Terre étrangère


« Terra Nullius » ©Philippe Quéau 2023 ©Art Kéo 2023

Un prophète, s’il en était encore, pourrait le dire bien mieux que moi, avec une force et une simplicité (bibliques). Je n’ai que de pauvres mots, une voix sourde. Mais qu’il me soit permis de tenter un certain ton. Je ne peux taire ce que je vois venir, et qui d’ailleurs, s’étale déjà là, en évidence, sous les yeux de tous. Le déracinement, la migration et l’errance feront de plus en plus partie de l’avenir de l’humanité. Finis les petits Liréi, et leurs douceurs d’antan. Guerres perpétuelles, crises climatiques, famines endémiques, terreurs politiques et pauvreté organisée, systémique, provoquent et alimentent des migrations forcées de population, à l’échelle locale et régionale, puis mondiale. Comment s’en étonner ? Il y en a eu tant déjà, depuis des millénaires. Le fait nouveau, peut-être, c’est que le déplacement de ces foules humaines ne se fait pas dans le vide, dans le blanc des cartes, pour aller occuper ailleurs des terres soi-disant « possédées par personne », des terres que le « droit » (des dominants) aime appeler terra nullius, Le concept de terra nullius, comme beaucoup de concepts juridiques d’ailleurs, est une fiction qui n’engage que ceux qui y croient, et qui profite surtout à ceux qui ont eu un intérêt initial à les forger pour leur bénéfice bien compris. Quoi qu’il en soit, et décidément, il n’y aura plus jamais de terra nullius. Sur cette terre, comme dans le cosmos tout entier. Car tout bien commun appartient à tout le monde, dans un monde commun, n’est-ce pas ? Ou alors, c’est que le monde n’est plus commun. Il est le lieu de la guerre de tous contre tous. Hobbes, le penseur moderne et mondial par excellence, l’a bien dit. Le seul droit qui reste quand il n’y a plus de droit, est celui du plus fort, c’est le droit du Léviathan, « dont le sang est l’argent ».

Les migrations, bien plus que la paix, ont beaucoup d’avenir devant elles, et même un avenir « perpétuel ». Elles provoqueront par elles-mêmes de nouveaux troubles, puis de nouvelles guerres, et pourront même prendre des dimensions « apocalyptiques ». L’« apocalypse », au sens originaire de ce mot, est précisément ce qui « révèle » la fragilité intrinsèque du monde humain. Elle « dévoile » que ce monde est de moins en moins un monde commun, mais de plus en plus un chaos absurde de lieux disloqués, de terres minées, de zones de guerre, de ruines calcinées et de no man’s lands. D’abord observées de loin, avec effroi, depuis quelques grosses « Suisses », pleines de bonnes intentions, et gorgées d’autant de non-dits, certes encore riches et provisoirement épargnées, mais moralement obèses, intellectuellement couardes, politiquement cadenassées, les migrations de masse viendront s’immiscer partout où subsiste encore quelque chance de refonder une vie humaine. Quoi de plus normal ? La vie coule, comme l’eau, toujours vers la plaine paisible, ou ce qui y ressemble. Des peuples en des pays – apparemment encore en paix, mais progressivement pris au collet par des nervis, infestés dans leurs profondeurs par des maffias, politiques, économiques et criminelles – attendent… Quoi ? Que tout s’arrange par miracle ? Par l’intervention de quelque Deus ex machina ? L’époque moderne ne croit plus tellement à ce Deus-là. Ou alors peut-être l’époque met-elle son espoir dans le Deus IA ? L’IA « générative » de politiques mondiales et de plans compilés finira bien par nous persuader qu’elle vaut mieux que des armées d’énarques et d’inspecteurs des finances, ou des hordes de politiciens véreux. L’IA, devenue plus « intelligente » que l’Homme ? Inévitable avenir d’une humanité décérébrée ? L’IA capable de rendre cette Terre habitable pour tous, et d’éradiquer l’idée même de l’étranger ?

Il y a deux millénaires, juste avant l’apparition du christianisme, un philosophe juif, hellénisant et alexandrin, nommé Philon, vivait aux confins de trois continents déjà en crise. Il avait une vue particulièrement aiguë de la puissance symbolique et philosophique propre à l’étranger. Il rappela que, selon les Écritures, Abraham avait dit aux « gardiens des morts », à Kiryath-Arba, près d’Hébron : « Je suis chez vous un étranger et un hôteii ». Philon voyait bien que la métaphore de l’étranger était en réalité susceptible d’une portée très générale, prophétique, et qu’elle s’appliquait en particulier au sage et au philosophe. Car le sage se doit d’être un étranger à lui-même : « Le sage séjourne comme sur une terre étrangère dans le corps sensible, tandis qu’il est comme dans sa patrie parmi les vertus intelligibles, qui sont quelque chose qui ne diffère pas des paroles divinesiii. »

Le sage Moïse, lui aussi, n’avait-il pas déjà dit : « Je ne suis qu’un immigré sur une terre étrangèreiv » ? Mais cette terre c’était l’Égypte, n’est-ce pas ? Il fallait migrer, donc, pour aller dans une terre réputée sans peuple ?

Sans peuple, vraiment ? Tout ce sang versé, tous ces morts déchiquetés par la haine et les bombes à fragmentation, pour qu’un peuple sans terre puisse habiter enfin en paix une terra, enfin absolument nullius?

Bien entendu, n’importe qui vous le dira, il ne faut pas prendre ce qu’avaient dit Abraham et Moïse au sens propre. Le vrai sens, il faut se le figurer au figuré.

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iJoachim du Bellay. Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage.

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :

Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la doulceur angevine.

iiGen 23,4

iiiPhilon d’Alexandrie. De Confusione Linguarum §81-82

ivEx. 2,22 : גֵּר הָיִיתִי, בְּאֶרֶץ נָכְרִיָּה Guer hayîtî be-êrêts nakhrîyah

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