Le hasard et la logique


« Mondes intriqués »  ©Philippe Quéau 2023 ©Art Κέω 2023

La théorie des super-cordes promeut l’hypothèse de l’existence des multivers. Soit. Mais si cette théorie était avérée, le nombre des multivers serait de facto astronomiquement astronomique. Prenant en compte tous les univers voguant dans des branes parallèles, et correspondant à toutes les variétés possibles, dites de Calabi-Yau, il y en aurait au moins 10500 – c’est-à-dire un nombre s’écrivant comme un dix suivi de cinq cent zéros… Il pourrait même y en avoir bien plus encore, si l’on fait l’hypothèse supplémentaire de l’existence des multivers qui seraient pour leur part totalement déconnectés de notre environnement cosmologique. Ces autres univers seraient indétectables, en pratique, et leur existence ni démontrable ni indémontrable, en théorie. Ils ne seraient en réalité que de pures vues de l’esprit, mais l’hypothèse de leur existence serait cependant nécessaire à la « beauté » de la super-symétrie prédite par les mathématiques des super-cordes. Ils ne tiendraient leur existence fantomatique que de cette supposée nécessité et de cette putative beauté.

La théorie des super-cordes est loin de faire l’unanimité. Des physiciens plus prudents, ou plus conservateurs, jugent qu’elle ne relève pas de la science, mais de la féerie imaginative ou du délire déchaîné de chercheurs trop épris de la magie propre des mathématiques, qu’ils considèrent comme absolument « réelles », et non comme de simples constructions de l’esprit humain, avec ce que cela pourrait avoir de relatif.

Platon lui aussi croyait que les mathématiques possèdent une forme de « réalité », mais il était surtout sensible à ce qu’elles contiennent de mystère. Loin de s’en satisfaire, Platon voyait qu’il y avait bien au-dessus des mathématiques, d’autres mystères plus profonds encore. Quant à l’existence d’une infinité de mondes parallèles, si allègrement postulée par les physiciens adeptes des super-cordes, Platon avait déjà considéré cette hypothèse. Il l’avait d’ailleurs réfutée assez simplement, par un argument, il est vrai, d’essence métaphysique. « Afin donc que ce monde-ci, sous le rapport de l’unicité, fût semblable au Vivant absolu, pour ce motif, ce n’est ni deux, ni une infinité de mondes qui ont été faits par l’Auteur, mais c’est à titre unique, seul en son genre, que ce monde est venu à l’être, et que dorénavant il serai. » C’était aussi là, pour Platon, une manière de réfuter la thèse des philosophes Atomistes, qui admettaient l’existence d’une pluralité infinie de mondes. Mais en bonne logique, l’idée du Tout ne peut être qu’unique, et elle ne peut pointer que vers une entité unique. Le Tout, par essence, est nécessairement unique. L’ »unicité » est l’une de ses propriétés intrinsèques, au même titre que celle de « totalité ». Il ne peut y avoir plusieurs « Tout » qui se côtoieraient les uns les autres, tout en s’ignorant…

Cette problématique se ramène en fait à une alternative simple. Il faut choisir entre la thèse de l’existence d’une quasi-infinité de multivers, et la thèse de l’existence d’un seul univers, ou encore d’un seul Tout. Dans le premier cas, on se laisse en quelque sorte guider par la logique propre des mathématiques, ou plutôt d’une partie d’entre elles (et on se demande d’ailleurs pourquoi on se laisserait ainsi marabouter intellectuellement). Dans le second cas, on fait appel à une intuition philosophique. Cette dernière rejoint d’ailleurs ce que préconise le principe d’Ockham, qui recommande de ne pas multiplier les êtres sans nécessité. Pluralitas non est ponenda sine necessitateii. Si l’on suit ce « principe de parcimonie », il faudrait privilégier l’hypothèse de l’unicité de l’univers, et éviter toute démultiplication infiniment profuse de multivers parallèles. Mais qui dit unicité, dit singularité, et même exceptionnalité. S’il n’existe qu’un seul univers, pourquoi cet univers si spécial, si singulier, existe-t-il ? Par exemple, pourquoi observe-t-on cette incroyable précision de la constante cosmologique, qui est l’une des caractéristiques uniques de notre univers ? La constante cosmologique s’écrit comme un 0 et une virgule, suivie de 123 zéros, puis d’une série de centaines de chiffres. La moindre variation dans cette série de chiffres de la constante cosmologique ferait exploser l’univers ou le rendrait totalement inapte à la vie. Or, nous pouvons constater que l’univers permet la vie, puisque nous sommes vivants, et que nous sommes même en capacité d’en parler philosophiquement. Le « principe anthropique », c’est-à-dire la reconnaissance du fait qu’est présente dans un petit coin de l’univers quelque chose qui s’appelle la pensée humaine, ce principe élimine a priori l’hypothèse d’un hasard inimaginable, défiant toutes les lois de la probabilité. Cette même pensée humaine est en effet capable de juger le hasard, et de le juger précisément incapable de produire à lui seul un tel univers, – un univers dont l’existence même dépendrait de la « précision » supposée d’une constante cosmologique venue d’on ne sait où, et dont la nature obéirait à des raisons parfaitement inconcevables. En revanche, il est assez facilement concevable que la pensée, en tant que telle, est capable de dépasser tous les mondes, en puissance. La pensée pure annule le hasard, et transcende (potentiellement) tous les systèmes, toutes les formes, toutes les logiques, qu’elles soient mathématiques, cosmologiques ou métaphysiques. Il faut donc continuer de penser, et de chercher ce qui se trouve nécessairement au-delà des mondes, au-delà de l’univers, au-delà du Tout.

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iPlaton. Timée 31b

ii« Les multiples ne doivent pas être utilisés sans nécessité. »

4 réflexions sur “Le hasard et la logique

  1. Pourtant, nous sommes ces multivers et nous ne le savons pas encore. Le « Tout » n’exclut pas cette multiplicité des possibles, et le grand Tout sera toujours le grand Tout de tous les univers. Les Anciens le mentionnent de façon très allusive. Dans le fond, ce n’est pas très important. Ce qui est beau, ce sont tous ces champs possibles…

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