Comme si les Dieux vous regardaient


« Sénèque ».

Le sage me regarda et prit la parole : – Fuyez les grandes réunions, évitez aussi les petites ; fuyez même la conversation d’un homme seul. Il n’y a jamais personne avec qui l’on puisse réellement communiquer au sujet de ce qui est le plus important, pour soi. D’ailleurs, il n’est même pas sûr que vous ne devriez pas vous fuir vous-même… J’ai rencontré un jour un jeune homme qui se tenait à l’écart et semblait soliloquer. Je lui demandai ce qu’il faisait là. ‘Je m’entretiens avec moi-même’, dit-il. Je lui répondis: ‘Prenez garde que vous ne soyez en mauvaise compagnie !’…

Je répondis au sage : – Merci de vos bons conseils, cher maître, j’apprécie le caractère excessif de vos observations, pleines d’une certaine justesse, assez caractéristique de votre stoïcisme sceptique. Et merci aussi pour l’anecdote de chute, j’avoue que c’est là un bel échange, un peu sarcastique, certes, avec sa dose d’acide ironie. Dans l’ensemble, tout cela est, au fond, très bien vu, et fait pour moucher les sots. Mais quid du sens de votre amusante réplique, s’il se trouvait que ce jeune homme fût un Kant ou un Rimbaud, un Socrate ou un Sénèque ? Et qu’en conséquence sa compagnie fût pour lui rien moins que mauvaise ?

Il rétorqua : – La solitude ne convient pas à tous. Il est bon de tenir compagnie, par exemple, à une personne qui souffre, ou qui est plongée dans l’angoisse, bouleversée par la crainte d’un sort tragique, inattendu et menaçant. On ne doit laisser personne dans la solitude, roulant sans fin de mauvaises pensées. Toute personne pourrait les tourner contre autrui ou contre elle-même, puis être amenée à exacerber ses passions, et en venir à exhiber aux yeux de tous ce qu’elle tenait jusqu’alors soigneusement caché, par crainte ou pudeur.

– Ne vous contredisez-vous pas, cher maître ? Après la fuite des autres, voilà que vous prônez la solidarité avec l’autre ? Et si cet autre, ou ce proche, en venait à ces excès, ne serait-ce pas une sorte de nécessaire libération, une mise au jour salutaire de vérités intimes, une expurgation de secrets purulents ?

– Il y a un temps pour tout, mon ami. Un temps pour la solitude, et un temps pour la solidarité. Un temps pour la systole et un temps pour la diastole. Le plus important, dans toutes les circonstances, et autant qu’humainement possible, c’est ne jamais laisser des cœurs vivants totalement cesser de battre, et ainsi se laisser anéantir. Dans le plus grand malheur, il est nécessaire de garder quelque force d’âme. C’est surtout là, d’ailleurs, que l’âme se révèle en tant que telle, et même aux yeux des plus enragés matérialistes. À l’inverse, quand tous les Dieux seraient avec vous, et qu’ils vous auraient couvert de leurs grâces, ne vous retenez pas de les fatiguer sans cesse par de nouvelles prières, demandez-leur de continuer de vous gratifier de la santé de l’esprit et du corps. La santé est si fragile, et la vie si éphémère… Les Dieux ne sont pas si indifférents ni si insensibles. Si vous leur parlez avec un peu de foi, ils pourraient prêter l’oreille à vos désirs, pourvu bien sûr que ceux-ci n’aillent pas contre le bien d’autrui, mais plutôt visent son avantage. Croyez surtout que vous ne serez enfin libre de toute convoitise, que lorsque vous en viendrez à ne plus rien demander aux Dieux que vous ne puissiez exprimer à haute voix, devant tout le monde. Mais, je le reconnais, il y a des hommes qui, au cours de leur bref passage sur terre, deviennent de plus en plus fous ! Ils font dans le secret de leur cœur des prières honteuses, qui, si elles venaient à être connues, les déshonoreraient, sans doute, ou feraient la matière de bons romans noirs. Des gens impudents, des âmes viles, des esprits brisés, disent aux Dieux des mots qu’ils n’oseraient pas dire aux personnes qu’ils fréquentent. Mon ami, faites en sorte que personne n’en vienne un jour à vous tancer en vous disant ceci : ‘Vivez avec les hommes comme si les Dieux vous regardaient, et parlez aux Dieux comme si les hommes vous écoutaient’.i

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iD’après l’épître X de Sénèque à Lucilius.

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