi évident que les esprits des hommes se sont, dès l’origine, tournés vers des formes d’animisme, des religions d’immanence ou encore des religions de l’extase, et de transes transcendantes, bien avant d’être en mesure de supputer et d’affiner des questions « théologiques » comme celle de l’opposition formelle entre « polythéisme » et « monothéisme ».

Les cerveaux et les cultures, les esprits et les langues, n’étaient pas mûrs encore.

Animisme, chamanisme, immanentisme, polythéisme, monothéisme, pour désigner ce qui ne peut se dire, les mots en –isme ne manquent pas. Dans la haute époque, l’époque de l’aube humaine, tous ces –ismes se conjoignaient évidemment dans une seule intuition, une seule vision : la faiblesse absolue de l’homme, la fugacité irrémédiable de sa vie, et la grandeur et la puissance infinies du divin.

Sentie, devinée, crainte, adorée, révérée, cette puissance était une et multiple. D’innombrables noms, par toute la terre, ont tenté de dire cette puissance, sans atteindre à son unité intrinsèque.

C’est pourquoi, l’assertion des monothéismes que « Dieu est Un » enfonce à la fois une porte ouverte, depuis des millions d’années, et ferme dans le même temps, d’une certaine manière, notre compréhension de la nature même du « mystère », notre intelligence de la façon dont ce « mystère » s’est installé au cœur de l’âme humaine, depuis que l’Homo se sait sapiens

Au 17ème siècle, Ralph Cudworth s’attaquait déjà au « grand préjugé » qui voulait que toutes les religions primitives et antiques aient été polythéistes, et que seule « une petite poignée insignifiante de Juifs »i ait élaboré l’idée d’un Dieu Unique.

« Petite  poignée insignifiante »? Par rapport aux Nations, le nombre n’est pas toujours ce qui signifie le mieux. La vraie question c’est: l’idée du Dieu Unique a-t-elle été inventée par les Juifs? Si oui, quand et pourquoi? Si non, qui l’a inventée, et depuis combien de temps?

Si l’on analyse les sources disponibles, il semblerait que cette idée a fait son apparition très tôt au milieu des Nations, et cela peut-être même dès avant les temps dits « historiques ». Mais il faut reconnaître que les Juifs ont porté l’idée à son incandescence, et surtout qu’ils l’ont « publiée », « démocratisée », en en faisant l’idée essentielle de leur peuple. Ailleurs, et depuis des millénaires, l’idée était présente, mais réservée en quelque sorte à une élite.

Le polythéisme grec, les oracles sibyllins, le zoroastrisme, la religion chaldéenne, l’orphisme, toutes ces religions « antiques » distinguaient pour leur part une radicale différence entre de multiples dieux nés et mortels, et un Dieu Unique, non créé et existant par lui-même. La cabale orphique avait un grand secret, un mystère réservé aux initiés, à savoir : « Dieu est le Tout ».

Cudworth déduit des témoignages de Clément d’Alexandrie, de Plutarque, de Jamblique, d’Horapollon, ou de Damascius, qu’il était « incontestablement clair qu’Orphée et tous les autres païens grecs connaissaient une divinité unique universelle qui était l’Unique, le Tout. » Mais ce savoir était secret, réservé aux initiés.

Clément d’Alexandrie écrit: « Tous les théologiens barbares et grecs avaient tenu secrets les principes de la réalité et n’avaient transmis la vérité que sous forme d’énigmes, de symboles, d’allégories, de métaphores et d’autres tropes et figures analogues. »ii Clément fait d’ailleurs une comparaison à ce sujet entre Égyptiens et Hébreux : « Les Égyptiens représentaient le Logos véritablement secret, qu’ils conservaient au plus profond du sanctuaire de la vérité, par ce qu’ils appellent « Adyta », et les Hébreux par le rideau dans le Temple. Pour ce qui est de la dissimulation, les secrets des Hébreux et ceux des Égyptiens se ressemblent beaucoup. »iii

Les hiéroglyphes (en tant qu’écriture sacrée) et les allégories (le sens des symboles et des images) étaient utilisés pour transmettre les arcanes secrètes de la religion égyptienne à ceux qui s’en trouvaient dignes, aux prêtres les plus qualifiés et à ceux qui étaient choisis pour succéder au roi.

La « science hiéroglyphique » était tout entière chargée d’exprimer les mystères de la théologie et de la religion de façon qu’ils restent dissimulés à la foule profane. Le plus haut de ces mystères était celui de la révélation de « la Divinité Unique et universelle, du Créateur du monde entier », ajoutait Cudworth.

Plutarque a noté à plusieurs reprises dans son célèbre ouvrage, Sur Isis et Osiris, que les Égyptiens appelaient leur Dieu suprême « le Premier Dieu » et qu’ils le considéraient comme un « Dieu sombre et caché ».

Cudworth signale que Horapollon « nous dit que les Égyptiens connaissaient un Pantokrator (Souverain universel) et un Kosmokrator (Souverain cosmique)», et que la notion égyptienne de « Dieu » désignait un « esprit qui se diffuse à travers le monde, et pénètre en toutes choses jusqu’au plus profond ».

Le « divin Jamblique » procède à des analyses similaires dans son De Mysteriis Aegyptiorum.

Enfin, Damascius, dans son Traité des premiers principes, écrit que « les philosophes égyptiens disaient qu’il existe un principe unique de toutes choses, qui est révéré sous le nom de « ténèbres invisibles ». Ces « ténèbres invisibles » sont une allégorie de cette divinité suprême, à savoir du fait qu’elle est inconcevable. »

Cette divinité suprême a pour nom « Ammon », ce qui signifie « ce qui est caché », comme l’a expliqué Manéthon de Sébennytos.

Cudworth, à qui on doit cette compilation de citations, en déduit que « chez les Égyptiens, Ammon n’était pas seulement le nom de la Divinité suprême, mais aussi le nom de la Divinité cachée, invisible et acorporelle ».

Cudworth conclut que bien avant Moïse, lui-même de culture égyptienne, et élevé dans la connaissance de la ‘sagesse égyptienne’, les Égyptiens adoraient déjà un Dieu Suprême, conçu comme invisible, caché, extérieur au monde et indépendant de lui.

L’Un (to Hen, en grec) est l’origine invisible de toutes choses et il se manifeste, ou plutôt « se dissimule » dans le Tout (to Pan, en grec).

Le même travail de remontée anthropologique vers les profondeurs mystérieuses de la croyance peut être entrepris de façon systématique, notamment avec les plus anciens textes dont nous disposions, ceux du Zend Avesta, les Védas et leurs commentaires les Upaniṣad.

« Au-delà des sens est le mental, plus haute que le mental est l’essence, au-dessus de l’essence est le grand Soi, plus haut que le grand [Soi] est le non-manifesté.

Mais au-delà du non-manifesté est l’Homme, le Purua, traversant tout et sans signe en vérité. En le connaissant, l’être humain est libéré et atteint l’immortalité.

Sa forme n’existe pas pour être vue, nul ne peut la voir par l’œil. Par le cœur, par l’intelligence, par le mental il est appréhendé – ceux qui le connaissent deviennent immortels. (…)

Pas même par la parole, ni par le mental on ne peut l’atteindre, ni par l’œil. Comment peut-il être perçu autrement qu’en disant : « Il est » ? 

Et en disant « il est » (asti), on peut le percevoir de deux façons selon sa vraie nature. Et en disant « il est », pour celui qui le perçoit, sa vraie nature est établie. 

Quand sont libérés tous les désirs établis dans son cœur, alors le mortel devient immortel, il atteint ici le brahmaniv

Le Zohar affirme : « Le Saint béni soit-Il a un aspect caché et un aspect révélé. » Ne sont-ce pas là « deux façons » de percevoir la vraie nature de « Il est » ?

Le Rabbi Hayyim de Volozhyn affirme : « L’essence du En-Sof (In-fini) est dissimulée plus que tout secret ; on ne doit le nommer d’aucun nom, pas même du Tétragramme, pas même du bout de la plus petite lettre, le Yod. »v

Alors, que veulent dire tous ces noms de Dieu, dans le monothéisme qui se veut le plus pur ?

« R. ‘Abba bar Mamel dit : Le Saint béni soit-Il dit à Moshé : Tu veux connaître mon Nom ? Je me nomme d’après mes actes. Parfois je m’appelle El Shadday, Tsebaoth, Elohim, YHVY. Quand je juge les créatures je m’appelle Elohim, lorsque je combats les méchants, je me nomme Tsebaoth, quand je suspends les fautes des hommes je suis El Shadday et lorsque je prends les mondes en pitié, je me nomme YHVH. Ce Nom est l’attribut de miséricorde, comme il est dit : « YHVY, YHVH, Dieu miséricordieux et compatissant » (Ex. 34,6). De même : ‘Ehyeh, asher ‘Ehyeh (Je suis qui je suis) (Ex. 3,14) – Je me nomme d’après mes actes. »vi

Voilà des paroles bien sages, qui invitent à se demander quel pouvait bien être le nom de YHVH, il y a 800.000 ans, à Chou Kou Tien, lorsqu’il vit la peine de ces hommes et de ces femmes, Homo sapiens dans l’affliction, assemblés au fond d’une grotte.

Ou alors, s’Il n’avait pas de Nom, pour eux, c’est donc qu’Il n’avait pas non plus voulu « agir », pour eux ?

iRalph Cudworth, True Intellectual System of the Universe (1678), cité in Jan Assmann, Moïse l’Égyptien, 2001, p.138

iiClément d’Alexandrie, Stromata V, ch. 4, 21,4

iiiClément d’Alexandrie, Stromata V, ch.3, 19,3 et Stromata V, ch.6, 41,2

ivKaha-upaniad 2.3. 7-9 et 12-14. Les upaniad.Trad. Alyette Degrâces. Fayard. 2014. p. 390-391

vRabbi Hayyim de Volozhyn. L’âme de la vie. 2ème Portique, ch. 2. Trad. Benjamin Gross. Verdier. Lagrasse, 1986, p.74

viIbid. 2ème Portique, ch. 3, p. 75.