De l’Un, de l’Être et des autres choses


« L’un et l’être » ©Philippe Quéau 2023 ©Art Κέω 2023

L’Un est qualifié d’« illimité » dans le Parménide de Platon. Mais dans le Philèbe, Platon dit que tout ce qui existe possède « limite et illimitation ». Si l’Un est, il est donc à la fois limité et illimité. Est-ce contradictoire ? Avec Platon, les contradictions apparentes se résolvent toujours, car elles ne sont jamais que des métaphores, des tournure de langage dévoilant d’autres perspectives, révélant de nouvelles profondeurs. Platon voyage en esprit à travers ses propres apories, ou ses abîmes, et il en vient toujours à s’exiler de sa pensée première, pour aller au-delà, plus loin, plus haut. L’Un, par exemple, est le premier des nombres, mais porte aussi l’idée d’unité, il est une image de l’Intelligence ou encore un symbole du Dieu. Si l’on nie l’Un, on ruine d’un coup les mathématiques, la philosophie et le monothéisme. Que resterait-il alors ? L’air, la terre, l’eau, le feu ? Mais le matérialisme des matérialistes paraît toujours un peu myope, étroit intellectuellement. La matière, prise dans son ensemble, comprise dans sa totalité, ne laisse pas de posséder une sorte d’unité. La substance dont elle est faite est intrinsèquement une. Si elle ne l’était pas, il faudrait dire « les matières », et il faudrait surtout tâcher de distinguer en quoi, conceptuellement, telle matière diffère de telle autre, alors qu’elles sont faites de la même énergie pure : M= E/C2, dixit Einstein.

Parménide, quant à lui, dit : « Illimité sera l’Un, s’il n’a ni commencement ni fini. » De cette première assertion, dérivent nombre de conséquences. « [L’Un] ne saurait être nulle part ; ce n’est en effet ni en autre chose, ni en soi-même qu’il pourrait êtreii. » De plus, il n’est ni en repos ni en mouvement. S’il avait un mouvement, ce serait un déplacement ou une altération. Mais s’il s’altérait, l’Un ne serait plus un. Et il ne peut se déplacer, car il n’est jamais quelque part, il n’est pas non plus en quelque choseiii. Il ne sera jamais différent de lui-même, ou d’autre chose. « Par le fait qu’il est un, il ne sera pas différentiv ». L’Un n’est pas non plus identique à lui-même, car « s’il veut être identique à soi-même, il ne sera pas un soi-même ; et ainsi, tout en étant l’Un, il ne sera pas unv. » Il n’est ni semblable, ni dissemblable, ni égal, ni inégal, pas plus à soi-même qu’à autre chosevi. Il n’est pas non plus dans le temps. En conséquence, on ne peut dire de lui : « il était », il « a été » ou il « vint à l’être », ni qu’il « sera », ou qu’il « viendra à être », ou, même au présent, qu’il « est » ou qu’il « vient à être »vii. Et si, de nulle façon, il n’a part au temps, alors il n’a part à l’Être de nulle façon, et donc en nulle façon peut-on dire que l’Un « est »viii. De plus, s’il n’est pas, il ne peut donc être nommé, ni désigné, ni connuix. Il ressort de tout cela que s’il y a l’Un et seulement l’Un, il ne saurait y avoir d’Être. C’est là une conclusion fort gênante, et même inacceptable pour un philosophe, ce qui semble indiquer soit une faute de rationalité dans la logique employée, soit des prémisses incorrectes.

Le reconnaissant, Parménide reprend son raisonnement, selon un autre angle. « L’Un, s’il est, y a-t-il moyen que lui, il soit, et qu’à l’Être il n’ait point part ? » Non, ce n’est pas possible : il faut bien admettre que l’Un, s’il est, a part à l’être. « Par suite, l’Être de l’Un sera, sans être identique à l’Un ; sans quoi, celui-ci [l’Être] ne serait pas l’Être de celui-là [l’Un], ni celui-là, l’Un, n’aurait point part à celui-ci, et il serait équivalent de dire que l’Un ‘il est’ ou de dire que l’Un, ‘c’est l’Un’.x » Il y a nécessairement une autre signification dans l’expression « il est » que celle attachée au seul mot « un ». Qu’en résulte-t-il ? Il en résulte que l’Un est une sorte de Tout, qui se démultiplie en une infinité de parties. Ce qui est « un » en lui contient toujours quelque chose « qui est », et ce « qui est » contient de l’« un », et ainsi de suite, l’Un se dédouble à l’infini, entre un et être… Mais alors, « à devenir deux indéfiniment, jamais l’Un ne sera unxi », et l’Un doit être donc une infinie pluralité. Cette nouvelle conclusion paraît tout aussi insatisfaisante pour l’esprit. Jusqu’où Parménide errera-t-il dans ses pensées ? Platon tente-t-il d’exercer sa célèbre ironie à l’encontre de son illustre devancier ? Ou les deux à la fois ? En fait, Parménide n’erre pas, il spécule, il cherche. Il propose de tester d’autres hypothèses. Sa troisième tentative pourrait se formuler ainsi : l’Un est, et il n’est pas ; il change. « L’Un étant un et plusieurs, autant que ni un ni plusieurs, et ayant part au Temps, n’est-ce pas une nécessité pour lui, pour autant qu’il ‘est’ un, d’avoir tantôt part à l’Être, et, pour autant qu’il ‘ne l’est pas’, de n’avoir point tantôt part à l’Êtrexii ? » S’il a tantôt part à l’Être, et tantôt n’y a pas part, alors cela signifie qu’il change. Il change son état: se trouvant en repos, il se met en mouvement, et, se trouvant en mouvement, il se met au repos. Quand se feront ces changements d’état ? Il n’est point de temps où il lui serait possible d’être tout à la fois en mouvement et en repos, ou bien ni en mouvement ni en repos. A quel moment pourrait-il donc ‘changer’ ? Réponse de Parménide : dans l’instantané. « L’instantané, cette nature d’étrange sorte, a sa situation dans l’entre-deux du mouvement et du reposxiii. » Selon cette vue, l’Un n’est ni un, ni plusieurs, mais il passe sans cesse (et instantanément) d’un à plusieurs, et de plusieurs à un. Dans ces conditions, il ne se sépare pas de lui-même, il ne se réunit pas à lui-même, il n’est pas non plus semblable à lui-même, ni dissemblable.

On a beaucoup parlé de l’Un, jusqu’à présent, et il faut maintenant considérer la situation des autres choses que l’Un. Si l’Un est, que dire de l’existence de toutes les autres choses ? Du moment que les autres choses sont autres que l’Un, ce n’est certes pas l’Un qu’elles sont. Mais on ne peut non plus dire qu’elles soient absolument privés de l’Un. Elles y ont part de quelque façonxiv. Et comme parties, elles font partie d’un tout. Un tout, c’est l’unité d’une pluralité. Ce tout, cette unité, forme une réalité une et idéale, un objet ‘un’ que nous appelons ‘tout’, et qui est réalisé à partir d’une totalité de multiplicités. Toutes les autres choses [que l’Un] seront donc des parties de cette unité, laquelle forme un tout parfait. Mais cette unité du tout est ‘une’, elle aussi. Or, ce fait d’être un, il n’est que l’Un lui-même à qui ce soit possiblexv. Il est donc nécessaire, aussi bien pour le ‘tout’ que pour les parties de ce ‘tout’ d’avoir part à l’Un. Or, c’est en étant différentes de l’Un que les choses, qui y ont part, auront part à l’Un. Si elles sont différentes de l’Un, elles sont donc ‘plusieurs’. Car si elles n’étaient pas ‘plusieurs’, et qu’elles ne sont déjà pas l’Un, alors elles ne seraient rienxvi. Or, si elles sont plusieurs, alors elles sont infinies. Pourquoi infinies ? Parce que si l’on prélevait par la pensée quelque partie de leur pluralité, et que l’on répétait cette soustraction indéfiniment, il faudrait bien que cette pluralité reste toujours une pluralité, sans que cette pluralité puisse être jamais réduite à l’un, ou au néant. Il faut donc que cette pluralité soit bien infinie. Ce résultat amène à considérer d’autres développements. On sera conduit à distinguer, d’un côté, l’Un, d’un autre côté les autres choses que l’Un, en tant que ces choses sont cependant des parties singulières de l’Un, même après leur communion avec l’Un ; et d’un autre côté encore, il faudra distinguer une troisième modalité d’être – le ‘tout’ infini, illimité, constitué par la pluralité de toutes les choses qui sont autres que l’Un. Les autres choses que l’Un sont donc à la fois limitées, comme étant, en soi, unes et singulières, et illimitées, lorsqu’elles sont envisagées comme des toutsxvii, et comme participant à la totalité des pluralités. Ces pluralités incluent d’ailleurs l’ensemble des multiples et mutuels rapports de toutes les choses autres que l’Unxviii.

À ce point du raisonnement, une cinquième hypothèse peut être envisagée : l’Un est, absolument, mais les autres choses n’en sont point des parties [de l’Un], et elles ne sont donc elles-mêmes ni ‘un’, ni ‘plusieurs’. L’Un reste absolument à part, vis-à-vis de toutes les autres choses [qui ne sont pas l’Un]. Il y a seulement l’Un et les autres choses. Il n’y a pas de troisième terme, comme le ‘tout’ de ces autres choses. Mais alors, il n’y a plus moyen non plus d’imaginer une troisième entité, qui permettrait à l’Un de venir au contact avec les autres choses. Il n’y aurait aucun moyen, non plus, pour les autres choses de prendre part à l’Un . L’Un serait absolument séparé. Dans cette hypothèse, sous aucun rapport, les autres choses ne sont ‘unes’, et elles n’ont en elles-mêmes rien qui soit un. Elles ne sont pas non plus ‘plusieurs’, car alors, elles seraient parties de cette pluralité, comme autant d’unités, dont on vient de dire qu’elles ne peuvent être. Elles ne seraient non plus ni semblables ni dissemblables : une similitude impliquerait une forme d’unité, et une dissemblance une forme de différence, donc une dualité, laquelle induirait l’existence de deux unités. Ainsi, si l’Un est ‘absolument’, cela implique que l’Un est aussi toutes les choses, et qu’il est aussi toutes les choses qu’il n’est pas. Mais alors comment l’Un peut-il encore être un s’il est aussi toutes les choses, celles qu’il est et celles qu’il n’est pas ?

Nous sommes bien obligés d’envisager une sixième hypothèse, une hypothèse négative, cette fois : « l’Un n’est pas ». Si l’on peut dire que l’Un n’est pas, il en résulte au moins ceci que l’on formule un certain savoir à son égard. L’Un n’est pas, mais il reste au moins un objet de pensée. Et cette pensée est celle d’une altérité. Si l’Un ‘n’est pas’, c’est qu’il n’a aucune part à l’Être. Mais, en théorie, il pourrait encore avoir part à bien d’autres choses. Cet Un n’est pas, certes, mais il ‘n’est pas’ d’une manière qui n’appartient qu’à lui. D’autres choses peuvent aussi ‘n’être pas’, mais leurs façons de ‘n’être pas’ peuvent différer du ‘n’être pas’ de l’Un. Sinon, cela reviendrait à dire qu’elles seraient la même chose que lui, l’Un – ce qui ne peut être, par définition. Les autres choses, étant différentes de lui, sont aussi d’une sorte différente. Et être d’une ‘sorte différente’, c’est être d’une autre sortexix. L’Un est d’une sorte différente des autres choses, mais, à l’égard de lui-même, il doit rester semblable. Bien plus, c’est à l’Être même qu’il faut que l’Un ait part, en quelque façonxx, puisque loin de différer de lui-même il doit ‘être’ sembable à lui-même.

L’Un qui n’est pas, « est » donc, d’une certaine manière, à ce qu’il semble. « Supposons, en effet, qu’il ne soit point un ‘qui n’est pas’ ; que, au contraire, il se relâche d’être cela un tant soit peu pour ne pas l’être ; tout de suite, il ‘sera’ un ‘qui est’ […] Il lui faut, s’il doit ‘ne pas être’, posséder cette propriété, pour relier à soi le Non-être, d’ ‘être’ un qui n’est pasxxi. » Tout pareillement, à tout ce qui est, il faut cette propriété de n’ ‘être pas’ un ‘qui n’est pas’, pour avoir l’être. Tout ce qui est doit avoir part à l’essence d’être ‘qui est’, et avoir part à la non-essence d’être ‘qui n’est pas’. En revanche, ce qui n’est pas doit avoir part, non pas à la non-essence de n’être pas un ‘qui n’est pas’, mais à l’essence d’être un ‘qui n’est pas’xxii.

Dans ces conditions, on voit que revient une part de « ne pas être » à ce qui est, et une part d’« être » à ce qui n’est pas. De cela, on infère qu’à l’Un, lui aussi, revient une part d’« être » dès lors qu’il n’est pas. L’Un est, d’une certaine manière, au moins rhétorique, en vue de son « n’être pas ». Dans l’hypothèse où l’Un n’est pas, une forme de l’Être apparaît donc quand même et s’attache à lui, comme une ombre. Et, comme il n’est pas, le Non-Être apparaît aussi en lui, comme l’ombre d’une ombre. Une telle configuration, mêlant être et non-être, ne peut rester statique. Elle implique un changement, un mouvement. L’Un, qui ‘n’est pas’, est nécessairement en mouvement – entre être et non-êtrexxiii. Mais, puisqu’‘il n’est pas’, il ne peut ‘être’ en mouvement. Il est donc en repos. Tout cela paraît un peu contradictoire.

Il faut donc envisager une septième hypothèse. L’Un n’est pas, absolument. Il n’est sujet d’aucune détermination, et ne peut donc être objet de pensée. Si l’on entend ‘il n’est pas’ dans un sens absolu, l’Un n’a maintenant plus aucune part à l’être. En particulier, il ne naît, ni ne périt. Il n’a aucune part à ce qui est. Il ne peut recevoir aucune détermination, aucun attribut, aucune désignation. On ne peut se faire de lui aucune opinion, ou idée, sous aucun rapport que ce soitxxiv.

Il reste cependant à régler, toujours dans l’hypothèse ou l’Un n’est pas, le cas des autres choses [que l’Un]. Quelle est leur essence ? Ou leur non-essence ? Elles ont au moins l’essence de leur altérité réciproque. L’Un n’étant pas, toutes ces choses ne peuvent être ‘unes’, et singulières. Leurs singularités, une fois totalisée, revient à postuler une infinie pluralitéxxv. Il y a une pluralité de choses, dont chacune est ‘une’ en apparence, mais non réellement, du moment qu’il n’y a pas d’Un. À l’égard les unes des autres, chacune a l’air d’avoir une limite, mais à l’égard d’elle-même, elle n’a ni commencement, ni limite externe, ni unité interne. En conséquence, toutes ces choses se brisent, s’émiettent, sans qu’on arrive à les saisir même par la pensée. Elles ressemblent à des peintures en trompe-l’oeilxxvi, qui de plus, infiniment évanescentes, se dissoudraient sans cesse.

On peut enfin imaginer une neuvième hypothèse : l’Un n’est pas, et les autres choses non plus ne sont pas, elles n’ont ni l’être ni aucune détermination. Elles ne peuvent être ni paraître ‘unes’, ou ‘plusieurs’. Car n’étant pas, elles ne peuvent avoir aucun rapport, en aucune façon, ni aucune communauté avec d’autres choses, qui d’ailleurs ne sont pas non plus. S’il n’y a pas d’Un, on ne peut se faire de toutes les autres choses quelque opinion que ce soit, qu’elles soient ‘unes’ ou ‘plusieurs’.

Que retenir de tout cela ? On ne sait toujours pas si l’Un est ou s’il n’est pas. Mais, qu’il y ait de l’Un ou qu’il n’y en ait pas, il est fort vraisemblable que cet Un, qu’il soit réel ou virtuel, ainsi que toutes les autres choses, participent à la fois de l’être et du non-être. L’Un ainsi que toutes les autres choses présentent une sorte d’apparence. Mais ils ont aussi quelque chose de caché, de non apparent. Cette apparence et cette ‘non apparence’ se retrouvent dans tous leurs rapports, dans leurs infinis rapports, tous ceux qu’ils ont avec eux-mêmes, comme ceux qu’ils entretiennent avec tous les autres êtres.

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iPlaton. Parménide. 137d

iiIbid. 138a

iiiIbid. 138d

ivIbid. 139c

vIbid. 139e

viIbid. 140b

viiIbid. 141d-e

viiiIbid. 141e

ixIbid. 142a

xIbid. 142b-c

xiIbid. 142e

xiiIbid. 155e

xiiiIbid. 156d

xivIbid. 157c

xvIbid. 158a

xviIbid. 158b

xviiIbid. 158d

xviiiIbid. 159a

xixIbid. 161a

xxIbid. 161e

xxiIbid. 162a

xxiiIbid. 162b

xxiiiIbid. 162c

xxivIbid. 164b

xxvIbid. 164d

xxviIbid. 165c

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