Virgo


« Virgo » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

De la douceur, de la douceur, de la douceur. (Inconnu)

Ô que nous mêlions, âmes sœurs que nous sommes,

A nos vœux confus la douceur puérile

De cheminer loin des femmes et des hommes,

Dans le frais oubli de ce qui nous exile !

(Paul Verlaine, Ariettes oubliées IV)

Le cerveau du mystique est-il « en mode par défaut » ?


« Dr. Robin Carhart-Harris »

Lors d’une prise de substances psychotropes (LSD, psilocybine, MDMA, DMT…), le cerveau présente-t-il une activité accrue ? Cette hypothèse semblait, il y a peu, aller de soi, mais il fallait encore la vérifier. On a entrepris à cette fin des observations directes du cerveau avec différentes techniques d’imagerie médicale comme l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), la tomographie par émissions de positrons (PET) ou la magnétoencéphalographie (MEC)i. Dans le cadre du laboratoire de David Nutt, pharmacologiste à l’Imperial College à Londres, le spécialiste des neurosciences Robin Carhart-Harris, a cherché à partir de 2008 à identifier l’existence de « corrélats neuronaux » lors d’expériences dites « psychédéliques » observées par IRMf. Les résultats furent bien différents de ce qui était prévu. Contrairement aux attentes, « ce que nous avons observé a été une diminution du débit sanguinii ». Une deuxième mesure sur les variations de consommation d’oxygène confirma ce constat. Il fut ainsi découvert que la psilocybine n’augmente pas, mais réduit l’activité cérébrale. Ce phénomène était particulièrement observable dans un ensemble de structures cérébrales appelé le « réseau du mode par défautiii », et noté par l’acronyme MPD. C’est le réseau des structures qui s’activent lorsque le cerveau n’est pas focalisé sur une tâche particulière, et que son attention n’est pas spécialement sollicitée. Il a été découvert en 2001 par Marcus Raichle, neurologue à l’Université Washington dans le Missouriiv. Les structures cervicales qui font partie de ce réseau sont : le cortex préfrontal médian, le cortex cingulaire postérieur, le lobe pariétal inférieur, le lobe temporal latéral, le cortex préfrontal dorsomédian et l’hippocampev.

Par définition, le réseau MPD est donc actif quand le cerveau est concentré sur sa propre intériorité, en une sorte de contemplation intérieure, et non sur des stimuli extérieurs, des actions à opérer ou des tâches à entreprendre. Le réseau MPD est « l’endroit où notre esprit vagabonde – lorsque nous rêvassons, ressassons, nous projetons dans l’avenir ou le passé, réfléchissons à nous-mêmes et nous inquiétons. Et peut-être les structures au travers desquelles circule le flux de notre consciencevi. » Je ne peux m’empêcher de penser qu’est fort problématique le fait de considérer la conscience comme un « flux » circulant dans un « endroit », cet « endroit » fût-il constitué par un réseau de zones cervicales différenciées. Il me semble que c’est là une simplification outrancière. Le philosophe, le poète ou le mystique pourraient avoir d’autres vues sur la question. Cependant il n’est pas nécessaire, à ce stade, de trancher le nœud gordien que constitue l’essence de la conscience. On pourrait se contenter de dire que le mode par défaut est l’un des possibles états de la conscience, parmi bien d’autres. Le fait intéressant est que ce mode s’active lorsque prévalent les processus mentaux les moins spécialisés, mais aussi les plus complexes, par exemple ceux qui impliquent une introspection, un voyage mental dans les souvenirs et les représentations, une réflexion morale ou une interprétation des états d’esprits attribués à autrui – autrement dit, une mise à distance de la conscience (en tant que représentée par le moi ou l’ego) par rapport à elle-même. « Le cerveau est un système hiérarchique. Les zones qui gouvernent les activités les plus complexes – celles qui se sont développées tardivement au cours de notre évolution, et que l’on trouve typiquement dans le cortex exercent une influence inhibitrice que les zones [les plus anciennes] responsables des activités les plus simples, comme les émotions et la mémoirevii. » Le mode par défaut du cerveau est au sommet de la hiérarchie des autres systèmes, plus spécialisés, du cerveau, comme la vision ou l’activité motrice. Il a la priorité, et permet d’éviter qu’un chaos cacophonique s’installe entre les signaux émanant de différentes régions du cerveau. La découverte de R. Carhart-Harris montre que les signes d’une diminution de l’activité du mode par défaut du cerveau présentent un lien direct avec le sentiment subjectif d’une « dissolution du moi », provoquée par la consommation de psychotropesviii. Cette « dissolution » peut être interprétée comme un effacement des frontières habituelles entre le moi et le monde, ou entre le sujet et l’objet, et cet effacement s’accroît lorsque l’activité du MPD diminue. Cette « dissolution » évoque aussi l’impression de « fusion du moi » dans un grand « Tout », souvent ressentie par des consommateurs de psychotropes, mais aussi lors de certaines expériences mystiques. Michaël Pollan propose même, mais à mon avis de façon bien trop précipitée, cette généralisation : « Cette impression de fusionner avec un grand ‘tout’ est, bien entendu, typique de l’expérience mystique ; notre sens de l’individualité et de la différenciation repose sur un moi limité et sur une démarcation nette entre sujet et objet, qui pourraient n’être que des constructions mentales, des sortes d’illusions comme le pensent les bouddhistesix. » Il me paraît nécessaire d’ajouter ici un caveat. D’autres narrations d’expériences de psychotropes et d’autres récits de grands mystiques (je pense, en l’occurence, non à des exemples de mystiques bouddhistes, mais de mystiques chrétiens ou musulmans) ne font pas du tout état d’une « dissolution » du moi. Elles montrent en revanche que, lors des phases les plus élevées de ce que l’on pourrait appeler des « extases » (chimiques ou mystiques), le moi reste toujours parfaitement conscient de la nature exceptionnelle de l’expérience vécue, même si ultérieurement ce même moi se révèle incapable de traduire en mots ces expériences par essence ineffablesx. Autrement dit, la notion de « dissolution du moi » peut sans doute être l’une des modalités vécues de l’expérience mystique ou de l’expérience de psychotropes, mais elle est loin d’être la seule. Ce serait une grossière erreur que de se limiter a priori à la notion de « dissolution », et même de « disparition » du moi, dans le contexte des expériences mystiques. Je ne peux donc qu’exprimer mon profond désaccord avec les conclusions générales que Michaël Pollan formule, sur la base des hypothèses de Carhart-Harris : « L’expérience psychédélique de la ‘non-dualité’ suggère que la conscience survit à la disparition du moi et que ce dernier n’est finalement pas aussi indispensable que nous (et lui) l’estimons. Carhart-Harris pense également que l’effacement d’une distinction nette entre sujet et objet pourrait expliquer une autre caractéristique de l’expérience mystique, soit le sentiment que sont objectivement vraies les visions auxquelles elle donne accès – des vérités révélées, en quelque sorte, et non de simples visions. L’explication est sans doute que, pour être capable de déterminer le caractère subjectif d’une vision, il faut être en mesure de conserver la notion même de subjectivité, laquelle disparaît chez un mystique sous l’emprise de psychédéliques. L’expérience mystique n’est peut-être, finalement, que ce que l’on ressent lorsque le réseau cérébral du mode par défaut est désactivéxi. » On retrouve ici le préjugé « scientifique » habituel sur la nature même de l’objectivité. Une « simple vision » ne serait que de l’ordre du « subjectif », et donc fort loin de l’« objectivité » attribuée aux « vérités révélées » (une objectivité elle-même en quelque sorte subjective, et qui serait, pour le scientifique, faussement ressentie par les croyants et les mystiques). Carhart-Harris affirme sans autre précaution de langage que la subjectivité « disparaît chez un mystique sous l’emprise de psychédéliques ». Cette formulation est en soi fort étrange. Je doute qu’elle puisse correspondre, par exemple, aux expériences de Thérèse d’Avila ou de Jean de la Croix, des « mystiques » qui n’ont vraisemblablement jamais été sous une telle « emprise ». Je doute aussi que les mystiques voient toujours leur « subjectivité » disparaître. Plus fondamentalement, je doute que les « vérités révélées » et même certaines « visions » ne soient que des productions (subjectives) de cerveaux simplement laissés à eux-mêmes et privés de toute régulation par le chef d’orchestre que le MPD est censé représenter. Quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir sur les « vérités révélées » et les « visions » mystiques, il n’est pas acceptable, du point de vue d’une bonne méthodologie scientifique, de les considérer toujours et a priori comme n’étant que des phénomènes subjectifs. Cette question reste, à mon sens, entièrement ouverte. Il se pourrait en effet que ces phénomènes soient non seulement « subjectifs », mais également, et en réalité, parfaitement « objectifs ». Si l’on reprend la thèse du cerveau-antenne, émise en 1898 par William Jamesxii, et si l’on admet, au moins hypothétiquement, l’existence d’entités spirituelles indépendantes de la conscience humaine, il n’est pas impossible que ces entités puissent communiquer objectivement avec le cerveau-antenne de certains humains (chamanes, mystiques, poètes,…). D’une part, on ne peut pas exclure a priori que le moi subjectif ne perd pas sa subjectivité lorsqu’il atteint le plus haut point de l’extase mystique, et d’autre part, on ne peut pas non plus exclure a priori l’existence d’entités objectives qui peuvent intervenir et interagir objectivement avec le moi subjectif du sujet « extatique ». Sans doute l’objectivité scientifique doit-elle éviter de se laisser emporter par les passions subjectives. Mais lorsque l’objet de l’investigation scientifique est précisément le sujet humain lui-même, et surtout le sujet humain en tant qu’il est plongé au cœur abyssal de sa propre subjectivité, et élevé dans le même temps à l’acmé de sa possible transcendance, alors nous sommes confrontés à un problème crucial, sur le plan méthodologique : qu’est-ce qui doit prévaloir ici, l’objectif ou le subjectif ? Ne peut-on d’ailleurs envisager une troisième position, qui intégrerait ces deux niveaux en une méta-subjectivité qui serait aussi une méta-objectivité ? C’est à cette idée même de méta-objectivité (méta-physique) que des neuroscientifiques comme Carhart-Harris s’opposent a priori : « Précisons que Carhart-Harris n’idéalise pas les composés psychédéliques et qu’il goûte peu la ‘pensée magique’ ou la ‘métaphysique’ qu’ils alimentent chez leurs adeptes, comme l’idée que la conscience puisse être ‘transpersonnelle’, c’est-à-dire une propriété de l’univers et non du cerveau. Selon lui, les formes de conscience que les psychédéliques libèrent sont des régressions vers un mode de cognition ‘plus primitif’. À l’instar de Freud, ils pensent que la perte du moi et le sentiment d’unité qui caractérisent l’expérience mystique (d’origine chimique ou religieuse) nous renvoient à la condition psychologique du nouveau-né au sein de sa mère, un stade auquel il n’a pas encore développé de sens de lui-même, en tant qu’individu distinct. Pour Carhart-Harris, le sommet du développement humain est l’avènement de ce moi distinct, ou ego, et l’ordre qu’il impose à l’anarchie d’un esprit primitif, secoué par les désirs et les peurs, et abandonné à diverses formes de pensée magiquexiii. »

Personnellement, je ne pense pas que le sommet de l’esprit humain soit le moi ou l’ego. Il est fort probable que la réalité de l’esprit et l’essence de la conscience soient beaucoup plus subtiles. Elles pourraient bien être symbolisées par des formes de symbiose entre le moi, l’esprit et l’âme. Ces formes de symbiose ont été magnifiquement synthétisées par le Psalmiste, en une seule formule : « Comme un petit enfant contre sa mère, telle est mon âme en moixiv. »

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iIl est important des souligner que l’IRMf et les autres techniques d’imagerie cérébrale ne mesure pas directement l’activité du cerveau, mais seulement certaines variables comme le flux sanguin intracrânien, ou la consommation d’oxygène par les cellules neuronales. Mais l’interprétation de ces variables observées reste un sujet ouvert.

iiPropos rapportés par Michaël Pollan. Voyage aux confins de l’esprit. Ce que le LSD et la psilocybine nous apprennent sur nous-mêmes, la conscience, la mort, les addictions et la dépression. Trad. Leslie Talaga et Caroline Lee. Quanto, 2018. p.302

iiiEn anglais « Default Mode Network » (DMN)

ivMarcus Raichle et al. « A Default Mode of Brain Function ». Proceedings of the National Academy of Sciences 98(2):676-82 . Février 2001.

vCf. Randy L. Buckner et al, « The Brain’s Default Network », Annals of the New York Academy of Sciences vol. 1124, n°1, 2008 : « Le réseau par défaut est actif lorsque les individus sont engagés dans des tâches centrées sur le monde ‘intérieur’, y compris la récupération de la mémoire autobiographique, la vision de l’avenir et la conception des perspectives d’autrui. L’examen détaillé de l’anatomie fonctionnelle du réseau révèle qu’il est plus facile de le comprendre en tant que sous-systèmes multiples en interaction. Le sous-système du lobe temporal médian fournit des informations sur les expériences antérieures sous la forme de souvenirs et d’associations qui sont les éléments constitutifs de la simulation mentale. Le sous-système préfrontal médian facilite l’utilisation flexible de ces informations au cours de la construction de simulations mentales pertinentes pour soi. Ces deux sous-systèmes convergent vers d’importants nœuds d’intégration, dont le cortex cingulaire postérieur. Les implications de ces observations fonctionnelles et anatomiques sont discutées en relation avec les rôles adaptatifs possibles du réseau par défaut dans l’utilisation des expériences passées pour planifier l’avenir, naviguer dans les interactions sociales et maximiser l’utilité des moments où nous ne sommes pas autrement occupés par le monde extérieur. »

viMichaël Pollan. op. cit., p. 303

viiEntretien entre Robin Carhart-Harris et Michaël Pollan, op.cit. p. 304

viii« Plus la diminution du débit sanguin et de la consommation d’oxygène étaient rapides, plus un sujet était susceptible de connaître une dissolution de la perception de soi. » Ibid. p. 306

ixIbid. p. 306-307

xIl est d’ailleurs à noter que le moi soumis à l’expérience de certaines « extases » sait qu’il vit un moment exceptionnel, il sait aussi qu’il ne pourra pas en traduire s, plus tard,la nature ineffable en mots, et il sait enfin qu’il risque de perdre presque intégralement le souvenir des détails de l’expérience, excepté le fait même qu’elle a eu lieu.

xiIbid. p. 307

xiiWilliam James. Human Immortality. 1898. Ed. Houghton, Mifflin and Company, The Riverside Press, Cambridge.

xiiiMichaël Pollan. op. cit., p. 315

xivPs 130 (131), 2

La ravie d’Avila


« La ravie » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Thérèse d’Avila a laissé des témoignages détaillés de ses nombreuses expériences de « ravissement ». Elle est loin d’être la seule à avoir légué à la postérité ce type de narration. Bien d’autres mystiques, appartenant à toutes sortes de traditions culturelles ou religieuses, et de tout temps, ont pu faire état d’expériences sinon similaires, du moins analogues. Malgré cette abondance de données, il est clair qu’une « théorie » générale du ravissement est encore impossible à faire. Le plus grand obstacle, d’ailleurs, n’est pas tant la nature des expériences de ravissement, que les doutes ou les sarcasmes dont elles sont environnées. Ceux qui n’ont jamais éprouvé de telles expériences, manifestement hors de toutes normes, et hors de toute humaine compréhension, sont de facto éminemment sceptiques. Ils ne peuvent absolument pas comprendre de quoi il est question. Or, ces « non-expérienceurs » constituent l’énorme majorité. Malgré tout, il existe maintenant une assez abondante littérature traitant de phénomènes qui sont, sinon proches, du moins comparables, par certains côtés. Il s’agit notamment des expériences dites de « mort imminente » (EMI, ou selon l’acronyme anglais NDE, « Near Death Experience »), dont la caractéristique générale est qu’elles résultent d’accidents physiques, de situations de danger absolu, ou de prises surdosées de psychotropes. Je ne désire certes pas assimiler les EMI et les NDE aux types d’expérience proprement « mystiques ». Je voudrais seulement signaler qu’une part non-négligeable de la population (environ 15 % selon des données rapportées par E. Kübler-Ross, par exemple) est a priori prête à entendre avec quelque intérêt l’expression de tels témoignages, et à prêter une certaine attention à des analyses et commentaires à leur sujet. C’est à tel commentaire de la narration de Thérèse sur ses ravissements que je voudrais me livrer dans cet article.

« Dans ces ravissements, il semble que l’âme n’anime plus le corps […] Très souvent même, prévenant toute pensée, toute coopération, le ravissement fond sur vous avec une impétuosité si soudaine et si forte, que vous voyez, que vous sentez s’élever cette nuée, ou cet aigle puissant qui vous emporte sur ses ailes. On comprend, on voit, ai-je dit , qu’on est emporté, mais on ne sait à quel endroit. Malgré les délices que l’âme éprouve, elle ne laisse pas cependant, vu sa faiblesse naturelle, d’être saisie de crainte dans les commencements. Elle doit donc avoir beaucoup plus de courage et d’énergie que dans les oraisons dont j’ai parlé précédemment, pour tout risquer, malgré tout ce qui peut arriver, pour s’abandonner entièrement entre les mains de Dieu, et aller partout où on la transportera. D’ailleurs, elle est transportée ainsi malgré elle. La violence était telle que j’aurais voulu très souvent résister à ce ravissement ; j’y opposais toutes mes forces […] mais c’était au prix d’une fatigue extrême ; semblable à une personne qui a lutté contre un géant puissant, je me trouvai après le combat épuisée de lassitude. D’autres fois, tout effort était impossible ; mon âme était enlevée et même ordinairement ma tête suivait ce transport sans qu’il y eût moyen de la retenir ; quelquefois même le corps tout entier était emporté, lui aussi, et ne touchait plus terre. Mais cela n’est arrivé que rarementi. »

« Dans ces ravissements, il semble que l’âme n’anime plus le corps. »

L’âme n’anime plus le corps, à ce qu’il semble, parce qu’elle a autre chose à faire, de bien plus important : il lui faut mettre toute son énergie à s’animer elle-même, à se dépasser et à se transcender. Le corps, quant à lui, continue de vivre, mais il n’est plus animé par l’âme. Il s’anime alors de lui-même, si l’on peut dire, autrement dit, il vit de sa propre vie, et il survit par son instinct de conservation.

« Très souvent même, prévenant toute pensée, toute coopération, le ravissement fond sur vous avec une impétuosité si soudaine et si forte, que vous voyez, que vous sentez s’élever cette nuée, ou cet aigle puissant qui vous emporte sur ses ailes. »

Le ravissement saisit l’âme comme un aigle fond sur sa proie. Il tombe soudainement, brutalement, et opère le rapt en un instant. Rien ne peut laisser prévoir le moment où il va rejoindre l’âme, et l’emporter avec lui. Mais cet aigle n’obéit pas ici aux canons habituels associés à la métaphore de « l’oiseau de proie ». Il ne suit pas le comportement auquel les habitudes de langage et les observations ornithologiques le confinent. Une différence notable est que le volatile aquilin ne saisit pas l’âme de ses serres. Il l’emporte sur ses ailes. La nuance importe. L’âme n’est donc pas une proie ravie (au sens où elle serait la victime passive d’un rapt) ; elle n’est pas l’objet d’une captation, elle est le sujet d’un transport (dans le sens d’un ravissement). Ce transport implique, à l’évidence, une forme de coopération. Être transportée sur les ailes d’un aigle (et non sur son dos, ou agrippée par ses serres), exige, on le conçoit, un éminent sens de l’équilibre, une capacité hors du commun à rester en phase avec le battement des ailes, et à se fondre harmonieusement dans le vent puissant du vol. Une autre indication de la relative douceur qui environne l’âme ainsi emportée, est l’autre métaphore qui en rend compte, celle de la nuée. L’âme est ravie, pourrait-on dire, aussi subtilement que l’eau de la mer est doucement aspirée vers le ciel sous la forme d’une nue.

« On comprend, on voit, ai-je dit , qu’on est emporté, mais on ne sait à quel endroit. Malgré les délices que l’âme éprouve, elle ne laisse pas cependant, vu sa faiblesse naturelle, d’être saisie de crainte dans les commencements. »

L’âme alors n’éprouve pas de crainte physique, elle ne ressent pas une douleur comparable à celle d’une proie livrée à la violence de serres crochues plantées dans une chair pantelante et sanglante. Bien au contraire ! Elle éprouve non de la douleur, mais des délices. Cependant, cette jouissance délicieuse ne va pas sans une crainte, non pas physique mais psychique. Cela est bien normal, vu l’ignorance et la faiblesse naturelle de l’âme. Mais il faut là encore, relativiser. Cette crainte, toute justifiée qu’elle soit, ne dure pas. Elle n’apparaît qu’au commencement (du ravissement).

« Elle doit donc avoir beaucoup plus de courage et d’énergie que dans les oraisons dont j’ai parlé précédemment, pour tout risquer, malgré tout ce qui peut arriver, pour s’abandonner entièrement entre les mains de Dieu, et aller partout où on la transportera. »

La principale crainte ressentie par l’âme n’a rien d’objectif, rien de tangible. Elle n’est fondée que son ignorance absolue de ce qu’il se passe, elle est plongée dans l’incertitude quant au lieu où elle est transportée. Mais il est une solution que son courage et son énergie peut lui laisser entrevoir. Cette solution est de faire délibérément le choix de tout risquer, le choix de l’abandon total. A cette condition, toute crainte disparaît, toute peur s’évanouit.

« D’ailleurs, elle est transportée ainsi malgré elle. La violence était telle que j’aurais voulu très souvent résister à ce ravissement ; j’y opposais toutes mes forces […] mais c’était au prix d’une fatigue extrême ; semblable à une personne qui a lutté contre un géant puissant, je me trouvai après le combat épuisée de lassitude. »

Le choix de tout risquer et de s’abandonner ne signifie pas cependant que l’âme veuille positivement, activement, participer à un transport dont elle ignore absolument la destination ultime. Dans cette ignorance, elle ne peut donc que rester relativement passive, sans devenir passionnément active. D’ailleurs, dans plusieurs occasions, l’âme de Thérèse n’était certes pas coopérative, ou seulement passive, mais voulait au contraire résister à la violence qui lui était faite. Malgré sa faiblesse inhérente, sa (petite) âme semblait affronter la puissance d’un géant. C’était alors un combat. Mais celui-ci prenait fin, toujours, non par une défaite, mais par une simple cessation, un épuisement, une lassitude enveloppante.

« D’autres fois, tout effort était impossible ; mon âme était enlevée et même ordinairement ma tête suivait ce transport sans qu’il y eût moyen de la retenir ; quelquefois même le corps tout entier était emporté, lui aussi, et ne touchait plus terre. Mais cela n’est arrivé que rarement. »

Les ravissements de Thérèse étaient tous différents. Aucun ne se ressemblait. Il n’y avait pas de règle générale, ni de protocoles répétés. Chose curieuse, sur laquelle il faudrait insister, le phénomène du ravissement n’était pas toujours purement psychique. On a vu que son corps n’était plus animé par l’âme « ravie ». Mais dans certains cas, le corps lui-même, quoique non animé par elle, pouvait être lui aussi emporté. Il est vrai que cela n’arrivait que rarement. Thérèse d’Avila lévita-t-elle alors ? D’autres traditions, la chamanique, ou la bouddhique par exemple, ou encore la soufie, font aussi part de l’existence de tels phénomènes. Une explication rationnelle de ce type de phénomène peut être tentée. Il est possible en effet que l’âme, ainsi violemment emportée, ait pu aussi emporter avec elle jusqu’aux moindres souvenirs de son être corporel, et par conséquent, ait pu ressentir au plus profond de son être psychique la mémoire palpitante de son être psycho-physique, synesthésique, en tant que participant à l’envol. Personnellement, je pense que cette question n’a d’ailleurs qu’un intérêt mineur. Elle nous éloigne en effet du cœur de l’événement, de ce qui constitue l’essence du ravissement. Sa finalité.

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iThérèse d’Avila. Vie écrite par elle-même. Chapitre XX. Traduction de l’espagnol par le P. Grégoire de Saint Joseph. Seuil, 1995, p. 194-195

À l’horizon de l’oraison


« L’horizon de l’oraison » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Dans une recherche sur l’extase, comment ne pas se pencher sur le cas des deux Thérèse, la « grande » et la « petite », celle d’Avila et celle de Lisieux ? Dans cet article, je ne traiterai cependant que de la « grande », réservant pour plus tard ce qui pourrait être dit de la « petite ». Parmi les nombreuses sortes d’extases thérésiennes. je me focaliserai ici sur celles que Thérèse associe au « quatrième degré d’oraison ».

Dans l’oraison de « quatrième degré », « l’âme sent qu’elle n’est pas encore entièrement morte ; je puis bien m’exprimer de la sorte, car elle est déjà morte au monde […] le sentiment cesse, il n’y a que la jouissance, et encore on ne comprend pas ce dont on jouit. On comprend que l’on jouit d’un bien, où se trouvent réunis tous les biens, mais ce bien lui-même, on ne le comprend pas […] Ici, l’âme se trouve au sein d’une jouissance incomparablement supérieure, et cependant elle peut beaucoup moins la faire comprendre. Le corps est sans force et l’âme n’a aucun pouvoir pour communiquer cette jouissance. Dans ces moments, cette communication serait un grand embarras, un tourment et un trouble pour son repos. J’ajoute même que s’il y a union de toutes les puissances, voudrait-elle alors faire autre chose, qu’elle ne le pourrait ; et si elle le pouvait, il n’y aurait plus union. Quant au mode et à la nature de cette oraison qu’on appelle union, je ne saurais les faire comprendre. La théologie mystique l’enseigne, il est vrai ; mais les termes dont elle se sert me sont inconnus. Je ne comprends pas ce qu’il faut entendre par intelligence, ou esprit, ni comment ils diffèrent de l’âme, tout cela me semble une même chosei

Je me livrerai ici à de brefs commentaires de cet extrait du chapitre XVIII de la « Vie écrite par elle-même » de Thérèse d’Avila, dans l’espoir qu’ils pourront ouvrir quelques pistes, ou frayer des sentes inexplorées.

« L’âme sent qu’elle n’est pas encore entièrement morte ; je puis bien m’exprimer de la sorte, car elle est déjà morte au monde. »

Si l’âme était entièrement morte, que sentirait-elle ? Rien ? Rien n’est moins sûr, du moins dans le contexte de la foi thérésienne. L’âme de Thérèse sent qu’elle est morte en partie, mais pas entièrement. Plus précisément, elle est « morte au monde », mais sans doute, elle n’est pas morte à ce qui n’est pas du monde. Pourrait-elle être cependant « entièrement morte » ? On peut en faire l’hypothèse. Il existe certainement diverses sortes de morts, comme la mort au monde, la mort à ce qui n’est pas du monde, la mort à ce qui est au-delà du monde. Ces différentes sortes de morts ne sont pas de même nature. Elles doivent peut-être varier, dans leur essence, autant que les différentes sortes de vies. Parler de mort revient à traiter de la vie. Car l’une et l’autre, au fond, s’équivalent, ontologiquement : toute mort, comme toute vie, n’est-elle pas déjà un néant par rapport à la Vie même ? Le mot ‘néant’, dans son acception absolue, et donc excessive, se retourne aisément. Toutes les sortes de mort et toutes les sortes de vie participent aussi, même en tant que ‘néants’, à cette Vie qui les transcende toutes, et dont elles sont des figures passagères.

«Il n’y a que la jouissance, et encore on ne comprend pas ce dont on jouit. »

Il est très important de comprendre non ce que l’on ne comprend pas, mais le fait même qu’il y a en nous quelque chose que l’on ne comprend pas. Ici, il s’agit de « ce dont on jouit ». La jouissance envahit Thérèse, elle submerge son âme et son corps. Mais pas son esprit. Son esprit, quant à lui, reste alerte, il continue de voir qu’il ne comprend pas ce qui se passe devant lui. Il comprend au moins qu’il ne comprend pas ce qui lui arrive. Cette indication est précieuse. L’extase ne se résume pas à une perte absolue de toute intelligence et de toute compréhension. Elle n’est perte absolue qu’en un sens seulement. En un autre sens, et sans contradiction, l’extase n’empêche aucunement l’esprit de rester vigilant, de continuer, lorsqu’il est projeté dans le voisinage de l’extrême, à garder quelque conscience de son devoir de veille. Dans la perte absolue du Soi, un peu de la conscience du Moi veille encore.

« On comprend que l’on jouit d’un bien, où se trouvent réunis tous les biens, mais ce bien lui-même, on ne le comprend pas. »

Les différents degrés de compréhension ne correspondent pas nécessairement aux différents degrés d’oraison. Il n’y a pas d’isomorphisme entre la raison et l’oraison. Thérèse dit qu’elle jouit d’un bien qui réunit tous les biens. Ces biens semblent être en grand nombre, et même sont-ils infinis. On sent que Thérèse voir s’ouvrir devant elle un paysage sans limites, dont elle n’aperçoit qu’une infime portion. En bonne logique, il lui faudrait un temps sans fin pour explorer ce paysage mental dont elle ne saisit que les premières marches. Cette notion d’une limite se dessinant dès l’abord du sans limite, représente une première difficulté dont Thérèse ne vient pas à bout. Il en est une autre, plus ardue encore. C’est la question de la nature essentielle de ce « bien » qu’elle ne « comprend pas ». Cela ne devrait pas trop étonner. Si ce « bien » est, d’une manière ou d’une autre, attaché à l’essence même de la divinité, il paraît évident qu’il sera impossible de le comprendre dans son essence. L’esprit humain peut en revanche tenter de comprendre la nature des biens particuliers, spécifiques, dont il peut être gratifié. Mais comprendre la nature du « bien » en tant que tel, l’essence même du « bien », cela est au-dessus des forces de l’homme, fût-on Platon même.

« Ici, l’âme se trouve au sein d’une jouissance incomparablement supérieure, et cependant elle peut beaucoup moins la faire comprendre. Le corps est sans force et l’âme n’a aucun pouvoir pour communiquer cette jouissance. Dans ces moments, cette communication serait un grand embarras, un tourment et un trouble pour son repos. »

Il importe de comprendre l’état d’esprit de l’extatique dans cette situation. L’âme – ou l’esprit, la nuance importe peu en ce cas, se trouve « au sein », ou encore au sommet d’une « jouissance » sans pareille. Une analyse plus fouillée du concept de « jouissance » mériterait d’être entreprise, tant sa richesse offre matière à examen et développements. Je la réserve pour d’autres occasions. Pour l’instant, l’important est de comprendre que l’âme extatique ne perd rien de son acuité, ni de sa capacité à se mettre à distance de ce qu’elle perçoit et en surplomb par rapport à ce qu’elle conçoit. Elle sait aussi que cela lui serait un « embarras » et un « trouble » de se mettre en peine, tant de conceptualiser cette « jouissance » qui la traverse, que de la traduire, la formaliser et la mémoriser, et a fortiori de chercher à la « communiquer » à autrui. L’enjeu pour elle est alors bien ailleurs.

« J’ajoute même que s’il y a union de toutes les puissances, voudrait-elle alors faire autre chose, qu’elle ne le pourrait ; et si elle le pouvait, il n’y aurait plus union. »

Quel est l’enjeu, donc, et en quoi consiste-t-il ? Dans une situation aussi extrême, aussi éloignée de tout ce qui peut s’expérimenter dans ce monde-ci, l’envahissement de l’âme est total, absolu. Toutes les puissances semblent se rassembler en elle, ou plutôt, c’est elle qui est projetée dans le « sein » infini que toutes les puissances, ainsi assemblées, constituent. Dans une telle circonstance, on conçoit que l’âme soit occupée à tout autre chose qu’à communiquer un retour de son expérience en temps réel. Plus important même, si le désir de communiquer lui venait, alors c’est l’expérience même de l’extase qui en souffrirait radicalement : « il n’y aurait plus d’union ». Une fois arrivée en ces hauteurs, l’âme doit continuer son mouvement toujours plus vers le haut, et certes pas envisgare de regarder vers le bas.

« Quant au mode et à la nature de cette oraison qu’on appelle union, je ne saurais les faire comprendre. La théologie mystique l’enseigne, il est vrai ; mais les termes dont elle se sert me sont inconnus. Je ne comprends pas ce qu’il faut entendre par intelligence, ou esprit, ni comment ils diffèrent de l’âme, tout cela me semble une même chose. »

C’est un fait auquel il faut s’habituer (intellectuellement). Une énorme partie de ce qui constitue l’expérience extatique ne peut être communiquée, transmise, et encore moins « expliquée » à quelqu’un qui n’en a pas déjà bénéficié personnellement, et directement. Je sais, c’est injuste, mais c’est comme ça. Il y a peut-être là, d’ailleurs, dans cette apparente injustice, cette inégalité de facto, une nouvelle source de réflexion, mais je la réserve pour un autre article. En l’occurrence, le plus intéressant dans l’assertion de Thérèse à propos de la « théologie mystique » est que l’intelligence, l’esprit et l’âme, tout cela lui « semble une même chose ». En un sens, je comprends parfaitement ce qu’elle veut dire, tant ces distinctions de vocabulaire peuvent paraître dérisoires au sein de l’extase même. Mais en un autre sens, je vois aussi que par son expression « tout cela me semble », elle indique subtilement que n’est certes pas épuisé ici le mystère. Indubitablement, est laissé entendre le fait que l’intelligence, l’esprit et l’âme soient « une même chose » n’est en rien contradictoire avec le fait qu’ils peuvent être aussi des choses différentes.

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iThérèse d’Avila. Vie écrite par elle-même. Chapitre XVIII. Traduction de l’espagnol par le P. Grégoire de Saint Joseph. Seuil, 1995, p. 171-172

Lui toi moi


« Le martyre d’Hallâj »

Si Dieu est « un », le monde est naturellement multiple. D’où Babel – et, surtout, l’abysse inéluctable entre le réel et le langage. Pour qui philosophe un tant soit peu, il apparaît vite que les « singularités » et les « dualismes » que l’on rencontre dans les langues humaines et leurs grammaires, ne suffisent pas à rendre compte de l’essence de la réalité. Plus riches et plus complexes, sans doute, les triades et les quaternions semblent un peu mieux à même de saisir (structurellement) quelques-unes des réalités immanentes (ou même transcendantales) que le singulier ou la dualité ignorent. On mesure l’importance du « quatre », par exemple, lorsque l’on considère les points de vue axiaux que les grammaires humaines emploient presque universellement. Ces quatre axes sont représentés par les trois pronoms personnels, « je, tu, lui », liste complétée par le pronom démonstratif « cela », qui précisément n’est pas personnel, mais impersonnel. Il est d’autres pronoms, bien sûr, comme « nous, vous, il, elle, eux ou elles ». Mais on peut arguer que ce ne sont là que des variantes des trois ‘personnes’ fondamentales. Il y a toujours, en somme, le point de vue du ‘sujet’ (je ou moi), celui de l’ ‘autre’, qu’il soit présent (tu ou toi) ou absent (lui) et enfin celui de l’objet absolu (cela).

Ceci ne représente qu’un premier niveau d’analyse. Se multiplient ensuite d’autres points de vue encore, lorsque ces pronoms se mettent en relation, se lient, se tiennent à distance ou se nient. Martin Buber a développé une sensibilité particulière à propos des accouplements de mots. « Les bases du langage ne sont pas des mots isolés, ce sont des couples de mots. L’une de ces bases du langage, c’est le couple Je-Tu. L’autre est le couple Je-Cela, dans lequel on peut aussi remplacer Cela par Il ou Elle, sans que le sens en soit modifié. Donc le Je de l’homme est double, lui aussi. Car le Je du couple verbal Je-Tu est autre que celui du couple verbal Je-Celai ».

On peut volontiers admettre que les mots fondent leur(s) sens par le biais de l’ensemble de leurs interactions, effectives ou présupposées. « Dire Tu, c’est dire en même temps le Je du couple verbal Je-Tu. Dire Cela, c’est dire en même temps le Je du couple verbal Je-Celaii. » Mais, d’emblée, les nuances se dessinent, les dérives s’amorcent, des cassures de sens s’opèrent. Buber lui-même fait immédiatement remarquer les césures profondes, ontologiques, qui sont en quelque sorte inhérentes à la règle qu’il vient d’émettre, et qui viennent de l’immense distance entre le personnel et l’impersonnel. « Le mot-principe Je-Tu ne peut être prononcé que par l’être entier. Le mot-principe Je-Cela ne peut jamais être prononcé par l’être entieriii. » Dès lors, les questions fusent. De possibles généralisations se profilent. Qu’est-ce que l’« être entier » ? Pourquoi se limiter à des couples, et ne pas étendre les conjonctions et autres agglutinations de pronoms à des triades, ou à des quaternions ? En son temps, YHVH, n’a-t-il pas prononcé une triade verbale pour se définir lui-même ? Parmi les plus étranges des noms divins dont le Dieu unique s’est servi pour se nommer Lui-même, il y a l’expression triadique « Moi, Moi, Lui », d’abord rapportée par Moïseiv, puis reprise plusieurs fois par Isaïev. « Moi, Moi, Lui », soit en hébreu: אֲנִי אֲנִי הוּא ani ani hu’. Ces trois pronoms sont immédiatement suivis d’une réaffirmation de la solitude de Dieu : וְאֵין אֱלֹהִים, עִמָּדִי v’éin elohim ‘imadi : « Et il n’y a pas de dieux (elohim) avec moi ».

Si l’on suit cette piste, et si l’on généralise les possibles intrications des pronoms entre eux, on devrait concevoir que l’expression Je-Cela citée par Buber se trouve en quelque sorte transcendée par l’expression Moi-Moi-Lui que YHVH emploie. Dès lors, d’autres portes s’ouvrent pour d’autres combinaisons encore, dans des mises en abyme successives.

Par exemple, le Moi de YHVH peut-il d’une manière ou d’une autre résonner avec le Je de Buber ?

A cette question pleine d’embûches, Rûmî répond sans hésiter, et de la manière la plus positive qui soit. Il reprend l’exclamation divine, telle que rapportée par Moïse, mais pour y introduire son propre Je dans l’équation ;

« Tu es cette lumière qui à Moïse proclama :

Je suis Dieu, je suis Dieu, moi je suis Dieu !

J’ai dit : Soleil de Tabrîz, qui es-tu ? Il dit :

Je suis vous, je suis vous, moi je suis vousvi ! »

Trois siècles avant Rûmî, Husayn ibn Mansûr al-Hallâj, arrivant à la mosquée d’al-Mansûr, avait prononcé, devant son ami Shiblî, la formule qui devait être la cause de son martyre : Ana’l Haqq, «Je suis la Vérité ». Or, il n’y a de vérité que Dieu. On pouvait donc aussi entendre : « Mon je, c’est Dieu ». Hallâj ajouta immédiatement ces vers, qui s’adressait à ce Dieu en le tutoyant : «Yâ sirra sirri… ô secret de mon âme, Toi qui Te fais si ténu que Tu échappes à la prise de toute imagination pour tout être… »

Ceux qui condamnèrent Hallâj et le mirent en croix après d’atroces tortures, virent dans ces mots un blasphème. Pour Louis Massignon, qui lui consacra une puissante étude, Hallâj était dans le droit fil de ce qu’autorise, dans ses principes mêmes, la grammaire arabe : « L’arabe, langue sémitique, langue de la révélation, est prédisposée à concevoir, à la 1re personne, sous l’influence de l’Esprit, le verbe mental […] La phrase cruciale de son expérience, Anâ’l-Haqq, ‘Je suis la Vérité’ ou ‘mon Je c’est Lui’  n’est pas une formule moniste de métaphysicien, c’est une ‘clameur de justicevii’ criée en pleine luciditéviii ».

Le mystique réalise-t-il un pas vers l’union divine en articulant la formule que Dieu emploie, parlant de Lui à la 1re personne ? Dire : « mon Je, c’est la Vérité », revient-il à dire : « mon Je, c’est Lui » ou même, par une extension condensée, intriquée et cryptique : « Je c’est Moi » ?

S’invitant dans ce débat, Ibn ‘Arabi exclut absolument cet usage du Je. Pour désigner Dieu par un pronom grammatical, il recommande l’usage exclusif du terme huwa, « Il, Lui »(huwa est en arabe l’équivalent de hu’ en hébreu). Ibn ‘Arabi refuse absolument l’emploi du Je, du Moi, dans ce contexte. « Huwa est le nom exclusif de l’Essence absolue, le nom de la monéïté (aadîya)ix. » Quant au Tu, son usage est aussi fortement déconseillé quand on s’adresse à Dieu. « Le terme anta (« Tu, Toi ») est d’un usage plein de pièges, pose un voile plus épais ; il s’oppose au huwa, il souligne dans le dialogue l’antithèse des deux personnes, sans définir de qui des deux il s’agit. C’est pourquoi l’employer n’est licite que pour ceux qui savent abstraire (tanzîh, hors du khayât, imaginative)x. »

Pour ce qui est de l’emploi du terme anâ (« Je, Moi »), Ibn ‘Arabi s’attaque frontalement à Hallâj et Bistâmî : « Quelques-uns, inconscients de la dignité du huwa et de la distinction à faire entre l’essence en tant que modalisée en formes et l’essence absolue, ont pensé que le « Je » (anâ) était le plus noble des symboles aptes à traduire l’unification mystique (ittiḥād), sans se rendre compte que cette unification est a priori impossible. Quand tu dis « je », l’idée ainsi transmise à Celui à Qui tu veux t’unir, c’est « toi, qui as dit ‘Je’ », c’est une expression venant de toi, non pas toi. Quant à cette idée en elle-même, tu l’as conçue, ou bien avec ton anânîya (l’ipséité « mienne » de ta forme créée), ou bien avec la Sienne ; d’où dilemme : ou bien c’est toi seul, ou bien tu n’existes plus, et dans les deux cas, il n’y a pas d’unification. […] S’adresser à anâ (« Moi ») en l’invoquant, est de la déraison ; prier Dieu en L’appelant « Je » attire Sa réponse : « ton statut est contradictoire » ; et si c’est ton anâniya que tu invoques, c’est à elle de te répondre, par toi. – Et si Tu te répondais, à Toi, par moi ? – Je ne Me manifesterai jamais à toi par mon « Je », privilège exclusif de la monéïtéxi. »

Sans préjuger s’il fut ou non entendu du Divin, Hallâj n’avait aucune chance de se faire entendre des hommes qui le condamnèrent. C’est pourquoi il mourut martyr à Bagdad en 922.

Et pourtant, il fallait bien qu’avec son cri, il répondît à son exigence intérieure. Il fallait qu’il articulât les paroles les plus fidèles possibles à sa vision, quels que fussent les risques encourus.

« Ton esprit s’est emmêlé à mon esprit, tout ainsi

Que se mélange le vin avec l’eau pure,

Aussi, qu’une chose Te touche, elle me touche,

Voici que ‘Toi’, c’est ‘moi’, en tout !

[…]

Je suis devenu Celui que j’aime, et Celui que j’aime est devenu moi !

Nous sommes deux esprits, fondus en un corps.

Aussi, me voir, c’est Le voir

Et Le voir, c’est nous voir.

[…]

Je t’appelle… non, c’est Toi qui m’appelles à Toi !

Comment aurais-je dit ‘c’est Toi !’ -– si Tu ne m’avais dit ‘c’est Moi !’xii ? »

Hallâj savait qu’il était un néant, mais par la voie de ce savoir, et par la voix de ce néant même, sa voix, il advenait au Tout, il se conjoignait à l’Unité, il se faisait fusion (divine).

« Est-ce Toi ? Est-ce moi ? Cela ferait une autre Essence au-dedans de l’Essence…

Loin de Toi, loin de Toi d’affirmer ‘deux’ !

Il y a une Ipséité tienne, en mon néant désormais, pour toujours,

C’est le Tout, par-devant toute chose, équivoque au double visage…

Ah ! Où est Ton essence, hors de moi, pour que j’y voie clair…

Mais déjà mon essence est bue, consumée, au point qu’il n’y a plus de lieu…

Où retrouver cette touche qui Te témoignait, ô mon Espoir,

Au fond du cœur, ou bien au fond de l’œil ?

Entre moi et Toi, un ‘c’est moi !’ me tourmente…

Ah ! Enlève, de grâce, ce ‘c’est moi !’ d’entre nous deuxxiii ! »

Bien avant le judaïsme ou l’islam, il importe de rappeler que le Véda avait exploré des chemins, analogues en un sens, mais aussi franchement originaux. Dans une célèbre upaniad, la genèse du Je (primordial, originaire) est décrite ainsi : « Au commencement, cet [univers] était le seul Soi (ātman) ayant forme d’Homme. Il regarda tout autour et il ne vit rien d’autre que son Soi. Il dit en tout premier : ‘Je suis Lui’ (so’ham asmi). De là, le nom ‘JE’ (aham) vient à êtrexiv. » Mais quel était donc ce Soi, si seul, si originaire, et comment le caractériser plus avant en langues huamaines ? D’abord, on peut dire que le Soi est seul, certes, mais qu’il est aussi « eux » :  « Ce Soi (ātman) est fait d’eux : il est fait de parole, il est fait de mental, il est fait de soufflexv. » Le Soi est aussi fait de tous les mondes dont la parole, le mental et le souffle sont la substance. « Ils sont aussi les trois mondes : ce monde-ci est parole, l’espace intermédiaire est mental, ce monde au-delà est soufflexvi. » Le Soi est enfin fait des Dieux, des Anciens et des Humains : « Dieux, ancêtres et humains, ils sont aussi : les Dieux sont la parole, les ancêtres sont le mental, les humains sont le soufflexvii. »

Rappelons enfin, brièvement, les quatre « grandes paroles » (Mahāvakya), qui se fondent sur des pronoms, personnels ou non, etsur ce mot qui les rassemble, le brahman :

Aham brahma-asmi

JE suis le brahmanxviii.

Tat tvam asi

TU es celaxix.

Ayam ātmābrahma

Cet ātman (ce « SOI ») est le brahmanxx.

Prjanānam brahma

La sagesse est le brahmanxxi.

Concluons par une synthèse ramassée, en attendant de futurs développements : le moi, le tu et le lui ne s’opposent pas à l’essence de l’Un. Ils la nourrissent au contraire, la transcendent, l’intriquent et l’irradientxxii.

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iMartin Buber. Je et Tu. Traduit de l’allemand par G. Bianquis. Aubier, 1969, p.19

iiIbid. p. 20

iiiIbid. p. 20

ivDt 32,39

vIs 43,10 ; Is 43,25 ; Is 51,12 ; Is 52,6

viJalâloddîne Rûmî. Soleil du Réel. Traduction du persan par Christian Jambet. Ed. Imprimerie nationale, 1999, p. 209

viiCf. Qur’an. 50,42 : ‘Sayata bil-aqq’, mot à mot : «Un cri en vérité »

viiiLouis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome II. Tel-Gallimard, 1975, p.65

ixLouis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome II. Tel-Gallimard, 1975, p.65

xLouis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome II. Tel-Gallimard, 1975, p.66

xiLouis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome II. Tel-Gallimard, 1975, p.67

xiiLouis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.49-50

xiiiLouis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.55

xivBhadārayaka-upaniad (BAU) 1,4,1. Traduction Alyette Degrâces

xvBAU 1.5.3

xviBAU 1.5.4

xviiBAU 1.5.6

xviiiBU 1,4,16

xixCU 6,8,7

xxMU 2

xxiAiU 5,3

xxiiBien que je ne partage pas son goût pour certains néologisme comme celui de « tuité », je voudrais ici prendre en appui cette phrase de Kristeva : « Égoïté, tuité, ipséité, tout cela ce sont des points de vue qui surajoutent à l’essence éternelle de l’Unique. » Julia Kristeva. Thérèse mon amour. Récit. Fayard. 2008, p.55

Critiquer Kristeva, faire écho à Eco


« Julia Kristeva »

Julia Kristeva, qui fut, dit-on, employée par les « services » bulgares sous le nom d’agent « Sabina », après son arrivée en France, est une linguiste, longtemps mariée au fameux Philippe Sollers, jusqu’à la mort de celui-ci. Elle commit en 2008 une énorme étude sur Thérèse d’Avila, intitulée « Thérèse mon amour » et sous-titrée « Récit »i. M’intéressant à cette sainte pour des raisons d’écriture, j’entrepris, il y a peu, de lire le « récit » kristévien. J’y trouvai, par exemple, ces lignes prononcées par l’un des personnages imaginés par Kristeva, un certain Jérôme Tristan, censé incarner un analyste parisien, sans doute inspiré d’un personnage réel, et s’adressant à la dénommée Sylvia Leclercq (laquelle semble incarner une sorte de double très distancié de Kristeva) : « – Tu sais bien, très chère que le sujet mystique se voit femme, même s’il est un homme, tel saint Bernard en état de lactation sous les rayons amoureux de Dieu. Et que, réciproquement, les femmes mystiques se masculinisent : Hildegarde de Bingen, Élisabeth de Schönan, Thérèse d’Avila elle-même… Un peu, quand même… Tu me corrigeras si je me trompe… Cette bisexualité psychique avouée et revendiquée me paraît être plutôt une acceptation lucide – une traversée, aussi – de l’instabilité courante chez l’hystérique qui, elle, se demande continûment de quel sexe elle est. Bien plus qu’une banale hystérie, je dirais que c’est une hystérie à cheval sur la psychose – le mot convient bien à ces Amazones de Dieu ! – et qui alimente aussi les symptômes corporels : stigmates, convulsions, visions, hallucinations, lévitations, comas et ‘résurrections’… ii». Abandonnant le style distancié, Kristeva se livre un peu plus loin à des analyses fouillées de l’âme de Thérèse, dans ce genre : « Thérèse plonge dans sa langue maternelle comme dans un bain consubstantiel à l’expérience d’engendrement d’un nouveau Soi lové à l’Autre : un Soi aimant l’Autre, que ce Soi résorbe et que l’Autre absorbe. Son ‘histoire d’eau’, si j’ose direiii, s’impose comme la fiction absolue, inévitable, du toucher amoureux, dans laquelle je suis touché/e par le toucher d’autrui qui me touche et que je touche. L’eau : fiction du transvasement entre l’être autre et l’innommable intime, entre le milieu extérieur et l’ ‘organe’ d’un intérieur sans organes, entre le Ciel du Verbe et le vide d’un corps féminin avide. Quelle langue pourra accueillir une telle porosité ? Aucune ne saura satisfaire l’écriture de cette femme, elle écrira sans trop se relire et, jusqu’à la fin, sa fiction sera un ruissellement de soi en une multitude de positions subjectives, de lieux d’énonciation, de moradas – son délire et sa renaissance. ‘Elle [l’âme] voudrait être toute convertie en langues pour louer le Seigneur [Toda ella querria fuesen lenguas para alabar al Señor] (Vie, 16:4)iv

Ah ! La langue ! maternelle, qui plus est !… Ah ! Ce « vide d’un corps féminin avide » ! Et toutes ces métonymies et ces métaphores, qui fluent, coulent, abondent ! Kristeva, polygraphe et multilingue, sans nul doute goûte infiniment d’afficher son rapport à la langue, aux langues, à toutes les langues, bulgare, française, espagnole, et la latine même : « Corpus Christi, proclame le prêtre en posant l’hostie sur sa langue. Brusquement ce vague éprouvé que je est un autre, cette brûlante frontière que Thérèse a toujours sentie sans pouvoir la nommer, la crête où sa chair s’élève en sens et où le sens rejoint la chair, prennent la saveur d’un repas cannibalique [sic] : ce serait le Père céleste, le Sauveur qu’elle caresserait dans sa bouche ! ‘Surtout, ne mâchez pas !’ Thérèse se pénètre du corps d’un homme tout en freinant son appétit. Si la gourmandise est un vice, la retenue ne fait qu’accroître le plaisir de bouche. Adieu, sein maternel, cuisine de bonnes femmes ! L’hostie m’associe à la substance de l’Homme idéal. J’absorbe une miette de sa dureté, de ses os, de sa souffrance, de son imprenable Calvaire. Ne dites pas : ‘de son sexe’ ; ce sont là des imaginations démoniaques que je récuse. Je mange l’anatomie de l’Absencev. » Cet extrait, et bien d’autres dont fourmille le livre de Kristeva, est un petit chef d’œuvre de rouerie, d’insolence madrée, de fougue blasphématoire, de salaces allusions. En somme, une parfaite imitation d’une sorte de sainte-n’y-touche qui « toucherait » pourtant beaucoup et qui « caresserait dans sa bouche ». On aimerait pouvoir s’allonger sur quelque divan, et prendre plaisir à articuler dans une langue amollie des commentaires incidents, ou au contraire, pris de soudaine colère, se lancer dans une passionnée réfutation. En littérature analytique, plus c’est gros plus ça passe. Tout est permis d’ailleurs quand on porte un nom aussi éminemment prédestiné que « Julia Kristeva ». Puisqu’il nous faut ici non parler en langues, mais sucer la moelle des mots mêmes, je dirais, de la façon la plus lacanienne possible: « En ton nom (du père), Julia Kristeva, ton jus lia Christ et Eva. »

Ce mauvais jeu de mots, tout humecté d’une sorte de bave lacanienne, je me l’autorise parce que je me suis senti récemment encouragé par les théories sur les « limites de l’interprétation » professées par Umberto Eco, lequel invite explicitement « à l’utilisation fantaisiste et fantastique des textes ». En effet, après un récent échange avec le Professeur Buydens (de l’ULB et de l’ULg) sur le livre d’Eco, je m’y suis plongé plus avant, et j’y ai lu ceci : « Borges suggéra un jour que l’on pourrait et devrait lire le De imitatione Christi comme s’il avait été écrit par Céline. Splendide invitation à un jeu incitant à l’utilisation fantaisiste et fantastique des textes, mais hypothèse indéfendable pour l’intentio operis. J’ai voulu suivre la suggestion de Borges et j’ai trouvé chez Thomas a Kempis certaines pages présentant des accents céliniens (« La grâce aime les choses simples et répugnantes, les difficiles et épineuses ne la rebutent pas et elle aime les hardes sordides »). Il suffit de lire Grâce comme Disgrâce (une grâce dif-férée). Seulement voilà, cette lecture ne marche pas, car il est impossible de lire dans la même optique l’ensemble du De imitationevi. »

Très stimulé, quant à moi, par la perspective d’une éventuelle relecture célinienne du texte de Thomas a Kempis, mais aussi fort étonné des connotations excessives (et donc, par ce fait même, supposément « céliniennes ») de la citation qui en était extraite et rapportée par Eco, je décidai de revenir à l’original latin. Au Livre III, chapitre 54, de L’Imitation, je lus ceci : « Gratia vero simplicibus delectatur et humilibus, aspera non aspernatur, nec vestustis refugit indui pannisvii. » Parmi les nombreuses traductions en français, celle de Lamennais, qui date de 1824, est reconnue comme étant la plus classique. Elle donne ici : « La grâce se complaît dans les choses simples et humbles ; elle ne dédaigne point ce qu’il y a de plus rude, et ne refuse point de se vêtir de haillons. » On constate donc que sont absentes, tant dans le latin de Thomas a Kempis que dans le français de Lamennais, ces choses « répugnantes » évoquées par Eco, et que les « vieux haillons » originaux (vetustis pannis) sont très désavantageusement traduits par les « hardes sordides » du sémiologue de Bologne. Je me suis alors pris à penser qu’Eco avait peut-être voulu forcer à dessein le sens du texte et fausser délibérément la nuance de ces adjectifs pour atteindre l’effet par lui voulu, à savoir l’effet « Céline ». J’en concluais aussi que pour Eco, l’essence « célinienne » semble se concentrer précisément dans ces deux adjectifs surnuméraires : « répugnant » et « sordide ». Je ne peux que m’interroger sur le pourquoi de cette opération de trucage textuel d’Eco, que je rapproche d’ailleurs des insinuations dites ‘non-sexuelles’ de Kristeva (« Ne dites pas : ‘de son sexe’ »). Je m’interroge aussi sur la sorte de rage et de haine, mêlée de sardonique et lourde ironie, que Kristeva et Eco semblent arborer à l’égard d’auteurs classiques de la haute littérature mystique. Pour Kristeva, il semble aller de soi que l’arme analytique lui permet de dire tout et n’importe quoi sur le jouir et la langue de Thérèse. Quant à Eco, toujours à la recherche d’un bon mot qui fasse écho, ah ah, il ne se prive pas de truander la langue même, le latin de Thomas a Kempis, pour en extraire, de la façon la plus improbable, quelque chose de « répugnant » et de « sordide », bref, de « célinien ». Pourquoi ces crachats verbaux, ces coups de fouets sémiotiques, ces gifles rhétoriques sur des figures, a priori respectables, et situées si loin de l’arène contemporaine ? A quelles fins ? Pour assouvir quelles pulsions ?

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iJulia Kristeva. Thérèse mon amour. Récit. Fayard. 2008

iiIbid. p. 71

iiiInutile de rappeler, bien sûr, que Julia Kristeva fait là une fort fine allusion au roman érotique Histoire d’O, publié en 1954 chez Pauvert, par Pauline Réage, psudonyme de Dominique Aury.

ivJulia Kristeva. Thérèse mon amour. Récit. Fayard. 2008, p. 118

vIbid. p. 219

viUmbero Eco. Les limites de l’interprétation. Trad. de l’italien par Myriem Bouzaher. Grasset, 1992. p.40 2008

viiL’Imitation de Jésus Christ. Ed. Lefèvre, Paris, 1830, p.292

Propos de Hitler sur le catholicisme, le protestantisme et l’athéisme.


« Hermann Rauschning »

Les propos de Hitler que l’on va lire ont été tenus en 1933, peu après son accession à la Chancellerie d’Allemagne. Rapportés par Hermann Rauschning, dans son livre Hitler m’a dit, paru en 1939, ils ne sont pas, me semble-t-il, sans évoquer d’étranges résonances avec certaines tendances latentes, ou même émergentes, de notre époque, quant à la nature même du fait religieux, et quant à ses interférences avec le « politique ».

« Derrière moi, la voix de Hitler s’éleva, stridente, pour répondre à un propos de Streicher, et je prêtais l’oreille.

« Les religions ? Toutes se valent. Elles n’ont plus, l’une ou l’autre, aucun avenir. Pour les Allemands tout au moins. Le fascisme peut, s’il le veut, faire sa paix avec l’Église. Je ferai de même. Pourquoi pas ? Cela ne m’empêchera nullement d’extirper le christianisme de l’Allemagne. Les Italiens, gens naïfs, peuvent être en même temps des païens et des chrétiens. Les Italiens et les Français, ceux qu’on rencontre à la campagne, sont des païens. Leur christianisme est superficiel, reste à l’épiderme. Mais l’Allemand est différent. Il prend les choses au sérieux : il est chrétien ou païen, mais non l’un et l’autre. D’ailleurs, comme Mussolini n’arrivera jamais à faire de ses fascistes des héros, peu importe qu’ils soient païens ou chrétiens. Pour notre peuple, au contraire, la religion est affaire capitale. Tout dépend de savoir s’il restera fidèle à la religion judéo-chrétienne et à la morale servile de la pitié, ou s’il aura une foi nouvelle, forte, héroïque, en un Dieu immanent dans la nature, en un Dieu immanent dans la nation même, en un Dieu indiscernable de son destin et de son sang. »

Après une légère pause, Hitler poursuivit : « Laissons de côté les subtilités. Qu’il s’agisse de l’Ancien Testament ou du Nouveau, ou des seules paroles du Christ, comme le voudrait Houston Stewart Chamberlain, tout cela n’est qu’un seul et même bluff judaïque. Une Église allemande ! Un christianisme allemand ? Quelle blague ! On est ou bien chrétien ou bien allemand, mais on ne peut pas être les deux à la fois. Vous pourrez rejeter Paul l’épileptique de la chrétienté. D’autres l’ont déjà fait. On peut faire de Jésus une noble figure et nier en même temps sa divinité. On l’a fait de tout temps. Je crois même qu’il existe en Amérique et en Angleterre, encore aujourd’hui, des chrétiens de cet acabit, qu’on nomme des « unitaires » ou quelque chose dans ce goût-là. Toute cette exégèse ne sert exactement à rien. On n’arrivera pas ainsi à se délivrer de cet esprit chrétien que nous voulons détruire. Nous ne voulons plus d’hommes qui louchent vers « l’au-delà ». Nous voulons des hommes libres, qui savent et qui sentent que Dieu est en eux. »

A une observation de Streicher, ou de Goebbels, que je n’entendis d’ailleurs point, Hitler reprit : « Ce serait folie de notre part de vouloir faire de Jésus un Aryen. Ce que Chamberlain a écrit là-dessus est tout simplement idiot ; encore suis-je poli. Ce que nous ferons ? Je vais vous le dire : nous empêcherons que les Églises fassent autre chose que ce qu’elles font à présent, c’est-à-dire perdre tous les jours un peu plus de terrain. Croyez-vous, par hasard, que les masses redeviendront chrétiennes ? Stupidité ! Jamais plus. Le film est terminé, plus personne n’entrera dans la salle, et nous y veillerons. Les curés devront creuser leur propre tombe. Ils nous vendront d’eux-mêmes leur bon Dieu ! Pour conserver leurs fonctions et leur misérable traitement, ils consentiront à tout. Et nous, quel programme devrons-nous suivre ? Exactement celui de l’Église catholique, lorsqu’elle a imposé sa religion aux païens : conserver ce qu’on peut conserver et réformer le reste. Par exemple, Pâques ne sera plus la Résurrection, mais l’éternelle rénovation de notre peuple. Noël sera la naissance de notre sauveur, c’est-à-dire de l’esprit d’héroïsme et d’affranchissement. Pensez-vous qu’ils n’enseigneront pas ainsi notre Dieu dans leurs églises, ces prêtres libéraux qui n’ont plus aucune croyance et qui exercent simplement une fonction ? Qu’ils ne remplaceront pas leur Croix par notre croix gammée ? Au lieu de célébrer le sang de leur Sauveur d’autrefois, ils célébreront le sang pur de notre peuple ; ils feront de leur hostie le symbole sacré des fruits de notre terre allemande et de la fraternité de notre peuple. Mais oui, je vous l’assure, ils mangeront ce pain-là, et alors, Streicber, vous verrez les églises de nouveau remplies. Si nous le voulons ce sera notre culte à nous qui sera célébré dans les églises. Mais ce n’est pas encore pour aujourd’hui. » Hitler se recueillit un instant. Mme Raubal [la sœur d’Hitler] me posa quelques questions à propos de ma famille, mais Hitler reprit aussitôt : « Pour le moment, on peut laisser les choses aller leur train. Mais cela ne durera pas. A quoi bon une religion unitaire; une Église allemande, détachée de Rome ? Ne voyez-vous pas que tout cela est déjà dépassé ? Chrétiens allemands Église allemande, chrétiens schismatiques ! Vieilles histoires que tout cela. Je sais bien ce qui doit fatalement arriver, et quand le moment sera favorable, nous nous en chargerons. Sans religion propre, le peuple allemand ne peut avoir de stabilité. Que sera cette religion ? Personne ne le sait encore. Nous le sentons, mais cela ne suffit pas. » Quelqu’un lui posa une question que je n’entendis pas et à laquelle il répondit : « Non, ces professeurs et ces ignorantins qui échafaudent des mythes nordiques ne valent rien pour nous. Ils me gênent dans mon action. Vous me demanderez pourquoi je les tolère ? Parce qu’ils contribuent à la décomposition, parce qu’ils provoquent du désordre, et que tout désordre est créateur. Si vaine que soit leur agitation, laissons-les faire, parce qu’ils nous aident à leur façon, comme les curés à la leur. Nous les obligerons, les uns comme les autres, à détruire eux-mêmes leurs religions par effondrement intérieur, en les vidant de toute autorité et de tout contenu vivant, en ne laissant subsister qu’un vain rituel de phrases creuses. Nous y arriverons, n’en doutez pas. »

La conversation devint plus calme. Goebbels s’assit à notre table. Hanfstängel entra dans le salon. Les deux Gauleiter bavarois dénoncèrent au Führer quelques exemples de résistance caractérisée de la part de l’Église catholique en Bavière. « Il ne faut pas que les hommes noirs se fassent des illusions, gronda Hitler. Leur temps est révolu. Ils ont perdu la partie. » Il déclara qu’il se garderait bien de faire comme Bismarck. « Je suis catholique. La Providence l’a voulu. En effet, seul un catholique connaît les points faibles de l’Église. Je sais de quelle manière on peut attaquer ces gens-là. Bismarck a été stupide. Il était protestant et les protestants ne savent pas bien ce que c’est que l’Église. Bismarck a eu ses décrets et son sergent de ville prussien, et il n’est arrivé à rien. Moi, je ne me lancerai pas dans un nouveau Kulturkampf, ce serait vraiment trop bête. Je ne tiens pas à ce que les hommes noirs puissent se parer de la couronne des martyrs devant de pauvres femmes. Mais, je saurai les mater, soyez-en sûrs. »

Hitler s’échauffait, retombait sans s’en apercevoir dans le dialecte viennois : « L’Église catholique, c’est une grande chose. Ce n’est pas rien pour une institution d’avoir pu tenir pendant deux mille ans. Nous avons là une leçon à apprendre. Une telle longévité implique de l’intelligence et une grande connaissance des hommes. Oh! Ces ensoutanés connaissent bien leur monde et savent exactement où le bât les blesse. Mais leur temps est passé. Du reste, ils le savent bien. Ils ont assez d’esprit pour le comprendre et pour ne pas se laisser entraîner dans le combat. Si toutefois ils voulaient entamer la lutte, je n’en ferais certainement pas des martyrs. Je me contenterai de les dénoncer comme de vulgaires criminels. Je leur arracherai du visage leur masque de respectabilité. Et si cela ne suffit pas, je les rendrai ridicules et méprisables. Je ferai tourner des films qui raconteront l’histoire des hommes noirs. Alors, on pourra voir de près l’entassement de folie, d’égoïsme sordide, d’abrutissement et de tromperie qu’est leur Église. On verra comment ils ont fait sortir l’argent du pays, comment ils ont rivalisé d’avidité avec les Juifs, comment ils ont favorisé les pratiques les plus honteuses. Nous rendrons le spectacle si excitant que tout le monde voudra le voir et qu’on fera de longues queues à la porte des cinémas. Et si les cheveux se dressent sur la tête des bourgeois dévots, tant mieux. La jeunesse sera la première à nous suivre. La jeunesse et le peuple. Quant aux autres, je n’ai pas besoin d’eux. Je vous garantis que, si je le veux, j’anéantirai l’Église en quelques années, tant cet appareil religieux est creux, fragile et mensonger. Il suffira d’y porter un coup sérieux pour le démolir. Nous les prendrons par leur rapacité et leur goût proverbial des bonnes choses. Je leur donne tout au plus quelques années de sursis. Pourquoi nous disputer ? Ils avaleront tout, à la condition de pouvoir conserver leur situation matérielle. Ils succomberont sans combat. Ils flairent déjà d’où souffle le vent, car ils sont loin d’être bêtes. Certes, l’Église a été quelque chose autrefois. À présent, nous sommes ses héritiers, nous sommes, nous aussi, une Église. Ils connaissent leur impuissance. Ils ne résisteront pas. D’ailleurs peu m’importe. Dès l’instant où j’ai la jeunesse avec moi, les vieux peuvent aller moisir au confessionnal si ça leur chante. Mais pour la jeunesse, c’est autre chose, et c’est moi que cela regarde. »

À l’époque où j’entendis cette conversation, j’ai d’abord cru qu’il s’agissait de simples vantardises, d’une concession au pornographe Streicher. Cependant, elle m’avait profondément troublé. Je n’avais jamais encore pensé que Hitler pût faire preuve d’un tel cynisme. Je me suis souvent rappelé ces propos quand on a poursuivi plus tard les prêtres catholiques pour trafic de devises ou pour attentats aux mœurs afin de les représenter aux yeux de la masse comme des criminels et de leur enlever, par avance, la palme du martyre et le bénéfice de la persécution. Ce fut comme on peut le voir, une entreprise cynique et depuis fort longtemps préméditée dont Hitler, et Hitler seul, porte toute la responsabilité. Je n’entendis plus grand chose de la suite de la conversation. Je retiens cependant le mépris qu’il affichait pour l’Église luthérienne. Il ne partageait aucunement les conceptions et les espoirs d’un grand nombre de protestants combatifs et ennemis de Rome, qui voulaient détruire l’Église catholique à l’aide du national-socialisme, pour créer une Église unitaire allemande, essentiellement évangélique, et dans laquelle les fidèles catholiques auraient été incorporés de force et auraient formé une section spéciale. Je me suis entretenu plus tard, à plusieurs reprises, avec l’Évêque du Reich Muller, qui avait failli être mon prédécesseur à la présidence du Sénat de Dantzig. Ses plans ambitieux étaient orientés dans le sens que je viens d’indiquer. « Les pasteurs protestants, dit encore Hitler, n’ont même pas l’idée de ce qu’est une Église. On peut se permettre avec eux tout ce qu’on voudra, ils s’inclineront toujours. Ils sont habitués aux humiliations. Ils ont appris à les endurer chez leurs hobereaux, qui les invitaient le dimanche à venir manger le rôti d’oie. Mais ils n’avaient pas leur place à la grande table ; ils mangeaient avec les enfants ou les précepteurs. C’était déjà beau qu’on ne les eût pas obligés à partager le repas des domestiques. Ce sont de pauvres diables besogneux, soumis jusqu’au baisemain et transpirant de confusion quand on leur adresse la parole. Au fond, ils n’ont aucune foi qu’ils prennent au sérieux et ils n’ont pas non plus une grande position à défendre comme Rome.  » La conversation, qui s’était un instant égarée sur des détails insignifiants et de faciles injures, redevint intéressante quand Hitler aborda le thème de notre paysannerie. Il prétendit que même chez nous, sous la carapace chrétienne, il y avait le vieil et éternel paganisme qui toujours, reparaissait à la surface. « Vous êtes bien agriculteur, n’est-ce pas ? me dit-il. Qu’en pensez-vous ? Comment les choses se passent-elles chez vous ? » Je me levais et m’approchais de lui. « Chez nous, répondis-je, la paysannerie est déjà très instruite. Elle a conservé bien peu de choses des anciennes coutumes. Cependant, si l’on grattait un peu la surface, il est probable qu’on en retrouverait les vieilles croyances ancestrales. « 

– « Vous voyez bien, triompha Hitler. C’est là-dessus que je bâtis. Nos paysans n’ont pas oublié leurs croyances d’autrefois, la vieille religion vit toujours. Elle n’est que recouverte par la mythologie chrétienne, qui est venue se superposer, comme une couche de suif, et a conservé le contenu du pot. J’ai dit à Darré qu’il était temps d’aborder la vraie Réforme. Darré m’a fait des propositions étonnantes que j’ai immédiatement approuvées. Il remettra en honneur les anciennes coutumes par tous les moyens. Pendant la Semaine Sainte et dans les expositions agricoles mobiles, il fera connaître notre conception religieuse par l’image et d’une façon si expressive que le paysan le plus borné la saisira. On ne fera plus comme autrefois, on n’évoquera pas le passé avec des cavalcades et mascarades romantiques. Le paysan doit savoir ce que l’Église lui a dérobé: l’appréhension mystérieuse et directe de la Nature, le contact instinctif, la communion avec l’Esprit de la terre. C’est ainsi qu’il doit apprendre à haïr l’Église. Il doit apprendre progressivement par quels trucs les prêtres ont volé leur âme aux Allemands. Nous gratterons le vernis chrétien et nous retrouverons la religion de notre race. C’est par la campagne que nous commencerons, et non par les grandes villes, Goebbels ! Nous n’allons pas nous mêler à la stupide propagande marxiste de l’athéisme. Dans les masses des grandes villes, il n’y a plus rien. Là où tout est mort, on ne peut plus rien rallumer. Mais nos paysans vivent encore sur des croyances païennes et c’est en partant de là que nous pourrons un jour évangéliser les masses des grandes villes. Nous en sommes d’ailleurs encore bien loin. »

La conversation était terminée. Nous restâmes assis pendant quelques instants autour de la table. Hitler s’était assis avec nous. Mme Goebbels se montra particulièrement attentive à la santé du Führer. Elle décréta qu’il était l’heure de se retirer. « Vous avez derrière vous, mon Führer, une journée chargée, et une journée tout aussi chargée vous attend demain. »

Nous prîmes donc congé et je rentrais dans mon petit hôtel, près de la gare de Friedrichstrasse. »

Théorie du corps dans le ciel


« Extase critique » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

En 1952, pendant une nuit du mois d’avril, vers une heure du matin, Salvador Dalí écrivit une note intitulée « Reconstitution du corps glorieux dans le cieli ». Ce titre faisait référence à son tableau de 1951, « Le Christ de saint Jean de la Croix », lui-même inspiré par un dessin réalisé vers 1575 par Jean de la Croix, et conservé au Monastère de l’Incarnation d’Avilaii. Dans cette note, Dalí affirme que la proclamation, faite en 1950, du dogme de l’Assomption de la Viergeiii est « le plus important thème historique de notre époqueiv ». Dalí était alors dans sa période « mystico-nucléaire », et il se livrait à ses « exténuantes ‘rêveries mystiques’ (mais joyeuses jusqu’au paroxysme)v ». A leur suite, il est parvenu à « imaginer visuellement les principaux éléments constitutifs de la physique moderne ». Parlant de lui-même à la troisième personne, « Dalí, pour la première fois au monde, vient de dessiner un électron, un proton, un méson, un pi-méson, et même la structure molle par excellence (de cette novissime ‘glu cosmique’ de laquelle je parle souvent de manière presque obsessionnelle) bien avant que le Professeur Fermi soit venu l’employer dans la plus stricte terminologie scientifiquevi. » Le pi-méson, cité par Dalí, est le pion ou méson pi. Notés π0, π+ ou π, les pions sont les particules les plus légères de la famille des mésons. Elles sont constituées d’une paire quark-antiquark, et donc des hadrons (des particules régies par l’interaction forte). La question, soulevée par Dalí d’un point de vue pictural, mérite une attention philosophique et même métaphysique. Qu’est-ce qui est le plus difficile à concevoir, visuellement ou intellectuellement, un pion ou un psaume pieux ? Un méson ou l’une des « demeures » (de Thérèse d’Avila) ? Pour ma part, je pense que ce sont les quarks ou la glu (cosmique) qui sont les moins difficiles à imaginer. Ce ne sont jamais que des ‘choses’, de la matière sous un état ou un autre. Il y a donc ici une certaine base matérielle pour fonder l’imaginaire; si l’on veut s’exprimer ainsi, la matière fonde le sens. Quant à l’extase, qui est un autre nom pour l’assomption me semble-t-il, elle est en son essence bien au-delà de toute représentation. Elle ne se fonde sur rien a priori. Ce qui n’empêche pas d’en parler. Ou d’en vivre. Des mystiques espagnols comme Jean de la Croix ou Thérèse d’Avila furent particulièrement prolixes à ce sujet. D’où la folie paranoïaque, quoique critique, de Dalí, qui tenta de faire en peinture ce dont l’écriture réussit à donner quelque idée. A mon humble avis, il échoua. Il fut trop galant avec Gala, peut-être, et la prit pour Vierge.

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iSalvador Dalí. « Reconstitution du corps glorieux dans le ciel ». Magies des extrêmes. Desclée de Brouwer. Paris, 1952, p.171-172

iiSalvador Dalí a donné une explication de la genèse de ce tableau : « Pour moi, ce tableau devait être exécuté comme une conséquence d’un état d’extase. La première fois que je vis ce dessin, il m’impressionna de telle façon que plus tard, en Californie, je vis le Christ en rêve dans la même position, mais dans le paysage de Portiligat, et j’entendis des voix qui me disaient Dali, tu dois peindre ce Christ. Et je commençais à le peindre le jour suivant. Jusqu’au moment où je commençais la composition, j’avais l’intention d’inclure tous les attributs de la crucifixion – clous, couronne d’épines, etc – et de transformer le sang en œillets rouges sur les mains et les pieds, avec trois fleurs de jasmin qui ressortiraient des blessures du côté. Les fleurs auraient été réalisées à la manière ascétique de Zurbaran. Mais juste avant de finaliser mon tableau, un second rêve modifia tout ça, peut être à cause d’un proverbe espagnol qui dit A mal Cristo, demasiada sangre. Dans ce second rêve, je vis le tableau sans les attributs anecdotiques : seule la beauté métaphysique du Christ-Dieu […] Mon ambition esthétique dans ce tableau était contraire à tous les Christs peints par la majorité des peintres modernes, qui l’interprétèrent dans un sens expressionniste et contorsionniste, provoquant une émotion par le biais de la laideur. Ma principale préoccupation était de peindre un Christ beau comme le Dieu même qu’il incarne ». « Entretien avec Dalí», Scottish Art Review, vol. IV, numéro spécial,‎ été 1952

iiiCe « dogme » a été proclamé par le pape Pie XII en 1950, avec la constitution apostolique Munificentissimus Deus. Ce fut par ailleurs la première et, à ce jour, la seule déclaration faisant usage de l « infaillibilité pontificale » depuis la proclamation de l’infaillibilité par le concile Vatican I (1870). Selon Wikipédia, la définition de l’infaillibilité pontificale comme un dogme de l’Église catholique, voulue par le pape Pie IX, a été décidée au cours de la quatrième et dernière session du concile Vatican I — un concile interrompu par les circonstances politiques et, cas unique dans l’histoire des conciles, inachevé — à la suite de vifs débats. La définition fut votée à l’unanimité moins deux voix contre, à la faveur du départ précipité des évêques français et allemands, ce départ s’expliquant soit en raison du contexte diplomatique (la guerre franco-prussienne étant sur le point d’éclater), soit en vue de quitter Rome et de s’abstenir de voter plutôt que de voter non. Lors des séances préparatoires, une grande partie des évêques français, allemands et suisses s’étaient prononcés contre cette définition. Le 9 mars 2016, le théologien Hans Küng a écrit une tribune demandant au pape François l’abolition du dogme de l’infaillibilité pontificale. En avril 2016, il affirme avoir reçu une réponse, dans laquelle le pape se serait montré ouvert aux discussions doctrinales, dont l’infaillibilité pontificale fait partie.

ivSalvador Dalí. « Reconstitution du corps glorieux dans le ciel ». Magies des extrêmes. Desclée de Brouwer. Paris, 1952, p.171 . Il était à ce propos en bonne compagnie. C.G. Jung affirma lui aussi que la Declaratio Assumptionis Mariae par Pie XII était le plus grand événement spirituel du 20e siècle.

vIbid.

viIbid. p.171-172

L’amour vaque


« L’Entrée du vide » ©Philippe Quéau (Art Κέω). 2024

(À propos du « vide » et de quelques manières de l’occuper, selon des témoignages de Jan van Ruusbroec et de Hadewijch d’Anvers).

Le verbe « vaquer » vient du latin vacāre. Sa signification première est : « être vide », au sens absolu, ou au sens relatif (« être vide de ») ; il a plusieurs autres acceptions, proches : « être libre, inoccupé, vacant; être oisif » ; par extension, il signifie : « avoir des loisirs pour s’occuper dei », « avoir du temps pour », « vaquer àii ». Cette dernière acception s’explique d’autant mieux que l’on considère l’état de vide, de loisir, de liberté, comme recelant une potentialité, une disponibilité, laquelle n’a pas vocation à rester éternellement vacante. L’état de « vide » est un passage obligé qui précède l’état où le sujet, encore inoccupé, le remplit librement, en se consacrant à une tâche prenante, à une occupation bien réelle, précisément parce qu’il est libre de s’y adonner, et intérieurement disponible pour ce faire. L’état de « vide » est antérieur à l’état d’« occupation », dont il est l’une des prémisses. Il en est une condition préalable, nécessaire et essentielle. Le vide n’est donc, en un sens, jamais absolument vide : il contient une potentialité, une capacité d’ouverture. Il s’offre comme étant en puissance de quelque acte à venir, il se présente comme étant libre de se livrer à une occupation qui viendra l’habiter et l’emplir.

Chez Jan van Ruusbroec, cette dialectique du vide et de l’occupation est dénotée (en moyen-néerlandais) par les mots ledech, « vide, désœuvré, désaffecté » et ufenen, « être occupé àiii ». L’adjectif ledech est lié au substantif ledecheit et est employé par Ruusbroec pour qualifier la nature du « fond de l’âme », en tant que ce fond est désaffecté de toute image, qu’il est libre de toute activité. Le « fond » (grond en moyen-néerlandais) désigne la véritable profondeuriv de l’essence de l’homme, c’est-à-dire le lieu où Dieu peut se présenter et entrer en contact avec son esprit.

Presque synonyme de ledech, un autre adjectif employé par Ruusbroec, ledigh, a pour sens : « vide, dépouillé, désœuvré, désaffecté, privé de toute affectation, privé de tout mode [d’être] (Wise) ». Toutes ces significations sont proches les unes des autres. Comme autant de nuances voisines, elles décrivent « l’état de l’âme désormais rendue disponible pour subir l’action directe de Dieuv ». « Subir », ou « pâtir », se dit liden en moyen-néerlandais. Ce mot désigne la seule façon d’accueillir l’impulsion qui fait aller l’âme bien au-delà de ses modes d’être habituels, et la fait pénétrer dans l’essence (Wesen) divine. Pour s’en rendre capable, l’esprit doit commencer par « défaillir » (fallieren, ghebreken, ontblieven) et « céder » (Wiken). C’est le moment crucial de l’expérience mystique, lorsque l’homme est dépassé de toute part. Dès lors, ayant fait défaillance à lui-même, ayant « failli » en son « fond », il ne peut plus que « subir » ou « pâtir » l’expérience qu’il va lui être donné de vivre.

Le « vide » est la condition nécessaire de la possibilité du manque, de la privation, et enfin de la défaillance, laquelle conduit à la possibilité de l’« occupation ». Cette « occupation » est l’occasion, pour l’âme, de recevoir les plus grandes révélations. Parlant de lui-même, Ruusbroec écrit : « Un grand bien est parfois arrivé à l’homme lorsque, au comble du désir et au milieu de son plaisir […] il découvrait nombre de merveilles secrètes et cachées […] Lorsqu’il était ainsi occupé, nombre de révélations et un grand bien lui ont souvent été faitsvi. » Le « vide » (ledech, ledigh) conduit l’esprit à être « occupé » de la façon la plus absolue, et à « subir » ce qui doit s’ensuivre : « Sois maintenant bien attentif à la façon dont nous pouvons atteindre l’occupation la plus intime de notre esprit, et nous y établir, lorsqu’elle a encore lieu dans la lumière créée. Celui qui a été […] élevé à la noblesse et à la paix divine, grâce aux occupations intimes, celui-là est établi dans l’unité de son esprit : il est éclairé par une sagesse surnaturelle, il s’écoule au-dehors en amour abondant, au ciel comme sur la terre, puis il ramène tout en refluant, en rendant gloire et honneur, vers le même fond et vers la sublime unité de Dieu, qui est à l’origine de tout cet écoulementvii. »

Précédant Ruusbroec de plusieurs décennies, Hadewijch d’Anvers a, pour sa part, assimilé la perfection de l’union et de l’amour au moment précis où « l’amour en toute justice vaque à lui-même et à nulle autre choseviii. »

[Pourquoi Hadewijch emploie-t-elle ici l’expression « en toute justice » ? Il faut savoir que notre auteur met la justice au-dessus de la miséricorde (divine). Elle appelle en effet « justice » tout ce qui relève de l’intégrité ineffable de la nature divine, « dont l’immensité nous effrayeix ». Cette « justice » absorbe tout en elle-même. « La juste nature de l’Unité, en qui l’amour n’appartient qu’à lui-même et n’est que pure jouissancex de soi, ne se livre à aucun exercice de vertu ou de bonté, ni à aucune œuvre particulière, si belle et si recommandée qu’elle puisse être – l’Unité ne prend pitié d’aucune misère, pour capable qu’elle soit de la soulager. Car en cette jouissance de l’amour, il ne peut y avoir d’œuvre que la simple jouissance, par quoi la puissante et simple Déité est amourxi. »]

Pour exprimer, par les ressources de son art de la langue, cette idée de l’amour vacant, de l’amour qui vaque seulement à lui-même, dans la perfection de son intime unité, Hadewijch nous offre trois distiques, fortement paradoxaux. Trois fois de suite, deux vers sont énoncés, dont le second semble contredire directement ce qu’ordonne le premier :

« Soyez prompte et zélée en toute vertu,

et n’ayez garde de vous appliquer à aucune. »

« Ne négligez aucune œuvre

et ne faites rien de particulier. »

« Soyez bonne et pitoyable à toute misère

et ne prenez soin de personnexii. »

L’ensemble formé par ces trois distiques se veut être une allusion à la Trinité, qui se fond en une nue-Unité. L’aspect manifestement actif et engagé du premier vers de chaque distique est successivement mis en relation avec une Personne divine (respectivement, l’Esprit, le Père et le Fils pour les premier, deuxième et troisième distiques). En revanche, le second vers de chaque distique vient effacer cette référence pour se centrer seulement sur « la pure unité de la Déité », en qui « l’amour n’appartient qu’à lui-même et n’est que pure jouissance de soi xiii». Cette image à la fois trinitaire et unitive est une métaphore de ce que l’âme doit chercher pour elle-même. « Et si vous trouvez plaisir en chose quelconque qui n’est point ce Dieu même promis à votre jouissance, ne vous y arrêtez point, jusqu’à ce qu’il vous illumine par son Être et vous permette de goûter la jouissance de l’amour dans l’essence de l’Amour, – là où l’Amour est tout entier à lui-même et se suffit à jamaisxiv. » Ce lieu, qui est « là où l’Amour est tout entier à lui-même », est le point que Hadewijch désigne aussi par l’expression : « l’Amour vaque à lui-même et à nulle autre chose ».

C’est aussi cette expression que Jan van Ruusbroec a choisi de reprendre quelques décennies plus tard : « Nous passons ensuite au-delà de nous-mêmes et, dans notre ascension vers Dieu, nous devenons à tel point simples que le nu-amour peut nous étreindre, sur cette cime où l’amour vaque à lui-même, au-delà de toute occupation de vertu, c’est-à-dire dans notre sourcexv. »

Pour exprimer la même idée, Ruusbroec utilise aussi la formule : « le désœuvrement vide de notre essence » (eenen ledeghen sinexvi). « L’unité vivante avec Dieu se trouve dans notre essence. Nous ne pouvons la saisir, ni la rejoindre, ni l’atteindre. Elle se présente à toutes nos puissances, nous réclamant d’être un avec Dieu sans aucun intermédiaire, ce que nous ne pouvons accomplir. Et c’est pourquoi nous suivons Dieu jusque dans le désœuvrement vide de notre essence. L’Esprit de notre Seigneur se repose et habite dans ce désœuvrement, avec tous ses dons. […] Lui-même habite en personne dans notre essence, et réclame que nous soyons désœuvrés et un avec lui, au-delà de toute vertuxvii

C’est un fait, l’Esprit est toujours à l’œuvre. Notre esprit, lui aussi, est toujours à l’œuvre et lui ressemble en cela. Mais notre esprit est aussi (et Lui ressemblant également en cela), au fond de lui-même, toujours en repos, toujours dans la jouissance de ce qu’il est en soi, de qui il est en soi, dans une éternelle vacance, un fondamental désœuvrement. Cette jouissance, en son fond, va bien au-delà de nos œuvres : nous ne pouvons la saisir. Nous restons, au fond, toujours en-deçà de la jouissance ; nous ne pouvons pas nous introduire en elle. « Nous défaillons toujoursxviii. »

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iSelon le dictionnaire du CNRTL

iiCf. le Dictionnaire étymologique de la langue latine de Ernout et Meillet.

iiiCe terme peut aussi avoir le sens de « fréquenter », ou même, en de rares cas, « expérimenter », ou encore « éprouver », « pratiquer »Jan van Russbroec. Écrits II. « Glossaire » par Dom André Louf. Abbaye de Bellefontaine. 1993, p.228

ivEn revanche, être « sans fond » revient à ne pas pouvoir être saisi par la raison, être « infini », « insondable ».

vJan van Russbroec. Écrits I. « Glossaire » par Dom André Louf. Abbaye de Bellefontaine. 1990, p.273

viJan van Russbroec. Écrits II. « Les Noces spirituelles». Livre II. Traduction du moyen-néerlandais par Dom André Louf. Abbaye de Bellefontaine. 1993, p.144-145

viiJan van Russbroec. Écrits II. « Les Noces spirituelles». Livre II. Traduction du moyen-néerlandais par Dom André Louf. Abbaye de Bellefontaine. 1993, p.148

viiiHadewich. Lettres spirituelles, XVII. Traduction du moyen-néerlandais par J.-B. Porion. Ed. Martingay, Genève, 1972, p. 140

ixIbid.

xUne autre traduction du mot ghebruken en français, moins connotée, est : « fruition ».

xiHadewich. Lettres spirituelles, XVII. Traduction du moyen-néerlandais par J.-B. Porion. Ed. Martingay, Genève, 1972, p. 141

xiiHadewich. Lettres spirituelles, XVII. Traduction du moyen-néerlandais par J.-B. Porion. Ed. Martingay, Genève, 1972, p. 138

xiiiIbid. p. 141

xivHadewich. Lettres spirituelles, II. Traduction du moyen-néerlandais par J.-B. Porion. Ed. Martingay, Genève, 1972, p. 68. Je me suis permis de remplacer ici la formule du traducteur :« l’amour fruitif » par : « la jouissance de l’amour ».

xvJan van Russbroec. Écrits I. « La Pierre brillante. » Trad. Dom André Louf. Abbaye de Bellefontaine. 1990, p.78

xviLedigh, ledegh , ledech : vide, désœuvrement. Sine : être, essence.

xviiJan van Russbroec. Écrits I. « Les Dept degrés de l’amour. » Trad. Dom André Louf. Abbaye de Bellefontaine. 1990, p.215

xviiiIbid. p. 216

Jouer, jouir


« Lokattara » ©Philippe Quéau (Art Κέω). 2024

Le mot « jouer » vient du latin jocari « s’amuser, folâtrer ; plaisanter, badiner ». L’origine du mot « jouir » remonte au latin vulgaire *gaudire, lui-même issu du latin classique gaudere, « se réjouir, éprouver une joie intime, aimer quelqu’un, quelque chose ». Du point de vue étymologique, « jouer » et « jouir » n’ont donc aucun rapport. Pourtant, au-delà de l’allitération, promettant des glissements latents, il émane de ce couple verbal une sorte de complicité subliminale, une élusive fragrance, une aura intuitive, qu’il importe de saisir – par désir de pénétrer, le plus en finesse possible, le sens de quelques-uns des textes les plus profonds de la littérature mystique de l’Occident (ne manquant pas d’échos, non plus, avec celle de l’Orient). Les mots « jouer » et « jouir » ont été utilisés, par exemple, avec force puissance et belle passion, par une béguine extatique du 13e siècle, Hadewijch d’Anvers, dans ses Lettres spirituelles. Elle y écrit, en flamand, des phrases de feu. Ces mots figurent, suggèrent, évoquent, sous-entendent. Ils ne sont pas de simples métaphores, que l’on pourrait tirer, sans les pincettes d’usage, du brasier ardent d’où elles irradient. Ils participent à un incendie général de la langue, à un flamboiement joyeux, jouissif, dévorant, qu’Hadewijch attise, insistante. Elle joue et jouit des mots de sa langue (le moyen néerlandais). Elle joue avec sienlecc (visible, transparent) et siele (âme)i, avec sien (voir) et sine (être)ii, avec orewoet (l’ire d’amouriii). Elle mobilise le registre de l’opposition et du contraste : « gagner d’être vaincueiv », « servir noblementv », « fiers désirsvi », « beauté exquise (fijn) / beauté éclatante (scone) », « qui aime demeure seulevii », « Dieu, innombrable dans l’unité et simple dans l’innombrableviii ». Ce style n’est pas de pure rhétorique, mais fait système : « [Dieu] est au-dessous de toutes choses et n’est pas abaissé ; il est en elles et n’est pas circonscrit ; il est hors d’elles et cependant compris. Il est au-dessus de toute chose et n’est pas élevé […] la sublimité divine s’abîme dans le fond divin, et Dieu n’est pas élevéix ». Hadewijch ne néglige pas les ressources de l’ambiguïté : elle emploie volontiers le mot Minne, qui signifie tour à tour ou simultanément l’Essence divine, le Verbe incarné, la flamme qui brûle dans l’âme et l’amie proche, « la douce Minne »x. La provocation ne lui est pas non plus étrangère :« Demeurez nue devant Dieuxi ! », « Dieu est au-dessus de tout, mais égal en tout ; il est suprême et n’est pas élevéxii ». Mais, surtout, Hadewijch joue et jouit des mots « jouer » et « jouir » : « Vous m’avez trompée, et c’est volontiers que je me laisse jouer par vousxiii » ; « je suis restée à jouer dans le palais du Seigneurxiv » ; « l’âme connaît l’ivresse spirituelle où elle doit jouer et s’abandonnerxv » ; « Dieu jouit de tout et moi, je suis affamée de tous les biensxvi » ; « l’Amour jouit de sa nature au-dessus de lui-même, au-dessous de lui-même et autour de lui-mêmexvii ». Une contemporaine de Hadewijch, Béatrice de Nazareth, cistercienne des Pays-Bas, extatique et visionnaire, emploie des images plus explicites encore : « Son esprit s’abîme tout entier dans l’amour, son corps défaille, son cœur se liquéfie et ses forces l’abandonnent. Elle est tellement dominée par l’amour qu’elle peut à peine se tenir : souvent, elle perd l’usage de ses membres et de ses sens. Elle est comme un vase comble dont le contenu se répand au moindre mouvement : la plénitude de son cœur l’accablexviii » ; « La Fiancée est alors si tendrement abîmée dans l’amour, emportée par une aspiration si forte que son cœur ne peut plus contenir l’élan intérieur, son âme dans l’excès d’amour s’écoule et s’évanouit, son esprit cède tout entier à la fureur des puissants désirs. Elle veut s’établir dans la fruition [la jouissance] : tout en elle y tendxix » ; « toute consolation qu’elle reçoit, en faisant croître son amour, l’attire vers un état plus haut, renouvelle son désir de jouissancexx » ; « car telle est par-dessus tout l’œuvre de l’amour : il veut l’union la plus étroite et l’état le plus haut, où l’âme se livre à l’union la plus intimexxi ».

Hadewijch joue aussi littéralement des mots, et jouit de leurs sous-entendus : ainsi, le mot ghebruken (« jouissance ») s’accouple au mot ghebreken (« privation ») : « Il est au sommet de la jouissance et nous sommes dans l’abîme de la privationxxii. » L’étymologie du néerlandais ghebrukenxxiii est la même que celle des mots français « fruit, fruition ». Elle renvoie au latin fructus, issu du verbe frui, « jouir de ». C’est à S. Augustin qu’il faut remonter pour son premier usage dans un contexte mystique. Il faisait la distinction entre ce dont l’homme doit se servir (uti) – les créatures, et ce dont il doit jouir (frui), à savoir Dieu seul. Le mot frui est employé de façon cruciale par Guillaume de Saint-Thierry dans une lettre aux Chartreux du Mont-Dieu : « Aliorum est Deo servire, vestrum adhaerere. Aliorum est Deum credere, scire, amare, revereri ; vestrum est sapere, intelligere, cognoscere, fruixxiv » (« A d’autres le service de Dieu, à vous l’union avec lui ; à d’autres de croire Dieu, de le savoir, de l’aimer, de le craindre ; à vous de le goûter, de le comprendre, de le connaître, de jouir de lui »).

Le latin frui, « jouir », est un mot explicite, aux connotations directes, tout comme le substantif « jouissance ». C’est pourquoi certains traducteurs de textes mystiques, voulant sans doute éviter que l’esprit ne s’égare vers de mauvaises pensées, préfèrent l’euphémisme « fruition ». C’est là une occasion de se pencher sur le mot sanskrit phala (« fruit »). En sanskrit, en effet, on nomme « fruit » le véritable sens d’un mot, dans un certain contexte. Plus précisément, phala signifie l’effet d’un mot sur une personne qui l’entend et le comprend dans un poème particulierxxv. Les mots, dans la poésie hindoue, sont considérés comme ayant trois sortes de sens, les sens littéraux, les sens dérivés (figurés, métaphoriques) et les sens sous-entendus. Dans un poème en sanskrit, une fois survolés les sens littéraux et dérivés, il reste un « surplus de sens », qui se donne à entendre lorsque l’interprétation selon les sens littéraux et dérivés ne suffit décidément pas. Ce sens en surplus, en surplomb, est perçu comme portant le sens fondamental du poème, par le lecteur « qui le goûte » comme tel. Ce sens est, techniquement, nommé dhvani (« résonance, évocation, sous-entendu »), ou vyañjanā (« sens suggestif, allusion »), ou encore rasana (« gustation, saveur »)xxvi. Viśvanātha, théoricien de la composition en poésie, précise: « La poésie est une parole dont l’essence est saveurxxvii ». Quelle est cette saveur ? Quelle est cette résonance ? René Daumal fournit cette tentative d’éclaircissement : « La Saveur n’est pas l’émotion brute, liée à la vie personnelle ; c’en est une représentation ‘surnaturelle’ (lokottara), c’est un moment de conscience provoqué par les moyens de l’art et coloré par un sentiment […] La Saveur est essentiellement une cognition, ‘brillant de sa propre évidence’, donc immédiate. Elle est ‘joie consciente (ānandacinmaya)… même dans la représentation d’objets douloureux’, car elle n’est pas liée au monde ordinaire ; elle en est une récréation sur un autre plan. Elle est animée par l’ ‘admiration surnaturelle’. Elle est ‘sœur jumelle de la gustation du sacré’. ‘Celui qui est capable de la percevoir la goûte, non comme une chose séparée, mais comme sa propre essence’. Elle est ‘simple comme la saveur d’un plat complexe’. Elle ne peut être saisie que par les hommes ‘capables de juger’, ayant un ‘pouvoir de représentation’ et elle exige un acte de communion. Elle n’est pas un objet existant avant d’être perçu, ‘comme une cruche qu’on vient à éclairer avec une lampe’ ; elle existe dans la mesure où elle est goûtéexxviii ». La notion de rasa (saveur) est, on le voit, au centre de l’esthétique hindoue. De tout cela, on peut tirer une essentielle analogie, ou même une anagogie, entre le poème et le poète. La rasa, la saveur, est le ‘suc’, l’ ‘essence’, le ‘sperme’, la ‘moelle’ du poème (ce sont toutes là des acceptions reconnues du mot rasa). La saveur est ainsi son Soi (ātman). L’ātman d’un homme se manifeste par des vertus, des actions. De même, l’ātman du poème se présente selon trois modes : sa suavité, qui « liquéfie l’esprit » ; son ardeur, qui « l’embrase », l’exalte ; son évidence, qui l’illumine « avec la rapidité du feu dans le bois secxxix ». De la même façon que l’état psychologique d’un homme se traduit par certaines attitudes révélatrices, un poème a aussi sa « manière », son style, son « allure » (rīti), qui manifestent sa vie intérieure, son sens, son essence. Le Soi du poème peut être tendre, doux, séduisant, aisé, ou bien violent, explosif, ou encore par tout autre état intermédiaire. Le Soi du poème est évidemment lié au Soi du poète. L’analogie entre l’ātman du poète et celui de sa poésie n’est pas de surface, elle est consubstantielle. Ces deux Soi sont essentiellement intriqués. C’est pourquoi, avant de composer un poème, le poète doit se composer lui-même, se disposer à exprimer la quintessence de cette Saveur, dont il sera l’entremetteur, et à la recevoir en retour, pour en confirmer l’authenticité à l’aune de la sienne propre.

Mais revenons à Hadewijch. Sa conception du Soi, ou de l’âme, est essentiellement anagogique, au sens le plus fort de ce mot. Si le poète hindou met son Soi dans son poème, l’âme d’Hadewijch est tout entière en dehors d’elle… « L’âme est pour Dieu une voie libre, où s’élancer depuis Ses ultimes profondeurs; et Dieu pour l’âme en retour est la voie de la liberté, vers ce fond de l’Être divin que rien ne peut toucher, sinon le fond de l’âme. Et si Dieu n’était à elle tout entier, il ne saurait lui suffirexxx ».

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i« L’âme est un être qu’atteint le regard de Dieu, et pour qui Dieu en retour est visible ». Hadewijch d’Anvers. Lettres spirituelles, XVIII, Traduction du moyen-néerlandais par Jean-Baptiste Porion. Ed. Martingay, Genève, 1972, p. 147

ii« Quand l’aiglon ne peut fixer [regarder] le soleil, il est mis hors du nid par l’aigle ». Ibid. p. 184

iiiExpression employée par Hadewijch d’Anvers et par Béatrice de Nazareth. Cf. Ibid. p. 31 et p. 46

ivIbid. p. 119

vIbid. p. 116

viIbid. p. 117

viiIbid. p. 101 : « in enicheiden »

viiiIbid. p. 207

ixIbid. p. 169

xIbid. p. 19

xi« Demeurez nue devant Dieu et dépouillée de tout repos qui n’est point le sien […] et tant que ceci n’est pas atteint, vous devez le désirer comme femme arrêtée en travail. » Lettre XXI, Ibid. p. 165

xiiIbid. p. 170

xiii« Mon Dieu, vous m’avez trompé, et c’est volontiers que je me laisse jouer par vous ». Lettre XIX, Ibid. p. 155

xivLettre XXVIII, Ibid. p. 210

xvLettre XXVIII, Ibid. p. 208

xvi« Je suis seule, errante, loin de lui, – loin de celui à qui j’appartiens au-dessus de moi-même et pour qui je voudrais être un parfait amour. Dieu le sait, il jouit de tout, et moi je suis affamée de tous les biens qui feraient en lui le repos de mon âme ». Lettre XXVI, Ibid. p. 197

xviiLettre XX, Ibid. p. 158

xviiiBéatrice de Nazareth. Sept degrés d’amour, VII, , Ibid. p. 238-239

xixBéatrice de Nazareth. Sept degrés d’amour, VII, , Ibid. p. 244

xxIbid. p. 247

xxiIbid. p. 248

xxiiHadewijch d’Anvers. Lettres spirituelles, VI, Traduction du moyen-néerlandais par Jean-Baptiste Porion. Ed. Martingay, Genève, 1972

xxiii« La notion de fruition s’exprime chez les mystiques du Nord par le verbe ghebruken, étymologiquement apparenté à frui : il apparaît pour la première fois à notre connaissance chez Hadewijch pour désigner l’appréhension du Divin au-delà des opérations des facultés. Fréquent chez Russbroec, il se rencontre aussi, bien que rarement, dans les écrits eckhartiens (traités XIV et XV de Pfeiffer). » J.-B. Porion. Op.cit. Annexe B, p.294

xxivPL. 184, col. 311. Cité par J.-B. Porion. Op.cit. Annexe B, p.294

xxvCf. René Daumal. « Pour approcher l’art poétique hindou ». Message actuel de l’Inde. Cahiers du Sud. 1941, p. 258

xxviL’analyse du Sāhitya-Darpaa (« Le Miroir de la composition. Un Traité de critique littéraire », par Viśvanātha Kaviraja, Calcutta, 1851) donne 5355 sortes de « sens suggérés », ce qui implique, selon René Daumal, « une subtilité et une précision d’analyse qui donnent presque le vertige ». Cf. Ibid. p. 258, et Note 21, p.266.

xxviiCité par René Daumal, Ibid. p. 259

xxviiiRené Daumal, Ibid. p. 259

xxixIbid. p. 260

xxxHadewijch d’Anvers. Lettres spirituelles, XVIII, Traduction du moyen-néerlandais par Jean-Baptiste Porion. Ed. Martingay, Genève, 1972, p. 147

De l’amour et de la haine


« Une autre voie » ©Philippe Quéau (Art Κέω). 2024

Le Lévitique :

« Aime ton prochain comme toi-même : moi, je suis YHVHi. »

Le Bouddha (Śakyamuni) :

« Que personne n’aime qui que ce soit. Ceux qui n’aiment rien et ne haïssent rien n’ont pas d’entravesii. » « Celui qui est libéré de l’amour ne connaît ni le chagrin ni la peuriii. »

Jésus :

« Vous avez appris qu’il a été dit: Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. Mais moi, je vous dis: Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieuxiv. »

De ces trois philosophies de l’amour (et de la haine), laquelle est la plus utopique et la plus révolutionnaire ? La réponse me paraît aussi évidente que mille soleils.

Laquelle est la plus impraticable, la plus éloignée du sens commun et la plus irrationnelle ? Idem.

Laquelle porte peut-être en elle le germe d’une transformation absolue du monde ? Idem.

En comparaison, et par contraste, les deux autres philosophies semblent réalistes, pratiques, terre-à-terre, chacune à sa manière. L’une se fonde sur un pessimisme et un nihilisme sans concession. Elle vise l’extinction de la souffrance individuelle et la fin de tous les désirs. De dieu, il n’y en a pas. D’âme, non plus, il n’y en a pas. Il n’y a que du vide. Quant à l’autre, elle prône l’amour tribal du semblable et du proche, l’amitié redondante et pléonastique pour l’ami, l’amant ou le voisin (le mot רֵעַ signifie « ami, prochain, amant ») – ainsi qu’une bonne dose de haine implacable pour l’ennemi. .

Quant au Dieu, il est qui il est, mais il est surtout apparemment hors champ. Il n’est ni l’ami ni l’ennemi, il est le Tout Autre, il est l’ineffablement transcendant. Certes, il a sans doute choisi son camp, ce camp qui est le sien. Mais qui dira quel est ce camp, en réalité ? On peut seulement penser qu’à la fin des temps ce Dieu ineffable et « Tout Autre » reconnaîtra peut-être les « siens ». En attendant, les « autres » auront le loisir de philosopher sur la relation que celui qui est dit « Tout Autre » entretient avec ceux qui n’aiment que ceux qui sont les « mêmes », ceux qui se ressemblent et qui aiment se ressembler.

D’un point de vue que l’on pourrait qualifier de ‘méta-philosophique’, on devrait chercher laquelle de ces différentes visions du monde a quelque chance d’ouvrir une voie viable au lointain avenir, si l’avenir reste encore à l’ordre du jour (ce dont je doute) : la vision basée sur l’entre-soi tribal, schizophrène, mimétique et haineux ? Ou celle se fondant sur un nihilisme pessimiste, détaché, matérialiste et athée ? Ou bien celle proclamant qu’est désormais venu le temps des utopies contre-nature ? Ou bien aucune d’entre elles ? Il reste peut-être en effet d’autre voies que l’on n’imagine pas. Se pourrait-il que la philosophie et la métaphysique soient extrêmement loin d’avoir atteint la fin de leur histoire ? Se pourrait-il que la pensée humaine soit dans les babillages de l’enfance ? Se pourrait-il, par exemple, qu’une autre vision, dont nous n’avons aucune idée, mais dont la nécessité se fait déjà sentir, se fera bientôt une loi de se révéler elle-même, par elle-même, et cela pour quelque autre fin, dont nous n’avons, là non plus, aucune idée ?

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iLv 19,18

iiDhammapada, 211

iiiDhammapada, 215

ivMt 5, 43-45

L’Étreinte de la mort


« Fine pointe » ©Philippe Quéau 2024 ©Art Κέω 2024

Plusieurs espèces de champignons sont capables de parasiter le corps d’insectes afin de modifier leur comportement et les mettre ainsi à leur service. Le cas de l’Ophiocordyceps unilateralis est particulièrement intéressant, et a été l’objet de nombreuses études. Ce fungusi parasite le corps des fourmis charpentières, et il en prend le contrôle total. Lorsqu’elles ont été infectées par le fungus, les fourmis perdent tous leurs repères habituels, et elles se mettent à grimper sur les plantes proches de leur nid. Arrivées au sommet de la plante, elles enfoncent leurs mandibules dans une feuille soigneusement choisie par le fungus. C’est « l’étreinte de la mort ». Le fungus fait alors pousser les filaments de son mycélium à travers les pattes de la fourmi pour la fixer définitivement à la plante. Celle-ci une fois bien arrimée, le fungus dévore lentement le corps de la fourmi, de l’intérieur. A la fin, des tiges de mycélium surgissent au-dehors, traversé la tête de la fourmi. Ces tiges, ou ‘stipes’, sont alors en mesure de répandre leurs spores sur les fourmis passant au pied de la plante, pour les infecter, elles aussi, afin de poursuivre le processus de dissémination du fungus. Le contrôle de la fourmi par Ophiocordyceps est particulièrement précis, et ne laisse rien au hasard. Le fungus force les fourmis à effectuer l’« étreinte de la mort » à une hauteur d’environ 25 cm au-dessus du sol de la forêt, et dans des conditions appropriées de température et d’humidité. Le fungus oriente les fourmis selon la position du soleil et les force à mordre de leurs mandibules les feuilles des plantes au même moment, à midiii. En 2017, une équipe, dirigée par David Hughes, infecta délibérément des fourmis à des fins d’étude, puis les découpa en fines tranches, pour reconstruire le modèle en trois dimensions du fungus qui les parasitait. On découvrit que le fungus pouvait représenter jusqu’à 40 % du corps de la fourmi. Les hyphes du mycélium traversent les corps des fourmis, des pattes jusqu’à la tête ; elles se tissent autour des fibres musculaires de la fourmi, ce qui leur permet d’en prendre le contrôle et d’animer les fourmis comme des marionnettes. Pourtant, contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, les hyphes du fungus ne sont pas présentes dans le cerveau des fourmis, qui reste donc apparemment intact jusqu’à la dévoration finaleiii. Des chercheurs ont fait l’hypothèse que le fungus contrôle les fourmis indirectement, en sécrétant des substances chimiques qui agissent sur les muscles et le système nerveux central. Il a aussi été découvert que l’Ophiocordyceps est un proche parent d’un autre fungus, l’ergot de seigle, connu pour être capable de contaminer les récoltes de céréales, provoquant des hallucinations ou des mouvements de folie collective chez les humains. C’est à partir de l’ergot de seigle que le chimiste suisse Albert Hoffmann isola les composés nécessaires à la fabrication du LSD. Il en tira aussi toute une famille de substances chimiques appelées « ergolines » ou « alcaloïdes de l’ergot ». La CIA fut, à la même époque, intéressée par ces recherches sur les substances psychotropes et hallucinogènes. Cela correspondait à l’intérêt de cette agence gouvernementale pour des programmes visant au « contrôle des personnes contre leur gré », et faisant appel à des techniques variées, dont l’hypnose, dans le contexte de la guerre froide… L’un de ces programmes, nommé MK-Ultra, basé à Fort Detrick, dans le Maryland, au début des années 1950, était, selon les termes mêmes des documents de la CIA, censé permettre de « contrôler une personne au point qu’elle obéisse contre son gré, et même contre les lois fondamentales de la nature comme l’instinct de survieiv ».

Il n’est pas trop difficile de postuler l’existence d’un lien effectif et profond entre les propriétés du fungus parasitant les fourmis, les effets psychotropes de l’ergot de seigle ou du LSD sur l’esprit humain, et les recherches de la CIA visant à prendre le contrôle du cerveau. De ce lien putatif, dont toutes les conséquences potentielles, neurologiques, anthropologiques ou philosophiques, sont loin d’avoir été élucidées, il ressort au moins ce fait que tout être vivant peut, en puissance, être transformé en une sorte de « zombiev », dès lors qu’une volonté exogène s’impose à sa volonté propre, et en prend « possession », par exemple par des moyens neurochimiques.

De ce constat, on peut aussi inférer que la notion théorique de « libre arbitre », qui a toujours été, philosophiquement, assez incertaine, se voit d’autant plus fragilisée. Elle semble en effet reposer, du moins en partie, sur des bases biochimiques, lesquelles paraissent désormais manipulables ad libitum, avec une précision dépendant des connaissances acquises sur la manière dont cet organe complexe, – le cerveau humain –, peut être réduit à des fonctions et des capacités opératoires, de mieux en mieux ‘observables’, selon le catéchisme matérialiste et positiviste, et qui lui permettent de formuler des « représentations », de se forger des « objectifs » et d’effectuer des « choix ». Arrivés à ce point, et dans l’atmosphère contemporaine de positivisme et de déterminisme, nous sommes fondés à nous demander si le concept même de libre-arbitre se justifie encore, s’il possède la moindre valeur, ou bien s’il n’est plus qu’un vain mot, une idée fallacieuse, totalement périmée. Peut-on encore dire que la volonté de l’homme est fondamentalement libre ? Ne doit-on pas admettre plutôt qu’elle ne se détermine qu’à travers toutes sortes de causes déterminantes et d’interférences, y compris hormonales et biochimiques ?

Élargissons encore le champ de la question. Pourrait-elle être « parasitée », en son principe même, par des puissances supérieures qui la conduiraient, malgré elle, à se faire une fausse opinion de sa supposée liberté ? N’est-elle pas déjà, en réalité, toujours instrumentalisée en vue d’autres fins que celles qu’elle croit poursuivre dans son aveuglement, – fins dont elle n’a aucune idée, n’ayant même pas le moyen de se rendre compte de sa propre aliénation ?

Luther et Calvin, les fondateurs de la Réforme protestante, ont proclamé, au début des Temps modernes, et avec force, le règne absolu du « serf arbitre » en l’homme. Le « libre arbitre » n’était, pour eux, jamais qu’une chimère, un mot vide. Ils croyaient ainsi mettre définitivement fin à une question qui avait traversé les millénaires, sans jamais avoir été tranchée. Assez paradoxalementvi, ils furent largement entendus des « modernes ». Longue est la litanie des penseurs, de Spinoza à Marx, Freud et Einstein, qui confirmèrent le paradigme du déterminisme. Et fort peu nombreux, jusqu’à nos jours, furent les penseurs défendant l’idée d’une liberté essentielle, intrinsèque, de l’esprit humain.

Dans le cadre de ce court article, je voudrais conclure en citant trois femmes, des âmes mystiques de haut vol, et se situant fort loin de l’idéologie « réformée ». Tout en revendiquant pour leur âme une liberté fondamentale, suprême, d’origine divine, elles clament aussi leur (libre) volonté de renoncer à toute volonté, dans un désir éperdu de se fondre totalement dans la volonté divine, et de s’y abolir. Paradoxe ? Ou effet puissant d’un fungus de type métaphysique aux hyphes pénétrantes ? Il faut lire ces trois extraits en les liant eux-mêmes en une étroite gerbe :

Marguerite Porète affirme : « Cette âme est libre, plus que libre, parfaitement libre, suprêmement libre, à sa racine, en son tronc, en toutes ses branches et en tous les fruits de ses branchesvii. » Mais cette liberté, elle l’abandonne bien volontiers : « Je lui ai donné librement ma volonté, sans aucune retenue, en complet dépouillement, pour sa bonté et sa seule volontéviii. » Elle ne veut plus de sa propre volonté, elle ne veut plus vouloir. Elle ne veut plus qu’être néant. « Que voudrais-je ? Le pur néant n’eut jamais de volonté ! Je ne veux quoi que ce soit. […] L’envahissement de l’amour divin, qui se montra à moi par la lumière divine dans un éclair très élevé et éclatant, me montra tout d’un coup et lui-même et moi-même ; lui était très haut, et moi j’étais si bas que je ne pus ensuite m’en relever ni m’aider de moi-même ; et de là, vint ce que j’ai de meilleurix. » Elle veut se débarrasser d’elle-même, de ce moi qui l’encombre. « Mais que la nature divine prenne la nature humaine en s’unissant à elle […], qui donc aurait osé demander pareille démesure ? Il y a là assez de quoi penser pour être désencombré à tout jamais de nous-mêmesx. »

Quant à Catherine de Gênes, elle s’adresse ainsi à l’Amour, qui est sa personnification de la Déité : « Vous anéantissez vos amants en eux-mêmes, puis vous les refaites libres d’une vraie et parfaite liberté en vous; et ils demeurent maîtres d’eux-mêmes. Ils ne veulent que ce que Dieu veut ; tout le reste leur est un grave empêchement. O Amour ! je ne trouve point de mots propres à exprimer la bénignité et l’agrément de votre domination, la force et la sûreté de votre liberté, la douceur et la suavité qui accompagnent votre grâcexi. »

En lisant ces quelques lignes d’un poème d’Hadewijch, j’ai pensé à l’étreinte de l’Ophiocordyceps s’unissant intimement à la fourmi et la dévorant, en quelque sorte pour la transcender (par ses stipes) en se nourrissant de son immanence (se gorgeant de sa substance intérieure). Cette métaphore de la dévoration réciproque de l’amour n’a-t-elle pas été léguée en souvenir de Celui qui transcenda le rite hebdomadaire du Chabat :

« Ce lien unit ceux qui aiment

de sorte que l’un pénètre l’autre tout entier,

dans la douleur ou le repos ou l’ire d’amour,

et mange sa chair et boit son sang ;

le cœur de chacun dévore l’autre cœur,

l’esprit assaille l’esprit et l’envahit tout entier,

comme nous l’a montré Celui qui est l’amour même,

se faisant notre pain et notre nourriture,

et déroutant toutes les pensées de l’homme.

Il nous a fait connaître qu’en ceci

est la plus intime union d’amour :

manger, savourer, voir intérieurement.

Il nous mange, nous croyons le manger […]

Celui pourtant que ce lien captive

qu’il ne se laisse point de manger à plein ,

pour connaître à fond et savourer au-delà de ses vœux

l’Humanité et la Divinitéxii ! »

Au suprême point de l’extase, le moi se dissout, comme une infime étincelle perdue dans l’incendie cosmique, elle se vaporise comme une goutte noyée dans le volcan divin, éructant de laves ardentes. Toute trace du moi disparaît alors ; toutefois, sublimée, pulvérisée, fusionnée, dissoute, il reste encore en elle un irréductible quantum du Soi, une fine pointe de l’âme, une pointe nue. « Et je comprends ainsi où je devais être, – c’est à -dire en ce point que j’étais moi-même en l’Un. Et je comprends que je suis aimée par Lui comme il est Celui qui est, et que je suis nue, comme j’étais lorsque j’étais ce que je ne suis pas. Et je dois être nue de la sorte, en effet, pour avoir ce qui est à moi, sinon je ne saurais le posséderxiii

Aspirée par l’infini feu divin, elle résiste, cette toute fine pointe de l’âme ; cette humble et microscopique puissance, au bord de l’annihilation absolue, terminale, est précisément ce qui convient à la Divinité, ce qui contribue le plus subtilement, en une unique manière et par son unique parfum, à la Très Grande Gloire du Maître de tous les mondes. Comprenne qui pourra.

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iLe règne des fungi (appelé aussi ‘fonges’ ou ‘mycètes’) occupe une sorte d’état intermédiaire entre le règne animal et le règne végétal. Ce sont des organismes eucaryotes comprenant aussi les levures, les moisissures et les champignons dits ‘supérieurs’ (macromycètes). Le mycélium est l’appareil végétatif des fungi ; il est formé d’un ensemble de filaments généralement blancs, pouvant constituer de vastes réseaux souterrains, à partir desquels poussent les carpophores (fructifications), que l’on appelle couramment ‘champignons’.

iiCf. Merlin Sheldrake. Le monde caché. Comment les champignons façonnent notre monde et influencent notre vie. Ed. First, 2021, p.207

iiiIbid. p. 208

ivCf. http://www.paperlessarchives.com/FreeTitles/ARTICHOKECIAfiles.pdf

vLe zombie est une figure du folklore haïtien désignant un homme mis en état de mort artificielle, et rendu amnésique et sans volonté. Le sorcier vaudou peut en prendre le contrôle total, et l’utiliser pour n’importe quelle tâche.

viVoir à ce sujet mon analyse in Philippe Quéau. La Fin du monde commun. Ed. Metaxu. 2016

viiMarguerite Porète. Le Miroir des âmes simples et anéanties. Trad. Max Huot de Longchamp. Albin Michel. 2021, Ch. 85 p.157

viiiMarguerite Porète. Le Miroir des âmes simples et anéanties. Trad. Max Huot de Longchamp. Albin Michel. 2021, Ch. 104, p. 179

ixMarguerite Porète. Le Miroir des âmes simples et anéanties. Trad. Max Huot de Longchamp. Albin Michel. 2021, Ch. 132 p. 227

xMarguerite Porète. Le Miroir des âmes simples et anéanties. Trad. Max Huot de Longchamp. Albin Michel. 2021, Ch. 132 p. 217

xiCatherine de Gênes. Dialogues. In La vie et les œuvres de sainte Catherine de Gênes. Ed. Tralin, 1913. p.336

xiiHadewijch d’Anvers. Écrits mystiques des béguines. Poèmes spirituels, XIX. Trad. J.B. Porion. Seuil, 1954, p. 147

xiiiTrad. J.B. Porion, ibid. p.144. Cf. aussi Marguerite Porète, dans l’édition anglaise, The Mirror of Simple Souls. Ed. Clare Kichberger, 1927. Div. 13, Ch. 9, p. 239-240. « Now may I see by this where I ought to be, namely, that I should resort there where I was, in that point that I was, within the One. And that I be of him so beloved, as he is Who Is ; and as naked as I was when I was that which I am not. And this it behoveth me to be, if I will have my own ; otherwise I may not have it. » Comparer les différences de la traduction anglaise avec cette autre version française : « Aussi ne puis-je plus être ce que je dois, jusqu’à ce que je sois de nouveau là où je fus, et comme j’y fus avant de sortir de Dieu aussi nue que lui est, lui qui est ; oui, aussi nue que j’étais lorsque j’étais celui qui n’était pas. Et il me faut avoir cela si je veux ravoir ce qui est mien ; autrement, je ne l’aurai pas. » Marguerite Porète. Le Miroir des âmes simples et anéanties.Trad. Max Huot de Longchamp. Albin Michel. 2021, Ch. 111, p. 188

Il n’y a aucune nécessité à vivre avec la nécessité


« Le Choix » ©Philippe Quéau 2024 ©Art Κέω 2024

« La nécessité est un mal, mais il n’y a aucune nécessité à vivre avec la nécessité ». Épicurei

L’être humain est-il libre ou bien déterminé ? Les philosophes, de tout temps, ont été divisés à ce sujet. Il y a ceux qui font de la liberté le fondement de l’action et de la morale humaines, comme Épicure, Descartes, Kant, et il y a ceux qui asservissent la volonté à une forme de déterminisme ou une autre, comme Démocrite, Spinoza, Nietzsche, Marx, Freud ou Einstein. Les Temps modernes, qui ont commencé au 16e siècle, avec la Réforme, sont censés avoir favorisé la libération de la pensée, la liberté de la personne et la « libéralisation » de la société. Mais, largement majoritaires et dominants sont les penseurs et les philosophes modernes ayant pris résolument parti pour le déterminisme.

La position de la Réforme s’est signalée par l’outrance sans concession de Luther et de Calvin : l’homme est absolument ‘serf’ et son destin est prédéterminé par Dieu. Cette détermination de sa destinée est l’un des traits essentiels de la nature humaine, avec toutes ses conséquences morales, sociales et politiques. Il y a un lien indénouable entre l’omnipotence divine, la prédestination de l’homme et l’impuissance de la raison. La Réforme avait pourtant paru défendre la liberté: celle de l’individu, celle de l’interprétation, celle du jugement. La thèse de la servitude absolue de l’homme passait mal aux yeux des humanistes du 16ème siècle. Leur plus célèbre représentant, Didier Érasme, écrivit une Diatribe dirigée contre le « serf arbitre ». Cependant, sur le fond de la question, Érasme ne différait pas beaucoup de Luther. Il donnait presque tout à la grâce de Dieu, et n’accordait presque rien à la liberté de l’homme. Érasme reprochait à Luther d’avoir « égorgé entièrement » le libre arbitre. Il voulait bien, pour sa part, reconnaître qu’il fallait n’attribuer « que très peu au libre arbitreii », mais à ce « très peu », il tenait beaucoup. Il soutenait en somme une sorte de libre arbitre limité, et d’ailleurs inefficace sans l’assistance continuelle de la grâce. De cette inefficacité, Luther ne fit qu’une bouchée. Il éructa. Le livre d’Érasme était plein d’« immondices ». Le libre arbitre était un « pur mensonge », un « mot vide ». Dieu détermine tout, à tout instant, de toute éternité. Comment oser parler de libre arbitre devant sa prescience et son omnipotence absolues? Mais il fallait en finir une fois pour toutes avec Érasme et ses idées. « Écraser Érasme, c’est écraser une punaise […] Je veux avec l’aide de Dieu, purger l’Église de son ordure », disait Luther. Luther, remontant à saint Paul, qui a été le « destructeur invaincu du libre arbitre », excluait la quasi-totalité de l’humanité du salut. En fait, tous les hommes sont perdus, « tous » ! Par une grâce incompréhensible, quelques rares élus échappent à ce sort tragique. Le message biblique est clair et limpide, affirme-t-il, et tout le monde peut le comprendre du premier coup, même les intelligences les plus faibles. Il n’y a aucune place pour le doute. La moindre faiblesse de la croyance est un signe de perdition. Il n’y a qu’un choix à faire, le Christ ou Satan, la vie ou la mort.

Les idées de Luther et de Calvin sur la servitude et la prédestination de l’homme frappaient leurs contemporains comme excessives. Au sein du mouvement de la Réforme, elles rencontrèrent très tôt une opposition. Philippe Mélanchton, esprit mesuré, s’efforça de minorer cet aspect de la pensée de Luther, en mettant l’accent sur la question de la justification, et en laissant dans l’ombre la question de la destinée éternelle.

Il importe de comprendre d’où ces idées outrancières tiraient leur origine, et comment elles purent se développer dans l’Europe de la Renaissance. Comment expliquer la virulence d’une telle idéologie de l’asservissement de l’homme aux lois du déterminisme pendant les Lumières ? Et surtout, comment comprendre le succès ultérieur de ces idées, laïcisées sous les espèces du déterminisme ou du matérialisme? Comment comprendre que des hommes aussi différents que Démocrite, Empédocle, S. Paul, Luther, Spinoza, Voltaire, Schopenhauer, Nietzsche, Marx ou Einstein, se soient rejoints par delà les millénaires autour de la nécessité et du déterminisme?

La réflexion sur le destin, la nécessité, la fatalité et la liberté a en fait une longue histoire, assez répétitive. Sont ressassées les mêmes formules rhétoriques, les mêmes images : l’omnipotence et l’omniscience divines, – ou alors de l’inflexibilité des lois de la nature. Les philosophes de l’antiquité, les théologiens médiévaux ou les scientifiques modernes reprennent tous la thèse de la causalité parfaite : si l’on connaissait les positions initiales de toutes les particules de l’univers, il serait aisé d’en déduire l’évolution de l’histoire tout entière.

Dans le camp opposé, peu nombreux furent ceux qui défendirent la liberté essentielle de l’homme. Épicure chez les Anciens, Origène dans les premiers siècles du christianisme, Jean de la Croix ou Descartes, parmi les premiers modernes, restent isolés, quelques exceptions résistant à l’unanimisme.

Comment l’Europe de la Renaissance et des Lumières a-t-elle pu se laisser subjuguer par l’idée de serf arbitre? Pourquoi les défenseurs de la liberté ont-ils été aussi rares?

Il y a une certaine analogie entre le fatalisme des Anciens, les théories chrétiennes de la prédestination, et le déterminisme moderne. Mais comment comprendre la marginalisation philosophique des idées d’Épicure, d’Origène, de Pélage, d’Anselme de Cantorbéry, de Duns Scot ou de Jean de la Croix, qui défendaient la liberté de l’homme ? Comment expliquer le triomphe philosophique de la Réforme ? Comment expliquer le basculement des Temps modernes vers une idéologie de la servitude de l’âme et un déterminisme total des lois de la nature ? Comment comprendre qu’après Luther et Calvin, les noms de Hobbes, Spinoza, D’Holbach, Diderot, Voltaire, Marx, Freud, Einstein témoignent de la continuité et de la variété du déterminisme. Pour comprendre comment les philosophes modernes ont décrété presque unanimement que le déterminisme l’emporte sur la liberté, il faut faire un bref retour sur l’histoire. La question du destin, du hasard et de la liberté a toujours occupé l’esprit des hommes. Platon fut le premier penseur à en proposer une synthèse originale avec le mythe d’Eriii. Il y a dans la vision de Platon un étonnant mélange de liberté totale (dans le choix de son destin par chacun) et d’irrévocable nécessité (dans le déroulement de ce destin, une fois le choix fait). Ce qui prédomine malgré tout, c’est la liberté du choix initial, dont l’âme assume ensuite l’entière responsabilité. Platon donne à l’âme le nom d’automaton, ce qui « se meut de soi-même ». Dans le Cratyle, il explique que ce mot, automaton signifie étymologiquement, « ce qui est à la recherche passionnée de soi-même ». Par un intéressant contraste, Aristote emploie le même mot, automaton, avec un sens complètement différent, celui de « hasard ». « Ainsi le hasard (automaton), pour s’en rapporter à son nom même, existe quand la cause (matè) se produit par elle-même (auto)iv ». Le hasard (automaton) doit être distingué de la fortune (tuchè). Le hasard se produit de lui-même, la « rencontre » de fortune n’a pas sa cause en elle-même. Les étymologies divergentes et même contradictoires du mot automaton illustrent l’ambivalence de ces termes : âme, automate, cause, ou même hasard. Cette ambivalence n’aide guère à répondre à la question de la liberté. Si l’âme est libre de choisir son destin, ce choix est-il fait par hasard, ou bien du fait de son mouvement propre ? Si la cause de ce choix n’est pas dans l’âme elle-même, l’âme est-elle déterminée par quelque chose d’extérieur ? Dans son Traité du destin, Cicéron distingue quant à lui deux écoles parmi les anciens philosophes. Il y a ceux qui pensent que tout arrive par le destin, comme Démocrite, Héraclite, Empédocle. Et il y a ceux qui admettent les « mouvements libres de l’âme ». C’est simple. Il suffit de choisir son camp. Depuis, il semble que le débat n’ait guère progressé. Les stoïciens, les chrétiens médiévaux ou les philosophes modernes ont continué d’argumenter selon des orientations sensiblement analogues. On trouve chez des penseurs contemporains des partisans du déterminisme, comme Einstein ou Planck, mais aussi des adeptes de la liberté, comme Heisenberg, et des positions mixtes, comme celles de Freud ou de Jung, qui tentent des médiations ou sortes de synthèses, lesquelles reviennent en fait, tout bien pesé, à l’une ou l’autre des deux thèses principales.

Il y a eu bien sûr des tentatives de conciliation de ces inconciliables. Les stoïciens pensaient que si l’on ne peut changer le cours des événements, on peut au moins changer la représentation que l’on s’en fait. Sénèque résume: « Le destin guide ceux qui le veulent bien; il entraîne ceux qui lui résistent ». On trouve sa liberté dans l’acceptation de sa servitude. Par cette acceptation, le stoïcien s’unit à l’Esprit qui mène l’univers. Une des principales objections à la position stoïcienne fut la question de la responsabilité morale. Si le destin nous détermine, à quoi bon agir ? C’était « l’argument paresseux ». Autre objection : si le destin nous prédestine, comment être tenus responsables de nos actes ? C’était « l’argument moral ». Si l’on nie la liberté humaine, il n’y a plus de vertu ni de vice, plus de louange ni de blâme possibles. La législation et la répression des crimes sont inutiles et absurdes. Tout est vain. Mais au sein même de la fatalité, il y a des choses qui dépendent encore de nous. Par exemple on peut réformer son caractère. On est libre de se réformer soi-même. Par là, on préserve la possibilité de la responsabilité morale et de la liberté. En résumé, le stoïcisme est l’art de composer librement avec une nécessité inéluctable. Face au stoïcisme, il y a l’épicurisme, école de la liberté pure. En décrivant le léger écart des atomes lors de leur chute verticale dans le vide, Épicure met le hasard au cœur du monde. En postulant l’existence de cet écart, de ce clinamen sans cause, au fondement même de la réalité, Épicure sacrifie le principe de causalité, nie l’existence du fatum et justifie la liberté des hommes. Il fait de la liberté le principe de sa philosophie, la condition du bonheur et la voie du savoir. Si les atomes eux-mêmes peuvent s’écarter sans raison de leur trajectoire, combien davantage les hommes peuvent revendiquer leur liberté ! Épicure prend une posture révolutionnaire. Il s’oppose frontalement au conservatisme de Démocrite, qui avait inventé les atomes, et qui avait décidé que leur mouvement était nécessairement déterminé par la nature. En revanche, loin de déduire la liberté de l’homme de la déviation des atomes, c’est par la liberté des hommes qu’Épicure justifie le clinamen des atomes.

Du clinamen, Épicure induit aussi que les dieux sont indifférents, et qu’ils ne sont pas tout-puissants. Le mythique Prométhée avait volé le feu aux dieux. Maintenant, Épicure leur dérobe la liberté, et leur enlève du même coup l’omnipotence et l’omniscience. « Quel dieu aurait le pouvoir de diriger la totalité de l’univers ? » demande-t-il. Et si les dieux sont indifférents et totalement étrangers aux intérêts des hommes, comment peut-on croire qu’ils soient omniscients ? Le potentiel de subversion de la pensée d’Épicure fut combattu sans cesse. Mais son idée centrale reste au cœur de l’une des plus grandioses ambitions de l’esprit humain : fonder une métaphysique de la liberté, non pour dépasser les dieux, mais pour suppléer à leur retrait, à leur désertion. Épicure laissait une chance au hasard, à l’aléa, et à la liberté. La liberté, conquise sur la tyrannie des séries causales, n’est possible que parce que les dieux sont indifférents ou étrangers aux hommes. Contre Épicure, Chrysippe affirma le déterminisme universel. Ces positions irréconciliables, on ne peut que constater leur permanence, aujourd’hui encore. On les retrouve par exemple, avec la même structure, mais sous d’autres formes, dans les débats des théologiens chrétiens, avant et après la Réforme. Il y a ceux qui croient à la tyrannie du destin ou à la prédestination, et ceux qui croient à la liberté de l’âme et de la volonté.

Les penseurs de l’Antiquité n’avaient pu trancher le problème de la liberté et du destin. Comment le christianisme allait-il traiter le fatum païen ? Le fatum allait-il être remplacé par la providence universelle de Dieu ? La « Bonne Nouvelle » des Évangiles n’était-elle pas fondamentalement une rupture avec l’ancien ordre du monde, un message de libération ? Mais la toute-puissance et l’omniscience d’un Dieu créateur étaient, pour commencer, difficiles à réconcilier avec la liberté des hommes. Certains des premiers chrétiens, à commencer par S. Paul, prônèrent la prédestination des hommes par Dieu. Pourtant, le texte des Évangiles ne présente pas de thèse nette, absolue, sur la question de la liberté et de la prédestination. Les textes de S. Paul ne sont pas non plus sans ambiguïté. Par exemple, S. Paul affirme avec force l’idée de la prédestination de quelques élus au salut éternel, et la déchéance inéluctable de la « masse de perdition ». Il évoque la prédestination supralapsaire, « dès avant la fondation du mondev. » Mais dans d’autres passages, il affirme aussi le salut universel du monde, et il prédit la métamorphose morale de tout un chacun. « Oui, je vais vous dire un mystère : nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons transformésvi. » Paul est sans doute l’inspirateur de la prédestination chez Luther. Mais il est aussi considéré par les adversaires de Luther comme un prophète de la liberté : « Car le Seigneur c’est l’Esprit, et où est l’Esprit du Seigneur, là est la libertévii.» Paul présente d’ailleurs des traits de semi-pélagianisme, bien peu luthériens: « Chacun recevra son propre salaire selon son propre labeur. Car nous sommes les coopérateurs de Dieuviii. » Dès les premiers temps du christianisme, l’antique débat sur la liberté et la prédestination fut donc relancé, sans toutefois trouver de solution nette. Les théologiens chrétiens se livrèrent, pendant des siècles, à des disputations sans fin. Origène, S. Augustin, S. Bernard, S. Thomas d’Aquin ouvrirent des voies diverses. Puis, vinrent Luther et Calvin. La violence du ton et la radicalité du jugement qu’ils adoptèrent subjuguèrent beaucoup d’esprits dès l’aube de la Réforme. La prédestination absolue des élus et des déchus devint un nouveau dogme pour un nouvelle époque. Ce dogme, quoique non accepté par tous les Réformés, fut jugé comme étant « l’axe essentiel de la Réforme » par l’un de ses meilleurs connaisseurs. Le dogme de la prédestination eut un curieux succès, bien au-delà de l’espace propre à la Réforme. Le jansénisme témoigna de la pénétration de ces idées dans le catholicisme, non sans transformations et adaptations. Plus étonnant encore, dans le contexte des Lumières, les philosophies du déterminisme séduisirent au 18e siècle de fins esprits comme Diderot, d’Holbach ou Voltaire. Elles traduisirent la notion de prédestination dans un langage matérialiste. Elles niaient Dieu, mais le remplaçaient par des lois de nature menant le monde. Pour les philosophes matérialistes, l’homme est esclave de lois qui le dominent entièrement. L’homme n’est qu’un jouet aux mains d’un Léviathan, que ce Léviathan soit Dieu, la matière ou la loi de la causalité. Les siècles païens n’avaient pu trouver une issue finale au problème du destin et de la liberté. Les siècles chrétiens qui se succédèrent depuis les origines de l’ère jusqu’au Moyen-Âge, non plus.

Pour le comprendre, il me semble utile de revenir sur l’une des plus célèbres controverses du christianisme, commençant avec Origène, continuant avec Augustin et Pélage, et s’étageant ensuite pendant des siècles. Dans cette controverse, il ne s’agissait plus d’analyser les rapports entre le fatum et la liberté, mais de hiérarchiser les rapports de la grâce et de la vertu. Deux grandes conceptions s’opposaient sur la façon de concilier la liberté des hommes et la grâce de Dieu. Pélage et Augustin représentent ces deux pôles contraires. Pour Pélage, c’est le libre arbitre humain qui prédomine. Pour Augustin, c’est la grâce divine. Si la vertu, acquise par le mérite, prédomine sur la grâce, alors la liberté de l’homme l’emporte. Si, à l’inverse, la grâce prime, les mérites acquis par l’homme ne valent rien ou presque rien, au regard de Dieu, qui détermine tout. L’Église adopta officiellement la thèse d’Augustin. Pélage fut déclaré hérétique, mais ses idées continuèrent leur influence profonde, en arrière-plan. Le « semi pélagianisme » prit la relève. Il correspondait, après tout, aux idées Pères de l’Église, qu’on ne pouvait les déclarer tous hérétiques : Origène, Tertullien, Ambroise, S. Jérôme, S. Jean Cassien, S. Jean Chrysostome. Le semi pélagianisme consistait à reconnaître la « coopération » entre la volonté de l’homme et la grâce de Dieu. Que représentait cette idée de coopération? Origène est le premier théologien de l’Église primitive à l’avoir explicitement formulée. Origène affirmait que le christianisme offre le salut à tous. L’idée fondamentale est l’unité originelle de Dieu et de tous les esprits. Il en découle que tout esprit, malgré la chute et le péché originel, doit nécessairement revenir à son origine, revenir à Dieu. Le point crucial est que la nécessité universelle de ce retour n’est possible que par l’usage de la liberté. Le Dieu bon limite volontairement son omnipotence et son omniscience à seule fin de laisser aux hommes le soin de se déterminer librement au salut. Dieu veut ainsi les rendre dignes de leur destin final, celui d’être « des dieuxix ».

L’omniscience divine est surtout limitée, selon Origène, par la liberté octroyée aux esprits créés. Dieu a certes une capacité de prescience, mais il connaît les actes des créatures libres seulement au moment où ils arrivent.x C’est donc en limitant sa propre puissance et sa prescience que Dieu donne leur liberté aux hommes. Mais pourquoi ce don ? Il faut que les hommes progressent par eux-mêmes. Le progrès des esprits, leur croissance, dépend de la liberté dont ils disposent. « La marque de la divinité c’est la permanence et l’immuabilité. Celle de la créature, c’est la libertéxi ».

Toute âme peut s’orienter vers Dieu, ou au contraire, s’en détourner. Elle peut prétendre vouloir aller vers Dieu, sans n’arriver. Si elle ne le peut pas, c’est qu’elle ne le veut pas vraiment. Si elle ne le veut pas vraiment, c’est qu’elle ne veut rien vraiment. La volonté qui ne cherche pas Dieu ne cherche rien. Elle va simplement à la mort, au néant. Mais pourquoi la volonté ne veut-elle pas vraiment chercher Dieu ? Pourquoi est-elle incapable de se tourner vers le bien? C’est parce qu’elle est tissée de néant, et qu’elle se fonde dans le mal.xii Mais qu’est-ce qui oriente l’âme vers la « volonté bonne »? Y a-t-il une volonté de la volonté ? Augustin répond : « Dieu nous révèle clairement que l’homme est doué du libre arbitre de la volonté ».xiii Le libre arbitre de la volonté est une puissance de l’esprit. La volonté vient de la volonté elle-même. Mais sans la grâce de Dieu, elle ne peut vouloir le bienxiv. Cela revient au fond au déterminisme, puisque Dieu peut déterminer le mouvement même de la volontéxv. Contrairement à ses futurs épigones, Luther et Calvin, Augustin n’élimine pas toute liberté en l’homme. Mais cette liberté ne peut rien par elle-même.

La doctrine de la prédestination absolue n’était pas connue avant Augustin. Il l’aurait extrapolée à partir des idées de S. Paul. En tout état de cause, c’était une innovation étrangère à l’esprit et à la lettre des Évangiles, qui ne la mentionnent pas.

De fortes résistances se firent jour, face à la doctrine de la prédestination et à celle de la damnation des enfants morts sans baptême, particulièrement dans le sud de la Gaule. Les moines dédiaient leur vie à l’obtention du salut par leurs mérites et par le choix d’une vie sainte. Ils étaient troublés par l’idée de prédestination absolue, qui pouvait réduire à néant leurs efforts. Saint Jean Cassien et Vincent de Lérins en étaient les chefs de file. Jean Cassien était disciple de Jean Chrysostome, lui-même disciple d’Origène. Ces « semi pélagiens » affirmèrent que Dieu veut le salut de tous, que le libre arbitre pouvait se tourner vers le bien, que la rédemption du Christ s’applique à tous les hommes, et n’est pas réservée à quelques prédestinés. Faust de Riez, abbé de Lérins, déclara même que la doctrine de la prédestination était blasphématoire, païenne, fataliste et qu’elle incitait à l’immoralité.

Les doctrines semi pélagiennes furent condamnées au concile d’Orange de 529, présidé par Césaire. Malgré la décision du concile, les divergences sur ces questions perdurèrent. La controverse revint au premier plan au 9ème siècle, avec le moine Gottschalk d’Orbais, qui défendait la thèse de la prédestination, et un autre moine, Hincmar, archevêque de Reims, qui s’y opposait. Gottschalk enseignait que Dieu ne veut pas que tous les hommes soient sauvés, et que le Christ n’est mort que pour ceux qui sont prédestinés à être sauvés. Hincmar soutenait au contraire que Dieu veut le salut de tous les hommesxvi. Le synode des Trois royaumes de Toucy (860) mit un terme à cette dispute, au dépens de Gottschalk.

Plus tard, lorsqu’en 1054 le grand schisme d’Orient vit l’apparition de l’Église orthodoxe, il importe de noter que celle-ci adopta la doctrine soutenue par Jean Cassien et Vincent de Lérins, et refusa de suivre l’Église de Rome sur ces points.

Puis la controverse continua encore dans le monde catholique pendant le Moyen âge, mais sous d’autres angles. Les positions contraires d’Abélard et de S. Bernard en donnent un aperçu. Abélard avait une interprétation très ouverte du rôle de la providence, dont il estimait qu’elle ne produit rien de nécessaire. Dieu prévoit que les événements pourraient advenir, mais il prévoit aussi qu’ils puissent ne pas advenir. « Les futurs sont contingents plutôt que nécessaires : Dieu a prévu qu’ils adviendraient de telle sorte qu’ils puissent aussi ne pas advenirxvii ». Cette idée fut reprise presque dans les mêmes termes par Leibniz dans sa Théodicée. Les précautions de langage étaient nécessaires à l’époque, mais enfin on voit bien qu’en reconnaissant la contingence et non la nécessité du futur, Abélard garantissait un réel espace de liberté.

Dans son Traité de la grâce et du libre arbitre, S. Bernard, adversaire d’Abélard, reconnaît l’existence du libre arbitre, mais celui-ci doit coopérer avec la grâce, dans la mesure où l’homme doit consentir à son propre salut. Il doit coopérer aussi avec la raison, qui est « comme sa compagne et sa suivante ». L’expression même de « libre arbitre » en témoigne : « Le libre arbitre est libre par le fait de la volonté, et arbitre par celui de la raisonxviii ». Il y a donc liberté, mais de la volonté seule, n’obéissant qu’à elle-même. Tout le reste, la vie, les sens, les désirs, la mémoire, l’intelligence sont soumis à la nécessité, en raison même de ce qu’ils ne sont point soumis à la volonté. Comme Paul, S. Bernard attribue à Dieu tout le bien qui est dans l’homme. Dieu opère en nous le penser, le vouloir et le bien faire. « Il fait le premier sans nous, le second avec nous et le troisième par nous ». La volonté est infirme. Dieu fait tout, à l’exception d’un seul moment de coopération, lors du consentement du libre arbitre à accompagner la grâce. En fin de compte, c’est Dieu qui fait tout le mérite.  « Les mérites de l’homme sont de purs dons de Dieu. »xix

On terminera cette revue des idées du Moyen Age sur la liberté et la prédestination, en citant Thomas d’Aquin, le « docteur angélique » et maître de l’ambivalence, et Jean Duns Scot, le « docteur subtil », qui ont adopté l’un et l’autre des positions contraires. Thomas d’Aquin paraît d’abord très clair, très direct : « Il est nécessaire que l’homme ait le libre arbitre, par le fait même qu’il est doué de raison ».xx S’il en était dénué, alors les conseils, les préceptes, les interdictions, les récompenses et les châtiments seraient vains. Comment ce libre arbitre est-il compatible avec la volonté de Dieu ? La providence divine impose la nécessité à certaines choses; mais pas à toutes.xxi Il y a « des causes nécessaires afin que les choses nécessaires se produisent nécessairement, et des causes contingentes pour que les choses contingentes arrivent de façon contingente. »xxii Que penser de la prédestination? Thomas admet que « Dieu prédestine les hommes »,xxiii tout en donnant au mot prédestination le sens particulier de « conduire la créature raisonnable jusqu’à la vie éternelle ». La prédestination détermine tout, y compris la grâce et le libre arbitre. Thomas, à l’instar d’Abélard, fait cohabiter la prédestination infaillible et le libre arbitre contingent. « L’ordre de la prédestination est certain, et cependant cela ne supprime pas notre libre arbitre, grâce auquel l’effet de la prédestination se produit de façon contingente… Plus une chose s’éloigne de la pensée première, plus elle est enchaînée par les liens puissants du destin. Plus elle s’en rapproche, plus elle est libre.

Au moment où Thomas d’Aquin commençait la rédaction de sa Somme théologique, naissait en Écosse Jean Duns Scot. Au sujet du libre arbitre, il défendit un point de vue radicalement différent. La rupture décisive de Duns Scot vis-à-vis de Thomas d’Aquin prit ses racines dans l’enseignement d’Anselme de Cantorbéry. Anselme pensait que Dieu a voulu que l’homme soit libre. C’est la liberté de la raison qui permet de dire qu’est libre le choix et libre la volonté. En conséquence, la prescience de Dieu et le libre choix coexistent. D’où cette image : le libre arbitre et la grâce coopèrent pour le salut, tout comme l’homme et la femme coopèrent pour engendrer un enfant. Suivant Anselme, Duns Scot affirma la liberté essentielle de la volonté humaine. L’homme se tourne vers Dieu d’un mouvement qui lui est entièrement propre. Si la première loi morale est d’aimer Dieu, cet amour n’aurait pas de valeur s’il était déterminé par quelque cause extérieure. Cette « loi » n’a de sens que si elle repose sur la libre volonté. Pour Duns Scot, le christianisme est une religion de la liberté infinie. Il y a de la contingence dans la créature. Mais il y a aussi de la contingence en Dieu. « La contingence en Dieu est dans sa volonté ».xxiv Et Dieu veut qu’existe hors de lui des créatures libres, elles-mêmes dotées d’une volonté contingente. Il ne veut pas réduire la volonté des hommes à une nécessité, mue extérieurement. Quant à sa propre volonté, elle est à la fois libre et immuable. Elle est immuablement libre, et librement immuable. La lutte entre les thomistes et les scotistes sur la liberté et la prédestination résume l’état du débat au Moyen Âge. Bien plus tard, Hannah Arendtxxv écrivit que personne avant Kant n’avait professé la liberté avec autant de ferveur que Duns Scot.

De ce survol de siècles de controverses, que retenir ? Qu’est-ce que les querelles de Paul et d’Origène, d’Augustin et de Pélage, de Hincmar et de Gottschalk, de Bernard de Clairvaux et d’Abélard, de Thomas d’Aquin et de Jean Duns Scot, nous apprennent ? D’abord, la permanence d’un clivage fondamental, durable, et indépendant des époques, entre les partisans du déterminisme et ceux de la liberté. Ensuite, la réponse à la question de la liberté et de la nécessité dépend presque toujours d’une vision du monde plus générale, qui fait système. Les tenants de la liberté font part de leur confiance dans la raison humaine, et ils développent un optimisme universel. A l’inverse, les partisans du serf arbitre critiquent la raison humaine pour ses impuissances et ses limites. Ils font preuve d’un pessimisme désenchanté quant à la nature humaine. En constatant l’opposition pluriséculaire entre ces deux familles d’esprits, on en vient à se demander s’il n’y aurait pas là l’indice d’une fracture beaucoup plus profonde, comparable à ce que Kant a appelé les « antinomies » de la raison humaine.

Après tant de controverses, aucun des camps en présence n’a pu s’arroger une victoire définitive. C’est pourquoi il paraît si frappant que Luther ait réussi à répandre, avec un succès certain, l’idée de la « servitude » absolue de l’âme humaine, et à être entendu dans la moitié nord de l’Europe, au début de l’ère moderne…

Cependant, quelques champions de la liberté de l’esprit continuèrent de relever le gant, malgré le succès idéologique de Luther et Calvin. Un Espagnol, un Italien, un Français, tous nés au 16ème siècle, résistèrent : Jean de la Croix, Campanella, Descartes. Ils marquèrent aussi l’époque moderne, chacun à sa manière.

Jean de la Croix, grand mystique, et aussi qualifié de « poète bref », naquit quatre ans avant la mort de Luther. Moine augustin, Luther avait déclaré avec une certaine arrogance qu’il aurait mieux aimé « être Dieu lui-même, et que Dieu ne fût pas Dieu ». Moine aussi, mais carme déchaux, Jean de la Croix prôna l’humilité et la vie cachée. Il fut aussi le poète fulgurant de la « royale liberté de l’espritxxvi ». Il affirma sans détour que la volonté est libre, et qu’elle est au centre de l’âme, dirigeant toutes les autres facultés. La liberté est la vie même de l’espritxxvii. Libre, la volonté doit vouloir sa propre liberté. A cette fin, il faut unifier son esprit. Comment atteindre cette unité, comment obtenir « un cœur libre et fortxxviii  » ? Il faut « non vouloir quelque chose, mais ne rien vouloirxxix ».

Tommaso Campanella, lui aussi moine, et dominicain, passa vingt-sept ans de sa vie en prison. Condamné à plusieurs reprises pour hérésie, il y fut torturé, échappa de peu à la peine capitale en se faisant passer pour fou. Il se fit un champion du libre arbitre, avec une approche originale. Il observa que la création a été tirée du néant par Dieu. Elle est donc un composé d’être et de non-être. D’une certaine façon, elle « manque » d’être. Dieu est certes l’Être suprême, mais qu’il y a aussi dans sa création du « non-être », ce dont témoignent l’Impuissance, l’Ignorance, la Hainexxx. Ces défauts dans la création s’observent partout. Ils provoquent des failles, des béances, des manques. Ils contredisent la toute puissance et l’omniscience divines. Ils marquent des limites, au pouvoir, au savoir et au vouloir divins, sous les espèces de la Contingence, du Hasard et de la Fortune. La Contingence (contingentia) rompt l’enchaînement causal, qui est l’instrument du pouvoir de Dieu. La Contingence est ce qui échappe au pouvoir de la Nécessité (necessitas). Le Hasard (casus) contrecarre la Fatalité (fatum). Il se soustrait à la prescience divine. Il reste sourd à ce que Dieu a « déclaré ».xxxi La Fortune (fortuna) contrarie l’Harmonie (harmonia). Brisant l’harmonie universelle voulue par Dieu, la Fortune déjoue l’ordre du monde. Ces trois « manques », la Contingence, le Hasard et la Fortune, sont autant de limites à la toute-puissance divine. Ce sont ces limites qui rendent possible la « liberté » de l’homme, en l’affranchissant de la nécessité, en lui épargnant la fatalité, et en lui donnant un rôle dans la construction de l’ordre du monde. Contingence, hasard et fortune sont les expressions concrètes de ces divers « manques ». Mais ils sont aussi l’expression visible d’une possible liberté pour l’homme. Autrement dit, contingence, hasard et fortune sont les figures de l’absence volontaire de Dieu (kénose), laissant un espace de liberté à l’homme.

Venons-en maintenant à Descartes. Il avait une conscience aiguë des limites de la raison humaine et de son impuissance à traiter de ce qui touche à la nature de Dieu. Dieu est incompréhensible parce qu’il est infini. Comment un esprit humain, fini et divisé, pourrait-il comprendre un Dieu infini ? La seule chose à comprendre, c’est que nous ne pouvons rien y comprendre. Que l’on considère le monde ! Il est rempli de choses dont certaines ont pu être faites pour l’homme, mais aussi pour des fins tout à fait différentes, dont nous n’avons aucune idée. En conséquence, Dieu, en créant le monde, a certainement considéré d’autres fins que la seule utilité de l’homme.

Descartes prend pour point de départ la liberté infinie de Dieu. Cette liberté est si absolue, qu’il faut renoncer à toute idée de « cause finale », à toute idée d’une « fin » qui serait associée à la volonté infinie de Dieu et par là, la limiterait. Il n’y a donc pas de cause finale, il n’y a qu’une cause première, Dieu. Tous les effets de l’univers résultent de l’action de son libre arbitre. Dieu, étant infini, dispose d’une liberté sans limites. Dieu est si libre que même les vérités éternelles sont soumises à son libre arbitrexxxii. Les idées, les vérités, ne sont pas vraies en elles-mêmes. Si elles l’étaient, elles auraient une existence indépendante de Dieu, ce qui ne saurait se concevoir. Elles ne sont vraies que parce que Dieu a décidé qu’elles seraient vraies. Il aurait pu d’ailleurs concevoir un monde tout autre, où par exemple la somme des angles du triangle n’est pas égale à deux droits. Toutes les vérités sont elles aussi des créatures de Dieu ; il les a créées librement, et il reste libre vis-à-vis d’elles après les avoir créées. Il n’est pas prisonnier de leur nécessité. Il leur a conféré leur existence, il peut la reprendre. Il reste toujours libre d’abolir d’anciennes vérités et d’en créer de nouvelles.

Ceci s’applique aussi aux êtres. Lorsque Dieu donne l’être à ses créatures, il leur donne à la fois leur existence et leur essence. Mais il peut les reprendre l’une et l’autre pour les renvoyer au néant. Toute créature est tirée du néant par la volonté de Dieu, et ne subsiste que dans la volonté permanente de Dieu. C’est pourquoi elle doit se considérer « comme un milieu entre Dieu et le néant ».xxxiii Elle participe des deux principes, celui de l’Être et celui du non-être. Venant du néant, la créature est « exposée à une infinité de manquements ». Elle est emplie de défauts. Descartes voit bien que sa propre nature est « extrêmement faible et limitée ». Ses imperfections viennent de sa faculté déficiente de connaître. Mais il croit au libre arbitre. Sa volonté n’est « renfermée dans aucunes bornes ». La liberté de son « franc arbitre » est « si grande » que c’est elle qui lui fait connaître qu’ « il porte l’image et la ressemblance de Dieu ». C’est le point capital : l’assimilation de la liberté humaine à la liberté divine. Dieu, en créant les hommes libres, n’a pas voulu les rendre omniscients ni tout puissants, mais il a voulu leur donner en partage une liberté aussi entière que la sienne.xxxiv

Dieu est le principe et la fin de ses créatures. Il est le principe de leur liberté. La liberté de Dieu prend sa racine en son unité et sa simplicité. La liberté de l’homme prend sa racine en Dieu. Dans son essence, la volonté humaine n’est pas inférieure à la volonté divine, puisque celle-là tire son essence de celle-ci. Je suis aussi libre que Dieu l’est, d’affirmer, de nier, de choisir un but ou de m’en détourner. Évidemment ma capacité de comprendre ou d’agir n’est en aucune façon comparable à celle de Dieu. Mais ma liberté est de même essence que la sienne. De par son origine divine, la liberté humaine participe à l’infini. Dieu a donné la liberté à cette fin : l’infini. Être libre c’est servir les fins infinies de Dieu.

Les résistances au serf arbitre de Jean de la Croix, Campanella et Descartes, pour significatives qu’elles soient, restent des anomalies dans le consensus se développant au début des Temps modernes. Les philosophies déterministes allaient désormais s’épanouir, sans entraves, et presque sans contradicteurs, pendant un demi-millénaire, jusqu’à nos jours. Spinoza en est le parfait exemple. Il avait 18 ans quand Descartes mourut. Il s’intéressa de près à la philosophie cartésienne, assez en tous cas pour lui consacrer un ouvrage. Il y cite la Quatrième méditation métaphysique, et reprend distinctement sa thèse principale, à savoir que « la volonté est librexxxv ». Mais reniant ce travail de jeunesse, il en vint vite à une opposition radicale aux idées cartésiennes sur la liberté, en prétendant en avoir « suffisamment montré la faussetéxxxvi ». Toute la nature et toutes les créatures sont entièrement déterminées par Dieu. Il n’y a rien de contingent. Les causes s’enchaînent les unes les autres, et remontent jusqu’à l’infinixxxvii. Spinoza en déduit que les facultés de comprendre, de désirer ou d’aimer sont « absolument fictives, ou ne sont que des êtres métaphysiquesxxxviii. » La question de savoir s’il existe une volonté libre ou non n’a même pas besoin de se poser, dit-il dans son Court Traité, puisqu’il estime avoir déjà prouvé que « la volonté n’est pas une chose qui existe dans la nature mais une simple fictionxxxix ». Continuer de parler de liberté dans ces conditions, c’est « rêver les yeux ouvertsxl » ! Les jeux sont toujours déjà faits, à la manière calviniste. Ces thèses de Spinoza sont d’autant plus frappantes que, dans un ouvrage beaucoup plus temporel, le Traité de l’autorité politique, écrit pour soutenir l’État libéral des Provinces-Unies contre la réaction orangiste et les menées calvinistes, Spinoza prend le contre-pied direct de la conception politique du calvinisme. Il y présente une autre idée de l’homme, libre, maître de son esprit et capable de raisonner correctement. « Je déclare l’homme d’autant plus en possession d’une pleine liberté, qu’il se laisse guider par la raison. (…) La liberté en effet, loin d’exclure la nécessité de l’action, la présupposexli. » Contradiction ? Spinoza, tel un Janus, présente un visage tourné vers la liberté et la raison, quand il veut jouer un rôle politique, et un visage tourné vers le déterminisme et l’inexistence de la volonté, quand il se targue de métaphysique. Cette contradiction n’est pas adventice, mais bien structurelle. Spinoza affiche une conception paradoxale de la liberté : « Je ne fais pas consister la liberté dans un libre décret mais dans une libre nécessité », écrit-il dans sa Lettre à Schuller. La nécessité prime avant tout : les choses créées sont toutes « déterminées par des causes extérieures à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. »xlii Dieu lui-même suit la nécessité de sa propre nature. C’est dans la conscience de cette nécessité, reconnue, acceptée, pensée, comprise, que l’homme peut trouver une forme de liberté qui rejoint celle de Dieu.

Pour illustrer ce point, il prend l’exemple d’une pierre, lancée en l’air. Si cette pierre était dotée de pensée, elle pourrait se dire libre, croyant se mouvoir par elle-même. Cette seule métaphore tient lieu de démonstration. Nous ne valons guère mieux que les pierres. Mais à la différence de la pierre qui croit être libre, il nous revient de comprendre notre véritable nature, qui est d’être entièrement déterminés. Notre liberté réside dans l’acceptation de notre nécessité. En acceptant librement notre nécessité, alors nous sommes vraiment « libres ». La « vraie liberté » est « l’existence stable qu’obtient notre entendement par son union immédiate avec Dieuxliii ». C’était là aller fort loin dans l’affirmation de la nécessité, puisqu’elle est assimilée à la divinité même.

Leibniz, contemporain de Spinoza (et de Hobbes), s’en déclara « très éloigné » et les qualifia tous les deux « d’auteurs rigides, qui ont poussé le plus loin la nécessité des choses », d’une manière « toute mécaniquexliv ». Il ne peut admettre l’idée très déterministe de Hobbes que « ce qui n’arrive point est impossible », ou qu’il nie la providence de Dieu et l’immortalité de l’âmexlv. Leibniz ne peut non plus accepter l’idée spinozienne d’un premier principe « aveugle », d’un Dieu incapable « de choix, de bonté et d’entendementxlvi ». Il ne cachait pas son antipathie pour les idées de Hobbes et Spinoza sur la nécessité et le déterminisme, mais il n’approuvait pas non plus les idées de Descartes sur la liberté, qu’il trouvait beaucoup trop étendues. Que Descartes puisse concevoir un « Dieu trompeur », capable de prendre ses aises avec des vérités nécessaires, revenait à faire de la liberté quelque chose d’extraordinaire, d’inconcevable, de non raisonnable. Une telle liberté n’était plus la libertéxlvii. Leibniz ne pouvait pas croire en un Dieu absolument libre : « Je tiens que Dieu ne saurait agir comme au hasard par un décret absolument absolu, ou par une volonté indépendante de motifs raisonnablesxlviii ». Leibniz cherchait une voie moyenne. Il pensait que la toute-puissance et l’omniscience de Dieu ne devaient pas empêcher de croire que nous avons une volonté libre. Il lui suffisait, pour s’en persuader, de se reposer sur son expérience intérieure, qui fait éprouver directement cette liberté. D’ailleurs, cette liberté est « nécessaire pour que l’homme puisse être jugé coupable et punissablexlix ». En revanche, il ne voyait aucune incompatibilité entre cette liberté et la prescience de Dieu, « qui rend tout l’avenir certain et déterminél ». « Tout est lié dans chacun des mondes possibles : l’univers, quel qu’il puisse être, est tout d’une pièce, comme un océanli». De cette liaison universelle, de ce système de l’harmonie générale, de cette parfaite connexion des choses, on peut déduire que « le présent est gros de l’avenirlii ». Le principe de la raison déterminante ne souffre aucune exception et est toujours à l’œuvre, dans tous les événements : « Jamais rien n’arrive sans qu’il y ait une cause ou du moins une raison déterminanteliii». C’est pourquoi tout est certain et déterminé dans l’homme. « L’âme humaine est une espèce d’automate spirituel ». Dieu compare tous les mondes possibles, les innombrables séries de causes, nécessaires ou contingentes, choisit le meilleur, et l’admet à l’existenceliv.

Dieu a déjà jugé dans tous les détails le déroulement de son plan comme étant le meilleur possible. Toute la controverse sur le libre arbitre se réduit en fait à un seul point : quel a été le but principal de Dieu en décidant le meilleur des mondes possibles ? Et quel est le rôle assigné à l’homme ? Malheureusement, il n’est pas possible de répondre à cette question. « Nous ne connaissons pas assez l’étendue de la cité de Dieu, ni la forme de la république générale des espritslv». En revanche, on peut affirmer que la présence du mal dans le monde vient sans aucun doute de la liberté des créatureslvi. La créature se fait librement l’esclave du mal. Dans le monde décrété par Dieu, dans ce monde qui est le « meilleur possible », il n’y a point de place pour le hasard. Leibniz approuve Cicéron, qui s’est tant moqué d’Épicure. La déclinaison épicurienne des atomes (le clinamen) est « une chimère des plus impossibles ». Il n’y a pas non plus place pour l’indétermination en Dieu. « Dieu est incapable d’être indéterminé en quoi que ce soit : il ne saurait ignorer, il ne saurait douter, il ne saurait suspendre son jugement ; sa volonté est toujours arrêtée, et elle ne saurait être que pour le meilleurlvii ». Mais cette détermination sans faille ne saurait être, on l’a dit, « absolument absolue ». Autrement dit, Dieu lui-même n’est pas absolument libre, sa puissance est limitée par sa propre essence, par sa propre bonté, par sa justice et par sa sainteté. Leibniz rejoint ici Luther et Calvinlviii. Et il s’oppose à Origène, qui a « supprimé entièrement la damnation éternellelix », et qui voudrait que tout chrétien soit à la fin sauvé. Cette idée de salut universel est pour Leibniz « paradoxale et inacceptablelx ». Cependant il est prêt à accepter l’idée d’une « suprême philanthropie en ce Dieu qui a voulu sérieusement que tous parviennent à la reconnaissance de la vérité (…), et que tous soient sauvéslxi ». Il ne partage pas la position luthérienne et calviniste qui réserve aux seuls élus la grâce, la foi et la justification. Il la qualifie d’« erreur gravelxii ». Leibniz s’oppose à la fois aux théologiens « rigides » qui mettent plus en avant la grandeur de Dieu que sa bonté, et aux théologiens « relâchés » qui font le contraire. Il estime faire partie de ceux qui optent pour une voie moyenne. Le « meilleur des mondes possibles » n’est pas le meilleur pour tous. Il y a nécessairement des déchus, des exclus, des damnés. Mais leur malheur contribue à « maximiser » le bonheur des heureux.

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iÉpicure, Sentences vaticanes, 9.

iiDidier Érasme. Diatribe : Du libre arbitre, 3ème partie, IV, 11

iiiPlacé sur les genoux de Lachésis, l’une des trois Moires pour les Grecs (les Parques pour les Romains), chaque homme choisit son « modèle de vie » avant de naître au monde. Lachésis affirme que chacun est alors responsable de ce choix, et non les dieux. Le choix fait, il devient irrévocable. L’âme de l’homme est alors conduite devant une autre Moire, Clôthô, qui « tisse » (c’est-à-dire détermine) le destin choisi. Puis elle est menée devant la troisième Moire, Atropos, « pour rendre irrévocable ce qui avait été filé par Clôthô ». Alors, « l’âme passe sous le trône de la Nécessité ».

ivAristote. Physique II, 4, 197 b

vEphésiens 1:4-6. « C’est ainsi qu’il nous a élus en lui, dès avant la fondation du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’amour, déterminant d’avance que nous serions pour lui des fils adoptifs de Jésus Christ. ».

vi1 Corinthiens 15 : 51

vii2 Corinthiens 3 :17

viii1 Corinthiens 3 : 8-9

ixCf. Psaume 82,6 : « J’ai dit : Vous êtes des dieux, vous êtes tous les fils du Très-Haut ».

xCf. Origène. Philocalie 21-27. Sur le libre arbitre.

xiA. von Harnack. History of dogma. The system of Origen.

xiiLes confessions. Livre VIII, ch. V, 10.

xiiiDe la grâce et du libre arbitre. Ch. II, 2

xivDe la grâce et du libre arbitre. Ch. IV, 7

xvDe la grâce et du libre arbitre. Ch.XXI, 42

xviDans son traité : De praedestinatione Dei et libero arbitrio

xviiAbélard. Dialectique II,II

xviiiBernard de Clairvaux. Traité de la grâce et du libre arbitre, ch. 2,4

xixBernard de Clairvaux. Traité de la grâce et du libre arbitre, ch. 13

xxThomas d’Aquin. Somme théologique, I, Q.83, Art.1

xxiThomas d’Aquin. Somme théologique, I, Q.22, Art.4

xxiiThomas d’Aquin. Somme théologique, I, Q.22, Art.4

xxiiiThomas d’Aquin. Somme théologique, I, Q.23, Art.1

xxiv« Primam igitur contingentiam oportet quaerere in voluntate divina. » Sent. Lib II, dist 39, qu. 1

xxvHannah Arendt. La vie de l’esprit, 2

xxviLa Montée du Carmel, I 4,6

xxvii« La volonté est libre. (…) Un acte de la volonté n’est tel qu’autant qu’il est libre ». La Nuit obscure, II,13,3

xxviii« Pour aller à Dieu, il faut un cœur libre et fort, dégagé de tout mal, et même de tout bien qui n’est pas purement Dieu ». Cantique Spirituel B 3, 5

xxixLa Montée du Carmel I ,13,6

xxxCampanella. Métaphysique, Livre VI, Ch. 12, art 1. cité in Léon Blanchet. Campanella. 1964

xxxiFatum vient de for, fari, dire, déclarer

xxxii« Et encore que Dieu ait voulu que quelques vérités fussent nécessaires, ce n’est pas à dire qu’il les ait nécessairement voulues. » Lettre à Mesland, 2 mai 1644 cité par E. Gilson, La liberté chez Descartes et la théologie

xxxiiiDescartes. Quatrième Méditation métaphysique.

xxxiv« Et en effet dès que Dieu voulait me donner la volonté, il ne pouvait me la donner moindre que celle que je découvre en lui, (…) puisque sa nature est telle qu’on ne lui saurait rien ôter sans la détruire. Ma volonté considérée formellement et précisément en elle-même est donc infinie comme celle de Dieu et c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte son image et sa ressemblance » Principes philosophiques, cité par E. Gilson, La liberté chez Descartes et la théologie.

xxxvSpinoza, De la philosophie de Descartes. Appendice contenant les Pensées métaphysiques, 2ème partie, Ch. 12

xxxviSpinoza, Éthique, 5ème partie, De la puissance de l’entendement ou de la liberté humaine

xxxviiSpinoza, Éthique, 2ème partie Proposition 48 

xxxviiiÉthique, 2ème partie, Scolie de la Proposition 48

xxxixSpinoza, Court Traité, ch. 16, De la volonté

xlSpinoza, Éthique, 3ème partie, Proposition 2 :« Et tout ce que je puis dire à ceux qui croient qu’ils peuvent parler, se taire, en un mot agir en vertu d’une libre décision de l’âme, c’est qu’ils rêvent les yeux ouverts. » 

xliSpinoza, Traité de l’autorité politique, ch. 2, 11

xliiSpinoza, Lettre à Schuller, LVIII

xliiiSpinoza, Court Traité, ch. 26

xlivLeibniz, Essais de théodicée, sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal.1ère partie, 67.

xlvLeibniz, Essais de théodicée, sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal. Réflexions sur l’ouvrage de M. Hobbes, « De la liberté, de la nécessité et du hasard ».

xlviIbid. 2ème partie, 173

xlviiLeibniz, Essais de théodicée, sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal. 2ème partie, 186 : «  [M. Descartes avait de la liberté] une notion assez extraordinaire, puisqu’il lui donnait une si grande étendue, jusqu’à vouloir que les affirmations des vérités nécessaires étaient libres en Dieu. C’était ne garder que le nom de la liberté. »

xlviiiLeibniz, Essais de théodicée, sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal. 3ème partie, 283. Voir aussi, ibid. 338.

xlixLeibniz, Essais de théodicée, sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal. 1ère partie, 1

lIbid., 2

liIbid., 9

liiLeibniz, Essais de théodicée, sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal. 3ème partie, 360

liiiIbid., 44

livIbid., 52

lvLeibniz, Essais de théodicée, sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal. 2ème partie, 133

lviLeibniz, Essais de théodicée, sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal. 3ème partie, 273

lviiIbid. 337

lviiiIbid. 338 : « Un décret absolument absolu serait insupportable. Luther et Calvin en ont été bien éloignés : le premier espère que la vie future nous fera comprendre les justes raisons du choix de Dieu, et le second proteste expressément que ces raisons sont justes et saintes, quoiqu’elles nous soient inconnues ».

lixIbid. 56 La cause de Dieu, plaidée par sa justice, elle-même conciliée avec toutes ses autres perfections et la totalité de ses actions.

lxIbid. 57

lxiIbid. 123

lxiiIbid. 130

« Shem » et « Shemen », ou : Quatre discours sur l’Un


« Shem et shemen » ©Philippe Quéau 2023 ©Art Κέω 2023

Sur la question de l’Un, on trouve de par le monde, à travers les époques, de bien multiples opinions. L’Un, apparemment, ne se laisse pas dire tout uniment, ni saisir de façon univoque. Contradiction ? Ou bien incitation à la recherche ? Il y a quelque chose de stimulant à observer la tension entre l’idée de l’Un, en tant que telle, et les innombrables manières dont elle se laisse décliner. Notons aussi que, d’emblée, l’idée de l’existence de l’Un revient à poser une deuxième idée, celle de l’Être. En effet si l’Un est, cela revient à dire que l’Un participe de l’Être. L’Un n’est donc pas seulement et purement « un », puisqu’il se définit aussi comme un « être un ». Cela implique que de son unité essentielle dérive une certaine dualité, celle de l’un et de l’être. La compacité de l’Un se fissure dès lors, pour se faire créatrice, pour engendrer de l’Autre. L’Un, dès l’origine, se voit ajouter l’Être, pour « être » en effet, mais au prix de n’être plus seulement « un » alors, puisque l’Un doit être aussi, pour être Un. Avec cette première fissure, la pensée peut maintenant continuer de s’ouvrir et de penser. Par exemple, s’il y a de l’Être avec l’Un, et si l’Être est, lui aussi, alors peut-on aller jusqu’à penser que le non-Être n’est pas ? On sait qu’il existe certaines écoles de pensée (grecques, mais aussi bouddhistes) qui n’hésitent pas à proclamer l’existence du non-Être, et l’illusion de l’Être. Quant aux tenants de la théologie négative, comme le Pseudo-Denys l’aréopagite, ils expriment un doute radical quant à la possibilité même d’utiliser des concepts comme l’un ou l’être pour définir cette ‘Cause transcendante’ qui échappe absolument à tout raisonnement, à tout discours. « On ne peut la saisir intelligiblement ; elle n’est ni science, ni vérité, ni royauté, ni sagesse, ni un, ni unité, ni déité, ni bien, ni esprit au sens où nous pouvons l’entendre ; ni filiation, ni paternité, ni rien de ce qui est accessible à notre connaissance, ni à la connaissance d’aucun être, mais rien non plus de ce qui appartient à l’être ; que personne ne la connaît telle qu’elle est, mais qu’elle-même ne connaît personne en tant qu’êtrei. »

Mais on peut aussi décider de mettre entre parenthèses ces objections, et admettre (au moins provisoirement) que l’Être est, ce qui permet de concevoir (au moins en principe) que l’Un peut donc être, lui aussi. On tire de l’idée de l’Un une deuxième idée, celle de l’Être. Au cœur même de l’Un, il y a, au moins conceptuellement, du Deux : l’Un et l’Être. Certes, les Vieux Croyants diront que cet Un et cet Être sont bien le même. Sans doute. Mais enfin, il reste que ce sont bien là deux concepts distincts, n’est-ce pas ? Et de là s’ouvrent d’autres questions, que l’on vient d’effleurer. Si l’Être est, est-ce que le non-Être est, ou bien n’est-il pas ? Idem pour l’Un et le non-Un… Et si le non-Un est, qu’est-ce sinon le multiple ? La pensée qui se met à penser, ne peut longtemps se suffire de l’Un, ou de l’Être. Elle demande à se multiplier elle-même, à se développer, à bourgeonner, à vivre sa vie, à se dépasser… Même si l’on reconnaît que l’Un est, a été et sera toujours Un, peut-on penser que l’Un laissera un peu de place à l’Autre ? Être ou Autre, that is the question. Une question, mais pas la seule. Une autre question surgit en effet immédiatement. Pourquoi l’Un n’est-il pas resté seulement Un ? Pourquoi un Commencement est-il advenu, interrompant l’éternelle unicité de l’Un ? Pourquoi, en ce Commencement, a-t-il été créé de l’Autre que l’Un, et donc du non-Un ? Pourquoi, en dehors de l’Un, cette émergence, cette existence effective du Multiple, du Divers, du non-Un, dont le Cosmos tout entier, mais aussi la multiplicité du Vivant sont partie prenante. Comme on voit, les possibilités d’autres discours sur l’Un prolifèrent sans mesure, dès que s’ouvrent les perspectives du non-Un.

Mais pour sa part, et peut-être par besoin de simplification, le philosophe Alain Badiou a déterminé l’existence de seulement quatre discours possibles sur la question de l’Un. Pourquoi quatre ? Comme on vient de voir, on pourrait d’emblée en énumérer bien davantage, tant l’Un a créé du multiple, du divers, du varié, du nombreux, et même de l’innombrable, pendant tous les éons et les kalpas du passé, sans parler de ceux de l’avenir. Il est vrai que Badiou a décidé de se concentrer sur un assez petit espace géographique, en gros la Grèce et le Levant, et pendant une période de temps spécifique – le 1er siècle de notre ère. Il recense donc dans cette étroite fenêtre spatio-temporelle quatre discours sur l’Un : le discours du Juif, le discours du Grec, le discours chrétien, et enfin un quatrième discours, « qu’on pourrait appeler mystiqueii », comme il dit.

Qu’est-ce que le discours du Juif ? C’est, dit Badiou, celui du prophète, celui qui met en scène les « signes ». C’est « un discours de l’exception, car le signe prophétique, le miracle, l’élection, désignent la transcendance comme au-delà de la totalité naturelleiii ».

Qui incarne le discours du Grec ? C’est le « sage », le « philosophe », celui qui lie l’être au logos, et le logos au cosmos, « l’ordre fixe du monde ». Le logos est un « discours cosmique » qui dispose le sujet dans « la raison d’une totalité naturelleiv », pose Badiou.

Il ne faut pas se le cacher, ces deux positions, celle du Juif et celle du Grec, s’opposent nettement, du moins en apparence. « Le discours grec argue de l’ordre cosmique pour s’y ajuster, tandis que le discours juif argue de l’exception à cet ordre pour faire signe de la transcendance divinev . » Mais en réalité, ce sont « les deux faces d’une même figure de maîtrise ». Et c’est en cela que réside « l’idée profonde » de Paul, ajoute Badiou. « Aux yeux du juif Paul, la faiblesse du discours juif est que sa logique du signe exceptionnel ne vaut que pour la totalité cosmique grecque. Le Juif est en exception du Grec. Il en résulte premièrement qu’aucun des deux discours ne peut être universel, puisque chacun suppose la persistance de l’autre. Et deuxièmement, que les deux discours ont en commun de supposer que nous est donnée dans l’univers la clé du salut, soit par la maîtrise directe de la totalité (sagesse grecque), soit par la maîtrise de la tradition littérale et du déchiffrement des signes (ritualisme et prophétisme juifs)vi. »

Si l’on suit Badiou, on en conclut que ni le discours grec, ni le discours juif ne sont « universels ». L’un n’est dévolu qu’aux « sages », et l’autre n’est réservé qu’aux « élus ». Par contraste, argumente Badiou, le projet de Paul est de « montrer qu’une logique universelle du salut ne peut s’accommoder d’aucune loi, ni celle qui lie la pensée au cosmos, ni celle qui règle les effets d’une exceptionnelle élection. Il est impossible que le point de départ soit le Tout, mais tout aussi impossible qu’il soit une exception au Tout. Ni la totalité ni le signe ne peuvent convenir. Il faut partir de l’événement comme tel, lequel est a-cosmique et illégal, ne s’intégrant à aucune totalité et n’étant signe de rienvii. »

Paul considère seulement cet unique événement, improbable, inouï, incroyable, jamais vu, mais qui a bien eu lieu, dans l’Histoire. C’est un événement qui a pris une place unique dans l’histoire du monde, un événement qui n’a aucun rapport avec la Loi, et qui n’a non plus aucun rapport avec la sagesse. Il a introduit dans le monde quelque chose d’absolument et radicalement nouveau. Paul voit qu’il a renversé toutes les traditions, pluriséculaires, et même millénaires. Et Paul sait qu’il lui faut maintenant parler au nom de Celui qui est capable de tout détruire, de tout anéantir. « Aussi est-il écrit : ‘Je détruirai la sagesse des sages, et j’anéantirai l’intelligence des intelligents.’ Où est le sage ? Où est le scribe ? Où est le disputeur du siècle ? […] Mais Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages ; Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes ; Dieu a choisi les choses viles du monde et les plus méprisées, celles qui ne sont point, pour réduire à néant celles qui sontviii. » On ne peut nier que ces paroles incisives soient proprement révolutionnaires. L’ordre établi, l’ordre de la Loi comme l’ordre cosmique, n’aime pas être remis en cause. Paul sait que ces paroles sont « scandaleuses » pour les Juifs, et « folles » pour les Grecs. Qu’importe ! Elles sont surtout radicalement « nouvelles ».

Après les trois discours, celui du Juif, celui du Grec et celui du chrétien, il y a encore un autre discours, celui du « mystique ». Mais de celui-ci, on peut à peine parler, tant il est allusif, voilé. Paul l’évoque d’une manière brève, lapidaire, pour en souligner le caractère indicible : « Je connais un homme […] qui entendit des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à un homme d’exprimerix. » Lui-même, qui en sait plus long qu’il n’en dit, ne peut révéler tout ce qui serait à entendre, mais que l’on ne peut entendre. Il serait inaudible. L’ineffable se conjoint intimement ici à l’inaudiblex.

À la question de l’Un, on vient de voir que deux discours sur quatre nient son lien avec l’« universel » et choisissent de ne s’adresser qu’aux « élus » ou aux « sages ». Le troisième discours revendique sans doute l’« universel », mais pour aussitôt être rejeté par ceux qui le considèrent comme un « scandale » ou une « folie », ce qui en diminue en quelque sorte l’universalité. Quant au quatrième discours on a vu qu’on ne peut rien en dire, au sens propre, puisqu’il relève précisément de l’ineffable. En somme, on voit à tout le moins qu’aucun des quatre discours sur la question de l’Un ne l’ont résolue unanimement.

Il y a sans doute bien d’autres pensées pensables, et d’autre réponses encore à la question de l’Un, que celles que Badiou a choisi de sélectionner. On pourrait même imaginer, dans l’idéal, qu’il existe un point de vue spécial qui conjoigne les quatre propositions précitées, selon une sagesse qui ne serait ni juive, ni grecque, ni chrétienne, ni mystique, mais beaucoup plus profonde encore. Cette sagesse-là, si elle existait, pourrait représenter une image plus juste du point de vue de l’Un même.

Jadis, les prêtres égyptiens employaient pour leurs cérémonies sacrées un parfum appelé Kyphi. Il était composé de seize substances : miel, vin, raisins secs, souchet, résine, myrrhe, bois de rose, séséli, lentisque, bitume, jonc odorant, patience, petit et grand genévrier, cardamone, calamexi. Le Kyphi, à l’arôme unique et complexe, se compose de multiples essences, et l’on pourrait oser dire que son parfum est une métaphore de l’Un.

Baudelaire n’a-t-il chanté l’ivresse issue de la puissance de

« Ce grain d’encens qui remplit une église,
Ou d’un sachet le musc invétéré » ?

Résonnent aussi, plus anciennes, les paroles qui ont chanté jadis,

« Le nard et le safran,

le roseau odorant et le cinnamome,

avec tous les arbres à encens ;

la myrrhe et l’aloès,

avec les plus fins arômesxii. »

Exquises et multiples, ces senteurs, ces flagrances, ces essences s’unissent en une seule huile (שֶׁמֶן shemen). Celle-ci s’épanchant figure le Nom unique (שֵׁם‎ shem)xiii.

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iPseudo-Denys l’Aréopagite. La Théologie mystique. Ch. V, 1048 A. Trad. Maurice de Gandillac. Aubier, 1943, p. 183.

iiAlain Badiou. Saint Paul. La fondation de l’universalisme. PUF, 2015

iiiIbid.

ivIbid.

vIbid.

viIbid.

viiIbid.

viii1 Cor. 1, 17sq.

ix2 Cor. 12, 1-6

xL’idée de l’ineffable inaudible n’était pas en soi entièrement nouvelle. Plutarque a rapporté par exemple qu’il y avait en Crète une statue de Zeus qui le représentait sans oreilles, et il en livrait cette explication : « Il ne sied point en effet au souverain Seigneur de toutes choses d’apprendre quoi que ce soit d’aucun homme ». Mais Paul était un rabbin versé dans les Écritures. Il savait qu’Abraham, Moïse ou Job avait eu la possibilité de se faire entendre de Celui qui avait manifestement des oreilles pour entendre leurs prières ou leurs plaintes…

xi D’autres recettes de ce parfum ont été données par Galien, Dioscoride, et d’autres encore dans des textes trouvés dans les temples d’Edfou ou celui de Philae.

xiiCt 4,14

xiiiCt 1,3

Ātman, Brahman, YHVH, Zeus, Al-Lah…


« L’Un et le Multiple »  ©Philippe Quéau 2023 ©Art Kéo 2023

Pour le comparatiste, il apparaît que les monothéismes, malgré qu’ils en aient, ont aussi des tendances panthéistes. Ils mettent volontiers en scène des représentations plurielles du divin. On trouve par exemple, dans les textes sacrés du judaïsme, des « anges », dont on ne distingue pas clairement, comme lors de leur apparition dans les plaines de Mamré, s’ils sont de simples messagers de Dieu, distincts de Lui, ou s’ils représentent divers aspects de Son essence même. On multiplie dans ces mêmes textes les « noms de Dieu », dont on trouve plus d’une dizaine de variations dans la Torah. Comment expliquer un Dieu essentiellement « un », dont la pure unicité s’accommode si aisément d’une multiplicité de ses « noms » ? De même, dans le christianisme, des théologiens arborant des tendances néo-platoniciennes aiment à considérer les nombreuses « émanations » de l’essence du Dieu « un ». Quant au concept de Trinité, qui donne lieu à de nombreuses incompréhensions de la part des autres monothéismes, se mêle-t-il à l’idée de l’Un, pour mieux en glorifier l’essence même, et la transcender – ou pour en compliquer et obscurcir la notion?

Réciproquement, les religions censées être polythéistes, à commencer par la védique ou l’hindouiste, mais aussi la religion de l’Égypte ancienne ou encore les religions grecques et romaines, possèdent généralement une réelle intuition de l’Un. Elles portent haut le sentiment d’une Divinité suprême, et en cela « unique », dont l’essence est suréminente, et bien au-delà des autres « dieux ». Ceux-ci ont d’ailleurs été considérés, par exemple dans les Mystères, comme autant d’avatars de la Divinité, des symboles de ses attributs, des images de son intelligence ou de sa sagesse, de sa puissance ou de sa justice.

L’Hymne de Cléanthe à Zeus, écrit au 3ème siècle avant J.-C., me semble parfaitement illustrer les relations possibles entre un panthéisme de façade et un monothéisme immanent, sous-jacent. Aucun adorateur du Dieu des monothéismes ne pourra nier, me semble-t-il, que le Dieu de Cléanthe ne possède une essentielle ressemblance avec le « Zeus », le « Jupiter », le « Roi suprême de l’univers », appelé « Père » par ceux qui le louent :

« Salut à toi, ô le plus glorieux des immortels, être qu’on adore sous mille noms, Jupiter éternellement puissant ; à toi, maître de la nature ; à toi, qui gouvernes avec loi toutes choses ! C’est le devoir de tout mortel de t’adresser sa prière ; car c’est de toi que nous sommes nés, et c’est toi qui nous as doués du don de la parole, seuls entre tous les êtres qui vivent et rampent sur la terre. À toi donc mes louanges, à toi l’éternel hommage de mes chants ! Ce monde immense qui roule autour de la terre conforme à ton gré ses mouvements, et obéit sans murmure à tes ordres… Roi suprême de l’univers, ton empire s’étend sur toutes choses. Rien sur la terre, Dieu bienfaisant, rien ne s’accomplit sans toi, rien dans le ciel éthéré et divin, rien dans la mer ; hormis les crimes que commettent les méchants par leur folie… Jupiter, auteur de tous les biens, Dieu que cachent les sombres nuages, maître du tonnerre, retire les hommes de leur funeste ignorance ; dissipe les ténèbres de leur âme, ô notre père, et donne-leur de comprendre la pensée qui te sert à gouverner le monde avec justice. Alors nous te rendrons en hommages le prix de tes bienfaits, célébrant sans cesse tes œuvres ; car il n’est pas de plus noble prérogative, et pour les mortels et pour les dieux, que de chanter éternellement, par de dignes accents, la loi commune de tous les êtresi. »

La démarche comparatiste invite à considérer les analogies et les ressemblances. Plutôt que de se cantonner à ressasser les chiasmes et les différences, elle encourage à chercher des synthèses supérieures, à explorer des voies de compréhension plus larges, plus universelles. À tout le moins, une opposition irréconciliable entre le monothéisme, d’une part, et les polythéismes ou les panthéismes, d’autre part, ne lui paraît pas si pertinente, ni adéquate à la progression dans la compréhension d’un mystère, qui dépasse l’intelligence humaine.

La démarche comparatiste permet de rapprocher les cultures, de comprendre leurs liens cachés, profonds, et de révéler par là même l’existence de constantes anthropologiques. Le fait religieux est l’un des phénomènes les plus anciens qui soit apparu avec Homo Sapiens, sur cette Terre. Et ce fait a pris de multiples formes. Il serait vain de vouloir ramener cette miroitante diversité à des idées (trop) simples, et arbitrairement exclusives. Il vaut la peine de rechercher patiemment les points communs entre des religions qui ont traversé les millénaires. D’autres niveaux de compréhension apparaissent alors.

Il y a des religions qui continuent de vivre aujourd’hui, et qui témoignent encore (un peu) de ce qu’elles furent jadis, sans toutefois indiquer toujours clairement ce qu’elles pourraient être appelées à devenir, dans les prochains chapitres de l’histoire (que nous espérons longue) de l’espèce humaine. Il y a aussi des religions fort anciennes, maintenant disparues, mais qui continuent de vivre virtuellement, du moins si on fait l’effort de recréer par la pensée, par l’imagination, la nature essentielle de leurs intuitions, la beauté sombre de leurs cultes, et si on voit en elles, pour les magnifier, des symboles de passions et de pulsions humaines, peut-être oubliées, mais immanentes, et sans doute toujours à l’œuvre dans la psyché humaine. Sous d’autres formes, sous d’autres noms, elles ne cesseront de vivre, dans une éternité qui dépasse l’humain, et le divin lui-même.

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iHymne de Cléanthe. Traduction d’ Alfred Fouillée

Oreilles incirconcises


« La circoncision » Bartolomeo Veneto (Musée du Louvre)

Pour des esprits matérialistes, rationalistes, comme il en est beaucoup, les Textes des Pyramides, le Livre des morts, le Véda, les Upaniad, le Zend Avesta, le Tao Te King, le Bardo Thödol, et pour faire bonne mesure, le Tanakhi et les Évangiles, peuvent être étiquetés comme autant de rêveries vaines, compilées par des rêveurs, des faussaires ou des illuminés, pour envoûter ou égarer le commun. A l’avenir, peut-on conjecturer, l’IA compilera à la volée des milliers de textes analogues, ou même plus déraisonnables encore, et plus trompeurs assurément, pour amuser des foules désabusées, pénétrées de leur propre inanité, et enfin persuadées de leur obsolescence programmée.

Mais on peut aussi adopter un autre point de vue, si l’on est un tant soit peu ‘réaliste’ (au sens que je donne à ce mot, celui de chercheur de la réalité réelle, et non virtuelle). Ces textes anciens, plusieurs fois millénaires, peuvent alors être considérés comme une totalité indivise, une somme issue de l’esprit humain, un héritage parlant de lui-même, mais au fond presque inouï, pulsant de plus d’une énergie irrépressible, vivant d’une vie interne, immortelle, et surtout donnant sens, direction, finalité.

Il est certes aisé de succomber au scepticisme et à l’indifférence, aujourd’hui, avec la décadence du religieux, la disparition des miracles, l’exacerbation des passions viles, le cynisme des puissants, l’horreur des guerres, la vulgarité des idées, l’abattement des peuples et leur asservissement contrôlé. Il est encore possible, cependant, de cheminer méditativement, entre les fleurs de la pensée passée, pour en respirer le fin parfum, et se nourrir de leur suc, de leur sève. Parmi ces fleurs non fanées, je voudrais mentionner celles des diverses Kabbales, nées de par le monde.

A titre d’exemple, la Kabbale juive se veut une tentative d’explication du sens caché du Testament de Moïse, la Torah. Elle peut être considérée comme doublement ésotérique. Il y a d’abord en elle un ésotérisme qui s’oppose à l’exotérisme des signes extérieurs et des pratiques exhibées. Dans ce sens l’ésotérisme est une forme de protection. Certains textes, certains concepts, ne doivent pas être divulgués publiquement. On peut craindre en effet la foule inéduquée et menaçante, qui, s’en emparant, en déformerait profondément le sens, ou projetterait sur ces idées mêmes la boue de leur ignoble mépris, des lazzis moqueurs et des crachats de haine. Il y a aussi en jeu un autre ésotérisme, moins précautionneux, plus aventureux, qui cultive volontairement le secret, en tant que méthode heuristique et démarche créative, à l’abri des censeurs, des idées toutes faites, des complaisances de pensée. Cet ésotérisme considère les textes qu’il étudie comme étant a priori chargés de sens occultes, celés, que seule une forme d’initiation, préparée dans de strictes conditions, peut progressivement révéler à des impétrants triés sur le volet, après de longues épreuves. C’est là un ésotérisme de méthode, un ésotérisme de conviction, un ésotérisme au long cours, pour ceux qui rêvent de terres lointaines.

Mais il y a un autre ésotérisme encore, que l’on pourrait définir comme l’évocation ou l’appel à une intuition supérieure. « L’Initiation ne réside pas dans le texte, quel qu’il soit, mais dans la culture de l’Intelligence du Cœur. Alors rien n’est plus ‘occulte’, ni ‘secret’, parce que l’intention des ‘illuminés’, des ‘Prophètes’ et des ‘Envoyés du Ciel’ n’est jamais de cacher, au contraireii. » Cette sorte-là d’’ésotérisme n’a plus rien de commun avec une volonté de secret. Il s’agit au contraire de chercher à dévoiler, à révéler, à publier ce que de libres esprits peuvent, par un effort continu, sincère, finir par découvrir au sujet de la nature de l’Esprit même.

L’Esprit ne peut se découvrir en effet que par et avec l’Esprit. La matière est, quant à elle, radicalement incapable de « comprendre » l’esprit. En revanche, l’esprit est assurément mieux armé, en principe, pour tenter de « comprendre » la matière, mais aussi lui-même. De même que la matière peut se fondre en elle-même ou se confondre avec elle-même, seul l’esprit peut s’essayer à mesurer l’incompréhensible hauteur de l’Esprit, non pas directement, mais au moins par analogie avec son propre fonctionnement. L’esprit de tel homme singulier peut toujours servir de métaphore de l’Esprit (universel). En revanche, tel objet matériel n’est pas, en soi, une métaphore de la Matière, mais n’en est qu’un extrait bref, cru, limité. La Matière reste invisible à elle-même, noyée dans sa propre immanence.

La Kabbale juive, qui s’est développée en Europe, au Moyen Âge, a vraisemblablement, par-delà les siècles, des liens de filiation avec la très ancienne « kabbale » égyptienne, qui s’est développée il y plusieurs millénaires, bien avant qu’un certain Abraham quitte Ur en Chaldée. Cette kabbale-là entretenait sans doute aussi quelque relation, plus lointaine, avec ce que l’on pourrait appeler la « kabbale » upanishadique et brahmanique. On l’aura compris, le mot « kabbale » est ici employé génériquement, pour traduire une pulsion fondamentale de l’esprit humain, une recherche essentiellement ésotérique, non exotérique. Je m’empresse de concéder que la nature de ces différentes « kabbales » traduit des visions du monde spécifiques, et peut-être sans intersection ou recouvrement. C’est là un sujet de réflexion pour le comparatiste. C’est en tout cas un fait que ces diverses « kabbales » ont été développées sous des climats divers, à des époques différentes. On peut aussi dire d’elles qu’elles sont profondément ésotériques, selon les trois acceptions proposées plus haut. Le plus intéressant de ces sens est le dernier, l’Intelligence au travail, l’Intelligence du cœur ardent, l’intuition des causes, la conscience éveillée, la métamorphose du soi, l’ex-stase interne, l’intelligence des commencements, la recherche sincère d’une vision radiale du noyau originaire et la perception des fins. Il faudrait ajouter ici bien d’autres métaphores pour exprimer ce qui devrait être exprimé.

L’Égypte pharaonique n’est plus, c’est entendu. Mais le Livre des Morts parle encore aux vivants d’aujourd’hui. Pourquoi ? La fin de l’Égypte ancienne n’était que la fin d’un cycle, et non la fin d’un monde. Osiris et Isis sont sortis de leurs tombes pour entrer dans les vitrines muséales. Mais Osiris, Isis, ou leur fils Horus, produisent encore d’étranges effluves, de subtiles émanations, qui pour le poète ou pour le voyageur en esprit, renvoient par analogie au Christ, à Marie ou au Saint-Esprit, et même à des concepts plus abstraits, formalisés sous forme de séphiroth, comme Keter, Binah et Hokhmah.

Il y a toujours eu, de tout temps, un moment favorable, dans le monde des mythes, pour la naissance d’un Enfant-Dieu, un Enfant de l’Esprit. Car l’Esprit ne cesse de s’enfanter lui-même – par essence. La chute du Verbe dans la matière est une métaphore limpide, transparente. D’où viendrait sinon la pensée qui assaille et féconde l’esprit ? D’un l’imbroglio neuronal ? D’un chaos synaptique ? Ces réponses matérialistes, venues des neurosciences modernes, étonnent par leur naïveté, leur cécité, leur lourdeur.

L’on pressent, en notre époque même, que le roulement profond des mondes est loin d’être terminé. Quelque Égypte future naîtra peut-être, dans un avenir oublieux de son passé. Une nouvelle Jérusalem viendra aussi, dans une nouvelle Sion, dont on dira à nouveau que « tout homme y est né » (Ps. 87,5), et cette Sion-là rendra les hommes, tous les hommes, réellement frères (et sœurs). Des pays impensés et des villes inimaginables ouvriront leurs portes à tous, sans distinction de race, de religion et d’idéologie, un jour, demain ou après-demain. L’Esprit n’a jamais dit et ne dira jamais son dernier mot, son Logos est sans cesse en devenir. Pour entendre son fin murmure, son silence ténuiii, il faut ouvrir bien grand les oreilles, et d’abord les circoncire. Car « la science du bien est muette sans une ouïe bonneiv« .

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iTanakh : acronyme formé à partir des initiales des mots Torah, Nevi’im, Ketouvim (la Loi, les Prophètes et les Écritures).

iiR.A. Schwaller de Lubicz. Propos sur ésotérisme et symbole. Dervy, 1990

iiiPour reprendre ces paroles d’Élie (1 R. 19,12)

ivHildegarde de Bingen. Le Livre des œuvres divines. Trad. B. Gorceix. Albin Michel, 2021, p. 187

Le Dieu mis à nu


« Apollon »

De Numénius, poète et philosophe originaire d’Apamée en Syrie, et actif au 2e siècle ap. J.-C., sous Marc-Aurèle, il ne nous reste que quelques fragments. On y trouve une nette distinction faite entre le Démiurge, créateur du monde, « dressé sur la matière », et le Dieu d’en-haut, vers lequel le Démiurge tourne son regard, pour nourrir son « désir » et entretenir ainsi son « élan ». « Un pilote qui vogue en pleine mer, juché au-dessus du gouvernail, dirige à la barre le navire, mais ses yeux comme son esprit sont tendus droit vers les hauteurs, et sa route vient d’en haut à travers le ciel, alors qu’il navigue sur mer. De même le Démiurge, qui a noué des liens d’harmonie autour de la matière, de peur qu’elle ne rompe ses amarres, et ne s’en aille à la dérive, reste lui-même dressé sur elle, comme sur un navire en mer; il en règle l’harmonie en la gouvernant par les Idées, regarde au lieu du ciel, le Dieu d’en haut qui attire ses yeux; et s’il reçoit de la contemplation son jugement, il tient son élan du désiri. »

Le Dieu d’en-haut s’appelle aussi le Dieu Premier, ou encore Celui qui est. Le Démiurge reçoit pour sa part le nom de Législateur. Une métaphore empruntée à l’agriculture apporte une autre nuance. Le Dieu d’en-haut se distingue du Démiurge, comme le semeur du cultivateur. « Celui qui est sème la semence de toute âme dans l’ensemble des êtres qui participent de lui ; le Législateur, lui, plante, distribue, transplante en chacun de nous les semences qui ont été semées d’abord par le Premier Dieuii. »

Le Dieu Premier n’est donc pas seul. Il y a une sorte de dédoublement de l’entité divine. Pour faciliter l’analyse de la divinité, Numénius propose même un double dédoublement. « Quatre noms correspondent à quatre entités: a) le Premier Dieu, le Bien en soi ; b) son imitateur, le Démiurge, qui est bon ; c) l’essence, qui se dédouble en essence du Premier et essence du Second ; d) la copie de celle-ci, le bel Univers, embelli par sa participation au Beauiii. »

Divers couples conceptuels sont cités dans ce court fragment. Ils sont complémentaires et non antagonistes : le Bien et le Bon, l’être et l’essence, le Premier et le Second, l’original et la copie, le Beau et l’Univers.

La Divinité « première », et donc « une » dans cette primauté, ne reste pas seule, puisque, au-dessous d’elle, un Démiurge se charge de faire exister l’Univers et tous les êtres. La question principale, du point de vue philosophique, est celle-ci : comment penser le lien entre ce qui « est en soi », et donc ce qui est au-delà de toute pensée, et ce qui « existe », ce qui se présente dans le monde. Peut-on concevoir que ce qui existe participe aux essences que sont « en soi » le Bien, le Bon, le Beau ? Autre question : Quelles sont les relations entre le Premier Dieu et le Second Dieu, ou le Démiurge?

Numénius explique que le Premier Dieu correspond à « ce qui est le vivant ». Il dit aussi que le Premier Dieu « pense », ou plutôt qu’il « intellige », c’est-à-dire que son esprit pense ce qui est, ce qui vit, ainsi que lui-même. Dans cette « intellection », ou cette pensée, il « utilise » l’existence du Second Dieu, qui est d’ailleurs assimilé par Numénius à l’« Esprit ». Le Second Dieu, pour sa part, « crée » en « utilisant » à son tour un troisième Dieu, que Numénius appelle « l’Intelligence discursive » (τόν διανούμενον)iv. Grammaticalement, ce nom est un participe présent du verbe dianoein qui semble évoquer la Pensée (Noos), se mouvant à travers (δια)… À travers quoi ? L’Esprit lui-même ? Le Cosmos ? Dans les deux cas, cette notion paraît se rapprocher de celle de Verbe (Logos). Il est aussi fort tentant de voir dans cette distinction tripartite une analogie avec la manière dont les théologiens chrétiens concevront plus tard le concept de Trinité.

Numénius n’était pas chrétien, mais ses conceptions théologiques dénotaient a priori des compatibilités avec une théologie de la Trinité qui restait encore à formuler. Poète, il avait lu Homère, et en tirait de curieuses analogies, quant aux voies de migration des âmes humaines. « Les deux portes d’Homère sont devenues chez les théologiens le Cancer et le Capricorne ; pour Platon c’étaient deux bouches : le Cancer est celle par où descendent les âmes ; le Capricorne, celle par où elles remontentv. » Mais le sujet portait à controverses. Bien d’autres interprétations fleurissaientvi

Numénius s’est aussi livré à une interprétation eschatologique du mythe d’Ulysse, en y voyant une figure de l’homme, destiné à s’éloigner un jour, et à jamais, de la mer et de ses rivages, métaphores du monde d’ici-bas. « L’Ulysse de l’Odyssée représentait pour Homère l’homme qui passe par les générations successives et ainsi reprend place parmi ceux qui vivent loin de tout remous, sans expérience de la mer : ‘Jusqu’à ce que tu sois arrivé chez des gens qui ne connaissent pas la mer et ne mangent pas d’aliment mêlé de sel marinvii’.viii »

Comme Platon avant lui, dans le Cratyle, Numénius aimait explorer le sens caché des mots, révélant leur profondeur latente. Macrobe, dans ses Saturnales, évoque l’opinion de Numénius quant à l’étymologie du nom de l’Apollon Delphien: « On appelle Apollon Delphien parce qu’il montre en pleine lumière ce qui est obscur (‘il fait voir l’invisible’) », ou, selon l’opinion de Numénius, comme étant seul et unique. En effet, la vieille langue grecque dit delphos pour « un ». Par suite, dit-il encore, frère se dit a-delphos, du fait que désormais il est ‘non un’ix.» Pour comprendre l’allusion, il faut se rappeler qu’il y a là un usage de l’a- privatif en grec. Édouard des Places a promu ce passage des Saturnales de Macrobe au statut de « fragmentx » de Numénius, et il le commente fort techniquement: « Cette étymologie suppose un ἀ- privatif. La seule valable unit un ἀ- copulatif avec psilose par dissimulation d’aspirés et un terme qui désigne le sein de la mère (δελφύς, matrice) ; le mot signifie donc ‘issu du même sein’. Cf. Chantraine. Mais l’étymologie de Numénius est celle de l’époquexi. » C’est précisément cet esprit de l’époque qui nous importe ici. Si l’Apollon Delphien signifiait précisément l’Apollon Un, comme l’atteste Numénius, cela invalide la réputation généralement attachée à la religion grecque, soi-disant incapable de concevoir un Dieu essentiellement Un, parce que fondamentalement ‘polythéiste’. Sous le miroitement des apparences polythéistes, luit en réalité une seule lumière, celle de l’Apollon Un.

Numénius, peut-être de par son origine syrienne, jetait un pont intellectuel et philosophique entre l’Orient iranien et l’Occident grec. « Les Perses, dans leurs cérémonies d’initiation, représentent les mystères de la descente des âmes et leur sortie d’ici-bas, après avoir donné à leur lieu d’exil le nom de caverne. La caverne offrait à Zoroastre une image du monde, dont Mithra est le démiurgexii. » Dans la tradition védique, plus ancienne, on retrouve cette métaphore de la caverne, ou de la cavité secrète (guha), employée pour désigner la place du brahman : « Le brahman est réalité, connaissance, infini. Celui qui le sait placé dans la cavité secrète, dans le plus haut ciel, atteint tous les désirsxiii. »

Mais il ne faut pas trop en dire sur ces sujets. Des risques existent, en effet. « Numénius, lui qui parmi les philosophes témoignait trop de curiosité pour les mystères (occultorum curiori), apprit par des songes, quand il eut divulgué en les interprétant les cérémonies d’Eleusis, le ressentiment de la divinité : il crut voir les déesses d’Eleusis elles-mêmes, vêtues en courtisanes, exposées devant un lupanar public. Comme il s’en étonnait et demandait les raisons d’une honte si peu convenable à des divinités, elles lui répondirent en colère, que c’était lui qui les avait arrachées de force au sanctuaire de leur pudeur et les avait prostituées à tout venantxiv. »

Il va falloir oser braver la colère des dieux, à nouveau. Dans le monde d’aujourd’hui, indifférent, cruel et fanatique, il me semble urgent de dénuder la Divinité. Il faut lui enlever ses voiles, et montrer dans toute la mesure possible sa nudité ontologique, essentielle. Le songe de Numénius, se référant à ces divinités nues, exposées publiquement comme des courtisanes, ne visait pas à provoquer vainement ceux qui voudraient les garder obscures. Numénius pensait, et comment ne pas être d’accord?, que cette nudité divine, toute d’apparence, ne cesse jamais, en réalité, de s’approfondir, au fur et à mesure que l’on croit la mettre davantage en pleine lumière.

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iNuménius. Fragments, 18. Trad. Édouard des Places.Les Belles Lettres, 1973

iiIbid., Fragment 18

iiiIbid., Fragment 16

ivIbid., Fragment 22

vIbid., Fragment 31

vi« Cornificius rapporte cette autre opinion dans ses Étymologies. Les deux signes appelés portes du soleil ont reçu le nom de Cancer (écrevisse) et de Capricorne (chèvre) : l’un, parce que le cancer est un animal qui marche obliquement et à reculons, et que le soleil commence dans ce signe sa course rétrograde et oblique; l’autre, parce que l’habitude des chèvres paraît être de gagner toujours les hauteurs en paissant, et que le soleil, dans le Capricorne, commence à remonter de haut en bas. » Macrobe, Saturnales, I, 17

viiOdyssée, 11,122

viiiNuménius. Fragments, 33. Trad. Édouard des Places.Les Belles Lettres, 1973

ixMacrobe, Saturnales, I, 17.65. « On appelle Apollon Delphien, parce que le soleil fait apparaître, par la clarté de sa lumière, les choses obscures: ce nom dérive de δηλοῦν ἀφανῆ (manifestant ce qui est obscur); ou bien ce nom signifie, ainsi que le veut Numénius, que le soleil est seul et unique. Car, dit cet auteur, en vieux grec, un se dit δέλφος : ‘c’est pourquoi frère se dit ἀδέλφος, c’est-à-dire qui n’est pas un’. » Macrobe s’étend par ailleurs en détail dans ses Saturnales sur les multiples interprétations du nom Apollon… « Différentes manières d’interpréter le nom d’Apollon le font rapporter au soleil. Je vais les dévoiler successivement. Platon dit que le soleil est surnommé Apollon, ἀπὸ τοῦ ἀποπάλλειν τάς ἀκτῖνας (lancer continuellement des rayons). Chrysippe dit qu’Apollon est ainsi nommé, ὡς οὐχὶ τῶν πολλῶν καὶ φαύλων οὐσιῶν τοῦ πυρὸς ὄντα, parce que le feu du soleil n’est pas de la substance commune des autres feux. En effet, la première lettre de ce nom (A) ayant en grec une signification, privative (ἢ ὅτι μόνος ἐστὶ καὶ οὐχὶ πολλοί), indique qu’il s’agit d’une qualité unique, et que d’autres ne partagent point avec le soleil. Ainsi il a été appelé, en latin, sol (seul), à cause du grand éclat qui lui est exclusivement propre.Speusippe dit que le nom d’Apollon signifie que c’est par la diversité et la quantité de ses feux qu’est produite sa force (ὡς ἀπὸ πολλῶν οὐσιῶν πυρὸς αὐτοῦ συνεστῶτος). Cléanthe dit que ce nom signifie que le point du lever du soleil est variable (ὡς ἀπ᾽ ἄλλων καὶ ἄλλων τόπων τὰς ἀνατολὰς ποιουμένου,). Cornificius pense que le nom d’Apollon vient d’anapolein; c’est-à-dire que le soleil, lancé par son mouvement naturel dans les limites du cercle du monde, que les Grecs appellent pôles, est toujours ramené au point d’où il est parti. D’autres croient que le nom d’Apollon vient ἀπὸ τοῦ ἀναπολεῖν, faisant périr les êtres vivants. Il fait périr en effet les êtres animés, lorsque, par une chaleur excessive, il produit la peste. »

xFragment 54. In op. cit.

xiCommentaire du Fragment 54, Ibid.

xiiFragment 60. In op. cit.

xiiiTaitttirīyā Upaniad, 2,1

xivFragment 55. In op. cit. Tiré de Macrobe, Comm. In Somn. Scipionis I,2,19

Un Dieu à Gaza


« L’Apollon de Gaza ».

En 2013, une statue de bronze a été découverte au large de la côte de Gaza par un pêcheur palestinien. Surnommée l’Apollon de Gaza, cette statue de 450 kg, aujourd’hui disparue de la circulation, semble être encore détenue par le Hamas, qui, un temps, avait proposé de la vendre au Louvre pour la somme de 50 millions de dollars, selon le journal Le Monde. Il semble que ce soit la seule statue grecque de cette facture et de cette taille qui ait été jamais découverte au Moyen Orienti. Certains ont soupçonné que c’était un faux. Les polémiques n’ont pas été tranchées. Il reste un fait historiquement établi : toute la région concernée, qu’on l’appelle Palestine ou Israël, reçut indéniablement, il y a plus de deux mille ans, une forte influence grecque, en matière de culture, et même de religion…

Proche de Gaza, la ville d’Alexandrie, et cela plusieurs siècles avant notre ère, fut un extraordinaire foyer de rencontres et d’échanges intellectuels. Adossée à la profondeur historique de l’Égypte ancienne, cette ville bigarrée, marchande et portuaire, fut le théâtre d’influences profondes et réciproques entre philosophie grecque et pensée juive. Le judaïsme, tout en assumant sa singulière spécificité, n’était cependant pas resté indifférent aux influences « pythagoriciennes » et à la « sagesse grecque ». Des Juifs hellénisants, sensibles à ces idées venues d’ailleurs, comme Philon d’Alexandrie et Flavius Josèphe, les introduisirent dans leur conception du judaïsme, ouvrant des voies nouvelles d’interprétation. Des sectes juives comme le pharisaïsme et l’essénisme, fleurissant alors, peuvent être mieux comprises aujourd’hui, si on en mesure leurs relations effectives avec les développements du judaïsme alexandrin et pythagoricien. C’était une époque de grands bouleversements politiques, dominés par la puissance impériale de Rome. Mais personne ne soupçonnait alors qu’elle allait déboucher, en l’an 70, sur la destruction du second Temple de Jérusalem par les armées de Titus. Dans cette atmosphère effervescente, les Pharisiens, nom qui vient de l’hébreu פְּרוּשִׁים, pérushim, et signifie les « séparés », faisaient en effet et, en quelque sorte, bande à part : ils voulaient se distinguer des Juifs traditionnels et conservateurs. Ils n’hésitaient pas à vouloir innover quant à l’interprétation de la Loi. Flavius Josèphe écrit que les Pharisiens « imposèrent au peuple des règles qui ne sont pas inscrites dans la Loi de Moïse ». Par exemple, ils croyaient à la résurrection des morts, dont, en effet, Moïse ne dit pas un mot. La mort alors, et conséquemment les espoirs d’une possible « résurrection » occupaient beaucoup les esprits. On peut le comprendre, vu la violence omniprésente, et la fragilité des existences. Un autre parti, celui des Sadducéens, farouches fidèles à la lettre de la Loi, prenait fait et cause contre les Pharisiens. Ils niaient quant à eux toute idée de « résurrection », puisqu’elle n’est pas explicitement mentionnée dans la Torah.

Cette idée de résurrection n’avait en effet rien de juif, originairement. Elle avait sa source dans l’hellénisme, et plus particulièrement le pythagorismeii. D’ailleurs, les idées de palingénésie et de métempsycose n’étaient pas d’origine grecque, elles venaient antérieurement d’un Orient plus lointain. L’Iran avestique et zoroastrien, l’Inde védique et hindouiste, mais aussi le vaste monde des chamanismes, avaient sur ces sujets difficiles et controversés bien d’autres vues que ce qu’on appelait alors la « Palestine ». Quant aux prophètes hébreux qui opéraient au temps plus anciens des royaumes de Juda et d’Israël, ils étaient parfaitement cois quant à la résurrection des corps.

La croyance pharisienne en la résurrection était donc, indubitablement, « une innovation décisive, qui faisait du judaïsme pharisien et talmudique une religion tout autre que celle de la Loi et des Prophètes », ainsi que le formule Isidore Lévyiii. Certes, le judaïsme pharisien avait adapté et modifié ce concept grec et même « oriental » de résurrection, ou de palingénésie. Il le concevait, non comme faisant partie d’un cycle récurrent des âmes migrant de vies en vies, mais comme un fait singulier, unique, qui se produit une fois pour toutes, et pour tous, le jour de l’Apocalypse.

Quant aux Esséniens, autre secte du judaïsme dans ces temps difficiles, ce sont, en hébreu, les Hassa’im, les « silencieux ». Flavius Josèphe les décrit ainsi : « Aucun cri, aucun désordre ne souille leur demeure ; ils se cèdent la parole les uns aux autres à tour de rôle : pour les gens dehors, le silence qui règne à l’intérieur donne l’impression qu’ils célèbrent un mystère terrifiantiv. » Il dit aussi qu’« ils se détournent du plaisir comme d’un crimev », et qu’« ils veulent se protéger du dévergondage des femmes, car ils sont convaincus qu’aucune ne peut garder sa foi à un seul hommevi ». Ce sont surtout des fanatiques, constate Josèphe. « Ils jurent de ne rien dévoiler aux étrangers de ce qui concerne les membres de la secte, même si on devait les torturer jusqu’à la mort. » C’était déjà, rappelons-le, le serment de Pythagore : « Plutôt mourir que parler », comme rapporté par Diogène Laërcevii. Cela rappelle aussi le silence total de Jésus devant Pilate.

Flavius Josèphe résume ainsi la croyance de la secte des Esséniens: « Chez eux règne la croyance que le corps est périssable et que la matière qui le compose ne subsiste pas, tandis que l’âme est immortelle et dure éternellement […] Lorsque les âmes sont libérées de ces chaînes charnelles, alors, comme délivrées d’un long esclavage, elles regagnent avec joie les régions supérieuresviii. »

Bien d’autres sectes encore les concurrençaient dans cette époque troublée : les Çadoqites, les Nazaréens, les Dosithéens, puis plus tard, les disciples de Johanan Ben Zakai, ceux de Hillel…

Quant au pharisaïsme, né à Alexandrie au milieu d’un maelstrom d’influences culturelles, religieuses, et de mouvements politiques, économiques, migratoires, il s’est efforcé de concilier la Loi de Moïse et la pensée de Pythagore. Les Temps étaient favorables à des formes de syncrétisme, à des conjonctions d’idées, à des synthèses supérieures. Le judaïsme fut donc influencé par le pythagorisme, et nul doute que le christianisme qui naquit alors, juste avant la destruction du Temple, reçut sa part d’aura grecque et pythagoricienne. Bien avant que Jésus se déclare à la fois « Fils de l’homme » et « Fils de Dieu », Pythagore avait été reconnu par ses contemporains comme étant l’« Homme-Dieu » de Samos, tout en étant le fils de Mnésarque et de Parthénis. Il incarnait sur terre la manifestation d’Apollon. Par lui, brilla à Crotone, le « flambeau sauveur du bonheur et de la sagesse ». Isidore Lévy interprète « le fait énigmatique du triomphe du christianisme » de la façon suivante: « De la religion qui sous les Césars est sortie de Palestine, l’essentiel n’avait été introduit à Jérusalem qu’un siècle plus tôt. L’Évangile dissimule sous un vêtement oriental le système de croyances qui, nous le savons par les écrits de Virgile, de Plutarque et bien d’autres, par la carrière d’Apollonius de Tyane et d’Alexandre d’Abonoutikhos, captivait sur les rives grecques et latines de la Méditerranée les esprits les plus divers. Il a séduit le monde antique parce qu’il lui apportait, empreint du plus pénétrant charme exotique, un produit de la pensée grecque, héritière d’un passé indo-européenix. »

Cette analyse sonne curieusement en un 21e siècle, certes ouvert aux plus étranges extrapolations, et sensible aux plus improbables réinterprétations, jamais dépourvues de putatives provocations, mais aussi plus soumis que jamais aux horreurs de guerres vaines, cruelles et inutiles. Jésus fut, on le sait, un rabbin décrié, honni par les Pharisiens comme par les Sadducéens, condamné sous Hérode pour avoir prétendu être le « roi des Juifs », selon les allégations de ses accusateurs. Isidore Lévy proposa de le voir comme un produit « oriental », « exotique », un héritier de la « pensée grecque » et d’un « passé indo-européen ». Selon Isidore Lévy, donc, « l’essentiel » de cette religion sortie de Palestine, le christianisme, est tout ce que l’on veut, sauf juif.

Dans le monde juif, après la destruction du Temple par les Romains en 70 ap. J.-C., il n’était sans doute plus souhaitable de laisser se développer impunément les germes de nouvelles hérésies, comme celle de ces scandaleux Judéo-chrétiens. Il fallait désormais rassembler les esprits, après la grande catastrophe politique, symbolique et morale. Jésus était pourtant indéniablement juif, tout autant que les pharisiens, les sadducéens ou les esséniens qui occupaient le terrain de la pensée juive de cette époque. Et il était certainement plus juif que grec.

Il n’est pas indifférent, aujourd’hui, de ne vouloir voir en lui qu’un produit « oriental », « exotique », et même «indo-européen», plutôt que comme le surgeon du tronc de Jessé que les Judéo-chrétiens célébraient alors, dans le respect de la lettre des Écritures…

Aujourd’hui, en temps de guerre, il y a peut-être une autre interprétation encore. Cet homme-là était en essence, à la fois juif, grec, exotique et indo-européen – transcendant les frontières, les classes, les sectes, les siècles.

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iCf. Apollon de Gaza — Wikipédia

iiDiogène Laërce écrit que Pythagore, « selon la tradition, a été le premier qui ait découvert la migration de l’âme ». Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres. VIII, 39. Trad. R. Genaille. GF Flammarion, 1965, p.129

iiiIsidore Lévy. La Légende de Pythagore de Grèce en Palestine, 1927

ivFlavius Josèphe. La Guerre des Juifs. II, VIII, 5, §132. Trad. P. Savinel. Edit. de Minuit, 1977, p. 239

vIbid. II, VIII, 2, §120, p. 237

viIbid. II, VIII, 2, §121, p. 238

viiDiogène Laërce. Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres. VIII, 39.

viiiFlavius Josèphe. La Guerre des Juifs. II, VIII, 11, §154-155, p. 241-242

ixIsidore Lévy. La Légende de Pythagore de Grèce en Palestine, 1927

L’absence de la Présence


« La Destruction de la métaphysique » ©Philippe Quéau 2023 ©Art Kéo 2023

La chekhinah est un terme hébreu qui désigne la notion de « Présence divine ». Ce substantif est d’un emploi relativement tardif. On le trouve cité pour la première fois au 13e siècle de notre ère dans les compilations talmudiques attribuées au rabbin Shimon Ashkenazi HaDarshan (Yalkout Shimoni, Francfort, circa 1260i). Ce mot était donc totalement absent de la Bible hébraïque. En revanche, on trouve souvent dans la Torah (les Écritures) le verbe שָׁכַן chakhan, « demeurer, séjourner, habiter, s’établir », qui en est la racine étymologique, et qui possède un sens très concret, très factuel. Par exemple : « Il demeurait dans les plaines de Mamréii ». « J’ai séjourné près des tentes de Kédariii ». « Voici un peuple qui habitera séparémentiv ». Ce verbe est aussi employé dans le Pentateuque à propos de Dieu, et par métaphore : « Celui qui habite dans l’éternitév », « La gloire de Dieu s’établit sur la montagne du Sinaïvi ». Il est aussi employé par Dieu lui-même, de manière optative, au futur : « Et ils me construiront un sanctuaire, pour que je réside (וְשָׁכַנְתִּי) au milieu d’euxvii », ou encore : « Et je résiderai (וְשָׁכַנְתִּי) au milieu des enfants d’Israël et je serai leur Divinitéviii ».

Le mot qui traduit (abstraitement) la ‘notion’ même de chekhinah n’est donc pas biblique, mais talmudique. Celle-ci, de par sa présence tardive, et son caractère ‘construit’ (par opposition à ‘révélé’) a donc été sujette à une large gamme d’interprétations. Judah Halevi la considère comme une sorte d’« intermédiaire » entre Dieu et l’homme. Pour Maïmonide, la chekhinah désigne un esprit divin (qu’il appelle aussi un intellect actifix). Il place la chekhinah à la dixième et dernière place d’une liste de dix « esprits » ou « intellects » divins, qu’il a systématiquement compilée. Cette interprétation a été reprise par la cabale juive du Moyen Âge, qui a donné pour sa part à la chekhinah le nom de malkhut, ce qui signifie soit la « princesse », la « fille du roi », et est alors une manière de symboliser la présence (en Dieu) d’un principe féminin, soit l’idée de « domination », de « couronne »x. La cabale juive place également la chekhinah (en tant que malkhut) à la dernière et dixième place dans la hiérarchie des Sephirothxi. On l’appelle aussi, dans la Cabale, Ruaḥ ha-kodesh (Saint Esprit) ou Kevod ha-chem (la Gloire du Nom). Plus d’un demi-millénaire plus tard, Hermann Cohen théorisera dans sa Religion de la raison tirée des sources du judaïsme que la chekhinah est « le repos absolu qui est le terrain éternel pour le mouvementxii ».

La chekhinah a donc pu être considérée comme l’intermédiaire entre le divin et l’humain, comme une sorte de « principe féminin », certes placé au plus bas niveau dans les hiérarchies célestes, mais ayant alors la particularité toute spéciale de se trouver exactement au point de rencontre entre les puissances divines et les mondes créés. Elle a eu même l’heur d’incarner le principe néo-kantien d’une « immobilité tranquille », qui sert de base à tous les mondes et rend possible leur mouvement.

Si le féminin se trouve à la dernière place des Séphiroth, dans la tradition de la cabale juive, est-ce à dire que le masculin serait quelque part placé un peu plus haut dans les hauteurs ? Je pose la question avec rien moins qu’une pointe d’ironie. Il est sans doute dangereux de prendre trop au pied de la lettre les notions cabalistiques de hiérarchie, telles que formalisées par les Séphiroth. Rappelons qu’un fameux rabbin du 1er siècle de notre ère disait : « Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniersxiii ». Une autre manière de comprendre l’arbre séphirothique serait de considérer l’ensemble des « esprits » (divins) comme formant un « système », avec leurs intrications, leurs fines interconnexions, lesquelles brouillent considérablement la pertinence des classements et des ordres apparents de préséance. Hans Urs Von Balthasar formule ainsi cet enchevêtrement systémique : « Chaque Personne divine aperçoit, dans l’Autre, Dieu, le Dieu plus grand que toute compréhension et éternellement digne d’adoration. Ainsi, ‘l’entretien trinitaire’ revêt la forme de la ‘prière originelle’ ». Les références ne sont plus ici seulement judaïques, certes. Mais peut-on a priori exclure la possibilité de la notion même de « Trinité », dans le cadre de l’irréductible « Unité » de Dieu, alors que la Cabale juive n’hésite pas à poser et à articuler la « Décade » formant les dix Séphiroth?

L’idée d’« entretien trinitaire », somme toute, n’est pas absolument transgressif, si l’on prend en compte la complexité putative des murmures et des chuchotements séphirotiques, les secrets accords des chœurs de seraphim (« séraphins ») et de kheroubim (« chérubins ») de la Bible hébraïque.

Vraiment, ne perdons pas trop de temps dans des batailles de mots. Ces mots, bien entendu, ne sont jamais que des métaphores. Évidemment, il n’est pas donné à tout le monde de percevoir les résonances, les échos lointains, et les significations subtiles, au point d’être parfois évanescentes, de ces symphonies systémiques.

Je résumerai pour ma part l’intérêt de ces métaphores par une autre métaphore : l’invitation au voyage (conceptuel), et le cheminement sans fin (de la recherche intellectuelle). Frédéric Ozanam écrivait en 1834, dans sa Philosophie de la mort : « La destinée de l’homme est tout entière dans le problème d’une vie future. » S’il a raison, c’est donc qu’il faut se déplacer, partir, toujours à nouveau, à la recherche. Dieu avait déjà dit, fameusement, à Abraham : « Lekh lekhaxiv ! » (« Va pour toi! »). On peut généraliser cette exhortation, qui s’applique à tous, puisque Abraham est le symbole de tous les croyants, sans acception de religion spécifique. Il faut toujours partir, pour « aller au-delà » (עָבַר, ‘abar), et « dépasser » ou traverser , les fleuves, les pays, et le monde même.

Migrer. Les hommes sont voués à être essentiellement des migrants, d’éternels migrants, du moins du point de vue de leur Créateur. La philosophie de Heidegger a pu être décrite de « grande pensée de la migration et de la métamorphose », et de « grande pensée de l’imagination ontologique », par C. Malabou. Elle interprète littéralement cette migration ontologique de l’humanité, en reprenant nombre de marqueurs du vocabulaire heideggerien : « Nous ignorons où le Dasein s’en va quand il quitte l’homme. Mais entre être-là (da-sein) et être parti (weg-sein), nous pouvons aimer ce chemin pour lui-même, veiller sur luixv. » C’est peut-être cette ignorance bien réelle du destin du Dasein quand il quitte l’homme qui a permis à Malabou de concevoir l’idée du « fantastique » en philosophie. Mais quel peut être le véritable sens du mot fantastique, dans un contexte moderne ? Peut-on encore prendre appui sur le sens que Platon donnait pour sa part au mot phantasmos dans le Sophiste ? Est-il bien nécessaire de rappeler ici que, dans l’époque dite « moderne », toute métaphysique est a priori considérée moins « fantastique » que réellement « fantasmatique » ? Pour décrire cette déréliction (moderne) de la métaphysique, Malabou emploie encore cette formule : « La balafre non blessante de la destruction de la métaphysique que nous portons en plein visagexvi. »

On ne peut entrer en matière métaphysique sans nécessiter, là encore, l’aide de quelques métaphores. « Destruction » (de la métaphysique), « balafre » (au visage des philosophes). Pour sa part, Martin Buber parlait du Dieu transcendant et immanent en employant lui aussi d’autres métaphores, comme « l’étincelle » (censée en figurer la transcendance) et « la coquille » (censée en incarner l’immanence). En philosophie, laquelle est en dernière analyse un art du langage, tous les tropes sont permis, s’ils apportent des éclairages nouveaux. Mais alors, pourquoi ne pas tenter d’user à nouveau d’images anciennes comme les « éclairs » et les « tonnerres », ou bien les « zéphyrs » et les « murmures » ? Toutes les métaphores parlent par allusion, avec plus ou moins d’efficacité. Mais les véritables métaphores ont vocation à dynamiter la langue. C’est pourquoi, c’est pour moi une évidence, il faudrait (en théorie) apprendre toutes les langues du monde, puisque le Divin s’est aussi exprimé dans toutes les langues du monde (n’en déplaise aux ultra-nationalistes de tous horizons). Il nous faut apprendre à naviguer entre toutes leurs grammaires et toutes leurs étymologies, et à s’émerveiller de leurs variétés et de leurs beautés. La prochaine grande mutation babélienne se prépare aujourd’hui. La traduction automatique et l’IA y contribueront dans doute, positivement dans une certaine mesure, mais surtout négativement… Je m’explique : ces techniques nouvelles supprimeront l’effort d’apprendre par soi-même, pas à pas, l’étrangeté, et même le côté fantastique que toute langue étrangère recèle, pour quiconque ne la maîtrise pas comme sa langue maternelle. L’homme se métamorphose, disait Heidegger. L’auto-transformation de l’espèce humaine est en cours, ajoutait Habermas. C’est peu de le dire. Ce qui se prépare, là, sous nos yeux, ira bien au-delà de la métamorphose ou de l’auto-transformation de l’espèce…. Ce qu’il faut s’attendre à voir surgir, comme un immense coup de tonnerre dans un ciel vide, c’est le surgissement violent, l’insurrection explosive, d’une nouvelle humanité, hyper-transgressive, et parlant une nouvelle langue, mondiale, symphonique, concertante, une langue mondiale du futur, qui sera composée des milliers des langues existantes, mais entrelacées, et s’enrichissant à chaque seconde de la propagation des milliards de shrapnells de leurs mots éviscérés, mais réconciliés et exubérants dans la Présence de leur sens.

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iYalkout Shimoni, Isaie 43, Samuel 1,2 : « Partout où le peuple d’Israël a été exilé, la Chekhinah l’a accompagné dans son exil ».

iiGen. 14,13

iiiPs. 120,5

ivNombr. 23,9

vIs. 57,15

viEx. 24, 16

viiEx. 25, 8

viiiEx. 29, 45

ixCette notion semble inspirée de la notion platonicienne de Noûs, « intellect » ou « âme » du monde/

xPar exemple, la « royauté », la « couronne » de Saül (1 Chron. 12, 24)

xiLes trois premières places sont attribuées à Kether, Ḥokhmah et Binah. Kether (la « couronne ») est la première Sephira parce qu’une couronne se porte sur la tête. Le Bahir ajoute : « La couronne fait aussi référence aux choses qui sont au-delà de ce que l’esprit a la capacité de comprendre. »

xiiHermann Cohen. Die Religion der Vernunft aus den Quellen des Judentums, Leipzig: Fock. 1919. En français : Religion de la raison tirée des sources du judaïsme. Traduit de l’allemand par Marc B. de Launay et Anne Lagny, Paris, Presses Universitaires de France. 1994

xiiiMt 20,16

xivGen. 12, 1

xvCatherine Malabou. Le change Heidegger. Du fantastique en philosophie. Ed. Léo Scheer. 2004

xviIbid.

Le cas Thérèse Martin


« Thérèse Martin »

Un an avant sa mort, elle entra dans l’obscur. Elle avait perdu la foi. Maintenant, une voix intérieure se moquait d’elle, et tournait en dérision le bonheur qu’elle prétendait espérer dans l’au-delà. Maintenant, la vraie réalité, c’est qu’ il lui semble qu’elle avance vers « la nuit du néant »i. Ce n’est pas seulement un néant, une sorte de nuage d’absurde qui l’envelopperait de l’extérieur. Non ! Elle est elle-même, intérieurement, essentiellement, « un pauvre petit néant, rien de plusii ». Mais, et non sans un paradoxe interloquant, la conscience même d’être en effet ce « petit néantiii » la remplit aussi d’une « véritable joieiv »… Maintenant, elle ne croit plus à la vie après la mort, ce que la religion appelle la « vie éternelle ». À Dieu, oui, elle croit encore. Mais il ne s’agit plus de ça. Elle ne croit plus à elle-même, et à cette vie qu’elle sait si fugace. Elle sait maintenant, parce qu’elle crache du sang, la nuit, à gros bouillons, qu’elle va mourir jeune, et dans peu de temps – sera-ce dans quelques mois, un an, peut-être deux ? En réalité, elle sera morte dans dix-sept mois. Mais elle ne le sait certes pas, et là n’est pas l’important. Ce qui lui importe, ce sont ces ténèbres puissantes, poisseuses, qui ne la quittent plus, qui obscurcissent son esprit, et noient sa foi de jadis.

Quatre mois avant sa mort, une de ses sœurs lui montre une photographie d’elle. Elle répond : « Oui, mais… c’est l’enveloppe ; quand est-ce qu’on verra la lettre ? Oh ! Que je voudrais bien voir la lettrev !… »

Ce n’est pas non plus que, dans la certitude de son « petit néant », elle n’ait pas eu une assez bonne opinion d’elle-même, cependant. Oh ! pas une opinion extraordinaire, certes, mais quand même assez consistante, et pas vraiment comme le tout-venant se verrait soi-même, c’est le moins qu’on puisse dire : « Non, je ne me crois pas une grande sainte ! Je me crois une toute petite saintevi. » Toute petite, extrêmement petite !…

Elle n’aimait ni les bondieuseries ni les fables sulpiciennes, ni qu’on lui fasse l’article. Une Sœur lui dit un jour que les Anges viendraient à sa mort pour accompagner le Seigneur, et qu’elle les verrait resplendissants de lumière et de beauté… Elle rétorqua, un peu cinglante : « Toutes ces images ne me font aucun bien. Je ne puis me nourrir que de la vérité. C’est pour cela que je n’ai jamais désiré de visionsvii. »

Elle désirait « ne pas voir ». Elle désirait surtout la « nuitviii ». Le même jour – il lui restait moins de deux mois à vivre, elle cita ces versets d’Isaïe à son interlocutrice. « Qui a cru ce que nous entendions dire […] sans beauté ni éclat pour attirer nos regards, et sans apparence qui nous eût séduits ; objet de mépris, abandonné des hommesix » ; elle ajouta que ces paroles avaient fait « tout le fond de [sa] dévotion […], le fond de toute [sa] piétéx ».

Une telle idée du divin, ainsi transmise par Isaïe, était profondément enfouie en elle. Elle impliquait un Dieu en réalité méprisé, quoi qu’on prétende, un Dieu ni reconnu ni aimé sur cette terre. Non, Dieu n’est pas aimé, en particulier par les « religieux »xi.

Six jours avant sa mort, le désir qu’elle avait plusieurs fois proclamé de ne pas voir Dieu s’inversa en son absolu contraire. « Si je vais parmi les Séraphins, je ferai pas [sic] comme eux, tant pis ! Tous se couvrent de leurs ailes devant le bon Dieu ; moi, je me garderai bien de me couvrir de mes ailesxii ».

On le sait, il faut les yeux de l’Aigle pour fixer le Soleil.

Les Séraphins, et tous les anges, ne seraient-ils en fait que des volatiles de (haute-)cour ? Ce n’est pas à moi d’en juger. Mais j’aime l’idée de Thérèse, ce véritable « petit néant », montant plus haut que les Puissances et les Dominations, plus haut que les Séraphins et les Chérubins, et fixant enfin ce qu’elle passa sa vie à vouloir enfouir au plus profond de sa propre nuit.

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iGuy Gaucher, Histoire d’une vie, Thérèse Martin, Édition du Cerf, 1993, p. 171-173

iiThérèse de Lisieux. Pensées 3, Cerf DDB 1976, p.46 .

iii« Il n’y a rien à faire valoir dans mon petit néant. » in « Le carnet jaune ». 8 août. Derniers entretiens, Cerf DDB, 1971, p.311

iv« Toutes les créatures peuvent se pencher vers elle, l’admirer, l’accabler de leurs louanges, je ne sais pourquoi mais cela ne saurait ajouter une seule goutte de fausse joie à la véritable joie qu’elle savoure en son cœur,  se voyant ce qu’elle est […] : un pauvre petit néant, rien de plus… ». Manuscrit autobiographique C, p. 2 recto , Œuvres complètes, Cerf DDB, 1992, p.236

vLe carnet jaune. 20 mai 1897. Derniers entretiens, Cerf DDB, 1971, p.207

viLe carnet jaune. 4 août. Derniers entretiens, Cerf DDB, 1971, p.300

viiLe carnet jaune. 5 août. Derniers entretiens, Cerf DDB, 1971, p.303

viii« J’ai plus désiré ne pas voir le bon Dieu et les saints et rester dans la nuit de la foi que d’autres désirent voir et comprendre. » Le carnet jaune, 11 août. Derniers entretiens, Cerf DDB, 1971, p.317

ixIs. 53,1-3

xLe carnet jaune. 5 août. Derniers entretiens, Cerf DDB, 1971, p.305

xi« Oh ! Que le bon Dieu est peu aimé sur la terre !… même des prêtres et des religieux… Non le bon Dieu n’est pas beaucoup aimé… » Le carnet jaune, 7 août. Derniers entretiens, Cerf DDB, 1971, p.309

xiiLe carnet jaune, 24 septembre. Derniers entretiens, Cerf DDB, 1971, p.374

Et Dieu – en temps de guerre – ?


« Maître Eckhart »

Même pour un public français, mêlé d’athées, d’agnostiques, d’indifférents et de croyants, il n’est pas inconvenant, ce me semble, de parler un peu de la nature de ce Dieu, à qui, en dernière analyse, les combattants des deux bords, en Israël et en Palestine, se réfèrent idéologiquement, n’est-ce pas ?

De Lui, les monothéismes s’accordent au moins sur une chose. Il est un Dieu. Un Dieu « Un ». Mais s’il est « Un », peut-il prendre parti ? Et pour qui ? Pour ceux qui égorgent des bébés dans leur lit, ou pour ceux qui les tuent en les bombardant du haut de leurs F-35 ?

Un peu de théologie pourra peut-être aider à répondre à ce type de questions, inévitables dans le genre de contexte que toute guerre installe.

Le qualificatif Un est quelque chose qui dit beaucoup plus que « bon », ou « jaloux », ou « miséricordieux », ou « caché », ou « vrai ». La bonté, ou la jalousie, ou la miséricorde, ou le mystère, ou la vérité n’ajoutent rien au Dieu Un. Ces mots augmentent en revanche notre intelligence de Sa nature. Mais le mot Un n’ajoute rien, par lui-même, à ce Dieu qui est là où Il est (en lui-même). C’est pourquoi il faut monter, s’élever, dans l’intelligence de l’Un. Et c’est pourquoi Il dit aussi, d’ailleurs : « Ami, monte plus hauti. » Un maître des temps passés a dit : Un est la négation de la négationii. Un autre maître a commenté : « Si je dis que Dieu est bon, cela lui ajoute quelque chose, mais Un est la négation de la négation et la privation de la privation. Que désigne Un ? Un désigne ce à quoi rien n’est ajouté. L’âme prend la déité telle qu’elle est pure en soi, là où rien n’est ajouté, à quoi la pensée n’ajoute rien. Un est la négation de la négation. Toutes les créatures ont en elles-mêmes une négation ; l’une nie qu’elle soit l’autre. Mais Dieu a une négation de la négation ; il est un et nie toute autre chose, car rien n’est en dehors de Dieu. Toutes les créatures sont en Dieu et sont sa propre déitéiii. »

Phrases sublimes, en un sens. Et parfaitement opaques, en un autre sens, pour des humains qui se font la guerre. C’est pourquoi certains humains préfèrent penser que les humains avec qui ils font la guerre ne sont pas des humains, mais des « animaux », ou des « cafards qu’il faut écraser ». Mais on est ici en France. Soyons cartésiens. Si Dieu est un et que toutes les créatures sont en Dieu, alors les créatures qui font la guerre à d’autres créatures la font nécessairement en Dieu même, et peut-être qu’elles lui font donc la guerre à Lui aussi.

Pour faire la guerre, il faut savoir et vouloir la faire, cette guerre – qu’on la fasse en Dieu ou en dehors de Lui. Mais si toute créature est en Lui, il s’ensuit qu’aucune créature ne peut censément vouloir faire la guerre en dehors de Lui, ni savoir censément la faire en dehors de Lui. Savoir et vouloir, en temps de guerre, prennent donc une résonance particulière, qu’il faut assumer. Sauf bien sûr si les créatures en question veulent et savent faire la guerre, sans penser à rien d’autre, et surtout pas au Dieu qu’elles prétendent « adorer ».

Par nature, la connaissance et l’intelligence dépouillent toutes les sensations, toutes les émotions, tout ce qui est « ici » et « maintenant ». Elles vident tout, pour ne garder que peu de choses, et dans ce peu de choses, elles « abstraient » uniquement ce qui n’est ni « ici » ni « maintenant », pour en faire des « concepts », des « idées ». Cependant, ce faisant, elles reçoivent et accueillent quand même un peu de ce que les sens leur apportent, même si c’est pour n’en retenir presque rien. Par contraste notable avec la connaissance et l’intelligence, cette autre faculté de l’âme humaine – la volonté – diffère essentiellement dans son rapport avec le monde. La volonté, quand elle est « pure », ne lui emprunte jamais rien ; tout ce qu’elle emprunte au monde, elle l’emprunte à la connaissance pure qu’elle s’en est formée, et dans laquelle il n’y a ni ici ni maintenant. Et c’est à cette volonté, prise dans son abstraction, dans sa pureté, que Dieu s’adresse alors : « Ami, monte plus haut, tu seras alors à l’honneuriv. »

Mais que veut dire « monter plus haut » pour la volonté ? Que veut la volonté ? Ou plutôt que devrait-elle vouloir ? Dans l’idéal, elle veut la béatitude. Quel humain ne veut être heureux ? La volonté (pure) veut être avec Dieu – du moins la volonté de ceux qui croient que le Dieu existe, et que l’on peut s’en approcher un jour, par exemple, après la mort. Dieu n’est pas insensible à cette volonté-là, du moins quand elle exprime ce vouloir-être-heureux (on imagine aisément, en revanche, que Dieu doit éprouver une véritable colère quand d’autres volontés préfèrent vouloir la mort de bébés). Quand Dieu n’est pas insensible à la volonté d’une créature qui veut sincèrement la béatitude, nul doute qu’Il doit y répondre et contribuer à sa réalisation. Il doit en quelque sorte entrer dans la volonté qui le désire. Et, de même que l’intelligence saisit Dieu, dans une certaine mesure, dans son unité, dans sa vérité, de même Dieu pénètre dans l’intelligence. Pour y faire quoi ? Pour la rendre plus pure de tous les relents de l’ici et du maintenant, notamment les relents les plus nauséabonds. De même que la volonté désire saisir Dieu, de même Dieu s’y insinue aussi, Il la pénètre, et Il lui dit : « Amie, monte plus haut. »

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iLc 14,10

iiThomas d’Aquin. Quaestiones de quolibet, X, q.1 a.1 ad.3, in Opera Omnia, Paris, Cerf, t.XXV, 1996, p.125.

iiiMaître Eckhart, Sermons, Traités, Poème. Les Écrits allemands. Sermon 60. Seuil, 2015, p. 384-385

ivLc 14,10

Dans la course vers l’abîme, philosopher.


« Heidegger »

Heidegger est resté adhérent du parti national-socialiste de 1933 à 1944. Il avait cependant démissionné de son poste de Recteur de l’Université de Fribourg le 28 avril 1934, « parce qu’aucune responsabilité n’y était plus possiblei », – remarque suivie de cette simple phrase, dans ses Cahiers noirs : « Vive la médiocrité et le tapage ! ». Il avait aussi écrit un peu plus tard, en 1937, dans ces mêmes Carnets noirs : « Le national-socialisme est un principe barbareii. » Mais ce jugement abrupt n’était pas forcément a priori négatif dans l’esprit de Heidegger. Il se pourrait même qu’il y vît « sa possible grandeur » (voir la note 2). Pourquoi donc s’intéresser à Heidegger, ce philosophe nazi, aujourd’hui, dans le contexte actueliii ? Réponse courte : parce que dans les époques de complet bouleversement (politique et moral), il faut s’efforcer de continuer de penser, et de s’astreindre à penser d’une façon d’autant plus critique que les périls montentiv.

J’ai, ci-après, sélectionné quelques fragments textuels, écrits par un philosophe (philosophe mais nazi, et nazi mais philosophe) dans les années 1937-1938. Ils méritent d’être exposés à notre réflexion (critique), je pense. Non pas pour sauver le soldat Heidegger, bien sûr. Mais pour sauver, en nos temps de troubles, un principe dont nous ne pouvons pas nous priver, si nous voulons continuer de vivre, – le principe de la pensée critique.

« Pourquoi l’être humain devient-il toujours plus petit ? Parce qu’il se refuse l’espace de jeu où a lieu la croissance vers la grandeurv. »

Quel est cet « espace de jeu » ? C’est ce que Heidegger appelle le « Là ». Mais que désigne ce « là » ? C’est « le lieu où l’indétournable est sauvegardé en toute retenue, et ainsi déployé en liberté par les chemins de la créationvi. » On peut interpréter l’« indétournable » comme une puissance métaphysique, qui ne se laisse pas « détourner » de ses fins dernières, et peut-être même comme une sorte de figure cryptique du divin, qui se trouverait menacée par l’inanité, la vacuité et l’incohérence humaines. Le « Là », avec un L majuscule, est le lieu d’une présence celée, mais sauvegardée, et qui a vocation à se déployer en toute liberté, pendant l’éternité à venir. Présence fragile, qu’il faut donc traiter avec retenue, subtilité, délicatesse. Dans ce monde de brutes ? – demandera-t-on ? Oui, cette présence est en fait porteuse de toute la puissance de la création, elle est porteuse de l’avenir, de cette réalité à venir, dont nous ignorons tout. Attention, fragile! C’est un programme prometteur, en un sens. Mais qui garantit que le « Là » est bien ici, et non pas là-bas, ou ailleurs ? Rien, assurément. Il nous suffit peut-être d’affirmer que le « Là » est en nous, que le « Là » est en notre esprit, qu’il en est le fondement, le sol même. Le « Là » n’est rien d’autre que la puissance développement et de création de l’esprit humain.

« Que nous soyons entrés depuis longtemps dans l’époque de la complète absence de question, voilà ce qu’attestent moins tous ceux qui rejettent de manière explicite le questionnement que bien plutôt ceux qui, se prétendant ‘en possession’ d’une ‘vérité’ inébranlable (la vérité ‘chrétienne’), n’en restent pas là, mais se comportent comme s’ils questionnaient, alors qu’ils ne cessent d’avoir à la bouche les mots de ‘risque’ et de ‘décision’vii. »

Innombrables, et de tous bords, ceux qui aujourd’hui se prétendent ‘en possession’ d’une ‘vérité inébranlable’. Paradoxalement, la ‘vérité chrétienne’ à laquelle fait référence Heidegger est aujourd’hui presque complètement inaudible, dans le vacarme mondial. La nouvelle Réforme des institutions cléricales n’a pas eu lieu, malgré l’urgence. Les scandales (notamment pédocriminels) ont durablement affecté la crédibilité de l’Église catholique (bien que des faits comparables ont été condamnés dans des institutions relevant d’autres religions comme le protestantisme, l’islam, le judaïsme et le bouddhisme, mais avec beaucoup moins d’échos médiatiques, semble-t-il). Le grand paradoxe, encore inexpliqué (mais il faudrait y travailler) reste celui-ci : pourquoi, dans un pays comme la France, jadis surnommée « la Fille aînée de l’Église », assiste-t-on à une fuite massive de la population hors du cadre de la religion qui a, culturellement et historiquement, accompagné ce pays depuis deux millénaires ? Assèchement des vocations religieuses, baisse abyssale des pratiques, rejet de toute « foi » en quelque transcendance que ce soit… Je dis « paradoxe », parce que dans le même temps, dans l’étranger proche, sur la rive sud de la méditerranée, mais aussi au Moyen Orient, et plus loin vers l’Est, et jusqu’en Inde, au Japon et en Chine même, on assiste au contraire à des résurgences massives du fait religieux. Le cas d’Israël est à cet égard édifiant. Le projet de création de l’État d’Israël était à l’origine un projet « laïque », si l’on peut dire. Le projet sioniste n’était pas soutenu par les « religieux », qui, bien au contraire, le condamnaient comme étant contraire au projet divin (l’argument étant qu’Israël était en diaspora de par la volonté divine, et que seule la venue du Messie sur terre pouvait y mettre fin). Aujourd’hui, en Israël, le Parti travailliste qui fut l’élément politique actif dans la première phase de la construction du pays, a pour ainsi dire, presque complètement disparu de la carte. Désormais, on voit au pouvoir dans ce pays une coalition de partis farouchement ultra-religieux et de partis que l’on peut qualifier d’extrême-droite. Que s’est-il donc passé ? Je ne sais.

Ce que je vois, plus généralement, c’est que la remarque de Heidegger garde sa pertinence (si l’on prend, bien sûr, le soin de remplacer la notion de ‘vérité’ chrétienne, par les notions de ‘vérités’ juive, islamique, hindouiste ou bouddhiste (eh oui ! Il existe même des bouddhistes d’extrême-droite!).

« La méditation pensive du sens, celle qui s’oriente sur la vérité de l’êtreviii, est d’abord fondamentation d’être le Là à titre de fondement pour l’histoire futureix. »

L’histoire future, tout le monde le sent aujourd’hui, clairement ou confusément, est fondamentalement menacée, et cela sur tous les fronts : climat, biodiversité, épuisement des ressources, surpopulation. Problèmes structurels, auxquels s’ajoutent le nombre croissant de pays « faillis », la décrédibilisation de la démocratie dans le monde, tant dans les pays « autoritaires », bien sûr, que dans les pays plus anciennement et traditionnellement « démocratiques » (du moins en façade). Et c’est précisément à ce moment de crise structurelle, où l’humanité tout entière (Je fais partie de ces idéalistes pour lesquels le concept d’ « humanité tout entière » a encore un sens, malgré les éructations philosophiques, froidement calculées, d’un Thomas Hobbes, qui en niait radicalement la pertinence), c’est donc à ce moment que l’humanité (mais pas tout entière) se paie le luxe de conflits comme celui de la Russie et de l’Ukraine (avec ses implications géopolitiques, en Afrique par exemple, avec la réduction des exportations de blé).

La « fondamentation » est l’un de ces néologismes que le traducteur de Heidegger a estimé utile de forger, pour mettre en valeur, et pour faire mieux sentir ce « sens », cette « vérité de l’être » que le philosophe s’attachait à explorer, juste avant que la 2e Guerre mondiale n’explose. Je pense que la période actuelle, si elle n’est pas « nazie », n’est pas sans exhaler, pour sa propre part, des odeurs franchement nauséabondes. Je pense aussi que les problématiques du « sens », de la « vérité », et de l’« être », doivent rester au cœur de notre pensée critique, précisément parce que le « sens » disparaît aujourd’hui des discours politiques, – ainsi que la « vérité », qui est indubitablement la première victime de tout conflit armé, comme on sait. Quant à l’« être », comment s’en passer ? Dans un monde sans sens et sans vérité, c’est tout ce qui nous reste, à nous, simples humains : l’être. Du moins, à nous qui sommes encore là, en vie, et qui n’avons donc pas péri dans telles ou telles catastrophes faites de main d’homme.

« Qui est l’être humain à venir, à supposer qu’il soit encore à même de fonder une histoire ? Réponse : le gardien qui veille sur le silence dans lequel, au large, passe le Dieu à l’extrêmex. »

Sommes-nous encore capables de fonder une nouvelle « histoire » ? Je le pense, mais il va nous falloir un sursaut historique, et vite. Et je ne le vois pas venir, même si j’en pressens les prémisses… L’éveil des hommes exige une mutation profonde de leur « être », et une mutation de leur relation à la vérité de cet « être ». Autrement dit, c’est en voyant en face de nous la béance de l’abîme qui s’ouvre, que nous prendrons, peut-être, en nous le courage de changer fondamentalement la donne. Autrement dit, c’est en commençant par nous changer nous-mêmes, à notre niveau individuel, personnel, que nous contribuerons à changer significativement le monde. Truisme? Peut-être. Essayez, pour voir.

« Nous sommes en train d’entrer dans cet instant-éclair de l’histoire en lequel, pour la première fois, la vérité de l’être devient une – que dis-je ? – devient l’urgence même et l’origine d’une toute nouvelle nécessité […] et que nous soyons prêts à cela exige de nous une mutation essentielle–d’être humain à être le Là–la nouvelle responsabilité–non le fait de donner réponse à la question : qui sommes-nousxi. »

Oui, cette question: « qui sommes-nous ? », est une question qui ne mérite pas réponse, ici et maintenant. Par contre, la question de la vérité, – la vérité que nous représentons, celle que nous portons en notre être et celle pour laquelle nous sommes prêts à donner notre vie – cette question devient l’urgence absolue.

« La raison la plus profonde de l’état présent du monde, tel que le détermine le destin de l’Occident, état sans plus aucun but, prisonnier de lui-même, parfaitement impitoyable, lancé de progrès en progrès dans la plus effrénée des ‘mobilisations’, celle de tout ce qui existe […] – c’est cela l’abandonnement de l’être –, cette raison, c’est la manière dont on passe loin au large de la vérité de l’êtrexii. »

Ces mots écrits par un philosophe dans l’Allemagne nazie en 1937, on pourrait utilement les réécrire aujourd’hui, non seulement en Occident, mais en Orient, et dans le « Sud global ».

L’être humain, où qu’il soit, court un risque radical, celui d’abandonner son humanité, et cela du fait qu’il se laisse emporter comme un jouet de plastique, dans des maelstroms qui le dépassent (presque entièrement). Il faut résister à notre propre abandon de qui nous sommes.

« Étant donné que l’être humain est celui qui cherche, voilà la raison pour laquelle il y a besoin d’un but. Et comme il a nécessité du but, le but suprême est celui de chercher. C’est bien là un mode de pensée bizarre, déroutant pour tout individu qui ne pense qu’en mots, et ce faisant ne pratique pas le saut au cœur du déferlement de fervescence de l’êtrexiii. »

Encore un néologisme ! « Fervescence » a un petit côté comprimé analgésique. J’aurais préféré ici le simple mot « fièvre ». Ou « transe ». Rêvons un peu… Il faudrait que nous devenions tous un peu chamanes, que nous soyons capables d’entrer en « transe », une transe fiévreuse, pour sauter en esprit vers le lointain avenir, et ensuite, après avoir « vu », pour revenir sur cette terre, et aider sincèrement, sans peur et sans reproche, à le faire advenir, cet avenir.

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iMartin Heidegger. Réflexions III. Cahiers noirs (1932 -1934). Trad. F. Fédier, Gallimard, 2018, §113, p. 174

iiCe jugement, apparemment net et négatif, est cependant immédiatement développé d’une manière oblique, biaisée et contournée, ce qui en rend l’interprétation délicate, et vraisemblablement incriminante pour le professeur de philosophie de Fribourg: « Le national-socialisme est un principe barbare. Voilà ce qui lui est essentiel et constitue sa possible grandeur [sic]. Le péril n’est pas lui-même [re-sic], mais qu’ils soit bagatellisé en prêchi-prêcha du Vrai, du Beau et du Bien (le soir après l’école). Et que ceux qui veulent fabriquer sa philosophie ne trouvent rien d’autre à y mettre que la ‘logique’ de la pensée commune et des sciences exactes, au lieu de se rendre compte qu’aujourd’hui c’est justement la ‘logique’ qui se trouve à nouveau dans l’urgence, et entre du même coup dans la nécessité d’une nouvelle naissance. » Martin Heidegger. Réflexions III. Cahiers noirs (1932 -1934). Trad. F. Fédier, Gallimard, 2018, §206, p. 204

iiiEst-il besoin de réciter la litanie des crises s’accumulant ces derniers temps : la guerre menée par la Russie en Ukraine, le « nettoyage » ethnique du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan, le conflit endémique entre la Serbie et le Kosovo, les nombreuses crises migratoires, et maintenant, les attaques barbares du Hamas contre des civils israéliens, suivies d’une riposte massive d’Israël dans la bande de Gaza. Le « droit international », dans toutes ces situations, est allègrement bafoué, à proportions variées, sans que l’on ne mesure bien les implications à long terme d’une telle défaite de la pensée juridique – c’est-à-dire une défaite de l’idée même de « justice ». Ainsi l’idée même d’une « Cour de justice internationale » est totalement vidée de sens par ceux-là mêmes qui pourraient en ressentir le poids moral et politique. Plus grave encore, à mon sens, le combat (sémantique et rhétorique) sur les ‘appellations’ dont certains acteurs sont affublés (ceux qui sont des « terroristes », pour les uns, sont appelés des « résistants » pour les autres), vient de commencer de dégénérer, et d’atteindre les prodromes de l’abjection (morale). Désormais le mot même « terroriste » n’est plus assez fort. On affirme maintenant leur complète dés-humanisation (« ce sont des animaux, et il faut les traiter comme tels », « il faut les écraser comme des cafards »).

ivA cet égard, l’implosion de la réflexion politique, intellectuelle et morale en Europe est absolument sidérante. La tétanisation des intervenants politiques dans la soi-disant « Union européenne » (laquelle projetait encore récemment, sous la conduite de Madame Von der Leyen, d’imposer sa vision « géostratégique » vis-à-vis des autres « grandes puissances »), est pathétique.

vMartin Heidegger. Réflexions V. Cahiers noirs (1937-1938). Trad. F. Fédier, Gallimard, 2018, §36, p. 333

viIbid.

viiIbid., p. 334

viiiLe traducteur, François Fédier, a choisi de rendre par le mot estre, le concept d’être tel que proposé par Heidegger. Je préfère, pour ma part, éviter, non ce néologisme, puisque le mot estre est un ancien mot français, mais cette substitution, qui est aussi une privation :la privation de l’accent circonflexe sur le mot être, accent qui me semble comme voleter légèrement au-dessus des lettres, – et de l’etre, donc.

ixMartin Heidegger. Réflexions V. Cahiers noirs (1937-1938). Trad. F. Fédier, Gallimard, 2018, §41, p. 336

xIbid., §44, p. 337

xiIbid., §48, p. 340

xiiIbid., §50, p. 342

xiiiIbid., §56, p. 347

L’Extase de Paul


« Saint Augustin, par Sandro Botticelli. »

Paul eut une extase, fameuse, qu’il décrit en parlant de lui à la troisième personne : « Je sais un homme […] qui, voici quatorze ans – était-ce dans son corps, je ne sais, était-ce hors de son corps, je ne sais, Dieu le sait – fut ravi jusqu’au troisième ciel. Et je sais que cet homme-là – était-ce dans son corps ou hors de son corps, je ne sais, Dieu le sait – fut ravi dans le paradis, et qu’il entendit des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à l’homme de direi. » A lire ce qu’il en dit, cette extase fut nettement différente de celle que Pierre avait eu lui-même quelques années auparavantii… mais aussi de celles de Moïse, d’Ézéchieliii, ou d’Isaïeiv. Elle paraît à l’analyse plus intellectuelle, en quelque sorte abstraite, plutôt que visuelle ou imaginative, ne serait-ce que par son manque de détails. Thomas d’Aquin, qui a consacré plusieurs articles de sa Somme théologique à la question du « ravissement », explique que ce que les Grecs appellent ‘extase’, les Latins le nomment ‘transport de l’esprit’. Citant le Psalmiste, « J’ai dit dans mon transport : tout homme est menteurv« , il explique que, « selon la Glose : ‘On parle ici d’extase, puisque l’esprit n’est pas hors de lui par la peur, mais surélevé par une révélation inspirée.’ Or la révélation relève de la connaissance. Donc aussi l’extase ou le ravissement. La révélation qui lui est associée relève de la connaissancevi. » Et il ajoute : «  Le ravissement produit aussi un effet dans l’appétit : on se délecte dans l’objet du ravissement. Voilà pourquoi l’Apôtre dit qu’il a été ravi, non seulement au « troisième ciel », qui appartient à la contemplation intellectuelle, mais au « paradis » qui relève de l’affectivité. »

Cette interprétation souligne la primauté de l’amour sur la contemplation intellectuelle. C’est lui qui pousse l’esprit à sortir de ses limites, et lui permet d’aller plus loin que l’intelligence dans la saisie de son désir. Le ravissement ajoute donc quelque chose à l’extase. « Celle-ci implique seulement qu’on est hors de soi-même, c’est-à-dire en dehors de son état habituel ; mais le ravissement y ajoute une certaine violence. L’extase peut donc relever de l’appétit, par exemple lorsque le désir d’un sujet tend vers des réalités qui lui sont extérieures ; et c’est en ce sens que Denys peut dire : ‘L’amour divin cause l’extase’, parce qu’il fait tendre l’appétit de l’homme vers les réalités aimées. Aussi ajoute-t-il ensuite que ‘même Dieu, qui est la cause universelle, sort de lui-même par l’abondance de sa bonté aimante, quand il pourvoit à tous les êtres’vii. »

Thomas d’Aquin pose aussi la question : Paul a-t-il vu l’essence de Dieu ? Il répond positivement en s’appuyant sur l’autorité de saint Augustin, qui affirme que « la substance même de Dieu peut être vue par certains hommes établis en cette vie ; Moïse par exemple, et Paul, qui dans son ravissement, a entendu des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à l’homme de rapporterviii. »

On pourrait aussi évoquer Isaïe, qui affirme qu’à l’exception de tous les autres dieux, on peut « ouïr », « entendre » et « voir » Dieu [Elohim]: « Jamais on n’avait ouï dire, on n’avait pas entendu, et l’œil n’avait pas vu un Dieu – toi [Elohim] excepté ; Il agit pour qui a confiance en lui ix». Si l’on en croit Isaïe, il est donc possible de « voir » Elohim, et seulement ce Dieu-là. Il est possible de « voir » son essence en tant qu’elle se révèle quand il « agit » pour ceux qui lui font confiance, pour ceux qui l’attendent. « Par conséquent, il est préférable de dire que S. Paul a vu Dieu dans son essence », conclut Thomas d’Aquin.

Il pose une autre question encore : L’âme de S. Paul a-t-elle été complètement séparée de son corps ? Là encore, il s’appuie sur Augustin : « Il n’est pas incroyable que certains saints, qui n’étaient pas encore délivrés de la vie au point de ne laisser que leurs cadavres à ensevelir, se soient vu accorder cette forme excellente de révélation », qui est de voir Dieu par essence. Thomas en conclut qu’il n’était donc pas nécessaire que, dans son ravissement, l’âme de saint Paul ait été complètement séparée du corps. En revanche, « il fallait que son intelligence soit abstraite des images et de la perception des réalités sensiblesx ».

C’est dans son ouvrage, La Genèse au sens littéral, que saint Augustin s’est livrée à une analyse détaillée du ravissement de Paul. « Ainsi donc ce qu’il vit au moment où il fut ravi au troisième ciel, et ce qu’il affirme savoir, il le vit dans sa réalité propre et non sous forme d’images. Par contre, ce ravissement même hors du corps laissait-il son corps complètement mort ou bien son âme (anima) restait-elle présente en lui selon le mode des corps vivants, cependant que son intelligence (mens) était ravie afin de voir et d’entendre les révélations ineffables de cette vision, c’est de cela qu’il est incertain ; et c’est pour cela peut-être qu’il affirme : était-ce dans son corps ou hors de son corps, je ne sais, Dieu le sait.xi » Il y a trois sortes de vision, théorise Augustinxii : 1° la vision corporelle (donnée par les yeux du corps), 2° la vision qu’il appelle « spirituelle » , c’est-à-dire la vision par « l’esprit humain » (spiritus hominis), par laquelle nous nous représentons des choses corporelles en leur absence, et 3° la vision appelée « intellectuelle », par laquelle on embrasse des réalités qui n’ont pas d’images ou de représentation (par exemple l’idée de justice ou de dilection, l’idée d’âme ou l’idée de Dieu). Cette vision est une intuition de « l’âme intellectuelle » (qu’Augustin appelle mens). En latin, les mots anima (âme), spiritus (esprit), mens (intellect) ne manquent pas d’une certaine ampleur sémantique, et leur interprétation peut supposer une certaine fluidité. On pourrait dire qu’anima est le principe vital, le souffle de vie, que spiritus désigne l’esprit en tant qu’il pense, qu’il veut et se souvient, et que mens est la partie la plus élevée de l’âme, sa « fine pointe », celle qui précisément est capable d’intuiter les réalités spirituelles les plus hautes, comme la vision du « troisième ciel ». Augustin souligne que les mots « spirituel » et « esprit » peuvent avoir plusieurs sensxiii. Pour Paul, le corps lui-même peut être « spirituel » : «Semé corps animal, il ressuscitera corps spirituelxiv ». Ce que Paul appelle âme intellectuelle (mens), il l’appelle aussi esprit (spiritus), et il emploie encore l’expression « esprit de l’âme » (spiritus mentis) : « Renouvelez-vous dans l’esprit de votre âme (spiritu mentis vestrae) et revêtez l’homme nouveauxv. » Mais dans d’autres cas, il oppose nettement spiritus et mens : « Si je prie en langues, mon esprit (spiritus) est en prière, mais mon âme intellectuelle (mens) n’en retire aucun fruitxvi. » Ailleurs, il dit que ces deux puissances peuvent collaborer : « Je prierai avec l’esprit, mais je prierai aussi avec l’intelligence (mens)xvii. » Quant à Dieu lui-même, si on ne l’appelle jamais mens, en revanche on peut l’appeler « esprit » : « Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent doivent l’adorer en esprit et en véritéxviii. »

Cet « esprit », quand il s’adresse à l’homme, par exemple « en langues », est susceptible de lui « dire des choses mystérieusesxix ». Ces choses, non comprises, restent obscures dans l’esprit, parce qu’elles ne sont pas clairement vues ou intuitées par l’âme intellectuelle (mens). Ainsi, le propre de l’âme intellectuelle est l’intelligence, cette faculté par laquelle on atteint la chose intelligible en soi. C’est aussi la faculté par laquelle s’exerce la révélation, la prophétie, ou encore la connaissance et l’enseignement des choses divines. « La prophétie relève plutôt de l’âme intellectuelle (mens) qu’elle ne relève de cet esprit (spiritus) qui, entendu au sens propre dont il est question, désigne une puissance de l’âme (anima) inférieure à l’intelligence (mens) et où s’impriment les similitudes des choses corporelles. Joseph qui comprit ce que signifiaient les sept épis et les sept bœufs était donc plus réellement prophète que le pharaon qui les vit en songexx. L’esprit de celui-ci fut affecté en sorte qu’il vît ces images, l’intelligence de celui-là fut illuminée en sorte qu’il les comprîtxxi. » La vision ou l’intuition intellectuelle est donc le propre de l’intelligence (mens), cette plus haute faculté de l’esprit (et donc de l’âme). Augustin évoque aussi la distinction à faire entre les mots intellectuel et intelligible. « Intelligible (intelligibilis) serait la chose même qui peut être perçue par la seule intelligence (solo intellectu) ; intellectuelle (intellectualis), par contre, l’âme (mens) qui comprend (intellegit)xxii. » Mais alors surgit une autre question, fort épineuse, celle des rapports réciproques entre l’intelligence et l’intelligible, entre ce qui peut comprendre et ce qui se laisse accéder à quelque compréhension. « Mais y a-t-il une réalité qui puisse être vue par la seule intelligence et qui ne soit pas elle-même intelligente, c’est là un grand et difficile problème. Par contre, qu’il y ait une réalité qui connaisse par l’intelligence sans être elle-même susceptible d’être connue par l’intelligence, je ne crois pas que quelqu’un le pense ou le dise : l’âme intellectuelle ne peut être vue que par l’âme intellectuelle. Puisqu’elle peut être vue, elle est intelligible ; puisqu’aussi elle peut voir, elle est intellectuellexxiii. » Y a-t-il des réalités qui puissent être vues par la seule intelligence, mais qui ne soient pas elles-mêmes intelligentes ? Cela est fort vraisemblable : le fait qu’une chose soit « intelligible » n’implique pas qu’elle soit aussi « vivante » et encore moins qu’elle soit dotée d’« intelligence ». On peut arguer par exemple que des êtres de raison, des concepts mathématiques, ou des idées philosophiques, sont accessibles à l’intelligence, et lui offrent alors matière à réflexion, du fait de leur complexité propre, mais on peut douter qu’ils soient en eux-mêmes « intelligents ». Ils peuvent certes sembler vivre d’une « vie » symbolique, mais il n’y a aucune raison de penser qu’ils sont vivants au sens propre, ou qu’ils sont par eux-mêmes intelligents. Dans le contexte des programmes relevant de l’intelligence artificielle, on peut arguer que leurs algorithmes sont sans nul doute de purs « êtres de raison », et on peut affirmer que ces programmes font assurément preuve d’une forme d’« intelligence ». Mais si les algorithmes sont bien « intelligibles » dans leur structure même, leur mise en application (qui implique de multiples interactions avec d’immenses banques de données) reste particulièrement opaque à toute intelligibilité effective. Ils se comportent comme des « boites noires ». On peut les évaluer à leurs résultats a posteriori, mais on ne peut guère les pénétrer entièrement par une intellection a priori. Ils produisent des résultats qui, dans une certaine mesure, se révèlent être « intelligents » (c’est-à-dire sont statistiquement « meilleurs » que ceux d’experts humains), mais qui, pourtant, se révèlent être aussi « inintelligibles » quant à la manière dont ces résultats ont été obtenus. On ne peut jamais écarter en conséquence l’hypothèse que tel algorithme ne produise in fine des résultats aberrants, puisqu’on n’a aucun moyen de vérifier l’intelligibilité complète de son fonctionnement même.

La vision intellectuelle, telle que définie par Augustin, implique que l’intelligence seule soit active, indépendamment de toute stimulation sensorielle. C’est dans cette situation que peut se produire l’extase : « Quand l’attention de l’âme se trouve complètement détournée, et coupée des sens corporels, en ce cas on parle d’extase (extasis) : le regard de l’âme est tout entier absorbé ou dans les images des corps lors d’une vision spirituelle, ou dans les réalités incorporelles, sans nulle représentation imaginative, lors d’une vision intellectuellexxiv. » L’extase est loin de n’être qu’une « sortie du corps », ou une séparation des sens. Elle est un ravissement de l’esprit, et les visions que celui-ci produit alors sont profondément chargées de sens et, à ce titre, essentiellement différentes des visions d’ordre psychologique ou pathologique. Augustin envisage même la possible intervention d’un esprit étranger, ou de « forces spirituelles » : « Ainsi, quelque différente que soit la cause qui détourne l’attention, lorsque, chez un homme en bonne santé et et bien éveillé, l’âme ravie par quelque mystérieuse force spirituelle [aliquo occulto opere spirituali] voit en esprit, au lieu de corps, des images représentant des corps, la nature de la vision est néanmoins la même […] En conséquence, lorsque le bon esprit se saisit de l’esprit humain pour lui faire voir des images de cette sortexxv, je pense que ce n’est jamais sans qu’elles signifient quelque chosexxvi ». Non seulement elles signifient quelque chose, mais elles sont intrinsèquement véridiques. « La vision intellectuelle ne trompe pas. Car ou bien on ne la comprend pas, si on l’interprète autrement qu’elle n’est, ou bien, si on la comprend, on est aussitôt dans le vraixxvii. » D’ailleurs comment l’intelligence elle-même, ou bien sa manifestation, serait-elle vue autrement que par un acte pur d’intelligence, se demande rhétoriquement Augustinxxviii. La vision directe, immédiate, de l’intelligence en acte ne peut être que véridique puisqu’elle implique un acte pur de l’intelligence elle-même. Par sa nature même, l’intelligence pure, plongée dans la vision intellectuelle, peut en toute vérité juger du bon, du bien, du juste. « Dans les visions intellectuelles, l’âme ne se trompe pas. En effet, ou bien elle comprend, et la chose est vraie ; ou bien, si la chose n’est pas vraie, l’âme ne comprend pas. Autre chose est errer en ce qu’on voit, autre chose errer, parce qu’on ne voit pasxxix. » La raison de son infaillibilité est son immédiateté : il n’y a aucune distance entre le sujet qui connaît et l’objet qui est connu. L’objet n’est pas atteint par l’intermédiaire des sens ni par des représentations. « La vision intellectuelle atteint son objet dans une co-présence qui n’a plus besoin de messagers ni de succédanés. Cette co-présence n’implique pas une identité substantielle du connaissant et du connu ; il n’y a identité que dans la connaissance réfléchie, lorsque l’intelligence se saisit elle-même ou ses activitésxxx. » Cette immédiateté de la vision intellectuelle n’est pas temporelle. Elle peut avoir lieu après un processus rationnel demandant du temps, et lorsque la vision intellectuelle se met en position de juger les visions intérieures, et leurs effets. Une vision imaginative ou même spirituelle peut receler des significations qui ne sont pas perçues du premier coup, mais qui nécessitent un temps de recherche, de méditation, et enfin de jugement, avant que cette signification puisse être découverte. Si cette découverte est faite, l’intelligence en tire toute la saveur. Si elle ne l’est pas, elle reste sur sa réserve, et remet à plus tard le jugement qu’elle ne peut effectuer faute d’éléments suffisants. Cette capacité de jugement que détient la vision intellectuelle fonde le discernement des esprits. L’âme intellectuelle (mens) est en effet ce qui peut juger de tout. Pourquoi ? Elle tient sans doute cette puissance de sa nature (qui est à la ressemblance de la nature divine). C’est aussi ce qui explique ses capacités divinatoires et prophétiques. « Voilà pourquoi, lorsque l’âme est ravie en ces visions […] alors il appartient à un enseignement et un secours divin de lui faire savoir qu’elle voit spirituellement, non pas des corps, mais des visions qui sont à l’image des corps : à la façon dont certains savent qu’ils voient en songe, même avant qu’ils ne s’éveillentxxxi. » Mais le ravissement n’est pas un état immobile, c’est un processus, dont on peut relever plusieurs étapes, selon de nombreux témoignages. Il y a plusieurs degrés dans l’extase, et ceci est en soi un autre mystère. L’extase n’est pas un terme, mais un moyen pour monter plus haut encore…Toujours plus haut… Et cela, sans doute sans fin. « Mais de même qu’il a été ravi au sens du corps pour être au milieu de ces images des corps qui sont vus par l’esprit, si pareillement il est ravi à ces images elles-mêmes pour être emporté en cette sorte de lieu des intelligences et des intelligibles [ut in illam quasi regionem intellectualium vel intelligibilium subvehatur] où la vérité apparaît avec évidence, alors il n’est plus aveuglé par les nuages des fausses opinions : là, les vertus de l’âme ne sont pas pénibles et besogneuses. […] Là, on boit le bonheur à sa source […]. Là, on voit la gloire du Seigneur, non par une vision en signe – vision corporelle, comme celle de Moïse sur le mont Sinaï (Ex. 19,18), ou spirituelle, comme celle d’Isaïe (Is. 6,1) ou de Jean dans l’Apocalypse –, mais par une vision face à face et non en énigme, autant que l’âme humaine est capable de la porter selon la grâce de Dieu qui saisit pour lui parler bouche à bouche, celui qu’il a rendu digne d’un tel dialogue ; non pas avec la bouche du corps, mais avec la bouche intellectuelle [non os corporis sed mentis], comme je pense qu’il faut l’entendre de Moïsexxxii. » Dans le texte des Nombres auquel il est ici fait allusion, Dieu lui-même décrit ainsi ses échanges avec Moïse, en contraste marqué avec les autres prophètesxxxiii : « Je lui parle face à face, dans l’évidence, non en énigmes, et il voit la forme de YHVHxxxiv. » Mais ce face à face, pour aussi flatteur qu’il soit, ne contentait pas Moïse. Il voulait voir non plus seulement sa «face » [pêh] ou sa « forme » [temounah], mais la « gloire »xxxv même de Dieu, ce que saint Augustin appelle sa « substance ». Moïse « avait désiré voir Dieu […] en sa substance de Dieu [videre Deum in ea substantia qua Deus est], sans que Dieu emprunte rien à aucune créature corporelle […] mais en sa forme propre [per speciem suam], autant que peut le saisir la créature raisonnable et intelligente, sans l’intervention d’aucun sens corporel, d’aucune énigme qui soit un signe pour l’espritxxxvi. »

Mais comment Moïse put-il survivre à la vue de l’essence même de Dieu ? Ne fallait-il pas qu’il mourût ? « En cette forme où Dieu se montre tel qu’il est, Dieu parle un langage ineffable et d’une manière ineffablement plus mystérieuse et plus présente : de cette vision, nul vivant ne peut jouir tant qu’il vit de cette vie mortelle avec ces sens corporels, mais seulement celui qui meurt en quelque sorte à cette vie [sed nisi hac vita quisque quodammodo moriatur], soit en sortant complètement du corps, soit en étant tellement détourné et séparé des sens charnels qu’il ne sache plus au juste, comme dit l’Apôtre, s’il est en son corps ou hors de son corps, lorsqu’il est ravi et emporté vers cette visionxxxvii. » Il fallait que Moïse dût « mourir en quelque sorte » à cette vie, d’une manière ou d’une autre, soit en sortant de son corps par le moyen de l’extase, soit en se séparant de ses sens charnels.

Saint Augustin déduit que, pour Moïse, cette extase, cette sortie du corps ou cette séparation des sens corporels, correspond à la troisième sorte de vision – la « vision intellectuelle » –, et que celle-ci permet de contempler l’essence de Dieu, c’est-à-dire sa « gloire ». Il fait aussi l’hypothèse que la troisième sorte de vision désigne le « troisième ciel » dont Paul a fait l’expérience. Dans le troisième ciel, c’est-à-dire dans la vision intellectuelle, Paul semble aussi avoir vu, mais d’une autre manière que Moïse et dans d’autres circonstances, la « gloire » de Dieuxxxviii. Mais peut-on se contenter de cette explication ? Le troisième ciel ne serait-il que le troisième et dernier échelon dans la gradation des trois sortes de visions, corporelle, spirituelle et enfin intellectuelle ? Pourquoi n’y aurait-il pas d’autres « degrés de vision », plus élevés encore ? Augustin pose la question et évoque des hypothèses qui peuvent sembler fantastiques, tant elles impliquent de dépasser de plusieurs degrés l’expérience du « grand apôtre docteur des nations » : « Mais peut-être penserons-nous que le troisième ciel où l’Apôtre fut ravi suppose qu’il y a un quatrième ciel et d’autres plus élevés encore, au-dessus desquels serait ce troisième ciel. C’est ainsi que les uns prétendent qu’il y a sept cieux, d’autres huit, d’autres neuf ou même dix cieux, dont plusieurs, affirment-ils, seraient étagés dans ce seul ciel que nous appelons firmament, d’où ils concluent ou sont enclins à penser qu’il s’agit là de cieux corporels […] Mais à l’intérieur de chacune de ces espèces de visions, combien y a-t-il de différences et de quel ordre de grandeur, en sorte qu’on s’élèverait progressivement d’un degré à un autre ? J’avoue que je l’ignorexxxix. » Le mystère s’épaissit, donc, d’autant plus que cette ignorance avouée semble cacher un savoir plus profond. Il pourrait y avoir en réalité non pas trois cieux seulement, désignant de manière formelle trois sortes de visions, mais dix cieux (ou plus encore?) dont chacun pourrait comporter d’innombrables degrés et différences… Tous ces degrés supplémentaires pourraient correspondre non à des niveaux d’intelligibilité, mais à diverses sortes d’objets de la vision (intellectuelle)xl. Avec ces objets de la vision, Augustin semble faire allusion aux réalités intelligibles, qu’il distingue de la lumière même de l’intelligence, la lumière qui fait voir ces intelligibles, et qui est Dieu lui-mêmexli, ou peut-être, la lumière de ce que Moïse appelle sa « gloire ». « Augustin ne cherche pas à faire ici une énumération complète des intelligibles (tout ce qui relève de la ratio inferior et de la ratio sublimior, de la scientia et de la sapientia.) […] Les exemples qu’il donne sont pris exclusivement dans l’ordre de l’éthique et de la théologie, ce sont l’âme et ses vertus, et Dieu lui-même, autrement dit, toutes les vertus qui permettent de ‘s’approcher de Dieu’, et Dieu lui-même comme origine, cause et centre de toutes choses […] Il distingue nettement entre la vision intellectuelle des vertus et celle de la lumière qui les fait voir, et qui est Dieu lui-même. Bien que cela ne soit pas dit clairement, la vision est différente dans les deux cas ; il s’agit toujours d’une vision sous l’effet d’une illumination divine, mais dans le premier cas, l’objet de la vision est ne quelque sorte homogène à l’âme, puisqu’il est de l’ordre de la créature ; dans le second cas, l’objet de la vision transcende la nature de l’âme, dépasse sa puissance et ne peut être atteint qu’indirectement ou dans un état d’extase équivalent à la mort. Il est remarquable qu’Augustin prenne ici tous ses exemples d’intelligibles dans l’ordre éthique et théologique et non dans l’ordre spéculatif, comme il le fait ailleurs. Ce choix doit être inspiré par une raison cachée […] C’est que, pour Augustin, la connaissance intellectuelle est toujours ordonnée à l’action et, lorsqu’il s’agit d’une connaissance tout à fait extraordinaire, elle est ordonnée à l’accomplissement d’une mission également extraordinaire. L’idée que se fait Augustin de la vision de Dieu est toute différente de celle de Maître Eckhart ; la connaissance de Dieu n’a jamais pour fin l’illumination d’une âme individuelle, mais une fonction charismatique au service du peuple de Dieu : c’est pourquoi, d’après Augustin, les seuls bénéficiaires d’une vision plénière de Dieu, dans un état d’extase parfaite, ont été Moïse, le prophète de l’ancienne Alliance, et Paul, l’apôtre de la Nouvellexlii. » Mais n’y aurait-il pas d’autres possibilités encore, pourrait-on demander ? Un Dieu si puissant, si infini, si caché, si libre, si différent de tout ce qu’on peut penser de lui, n’aurait-il pas potentiellement d’autres visées que « charismatiques », ou en quelque sorte utilitaristes (visant le service de son peuple) ? Maître Eckhart, par exemple, n’a-t-il pas mis en évidence que Dieu ne dédaigne pas donner des « visions » de son essence, précisément pour le bénéfice de quelques âmes individuelles, et cela pour des raisons qui nous échappent entièrement ? D’ailleurs, quant à Moïse et Paul eux-mêmes, peut-on être sûr que leur extase fut absolument « parfaite » ? Peut-on supposer que leurs extases n’étaient que relativement « parfaites » ? Quant à Moïse, il faudrait distinguer plus précisément les différentes visions qu’il eut. La vision du buisson ardentxliii, la vision sur le Sinaï (nuée, feu, tonnerre, son de trompe)xliv, la vision dans la Tente (colonne de nuée, rencontre « face à face »)xlv ne restent-elles pas de l’ordre des « images » et des « figures », situées sur le plan visuel, même si des paroles ont aussi été échangées entre Dieu et Moïse ? La manière dont Dieu même explique comment il se montre à Moïse, à la différence des autres prophètes, en lui parlant « face à face »xlvi n’a pourtant pas suffi à ce dernier, qui demanda à voir sa « gloire »xlvii… Quant à cette conversation « face à face », n’est-elle pas en un sens contradictoire avec la parole qui affirme que l’homme ne peut pas voir la face divine ? « Tu ne peux pas voir voir ma face, car l’homme ne peut me voir et vivrexlviii ». Dieu consent cependant à montrer à Moïse son « dos », mais non sans mettre en place un dispositif assez élaboré :  « Quand passera ma gloire, je te mettrai dans la fente du rocher et je te couvrirai de ma main jusqu’à ce que je sois passé. Puis j’écarterai ma main et tu verras mon dos ; mais ma face, on ne peut pas la voirxlix ». Moïse a-t-il donc vu Dieu en essence, ou n’a-t-il vu que son « dos » seulement ? Quoi qu’il en soit, et si Moïse a pu en effet voir l’essence de Dieu en son « dos », et non dans sa « face », cela n’a pu être possible que parce qu’il était « mort », en quelque sorte, à la vie en ce monde, à la vie de ce monde, c’est-à-dire qu’il était plongé dans un état d’extase et de séparation d’avec le corps, sans être pour autant, « cliniquement mort », si cette expression pouvait n’être pas alors anachronique. Autrement dit, Moïse a-t-il eu une NDE ou une EMI (Expérience de Mort Imminente), expérience qui peut d’une certaine manière conjoindre une sorte d’état intermédiaire, entre vie et mort, et une capacité de vision divine ?

Quant à Paul, on a vu qu’il n’atteignit en somme que ce qu’il appelle lui-même un « troisième ciel », et s’il connut ensuite le « paradis », vit-il alors l’essence même de Dieu ?

Maître Eckhart dit à propos de cette vision de Paul: « Il vit au troisième ciel des choses telles qu’on ne peut en parler pleinement et il s’écria d’une voix forte : Ô sublime richesse de la sagesse et de la science de Dieu, comme ces jugements sont incompréhensibles et tes voies insondablesl ! Saint Augustin interprète ainsi ce discours : Si saint Paul fut ravi au troisième ciel, cela ne signifie rien d’autre que trois sortes de connaissance de l’âmeli. » La première est « la connaissance des créatures », telle que saisie par les cinq sens. La seconde est une « connaissance plus intellectuelle » que l’on peut saisir par l’imagination ou la mémoire. « Le troisième ciel est une connaissance purement spirituelle […] Dans cette connaissance pure, l’âme connaît Dieu totalement. » Dans ce troisième ciel, Jean dit même que l’on peut y connaître la Sainte-Trinité, de cette « connaissance pure » dont on connaît Dieu, étant au commencement le Verbe et le Verbe est auprès de Dieu et Dieu est le Verbe (Jn 1,1). Ce sont là très peu de mots, mais ils sont suffisants. D’ailleurs que pourrait-on dire d’autre ? « S. Augustin explique à ce sujet que s’il avait dit quelque chose de plus, personne ne l’aurait comprislii, et que ‘c’était le troisième ciel où Paul fut ravi’. C’est pourquoi Augustin dit que les cieux sont fondés par la parole du Seigneur (Ps 33,6) et que Job dit aussi : Les cieux sont fondés comme s’ils étaient coulés dans l’airain (Jb 37,18). »liii

Mais l’interprétation par Maître Eckhart de l’analyse d’Augustin est un peu trop succincte. Comme on vient de le voir, Augustin évoque un champ beaucoup plus vaste de possibles théories. Et ce qui ressort de l’Écriture même devrait nous inciter à la plus extrême prudence, quant aux intentions et à la nature du divin : « Je ferai passer devant toi toute ma bonté et je prononcerai devant toi le nom de YHVH. Je fais grâce à qui je fais grâce, et j’ai pitié de qui j’ai pitiéliv. » En l’occurrence, Dieu dit qu’il fera voir à Moïse « toute sa bonté » (en hébreu touv) et qu’il prononcera son nom devant lui. Mais quid du reste de son essence ? De sa sagesse ? Ou de sa « beauté »lv ? Et quid de tous ses autres noms, et notamment ceux qui sont proprement imprononçables ? La réalité, c’est que la liberté de Dieu est absolument totale. Il fait grâce à qui il fait grâce. Et il révèle à qui il veut ce qu’il veut bien révéler. Cela, en soi, mérite toute notre considération, et incite à de nouvelles recherches.

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i2 Cor 12, 2-4

iiActes 10, 10-16

iiiEz. 37, 1-10

ivIs. 6, 1-7

vPs 116,11

viThomas d’Aquin. Somme Théologique. II-II, Q. 175 a.2 Contra 3

viiThomas d’Aquin. Somme Théologique. II-II, Q. 175 a.2

viiiAugustin. Lettre 147, 13.

ixIs. 64,3

xThomas d’Aquin. Somme Théologique. II-II, Q. 175 a.5

xiAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, V, 14.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.347

xiiAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, VI, 15.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.347-351

xiiiAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, VII, 18-VIII,19.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.353-355

xiv1 Cor. 15,44

xvEph. 4,23-24

xvi1 Cor. 14,14

xvii1 Cor. 14,15

xviiiJn 4,24

xix1 Cor. 14,2

xxGn 41, 1-32

xxiAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, IX,20.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.359

xxiiAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, X,21.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.361

xxiiiIbid.

xxivAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XII,25.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.369

xxvComme évoqué, par exemple, par le prophète Joël : « Je répandrai mon Esprit sur toute chair. Vos fils et vos filles prophétiseront, vos anciens auront des songes, vos jeunes gens des visions. Même sur les esclaves, hommes et femmes, en ces jours-là, je répandrai mon esprit. Je produirai des signes dans le ciel et sur la terre, sang, feu, colonnes de fumée.» (Joël, 3, 1-3)

xxviAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXI,44 – XXII,45.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.405-407

xxviiAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XIV,29.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.377

xxviiiAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXIV,50.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.415

xxixAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXV,52.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.421

xxxNote complémentaire n° 52.3, Ibid. p. 578

xxxiAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXVI,53.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.421

xxxiiAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXVI,54.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.423

xxxiiiA la différence des prophètes auxquels Dieu s’adresse dans des visions ou des songes, Dieu dit de Moïse : « Face à face, je parle avec lui ». פֶּה אֶל-פֶּה אֲדַבֶּר-בּוֹ , « Pêh ’êl pêh adabêr bô »

xxxivNb 12,8

xxxv« Montre-moi ta gloire [kévodê] » Ex 33,18 הַרְאֵנִי נָא, אֶת-כְּבֹדֶךָ har’éniy na’ ’êt-kévodê-kha

xxxviAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXVII,55.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.425

xxxviiAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXVII,55.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.425-427

xxxviii« Dieu a voulu montrer à ce si grand apôtre, docteur des nations, ravi jusqu’à cette sublime vision, la vie en laquelle après cette vie il doit vivre éternellement. » Augustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXVIII,56.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.431

xxxixAugustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXIX,57.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.431-433

xl« Il y a plusieurs sortes d’objets de visions intellectuelles. Certains réalités sont vues dans l’âme même. » Augustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXXI,59.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.435

xli« Autre est la lumière même qui éclaire l’âme pour lui faire voir tout ce qu’elle voit intellectuellement dans la vérité, soit en elle-même, soit dans cette lumière ! Car cette lumière c’est déjà Dieu lui-même, mais l’âme est une créature […] Lorsqu’elle s’efforce de contempler cette lumière, elle cille des yeux en raison de sa faiblesse […] C’est pourtant grâce à cette lumière qu’elle comprend quelque chose que ce soit, comme elle peut. Lors donc que l’âme est emportée là et que, soustraite aux sens charnels elle est plus intensément présente à la vision, non par une approche dans le lieu, mais d’une manière qui lui est propre, elle voit en outre au-dessus d’elle la lumière à l’aide de laquelle elle voit tout ce qu’elle voit aussi en elle-même par l’intelligence.» Augustin. La Genèse au sens littéral. Livre XII, XXXI,59.Trad. P. Agaësse et A. Solignac. BA 49, Desclée de Brouwer. 1972, p.435-437. Cf. également la Note 72. Ibid. p.434-435

xliiCf. Note complémentaire 52-4, Ibid., p. 579

xliii« L’Ange de Yahvé lui apparut, dans une flamme de feu, du milieu d’un buisson. Moïse regarda : le buisson était embrasé mais le buisson ne se consumait pas. Moïse dit : ‘Je vais faire un détour pour voir cet étrange spectacle […] Dieu l’appela du milieu du buisson […] Alors Moïse se voila la face, car il craignait de fixer son regard sur Dieu. » Ex. 3, 2-6

xliv« Moïse alors monta vers Dieu […] Yahvé dit à Moïse : ‘Je vais venir à toi dans l’épaisseur de la nuée’ […] Or le surlendemain, dès le matin, il y eut des coups de tonnerre, des éclairs et une épaisse nuée sur la montagne, ainsi qu’un très puissant son de trompe […] Or la montagne du Sinaï était toute fumante, parce que Yahvé y était descendu dans le feu. » Ex. 19, 3-18

xlv« Chaque fois que Moïse entrait dans la Tente, la colonne de nuée descendait, se tenait à l’entrée de la Tente, et Il parlait avec Moïse. » Ex. 33, 9 « Yahvé parlait à Moïse face à face, comme un homme parle avec son ami. » Ex. 33, 11

xlvi« Je lui parle face à face dans l’évidence, non en énigmes, et il voit la forme de Yahvé. » Nb. 12, 8

xlvii« Fais-moi de grâce voir ta gloire. » Ex. 33, 18

xlviiiEx. 33,20

xlixEx. 33, 22-23

lRm 11,33

liMaître Eckhart. Sermons, Traités, Poème. Les Écrits allemands. « Sermon 48 sur le Psaume ‘La terre est pleine de la miséricorde du Seigneur’ (Ps 33,5) ». Trad. Jeanne Ancelet-Hustache et Eric Mangin. Seuil, 2015, p. 325. Eckhart fait ici référence au texte de Saint Augustin, La Genèse au sens littéral. XII, c. 34

liiAugustin. Homélies sur l’Évangile de Jean, II, c.1, n.2, BA 71, p.173

liiiMaître Eckhart. Sermons, Traités, Poème. Les Écrits allemands. « Sermon 48 sur le Psaume ‘La terre est pleine de la miséricorde du Seigneur’ (Ps 33,5) ». Trad. Jeanne Ancelet-Hustache et Eric Mangin. Seuil, 2015, p. 326

livEx. 33,19

lvLes traducteurs de la Bible de Jérusalem (Cerf) choisissent le mot « beauté » (et non le mot « bonté ») pour rendre l’hébreu touv dans Ex. 33,19, ce qui ouvre l’imagination vers bien d’autres possibles encore.

De l’amour à l’extase


« Pseudo-Denys l’Aréopagite »

Net, Denys le dit : « L’Éros divin est extatique  » (ekstatikos ho theios éros)i. En Dieu, l’Éros est « extatique », parce qu’il produit l’extase. Il la produit en qui ? En Dieu Lui-même ? Ou en ceux qui L’aiment ? L’emploi du mot grec éros est ici chargé d’allusions parfaitement assumées. Que Dieu soit « amour » (éros) n’était certes pas, au 6e siècle, une idée inconnue en théologie. Mais que Dieu soit capable d’« extase » et que cette « extase » divine puisse être dite d’essence « érotique », parce qu’essentiellement « amoureuse », et même « passionnelle », cela n’allait pas forcément de soi. Tous ces mots, amour, extase, éros, passion, doivent être pris au sens le plus élevé que l’on puisse concevoir, naturellement. Il reste qu’ils sont marqués par leur orientation. Il est intéressant que Denys lui-même discute de la nuance entre le mot éros (« amour, passion ») et le mot agapè (« amitié, affection »), et qu’il juge que ces termes peuvent tous deux s’appliquer dans le contexte divin, même si le premier terme semble le meilleur. « Il a même paru à certains de nos auteurs sacrés que ‘désir amoureux’ (éros) est un terme plus digne de Dieu qu’ ‘amour charitableii’ (agapè). Car le divin Ignace a écrit : ‘C’est l’objet de mon désir amoureux qu’ils ont mis en croix’. Et dans les livres préparatoires aux Écritures, tu trouveras cette parole appliquée à la Sagesse de Dieu : ‘J’ai désiré sa beautéiii’. Il ne faut donc pas que ce vocabulaire érotique nous effarouche, ni que les raisonneurs viennent nous en faire un épouvantailiv. » Mais, comme on verra, le terme agapè a ses mérites aussi, et selon une analyse plus fouillée (celle de Thomas d’Aquin), c’est l’agapè qui, en fait, produit l’extase réellement authentique.

Quoi qu’il en soit, puisque Dieu est Un, l’Éros divin, ou l’agapè en Lui, doivent constituer sa substance même, pour autant qu’on puisse utiliser un tel terme, ne serait-ce que métaphoriquement, dans le cas d’un Dieu dont la substance ou l’essence est précisément de n’en avoir point, puisqu’il est au-dessus de toute essence et qu’il est au-dessus de l’être – si l’on admet que c’est Lui qui a créé les essences particulières et l’être en général. Or, le fait que l’amour se révèle proprement « extatique » dans ce Dieu-Éros, implique que ce même Dieu puisse littéralement « sortir » de Lui-même, en tant que substance, et comme phénomène. Cette remarque est loin d’être anodine. Comme une source infiniment abondante, comme un dépassement continuel de la puissance divine par elle-même, Éros jaillit en Dieu, et Éros rejaillit aussi, extatiquement, hors de Dieu, Éros éclabousse toute sa création, et se répand sur tout le monde. Panspermie cosmique… Il faut en déduire qu’au moins en principe, l’extase amoureuse a valeur de paradigme universel. Certes, la notion d’extase ne doit se prendre que relativement à la capacité de chaque être singulier à sortir de soi, et à assumer la portée de cette ‘sortie’. Ce qui importe surtout, c’est l’idée même d’extase, dans toute son universalité. Elle s’applique à Dieu Lui-même, mais aussi à l’ensemble des créatures. Après avoir assimilé l’amour à l’extase (en Dieu même), Denys l’Aréopagite affirme aussi, à propos des créatures (humaines) : « Grâce à lui [l’ Éros], les amoureux ne s’appartiennent plus; ils appartiennent à ceux qu’ils aimentv ». L’idée de « la sortie hors de soi », qui est dénotée par le mot ‘extase’, a donc une portée absolument générale. Elle se vérifie par l’exemple des puissances les plus élevées, lorsqu’elles s’exercent en faveur des puissances inférieures (en descendant vers elles), ou lorsque des êtres de rang égal consentent à s’unir entre eux, ou encore lorsque des êtres de rang inférieur en appellent aux êtres du plus haut rang, et se tournent vers eux. Denys cite comme emblématique l’exemple de Paul, « possédé par l’amour divin et prenant part à sa puissance extatique », et disant alors : « Je ne vis plus, c’est le Christ qui vit en moivi». Cette phrase révélatrice peut s’interpréter comme une confirmation que Paul est en effet « sorti de soi » pour se laisser pénétrer par Dieu, pour ne plus vivre de sa vie propre, mais pour vivre de la vie du divin même.

Prenant conscience de la puissance du paradigme de la « sortie de soi », du paradigme de l’« extase », Denys va aller beaucoup plus loin. Il « ose », selon ses propres termes, affirmer que « Ce Dieu lui-même, qui est cause universelle et dont l’amoureux désir, à la fois beau et bon, s’étend à la totalité des êtres par la surabondance de son amoureuse bonté, sort aussi de lui-même lorsqu’il exerce ses Providences à l’égard de tous les êtresvii ». Ce Dieu est donc « extatique », au sens littéral, parce qu’« il sort de lui-même » lorsqu’il « condescend » à créer tous les êtres et à en prendre soin, « grâce à cette puissance extatique, sur-essentielle et indivisible qui lui appartientviii ». On peut alors dire que son « désir amoureux » s’étend, grâce à son « extase », à tous les êtres.

Mais pourquoi ce grand Dieu, si puissant, si élevé, si infini, aimerait-Il d’une telle passion des multitudes d’êtres, si infimes, si proches du néant ? Et comment pouvons-nous affirmer de telles choses au sujet de l’« extase » et de l’« amour » divins ? Sur quelles bases pouvons-nous « oser » faire de telles assertions ?

Quant à la première question, on peut supputer que la création même de l’univers et des créatures qui le peuplent fait partie intrinsèque de l’extase propre au divin et en constitue l’une de ses conséquences. En effet, comment ce Dieu n’aimerait-il pas (d’un amour réellement divin) l’existence même de sa propre extase (d’essence divine), ainsi que tous les contenus de cette extase et ses conséquences (engendrement, filiation, spiration) ? Pour prendre une comparaison, l’homme lui-même n’aime-t-il pas le contenu de ses propres extases, tout ce qui en découle, et tout ce qui peut en être engendré ?

Quant à la deuxième question (sur quelles bases pouvons-nous théoriser sur ces questions?), on peut s’appuyer pour y répondre sur quelques textes canoniques, au caractère inspiré, dont on peut penser qu’ils ouvrent des pistes roboratives, heuristiques. Des textes évoquent par exemple l’ardeur « jalouse » de Dieu à l’égard de sa création ; ainsi dans l’Exode, cette affirmation : «Moi, YHVH ton Dieu, je suis un Dieu jalouxix. » Ce Dieu est « jaloux », sans doute à cause de l’intensité de son désir amoureux. Mais on peut aussi dire qu’Il est « jaloux » parce qu’Il convertit en « ardeur jalouse », de façon communicative donc, le désir amoureux de ceux qui se tournent vers Lui, pour L’écouter, de tout leur cœur, de toute leur âme et de toute leur forcex. Si ce Dieu manifeste un amour aussi « jaloux », c’est parce qu’il semble avoir conscience que les êtres créés qu’il « aime » (à sa façon divine) sont réellement dignes de cette ardeur amoureuse, pour des raisons qui nous échappent à vrai dire complètement, et contrairement à toute apparence de bon sens (vu l’insignifiance et même le néant de ces créatures); cette dignité des créatures, de toutes les créatures, aux yeux du Dieu « jaloux » n’est pas moindre, d’ailleurs, que la dignité apparemment plus élevée des êtres qui tendent volontairement vers Lui. Bref, de ce Dieu-là, on peut dire qu’Il est (en soi) absolument Éros. Ce mot implique qu’Il est en soi « Amour », mais aussi qu’Il tend à aller « hors de Lui » (Denys dit qu’Il est « extatique », – c’est-à-dire qu’Il est aussi, essentiellement, « Extase »). Ce Dieu est à la fois « un » et amour de l’autre, Il est « un » et désir d’amour de cet Autre qu’Il n’est pas, ou pas encore. Il est à la fois « un » – le sujet extatique de Son amour, et Il est aussi Celui qui se donne à l’Autre comme objet d’amour – qui reste à consommer, comme on dit. C’est donc l’amour qui essentiellement Le meut, et Il meut aussi en essence tout ce qu’Il aime. De l’amour, Il est la cause essentielle, universelle ; Il en est le créateur et l’engendreur, – le Père en quelque sorte, mais aussi, la Mère. Il est la puissance créatrice et amoureuse qui se meut ; et Il est le Séducteur qui entraîne le monde avec Lui, et qu’Il attire à Lui. Il est le mouvement même du désir qui se meut, en soi, pour soi et hors de soi, et qui, ainsi, poursuit ses propres fins. Il ne cesse de progresser sans fin dans Son extase (ek-stasis), mais sans jamais cesser d’être qui Il est en soi.

On dira : « Tout ceci est bel et bon. Mais alors, pourquoi le Mal existe-t-il, si Dieu est amour, et qu’Il baigne Tout de son amour ? » Question archi-rebattue, depuis des millénaires. Elle a été notamment abordée avec quelque profondeur par Denys dans son Traité des Noms divinsxi, et fut aussi abondamment commentée par Thomas d’Aquin. Je ne la traiterai pas, car c’est un autre sujet que celui de l’extase. Je me contenterai ici d’une seule indication. Le Mal peut faire beaucoup de mal, et il cause d’innombrables souffrances ; il a donc (malheureusement) une réelle existence ; malgré tout, on peut aussi penser (philosophiquement) qu’il n’existe pas en soi. Le Mal existe, certes, mais pas en soi, car il n’a pas d’essence. Le Mal n’a d’ailleurs pour existence réelle que celle que certains êtres veulent et peuvent lui donner, et que d’autres êtres doivent en conséquence subir à leurs dépens. Mais, à la fin des fins, il est possible de penser que le Mal lui-même disparaîtra (en quelque sorte à la fin des Temps), non sans avoir contribué, contre toute raison, et fort paradoxalement, au Bon, au Bien, et à l’Amour (divin). Pourquoi un tel dispositif, d’ampleur cosmique ? Je n’en sais rien. Mais voilà ce qu’en dit Denys : « Pour tout résumer, le bien procède d’une cause unique et totale, le mal d’une multiplicité de défaillances partielles. Dieu connaît le mal en tant qu’il est bon, et en lui les causes du mal sont des puissances productrices de bienxii. »

En vue d’appuyer certaines de ses assertions quelque peu ébouriffantes, Denys cite les Hymnes érotiques de Hiérothée. Lorsqu’on emploie l’expression de « désir amoureux » (éros) en parlant de Dieu, mais aussi lorsque ce désir est éprouvé par des intelligences, des âmes ou diverses natures, Hiérothée affirme qu’il faut comprendre cette notion comme étant « une puissance d’unification et de connexion, qui pousse les êtres supérieurs à exercer leur providence à l’égard des inférieurs, ceux de rang égal à entretenir de mutuelles relations, ceux qui sont en bas de l’échelle à se tourner vers ceux qui ont plus de force et qui se situent au dessus d’euxxiii ». Selon Hiérothée, donc, de l’Amour qui est dans l’Un, et de l’« Extase » qui en émane, dépendent toute une série de désirs amoureux à travers tous les temps et tous les mondes. Conceptuellement, il est possible de ramener tous ces désirs amoureux à l’Amour qui les contient tous en son unité. « Ramenons toutes ces puissances à l’unité et disons qu’il n’existe qu’une Puissance simple, productrice d’union et de cohésion, qui est le principe spontané de son propre mouvement, et qui du Bien jusqu’au dernier des êtres, puis de nouveau de cet être même jusqu’au Bien, parcourt sa révolution cyclique à travers tous les échelons, à partir de soi, à travers soi et jusqu’à soi, sans que cesse jamais, identique à soi-même, cette révolution sur soi-mêmexiv. » Tout se résume donc à ce concept d’union et de cohésion, certes en accord avec l’idée du Dieu Un.

Par contraste, dans la partie du Commentaire du Traité des Noms divins qu’il consacre aux passages que nous venons d’évoquer, Thomas d’Aquin fait état d’une différence fondamentale quant à la manière dont, chez l’homme, les puissances ‘cognitives’ et les puissances ‘appétitives’ interagissent avec leurs objets pour s’y ‘unir’. Pour les premières, le sujet qui veut connaître tend à faire ‘sien’ ce qu’il veut connaître. Connaître quelque chose, revient à se l’incorporer, à se l’assimiler. Alors, ce qui est ‘connu’ existe désormais, en quelque sorte, dans le sujet qui ‘connaît’. En revanche, pour les secondes, les puissances appétitives, le sujet tend naturellement à aller vers la chose qu’il désire, il veut sortir de lui-même, se projeter à l’extérieur de lui-même, vers cet autre qu’il désire, afin de s’en approcher autant que possible, espérant enfin y pénétrer, s’y mêler et s’y fusionner. Dans les deux cas, il y a ‘union’, mais c’est la direction du mouvement d’union qui diffère.

Thomas d’Aquin souligne aussi la différence de nature entre agapè et éros (en latin, dilectio et amor), c’est-à-dire entre amitié/affection et amour/passion. Il distingue « les deux manières dont l’amour tend vers son objet. La première, comme vers un bien substantiel, ce qui se produit lorsque nous aimons une réalité de telle sorte que nous lui voulons du bien, comme quand nous aimons un homme en lui voulant du bien ; la deuxième, lorsque l’amour tend vers une chose comme vers un bien accidentel, par exemple nous aimons la vertu non pas certes pour cette raison que nous voulons qu’elle soit bonne, mais plutôt pour que grâce à elle nous soyons bons. La première sorte d’amour, certains la nomment amour d’amitié [agapè] tandis qu’ils réservent pour la seconde le nom d’amour de concupiscence, de convoitise [éros]xv. »

Dans l’amour/passion, c’est-à-dire dans l’amour de concupiscence, on n’aime pas une personne réellement pour elle-même, et seulement pour elle-même, mais on « l’aime » surtout pour ce qu’elle peut donner d’elle-même, ce qu’elle offre de plaisir ou de jouissance. Le désir de l’amant est excité par l’être aimé, mais à cause de cette excitation même, de ce désir de jouissance, de cette volonté d’obtenir satisfaction, le désir, une fois qu’il a été satisfait, s’efface ; alors la volonté repue s’évanouit dans le sommeil, et la conscience revient à elle-même. La personne ‘désirée’ (plutôt qu’aimée) ne l’était que comme un moyen (pour l’amant), et non comme une fin en soi (une fin pour elle-même). Thomas d’Aquin en conclut : « C’est pourquoi une telle sorte d’amour, à cause de la finalité visée par cet amour, ne place pas l’amant en dehors de lui-mêmexvi. » Il n’y a donc pas, dans l’amour/passion, de véritable « extase » (au sens propre de ce mot, qui est, redisons-le, la « sortie en dehors de soi-même »).

En revanche, lorsqu’on aime quelqu’un d’un amour d’amitié, on est porté vers cette personne sans arrière-pensée, sans mouvement d’égoïsme, sans chercher a priori notre intérêt. On lui veut seulement du bien, simplement pour elle-même, pour ce qu’elle est, et cela de façon désintéressée. Loin de nous, alors, l’idée de lier cette amitié à quelque avantage que l’on pourrait en tirer, en quelque sorte par-dessus le marché. La personne ainsi aimée n’est pas instrumentalisée. Elle est considérée seulement en elle-même et pour elle-même, et non pour la satisfaction du désir ‘égoïste’ de l’amant. Thomas d’Aquin affirme : « C’est cette dernière sorte d’amour qui produit l’extase car c’est elle qui place l’amant en-dehors de lui-mêmexvii. » Et en tant que l’amant est placé en dehors de lui-même, c’est alors qu’il connaît à proprement parler, l’« extase ».

Le plus intéressant, c’est que l’on peut généraliser cette analyse et l’appliquer à l’Être divin et à la manière dont l’amour se manifeste en Lui ou autour de Lui. Ainsi, « l’amour divin » peut s’entendre de deux façons : premièrement, on peut le comprendre comme l’amour par lequel Dieu est aimé. C’est ainsi que l’on peut expliquer la phrase de Denys selon laquelle l’amour divin produit, ou « fait » l’extasexviii. Cet amour place l’amant (humain) « hors de lui », c’est-à-dire qu’il sort de lui-même pour être extatiquement lié à Dieu. On peut interpréter cette extase comme une façon pour l’amant de ne plus exister pour lui-même, et de se perdre dans les réalités divines. Il ne reste rien en lui qui ne soit désormais lié à Dieu. Deuxièmement, « l’amour divin » peut aussi s’entendre comme l’amour qui est en Dieu, puis qui en émane, qui vient de Lui, et qui est donc dans le monde, et dans tous les autres êtres, par quelque immanence. Alors là, il y a cette audace (du propre aveu de Denys), qui consiste à « affirmer hardiment comme une vérité » que cette extase d’amour (divin) s’opère donc aussi en Dieu. Dieu « s’extasie » hors de Lui-même quand Il condescend à octroyer sa Providence à ses créatures (par exemple en leur donnant, selon les cas, et à proportions variées, l’être, la vie, et l’intelligence). Dieu, qui est la cause de toute chose, « sort de Lui-même » en tant qu’Il pourvoit aux besoins de tout ce qui existe. Il agit ainsi par bonté et par amour, peut-on conjecturer. Et, d’une certaine manière, comme le souligne Thomas d’Aquin dans son Commentaire, en reprenant les termes mêmes du Pseudo-Denys l’Aréopagite : « Il se prolonge et s’abandonne dans l’existence de tous les êtres, selon une certaine extasexix. » Il faut donc prendre ici le mot ‘extase’ comme signifiant littéralement: Dieu « sort de Lui-même » et « Il s’abandonne ». Ajoutons que cette « sortie » et cet « abandon » restent toujours conformes à l’essence (divine). Dieu demeure au-dessus et séparé de tout ce vers quoi « Il sort », et en quoi « Il s’abandonne ». « Il comble toutes les choses sans que sa puissance s’anéantisse dans aucune d’elles. C’est ce que Denys ajoute, certes pour montrer que par le mot ‘s’abandonne’, il ne faut pas comprendre que Dieu soit diminué, mais seulement qu’il se communique aux créatures qui participent de sa bontéxx. »

L’Extase. Voilà donc un paradigme essentiellement divin, que toutes les sortes d’extases humaines (érotiques, amoureuses, mystiques, etc.) ne font sans doute que mimer, sans toutefois que les « extatiques » abandonnent jamais l’espoir d’y participer en quelque mesure.

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iἜστι δὲ καὶ ἐκστατικὸς ὁ θεῖος ἔρως. Le mot ἔρως, éros, a le sens de « passion, amour ; désir violent », selon le dictionnaire Bailly. Mais c’est aussi le nom du Dieu Éros, qui, selon Hésiode, est « le plus beau d’entre les Dieux Immortels », et le premier Dieu à être venu « avant toutes choses », en compagnie de Chaos et de Gaïa. Éros est aussi le Dieu qui « rompt les forces, et qui dompte l’intelligence et la sagesse de tous les Dieux et de tous les hommes dans leur poitrine » (Hésiode, Théogonie). Sa force est donc supérieure à toute intelligence et toute sagesse, fussent-elles divines… Maurice de Gandillac traduit ici éros par « désir amoureux » : « Mais en Dieu le désir amoureux est extatique ». Pseudo-Denys l’Aréopagite. Traité des noms divins. Ch. 4 § 13. Aubier, Paris, 1941, p. 107.

iiMaurice de Gandillac traduit ἀγάπη, agapè par ‘amour charitable’, qui en est l’acception chrétienne. Le mot agapè est tiré du verbe ἀγαπάω, agapaô, que l’on trouve chez Homère, et qui signifie « accueillir avec amitié, traiter avec affection ; aimer, chérir ». Dans la Septante et le Nouveau Testament, il se dit de l’amour de Dieu pour l’homme et de l’homme pour Dieu.

iiiSag. 8,2

ivPseudo-Denys l’Aréopagite. Traité des noms divins. Ch. 4 § 12. Traduction Maurice de Gandillac. Aubier, Paris, 1941, p. 106

vPseudo-Denys l’Aréopagite. Traité des noms divins. Ch. 4 § 13. Traduction Maurice de Gandillac, Aubier, Paris, 1941, p. 107

viGal. 2,20

viiPseudo-Denys l’Aréopagite. Traité des noms divins. Ch. 4 § 13. Traduction Maurice de Gandillac, Aubier, Paris, 1941, p. 107. Mots soulignés par moi.

viiiIbid. p.108

ixEx 20,4. « YHVH Êlohéi-kha, Êl-qanna ». יְהוָה אֱלֹהֶיךָ, אֵל קַנָּא

xCf. Dt 6,4

xiCf. Pseudo-Denys l’Aréopagite. Traité des noms divins. Ch. 4 §§ 19 à 34. Traduction Maurice de Gandillac, Aubier, Paris, 1941, pp. 111-126

xiiPseudo-Denys l’Aréopagite. Traité des noms divins. Ch. 4 § 30. Traduction Maurice de Gandillac, Aubier, Paris, 1941, p.123

xiiiExtrait des Hymnes érotiques de Hiérothée, cités par le Pseudo-Denys l’Aréopagite. Traité des noms divins. Ch. 4, §15. Traduction Maurice de Gandillac, Aubier, Paris, 1941, p.109

xivExtrait des Hymnes érotiques de Hiérothée, cités par le Pseudo-Denys l’Aréopagite. Traité des noms divins. Ch. 4, §17. Traduction Maurice de Gandillac, Aubier, Paris, 1941, p.110

xvThomas d’Aquin. Commentaire du Traité des Noms divins. Ch. 4. Leçon 10

xviIbid.

xviiIbid.

xviiiDans sa version latine, la phrase par laquelle Denys commence le §13 du chapitre 4 de son Traité des Noms divins est : « Est autem et faciens extasim divinus amor. » A la différence de l’original grec, déjà discuté (le théios éros y est qualifié par l’adjectif ekstatikos), la version latine, sur laquelle porte le commentaire de Thomas d’Aquin, contient le mot faciens : l’amour divin est donc dit « faisant l’extase » (faciens extasim).

xixThomas d’Aquin. Commentaire du Traité des Noms divins. Ch. 4. Leçon 10

xxIbid.

L’Intelligence et le Jardin


« Plotin »

Nous sommes une sorte de roi en son royaume, quand nous ‘régnons’ sur notre intelligence, ou quand nous le croyons. Mais régner sur elle, c’est d’abord se conformer à ses exigences, et lui obéir en quelque sorte. Piètre « roi » que celui qui se soumet si souvent à sa supposée servante. Cette obéissance à la fois royale et servile est d’une double nature.

D’abord, nous obéissons à ses lois, à ses règles, qui sont comme gravées en nous, dès avant notre naissance. Nous nous nourrissons d’elle, et de tout ce qu’elle nous donne, et cela d’autant plus que nous sommes conscients de sa présence vivante en notre esprit. Nous croyons mieux nous connaître, lorsqu’en la voyant agir en nous, nous aimons tout ce qu’elle nous enseigne, sans la moindre réserve.

Ensuite, nous apprenons à obéir à l’intelligence, comme à une puissance qui, en nous, connaîtrait tout ce qu’il y a à connaître, qui comprendrait tout ce qu’il y a d’intelligible. L’intelligence est en nous cette puissance qui connaît les intelligibles ; et nous connaissons l’existence et la nature de cette puissance par le moyen de cette puissance même. Elle sait se rendre indispensable… C’est l’intelligence elle-même qui nous donne accès à ce qu’est l’intelligence ; c’est l’intelligence elle-même qui nous la rend intelligible, qui se rend intelligible. Il faut au moins lui reconnaître cela, ce savoir-faire, ce faire-savoir. En la comprenons, nous devenons nous-même cette intelligence, qui est déjà en nous ; et nous entrons à notre tour en elle.

Il y a là une double connaissance (de l’intelligence). On commence par connaître la nature de l’intelligence, par exemple en tant qu’elle nourrit la pensée discursive ; et l’on continue de la connaître, lorsque finalement on la dépasse. On la dépasse en effet quand on comprend que, non seulement on participe depuis toujours à cette intelligence, et qu’on se conforme librement à ses lois, mais que l’on peut aussi aller tout à fait au-dessus d’elle, au-delà d’elle, et pas nécessairement avec sa participation ou son soutien.

Il faut dire que la raison qui raisonne, la raison ‘discursive’ (dianoïa), ne sait jamais très bien vers quoi ses raisonnements la mènent. Elle ne sait pas qu’elle est seulement faite pour comprendre le monde, ou du moins certaines de ses parties, et pour analyser ces parties du monde qui sont autres qu’elle-même. Elle ne sait même pas qu’elle n’est pas vraiment capable de se comprendre elle-même. Elle ne sait pas qu’elle porte ses jugements selon des règles innées qu’elle ne tient évidemment pas d’elle-même, mais qu’elle a héritées. Héritées comment ? Par quel truchement ? Génétiquement ? L’inné et l’acquis jouent sans doute leur rôle en cette matière, n’est-ce pas ?…

Il y a une autre hypothèse à considérer : quelque entité métaphysique, qu’on pourrait nommer « l’Intelligence » avec un I (Noûs), ne pourrait-elle être antérieure à toute raison raisonnante ? Ne pourrait-elle alors, si elle est avérée, lui octroyer, par participation, ou par émanation, quelques éléments de sa propre puissance ? Cette Intelligence existe-t-elle, demandera-t-on ? En attendant de traiter cette question, la raison qui raisonne sait bien qu’il y a en elle quelque chose de supérieur à elle-même, une puissance en elle qui l’anime, et la fait avancer, non au hasard, mais en suivant certaines règles, puisque la raison s’en sert quotidiennement, plus ou moins pertinemment. C’est en étant « intelligente », c’est-à-dire en participant à cette Intelligence supposée, cette entité à la fois extérieure à la raison, et la pénétrant de part en part, que la raison raisonnante peut commencer de se connaître, et peut-être, de commencer à nous aider à nous connaître nous-mêmes.

N’est-ce pas là la priorité ? Et, d’ailleurs, peut-on jamais connaître quelque chose qui soit fondamentalement différent de nous-mêmes ? Il ne faut pas l’exclure. Sinon l’on serait sans doute condamné à tourner en rond, dans le cercle du connu, du même, et dans la répétition du semblable. Et d’ailleurs, est-ce que la vérité est en nous, semblable à nous, ou bien est-elle hors de nous, et aussi dissemblable que possible ?

Autrement dit : peut-on connaître l’essence de la vérité elle-même ? Il faudrait pour ce faire connaître tout ce qui a été dit, et sera dit, et dans toute cette masse dite et encore à dire, distinguer ce qui est vrai, ce qui est faux, ce qui n’est ni l’un ni l’autre, et ce qui est à la fois l’un et l’autre. Mais comment faire pour distinguer toutes ces nuances sans savoir précisément a priori ce qui est ‘vrai’ et ce qui ne l’est pas ? Quelle que soit l’essence de la vérité, qui semble hors de notre portée, elle est en relation avec l’intelligence. On imagine mal une vérité inintelligente. Mais on imagine assez bien, en revanche, des faussetés non dénuées d’une sorte d’intelligence, précisément destinée à égarer le jugement.

Imaginons à nouveau qu’il existe cette sorte d’entité que nous avons appelée « l’Intelligence ». Si elle existait, elle serait sans doute capable de distinguer formellement ce qui est vrai et ce qui est faux, mais aussi ce qui est connaissable et ce qui est inconnaissable, ce qui est ‘intelligible’ et ce qui est ‘inintelligible’, ainsi que ce qui est capable de connaître, à savoir le ‘connaisseur’, et ce qui en est incapable.

L’Intelligence, si elle existe, renvoie d’emblée à deux autres entités, qui en découlent : l’intelligible, et l’acte intellectuel. L’intelligible, c’est ce à quoi et sur quoi l’Intelligence peut s’appliquer, ce qu’elle peut mettre en lumière, ou ce qu’elle peut mettre en mouvement ou en acte, si cela est conforme à la nature de la chose intelligible. L’autre entité, l’acte même de l’intelligence, est son exercice effectif, sa ‘réalisation’ dans le monde réel.

Tous ces termes, intelligence, intelligible, acte intellectuel, peuvent être soigneusement distingués. Mais, d’un autre côté, ils peuvent être aussi rassemblés, unifiés. S’ils sont considérés comme ‘un’, alors l’intelligence apparaît aussi comme étant l’acte intellectuel, et elle est également la chose intelligible. L’intelligence se pense alors par son acte, qui est elle-même, et elle se comprend elle-même intellectuellement, là encore par elle-même. L’acte intellectuel lui est chose intelligible, et si cette chose intelligible est l’intelligence elle-même, alors on peut dire que l’intelligence se comprend parfaitement elle-même.

A l’inverse, s’il n’est pas possible d’unifier ces trois termes, cela implique que l’intelligence n’est pas son propre acte intellectuel et qu’elle n’est pas non plus intelligible à elle-même ; elle ne peut donc pas se penser ni se comprendre elle-même.

Ce raisonnement semble démontrer qu’il y a en théorie des êtres (comme ici l’Intelligence) qui sont capables de se penser eux-mêmes et de se comprendre eux-mêmes.

Mais cette soi-disant démonstration suffit-elle à nous convaincre ? Sommes-nous pleinement persuadés ?

Si l’essence même de l’intelligence, que l’on désigne en lui ajoutant une majuscule, – l’Intelligence, si l’Intelligence, donc, est son propre acte, il reste à comprendre à quoi tend cet acte, quelle est sa finalité. Si l’Intelligence se contente d’être elle-même, et qu’elle ne tend à rien d’autre qu’elle-même, on peut s’attendre qu’elle reste en elle-même. Ce qui paraît très statique.

Il doit donc y avoir dans l’Intelligence même quelque principe supérieur, capable de désir, de volonté, capable d’aspirer à autre chose que de rester immobile en elle-même. On pourrait appeler ce principe ‘l’âme de l’Intelligence’, par analogie avec notre propre organisation (corps, esprit, âme). C’est donc vers cette âme, vers ce qui en est la partie la plus divine, que l’on doit se tourner, si l’on veut savoir ce qu’est vraiment l’Intelligence, et quelle est son essence.

L’Intelligence se voit elle-même, directement, sans intermédiaire, sans avoir besoin de raisonner sur elle-même. Elle est toujours entièrement présente à elle-même, même si elle ne connaît pas toute l’étendue de sa puissance, ni la pénétration dont elle serait ultimement capable. Se voyant directement ainsi, elle n’est pas pour autant capable de se formuler à elle-même qui elle est, en réalité. Elle se voit, mais elle reste ineffable (à elle-même), elle ne peut se dire qui elle est.

Il faut maintenant monter d’un cran encore, aller encore plus haut.

Si l’Absolu, l’Un indivisible, devait lui-même énoncer qui il est, que dirait-il ? « Je suis ceci » ? « Je suis qui je suis » ? Le sujet, dans ces deux phrases, c’est « Je suis ». Que, ou qui, dit-il qu’il est ? Il dit qu’il est « ceci » ou bien qu’il est « qui je suis ». Alors, ce « ceci », ou bien ce « qui je suis », désignent-ils « quelque chose » de différent de ce que désigne ce qui s’énonce comme étant « Je suis » ? Si c’est « quelque chose » de différent, alors le sujet-énonciateur qui dit « Je suis » ne sait pas ce qu’il dit vraiment en disant « Je suis ». Si alors il énonce qu’il a tel ou tel attribut, et s’il multiplie des assertions auto-référentes, on n’en pénétrera pas la signification, car on ne saura plus qui est réellement ce sujet nommé « Je suis ».

Si ce « quelque chose » n’est pas différent, si ces attributs disent seulement ce qu’est « Je suis », alors il pourrait tout aussi bien dire : « Je suis Je suis », ou encore « Moi Moi »…

Autre hypothèse encore : envisageons qu’il soit impossible d’attribuer un attribut au sujet. Le sujet pourrait seulement dire « Je », ou « Moi ». Et, basta ! Mais il pourrait encore pointer son doigt vers quelque chose, ou bien vers lui-même, et il pourrait dire : « Ceci », sans qu’on sache ce que ce « Ceci » veut dire exactement, par rapport au sujet qui parle.

Il pourrait même continuer de pointer son doigt sur toutes choses, en disant « ceci » ou « cela », et en énumérant toutes les choses qui effleurent sa conscience, qui mobilisent son attention, qui font fonctionner son intelligence, mais sans qu’on sache vraiment ce que cela implique pour le sujet qui parle, en pointant du doigt. On saurait seulement que le sujet est manifestement multiple, de quelque manière, puisqu’il démontrerait ainsi sa capacité de voir, de sentir, de toucher, de goûter, d’entendre des choses, ici ou là, et aussi sa capacité supposée de faire des liens, d’établir des relations entre elles et lui.

Il ressort de tout cela que l’Intelligence est multiple, mais qu’elle est « une » aussi, en tant que sujet, parce qu’elle rassemble en elle toutes ces multiplicités ; elle peut les voir comme autant de différences, mais elle peut aussi tisser des liens d’unité entre elles. Par ailleurs, on peut dire que l’Intelligence existe, qu’elle n’est pas un néant, quoique semblant impalpable. Elle voit les choses, les comprend, les unifie en elle, selon sa liberté. Elle noue des liens, des relations. L’Intelligence n’est pas l’Un puisqu’elle tient au multiple. Mais elle n’est pas le Multiple, puisque son rôle est de transformer le multiple en diverses unités. L’Intelligence n’est pas non plus l’Être, puisque ce n’est pas elle qui crée les choses, ni ne leur donne l’être. Elle est elle-même une sorte d’être, quoique impalpable, on l’a dit. Comme intelligence elle est apte à séparer l’être de l’un, et réciproquement. Elle peut aussi se séparer elle-même, de par l’intelligence de ce qu’elle sait être « l’être » et « l’un ». Elle sait que l’Un est au-delà de la connaissance, comme il est au-delà de l’intelligence, c’est-à-dire au-delà d’elle-même. La connaissance est cependant une certaine sorte d’unité ; l’être aussi représente une certaine sorte d’unité ; l’intelligence enfin est encore une autre sorte d’unité, qui peut rassembler toutes ces sortes d’unité, sous la forme d’une autre sorte encore d’unité, plus métaphysique, une idée générale de l’unité. Cette unité générique n’est pas encore l’Un en soi, mais du moins le mouvement est lancé. L’Intelligence voit que l’unité se trouve partout, dans les choses, dans les idées, dans les intuitions. Elle se forme progressivement une idée de plus en plus affinée de l’unité, jusqu’à en faire une abstraction absolue : l’Un en soi.

Cet Un en soi est si abstrait qu’il est en fait ineffable. Tout ce que l’on pourrait dire de lui diminuerait son unité essentielle, comme des copeaux qui tomberaient du tronc, frappé par le fer de la hache.

L’Un absolu, l’Un essentiel, – on ne peut rien en dire. Si l’on pouvait en dire quelque chose, ce quelque chose nuirait à son essence une, seulement une. L’Un lui-même ne peut rien dire de lui-même. S’il disait une seule parole, cette parole nuirait à son unité. En ce sens, l’Un ne se connaît donc pas. S’il se connaissait, cette connaissance viendrait s’ajouter à son unité essentielle, et amoindrirait son unité. L’Un absolu est donc nécessairement impassible, silencieux, ineffable, indivisible etc. Mais tous ces mots mêmes sont inappropriés. On ne devrait même pas pouvoir les prononcer à l’égard de l’Un. Ces mots si humains, si maladroits, si manqués, nuisent profondément à l’idée pure de l’Un. En toute logique, il faut les écarter de l’Un.

Dire même de l’Un qu’il est « un », c’est encore trop. Même cela ne peut pas être dit de lui.

L’Un ne peut donc pas dire des phrases comme : « Je suis l’Un », ou comme : « Je suis l’Être ». S’il disait cela, ce serait comme s’il faisait une nouvelle découverte sur ce qu’il est essentiellement, et cela ajouterait un degré de multiplicité à son essentielle unité, ce qui serait contradictoire. Il découvrirait qu’il est un « Je » ou un « Moi » capable de se définir comme « Un » ou comme « Être ». Il vaudrait mieux passer tout de suite à la seule conclusion possible : l’Un ne se pense pas, et personne ne peut le penser.

Comment alors parler de l’Un, s’il ne se pense et si l’on ne peut le penser ? Nous pouvons encore parler à son propos, échanger des vues générales, sur les différentes manières dont nous pouvons le percevoir, ou le comprendre, mais nous ne pouvons pas exprimer directement qui il est essentiellement, qui il est en tant qu’Un.

Nous pouvons seulement dire ce qu’il n’est pas, et nous ne pouvons absolument pas dire qui il est ou ce qu’il est.i Pourtant rien n’empêche que nous ne le saisissions autrement que par des paroles. Quand nous atteignons le monde de l’intelligence pure, et que nous appliquons cette intelligence-là à l’Un, alors il nous est donné peut-être de comprendre que l’Un est au cœur même de l’Intelligence, dans son intimité la plus profonde (ὁ ἒνδον νοῦς)ii.

En entrant dans cette intimité-là, on pourrait peut-être comprendre que l’Un est une immense puissanceiii. Il est en toutes choses et il est la puissance de toutes choses. Il est donc supérieur à l’Être, à la Vie, à l’Intelligence. Il est le Bien.

Et qui voit le Bien ?

Il nous faut bien croire que l’on voit la lumière quand on la voit. Cela ne se discute pas, la lumière. Elle remplit les yeux d’un seul coup. Cette lumière, d’où vient-elle ? Elle vient d’une source unique, elle vient de l’Un, et même elle est l’Un même. Il faut penser que dans la lumière l’Un est cette lumière, qui éclaire. On la voit, mais cela ne nous suffit pas. On désire la toucher. On voudrait la boire, cette lumière, l’avaler, l’absorber, la digérer. C’est une lumière solide comme du pain, du plomb, ou de l’or. Qui vrille comme des sons d’outre-monde. Des sons ultra-violents, des visions ultra-sensibles. La lumière, c’est seulement une porte, une sorte de chemin. Mais on est encore loin de la fin même. Comment y arriver ?

« Retranche toute chose », dit Plotin en réponse à cette questioniv. Oui, cela est une voie. Il y en a une autre : « Laisse pousser, fais croître, arrose les roses et les épines, fais tomber la pluie et luire la nuit. »

Un jardin en vaut un autre.

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iPlotin. Ennéades V, 3, § 14 (p.68 dans la traduction d’Émile Bréhier, 1967)

iiIbid.

iiiPlotin. Ennéades V, 3, § 16 (p.71 dans la traduction d’Émile Bréhier, 1967)

ivPlotin. Ennéades V, 3, § 17 (p.73 dans la traduction d’Émile Bréhier, 1967)

Le doute et le signe


« Les Monts Sibyllins, près de Foligno, en Ombrie. »

Lectrice ! Il faut croire ce que dit Angèle à propos de ses extases. Faites-lui un peu confiance, au moins dans les quelques minutes qui vont suivre, pendant lesquelles je vais vous rappeler des moments cruciaux de ce qu’elle vécut, vers la fin du 13e siècle, dans la petite ville de Foligno, sise entre la fameuse Assise et les Monts Sibyllins ! Lecteur ! Faites-lui le crédit d’un peu de votre attention passagère, avant de laisser libre cours, si le cœur vous en dit, à votre ire, à votre ironie ou à votre rêverie ! Je vais tenter de dire pourquoi elle mérite votre attention, en ces temps troublés. D’abord, Angèle n’était certes pas un perdreau de l’année, ni une perdrix perdue. Riche et châtelaine, elle vendit son château et ses terres, après la mort de son mari et de ses enfants, pour en distribuer le prix aux pauvres, et elle se fit franciscaine. Il faut, je crois, la croire quand elle affirme que son âme a souvent été ravie, et qu’elle a été admise à plusieurs reprises à contempler certains secrets divins. Ce qu’elle en rapporte est fascinant, – notamment parce qu’elle est capable de jauger froidement de la profondeur différenciée de ces secrets, et de leurs perspectives respectives… Par exemple, elle raconte qu’elle a été introduite dans le secret des Écritures. Elle comprit alors pourquoi elles étaient à la fois faciles et difficiles. Elle dépassa leurs contradictions, leurs obscurités. Elle a su, en matière d’interprétation, au moins autant que le talmudiste le plus retors, que le rabbin le plus fin. Elle a proclamé, avec une mâle et virile conviction, à propos des Écritures: « Je me tiens debout sur elles, pleine de science, et quand je reviens des secrets divins, je puis prononcer quelques petits mots avec assurance. » Ah ! Angèle, Angèle, quel mélange de modestie et d’orgueil !

Mais elle ajoutait aussitôt que s’il s’agissait non pas de commenter les Écritures, mais de parler de ce qui se tient incomparablement au-dessus ou au-delà de ces dernières, s’il s’agissait de dire ce qui est essentiellement indicible, de rapporter ce qui se tient au centre de « l’éblouissement de gloire », au cœur du « Dieu de l’abîme », alors, il n’était plus question pour Angèle d’assurance, de science ou de savoir. Elle reconnaissait illico son néant mental, son infinie impotence, son écroulement absolu, et elle avouait aussi sa peur au ventre, son épouvante panique : « Mais s’il s’agit des opérations ineffables, s’il s’agit de l’éblouissement de gloire, n’approchez pas, parole humaine ; et ce que j’articule en ce moment me fait l’effet d’une ruine, et j’ai l’épouvante qu’on a quand on blasphème. »i

Il y a quelque chose qui sonne étrangement juste chez Angèle, quelque chose qui me la rend extraordinairement sympathique, et crédible. Elle dit qu’elle a vu Dieu dans sa plus grande gloire, et elle dit aussi qu’elle ne peut rien, vraiment rien en dire. Elle ne peut rien dire qui approche même infiniment peu de ce qui serait à dire. Ce qui m’attache à elle, c’est une certaine tonalité d’authenticité, mais aussi, je l’avoue, la franchise de ses tournures stylistiques. Elles relèvent de l’une des plus belles tentatives d’anagogie qu’il m’ait été donné de découvrir, parmi des douzaines d’écrits de mystiques de toutes époques, de tous horizons, de toutes cultures, et de toutes religions.

Angèle affirma avec une fougue sans pareille que, si on lui offrait de transformer en délices éternelles toutes les visions, toutes les révélations, et tous les émois mystiques que Dieu lui donna de vivre pendant sa vie, et si on lui proposait de lui garantir éternellement ces délices en échange d’un seul et très court instant de ce qu’elle vécut pendant ce qu’elle appelle son « éblouissement », alors elle dirait non ! Non ! Non !…  « Si tous les saints qui ont vécu avaient sans cesse parlé de Dieu, et si toutes les délectations, bonnes ou mauvaises, qu’a jamais senties la créature terrestre étaient changées en délices pures, en délices spirituelles, en délices éternelles, et si ces délices devaient me conduire à l’inénarrable joie de voir Dieu manifesté ; si l’on m’offrait tout cela réuni, et si, pour le tenir, il me fallait donner et changer un instant de ma joie suprême, un instant de mon éblouissement, le temps qu’il faut pour lever ou pour fermer les yeux, je dirais : Non, non, non. Tout ce que je viens d’énumérer n’est rien, rien auprès de l’inénarrable. Entre ces choses et la mienne, la distance est infinie. Je te le dis, pour essayer de déposer un mot dans ton cœur. »ii

Lectrice, Lecteur, je ne sais si les mots d’Angèle touchent votre cœur. Je témoigne seulement qu’ils touchent le mien. J’aime cette idée, qui ne vient pas de la réflexion philosophique, ou de la sagesse des livres, mais de l’expérience nue, de la rencontre inouïe. J’aime cette idée que tous ces délices extraordinaires et éternels valent moins qu’une seule seconde de l’« éblouissement » d’Angèle.

Elle décrit en quelques mots cet « éblouissement », bien qu’il soit foncièrement ineffable, et tellement inconcevable qu’on ne saurait même pas commencer de seulement désirer s’en approcher.

« Je ne suis pas même capable de désirer cette béatitude ; je ne sais même pas comment je ferais pour la demander. Et cependant elle ne me quitte plus. Dieu ravit mon âme sans me demander mon consentement. Au moment où j’y pense le moins, mon Seigneur et mon Dieu m’emporte tout à coup. Et j’embrasse le monde, et il ne me semble plus être sur terre, mais dans le ciel, et en Dieu. Les hauteurs de ma vie passée, sont bien basses près de celles-ci. plénitude, plénitude ! ô lumière remplissante, certitude, majesté et dilatation, rien n’approche de votre gloire ! Or, cet éblouissement de Dieu, je l’ai eu plus de mille fois, et jamais il n’a ressemblé à lui-même, éternellement varié et nouveau à jamais. »iii

Angèle ajoute une autre notation que je trouve particulièrement suggestive. Elle nous met sur la piste d’un mouvement intime de transformation et d’agrandissement de l’âme, au-delà de toute mesure, au-delà de tout ce dont elle aurait été elle-même en mesure de concevoir, du moins jusqu’alors. Et c’est cette transformation « enthéogène », ce commencement de « divinisation » de sa propre essence, qui lui rendent possible l’étape suivante, la présentation devant la Face :

« Et mon âme, trop étroite pour elle- même, ne put s’embrasser ni se comprendre. Si l’âme créée et finie ne peut se comprendre, jusqu’où grandira son impuissance en face de l’immense et de l’infini, en face de l’incirconscrit? Mon âme se présenta devant la face de Dieu avec une immense sécurité, sans ombre et sans nuage ; elle se présenta avec une joie inconnue, avec un transport jeune, supérieur, au-dessus de toute excellence : la nouveauté et la splendeur du prodige que j’étais dépassa mon intelligence. »iv

Angèle, – une femme remarquablement intelligente, radicale, passionnée, visionnaire –, se trouve dépassée dans son intelligence par des prodiges qui la transportent de joie. Cependant, malgré toutes ces expériences incroyables (mais crédibles), ces visions ineffables (mais transmissibles dans une certaine mesure, comme en témoignent ces lignes mêmes), malgré tout cela, Angèle couvait encore quelque doute. C’est, là encore, rendre hommage à son intelligence, à sa sagesse, que de souligner ce doute. Elle éprouva à plusieurs reprises un doute taraudant, et l’avoua. Voici comment elle s’en délivra, à l’occasion d’un autre ravissement, où elle vit Dieu une fois encore. Alors tout doute disparut, pour toujours (ou presque) : « Ravie en esprit, pendant la messe, je vis Dieu au moment de l’élévation. Après cette vision, il resta en moi une douceur inénarrable et une joie immense qui durera toute ma vie. C’est dans cette vision que je reçus l’assurance demandée, et le doute prit la fuite. Je reçus pleine satisfaction ; j’eus la certitude de Dieu m’ayant parlé. »v

Un autre jour, pendant qu’elle était en prière, Angèle entendit ces paroles : « Ô ma fille chérie, disait la voix, je t’aime beaucoup plus que tu ne m’aimes; ô mon temple choisi, le cœur du Dieu tout-puissant est appliqué sur ton cœur. » Angèle raconta plus tard au frère Arnaud, qui transcrivait en latin ses souvenirs : « Un sentiment inconnu et inexprimablement délicieux coula dans tous mes membres, et je tombai à terre, et je restai étendue. (…) Alors des yeux de l’esprit je vis… comment dirai-je… pour parler un langage quelconque? Je dirai, parmi les transports d’une joie inénarrable, je vis, des yeux de mon esprit, les yeux de l’Esprit divin… Mais qu’est-ce que mes misérables paroles? J’en suis dégoûtée, j’en ai honte ; elles me font l’effet d’indignes plaisanteries. »vi

Cependant, prise d’un nouveau doute, elle s’interrogea : « Si Celui qui me parle était le Fils de Dieu, ma joie ne serait-elle pas plus énorme? si j’étais sûre que c’est bien vous qui êtes en moi, – en moi -, telle que je me connais, je ne pourrais pas supporter ce délire. Comment se fait-il que je ne meure pas de joie? » L’argument était d’autant plus valable que les Écritures mentionnent à plusieurs reprises que l’on ne peut pas voir la face de Dieu et vivre. Comment expliquer qu’elle ne meure pas sur le champ ? Mais Dieu lui répondit alors: « Tu as la joie que je veux ; si elle n’est pas plus énorme, c’est que je ne veux pas ; mais la voici qui va devenir plus énorme. Regarde ! le monde entier est plein de moi. » Et je vis que toute créature était pleine de Dieu. « Je peux tout, dit-il ; tout, et même ceci : je peux faire que tu me voies avec les yeux du corps, comme les apôtres m’ont vu, et que tu n’aies aucun plaisir, ni aucun sentiment. » Il ne disait rien de tout cela dans un langage humain ; mais mon âme comprenait tout ! elle comprenait cela, et beaucoup de choses plus grandes, et elle sentait la vérité des choses. »vii

Pourtant, tout cela ne lui était pas encore suffisant. Angèle voulait d’autres preuves. Elle voulait être sûre que tout ceci n’était pas une illusion, une tromperie des sens ou de son intelligence.

Elle cria : « Oh ! puisqu’il en est ainsi, puisque vous êtes le Dieu tout-puissant, vous qui dites les grandes choses : oh ! donnez-moi un signe, un signe que c’est vous, un signe, Seigneur, que c’est bien vous.» Angèle désirait recevoir à un autre signe, n’importe lequel. Un signe ! Un signe !

La voix répondit : « Le signe que tu demandes ne te donnerait qu’un moment de joie, le temps de voir et de toucher ; mais le doute reviendrait, et l’illusion serait possible dans un signe de cette nature. Laisse-moi le choix. Je te donnerai un signe d’un ordre supérieur, qui vivra éternellement dans ton âme, et tu le sentiras éternellement. Ce signe, le voici : Tu seras illuminée et embrasée, maintenant et toujours, brûlante d’amour, et dans l’amour, maintenant et à jamais. Voilà le signe le plus assuré qui soit, le signe de ma présence, le signe authentique, et personne ne peut le contrefaire. Je t’en fais présent, qu’il descende au fond de toi. Je te donne plus que tu ne m’as demandé. Voici que je plonge l’amour en toi : Tu seras chaude, embrasée, ivre, ivre sans relâche ; tu supporteras pour mon amour toutes les tribulations. »viii

Voilà, il me semble, un signe en effet irréfutable. Qu’Angèle soit donc désormais ivre, chaude, embrasée, et ceci sans relâche. Qu’elle soit à jamais plongée dans l’amour le plus brûlant qui soit. Si jamais l’amour en elle baissait d’un degré, elle saurait alors que tout cela n’était qu’un rêve, une illusion, une sorte de māyā christique. En revanche, si l’amour en elle se révélait croître toujours, quelle autre preuve désirer que cet amour effectivement ressenti en son âme, et gonflant son cœur de sève brûlante?… Seuls ceux qui n’ont jamais aimé ne peuvent comprendre la puissance d’un tel signe, à jamais gravé dans le sein d’Angèle.

Angèle sentit descendre cette onction divine, elle vit que Dieu la plongeait dans l’amour, elle vécut cette douceur tellement inexprimable qu’elle pensa désirer mourir. Encore mourir, dira-t-on ! Mais même mourir n’aurait pas suffi.

Le signe fut plongé à jamais dans le fond de son cœur, et son âme se revêtit d’une telle splendeur qu’Angèle s’avoua enfin vaincue. Elle déclara : « Je suis le signe sans interruption »ix.

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iDes visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno. Trad. Ernest Hello. Ed. Tralin, Paris, 1914, Ch.27, p.104

iiIbid. Ch.27, p.105

iiiIbid. Ch.27, p.107

ivIbid. Ch.27, p.108

vIbid. Ch.28, p.111

viIbid. Ch.29, p.112-113

viiIbid. Ch.29, p.114

viiiIbid. Ch.29, p.115

ixIbid. Ch.29, p.117

Humus, Deus et l’Abîme


« Angèle de Foligno »

C’est un fait, brut, patent, indéniable, reconnu au Moyen Âge, mais semblant illusoire aux « modernes » : Angèle eut dans sa vie de nombreuses visions de Dieu. « Un jour j’entendis une voix divine qui me disait : « Moi qui te parle, je suis la puissance divine, qui t’apporte une grâce divine. Cette grâce, la voici : je veux que ta vue seule soit utile à ceux qui te verront. Ah ! ce n’est pas tout ! je veux que ta pensée, ton souvenir et ton nom portent secours et faveur à quiconque s’en servira. Personne ne pensera à toi en vain. Toute âme qui se souviendra de toi recevra une grâce proportionnée à l’union divine qu’elle possédera déjà ». »i

Serait-ce donc non en vain que nous évoquerions aujourd’hui le nom d’Angèle, et que son souvenir seul nous gratifierait de quelque avancée du cœur ou de l’âme? Alors que je parcourais les pages de braise de son Livre des Visions, je fus sensible, je l’avoue, moins à cette promesse formelle qu’à la puissance des intrications qu’elle laissait entendre ou espérer. L’une de ces intrications serait celle, structurelle, d’Homo-Humus et de Deus. On en déduirait qu’en Dieu lui-même, étonnamment, la puissance et l’humilité seraient intimement intriquées, entremêlées. Sa puissance (extrêmement élevée) et son humilité (quant à elle abyssale) seraient à la fois, apparemment contraires, opposées, mais en réalité unes et semblables, tissées de la même substance, de la même essence (divine). Ce mystère, ce paradoxe, Angèle le vit et elle l’entendit parfaitement. La voix divine lui précisa: « Je vais te montrer ma puissance. » Et Angèle raconte : « Les yeux de l’esprit furent ouverts en moi, je vis une plénitude divine où j’embrassais tout l’univers, en deçà et au delà des mers, et l’Océan, et l’abîme, et toutes choses, et je ne voyais rien nulle part que la puissance divine ; le mode de la vision était absolument inénarrable. Dans un transport d’admiration, je m’écriai : « Mais il est plein de Dieu, il est plein de Dieu, cet univers. » Aussitôt l’univers me sembla petit. Je vis la puissance de Dieu qui ne le remplissait pas seulement, mais qui débordait de tous les côtés. « Je t’ai montré, dit-il, quelque chose de ma puissance. » Et je compris que, plus tard je pourrais peut-être en recevoir une intelligence plus élevée. « Je t’ai montré, dit-il, quelque chose de ma puissance ; regarde mon humilité. » Je vis un abîme épouvantable de profondeur ; c’était le mouvement de Dieu vers l’homme et vers toutes choses. »iii

Angèle découvrit ce jour-là l’humilité infiniment profonde du Dieu infiniment puissant. Un abîme de paradoxes, à tout le moins. Et par là elle se vit derechef invitée à plonger elle-même dans cet abîme, qui se révéla être triple, – l’abîme de la « descente » de Dieu dans l’humanité (dans l’humus de la glaise adamique), l’abîme du ‘néant’ et du ‘rien’ qu’Angèle ressentit être elle-même face à un Dieu si incompréhensible, si étonnant, si surprenant, et enfin l’abîme de sa propre pensée, la pensée de ce ‘rien’ qu’elle savait être, et qui, pourtant, pensait et méditait réellement. « Me souvenant de la puissance inénarrable, et voyant l’abîme de la descente, je sentis ce que j’étais ; c’était le rien, absolument rien, un néant, et dans ce néant rien, rien, excepté l’orgueil ! Je tombai dans un abîme de méditation. »iv

Angèle raconte qu’un autre jour, à nouveau, elle fut « ravie en esprit ». « Je fus posée dans ce ravissement près d’une table sans commencement ni fin ; je ne voyais pas la table, mais je voyais ce qui était placé sur elle. C’était une plénitude divine, une plénitude inénarrable, qui n’a aucun rapport avec aucune expression ; c’était la plénitude, la Sagesse divine et le souverain bien. Et dans la vision de la divine Sagesse, je voyais qu’il n’est pas permis de l’interroger sur certaines voies futures et secrètes qu’elle choisira dans l’avenir ; car il y a un manque de respect à vouloir marcher devant elle. »v

Une autre fois, alors qu’elle était en oraison, et brûlant d’en savoir plus sur Dieu, elle lui fit des questions : « Pourquoi avez-vous créé l’homme? Pourquoi avez-vous permis sa chute? Pourquoi la passion de votre Fils, quand vous aviez, pour nous racheter, tant d’instruments dans les mains? »vi . Du coup, elle fut ravie en esprit, et par là commença d’entrevoir une explication : « Je vis alors que le mystère de ses voies est un mystère sans commencement ni fin. Ravie dans l’immense ténèbre, mon âme voulut rétrograder vers elle-même. Impossible ! Elle voulut aller plus avant. Impossible ! Puis, enlevée plus haut, elle aperçut la puissance inénarrable, puis la justice de Dieu, sa volonté, sa bonté, et je découvris au fond d’elles les choses que j’avais cherchées. Tout à coup mon âme fut arrachée à l’immense ténèbre. (…) Je plongeai mon regard avec une joie immense dans la volonté de Dieu, dans sa puissance, dans sa justice, et au delà de mes espérances, je buvais avec transport l’intelligence des mystères ; mais leur manifestation est interdite aux paroles, parce qu’ils dépassent la nature. Je savais bien que Dieu pouvait nous sauver autrement ; mais je n’avais jamais compris comment le mode de rédemption qu’il a choisi constitue de lui à nous la plus haute manifestation de sa bonté, et l’union la plus intime, celle qui se fait par la bouche, l’union eucharistique. »vii

Ce ravissement ne s’arrêta pas là. Angèle s’éleva plus haut encore. « Mais je n’ai pas tout dit. Après avoir contemplé la volonté de Dieu, sa puissance et sa justice, je fus ravie à une plus grande hauteur où je ne vis plus rien de tout cela, et le mode de vision fut changé. Je vis une unité éternelle, inexprimable, dont je ne puis rien dire, sinon qu’elle est le tout bien. Et mon âme, dans le délire de sa joie, ne distinguait plus l’amour et contemplait l’inénarrable. J’étais sortie de ma première vision, j’étais entrée dans l’inénarrable : avec mon corps ou sans mon corps, je l’ignore pleinement. Tous les états que j’avais connus étaient moins grands que celui-ci. Cette vision laissa en moi la mort des vices et la sécurité des vertus (…) Mais, ô profondeur ! ô profondeur ! ô profondeur ! ô profondeur ! toute créature sert au salut des prédestinés : c’est pourquoi l’âme, qui, descendue dans l’abîme, a jeté un coup d’œil sur les justices de Dieu, regardera désormais toutes les créatures comme les servantes de sa gloire. »viii

L’amour divin, quand il tombait sur Angèle, fut comparé par elle à une faux, qui touche et tranche les chairs et l’âme, et puis se retireix. Mais alors le désir devenait si fort que seule la mort semblait pouvoir combler Angèle. « Écoutez le secret : cette satiété engendrait une faim inexprimable, et mes membres se brisaient et se rompaient de désir, et je languissais, je languissais, je languissais vers ce qui est au delà. Ni voir, ni entendre, ni sentir la créature. Oh ! silence ! silence ! Mais il y avait un cri au dedans. Oh ! ne me faites plus languir ! Oh ! la mort ! la mort ! car la vie m’est une mort. La mort ! (…) L’amour se rapprocha ; il me fit une plus ardente brûlure; et puis, voici le désir, le désir d’aller là où il est. Je ne sais pas si au-dessus de cet amour il y en a un autre, à moins de parvenir à l’amour mortel ; car il y en a un qui donne la mort. Entre l’amour généreux et l’amour mortel, il y a un amour intermédiaire qui ferme les lèvres, parce que sa joie et son abîme sont au delà des paroles. »x

Au-delà ! La joie et l’abîme sont au-delà de tout ce qui peut en être dit. Mais la pensée d’Angèle déborde soudain toutes barrières, tout semble possible à dire quant à ce qui est essentiellement indicible, et les paroles les plus divines ne signifient plus rien pour elle, par rapport à toute la réalité qu’elles ne font qu’effleurer, et par rapport à tout ce qui ne peut en être dit: « Ah ! qu’on ne me parle plus ni de l’Évangile, ni de la vie de Jésus-Christ, ni d’aucune parole divine ! tout cela ne me paraîtrait plus rien. Je vois en Dieu de plus grandes grandeurs. Silence devant l’incomparable 1 Et quand je reviens de cet amour, je suis dans une joie immense ; je suis angélique et j’aime jusqu’aux démons. »xi

Les ravissements et les extases d’Angèle se succèdent dans sa vie, et provoquent des visions toujours supérieures, non sans impliquer parfois de curieuses conséquences. Une fois, Angèle vit son idée de l’amour se perdre, ou plutôt se transformer en une sorte de « non-amour », lequel s’empara d’elle. « Un jour mon âme fut ravie et je vis Dieu dans une clarté supérieure à toute clarté connue, et dans une plénitude supérieure à toute plénitude. Au lieu où j’étais, je cherchai l’amour, et ne le trouvai plus. Je perdis même Celui que j’avais traîné jusqu’à ce moment, et je fus faite le non-amour. »xii Ce « non-amour » n’était certes pas un désamour. Rien à voir. Il s’agissait d’un amour tel que le mot ‘amour’ ne pouvait aucunement en rendre compte. L’amour infini qui est au-delà de tout amour ne peut en réalité être défini que négativement, puisque les mots mêmes pour le définir manquent ou trompent. Les tenants de la « voie négative », voie explorée dès le 5e siècle par Denys l’Aréopagite, incitaient depuis longtemps à retourner le langage contre lui-même, contre ses apories.xiii Dans la voie négative, la plus grande lumière ne peut se définir que comme une ténèbre, parce que toute lumière visible ou intelligible est encore trop obscure pour seulement commencer de saisir le feu illimité de la lumière absolue. « Alors je vis Dieu dans une ténèbre, et nécessairement dans une ténèbre, parce qu’il est situé trop haut au-dessus de l’esprit, et tout ce qui peut devenir l’objet d’une pensée est sans proportion avec lui. (…) Je ne vois rien, je vois tout : la certitude est puisée dans la ténèbre. Plus la ténèbre est profonde, plus le bien excède tout ; c’est le mystère réservé. Ensuite je vois avec ténèbre que Celui qui est là, au-dessus de tout, surpasse jusqu’au bien absolu. Et tout le reste est ténèbre, et tout ce qu’on peut penser est tout petit à côté. Faites attention. La divine puissance, sagesse et volonté, que j’ai vue ailleurs merveilleusement, paraît moindre que ceci. »xiv

Aux yeux d’Angèle, tout devient « petit » à côté de Celui qu’elle voit (ou ne voit plus) dans la ténèbre infinie. Mais comment ne pas douter, lorsqu’on est immergée comme elle dans une obscurité sans fin ? Pourtant Angèle ne doute pas ; elle nous dit même que s’il lui arrivait de douter un tant soit peu, une fois elle-même plongée dans cet obscur-là, si profond, si abyssal, elle y trouverait encore la « paix suprême »; même si toute foi l’abandonnait alors, et même si elle perdait pour toujours, dans cette nuit-là, son lien avec la Divinité, il lui resterait au moins l’assurance de cette « paix », et elle saurait encore ceci, – que tout le bien du monde repose dans l’immense ténèbre. Plus la ténèbre s’obscurcirait, plus la nuit tendrait au noir total, plus Angèle saurait atteindre à la lumière d’extases répétées… « A l’altitude ineffable de voir Dieu dans l’immense ténèbre, mon âme fut ravie trois fois. Je l’ai vu mille fois avec ténèbre, mais trois fois seulement dans l’obscurité suprême. (…) De l’autre côté Dieu m’entraîne à lui, par le bien suprême que je vois dans la nuit noire. Dans l’immense ténèbre, je vois la Trinité sainte, et dans la Trinité, aperçue dans la nuit, je me vois moi-même, debout, au centre. Voilà l’attrait suprême, près de qui tout n’est rien, voilà l’incomparable. Mes paroles me font l’effet d’un néant ; qu’est-ce que je dis? mes paroles me font horreur, ô suprême obscurité ! mes paroles sont des malédictions, mes paroles sont des blasphèmes. Silence ! silence ! silence ! silence ! »xv

Mais à nouveau l’obscurité se dissipe ; Angèle en sort et recommence à voir « l’Homme-Dieu », qui embrasse, qui étreint amoureusement son âme : «  Il attire mon âme avec douceur, et il dit quelquefois : Tu es moi, et je suis toi. Je vois ses yeux ; je vois sa face miséricordieuse ; il embrasse mon âme, il la serre contre lui, il la serre d’un embrassement immensément serré. Ce qui procède de ses yeux et de sa face est le bien qu’on voit dans la nuit noire. C’est la chose qui sort du fond, et l’inénarrable délectation vient avec elle. Dans l’Homme-Dieu mon âme puise la vie, elle se maintient en lui plus longtemps que dans la vision obscure. Mais l’attrait de l’immense ténèbre est incomparablement supérieur, au moins pour moi, à l’attrait de l’Homme-Dieu. J’habite désormais dans l’Homme-Dieu presque continuellement. Un jour je reçus de lui cette assurance qu’entre lui et moi il n’y a rien qui ressemble à un intermédiaire. Depuis ce moment, de son humanité sur moi la joie coule nuit et jour. »xvi

Un autre jour encore, Angèle fut ravie en esprit et se trouva en Dieu, au sein de la Trinité, suivant un « mode inconnu », totalement ineffable. « Je me sentais au milieu de la Trinité par un mode de présence plus grand et plus élevé (…) Les opérations divines qui se faisaient dans mon âme étaient trop ineffables pour être racontées par un saint ou par un ange quelconque. La divinité de ces opérations et la profondeur de leur abîme écrase la capacité et l’intelligence de toute âme et de toute créature. (…) Je ne me souviens que d’une chose, c’est que j’ai eu ces choses, et que je ne les ai plus. Dans les biens ineffables et les nouvelles opérations que subit mon âme, Dieu fait d’abord son opération, puis il se manifeste, et au moment où il se découvre à mon âme, il l’accable sous des dons plus énormes, accompagnés d’une plus haute, d’une plus ineffable lumière. Or, il se présente de deux manières. Voici le premier mode de manifestation. Il se manifeste dans l’intime de l’âme : je comprends alors sa présence dans toute nature, dans toute créature qui a reçu le don de l’être, dans le démon, dans l’ange, dans le paradis, dans l’adultère, dans l’homicide, dans toute bonne action, dans tout ce qui a reçu, à un degré quelconque, le don d’exister, dans toute beauté, dans toute turpitude. »xvii

Angèle comprend que Dieu est immanent à toutes ses créatures, il est immanent à toute la nature et à la Création tout entière, et à tout ce qui participe de l’Être, à tout ce qui existe, à tout bien et à tout mal, à toute beauté et à toute laideur…

Angèle comprend aussi qu’il y a un second mode de présence du divin qui ne relève pas de l’immanence. Au lieu de venir habiter dans l’âme, ou dans l’être, de façon immanente, la Divinité fait le contraire, et elle accueille en elle-même l’âme, elle se l’incorpore, la fusionne à son abîme, la fond en sa profondeur, pour y exercer son opération et y accomplir sa fin, – qui est le souverain bien. « Quant au second mode de présence, il est tout à fait différent, et la joie qu’il apporte n’est pas la même joie. Cette présence inconnue recueille profondément l’âme en elle, et là, dans le fond, elle accomplit l’opération divine, avec une grâce incomparablement plus grandiose. Tel est l’abîme où elle s’accomplit, l’abîme inénarrable des délectations et des illustrations divines, que cette manifestation de Dieu, sans autre bien que lui-même, est le souverain bien, celui que les saints possèdent pendant l’éternité. »xviii C’est alors, dans son propre abîme, que Dieu se présente à l’âme, c’est à cet instant qu’il découvre sa face. Il agrandit l’âme au-delà de toutes ses limites, il la rend capable de recevoir des joies et des exultations parfaitement inimaginables, et absolument inconnues. Tout cela se passe dans ce lieu, dans cet abîme, dont Angèle n’a encore jamais parlé, et qui est un « abîme » encore plus secret, encore plus celé. Paradoxalement, c’est un abîme de lumière, et non d’ombre. « L’âme est arrachée à toute ténèbre : la connaissance de Dieu dépasse les possibilités prévues par l’intelligence ; et telle est cette lumière, et telle est cette joie, et telle est cette évidence, et tel est cet abîme nouveau qu’il est inaccessible à tout cœur créé. Après l’abîme, mon cœur ignore ; incapable de rien comprendre, de rien penser des choses de l’abîme, il ne sait rien, si ce n’est peut-être l’impossibilité naturelle où il était d’aller là. Des choses de l’abîme, il est impossible de rien dire. »xix

Angèle assène cette vérité cinglante, définitive, mais, quand on y réfléchit un tant soit peu, particulièrement propre à exciter l’imagination tant des chercheurs en vérité que des novices de l’extase : « Pas un mot, pas une idée qui ressemble au Dieu de l’abîme. »xx

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iDes visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno. Trad. Ernest Hello. Ed. Tralin, Paris, 1914. Ch.22, p.80

iiDes visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno. Trad. Ernest Hello. Ed. Tralin, Paris, 1914.

iiiIbid. Ch.22, p.81

ivIbid. Ch.22, p.82

vIbid. Ch.23, p.83

viIbid. Ch.24, p.85

viiIbid. Ch.24, p.86

viiiIbid. Ch.24, p.87-88

ix« C’était pendant le carême; j’étais sèche et sans amour. Je priais Dieu de me donner quelque chose de lui-même; car, moi, je n’avais rien. Les yeux intérieurs furent ouverts en moi, et je vis l’amour qui venait à moi. Je vis son principe, mais non sa fin. Ce que je voyais avait un prolongement, sans avoir de limite. Les couleurs ne me fourniraient aucun terme de comparaison. Quand l’amour arriva à moi, je le vis avec les yeux de l’âme beaucoup plus clairement que je n’ai jamais rien vu avec les yeux du corps. Je dirai, si vous voulez, que l’amour prit, en me touchant, la ressemblance d’une faux. Je vous supplie de ne pas croire qu’il s’agisse d’une ressemblance commensurable. Mais il me sembla qu’un instrument tranchant me touchait, puis il se retirait. » Ibid. Ch.25, p.89

xIbid. Ch.25, p.89-90

xiIbid. Ch.25, p.91-92

xiiIbid. Ch.26, p.94

xiii« Quoique l’on approprie à la Divinité, qui dépasse toutes choses, les noms d’Unité et de Trinité, toutefois, cette Trinité et cette Unité ne peuvent être connues ni de nous ni d’aucun être ; (…) Dieu ne se nomme pas, et ne s’explique pas ; sa majesté est absolument inaccessible… De là vient que les théologiens ont préféré s’élever à Dieu par la voie des locutions négatives. » S. Denys l’Aréopagite, Des Noms divins, ch. Xiii.

xivDes visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno. Trad. Ernest Hello. Ed. Tralin, Paris, 1914. Ch.26, p.95-96

xvIbid. Ch.26, p.97

xviIbid. Ch.26, p.98

xviiIbid. Ch.27, p.100-102

xviiiIbid. Ch.27, p.102

xixIbid. Ch.27, p.103

xxIbid. Ch.27, p.103

Angèle


« Angèle de Foligno »

Humble Angèle, mais aussi fière Angèle, si entière dans l’exigence, et si extrêmement dure, impitoyable même. « Mon mari et mes fils moururent aussi en peu de temps. Et parce que étant entrée dans la route, j’avais prié Dieu qu’il me débarrassât d’eux tous, leur mort me fut une grande consolation. Ce n’était pas que je fusse exempte de compassion ; mais je pensais qu’après cette grâce, mon cœur et ma volonté seraient toujours dans le cœur de Dieu, le cœur et la volonté de Dieu toujours dans mon cœur. »i

Quoi ! Une nonne, une sainte, qui désire (et obtient par la prière!) la mort de ses proches ? Quelle folie ! Il est vrai, le treizième siècle n’était pas tendre, la mort rodait, et elle était en fait souvent désirée, tant pour fuir au plus vite ce monde de douleurs, que pour gagner derechef le Ciel, débordant de trésors et d’éblouissements, selon les croyances de l’époque.

Angèle était consciente de ses limites. Sans doute illettrée, ne pouvant elle-même écrire ses mémoires, elle les dictait au Frère Arnaud, ayant parfois du mal à trouver ses mots ; dans ses embarras momentanés, elle disait: « Tout ce que je viens d’articuler n’est rien ! tout cela n’a pas de sens ! je ne peux pas parler.»ii

Aujourd’hui, rien ne nous est vraiment visible de ce qu’elle vit réellement dans ses visions d’alors. Ses paroles mêmes, ses voix exprimées, intimes, nous paraissent comme entrelacées d’autres voix, qui se seraient surajoutées à la sienne, des années après sa mort. Peut-être une voix plus jeune de huit siècles, lui apporterait-elle quelque espèce d’harmonique nouvelle ? Ou peut-être, par-delà les siècles, quelques subtiles intrications de tessitures et de timbres pourraient-elles nouer des accords étonnamment inédits ? A contrario, rien de ce qui importait à Angèle, en son temps, ne serait-il aisément dicible dans les langues modernes ? En fait, Angèle, je le pense, est éminemment moderne. Angèle est une figure de femme extrêmement forte, remarquablement intelligente. Bien davantage, elle était géniale, vraie visionnaire et choisie entre toutes, parmi les femmes de son temps, pour transmettre un message à l’avenir, – cet avenir immense dont il faut se rappeler que nous ne sommes jamais que des ombres passagères, admises à une participation fugace…

Par-dessus le marché, Angèle possédait un style rude, rauque, franc, sans concession aucune. Et, comme on sait, le style c’est l’homme, et c’est la femme…

Angèle était, à l’occasion, dure, directe, avec son scribe fidèle, quand il ne réussissait pas à saisir ce qu’elle désirait dire. « Je ne sais comment vous faites : ce que vous avez écrit là n’a aucune saveur.»iii

Angèle était absolument déterminée, extrêmement résolue, devant tous les dangers qu’elle pressentait. « Il me faudra, disais-je, mourir de faim, mourir de froid et mourir nue, personne au monde ne m’approuvera. Enfin Dieu eut pitié, et la lumière se fit dans mon cœur, et l’illumination fut si puissante, que jamais elle ne s’éteindra ; je résolus de persévérer dans mon dessein, dussé-je mourir de faim, de froid, de honte. Je résolus d’aller en avant, eussé-je la certitude de tous les maux possibles. Je sentis qu’au milieu d’eux je mourrais pour Dieu, et je me décidai résolument. »iv

Elle se plaçait au-delà de toutes les normes, et restait indifférente au qu’en dira-t-on : «  A partir de ce moment, quand on parlait de Dieu, mon cri m’échappait, même en présence des gens de toute espèce. On me crut possédée. Je ne dis pas le contraire ; c’est une infirmité disais-je ; mais je ne peux pas faire autrement. Je ne pouvais donner satisfaction à ceux qui détestaient mon cri: cependant une certaine pudeur me gênait. Si je voyais la Passion du Christ représentée par la peinture, je pouvais à peine me soutenir ; la fièvre me prenait et je me trouvais faible ; c’est pourquoi ma compagne me cachait les tableaux de la Passion. A cette époque j’eus plusieurs illuminations, sentiments, visions, consolations, dont quelques-unes seront écrites plus loin. »v

Possession, communion, incorporationsvi… Angèle fut l’une des premières à investir la dévotion eucharistique. Elle fit part de sa dépendance à l’hostie, à la communion, au mystère de l’incorporation réelle du divin, et à l’insondable fascination de la transsubstantiation. La seule vue de l’hostie déclenchait en elle des extases et des apparitions surnaturelles. Elle concevait l’acte de communier littéralement comme une ingestion, une consommation du corps de Jésus, une forme de « cannibalisme symbolique ».vii Elle se vivait elle-même comme n’étant qu’en sursis, plongée dans une sorte d’agonie calme, en en distinguant tous les détails, avec une puissante délectation, nimbée de vraie souffrance : « Je ne peux mieux me comparer qu’à un homme suspendu par le cou qui, les mains liées derrière le dos, et les yeux couverts d’un voile, resterait attaché par une corde à la potence, et vivrait là, sans secours, sans remède, sans appui. (…) Les démons ont pendu mon âme : et de même que le pendu n’a pas de soutien, mon âme pend sans appui, et mes puissances sont renversées, au vu et au su de mon esprit. Quand mon âme voit ce renversement et cet abandon de mes puissances sans pouvoir s’y opposer, il se fait une telle souffrance que je peux à peine pleurer, par l’excès de la douleur, de la rage et du désespoir. »viii

Angèle, on l’a dit, était fière, orgueilleuse, et elle était humble cependant : « L’humilité m’a engloutie comme un Océan sans rivage. Je contemple dans l’abîme la surabondance de mes iniquités ; je cherche inutilement par où les découvrir et les manifester au monde : je voudrais aller nue par les cités et par les places, des viandes et poissons pendus à mon cou, et crier : Voilà la vile créature, pleine de malice et de mensonge ! Voilà la graine de vice, voilà la graine du mal. »ix

Mais elle le savait, elle vacillait entre les contraires. « Entre l’humilité et l’orgueil, mon âme passe par le martyre et passe par le feu. » Elle expliquait: plus elle s’abaissait, plus elle s’élevait : « Plus l’âme est affligée, dépouillée et humiliée profondément, plus elle conquiert, avec la pureté, l’aptitude des hauteurs. L’élévation dont elle devient capable se mesure à la profondeur de l’abîme où elle a ses racines et ses fondations. »x

Tout cela n’était jamais que préparation, apprêts, mise en bouche. L’amour brûlant, l’union intime avec Dieu lui-même va bientôt faire irruption. La Divinité va prendre Angèle pour épouse, la combler de mots d’amour : « Et [Dieu] me provoquait à l’amour, et il disait : « Ô ma fille chérie ! ô ma fille et mon temple ! ô ma fille et ma joie ! Aime-moi ! car je t’aime, beaucoup plus que tu ne m’aimes ! » Et, parmi ces paroles, en voici qui revenaient souvent : « ô ma fille, ma fille et mon épouse chérie ! » Et puis il ajoutait : « Oh ! je t’aime, je t’aime plus qu’aucune autre personne qui soit dans cette vallée, ma fille et mon épouse ! Je me suis posé et reposé en toi ; maintenant pose-toi et repose-toi en moi. J’ai vécu au milieu des apôtres : ils me voyaient avec les yeux du corps et ne me sentaient pas comme tu me sens. (…) Et Il se plaignait de la rareté des fidèles et de la rareté de la foi, et Il gémissait, et Il disait : « J’aime d’un amour immense l’âme qui m’aime sans mensonge. Si je rencontrais dans une âme un amour parfait, je lui ferais de plus grandes grâces qu’aux saints des siècles passés. » »xi

Mais à quoi ressemblait ce Dieu si aimant, si enflammé, si jaloux de son épouse, et capable de si tendres paroles ? Angèle nous en donne une idée. « Je regardai Celui qui parlait, pour le voir des yeux de l’esprit et des yeux du corps ; je le vis ! Vous me demandez ce que je vis? C’était quelque chose d’absolument vrai, c’était plein de majesté, c’était immense ; mais qu’était-ce? Je n’en sais rien ; c’était peut-être le souverain bien. Du moins cela me parut ainsi. Il prononça encore des paroles de douceur ; puis il s’éloigna. (…) Il ne s’en alla pas tout à coup ; il se retira lentement, majestueusement, avec une immense douceur. Et il disait encore : « Ma fille chérie, que j’aime plus qu’elle ne m’aime ! tu portes au doigt l’anneau de notre amour, et tu es ma fiancée ! Désormais tu ne me quitteras plus ».  »xii

Non, elle ne Le quittera plus. Mais c’est Lui qui va s’éloigner et s’en aller. « Mais, après le départ, lorsque tout fut consommé, je tombai assise, et je criai à haute voix, hurlant, vociférant, rugissant sans pudeur, et, au milieu des hurlements, je crois que je disais : « Amour, amour, amour, tu me quittes, et je n’ai pas eu le temps de faire ta connaissance ! Oh ! pourquoi me quitter? » (…) Mes compagnons et mes amis furent pris de honte et s’écartèrent en rougissant. On ne savait pas ce qui m’arrivait ; on se trompait sur la cause. Quant à moi, je disais : « C’est Lui, je ne doute plus, c’est Lui ; j’ai la certitude, c’est Lui, c’est le Seigneur qui m’a parlé. » Je hurlais de douceur et de douleur, car c’était Lui, mais Il était parti. « La mort, criai-je, la mort ! » Mais, ô douleur ! je ne mourais pas, et je vivais, et Il était parti ! et mes jointures se séparaient. »xiii

Angèle sent dans son âme à la fois la croix et l’amour de Dieu. Car cet amour divin lui est une croix qui lui traverse le corps, et qui « liquéfie » son âme.xiv Ce n’était pas là simplement un mot, une formule, une image. La douleur était telle qu’Angèle voulait entrer dans la mort. « Alors vint le désir de la mort ; car cette douceur, cette paix, cette délectation au-dessus des paroles me rendait cruelle la vie de ce monde. Ah ! la mort ! la mort ! et je serais parvenue à la substance même de la douceur, dont je sentais de loin quelque chose, et je l’aurais touchée pour toujours, et jamais, jamais perdue ! Ah ! la mort ! la mort ! la vie m’était une douleur au-dessus de la douleur de ma mère et de mes enfants morts, au-dessus de toute douleur qui puisse être conçue. Je tombai à terre languissante, et je restai là huit jours et je criais : « Ah ! Seigneur, Seigneur, ayez pitié de moi ! Enlevez-moi, enlevez-moi. » Je sentis alors des parfums qui ne sont pas de la terre, et des effets inexprimables. Quant à la joie, elle fut au delà des paroles. Bien des paroles m’ont été dites souvent, mais non pas avec une telle lenteur, ni une telle douceur, ni une telle profondeur. » xv

Dès lors, Angèle souvent vit Dieu, et Il lui parlait : « Un jour que j’étais en oraison, élevée en esprit, Dieu me parlait dans la paix et dans l’amour. Je regardai et je Le vis. Vous me demanderez ce que je vis? C’était Lui-même, et je ne peux dire autre chose. C’était une plénitude, c’était une lumière intérieure et remplissante pour laquelle ni parole ni comparaison ne vaut rien. Je ne vis rien qui eût un corps. Il était ce jour-là sur la terre comme au ciel : la beauté qui ferme les lèvres, la souveraine beauté contenant le souverain bien. (…) Tout cela m’apparut en une seconde. Et Dieu me dit : « ma fille chérie, très aimante et très aimée, tous les saints ont pour toi un amour spécial, tous les saints et ma Mère, et c’est moi qui t’associerai à eux. » Malgré l’importance de ces paroles, elles me parurent petites. Ce qu’il me disait de sa Mère et de ses saints me touchait peu. »xvi

Angèle était une personne difficile, exigeante. Les saints lui paraissaient de peu d’importance auprès de Lui, le Grand, le Très-Haut, l’Unique Dieu, qui savait la ravir de ses paroles, parfois mystérieuses : « Et il me dit : « Je t’aime d’un amour immense, je ne te le montre pas, je te le cache. »xvii

N’y tenant plus, voulant savoir pourquoi un si grand Dieu, si infiniment transcendant, pouvait seulement jeter un regard sur elle, Angèle se décida à Lui poser la question : « Mon âme répondit : « Mais pourquoi donc mon Seigneur place-t-il ainsi sa joie et son amour dans une pécheresse pleine de turpitudes? » Et Dieu répondait : « Je te dis que j’ai placé en toi mon amour. Mes yeux voient tes défauts, mais c’est comme si je ne m’en souvenais plus. J’ai déposé en toi, et j’ai caché mon trésor ». »xviii

Fine mouche, Angèle tenta d’argumenter, de pousser sa pointe. Puisque Dieu peut tout, et puisque, incompréhensiblement, Il l’aime, pourquoi ne lui donnerait-Il pas la grâce d’être absolument sans tache, et aussi la force de L’aimer pleinement ? Puisqu’il disait cacher Son amour pour elle, à cause de son impuissance à le porter, pourquoi ne lui donnerait-il pas cette force ? Elle s’adressa à Dieu : « Si vous êtes le Dieu tout-puissant, vous pouvez me donner la force de porter votre amour. » Il répondit : « Tu aurais alors ton désir, et ta faim diminuerait. Ce que je veux, c’est ton désir, ta faim, ta langueur. »xix

Dieu ne voulait pas d’un amour qui soit satisfait de ce qu’il obtient, Il voulait un amour, un désir, qui sans cesse s’embrase toujours davantage…

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iNeuvième pas. Des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno. Trad. Ernest Hello. Ed. Tralin, Paris, 1914, p.43

iiPrologue du Frère Arnaud. Des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno. Trad. Ernest Hello. Ed. Tralin, Paris, 1914, p.27

iiiEt Angèle ajoute : « Tout ce qu’il a de bas et d’insignifiant dans mes paroles, me dit-elle, vous l’avez écrit, mais la substance précieuse, la chose de l’âme, vous n’en avez pas dit un mot. » Prologue du Frère Arnaud. Des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno. Trad. Ernest Hello. Ed. Tralin, Paris, 1914, p.27

ivOnzième pas. Ibid. p.45

vDix-Huitième et dernier pas. Ibid.p.53

viA la fin du XIe siècle, les partisans d’une présence réelle du Christ dans l’hostie consacrée l’emportent au sein de l’Église. En 1215, le concile de Latran IV rend obligatoire la communion annuelle : l’eucharistie, avec la confession, devient l’outil privilégié d’encadrement religieux des populations. Très vite un véritable culte eucharistique se développe, favorisé par la pratique nouvelle de l’élévation lors de la messe puis par l’institution de la Fête-Dieu en 1264, notamment grâce à l’action d’une mystique du diocèse de Liège, Julienne de Cornillon († 1258)

viiCf. Caroline Bynum, 1992, p. 185.

viiiDes visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno. Trad. Ernest Hello. Ed. Tralin, Paris, 1914. Ch.19, p.56

ixIbid. Ch. 19, p.60

xIbid. Ch. 19, p.65

xiIbid. Ch. 20, p.69

xiiIbid. Ch. 20, p.74

xiiiIbid. Ch. 20, p.75

xivIbid. Ch. 20, p.76

xvIbid. Ch. 20, p.76-77

xviIbid. Ch. 21, p.78

xviiIbid. Ch. 21, p.79

xviiiIbid. Ch. 21, p.79

xixIbid. Ch. 21, p.79

Avec la Sagesse, l’Un créa les Elohim


« Zohar »

Un rabbin nommé Yechou‘a (יֵשׁוּעַ), et originaire de Nazareth, un petit village de Galilée, était connu pour être une sorte d’agitateur. Il fut interrogé par le préfet romain de Judée, Ponce Pilate. Le rabbin affirma qu’en fait, « il était roi », et qu’il était « venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité »i. Ponce Pilate connaissait ses classiques et n’était pas contre une petite discussion rhétorique. Il posa donc cette question au rabbin : « Qu’est ce que la vérité ? »ii, puis, sans attendre davantage une réponse qui ne venait pas, il sortit de la salle d’audience, et alla s’entretenir avec un groupe de Juifs qui attendaient dehors.

La question de la nature de la vérité n’avait sans doute pas été totalement éclaircie en droit romain, mais elle avait été effectivement abordée dans les Écritures juives, certes de façon allusive et non dogmatique. Néanmoins le caractère essentiel du problème semblait avoir été perçu par le Psalmiste, qui avait prononcé ces mots d’une simplicité biblique: רֹאשׁ-דְּבָרְךָ אֱמֶת, roch devar-ka émét,iii que l’on peut traduire ainsi : « Le fondement de Ta parole, c’est la vérité ».

Le mot רֹאשׁ, roch pourrait aussi être traduit par « principe »: « Vérité, le principe de ta parole ! »iv. Dans une autre traduction encore, roch prend le sens d’« essence »: « La vérité est l’essence de ta parole. »v 

Les trois mots français « fondement », « principe », « essence », font partie d’un vocabulaire philosophique, abstrait, et à ce titre, ils semblent quelque peu éloignés de l’esprit de l’hébreu ancien, langue éminemment concrète, réaliste.

Originairement, le mot roch signifie : « tête, personne, homme ». Par dérivation, métonymie ou métaphore, roch peut aussi prendre les sens suivants : « chef, sommet, pointe, chose principale » ; « somme, nombre, troupe » ; « commencement, le premier ». Enfin roch peut désigner une plante vénéneuse (la cigüe, ou le pavot), avec les sens de « poison, venin, fiel ». Parmi toutes ces acceptions du mot roch, l’une d’entre elles est à l’origine étymologique du mot reshit, « commencement ». Il se trouve d’ailleurs que c’est précisément ce mot que l’on trouve au « commencement » de la Thora, avec la célèbre formule: Be-rechit, « Au commencement ».

Si l’on voulait absolument rendre fidèlement compte (en français) de toutes les connotations implicites du mot רֹאשׁ, rosh, tel qu’il est utilisé dans le verset du Psaume 119 cité plus haut, il faudrait se résoudre à le traduire par un faisceau de formules, – un buissonnant essaim de sens: « En tête de ta parole, la vérité » ; « La pointe de ta parole, c’est la vérité » ; « La somme de ta parole est vérité » ; « La vérité est première en ta parole », « La vérité est le fiel de ta parole ».

Chacune de ces formules serait en soi manifestement insatisfaisante, mais, prises comme un ensemble, elles ouvrent de nouvelles perspectives.

Par exemple, si la vérité est « en tête » de la parole, ou dans sa « pointe », ou encore si elle est considérée comme « première », faut-il entendre que toute « parole » possède aussi un « corps », des « membres », ou des parties « secondes », où la vérité ne se trouverait pas?

Si c’est la « somme » de la parole qui incarne la « vérité », cela implique-t-il que chacune des parties de la « parole » ne la contient pas?

Comment comprendre que du « fiel » ou du « venin » (traductions possibles de roch) puissent se trouver dans la parole (en l’occurrence celle de Dieu) ?

Les traductions de roch, plus modernes, plus abstraites, que l’on a citées (« fondement, principe, essence ») semblent échapper à ces difficultés d’interprétation. Elles permettent d’emblée de donner au verset de ce psaume un vernis de profondeur, une sorte d’allure philosophique. Mais ce vernis abstrait et cet aspect philosophique sont sans doute les indices d’un réel écart par rapport au sens originel, tel que voulu par le Psalmiste, et surtout d’un éloignement d’avec le génie de l’hébreu biblique, langue plus concrète, plus réaliste. Si l’on veut rester fidèle à ce génie, le sens profond du mot roch dans ce verset doit plutôt être cherché du côté de l’acception de « commencement », qui est aussi celle du mot rechit, qui en dérive. Le mot rechit participe en effet à la description d’un moment-clé de la Création, le « Commencement », et il en tire un prestige spécial.

Cet éminent moment est décrit par le Zoharvi d’une façon étonnamment imagée, dans un passage fort étrange, plein d’une lumière obscure. Quatre traductions fort différentes de ce texte du Zohar témoignent de la difficulté de son interprétation.

Gershom Scholem propose :

« Au commencement [be-rechit], quand la volonté du Roi commença d’agir, il traça des signes dans l’aura divine. Une flamme sombre jaillit du fond le plus intime du mystère de l’Infini, l’Ein-Sof ; comme un brouillard qui donne une forme à ce qui n’en a pas, elle est enfermée dans l’anneau de cette aura, elle apparaît ni blanche, ni noire, ni rouge, ni verte, sans aucune couleur. Mais quand elle commença à prendre de la hauteur et à s’étendre, elle produisit des couleurs rayonnantes. Car au centre le plus intime de cette flamme, jaillit une source dont les flammes se déversent sur tout ce qui est en-dessous, caché dans les secrets mystérieux de l’Ein-Sof. La source jaillit, et cependant elle ne jaillit pas complètement, à travers l’aura éthérée qui l’environne. On ne pouvait absolument pas la reconnaître jusqu’à ce que, sous le choc de ce jaillissement, un point supérieur alors caché eût brillé. Au-delà de ce point, rien ne peut être connu ou compris et c’est pourquoi il est appelé Rechit, c’est-à-dire « commencement », le premier mot de la création. »vii

Quel est ce « point » que l’on appelle Rechit? Gershom Scholem indique que pour le Zohar (dont il attribue la paternité à Moïse de Léon) et pour la majorité des écrivains de la cabale, ce « point » primordial, ce « commencement » s’identifie à la « Sagesse » divine, Hokhma.

Deux autres interprétations, celle de R. Siméon Labi de Tripoli et celle de R. Moïse Cordovero, datant l’une et l’autre du 16ème siècle, ont été citées par Charles Mopsikviii :

R. Siméon Labi :

« Dans la tête [be-rechit], la parole du Roi tailla des signes dans la plus haute transparence. Un étincellement de ténèbres sortit du milieu de l’enclos de l’enclos, depuis la tête du Ein-Sof ; attaché au Golem (ou matière informe initiale), planté dans l’anneau (…) Cette source est enclose au milieu de l’enclos jusqu’à ce que grâce à la force bousculante de sa percée s’illumine un point, enclos suprême. Après ce point l’on ne sait plus rien, c’est pourquoi il est appelé Rechit (commencement), première parole. »ix

R. Moïse Cordovero :

« Au moment antérieur [be-rechit], au dire du Roi, dans son zénith suprême, il grava un signe. Une flamme obscure (ou éminente) jaillit à l’intérieur du plus enclos, qui partait des confins de l’Infini, forme dans le Golem plantée au centre de l’anneau (…) Au centre de la Flamme une source jaillit à partir de laquelle les couleurs prirent leur teinte lorsqu’elle parvint en bas. L’enclos de l’enclos de l’énigme de l’Infini tenta de percer, mais ne perça pas son air environnant et il demeura inconnu jusqu’à ce que, de par la puissance de sa percée, un point s’illuminât, enclos suprême. Au-dessus de ce point rien n’est connaissable, c’est ainsi qu’il est appelé Rechit, commencement, première de toute parole. »x

Quant à lui, Charles Mopsik propose une autre traduction encore, tranchant dans le vif:

« D’emblée [be-rechit], la résolution du Roi laissa la trace de son retrait dans la transparence suprême. Une flamme obscure jaillit du frémissement de l’Infini dans l’enfermement de son enfermement. Telle une forme dans l’informe, inscrite sur le sceau. Ni blanche, ni noire, ni rouge, ni verte, ni d’aucune couleur. Quand ensuite il régla le commensurable, il fit surgir des couleurs qui illuminèrent l’enfermement. Et de la flamme jaillit une source en aval de laquelle apparurent les teintes de ces couleurs. Enfermement dans l’Enfermement, frémissement de l’Infini, la source perce et ne perce pas l’air qui l’environne et elle demeure inconnaissable. Jusqu’à ce que par l’insistance de sa percée, elle mette en lumière un point ténu, enfermement suprême. Par de-là ce point, c’est l’inconnu, aussi est-il appelé ‘commencement’, dire premier de tout. »xi

Mopsik se distingue nettement des autres traducteurs, dès la première phrase, en proposant que le Roi « laisse la trace de son retrait dans la transparence suprême », plutôt que de « graver ou tailler des signes ».

Il justifie ce choix audacieux de cette manière : « Ce qui nous a conduit à préférer l’expression ‘laisser la trace de son retrait’ à ‘inscrire des signes’ vient du fait que le verbe galaf ou galif ne se rencontre que très rarement dans le Midrach, et quand il apparaît, il est associé à l’idée d’inscrire en creux, d’ouvrir la matrice. Ainsi c’est ce terme qui est employé quand Dieu a visité Sarah puis Rikva qui étaient stériles (Cf. Gen 47.2 , Gen 53.5 et Gen 63.5). Il est donc probable que le Zohar utilise ces connotations de l’ordre de la génération et de la fécondation. De plus, le passage en question a été interprété postérieurement par l’école de Louria comme une évocation du Tsimtsoum, ou retrait du divin. »xii

Dans l’interprétation de Mopsik, il faut comprendre qu’au commencement, Dieu « ouvre la matrice », puis Il s’en retire, mais cependant Il y « laisse la trace de son retrait ». De quelle « matrice » s’agit-il ? Selon le Zohar, cette ‘matrice’ est une image de la « Sagesse » (Hokhmah). En effet, un peu plus loin, le Zohar donne ces explications relativement cryptiques, et néanmoins éclairantes : « Jusqu’à maintenant, cela a été le secret de ‘YHVH Elohim YHVH’. Ces trois noms correspondent au secret divin que contient le verset ‘Au commencement, créa Elohim’. Ainsi, l’expression ‘Au commencement’ est un secret ancien, à savoir : la Sagesse (Hokhmah) est appelée ‘Commencement’. Le mot ‘créa’ fait aussi allusion à un secret caché, à partir duquel tout se développe. »xiii

Résumons brièvement ce que nous venons d’apprendre. La Sagesse (Hokhmah) a aussi pour nom ‘Commencement’ (Rechit). La « matrice » que Dieu « ouvre » au ‘Commencement’, avant de « s’en retirer » est celle de la Sagesse. Selon Charles Mopsik, les métaphores que le Zohar emploie pour décrire ce moment évoquent la « génération » et la « fécondation ». Le Zohar, décidément bien informé, livre encore ces précisions: « Avec ce Commencement-là, l’Un caché et inconnu a créé le Temple (ou le Palais), et ce Temple est appelé du nom ‘Elohim’. Ceci est le secret des mots : ‘Au commencement créa Elohim’ ».xiv

Le grand secret est indicible, mais il s’étale à l’évidence dans le Zohar : L’Un s’unit à la Sagesse (dont l’autre nom est ‘Commencement’), puis il s’en retire, tout en y laissant sa trace. De cette union de l’Un et du Commencement naît le Temple (qui s’appelle aussi ‘Elohim’).

Toujours selon le Zohar, il faut enfin comprendre le premier verset de la Thora ‘Be-rechit bara Elohim’ de la manière suivante: « Avec le Commencement, [l’Un, le Caché] créa les Elohim (les Seigneurs) ».

Comment ne pas s’étonner que le ‘monothéisme’ judaïque affirme ainsi que, dès l’origine, et dès la première phrase de la Thora, se révèle une sorte de trinité, – celle de l’Un, de la Sagesse et des Elohim? Cette « trinité » n’est pas statique : les Elohim sont ‘engendrés’ par la Sagesse, laquelle est ‘fécondée’ par l’Un.

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iJn 18,37

iiJn 18,38

iiiPs. 119,160

ivLa Bible de Jérusalem. Ed. du Cerf, Paris, 1996

vGershom G. Scholem, in Le nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage. Alia. 2018, p.11

viZohar 1,15a

viiZohar 1,15a. Cité par Gershom G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive. Traduction de l’anglais par Marie-Madeleine Davy. Ed. Payot, Paris, 2014, p.320

viiiCharles Mopsik. Le Zohar. Ed. Verdier. 1981, p.482

ixR. Siméon Labi de Tripoli in Ketem Paz Biour ha Milot (Éclaircissement des mots), 1570. Cité par Charles Mopsik in op.cit.p.482

xR. Moïse Cordovero, Or Yakar, Cité par Charles Mopsik in op.cit.p.483

xiTraduction de Charles Mopsik. Le Zohar. Ed. Verdier. 1981, p.484

xiiCharles Mopsik. Le Zohar. Ed. Verdier. 1981, p.484

xiiiZohar 1,15b

xivZohar 1,15a