L’intuition
de la
puissance
théurgique
des
hommes s’est
toujours manifestée à
travers les âges.
L’anthropologie
religieuse en témoigne. E.
Durkheim explique:
« Il y a des
rites sans dieux, et même il y a des rites d’où dérivent des
dieux ».i
Il
fut l’un des premiers à montrer que
le
sacrifice
védique est
le
rite qui fut à
l’origine de la création des dieux,
étant de surcroît la caractéristique fondamentale, l’essence
même du Dieu suprême, le Créateur des mondes, Prajāpati.
L’idée
est simple, mais profondément révolutionnaire, déstabilisante, par
sa portée ultime, et ses conséquences lointaines, si l’on veut
bien y réfléchir un instant : Dieu a besoin des hommes, plus
même que ceux-ci n’ont besoin de Dieu.
« Sans
doute, sans les dieux, les hommes ne pourraient vivre. Mais d’un
autre côté, les dieux mourraient si le culte ne leur était pas
rendu (…) Ce que le fidèle donne réellement à son dieu, ce ne
sont pas les aliments qu’il dépose sur l’autel, ni le sang qu’il
fait couler de ses veines : c’est sa pensée. Il n’en reste
pas moins qu’entre la divinité et ses adorateurs il y a un
échange de bons offices qui se conditionnent mutuellement. »ii
Nombreuses
les religions dites « païennes » qui donnèrent une vie
profonde à ces idées si contraires au martèlement idéologique des
monothéismes traditionnels.
C’est
pourquoi est
à la fois originale et bienvenue la
belle étude
de Charles Mopsik sur
la cabale juive, sous-titrée
Les
rites qui font Dieu,
et
qui
affirme posément
la
« similitude flagrante » de ces
anciennes
croyances
théurgiques avec
le motif juif de la puissance créatrice du rite, qui
rejoint celle de
l’œuvre humaine en général si elle est religieusement orientée.
Elle
est aussi courageuse, prenant à revers nombre d’idées arrêtées,
de dogmes durement inamovibles. Mopsik
admet volontiers
que
« l’existence d’une thématique du judaïsme selon laquelle
l’homme doit ‘faire Dieu’ peut paraître incroyable. »iii
Mais
c’est un fait. Les
exemples de théurgie cabalistique abondent, impliquant
par
exemple le
‘façonnage’ de Dieu par
l’homme,
ou
sa participation à la ‘création’ du
Nom ou du Sabbat.
Mopsik évoque un midrach
cité par R. Bahya ben Acher, selon lequel « l’homme qui
garde le sabbat d’en bas, ‘c’est comme s’il le faisait en
haut’, autrement dit ‘donnait existence’, ‘façonnait le
sabbat d’en-haut. »iv
L’expression
‘faire Dieu’, que
Charles Mopsik utilise dans le sous-titre de son livre,
peut
être comparée à l’expression
‘faire le sabbat’ (au
sens de ‘créer le sabbat’) telle
qu’elle
est curieusement exprimée
dans la Torah (« Les fils d’Israël garderont le sabbat pour
faire le sabbat » (Ex 31,16)), ainsi
que
dans
les Homélies
clémentines,
texte
judéo-chrétien qui
présente
Dieu comme étant le Sabbat par excellencev,
ce
qui implique que ‘faire le sabbat’, c’est ‘faire Dieu’…
Depuis ses très anciennes origines ‘magiques’, la théurgie implique un rapport direct entre ‘dire’ et ‘faire’. La cabale reprend cette idée, et la développe :
« Tu
dois savoir que le commandement est une lumière, et celui qui le
fait en bas affirme (ma’amid)
et fait (‘osseh)
ce qui est en haut. C’est pourquoi lorsque l’homme pratique un
commandement, ce commandement est lumière. »vi
Dans
cette citation, le mot ‘lumière’ doit être compris comme un
manière allusive de dire ‘Dieu’, commente Mopsik, qui ajoute :
« Les observances ont une efficacité sui
generis
et façonnent le Dieu de l’homme qui les met en pratique. »
Bien
d’autres rabbins, comme Moïse de Léon (l’auteur du Zohar),
Joseph Gikatila, Joseph de Hamadan, Méir ibn Gabbay, ou
Joseph
Caro, affirment la
puissance de « l’action
théurgique instauratrice » ou « théo-poïétique ».
Le
Zohar
explique :
« ‘Si
vous suivez mes ordonnances, si vous gardez mes commandements, quand
vous les ferez,
etc.’ (Lev 26,3) Que signifie ‘Quand
vous les ferez’ ?
Puisqu’il est dit déjà ‘Si
vous suivez et si vous gardez’,
quel est le sens de ‘Quand
vous les ferez’ ?
En vérité, qui fait les commandements de la Torah et marche dans
ses voies, si l’on peut dire, c’est comme s’il Le fait en haut
(‘avyd
leyh le’ila),
le Saint béni soit-il dit : ‘C’est
comme s’il Me faisait’
(‘assany).
A ce sujet Rabbi Siméon dit : ‘David
fit le Nom’ ».vii
« Faire
le Nom » ! Voilà encore une expression théurgique, et
non des moindres, tant le Nom, le Saint Nom, est
en réalité l’Éternel, – Dieu Lui-même !
‘Faire
Dieu’, ‘Faire le Sabbat’, ‘Faire le Nom’, toutes ces
expressions théurgiques
sont
équivalentes,
et
les auteurs de la
cabale
les
adoptent alternativement.
D’un
point de vue critique, il reste à voir si
les
interprétations
cabalistiques
de ces théurgies sont
dans
tous les cas sémantiquement
et grammaticalement acceptables.
Il reste aussi
à
s’assurer qu’elles
ne
sont
pas plutôt le résultat de
lectures
délibérément tendancieuses,
détournant
à dessein le sens obvie des
Textes.
Mais
même si c’était justement le cas, il resterait alors le fait
têtu, incontournable, que les cabalistes juifs ont voulu
trouver l’idée théurgique dans la Torah…
Vu
l’importance de l’enjeu, il
vaut la peine d’approfondir le
sens de l’expression
« Faire
le Nom », et la manière dont les cabalistes l’ont comprise,
– puis
commentée sans cesse à
travers les siècles…
L’occurrence
originaire de
cette expression si
particulière se
trouve dans le
2ème livre de Samuel (II
Sam 8,13).
Il
s’agit d’un verset particulièrement guerrier,
dont
la traduction habituelle donne une interprétation
factuelle, neutre, fort
loin en vérité de l’interprétation théurgique
:
« Quand
il revint de battre la Syrie, David
se
fit encore un nom
en battant dix
huit mille hommes dans la vallée du Sel. »
David
« se fit un nom », c’est-à-dire une « réputation »,
une « gloire », selon l’acception habituelle du mot
שֵׁם,
chem.
Le
texte massorétique de
ce verset donne :
וַיַּעַשׂ
דָּוִד,
שֵׁם
Va
ya’ass
Daoud shem
« Se
faire un nom, une réputation » semble à
l’évidence la
traduction correcte, dans un contexte de victoire glorieuse d’un
chef de guerre. Les
dictionnaires de l’hébreu biblique confirment que cette acception
est fort répandue.
Pourtant
ce
ne
fut
pas l’interprétation
choisie par les cabalistes.
Ils
préfèrent
lire:
« David fit le Nom », c’est-à-dire : « il
fit Dieu », comme
le dit Rabbi Siméon, cité par le Zohar.
Dans
ce contexte, Charles
Mopsik propose une interprétation parfaitement extraordinaire de
l’expression « faire Dieu ». Cette interprétation
(tirée
du Zohar)
est
que « faire
Dieu » équivaut au fait que Dieu
constitue sa plénitude divine en conjuguant
(au sens originel du mot!) « ses dimensions masculine et
féminine ».
Quoi ?
« Faire Dieu » pour le Zohar
serait donc l’équivalent de « faire l’amour » pour
les
deux
parts,
masculine et féminine, de Dieu ? Plus
précisément, comme on va le voir, ce
serait
l’idée de la rencontre amoureuse de YHVH avec (son
alter
ego)
Adonaï ?…
Idée
géniale, ou scandale absolu (du point de vue du ‘monothéisme’
juif) ?
Voici
comment Charles
Mopsik
présente la chose :
« Le
‘Nom Saint’ est défini comme l’union étroite des deux
puissances polaires du plérôme divin, masculine et féminine :
la sefira Tiferet
(Beauté) et
la sefira Malkhout
(Royauté), auxquels renvoient les mots Loi et Droit (…) L’action
théo-poïétique s’accomplit à travers l’action unificatrice de
la pratique des commandements qui provoquent la jonction des sefirot
Tiferet
et Malkhout,
le Mâle et la Femelle d’En-Haut. Ceux-ci étant ainsi réunis
‘l’un à l’autre’, le ‘Nom Saint’ qui représente
l’intégrité du plérôme divin dans ses deux grands pôles YHVH
(la sefira Tiferet)
et Adonay (la sefira Malkhout).
’Faire Dieu’ signifie donc, pour le Zohar, constituer la
plénitude divine en réunissant ses dimensions masculine et
féminine. »viii
Dans
un autre passage du Zohar, c’est la conjonction (amoureuse) de Dieu
avec la Chekhina,
qui est proposée comme équivalence
ou
‘explication’ des expressions
« faire Dieu » ou « faire le Nom » :
« Rabbi
Juda rapporte un verset : ‘Il est temps d’agir pour YHVH, on
a violé la Torah’ (Ps.119,126). Que signifie ‘le temps d’agir
pour YHVH’ ? (…) Le ‘Temps’ désigne la Communauté
d’Israël (la Chekhina),
comme il est dit : ‘Il n’entre pas en tout temps dans le
sanctuaire’ (Lév 16,2). Pourquoi [est-elle appelée] ‘temps’ ?
Parce qu’il y a pour Elle un ‘temps’ et un moment pour toutes
choses, pour s’approcher, pour s’illuminer, pour s’unir comme
il faut, ainsi qu’il est marqué : ‘Et moi, ma prière va
vers Toi, YHVH, temps favorable’ (Ps 69,14), ‘d’agir
pour YHVH’ [‘de faire YHVH] comme il est écrit : ‘David
fit le Nom’ (II Sam 8,13), car quiconque s’adonne à la Torah,
c’est comme s’il faisait
et réparait le ‘Temps [la Chekhina],
pour le conjoindre au Saint béni soit-Il. »ix
Après
« faire Dieu », « faire YHVH »,
« faire le Nom », voici une autre forme théurgique :
« faire le Temps », c’est-à-dire « faire se
rapprocher, faire se
conjoindre »
le Saint béni soit-Il et la Chekhina…
Un
midrach cité par R. Abraham ben Ḥananel
de Esquira enseigne cette parole attribuée
à
Dieu Lui-même: « Qui accomplit mes commandements, Je le lui
compte comme s’ils M’avaient fait. »x
Mopsik
note ici que le sens du mot ‘théurgie’ comme ‘production du
divin’, tel que donné par exemple dans le Littré, peut donc
vouloir dire ‘procréation’, comme modèle pour toutes les œuvres
censées ‘faire Dieu’.xi
Cette
idée est confirmée par le célèbre rabbin Menahem Recanati :
« Le Nom a ordonné à chacun de nous d’écrire un livre de
la Torah pour lui-même ; le secret caché en est le suivant :
c’est comme s’il faisait le Nom, béni soit-il, de plus toute la
Torah est les noms du saint, béni soit-il. »xii
Dans
un autre texte, le rabbin Recanati rapproche les deux formulations
‘faire YHVH’ et ‘Me faire’ : « Nos maîtres ont
dit : Qui accomplit mes commandements, Je le lui compterai pour
mérite
comme s’il Me faisait, ainsi qu’il est marqué : ‘Il est
temps de faire YHVH’ (Ps 119,126) »xiii.
On
le voit, inlassablement, siècles après siècles, les rabbins
rapportent et
répètent le
même verset des psaumes, interprété
de façon très spécifique,
s’appuyant aveuglément
sur
son ‘autorité’ pour oser la
formulation de
spéculations vertigineuses… comme
l’idée de la
‘procréation’
de la divinité, ou de
son
‘engendrement’, en
elle-même et par elle-même…
L’image
cabalistique de la ‘procréation’ est effectivement utilisée par
le Zohar pour traduire
les rapports de la Chekhina
avec le plérôme divin :
« ‘Noé
construisit un autel’ (Gen 8,20). Que signifie ‘Noé
construisit’ ? En vérité, Noé c’est l’homme juste. Il
‘construisit un autel’, c’est la Chekhina.
Son édification (binyam)
est un fils (ben)
qui est la Colonne centrale. »xiv
Mopsik
précise que le ‘juste’ est « l’équivalent de la sefira
Yessod
(le Fondement) représentée par l’organe sexuel masculin. Agissant
comme ‘juste’, l’homme assume une fonction en sympathie avec
celle de cette émanation divine, qui relie les dimensions masculines
et féminines des sefirot, ce qui lui permet d’ ‘édifier’ la
Chekhina
identifiée à l’autel. »xv
Dans
ce verset de la Genèse, on voit donc que le Zohar lit la présence
de
la Chekhina,
représentée par l’autel du sacrifice, et
incarnant
la part féminine du divin, et on
voit qu’il y lit aussi l’acte
de
« l’édifier »,
symbolisé par la Colonne centrale, c’est-à-dire par
le
‘Fondement’, ou
le
Yessod,
qui dans la cabale a pour image l’organe sexuel masculin, et
qui
incarne donc
la
part masculine du divin, et porte le nom de ‘fils’ [de Dieu]…
Comment
peut-on comprendre ces images allusives ? Pour le dire sans
voile, la cabale n’hésite pas à représenter ici
(de manière cryptique) une
scène quasi-conjugale où Dieu se ‘rapproche’ de sa Reine pour
l’aimer d’amour…
Et
c’est à ‘Israël’ que revient la responsabilité d’assurer
le bon déroulement de cette
rencontre amoureuse,
comme l’indique le passage suivant :
« ‘Ils
me feront un sanctuaire et je résiderai parmi vous’ (Ex 25,8) (…)
Le Saint béni soit-il demanda à Israël de rapprocher de Lui la
Reine appelée ‘Sanctuaire’ (…) Car il est écrit : ‘Vous
approcherez un ‘feu’ (ichêh,
un feu
= ichah,
une femme) de YHVH (Lév 23,8). C’est pourquoi il est écrit :
‘Ils me feront un sanctuaire et je résiderai parmi vous.’ »xvi
Jetons
un œil intéressé sur le verset : « Vous
approcherez un feu de YHVH » (Lév 33,8)
Le
texte hébreu donne :
וְהִקְרַבְתֶּם
אִשֶּׁה לַיהוָה
V-iqrabttêm
ichêh la-YHVH
Le
mot אִשֶּׁה
signifie
ichêh
‘feu’,
mais dans une vocalisation très
légèrement
différente, ichah,
ce
même mot
signifie ‘femme’. Quant au verbe ‘approcher’ il a pour racine
קרב,
qaraba,
« être près, approcher, s’avancer vers » et dans la
forme hiph,
« présenter, offrir, sacrifier ». Fait intéressant, et
même troublant, le substantif qorban,
« sacrifice, oblation,
don »
qui en dérive, est presque identique au substantif qerben
qui signifie « ventre, entrailles, sein » (de
la femme).
On
pourrait proposer les équations (ou analogies) suivantes, que la
langue hébraïque laisse transparaître ou laisse entendre
allusivement:
Feu
= Femme
Approcher
= Sacrifice
= Entrailles (de la femme)
‘S’approcher
de l’autel’ = ‘S’approcher de la femme’
L’imagination
des cabalistes n’hésite pas évoquer ensemble (de façon
quasi-subliminale) le ‘sacrifice’, les ‘entrailles’, le ‘feu’
et la ‘femme’ et à les ‘rapprocher’ formellement du Nom très
Saint : YHVH.
On
se rappelle aussi que, souvent dans la Bible hébraïque,
‘s’approcher de la femme’ est un euphémisme pour ‘faire
l’amour’.
Soulignons
cependant que l’audace des cabalistes n’est ici
que
relative, puisque le Cantique
des cantiques
avait, bien longtemps avant la cabale, osé des images bien plus
brûlantes encore.
On
arrive à ce résultat puissant : dans la pensée des
cabalistes, l’expression ‘faire Dieu’ est comprise comme le
résultat d’une ‘union’ [conjugale] des dimensions masculine et
féminine du divin.
Dans
cette allégorie, la sefira Yessod
relie Dieu et la Communauté des croyants tout comme l’organe
masculin relie le corps de l’homme à celui de la femme.xvii
Le
rabbin Matthias Délacroute (Pologne, 16ème siècle) commente:
« ‘Temps
de faire YHVH’ (Ps 119,126). Explication : La Chekhina appelée
‘Temps’, il faut la faire en la conjoignant à YHVH après
qu’elle en a été séparée parce qu’on a violé les règles et
transgressé la Loi. »xviii
Pour
sa part, le rabbin Joseph Caro (1488-1575) comprend ce même verset
ainsi : « Conjoindre le plérôme supérieur, masculin et
divin, avec le plérôme inférieur, féminin et archangélique, doit
être la visée de ceux qui pratiquent les commandements (…) Le
plérôme inférieur est la Chekhina,
appelée aussi Communauté d’Israël.»xix
Il
s’agit de magnifier le rôle de la Communauté d’Israël, ou
celui de chaque croyant individuel, dans ‘l’œuvre divine’,
dans sa ‘réparation’, dans son accroissement de ‘puissance’
ou même dans son ‘engendrement’…
Le
rabbin Hayim Vital, contemporain de Joseph Caro, commente à
ce propos un
verset d’Isaïe et
le met
en relation avec un autre
verset
des Psaumes,
d’une façon qui a été jugée « extravagante » par
les exégètes littéralistesxx.
Le
verset d’Isaïe (Is 49,4) se lit, selon Hayim Vital : « Mon
œuvre, c’est mon Dieu », et
il le met
en regard avec le Psaume 68 : « Donnez de la puissance à
Dieu » (Ps 68,35), dont
il donne le commentaire suivant : « Mon œuvre était mon
Dieu Lui-même, Dieu que j’ai œuvré, que j’ai fait, que j’ai
réparé ».
Notons
que, habituellement, on traduit ce
verset Is 49,4 ainsi :
« Ma récompense est auprès de mon Dieu » (ou-féoulati
êt Adonaï).
Mopsik
commente : « Ce n’est pas ‘Dieu’ qui est l’objet
de l’œuvre, ou de l’action du croyant, mais ‘mon Dieu’, ce
Dieu qui est ‘mien’, avec lequel j’ai un rapport personnel, et
en qui j’ai foi, et qui est ‘mon’ œuvre. »
Il
conclut : ce ‘Dieu qui est fait’, qui est ‘œuvré’, est
en réalité « l’aspect féminin de la divinité ».
Le
Gaon Élie de Vilna a proposé une autre manière de comprendre et
de désigner les
deux aspects ‘masculin’ et ‘féminin’ de la divinité, en les
appelant respectivement ‘aspect expansif’ et ‘aspect
récepteur’ :
« L’aspect
expansif est appelé havayah
(être) [soit HVYH, anagramme de YHVH…], l’aspect récepteur de
la glorification venant de notre part est appelé ‘Son Nom’. A la
mesure de l’attachement d’Israël se liant à Dieu, le louant et
le glorifiant, la Chekhina
reçoit le Bien de l’aspect d’expansion. (…) La Totalité
des offices, des louanges et des glorifications, c’est cela qui est
appelé Chekhina,
qui est son Nom. En effet, ‘nom’ signifie ‘renom’ et
‘célébration’ publiques de Sa Gloire,
perception de Sa Grandeur.
(…) C’est le secret de ‘YHVH est un, et Son Nom est un’
(Zac 14,9). ‘YHVH’
est un’ désigne l’expansion de Sa volonté. ‘Son Nom est un’
désigne l’aspect récepteur de sa louange et de l’attachement.
Telle est l’unification de la récitation du Chéma.»xxi
Selon
le Gaon de Vilna, la dimension féminine de Dieu, la Chekhina, est la
dimension passive du Dieu manifesté, dimension qui se nourrit de la
Totalité des louanges et des glorifications des croyants. La
dimension masculine de Dieu, c’est Havayah,
l’Être.
L’exposé
de Charles Mopsik sur les interprétations théurgiques de la cabale
juive (‘Faire Dieu’) ne néglige pas de reconnaître que
celles-ci
s’inscrivent en réalité dans une histoire universelle du fait
religieux, particulièrement riche en expériences comparables,
notamment dans le monde divers
du « paganisme ».
C’est
ainsi qu’il faut reconnaître l’existence
« d’homologies difficilement contestables entre les
conceptions théurgiques de l’hermétisme égyptien hellénisé, du
néoplatonisme gréco-romain tardif,
de la théologie soufie, du néoplatonisme érigénien et de la
mystagogie juive. »xxii
Dit
en termes directs, cela revient à constater que depuis l’aube des
temps, il y a eu parmi tous les peuples cette idée que l’existence
de Dieu dépend des hommes, au
moins à un certain degré.
Il
est aussi frappant que des idées apparemment fort étrangères à la
religion juive, comme l’idée d’une conception trinitaire de Dieu
(notoirement associée au christianisme) a en fait été énoncée
d’une manière analogue par certains cabalistes de haut vol.
Ainsi
le fameux rabbin Moïse Hayim Luzzatto a eu cette formule étonnamment
comparable (ou si l’on préfère : ‘isomorphe’) à la
formule trinitaire chrétienne :
« Le
Saint béni soit-il, la Torah et Israël sont un. »
La
formule trinitaire chrétienne proclame
l’unité du Père, du Fils et de l’Esprit Saint.
L’isomorphie
est flagrante : le Saint est le ‘Père’, la Torah est le
‘Fils’, et Israël est l’‘Esprit’.
Mais
il faut aussi immédiatement
rappeler
que
ce genre de conceptions
‘cabalistiques’
a
attiré de virulentes critiques au
sein du judaïsme conservateur,
– critiques
s’étendant
d’ailleurs à l’intégralité de la cabale juive. Mopsik
cite à ce propos les réactions outrées
de
personnalités comme le rabbin Elie del Medigo (c. 1460- p.1493) ou
le rabbin Juda Arié de Modène (17ème siècle), et
celles de contemporains tout aussi critiques, comme Gershom Scholem
ou Martin Buber…
Nous
n’entrerons pas dans ce débat interne au judaïsme. Nous préférons
ici essayer de percevoir dans les conceptions théurgiques que nous
venons d’exposer l’indice d’une constante anthropologique,
d’une sorte d’intuition universelle propre à la nature profonde
de l’esprit humain.
Il
faut rendre hommage à l’effort révolutionnaire des cabalistes,
qui ont secoué de toutes leurs forces les cadres étroits de
conceptions anciennes et figées, pour tenter de répondre à des
questions sans cesse renouvelées sur l’essence des rapports entre
la divinité, le monde et l’humanité, le theos,
le cosmos
et l’anthropos.
Cet
effort intellectuel, titanesque, de
la cabale juive est d’ailleurs
comparable en
intensité, me
semble-t-il, à
des efforts analogues réalisés
dans
d’autres religions (comme
ceux
d’un Thomas d’Aquin dans le cadre du christianisme, à peu près
à la même période, ou
comme ceux
des grands penseurs védiques, dont
témoignent les très profondes
Brahmanas,
deux
millénaires
avant
notre ère).
De
l’effort
puissant de
la cabale ressort
une idée spécifiquement juive, à valeur universelle :
« Le
Dieu révélé est le résultat de la Loi, plutôt que l’origine de
la Loi. Ce Dieu n’est pas posé au Commencement, mais procède
d’une d’une interaction entre le flux surabondant émanant de
l’Infini et la présence active de l’Homme. »xxiii
D’une
manière très ramassée, et
peut-être plus pertinente : « on ne peut vraiment
connaître Dieu sans agir sur Lui », dit
Mopsik.
A
la différence de Gershom Scholem ou de Martin Buber qui ont rangé
la cabale dans le domaine de la « magie », pour
la dédaigner au fond, Charles
Mopsik perçoit clairement qu’elle
est l’un des signes de l’infinie
richesse du potentiel humain, dans ses rapports avec le divin. Il
faut
lui
rendre
hommage pour sa vision anthropologique très large des phénomènes
liés à la révélation divine, dans toutes les époques, et par
toute la terre.
L’esprit
souffle où il veut. Depuis l’aube des temps, c’est-à-dire
depuis des dizaines de milliers d’années (les grottes de Lascaux
ou Chauvet en témoignent), bien des esprits humains ont tenté
l’exploration de l’indicible, sans idées reçues, et contre
toute contrainte a priori.
Plus
proche de nous, au
9ème siècle de notre ère, en Irlande, Jean Scot Erigène
écrivait :
« Parce
qu’en tout ce qui est, la nature divine apparaît, alors que par
elle-même elle est invisible, il n’est pas incongru de dire
qu’elle est faite. »xxiv
Deux
siècles plus tard,
le soufi Ibn Arabi, né
à Murcie, mort à Damas,
s’écriait :
« S’Il nous a donné la vie et l’existence par son être,
je Lui donne aussi la vie, moi, en le connaissant dans mon cœur. »xxv
La
théurgie est une idée intemporelle, aux implications inimaginables,
et aujourd’hui, malheureusement, cette
profonde idée est presque
totalement incompréhensible, dans un monde intégralement
dé-divinisé, et partant déshumanisé.
iE.
Durckheim. Les formes élémentaires de la vie religieuse.
PUF, 1990, p.49
iiE.
Durckheim. Les formes élémentaires de la vie religieuse.
PUF, 1990, p.494-495
iiiCharles
Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.551
ivIbid.
vHomélies
Clémentines, cf. Homélie XVII. Verdier 1991, p.324
viR.
Ezra de Gérone. Liqouté Chikhehah ou-féah. Ferrare, 1556,
fol 17b-18a, cité in Charles Mopsik. Les grands textes de la
cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993,
p.558
viiZohar
III 113a
viiiCharles
Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.561-563
ixZohar,
I, 116b, cité in Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale.
Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.568
xR.
Abraham ben Ḥananel de Esquira. Sefer Yessod ‘Olam. Ms
Moscou-Günzburg 607 Fol 69b, cité in Charles Mopsik. Les grands
textes de la cabale. Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier.
Lagrasse, 1993, p.589
xiCf.
Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les rites qui
font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.591
xiiR.
Menahem Recanati. Perouch ‘al ha-Torah. Jerusalem, 1971, fol
23b-c, cité in Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale.
Les rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.591
xiiiR.
Menahem Recanati. Sefer Ta’amé ha-Mitsvot. Londres 1962 p.47,
cité in
Charles Mopsik. Les
grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.591
xivZohar
Hadach, Tiqounim Hadachim. Ed. Margaliot. Jérusalem, 1978, fol
117c cité in Charles Mopsik. Les grands textes de la cabale. Les
rites qui font Dieu. Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.591
xvCharles
Mopsik. Les grands
textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.593
xviR.
Joseph de Hamadan. Sefer Tashak. Ed J. Zwelling U.M.I. 1975,
p.454-455, cité in Charles
Mopsik. Les grands
textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.593
xviiCf.
Charles Mopsik. Les
grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.604
xviiiR.
Matthias Délacroute. Commentaire sur la Cha’aré Orah. Fol
19b note 3. Cité in Charles
Mopsik. Les grands
textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.604
xixCharles
Mopsik. Les grands
textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.604
xxIbid.
xxiGaon
Élie de Vilna. Liqouté ha-Gra. Tefilat Chaharit, Sidour ha-Gra,
Jérusalem 1971 p.89, cité in Charles
Mopsik. Les grands
textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.610
xxiiCharles
Mopsik. Les grands
textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.630
xxiiiCharles
Mopsik. Les grands
textes de la cabale. Les rites qui font Dieu.
Ed. Verdier. Lagrasse, 1993, p.639
xxivJean
Scot Erigène. De Divisione Naturae. I,453-454B, cité par
Ch. Mopsik, Ibid. p.627
xxvCité
par H. Corbin. L’imagination créatrice
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