Le Dieu « Qui ?» ( क ) et le Dieu « Qui !» ( אֲשֶׁר )


« Le Dieu Inconnu ».

Ne se contentant pas de douze dieux, les Grecs anciens adoraient également le « Dieu Inconnu » (Ἄγνωστος Θεός, Agnostos Theos ). Paul de Tarse s’avisa de la chose et décida d’en tirer parti, suivant ses propres fins. Il fit un discours sur l’agora d’Athènes :

« Athéniens, à tous égards vous êtes, je le vois, les plus religieux des hommes. Parcourant en effet votre ville et considérant vos monuments sacrés, j’ai trouvé jusqu’à un autel avec l’inscription : « Au Dieu inconnu ». Eh bien ! ce que vous adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l’annoncer.»i

Paul faisait preuve d’audace, mais pas de présomption, en affirmant ainsi implicitement l’identité du « Dieu inconnu » des Grecs et du Dieu unique dont il se voulait l’apôtre.

La tradition du ‘Dieu inconnu’ n’était certes pas une invention grecque. Elle remonte sans doute à la nuit des temps, et fut célébrée par plusieurs religions anciennes. On la trouve ainsi dans le Véda, plus de deux mille ans avant que Paul ne l’ait croisée lui-même, par hasard, dans les rues d’Athènes, et plus d’un millénaire avant Abraham. A cette époque reculée, les prêtres védiques priaient déjà un Dieu unique et suprême, créateur des mondes, appelé Prajāpati, littéralement le « Seigneur (pati) des créatures (prajā)».

Dans le Rig Veda, ce Dieu unique est aussi évoqué sous le nom (Ka), dans l’hymne 121 du 10ème Mandala. En sanskrit, ka correspond aussi au pronom interrogatif « qui ? ».

Le Dieu Ka. Le Dieu « Qui ? ». Économie de moyens. Puissance d’évocation, subsumant tous les possibles, enveloppant les âges, les peuples, les cultures. C’était là peut-être une manière toute grammaticale de souligner l’ignorance des hommes quant à la nature du Dieu suprême, ou bien encore une subtile façon d’ouvrir grandes les portes des interprétations possibles à quiconque rencontrait subrepticement ce nom ambigu, – qui était aussi un pronom interrogatif.

En psalmodiant l’Hymne 121ii, les célébrants védiques reprenaient comme un refrain, à la fin des neuf premiers versets, cette mystérieuse formule:

कस्मै देवायहविषा विधेम

kasmai devāya haviṣā vidhema.

Mot-à-mot, on peut la décomposer ainsi :

kasmai = « à qui ? » (kasmai est le datif de ka, lorsque ce pronom est à la forme interrogative).

devāya = « à Dieu » (le mot deva, « brillant », « dieu », est aussi mis au datif).

haviṣā = « le sacrifice ».

vidhema = « nous offrirons ».

Une brève revue de traductions marquantes donnera une idée des problèmes rencontrés.

Dans sa traduction de ce verset, Alexandre Langlois, premier traducteur du Rig Veda en français, a décidé d’ajouter (entre parenthèses) un mot supplémentaire, le mot « autre », dont il a pensé qu’il permettait de clarifier l’intention de l’auteur de l’hymne:

« A quel (autre) Dieu offririons-nous l’holocauste ? »iii

John Muir propose simplement (et assez platement) : « To what god shall we offer our oblation? »iv (« A quel dieu offrirons-nous notre oblation? »)

Max Müller traduit en ajoutant également un mot, « who » (qui ?), redoublant « whom », (à qui ?): « Who is the God to whom we shall offer sacrifice? »v, soit : « Qui est le Dieu à qui nous offrirons le sacrifice ? »

Alfred Ludwig, l’un des premiers traducteurs du Rig Veda en allemand, n’ajoute pas de mot supplétif. En revanche il ne traduit pas le mot « k», ni d’ailleurs le mot havis (« sacrifice »). Il préfère laisser au nom Ka tout son mystère. La phrase prend alors une tournure affirmative :

« Ka, dem Gotte, möchten wir mit havis aufwarten. » Soit en français: « À Ka, au Dieu, nous souhaiterions présenter le sacrifice. »

Un autre traducteur allemand de la même époque, Hermann Grassmann, traduit quant à lui : « Wem sollen wir als Gott mit Opfer dienen ? »vi, soit : «À qui, comme Dieu, devons-nous offrir le sacrifice? ».

Une traduction allemande datant des années 1920, celle de Karl Friedrich Geldnervii, change la tournure de la phrase en tirant partie de la grammaire allemande, et en reléguant le datif dans une proposition relative, ce qui donne:

« Wer ist der Gott, dem wir mit Opfer dienen sollen? », soit : « Qui est le Dieu à qui nous devons offrir le sacrifice ? ».

Les nombreuses traductions de ce célèbre texte peuvent être regroupées en deux types, celles qui s’attachent au sens littéral, et s’efforcent de respecter les contraintes très précises de la grammaire sanskrite. Les secondes visent surtout à pénétrer la signification profonde des versets en s’appuyant sur des références plus larges, fournies par des textes ultérieurs, comme les Brahmaas.

Max Müller, quant à lui, reconnaît dans la question ‘Kasmai devâya havishâ vidhema’ l’expression d’un désir sincère de trouver le vrai Dieu. Aux yeux du poète védique, ce Dieu reste toujours inconnu, malgré tout ce qui a déjà pu être dit à son sujet. Müller note aussi que seul le dixième et dernier verset de l’Hymne X,121 donne au Dieu son nom Prajāpati. Ne révéler ce nom qu’à la fin de l’hymne en identifiant Ka à Prajāpati peut paraître un peu étrange. Cela peut sembler naturel d’un point de vue théologique, mais ce n’est pas du tout approprié poétiquement, souligne Müller (« To finish such a hymn with a statement that Pragâpati is the god who deserves our sacrifice, may be very natural theologically, but it is entirely uncalled for poetically. »viii)

Il pense aussi que cette phrase en forme de ritournelle devait être familière aux prêtres védiques, car une formulation analogue se trouve dans un hymne adressé au Vent, lequel se conclut ainsi : « On peut entendre son ‘son’, mais on ne le voit pas – à ce Vâta, offrons le sacrifice »ix.

Müller ajoute encore : « Les Brâhmans ont effectivement inventé le nom Ka de Dieu. Les auteurs des Brahmaas ont si complètement rompu avec le passé qu’oublieux du caractère poétique des hymnes, et du désir exprimé par les poètes envers le Dieu inconnu, ils ont promu un pronom interrogatif au rang de déité »x.

Dans la Taittirîya-samhitâxi, la Kaushîtaki-brâhmanaxii, la Tândya-brâhmanaxiii et la Satapatha-brâhmanaxiv, chaque fois qu’un verset se présente sous une forme interrogative, les auteurs disent que le Ka en question est Prajapati. D’ailleurs tous les hymnes dans lesquels se trouvait le pronom interrogatif Ka furent appelés Kadvat, c’est-à-dire ‘possédant le kad – ou le « quid »’. Les Brahmans formèrent même un nouvel adjectif s’appliquant à tout ce qui était associé au mot Ka. Non seulement les hymnes mais aussi les sacrifices offerts au Dieu Ka furent qualifiés de ‘Kâya’,xv ce qui revenait à former un adjectif à partir d’un pronom…

Au temps de Pāṇini, célèbre grammairien du sanskrit, le mot Kâya n’était plus depuis longtemps un néologisme et faisait l’objet d’une règle grammaticale expliquant sa formationxvi. Les commentateurs n’hésitaient pas alors à expliquer que Ka était Brahman. Mais cette période tardive (deux millénaires après les premiers hymnes transmis oralement) ne peut suffire à nous assurer du bien-fondé de ces extrapolations.

Remarquons encore que du point de vue strictement grammatical, ka ne se met à la forme dative (kasmai) que s’il s’agit d’un pronom interrogatif. Si Ka est considéré comme un nom propre, alors, il devrait prendre au datif la forme Kâya. Est-ce à dire que kasmai dans l’hymne X,121 serait un solécisme ? Ou est-ce à dire que kasmai, par son datif, prouve que Ka n’est pas le nom de Dieu, mais un simple pronom ? C’est une alternative embarrassante…

Trouve-t-on des questions de grammaire comparables dans d’autres religions ?

Le Dieu « Qui ? » du Véda n’est pas rapports avec le Dieu unique de l’Avesta qui déclare dans les Yashts : « Ahmi yat ahmi » (« Je suis qui je suis »)xvii. Max Müller explique que Zarathushtra s’adressa ainsi au Dieu suprême : « Révèle moi Ton Nom, ô Ahura Mazda !, Ton Nom le plus haut, le meilleur, le plus juste, le plus puissant (…) ». Et Ahura Mazda répondit : « Mon Nom est l’Un, qui est en question, ô saint Zarathushtra ! »xviii. Le texte avestique dit : « Frakhshtya nâma ahmi », ce qui signifie « One to be asked by name am I », selon la traduction de Max Müllerxix. Je propose cet équivalent : « Je suis l’Un, dont un des noms est ‘Qui’ »…

Ces étranges formulations, tant védiques qu’avestiques, font irrésistiblement penser au Dieu de l’Exode, qui répondit à la question de Moïse lui demandant son Nom : אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה , ehyeh asher ehyeh, « Je suis qui je suis ».

La grammaire hébraïque ne distingue pas entre le présent et le futur. On pourrait donc comprendre également : « Je serai qui je serai. » Mais la question principale n’est pas là.

Dieu prononce ici trois mots.

D’abord, אֶהְיֶה, ehyeh, « Je suis ».

Ensuite, אֲשֶׁר, asher, « Qui ».

Et enfin, אֶהְיֶה, ehyeh, « Je suis », prononcé une seconde fois.

Les commentateurs de cette célèbre formule mettent tous l’accent sur le verbe אֶהְיֶה, ehyeh.

Je propose de considérer que c’est en réalité le mot אֲשֶׁר, asher, qui est au ‘centre’ du « Nom de Dieu ». Il est accompagné, à sa droite et à sa gauche par les deux noms אֶהְיֶה ehyeh, comme deux ailes éblouissantes…

Autrement dit l’essence intérieure de Dieu est tout entière dans ce « Qui ». Les deux noms « Je suis » représentent un attribut divin, celui de l’« être ».

L’essence est cachée dans le « Qui », l’existence et l’être (« Je suis ») l’accompagnent, et sont en sa Présence…

Pourquoi cette hypothèse ? Parce qu’elle offre l’occasion d’une curieuse comparaison entre une religion ancienne qui n’hésite pas à nommer son Dieu « Ka », ou « Qui ? »,  et une religion un peu moins ancienne, qui nomme son Dieu « Asher », « Qui ».

Poussons encore un peu la pointe. Quand Dieu dit à Moïse : « Je suis Qui je suis », je pense qu’il faut ajouter à cette phrase mystérieuse un peu du « ton », de l’« intonation » avec lesquels Dieu s’exprime. Il faut à l’évidence, dans cette situation extraordinaire, comprendre cette phrase rare comme étant une phrase exclamative !

« Je suis Qui je suis! »

________________________

iActes des Apôtres 17.22-24

ii Rig Veda. Livre X. Hymne 121

« Au commencement paraît le germe doré de la lumière.

Seul il fut le souverain-né du monde.

Il remplit la terre et le ciel.

– A quel Dieu offrirons-nous l’holocauste ? 

Lui qui donne la vie et la force,

lui dont tous les dieux eux-mêmes invoquent la bénédiction,

l’immortalité et la mort ne sont que son ombre !

– A quel Dieu offrirons-nous l’holocauste ? 

(…)

Lui dont le regard puissant s’étendit sur ces eaux,

qui portent la force et engendrent le Salut,

lui qui, au-dessus des dieux, fut seul Dieu !

– A quel Dieu offrirons-nous l’holocauste ? »

iiiLanglois. Rig Veda. Section VIII, Lecture 7ème, Hymne II. Firmin-Didot, Paris, 1851, p.409

iv John Muir, History of Ancient Sanskrit Literature, 1859, p. 569

v Max Müller, Vedic Hymns, Part I (SBE32),1891

viHermann Grassmann, Rig Veda, Brockhaus, Leipzig, 1877

viiKarl Friedrich Geldner. Der Rig-Veda. Aus dem Sanskrit ins Deutsche übersetzt. Harvard Oriental Series, 33-36, Bd.1-3, 1951

viiiMax Müller, Vedic Hymns, Part I (SBE32),1891. Cf. http://www.sacred-texts.com/hin/sbe32/sbe3215.htm#fn_78

ixRigVeda X, 168, 4

xMax Müller. History of Ancient Sanskrit Literature. 1860, p. 433

xiI, 7, 6, 6

xiiXXIV, 4

xiiiXV, 10

xivhttp://www.sacred-texts.com/hin/sbe32/sbe3215.htm#fn_77

xvLe mot Kâya est utilisé dans la Taittirîya-samhitâ (I, 8, 3, 1) et la Vâgasaneyi-samhitâ (XXIV, 15).

xvin. IV, 2, 25

xviiCf. Max Müller, Theosophy or Psychological Religion. Ed. Longmans, Green. London, 1895, p. 52

xviii« My name is the One of whom questions are asked, O Holy Zarathushtra ! ». Cité par Max Müller, Theosophy or Psychological Religion. Ed. Longmans, Green & Co. London, 1895, p. 55

xixIbid. p.55

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