Les Fungi et la Conscience


« Psilocybe cubensis ».

Dans la transe, qu’elle soit obtenue en « chevauchant » le tambour, ou stimulée par la consommation de plantes psychotropes, le chaman s’envole pour un voyage lointain – dans le monde des ancêtres disparus, ou vers des cieux si élevés, qu’y habitent les dieux, et l’Esprit même, ou ce qui en tient lieu. Il y a des extases difficiles, dangereuses, épuisantes. Aucune n’est aisée et plaisante. Il n’y en a jamais deux semblables, et elles engagent totalement l’être qui s’y soumet. Quelques-unes sont si extrêmes que l’on s’approche de la mort même. Il peut être donné à ceux qui sont allés jusqu’à ce seuil de la considérer seulement comme une nouvelle route, avec le risque d’aller alors bien au-delà. Le sentiment de la mort imminente peut aussi être compris comme le signal du retour nécessaire, de l’urgence pour la conscience de se déprendre de son élévation provisoire, et d’entamer sa lente et longue descente parmi les vivants.

L’extase est un voyage qui va bien au-delà de toute idée de voyage, elle va au-delà de la vie et de la mort, au-delà du soi et de la conscience. Ceux qui en reviennent ne peuvent jamais trouver les mots pour la dire. Sans doute ces mots n’existent-ils dans aucune langue humaine. Dans l’état d’extase, cela a été souvent décrit, la conscience semble s’extraire du corps et s’élever infiniment haut, franchissant les mondes, dépassant les cieux. Mais qui dirige ce vol de la conscience, qui sait la fin du voyage, ou son objet? La conscience, l’inconscient, quelque autre entité encore ? Ou la conjonction subjective de ces trois puissances ?

Sous l’influence d’une forte dose de psychotropes (plus la dose est forte, plus elle est dangereuse, et même potentiellement mortelle), après moult péripéties durant une « montée » de plusieurs heures, la conscience, arrivée à ce qu’il lui semble être le point extrême de l’extase, et dont elle saura plus tard, par d’autres récits comparables, qu’il est donné à peu de personnes de la vivre, – la conscience se trouve face à une révélation ‘ultime’, dont tout lui donne à croire qu’elle n’est pas dépassable. Elle fait face, si elle le peut, ou plutôt elle plonge, elle s’immerge entièrement dans ce qui pourrait être faiblement décrit comme une infinie boule d’amour et d’intelligence. En un regard, elle se voit ‘divinisée’, ou invitée à l’être, et la conscience s’enveloppe d’un brûlant brouillard, d’une nébuleuse infinie, qui l’illumine plus que des milliards de soleils assemblés en un point ne sauraient le faire. Mais ces pauvres métaphores verbales sont encore trop extérieures, trop phénoménales. Par leur maladroite surenchère, elles désignent surtout le vide de l’insaisissable saisissement.

Qu’est-ce qui est réellement révélé à ce moment, en fait? L’être de la Déité ? Cela même n’est point assuré, au fond. Peut-être n’est-ce que le voile de sa Présence ? Ce qui paraît de la Déité, pour aussi subjuguant que cela soit, n’est-il pas encore trop tissé d’impressions, trop nimbé d’images, certes ineffables, indicibles, mais, somme toute, passagères? L’infini n’est-il pas par essence infini ? Comment se pourrait-il conjoindre à une conscience éphémère, composée d’une succession d’instants finis ? Cela n’est pas explicable. Et à peine entrevue, la Déité s’absente. La vision se dissout.

Tout zénith désigne son nadir. La descente s’initie, nécessaire, irrévocable, et toutes les visions peu à peu se détissent, s’évanouissent, se résorbent, se diluent, dans une souvenance immensément émue mais confuse, et qui n’étreint plus que des limbes.

Après l’apex de l’extase, n’en revient-on pas toujours ? Ou plutôt, en revient-on jamais ? N’est-on pas dès lors transformé au plus profond de soi, pour toute la vie? Y a-t-il réellement une seule Vérité au bout du compte ? Ou celle-ci n’en annonce-t-elle pas d’autres, en puissance, infiniment ? Toute vérité, et même la plus absolue, n’est-elle qu’un artefact de l’esprit réfléchissant sur lui-même, par lui-même ? Toute vérité n’est-elle qu’une image de la réalité même, dont on ne peut jamais être assuré d’en avoir dévoilé l’essence finale ? N’en vient-on pas à douter de l’essence de cette réalité ‘ultime’, telle qu’elle apparaît, tant elle se donne aussi comme infiniment hors de portée de l’intelligence et de la conscience humaines ?

Ou encore, serait-il possible que cette Vérité, ou son voile, ne fasse qu’une sorte de signe, encourageant la conscience à entreprendre plus tard d’autres voyages, de futures recherches, de prochains approfondissements, selon d’autres angles, d’autres méthodes, plus conformes à son essence, et dont une unique extase, toute fondatrice qu’elle soit, fait seulement trembler le voile qui la vêt?

Dans l’expérience extatique, suivant les circonstances, les tempéraments, ou une grâce octroyée sans pourquoi ni raison, on peut connaître alternativement la félicité ou l’angoisse, l’émerveillement ou la terreur, la stupéfaction ou l’illumination, le bouleversement ou la plénitude. Rien dans l’extase n’est écrit ou déterminé. Chacun la vit à sa manière.

Dans le chamanisme, l’extase est l’essence même de l’expérience. Mais, point essentiel, il n’est pas du tout nécessaire d’être chaman pour faire cette expérience-là, ou d’autres, plus absolues encore.

De cela, l’on déduit que l’essence de l’extase n’est pas fondamentalement liée à la culture ou aux rites. Elle peut être offerte à tous, car elle est immanente à la nature la plus profonde de la réalité.

A travers elle, la voix des millénaires passés murmure, parle ou s’écrie, aujourd’hui encore, et continuera demain de faire résonner ses échos.

Les champignons chamaniques « parlent », dit-on. ‘Es habla‘, confirme le curandero mexicain.

Peut-être cette « parole », qui est aussi « vision », entretient-elle un lien mystérieux avec ce qu’ont représenté, dans d’autres cultures, d’autres langues, et en d’autres temps, le logos grec, le debar hébreu, ou la vāc védique ?

Dans la tradition védique, c’est le Soma même qui « parle ». Il parle comme un Dieu. D’ailleurs le Véda dit qu’il est un Dieu. Et sa voix (vāc) traverse les millénaires.

Des chercheurs, sans doute dominés par des instincts plus matérialistes et positivistes que spirituels ou spéculatifs, ont dépensé beaucoup de temps et d’énergie à tenter d’identifier de quoi était composé le Soma. Quelle plante était-elle broyée pour en exprimer le suc ? William Jones, en 1794, avait suggéré que le principe actif du Soma védique était la rue syrienne, ou Peganum harmala. Dans leur livre Haoma and Harmaline, David Flattery et Martin Schwartz confirment cette hypothèse.i

Mais d’autres plantes ont été identifiées comme de possibles candidates : l’Éphédra, le Cannabis sativa, une plante du genre Sarcostemma, une plante du genre Periploca, ou encore, l’Amanite tue-mouches, ou Amanita muscaria, un champignon encore utilisé dans le cadre de diverses cultures chamaniques, notamment en Sibérie.

On ne peut manquer de rapprocher l’usage putatif de ces plantes aux effets psychotropes dans les cérémonies védiques de l’emploi généralisé de plantes ou de champignons psychotropes dans la plupart des formes de chamanisme relevées par l’anthropologie contemporaine.

De nombreuses espèces de plantes sont encore utilisées par les chamans de par le monde. Parmi celles-ci, on peut citer le Datura, le Brugmansia, le Brunfelsia, la Coca (l’Erythroxylum coca), l’Anadenanthera peregrina, la Psychotria viridis (ou Chacruna en quechua), les graines de Sophora secundifolla ou de Macambo, la poudre de Virola, des tabacs comme la Nicotiana rustica, ou encore le champignon Stropharia cubensis (ou Psilocybe cubensis) qui pousse dans les excréments du bétail, ce qui lui vaut son appellation de ‘coprophile’. Malgré leur usage chamanique, il importe de noter que ces plantes ou ces fungi n’induisent pas nécessairement d’expérience extatique ou enthéogène, même si elles en ont la capacité.

Plus de deux cents espèces de champignons sont répertoriées comme hallucinogènes ou enthéogènes, dont les plus importantes sont les Psilocybes, l’Amanita muscaria (amanite tue-mouche) et le Claviceps purpurea (l’ergot de seigle, qui contient de l’acide lysergique dont est dérivé le LSD). 

Leurs principes actifs les plus courants sont deux dérivés indoliques, la psilocybine et la psilocine. Ils sont présents dans les espèces de trois genres de champignons, les psilocybes, les strophaires et les panéoles.

La psilocybine fait partie des tryptamines, lesquelles forment un groupe de substances potentiellement psychotropes, hallucinogènes, et même enthéogènes. Les tryptamines ont une structure chimique est de type indoleii. Certaines tryptamines sont produites naturellement par le corps humain, comme la diméthyltryptamine (DMT), synthétisée par la glande pinéale, et la sérotonine (5-hydroxytryptamine ou 5-HT), que l’on trouve principalement dans le système digestif. Elles agissent comme neurotransmetteurs dans le système nerveux central. Dans le cerveau, la DMT joue un rôle essentiel quant à la régulation des humeurs, et est à l’origine des sentiments de plénitude et de contentement.

L’hypothèse a été faite que la psilocybine, en tant que principe puissamment psychotrope, a pu être impliquée dans le développement archaïque de la conscience chez Homo sapiens

Si le destin de l’homme est étroitement associé à celui de sa conscience, il est fort vraisemblable que ce que nous pensons ou ce que nous ressentons puisse aussi « s’incarner », au sens propre, par exemple sous forme de tryptamines. Réciproquement, toute modulation dans la régulation de ces molécules peut avoir un impact sur la conscience et la pensée.

D’un point de vue mythologique ou religieux, ce phénomène pourrait assez bien correspondre à ce qu’on a appelé l’incarnation du Logos.

L’incarnation du Logos est un archétype idéal, qui permet entre autres à la conscience qui s’en pénètre de dépasser les dualités tranchées de la matière et de l’esprit, du signe et de la chose, de l’existence et de l’essence.


Bien longtemps avant que Humphrey Osmond ait inventé le terme « psychédélique » en 1957, et que R. Gordon Wasson et Carl A.P. Ruck ne lui aient préféré le terme « enthéogène »iii, des termes fort anciens comme celui d’ »extase », ou des périphrases comme « l’élévation » ou « l’expansion » de la conscience étaient employées par nombre de cultures.

Quels que soient les termes qui seront employés dans l’avenir, pour en rendre compte, on ne peut douter que l’humanité, si elle veut garder l’espoir d’un avenir durable, devra accéder collectivement à une forte « expansion » de la conscience, y compris dans ses dimensions enthéogènes.

Jusqu’à quel point sera-t-il possible à Homo sapiens d’augmenter, d’étendre, d’élargir et d’élever sa conscience ? À partir de quand cela deviendra-t-il nécessaire et même urgent ?

Difficile de répondre. Il faudrait pouvoir être pleinement conscient aujourd’hui de ce qu’impliquerait demain un déficit systémique et collectif de conscience, quant à la possibilité de survie face à des catastrophes majeures, dont l’humanité aurait la principale responsabilité.

Nul doute cependant que l’avenir de l’humanité dépendra de sa capacité à faire émerger une nouvelle intensité de conscience, tant au plan individuel et que collectif.

Les indoles aux propriétés psychotropes ont vraisemblablement déjà été des agents de changement et d’évolution, pendant les millions d’années qui ont précédé la civilisation moderne. Ils ont aussi contribué à faire évoluer le patrimoine génétique de l’espèce humaine.

Si l’on pouvait prouver que la conscience humaine a progressivement émergé de développements neurologiques du cerveau en partie catalysés par les indoles, alors l’idée que l’on se fait du cerveau, de ses relations d’intrication et d’imbrication avec la nature, et de ses capacités ultérieures d’évolution, serait bouleversée.

Mais cette confirmation d’une intuition latente n’épuiserait en rien le véritable problème, celui que constitue la nature même de la prochaine phase d’évolution de la conscience, sans laquelle l’humanité courra vraisemblablement à sa perte.

Nécessitera-t-elle de nouvelles sortes d’interactions biochimiques entre le système neuronal et l’univers environnant, à l’exemple de celles qui ont façonné le cerveau d’Homo sapiens, et de bien d’autres hominidés et homininés avant lui ?

Ou bien requerra-t-elle essentiellement un travail de la conscience sur elle-même, en vue de se dépasser, en quelque sorte par ses propres forces, sans nécessité d’une « augmentation » biochimique ? Ou exigera-t-elle quelque combinaison de ces facteurs, un exhaussement de conscience doublé d’une nouvelle symbiose biochimique ?


On continuera certainement d’apprendre beaucoup de choses avec une analyse toujours plus approfondie de la confluence des conditions qui furent nécessaires pour que des organismes vivants, inconscients ou « proto-conscients », aient progressé vers la conscience, ou plutôt vers une infinie variété de formes de conscience, pendant des centaines de millions d’années.

Mais cela ne suffira pas. Jeter un regard, si profond soit-il, vers les abysses du passé, ne préjugera pas de la nécessité de forger des modes de compréhension nouveaux, d’élaborer de nouvelles textures de la conscience.

Malgré des millions d’années d’évolution et de transformation, culminant avec l’apparition d’Homo sapiens, il y a environ cent mille ans, et après le processus ultérieur d’évolution, ultra-rapide cette fois, lors des derniers millénaires, processus qui a pris la forme de recherches et d’inventions culturelles, philosophiques, religieuses, scientifiques, artistiques, le mystère de la conscience demeure intégral, et le défi qu’elle pose, quant à la compréhension de son essence, radical.

Il y a vingt ou trente mille ans, le rôle des tryptamines a pu se révéler déterminant pour catalyser chez Homo sapiens l’apparition d’une conscience plus aiguë de la nature des divers mondes, le monde de la réalité ici-bas, et celui d’une réalité autre, symbolique, invisible, immanente, mais bien présente, et qui reste aujourd’hui vivante dans d’innombrables cultures, philosophies, spiritualités.

La DMT, on l’a vu, fait partie intrinsèque du métabolisme neuronal, mais il est aussi le plus puissant des psychotropes produits par la nature, par des espèces végétales ou fongiques. L’extraordinaire facilité avec laquelle la DMT supprime les limites de la conscience et la transporte dans des dimensions impossibles à concevoir a priori, et qui lui paraissent ensuite indicibles a posteriori, est l’un des phénomènes les plus extraordinaires que la vie réserve à la conscience humaine.

C’est une sorte de « miracle » dont la conscience qui cherche doit prendre conscience. Et ce miracle est suivi d’un autre, de signe contraire, en quelque sorte. Il s’agit de la facilité avec laquelle les systèmes de régulation enzymatique du cerveau humain reconnaissent les molécules surnuméraires de la DMT au niveau des fentes synaptiques. Après seulement quelques centaines de secondes, ces enzymes peuvent les désactiver et les réduire en sous-produits du métabolisme ordinaire.

Le fait que la DMT soit à la fois la plus puissante de tous les indoles psychotropes, et qu’elle puisse être aussi aisément neutralisée, est une indication fort probable d’une très longue association symbiotique entre Homo sapiens et les indoles, symbiose qui a sans doute commencé ses effets dès les premiers hominidés et homininés.


Seule parmi les écoles de pensée dominantes du vingtième siècle, la psychologie jungienne a cherché à se confronter à certains des phénomènes spirituels qui entretiennent le plus de rapports avec ceux du chamanisme, dont l’archétype de l’extase. C.G. Jung a insisté sur le fait que les allégories et les emblèmes alchimiques étaient des produits de l’inconscient et pouvaient être analysés de la même manière que les rêves. Du point de vue de Jung, le fait de trouver les mêmes motifs dans les spéculations fantastiques des alchimistes et dans les rêves de ses patients constituait une confirmation de sa théorie de l’inconscient collectif et de l’existence d’archétypes universels.

Jung les voyait comme des éléments autonomes de la psyché, échappant au contrôle de l’ego.

Par un curieux effet de « synchronicité », terme que Jung forgea d’ailleurs avec Wolfgang Pauli, le début du 20e siècle fut aussi celui de la révolution de la physique quantique.

Dans cette nouvelle physique, l’observateur, dans son rôle subjectif, est inextricablement lié aux phénomènes observés. Sur le fond, cette idée rejoint les très anciennes découvertes chamaniques, lesquelles reposaient, en dernière analyse, sur la synergie exceptionnelle entre des molécules de tryptamine, largement disponibles dans la nature, et les pensées les plus hautes, les plus sublimes, qu’aient jamais pu atteindre des consciences humaines.

Grâce aux psychotropes, et pendant d’innombrables générations, Homo sapiens a découvert en lui-même que l’Esprit n’était pas une idée, mais qu’il était une réalité vivante, une réalité ontologique suprême, résidant intimement dans l’esprit humain, et le surpassant aussi infiniment.

Ce mystère-là, tel qu’il se laisse entrevoir au cœur de l’expérience induite par les tryptamines psychotropes et enthéogènes, n’est pas un mystère que les neurosciences pourront seules élucider.

L’avenir de l’Homme est dans l’esprit, et plus encore dans la conscience. Le seul espoir de survie de notre planète épuisée devra être trouvé en esprit par des esprits, en conscience par des consciences.

Une révolution, plus radicale que toutes celles déjà advenues, devra advenir, — dans nos consciences.

Chamans, mages, prophètes, sibylles, visionnaires, ont exploré les avant-postes du Mystère pendant des millénaires. Mais l’Histoire ne fait que commencer. Presque tout reste à découvrir.
Il faut admettre notre ignorance abyssale concernant la nature de l’esprit et l’essence de la conscience, ainsi que leurs liens avec la manière dont le monde, le Cosmos, déploie son existence, et révèle son essence.

Avons-nous en nous-mêmes la capacité de changer notre propre esprit, de modifier notre conscience ? Pendant des dizaines de milliers d’années, les esprits, les intelligences et les consciences humaines ont pu évoluer, se transformer et se transcender, avec et non pas contre la nature, — cette nature qui, en des formes de vie apparemment élémentaires, des moisissures, des champignons, cachaient quelques-uns de ses secrets les plus grandioses.

Cette antique leçon ne doit jamais être oubliée. C’est celle de la symbiose des règnes fongique, végétal et animal, et à travers elles, la symbiose de l’Homme avec toutes les formes de vie.

Cette leçon assimilée, il restera à imaginer et à cultiver les nouvelles formes de symbiose qui attendent encore la conscience humaine, et par lesquelles elle sera amenée à se dépasser, ou s’outrepasser toujours plus.

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iDans ce livre, Flatterie et Schwartz concluent que le Peganum harmala, au moins à la fin de l’époque védique, fournissait le principe actif du haoma/soma. Le Peganum harmala contient de l’harmaline, une bêta-carboline différente dans son activité pharmacologique de l’harmine qui se trouve dans l’ayahuasca (décoction composée de Banisteriopsis caapi et de Psychotria viridis). L’harmaline est plus psychoactive et moins toxique que l’harmine. Le Peganum harmala peut donner lieu à des expériences extatiques, s’il est consommé à dose suffisante. Martin Schwartz rapporte aussi l’hypothèse de Harold Bailey selon laquelle l’étymologie des mots soma et haoma (l’équivalent du soma dans la tradition avestique en Iran) ne se fonde pas, comme on le prétend habituellement, sur la racine indo-iranienne *sau-, « presser, écraser, moudre dans un mortier », à laquelle est ajouté le suffixe –ma. Il estime que le mot soma, qu’il orthographie sauma signifie en fait « champignon ». Cf. David Flattery et Martin Schwartz. Haoma and Harmaline. Part II. §186. University of California Press. Near Eastern Studies Vol. 21, 1989, p.117

iiL’indole est un composé organique doté de deux cycles aromatiques accolés, un cycle benzénique et un cycle pyrrole.

iiiR. Gordon Wasson, Albert Hofmann, Carl A.P. Ruck , The Road to Eleusis: Unveiling the Secret of the Mysteries,1978.

Des montées au Ciel et des descentes aux Enfers


« Chaman extatique à Lascaux »

Le chaman est « le grand maître de l’extase »i explique Mircéa Eliade. Il est le virtuose de la transe pendant laquelle son âme quitte le corps pour monter au Ciel ou descendre dans les Enfers, selon les cas. Il communique alors avec les morts, les démons, les « esprits » de la Nature, ou Dieu même.

L’expérience mystique des chamans a été observée dans tous les continents, sous toutes les latitudes. D’ailleurs, les vols extatiques, les ascensions célestes, les descentes aux Enfers ont été accessibles à l’humanité archaïque depuis des époques fort reculées. Bien avant Homo sapiens, les premiers hominidés en faisaient certainement l’expérience répétée. En témoigne le fait, que de nos jours encore, les grands animaux eux-mêmes (primates, rennes, éléphants, félins) connaissent régulièrement des formes de transes cataleptiques, en ingérant sciemment des plantes hallucinogènes, présentes dans leurs habitats.

Que se passe-t-il exactement pendant une (véritable) transe ?

« Un chaman est un homme qui a des rapports concrets, immédiats avec les dieux et les esprits : il les voit face à face, il leur parle, les prie, les implore. »ii

Les chamans ne voient pas seulement les esprits, ils participent à leur nature spirituelle, ils deviennent eux-mêmes des ‘esprits’, ils sont un esprit parmi ceux des morts.

Ayant pris part aux expéditions de Thulé de 1902 à 1904, Knud Rasmussen rapporte que chez les Eskimos Iglulik, le chaman Aua sent dans son corps et son cerveau une ‘lumière céleste’ qui émane en quelque sorte de son être entier ; bien qu’inaperçue des humains, cette ‘lumière’ est visible de tous les esprits de la terre, du ciel et de la mer.iii

L’expérience profondément mystique d’une ‘lumière intérieure’ est aussi rapportée par les Upaniṣad qui la nomment précisément de cette façon (antar jyotih), expression également reprise par le Livre des morts tibétain.

L’extase, qu’elle soit chamanique, védique ou lamaïque, peut n’être pas dépourvue de dangers, s’accompagnant alors d’accès de terreurs indicibles, et du sentiment d’une mort imminente, aux aguets.

« The methods of attaining magic power lay particular stress on the inexplicable terror that is felt when one is attacked by a helping spirit, and the peril of death which often attends initiation. »iv

Cette « inexplicable terror » est en fait assez aisément ‘explicable’, si l’on considère que le chaman affronte en personne les plus grands mystères qui soient, ceux qui touchent à la nature du divin, à l’essence même de l’esprit, de la vie et de la mort, et que, pour s’en approcher, il doive mettre en jeu sa vie même, pour les vivre pleinement au risque de la mort.

Le chaman est capable d’abandonner réellement la condition humaine. Il est capable, en un mot, de « mourir », dans un sens bien réel, accompli, bien que la plupart du temps, il soit aussi capable de revenir du monde des esprits, et de redescendre, épuisé, mais vivant, dans le monde des hommes.

L’extase est « l’expérience concrète de la mort rituelle, ou, en d’autres termes, du dépassement de la condition humaine, profane. Le chaman est capable d’obtenir cette ‘mort’ par toutes sortes de moyens, des narcotiques et du tambour à la ‘possession’ par des esprits. »v

Le chamanisme est sans aucun doute la plus ancienne ‘religion’ du monde. Mais les grandes religions monothéistes, qui n’ont jamais que deux ou trois millénaires d’existence, relatent des expériences similaires parmi leurs prophètes et autres élus.

Quand Moïse monta au ciel, les anges « tremblèrent », écrit Baruch Ben Neriah dans son Apocalypse. C’est alors que l’Éternel le combla de sa sagesse.

« Ceux qui avoisinent le trône du Très-Haut tremblèrent quand Il prit Moïse près de lui. Il lui enseigna les lettres de la Loi, lui montra les mesures du feu, les profondeurs de l’abîme et le poids des vents, le nombre des gouttes de pluie, la fin de la colère, la multitude des grandes souffrances et la vérité du jugement, la racine de la sagesse, les trésors de l’intelligence, la fontaine du savoir, la hauteur de l’air, la grandeur du Paradis, la consommation des temps, le commencement du jour du jugement, le nombre des offrandes, les terres qui ne sont pas encore advenues, et la bouche de la Géhenne, le lieu de la vengeance, la région de la foi et le pays de l’espoir. »vi

La Jewish Encyclopaedia (1906) estime que l’auteur de l’Apocalypse de Baruch était un Juif maîtrisant la Haggadah, mais qu’il connaissait aussi la mythologie grecque, les enseignements gnostiques et la sagesse venant de l’Inde. En témoigne l’allusion faite à l’oiseau Phénix, compagnon du soleil, image similaire au rôle de l’oiseau Garuda, compagnon du dieu Vishnou.

Aux premiers siècles de notre ère, les temps étaient propices à la recherche et à la fusion d’idées et d’apports venant de cultures et de pays divers.

Le judaïsme n’échappa pas à ces influences venues d’ailleurs.

Les éléments de la vie de Moïse, dont l’Apocalypse de Baruch rend compte, sont attestés par d’autres auteurs juifs, comme Philon et Josèphe, et avant eux par le Juif alexandrin Artanapasvii.

Or ces traits ne se retrouvent pas dans les Écritures bibliques. Ils s’inspirent en revanche de la Vie de Pythagore, telle que rapportée par la tradition alexandrine.

On peut aisément constater que la description de la descente de Moïse aux Enfers est calquée sur la descente de Pythagore dans l’Hadès. Isidore Lévy fait à ce propos le diagnostic suivant : « Ces emprunts du judaïsme d’Égypte aux Romans successifs de Pythagore ne constituent pas un fait superficiel de transmission de contes merveilleux, mais révèlent une influence profonde du système religieux des pythagorisants : le judaïsme alexandrin, le pharisaïsme (dont la première manifestation ne paraît pas antérieure à l’entrée en scène d’Hérode) et l’essénisme, offrent, comparés au mosaïsme biblique, des caractères nouveaux, signes de la conquête du monde juif par les conceptions dont la légende de Pythagore fut l’expression narrative et le véhicule. »viii

La fusion multi-culturelle de ce genre de thèmes se manifeste par les fortes proximités et analogies entre les légendes de Pythagore et de Zoroastre, et les légendes attachées par la littérature juive à Moïse, aux « voyages dans l’Autre Monde » et aux « visions infernales » qu’elle rapporte.

Ces légendes et ces récits sont manifestement empruntés dans tous leurs détails à la « katabase pythagorisante » dont Lucien et Virgile ont décrit les péripéties.

Le schéma de cette katabase a été reprise pour caractériser nombre de grandes figures du judaïsme :

Moïse est conduit à travers l’Éden et l’Enfer.

Isaïe est instruit par l’Esprit de Dieu sur les cinq régions de la Géhenne.

Élie est mené par l’Ange.

L’Anonyme du Darké Teschuba est accompagné par Élie.

Josué, fils de Lévi, est emmené par les Anges (ou par Élie).

Ces thèmes reproduisent celui du Visiteur de la Katabase de Pythagore.

Ces similitudes et influences trans-culturelles s’étendent aux visions divines et à la nature même de l’âme.

Dans la langue du Zend Avesta, qui correspond au texte sacré de l’antique religion de l’Iran ancien, la « Gloire Divine », celle-là même que Moïse a vu « de dos », est nommée Hravenô.

James Darmesteter, spécialiste du Zend Avesta, rapporte d’une manière détaillée la façon dont les Zoroastriens décrivaient la venue de leur prophète. Ce récit n’est pas sans évoquer d’autres naissances virginales, rapportées par exemple dans la tradition chrétienne:

« Un rayon de la Gloire Divine, destiné par l’intermédiaire de Zoroastre à éclairer le monde, descend d’auprès d’Ormuzd, dans le sein de la jeune Dughdo, qui par la suite épouse Pourushaspoix. Le génie (Frohar) de Zoroastre est enfermé dans un plant de Haoma que les Amshaspand transportent au haut d’un arbre qui s’élève au bord de la rivière Daitya sur la montagne Ismuwidjar. Le Haoma cueilli par Pourushaspo est mélangé par ses soins et par ceux de Dughdo à un lait d’origine miraculeuse, et le liquide est absorbé par Pourushaspo. De l’union de la dépositaire de la Gloire Divine avec le détenteur du Frohar, descendu dans le Haoma, naît le Prophète. Le Frohar contenu dans le Haoma absorbé par Pourushaspo correspond à l’âme entrée dans le schoenante assimilé par Khamoïs (=Mnésarque, père de Pythagore), et le Hravenô correspond au mystérieux élément apollinien »x.

L’être spirituel de Zoroastre possède deux éléments distincts, le Hravenô, qui est la partie la plus sublime, et même proprement divine, de l’esprit et le Frohar, principe immanent contenu dans le Haoma.

On peut en inférer que Hravenô et Frohar correspondent respectivement aux concepts grecs de Noos et de Psychè : « l’esprit » et « l’âme ». Les équivalents hébreux sont Néphesh et Ruah.

On voit clairement que, pendant plusieurs millénaires, et couvrant une aire géographique allant du bassin de l’Indus à la vallée du Nil, une intuition commune, partagée, a réuni les religions de l’Inde, de l’Iran, d’Israël, de l’Égypte, de la Grèce autour d’une même idée : celle de la « descente » sur terre d’un être « envoyé » par le Dieu, un Dieu différemment nommé suivant les langues et les cultures.

Quant aux chamans, on aura compris qu’ils n’ont pas attendu la visite de tels « envoyés », depuis les dizaines ou les centaines de milliers d’années de leur présence active sur cette terre… Ils ont choisi, quant à eux, une voie directe. Ils sont montés aux Cieux sans attendre, pour venir à l’aide de leurs tribus et leur transmettre des enseignements immémoriaux, touchant à la nature ultime de l’esprit, qu’il soit humain ou divin.

Sans doute le chamanisme a-t-il été, et continue d’être, une approche fondamentale du divin, à la portée de tous les peuples, sans exception, et à toutes les époques.

Il faut en conclure que les grandes religions monothéistes n’en ont certes pas le monopole, et qu’elles n’ont aucune précellence quant à la question du Mystère.

Elles ne sont que l’un des modes de son approche. Et rien n’assure qu’elles n’en gardent le privilège (tout relatif) à l’avenir.

Il est fort vraisemblable, et même sans doute inévitable, que, dans le futur, d’autres manières encore de révélation se fassent connaître parmi les hommes.

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i Mircéa Eliade. Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.21

ii Mircéa Eliade. Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.85

iiiKnud Rasmussen. Intellectual Culture of Iglulik Eskimos. Report of the Fifth Thule Expedition (1921-1924). Vol. VII. N° 1 Copenhagen, 1929

ivKnud Rasmussen. Intellectual Culture of Iglulik Eskimos. Report of the Fifth Thule Expedition (1921-1924). Vol. VII. N° 1 Copenhagen, 1929, p.121

v Mircéa Eliade. Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.90-91

vi Baruch Ben Neriah, Apocalypse de Baruch . Ch. 59, 3-11. Texte écrit par peu après la seconde destruction du Temple, en 70 ap. J.-C.

viiArtapanas (ou Artapanus) était un historien juif qui vivait à Alexandrie entre le 3ème et le 2ème siècle avant notre ère. Son œuvre ne nous est pas parvenue, mais Eusèbe de Césarée et Clément d’Alexandrie en citent plusieurs extraits.

viii Isidore Lévy. La légende de Pythagore de Grèce en Palestine, 1927

ixCe nom avestique évoque évidemment le nom védique Purua, qui est celui de la figure de « l’Homme », c’est-à-dire l’Homme-Dieu, présent dans le Véda et dans les Upaniad.

xJames Darmesteter, Le Zend Avesta, 1892-1893

L’ivresse et l’ivraie. Une métaphysique de la fermentation


Le sens inné du ‘mystère’ a toujours été l’un des traits constitutifs de la condition humaine. L’apparition de ce trait, il y a bien longtemps, coïncide avec l’émergence obscure de la conscience du ‘Soi’, – la conscience de l’inconscient.

Ces deux phénomènes, l’intuition du mystère et l’intuition de l’inconscient, ouvrent la voie au jaillissement progressif de la conscience du Moi.

L’apparition de la conscience du ‘Soi’ a sans doute été favorisée par la répétition (encouragée par les rites) d’expériences individuelles, ‘proto-mystiques’, aiguës, inouïes, aux implications littéralement indicibles, dont l’essence est de révéler inopinément au moi les profondeurs du Soi.

Leur accumulation, par d’innombrables générations successives, non seulement par les individus mais aussi lors de transes collectives, suggère que ces états de conscience extatique ont été traduits et partagés selon des formes socialisées (proto-religions, rites cultuels, cérémonies d’initatiation).

L’expérience progressive de la conscience du soi et l’expérience proto-mystique sont en fait indissolublement liées, et elles se renforcent l’une l’autre. Elles doivent toutes deux avoir été rendues possibles et encouragées par des faisceaux de conditions favorables (milieu, environnement, climat, faune, flore). Par effet d’épigenèse, elles ont eu un impact sur l’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, du cerveau (chez les hominidés, puis chez les humains), produisant un terrain organique et psychique de plus en plus adapté à une augmentation continue des ‘niveaux de conscience’.

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Pendant d’innombrables générations, et lors de multiples expériences de transe, voulues ou hasardeuses, préparées ou subies, provoquées lors de rites cultuels, ou fondant comme l’éclair à la suite de découvertes personnelles, le terrain mental des cerveaux du genre Homo ne cesse de s’ensemencer, puis de bourgeonner, comme sous l’action d’une levure psychique intimement mêlée à la pâte neuronale.

De puissantes expériences proto-mystiques accélèrent l’adaptation neurochimique et neuro-synaptique des cerveaux des hommes du Paléolithique, et leur dévoilent par là-même l’immensité incalculable et l’indicibilité radicale de ‘mystères’ sous-jacents, immanents, et qui régnent dans les profondeurs.

Ces mystères habitent non seulement dans le cerveau lui-même, et dans sa conscience semblant encore à peine éveillée, mais encore tout autour, dans la Nature, dans le vaste monde, mais aussi au-delà du cosmos lui-même, dans la Nuit des origines, – donc non seulement dans le Soi, mais aussi dans l’Autre et dans l’Ailleurs.

L’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, est évidemment la condition essentielle d’une évolution mentale, psychique, spirituelle. On peut penser que cette évolution est accélérée par des boucles de rétroaction de plus en plus puissantes et complexes, entre les modifications physiologiques soudain disponibles, et les effets ‘neuro-systémiques’, culturels et psychiques, qu’elles peuvent entraîner chez les individus, puis par propagation génétique dans des groupes humains, catalysant toujours plus l’appropriation de voies nouvelles d’exploration d’un vaste ensemble de résistants et insondables mystères.

On peut sans crainte postuler l’existence d’un lien immanent et sans cesse évolutif, épigénétique, entre l’évolution de la structure du cerveau, du réseau de ses neurones, de ses synapses et de ses neurotransmetteurs, de leurs facteurs inhibiteurs et agoniques, avec sa capacité croissante à être le support d’expériences ‘proto-mystiques’, spirituelles et religieuses.

Qu’est-ce qu’une expérience proto-mystique ?

Il en est sans doute de nombreuses… Mais pour fixer les idées, on peut évoquer l’expérience rapportée par de nombreux chamanes d’une sortie du corps (‘extase’), suivie de la perception d’un grand éclair, puis accompagnée de visions sur-réelles, doublées d’un développement aigu de la conscience du Soi, et du spectacle intérieur créé par l’excitation simultanée de toutes les parties du cerveau.

Imaginons un Homo, chasseur-cueilleur dans quelque région d’Eurasie, qui consomme, par hasard ou par tradition, tel ou tel un champignon, parmi les dizaines d’espèces possédant des propriétés psychotropes, dans son milieu de vie. Soudain un ‘grand éclair de conscience’ l’envahit et l’abasourdit, à la suite de la stimulation simultanée d’une quantité massive de neurotransmetteurs affectant le fonctionnement de ses neurones et de ses synapses cérébraux. Se produit alors, en quelques instants, un écart radical entre son état de ‘conscience’ (ou de ‘subconscience’) habituel et l’état de ‘sur-conscience’ brutalement survenu. La nouveauté et la vigueur inouïe de l’expérience le marquera à vie.

Il aura désormais la certitude d’avoir vécu un moment de conscience double, un moment où sa conscience habituelle a été comme transcendée par une sur-conscience. En lui s’est révélé avec puissance un véritable ‘dimorphisme’ de la conscience, qui n’est pas sans comparaison avec le dimorphisme journalier de la veille et du sommeil, et le dimorphisme ontologique de la vie et de la mort, deux catégories sans doute parfaitement perceptibles par le cerveau de Homo.

Ajoutons que, depuis des temps fort anciens, remontant sans doute aux débuts du Paléolithique, il y a plus de trois millions d’années, les chasseurs-cueilleurs du genre Homo devaient déjà connaître l’usage de plantes psycho-actives, et les consommer régulièrement. Bien avant l’apparition d’Homo d’ailleurs, nombre d’espèces animales (comme les rennes, les singes, les éléphants, les mouflons ou les félins…) en connaissaient elles-mêmes les effetsi.

Leur exemple quotidien devait intriguer et troubler les humains vivant en symbiose étroite avec eux, et, ne serait-ce que pour accroître leurs performances de chasse, les inciter à imiter le comportement si étrange d’animaux se mettant en danger en se livrant à l’emprise de substances psycho-actives, – par ailleurs (et cela est en soi un mystère supplémentaire) fort répandues dans la nature environnante, et dans le monde entier…

On dénombre, aujourd’hui encore, une centaine d’espèces de champignons psychoactifs en Amérique du Nord, et les vastes territoires de l’Eurasie devaient en posséder au moins autant au Paléolithique, – bien que de nos jours on n’y recense plus qu’une dizaine d’espèces de champignons aux propriétés hallucinogènes.

L’Homo du Paléolithique a été donc quotidiennement confronté au témoignage d’animaux subissant l’effet de substances psycho-actives, renouvelant régulièrement l’expérience de leur ingestion, affectant leur comportement ‘normal’, et se mettant ainsi en danger d’être tués par des chasseurs à l’affût, prompts à saisir leur avantage.

Nul doute que l’Homo a imité ces animaux ‘ravis’, ‘drogués’, ‘assommés’ par des substances puissantes, et ‘errants’ dans leurs rêves propres. Voulant comprendre leur indifférence au danger, l’Homo a ingéré les mêmes baies ou les mêmes champignons, ne serait-ce que pour ‘ressentir’ à son tour ce que pouvaient ‘ressentir’ ces proies si familières, qui, contre toute attente, s’offraient alors s’y facilement à leurs silex et à leurs flèches…

On observe aujourd’hui encore, dans des régions allant du nord de l’Europe à la Sibérie extrême-orientale, que les rennes font une forte consommation d’amanites tue-mouches lors de leurs migrations, – tout comme d’ailleurs les chamans qui vivent sur les mêmes territoires.

Ce n’est certes pas une coïncidence.

En Sibérie, le renne et le chasseur-éleveur vivent tous deux, pourrait-on dire, en symbiose étroite avec le champignon Amanita muscaria.

Les mêmes molécules de l’Amanita muscaria (muscimoleii, acide iboténoque) qui affectent de façon si intense hommes et bêtes, comment peuvent-elles se trouver produites par des formes de vie apparemment si élémentaires, par de ‘simples’ champignons ? Et d’ailleurs pourquoi ces champignons produisent-ils ces molécules, à quelles fins propres?

Il y a là un mystère digne de considération, car c’est un phénomène qui relie objectivement – et mystiquement, le champignon et le cerveau, l’éclair et la lumière, l’animal et l’humain, le ciel et la terre, par le biais de quelques molécules, communes et actives, quoique appartenant à des règnes différents…

C’est un fait avéré, et largement documenté, que dans tous les continents du monde, en Eurasie, en Amérique, en Afrique, en Océanie, et depuis des temps immémoriaux, des chamanes consomment des substances psycho-actives facilitant l’entrée en transe, – une transe accompagnée d’effets psychologiques profonds, comme l’expérience de ‘visions divines’.

Comment concevoir que ces expériences inouïes peuvent être aussi mystérieusement ‘partagées’, ne serait-ce que par analogie, avec des animaux ? Comment expliquer que ces puissants effets, si universels, aient pour simple cause la consommation d’humbles champignons, et que les principes actifs se résument à un ou deux types de molécules agissant sur les neurotransmetteurs ?

R. Gordon Wasson, dans son livre Divine Mushroom of Immortalityiii, a savamment documenté l’universalité de ces phénomènes, et il n’a pas hésité à établir un lien entre ces pratiques ‘originelles’, chamaniques, et la consommation du Soma védique (dès le 3ème millénaire avant notre ère), dont les anciens hymnes du Ṛg Veda décrivent avec précision les rites, et célèbrent l’essence divine, – occupant le cœur du sacrifice védique.iv

Lors de l’exode continu, et plusieurs fois millénaire, des peuples qui ont migré du Nord de l’Eurasie vers le « Sud », le chamanisme a naturellement continué de faire partie des rites sacrés et des cérémonies d’initiation de ces peuples en errance.

Au cours des temps, l’Amanita muscaria a sans doute dû être remplacée par d’autres plantes, disponibles endémiquement dans les divers milieux géographiques traversés, mais possédant des effets psychotropes analogues.

Ces peuples migrateurs se désignaient eux-mêmes comme āryas, mot signifiant ‘nobles’ ou ‘seigneurs’. Ce terme sanskrit fort ancien, utilisé dès le 3ème millénaire avant notre ère, est aujourd’hui devenu sulfureux, depuis le détournement qui en a été fait par les idéologues nazis.

Ces peuples parlaient des langues indo-européennes, et se déplaçaient lentement mais sûrement de l’Europe du Nord vers l’Inde et l’Iran, mais aussi vers le Proche et le Moyen-Orient, en passant par le sud de la Russie. Une partie d’entre eux passa par les alentours de la mer Caspienne et de la mer d’Aral, par la Bactriane et la Margiane (comme l’attestent les restes de la ‘civilisation de l’Oxus’), par l’Afghanistan, pour finir par s’établir durablement dans la vallée de l’Indus ou sur les hauts plateaux iraniens.

D’autres se dirigèrent vers la mer Noire, la Thrace, la Macédoine, la Grèce actuelle et vers la Phrygie, l’Ionie (Turquie actuelle) et le Proche-Orient.

Arrivée en Grèce, la branche hellénique de ces peuples indo-européens n’oublia pas les anciennes croyances chamaniques. Les mystères d’Éleusis et les autres religions à mystères de la Grèce antique peuvent être interprétés comme d’anciennes cérémonies chamaniques hellénisées, pendant lesquelles l’ingestion de breuvages aux propriétés psychotropesv induisaient des visions mystiques.

Lors des Grands Mystères d’Éleusis, ce breuvage, le cycéôn, à base de lait de chèvre, de menthe et d’épices, comportait aussi vraisemblablement comme principe actif un champignon parasite, l’ergot de seigle, ou encore un champignon endophyte vivant en symbiose avec des herbes comme Lolium temulentum, plus connue en français sous le nom d’‘ivraie’ ou de ‘zizanie’. L’ergot de seigle produit naturellement un alcaloïde psychoactif, l’acide lysergique dont est dérivé le LSD.vi

Albert Hofmann, célèbre pour avoir synthétisé le LSD, écrit dansThe Road to Eleusis que les prêtres d’Éleusis devaient traiter l’ergot de seigle Claviceps purpurea par simple dissolution dans l’eau, ce qui permettait d’extraire les alcaloïdes actifs, l’ergonovine et la méthylergonovine. Hofmann suggéra une autre hypothèse, à savoir que le cycéôn pouvait être préparé à l’aide d’une autre espèce d’ergot, Claviceps paspali, qui pousse sur des herbes sauvages comme Paspalum distichum, et dont les effets ‘psychédéliques’ sont plus intenses encore, et d’ailleurs similaires à ceux de la plante ololiuhqui des Aztèques, endémique dans l’hémisphère occidental.

Notre esprit, à l’état d’éveil, est constamment tiraillé entre deux formes très différentes (et complémentaires) de conscience, l’une tournée vers le monde extérieur, celui des sensations physiques et de l’action, et l’autre tournée vers le monde intérieur, la réflexion et les ressentis inconscients.

Il y a bien entendu divers degrés d’intensité pour ces deux types de ‘conscience’, extérieure et intérieure. Rêver les yeux ouverts n’est pas du même ordre que les ‘rêves’ vécus sous l’emprise de l’Amanite tue-mouches, du Peyotl ou de quelque autre des nombreuses plantes hallucinogènes contenant de la psilocybine.

Lors de l’ingestion de ces puissants principes psychoactifs, ces deux formes de consciences semblent simultanément être excitées au dernier degré, et peuvent même alterner très rapidement. Elles ‘fusionnent’ et entrent en ‘résonance’, tout à la fois.

D’un côté, les sensations ressenties par le corps sont portées à l’extrême, parce qu’elles sont, non pas relayées par le système nerveux, mais produites directement au centre même du cerveau.

D’un autre côté, les effets mentaux, psychiques, ou intellectifs, sont eux aussi extrêmement puissants, parce que d’innombrables neurones peuvent être stimulés ou inhibés simultanément. Sous l’effet soudain des molécules psychoactives, l’action de neurotransmetteurs inhibiteurs (comme le GABA) est massivement accrue. Le potentiel d’action des neurones post-synaptiques ou des cellules gliales est tout aussi soudainement, et fortement, diminué.

Cette inhibition massive des neurones post-synaptiques se traduit, subjectivement, par une sorte de découplage radical entre le niveau habituel de conscience, celui de la conscience de la réalité extérieure, et un niveau de conscience tout autre, ‘intérieur’, complètement détaché de la réalité environnante, mais par ce fait même, également plus aisément aspiré par un univers psychique, indépendant, que C.G. Jung nomme le ‘Soi’, et auquel d’innombrables traditions font référence sous diverses appellations.

L’ensemble des processus neurochimiques complexes qui interviennent dans le cerveau dans ces moments peut être résumé ainsi.

Les molécules psycho-actives (comme la psilocybine) sont très proches structurellement de composés organiques (indolesvii) présents naturellement dans le cerveau. Elles mettent soudainement tout le cerveau dans un état d’isolation quasi-absolue par rapport au monde immédiatement proche, le monde fait de sensations extérieures.

La conscience habituelle est soudainement privée de tout accès à son monde propre, et le cerveau se voit presque instantanément plongé dans un univers infiniment riche de formes, de mouvements, et surtout de ‘niveaux de conscience’ absolument sans équivalents avec ceux de la conscience quotidienne.

Mais il y a encore plus surprenant…

Selon des recherches effectuées par le Dr Joel Elkes, à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore, la conscience subjective d’un sujet sous l’influence de la psilocybine peut ‘alterner’ entre deux états, – un état de conscience ‘externe’ et un état de conscience ‘interne’.

L’alternance des deux états de conscience s’observe couramment, et elle peut même être provoquée simplement lorsque le sujet ouvre et ferme les yeux…

On peut donc faire l’hypothèse que l’émergence originaire de la conscience, chez les hominidés et développée plus encore chez les hommes du Paléolithique, a pu résulter d’un phénomène analogue de ‘résonance’ entre ces deux types de conscience, résonance elle-même fortement accentuée à l’occasion de l’ingestion de substances psycho-actives.

L’aller-retour entre une conscience ‘extérieure’ (s’appuyant sur le monde des perceptions et de l’action) et une conscience ‘intérieure’, ‘inhibée’ par rapport au monde extérieur, mais par conséquent ‘désinhibée’ par rapport au monde ‘sur-réel’ ou ‘méta-physique’, renforce également l’hypothèse d’un ‘cerveau-antenne’, proposée par William James.

La psilocybine, en l’occurrence, ferait ‘clignoter’ la conscience entre deux états fondamentaux, totalement différents, et par là-même, elle ferait apparaître comme en surplomb le sujet même capable de ces deux sortes de conscience, un sujet capable de naviguer entre plusieurs mondes, et plusieurs états de conscience…

Dans l’ivraie se cache l’ergot de l’ivresse (divine)…

Concluons par deux paraboles. Celle de l’ivraie et celle du levain..

« Comme les gens dormaient, son ennemi vint et sema de l’ivraie au milieu du blé, et s’en alla. Quand l’herbe eut poussé et fait du fruit, alors parut aussi l’ivraie. »viii

Faut-il la déraciner ? Non! « De peur que, ramassant l’ivraie, vous ne déraciniez avec elle le blé. Laissez les deux grandir ensemble jusqu’à la moisson. Et au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs : ‘Ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes pour la consumer ; mais le blé recueillez-le dans mon grenier’. »ix

L’interprétation est claire. L’ivraie doit rester dans le blé jusqu’à la ‘moisson’. Elle est aussi obscure, car l’ivraie doit être brûlée, comme elle est un feu qui consume l’esprit, et qui lui ouvre le monde des visions.

Et il y a la parabole du levainx, qui est ‘caché’ dans la farine, mais dont une infime quantité fait fermenter toute la pâte…

Le levain fermente et fait ‘lever’ la pâte. De même l’ergot, l’ivraie, fait fermenter l’esprit, et l’élève dans les mondes supérieurs…

Les esprits peuvent brûler dans la voie de l’ivraie, se rendre infiniment ivres de divin. Ils peuvent comprendre en eux-mêmes comment la conscience advint, grâce à l’humble et éclatant pouvoir des plantes, le pouvoir de l’herbe et du ciel, par la profondeur secrète des racines et par la hauteur de l’au-delà de la nature…

i David Linden, The Compass of Pleasure: How Our Brains Make Fatty Foods, Orgasm, Exercise, Marijuana, Generosity, Vodka, Learning, and Gambling Feel So Good.  Penguin Books, 2011

iiLe muscimole est structurellement proche d’un neurotransmetteur majeur du système nerveux central : le GABA (acide gamma-aminobutyrique), dont il mime les effets. Le muscimole est un puissant agoniste des récepteurs GABA de type A . Le muscimole est hallucinogène à des doses de 10 à 15 mg.

iiiRichard Gordon Wasson, Soma : Divine Mushroom of Immortality, Harcourt, Brace, Jovanovich Inc, 1968

iv Wikipédia rapporte dans l’article Amanite tue-mouches que l’enquête Hallucinogens and Culture, (1976) de l’anthropologue Peter T. Furst, a analysé les éléments pouvant ou non identifier l’amanite tue-mouches comme le Soma védique, et qu’elle a (prudemment) conclu en faveur de cette hypothèse.

v Peter Webster, Daniel M. Perrine, Carl A. P. Ruck, « Mixing the Kykeon » [archive], 2000.

viDans leur livre The Road to Eleusis, R. Gordon Wasson, Albert Hofmann et Carl A. P. Ruck estiment que les prêtres hiérophantes utilisaient l’ergot de seigle Claviceps purpurea, disponible en abondance aux alentours Éleusis.

viiComposés organiques aromatiques hétérocycliques.

viiiMt 13, 25-26

ixMt 13, 29-30

xMc 4, 33-34

Pourquoi je ne suis pas un bon écrivain


Dans un texte intitulé « Le bon écrivain »i, Walter Benjamin écrit : « Le bon écrivain ne dit pas plus qu’il ne pense. Et beaucoup de choses tiennent à cela. Le dire n’est, en effet, pas seulement l’expression de la pensée, c’est aussi sa réalisation. Ainsi le fait d’aller quelque part n’est pas simplement l’expression du désir d’atteindre un but, mais la réalisation de ce désir. (…) Le mauvais écrivain est destinataire d’une foule d’idées à travers laquelle il se dépense comme le mauvais marcheur indiscipliné se gaspille en mouvements, impulsifs et mous, de ses membres. Et c’est précisément pourquoi il ne parvient jamais à dire sobrement ce qu’il pense. C’est le don du bon écrivain que de faire droit à la pensée, en offrant le spectacle d’un corps intelligemment entraîné. Ainsi son écriture ne profite-t-elle non pas à lui, mais seulement à ce qu’il veut dire. »

Je confesse ne pas vouloir être un bon écrivain à la façon de Benjamin. Ce qui me plaît, c’est de vagabonder, d’errer, de flâner, sans véritable but, non que je n’en aie, en fait, mais je ne suis pas si pressé de les atteindre. Le temps viendra bien assez tôt. Mon désir aujourd’hui est de désirer désirer, et pour cela l’inattendu m’excite plus que le sûr. Je préfère la compagnie d’une « foule d’idées », plutôt que le morne chœur d’une poignée d’entre elles, fixes, répétées, redondantes, figées, macérant dans la certitude d’être prétendument de celles qui ‘valent’, de celles qui ‘marchent’, entraînées athlétiquement par leur propre élan.

Ma marche est indubitablement indisciplinée, et mon âme avide est impulsive. ‘Molle’ ? Non. Gaspilleuse ? Oui. Je cherche surtout à tenter de penser plus que ce dont je ne suis qu’apparemment capable. Je voudrais, c’est là mon désir, dire plus que ce que je ne pense, et je voudrais penser à bien plus encore que ce que je ne dis. Il se trouve que je ne sais pas exactement ce que je veux dire, parce que je sais assez précisément que ce que je voudrais dire va réellement bien au-delà de ce que je pense, et de ce que je suis capable de dire. La sobriété, dans l’écriture, comme dans la vie, est sans doute un avantage. Mais il s’agit là d’une question de style. Il y en a de baroques et d’ampoulés, de prétentieux et de compassés. Tous les goûts sont dans la nature de l’écriture.

Mais le style n’est pas ma passion, ce n’est qu’un moyen. En tant que mauvais écrivain, je préfère sortir au vent, paresseusement, humer les effluves, tressaillir aux sons fugaces, jouir de la touche ailée.

Cela relève peut-être d’un monstrueux orgueil, dira-t-on. Peut-être en effet faudra-t-il essuyer cette avanie, celle de l’opinion. Mais l’intention dont je me prévaux, quoique vague et imprécise, reste ferme. L’ambition que je sers, quoique indéterminée et presque impalpable, grandit sans cesse. Je continue l’errance, celle qui rime avec transe.

iWalter Benjamin. N’oublie pas le meilleur. Histoires et récits. Trad. Marc de Launay. Ed. de l’Herne. 2012, p. 101-102

Au-delà des ciels « glacialement ciel »


 

Pour un poète, il importe de savoir si le monde est un, ou non. Michaux quant à lui affirme : « Il existe quatre mondes (en dehors du monde naturel et du monde aliéné). Un seul apparaît à la fois. Ces mondes excluent catégoriquement le monde normal, et s’excluent l’un l’autre. Chacun d’eux a une correspondance nette, unique, avec un endroit de votre corps, qui est porté à un autre niveau d’énergie, et qui reçoit un ravitaillement, un rajeunissement et un réchauffement instantané. » i

Pourquoi quatre mondes seulement? Et quels sont ces endroits du corps ? Les chakras ii ?

Le corps humain possède, en plusieurs points précis de la colonne vertébrale, au sein de la moelle épinière, des nœuds d’énergie, des nids d’élans, des zones d’illumination, des sièges de jouissances, des vertèbres sacrées, des plexus dépliés, où s’initient peut-être certaines passerelles spéciales et subtiles, reliées sans fil à d’autres mondes.

Moins bien informé qu’Avalon ou Michaux, je n’en connais pas le nombre. Le Tantrisme est une science difficile.

La colonne n’est pas seule d’ailleurs à receler des mystères (en l’occurrence médullaires). L’occiput en accueille d’autres derrière sa face ronde, entre le bulbe rachidien et le thalamus. Mais la place manque pour les décrire, et les mots sont trop usés, connotés.

Mal compris, le poète est trop ailleurs, dilaté, honnête. Il n’orientalise pas, il n’indianise ni ne sinise. Il est ailleurs, vraiment ailleurs qu’en un Orient ou un Occident de papier. Il paye de sa personne, prend des risques, se met en danger.

La drogue, Michaux l’a prise comme un taxi. Comment aller bien plus haut que les étoiles quand le compteur tourne, que le temps manque, que les artères sont embouteillées ?

Comment décrire ce qui n’a jamais été mis en mot, l’inracontable ?

Il y a sans doute d’autres voies que médullaires, rachidiennes ou synaptiques, plus libres, moins engorgées.

Michaux l’a su, en un sens. Il a gardé la tête froide quand est montée la force. Il est allé loin, haut, et il en est revenu. Il a tourné longtemps dans l’infini embrouillé, glissé dans l’espace scellé. D’autres auraient péri, se seraient perdus. Lui, il a tracé quelques cartes. Il a épaissi son sang, il a marqué sa trace, accumulé de la réminiscence, puis est revenu coucher ses nuits sur le papier.

« Il existe encore deux autres « au-delà », tout aussi exclusifs, fermés, où l’on n’entre que grâce à une sorte de cyclone, et pour arriver à un monde qui est lui-même un cyclone, mais centre de cyclone, là où c’est vivable et où même c’est par excellence la Vie. On y accède par transport, par transe. »iii

Un seul transport pour deux « au-delà ». Quel coup de maître.

Le « cyclone » est un phénomène météorologique dont la caractéristique est le tourbillon.

La « Vie » est un phénomène biologique dont une image est la spirale, telle que celle de l’ADN, ou encore le kundalini.

La « transe » est un phénomène psychologique dont la trajectoire peut prendre, entre autres, la forme de la parabole, de l’hyperbole ou de l’ellipse. Ces figures mathématiques sont aussi des figures du discours. Ceci mène à une question plus difficile: de quoi la transe est-elle elle-même la figure ?

La transe est un « transport » affirme Michaux.

Toute étendue demande un moyen de déplacement. La transe répond à ce besoin. Elle est un moyen de transport, une figure de la tension vers la transcendance. « Si l’étendue est un des caractères du divin, bien plus encore la tension. »iv

Il s’agit d’un désir de voir vrai, de se désencombrer de tout le rien. « L’insignifiance des constructions de l’esprit apparaît. Contemplation sans mélange. Les appartenances, on n’y songe plus, les désignations, les déterminations, on s’en passe ; du vent est passé par-dessus, un vent psychique qui défait avant qu’elles ne naissent les déterminations, les catégories. »v

Constat d’impuissance sarcastique. L’esprit ne signifie rien de signifiant par lui-même. Il est libre comme une antenne-fouet.

Un « vent » passe loin au-dessus de l’humain cerveau, défait tout ce qui n’est pas né, tout ce qui se contente du statique. En échange, sans mélange, ce que Michaux appelle la « contemplation ». Défaire plutôt que faire, le lot du poète en chasse.

« Or tout homme est un « oui » avec des « non ». Après les acceptations inouïes et d’une certaine façon contre nature, il faut s’attendre à des retours de « non », cependant que quelque chose continue à agir, qui ne peut être effacé, ni revenir en arrière, vivant à la dérobée de l’Inoubliable.

Évolution en cours… »vi

L’homme est un « oui », avec des « non », et peut-être avec des « peut-être », et sans doute avec des doutes. Mais assurément il est bien autre chose encore, que ni le « oui » ni le « non » ne peuvent dire, et le « peut-être », moins encore, et le doute, pas du tout.

L’homme est aussi, sans le savoir, ce « quelque chose » vivant à la dérobée.

Ce « quelque chose » vivant séparé de l’inoubliable.

Cet inoubliable, qu’on n’a jamais vu, et qu’on a oublié, et qui est vivant.

En ordre serré, sur la feuille blanche, de nombreux petits morceaux de diamants noirs. Mal taillés, ils vibrent en variations obombrées, ils jouent avec les accents et les marges. C’est tout ce qui reste de la « vitesse mescalinienne » : « La drogue, qu’on s’en souvienne, est plus révélatrice que créatrice. »vii

Le poète rêve seul, mais on peut réfléchir à plusieurs.

Revenons un instant en arrière : « Je voudrais dévoiler le « normal », le méconnu, l’insoupçonné, l’incroyable, l’énorme normal. L’anormal me l’a fait connaître (…) Je voudrais dévoiler les mécanismes complexes, qui font de l’homme avant tout un opérateur. »viii

Un « opérateur »… Des « mécanismes »… Le « normal »…

Comment ces mots normés, normaux, s’allient-ils avec l’expérience de la mescaline ? « Toujours cela allait au dépassement, surhumanisant, transmuant, transsubstantiant tout, quelques fois ouvrant sur le sacré, le sacré est un mode, celui selon lequel on reçoit. »ix

Le poète est un mystère à lui-même, et aux autres. Il ouvre portes et mondes, ravit des cieux leurs voiles, dénude l’esprit de ses hardes, remplit les livres de bataillons noirs et ocres, érige sa célébrité en ascèse. Et pourtant rien, vraiment rien de ce qui importe vraiment, ne transparaît dans le brouillard rangé des pages.

Il reste encore à l’homme, poète ou non, un long chemin à parcourir, avant d’atteindre des univers parallèles, qui sont bien au-delà de ciels « glacialement ciel »x, et qu’aucune langue n’a jamais effleurés.

iHenri Michaux Les Grandes Épreuves de l’Esprit. Œuvres complètes, tome III .Gallimard, 2004. p.418

iiArthur Avalon. La puissance du serpent. Introduction au tantrisme. Trad. par Charles Vachot, Dervy, coll. « Mystiques et religions », 1974

iiiHenri Michaux Les Grandes Épreuves de l’Esprit, et les innombrables petites. Œuvres complètes, tome III .Gallimard, 2004. p.422

ivIbid. p.425

vIbid. p.425-426

viIbid. p.428

viiIbid. p.327

viiiIbid. p.313

ixHenri Michaux Émergences-résurgences. Œuvres complètes, tome III .Gallimard, 2004. p.682

xHenri Michaux Déplacements, dégagements. Œuvres complètes, tome III .Gallimard, 2004. p.1322

Transes singulières et songes partagés


 

Toutes les religions ont leurs repères, leurs condensations, leurs symboles. Leurs nombres mêmes. Un pour un monothéisme absolu, trois pour un monothéisme trinitaire. Pour des religions du divin immanent, quelques millions. Pour d’autres encore, intermédiaires, ce sera sept ou douze.

Le poète, qui n’est ni rabbin ni pape, choisit de dire quatre ou six.

Comment être sûr de voir clair, en ces domaines flottants, altiers?

« Il existe quatre mondes (en dehors du monde naturel et du monde aliéné). Un seul apparaît à la fois. Ces mondes excluent catégoriquement le monde normal, et s’excluent l’un l’autre. Chacun d’eux a une correspondance nette, unique, avec un endroit de votre corps, qui est porté à un autre niveau d’énergie, et qui reçoit un ravitaillement, un rajeunissement et un réchauffement instantané. » i

Le corps humain possède plusieurs points précis, qui sont des nœuds de passage, des zones de convergence. En ces points s’initient des passerelles spéciales, se reliant à ces quatre mondes.

Il n’est pas ici question de shakra. Le poète est ailleurs, dilaté, honnête, retranché. Il n’orientalise pas, il n’indianise pas. Il paye de sa personne, prend des risques, et se met en danger.

La drogue, Michaux l’a prise comme un taxi.

Comment visiter les étoiles quand le compteur tourne ?

Comment faire ce qui n’a jamais été fait, savoir ce qui n’a jamais été appris, dire ce qui n’est pas racontable ?

Ce n’est pas donné à tous.

Ce savoir, Michaux l’a su. Garder la tête froide quand le cerveau fond.

Michaux va, loin, haut, et il en revient toujours, de ses tournées dans le turbulent, de ses virées dans le dilaté, l’incompressible. D’autres auraient péri, seraient devenus fous. Lui non. Il épaissit son sang, marque ses traces, accumule toute une souvenance, qu’il vient coucher sur le papier.

Coucher ? Avec l’ouragan ?

« Il existe encore deux autres « au-delà », tout aussi exclusifs, fermés, où l’on n’entre que grâce à une sorte de cyclone, et pour arriver à un monde qui est lui-même un cyclone, mais centre de cyclone, là où c’est vivable et où même c’est par excellence la Vie. On y accède par transport, par transe. »ii

Le cyclone : un phénomène météo dont la caractéristique est le tourbillon.

La Vie : un phénomène bio dont une image est la spirale, popularisée par l’ADN et le kundalini.

La transe : un phénomène psychologique dont la trajectoire est la parabole, ou peut-être l’ellipse. Ces figures mathématiques sont aussi des figures du discours.

Mais de quoi la transe est-elle elle-même la figure ?

La transe est probablement une figure de la tension vers la transcendance ; elle est une figure de la transcendance, perche tendue, vie étendue, sagesse entendue.

« L’insignifiance des constructions de l’esprit apparaît. Contemplation sans mélange. Les appartenances, on n’y songe plus, les désignations, les déterminations, on s’en passe ; du vent est passé par-dessus, un vent psychique qui défait avant qu’elles ne naissent les déterminations, les catégories. »iii

Constat d’impuissance sarcastique. L’esprit ne signifie rien de signifiant dans ses tours, ses détours et ses catégories.

Météo encore: un « vent » passe au-dessus, défait ce qui n’est pas né encore. En échange, sans mélange, « contemplation ».

Défaire plutôt que faire, le lot du poète en chasse.

« Or tout homme est un « oui » avec des « non ». Après les acceptations inouïes et d’une certaine façon contre nature, il faut s’attendre à des retours de « non », cependant que quelque chose continue à agir, qui ne peut être effacé, ni revenir en arrière, vivant à la dérobée de l’Inoubliable.

Évolution en cours… »iv

L’homme est un « oui », avec des « non », – et peut-être avec des « peut-être ». Mais assurément il est bien autre chose encore, que ni le « oui » ni le « non » ne peuvent saisir, et le « peut-être », moins encore. Il est ce « quelque chose » qui continue à agir. Ce « quelque chose » qu’on dérobe, qu’on oublie, qui est vivant.

Des morceaux de diamants noirs, posés sur la feuille blanche, vibrent en variations, avec couleurs et ombres.

On peut rêver seul ; on peut réfléchir à plusieurs aux songes partagés.

iHenri Michaux Les Grandes Épreuves de l’Esprit. Gallimard, Paris, 1986.

iiIbid.

iiiIbid.

ivIbid.