Le rêve inconscient du Dieu


« C.G. Jung »-

Selon les Upaniṣad, le but ultime du Véda est la connaissance métaphysique. Ils en donnent, dans une langue précise et allusive, quelques aperçus précieux.

En quoi consiste-t-elle ?

Certains sages disent qu’elle tient en une seule phrase.

D’autres, plus diserts, indiquent qu’elle touche à la nature du monde et à celle du Soi. Ils énoncent que « le monde est une triade consistant en nom, forme et action »i, qu’il est aussi « un », et que cet « un », c’est le Soi.

Qui est le Soi? Il est en apparence « comme » le monde, mais il possède l’immortalité. « Le Soi est un et il est cette triade. Et il est l’Immortel, caché par la réalité. En vérité l’Immortel est souffle, la réalité est nom et forme. Ce souffle est ici caché par eux deux. »ii

Dans le monde, le nom et la forme ‘cachent’ le souffle immortel, lequel agit sans parole ni forme, en restant ‘caché’.

Pourquoi cette opposition entre, d’un côté, ‘nom, forme, action’, et de l’autre le ‘souffle’ ? Pourquoi cette séparation entre la réalité et l’immortel, si tout est un ? Pourquoi la réalité du monde est-elle en réalité si irréelle, puisqu’elle est à l’évidence fugace, mortelle, éphémère et séparée de l’Un ?

Peut-être que, d’une façon pour l’homme difficile à concevoir, la réalité participe en quelque manière à l’Un, et qu’en conséquence, elle participe à l’Immortel ?

La réalité est apparemment séparée de l’Un, mais on dit aussi qu’elle le ‘cache’, qu’elle le ‘couvre’ du voile de sa ‘réalité’ et de son ‘apparence’. Elle en est séparée, mais d’une certaine façon elle est en contact avec Lui, comme une cachette contient ce qu’elle cache, comme un vêtement couvre une nudité, comme une illusion recouvre une ignorance, comme l’existence voile l’essence.

Pourquoi cela est-il ainsi agencé? Pourquoi ces grandioses entités, le Soi, le Monde, l’Homme? Et en quoi cette séparation entre ces grandioses entités, le Soi, le Monde et l’Homme, métaphysiquement disjointes, séparées, est-elle nécessaire ? A quoi riment le Monde et l’Homme, dans une aventure qui semble les dépasser entièrement, s’ils sont séparés du Soi ?

Quelle est la raison d’être de ce dispositif métaphysique ?

Une piste de recherche s’est ouverte avec C.G. Jung. Il identifie le Soi, l’Inconscient, – à Dieu.

« En ce qui concerne le Soi, je pourrais dire qu’il est un équivalent de Dieu. »iii « Le Soi dans sa divinité (c’est-à-dire l’archétype) n’est pas conscient de cette divinité (…) Dans l’homme, Dieu se voit de l’«extérieur » et devient ainsi conscient de sa propre forme. »iv

L’idée fondamentale est que Dieu a besoin de la conscience de l’homme. C’est là la raison de la création de l’homme. Jung postule « l’existence d’un être [suprême] qui pour l’essentiel est inconscient. Un tel modèle expliquerait pourquoi Dieu a créé un homme doté de conscience et pourquoi il cherche à atteindre Son but en lui. Sur ce point l’Ancien Testament, le Nouveau Testament et le bouddhisme concordent. Maître Eckhart dit que ‘Dieu n’est pas heureux dans sa divinité. Il lui faut naître en l’homme.’ C’est ce qui s’est passé avec Job : le créateur se voit lui-même à travers les yeux de la conscience humaine. »v

Qu’implique, métaphysiquement, le fait que le Soi n’a pas une entière conscience de soi, et même qu’il semble plus inconscient que conscient ? Comment l’expliquer ? Le Soi est si infini qu’Il ne peut absolument pas avoir une conscience pleine, absolue, de Lui-même. Toute conscience implique une attention à soi, une focalisation sur elle-même. Ce serait donc contraire à l’essence d’une conscience, fut-elle infinie, qu’elle soit ‘consciente’ d’infiniment tout, à la fois, pour tous les temps infiniment à venir, et les temps infiniment passés.

L’idée d’une omniscience intégrale, d’une ‘omni-conscience’, met en contradiction le concept d’infini et celui de conscience. Si le Soi est réellement infini, il l’est à la fois en acte et en puissance. Or la conscience est seulement en acte, puisque le fait d’être conscient est un acte, non une puissance. En revanche, l’inconscient n’est pas en acte, mais en puissance.

On pourrait concevoir que le Soi peut se mettre en acte, partout dans le monde, au cœur de chaque homme. Mais on ne peut pas concevoir qu’il puisse mettre en acte, ici et maintenant, tout ce qu’il y a de puissance (non encore réalisée) dans l’infini des possibles. Le Soi ne peut pas se mettre ‘en acte’, dès aujourd’hui, dans l’esprit des hommes qui n’existent pas encore, dans l’esprit des hommes qui existeront demain, des hommes des innombrables générations à venir, qui sont encore ‘en puissance’ d’advenir à l’existence.

Il y a donc une importante part d’inconscient dans le Soi. Le Soi n’a pas une conscience totale, absolue, de soi, mais seulement une conscience de ce qui en Lui est en acte. Il a donc ‘besoin’ de réaliser la part d’inconscient qui est en Lui, qui reste en puissance, et dont il dépend du monde et de l’Homme qu’elle se réalise…

Le rôle de la réalité, du monde et de la triade ‘nom, forme, action’ est d’aider le Soi à réaliser sa part de puissance inconsciente.

Seule la ‘réalité’ peut ‘réaliser’ ce que le Soi attend d’elle. Cette ‘réalisation’ contribue à faire émerger la part d’inconscient, la part de puissance, que le Soi ‘cache’ dans son in-conscient in-fini.

Le Soi poursuit sa propre marche, depuis toute éternité, et la poursuivra dans les éternités à venir. Dans cette aventure in-finie, le Soi désire sortir de sa propre ‘présence’ à soi-même. Il veut ‘rêver’ à ce qu’il ‘sera’. Le Soi ‘rêve’ la création, le monde et l’Homme, pour continuer de faire advenir ‘en acte’ ce qui est encore ‘en puissance’ en Lui.

C’est de cette manière que le Soi se connaît mieux Lui-même, par l’existence de ce qui n’est pas le Soi, mais qui en participe. Le Soi en apprend ainsi plus sur Lui-même que s’il restait seul, mortellement seul. Son immortalité et son infinité viennent de cette puissance de renouveau, — un renouveau absolu puisqu’il vient de ce qui n’est pas absolument le Soi, mais de ce qui est autre que Lui (l’Homme, le monde).

Le monde et l’Homme sont dans le rêve du Dieu. Mais le Véda donne aussi à l’Homme le nom du Dieu, Puruṣa, qui est aussi le Seigneur des créatures, Prajāpati, et que les Upaniṣad nomme le Soi, ātman.

L’Homme est le rêve du Dieu qui rêve à ce qu’Il ne sait pas encore ce qu’Il sera. Ce n’est pas là une ignorance positive, mais seulement négative. Ce qui est ignoré c’est seulement l’in-fini d’un à-venir.

Ailleurs, sur le mont Horeb, le Soi a livré un autre de ses noms : « Je serai qui je serai. »vi אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה éhyéh acher éhyéh. Dieu se révéla à Moïse à travers un verbe à l’aspect ‘inaccompli’. La langue hébraïque permet de lever un pan du voile. Dieu est ‘inaccompli’, comme le verbe qui le nomme.

Dieu a fait un ‘pari’ en créant sa création, en acceptant que du non-Soi coexiste avec le Soi, dans le temps de Son rêve.

Quelle est la nature du pari divin ? C’est le pari que l’Homme, par les noms, par les formes, et par les actions, viendra aider la divinité à accomplir la réalisation du Soi, qui reste toujours à faire, toujours à créer, toujours en puissance.

Le Dieu rêve que l’Homme le délivrera de Son absence (à Lui-même).

Sa puissance dort d’un sommeil sans rêves, dans les infinies obscurités de Son in-conscient. Elle est ce à quoi rêve le Dieu qui, dans Sa lumière, ne connaît pas d’autre nuit que la sienne.

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iB.U. 1.6.1

ii B.U. 1.6.1

iiiC.G. Jung. Lettre au Pr Gebhard Frei. 13 Janvier 1948. Le Divin dans l’Homme. Albin Michel.1999. p.191

ivC.G. Jung. Lettre à Aniela Jaffé. 3 Septembre 1943. Le Divin dans l’Homme. Albin Michel.1999. p.185-186

vC.G. Jung. Lettre au Rev Morton Kelsey. 3 Mai 1958. Le Divin dans l’Homme. Albin Michel.1999. p.133

viEx 3,14

Le souci du ‘ceci’ et l’insouciance de ‘ce qui’ n’est pas ceci


« G.W.F. Hegel »

Dans le premier chapitre de la première partie de la Phénoménologie de l’esprit, intitulée ‘Conscience’, Hegel commence d’emblée par affirmer la certitude subjective du sensible, l’intuition ineffable du ‘ceci’.

Par contraste, les Upaniṣad se concluent par l’affirmation que l’ātman n’est ‘ni ceci ni cela’.i

Ce sont là deux points de vue radicalement opposés sur l’essence de la ‘conscience’, du moins si l’on admet que le mot allemand pour ‘conscience’, Bewusstsein, peut être comparé à l’ātman des textes védiques.

Bewusstsein est défini dans les dictionnaires allemands comme une « connaissance claire », un « état de clarté mentale » ou encore comme « l’ensemble des processus psychiques par lesquels l’être humain devient conscient (bewußt) du monde extérieur et de lui-même »ii, cette dernière définition étant à l’évidence auto-référentielle…

Le mot ātman signifie le ‘Soi’, et aussi la ‘pure conscience d’être’, et il a d’emblée une valeur bien plus métaphysique que psychologiqueiii.

Les deux concepts se recouvrent donc en une certaine mesure, mais divergent aussi notablement par leurs visées respectives, et par la façon dont la conscience semble apparaître à elle-même, soit progressivement, par l’activation de certains processus, soit se révélant d’emblée comme totalité, comme image microcosmique du macrocosme, comme Âme universelle ou comme essence de l’Être.

La conscience, pour Hegel, commence par se poser comme ‘être’ dans ce monde, puis affirme la perception qu’elle a du monde (symbolisée par l’évidence du ‘ceci’), l’analyse, et enfin la ‘dépasse’ pour accéder à un certain savoir d’elle-même, c’est-à-dire à son propre concept. Le concept propre de la conscience ne se révèle que dans la ‘conscience de soi’ (Selbstbewusstsein), — une ‘conscience de soi’ qui est encore loin d’atteindre à la conscience du ‘Soi’.

En revanche, pour les Upaniṣad, l’ātman est d’emblée identifié au ‘Soi’. Capable de lumière, d’éclairement et de discernement, l’ātman est aussi essentiellementvide’, tout comme est ‘vide’ le moyeu de la roue, ce qui lui permet de tourner, selon la célèbre analogie. L’ātman est vide, mais, par ce vide même, il peut comprendre tous les niveaux de l’être, et peut inclure en soi virtuellement tous les êtres. « Parce qu’il [l’ātman] est sans mesure, il permet la mesure et c’est par lui que se fait la mesure. Étant sans mesure, il représente le mouvement d’élévation et de dépassement qui fait passer d’un état à un autre. »iv

On voit que la conscience hégélienne et l’ātman védique ont un point commun, la capacité de dépassement.

Mais le dépassement hégélien et le dépassement védique mènent-ils au même but ?

Pour Hegel, la certitude sensible, la perception immédiate du ‘ceci’, l’évidence intérieure d’avoir effectivement perçu l’existence et la réalité de ce ‘ceci’, paraît d’abord apporter à la conscience une connaissance riche, vraie, dense, ferme.

Mais cette connaissance se révèle en fait assez pauvre, abstraite, fallacieuse. Elle est en somme seulement faite de ce constat : ‘ceci est’. Il y a là une ‘chose qui est’. Que peut-on dire de plus? La conscience fait face au ‘ceci’, et voilà tout. Celle-ci perçoit ‘ceci’ et elle est certaine de cette perception. « Dans cette certitude, la conscience est seulement comme pur moi. »v La conscience du moi voit, purement et simplement, que ‘ceci est’. Le ‘pur moi’ a purement conscience de percevoir ‘ceci’, mais en fin de compte cette conscience ‘pure’ est encore simplement vide, — vide de tout concept sinon de tout percept.

En revanche, dans le Véda il n’y a ni ‘ceci’, ni ‘cela’, ni ‘pur moi’. Mais il y a l’ātman. Il n’y a d’ailleurs que l’ātman. Et il n’y a pas d’autre vérité au-delà de l’affirmation que l’ātman n’est ‘ni ceci ni cela’ (neti, neti)vi.

Il n’y a plus que ce ‘ni’, et ce que ce ‘ni’ répété révèle, — l’ātman, qui est impérissablevii, immortelviii, et qui est le but suprême, le brahman.

« De là l’enseignement : ‘ni… ni…’ car il n’est rien qui soit au-delà de ce ‘ni’. Et son nom est ‘réalité de la réalité’, la réalité ce sont les souffles, il est leur réalité même. »ix

Le Veda nie tout ce qui dans le monde n’est pas l’ātman. L’esprit du chercheur védique nie toute expérience du monde, il nie tout, mais non le ‘ni’. Il nie tout jusqu’à ce qu’il ne reste plus en lui que le Soi, l’ātman. Il nie les corps, les noms et les formes, les sens et l’esprit, le moi lui-même, ce moi qui nie, qui en fait n’est pas un moi, mais qui est l’ātman, à savoir la réalité ultime, la réalité même, — le brahman.

Quelle est cette réalité, quel est ce brahman ?

Cela n’est rien de ce que l’on peut connaître, et cela reste bien au-delà de ce que l’on ne peut même pas imaginer un jour connaître…

« Le brahman est en vérité différent du connu

et il est aussi au-delà du non-connu. »x

Si l’ātman a vocation à être le brahman, et si le brahman est différent de tout ce qu’on l’on peut connaître et au-delà de tout ce que l’on ne peut pas connaître, comment l’idée de l’ātman est-elle compatible avec celle de ‘conscience’ ?

Śaṅkara, commentant ce verset, a proposé cette glose :

« Pour autant que toute chose est connue, quelque part, par quelqu’un, tout ce qui est manifesté est certainement connu. Mais l’idée [de ce verset] est qu’Il [le brahman] est différent de cela, de ce qui est ‘connu’ (…) Tout ce qui est connu est limité, mortel, et plein de misère ; et donc cela doit être rejeté. Ainsi quand on dit que le brahman est différent du connu, cela revient à dire qu’Il ne doit pas être rejeté.

De façon similaire, quand on dit qu’Il est différent du non-connu, cela revient à affirmer qu’Il n’est pas quelque chose que l’on peut obtenir.

C’est dans le but d’obtenir un effet que quelqu’un acquiert quelque chose de différent de lui-même pour servir de cause.

Ainsi l’affirmation que le brahman est différent du connu et du non-connu, signifiant que l’on nie que le brahman soit un objet à atteindre ou à rejeter, le désir du disciple de connaître (objectivement) le brahman vient à une fin [le désir se termine], car le brahman n’est pas différent du Soi (ātman). (Ou, selon une autre lecture, le désir du disciple de connaître un brahman, différent du Soi, se termine). Car rien d’autre que son propre Soi peut se révéler différent du connu et du non-connu. Ainsi il s’ensuit que la signification de cette phrase est que le Soi est le brahman. Et cela découle aussi de textes védiques comme ‘Ce Soi est le brahman’,xiLe Soi qui est libre de mal, libre de vieillesse, libre de mort.’(Ch. Up 8.7.1), ‘Le brahman manifeste et perceptible, qui est le Soi au-dedans de Tout.’ (Bṛ 3.4.1) (…)

Mais comment le Soi (ātman) peut-il être le brahman ?

Le Soi est habituellement connu comme être ce qui peut effectuer les rites et pratiquer la méditation, ce qui est soumis à la naissance et à la mort, ce qui cherche à atteindre les dieux créés et dirigés par le Créateur (Brahmā).

Il s’ensuit que des êtres divins autres que le Soi, comme le dieu Viņu, le Seigneur (Ῑśvara), Indra ou le souffle (prāņa), peuvent bien être le brahman, — mais ils ne sont pas le Soi (ātman) ; car cela est contraire au sens commun. Tout comme les raisonneurs disent que le Soi est différent du Seigneur, de même les ritualistes adorent d’autres dieux et disent :‘Sacrifiez à celui-ci’, ‘Sacrifiez à celui-là’. Donc il est raisonnable que ce soit le brahman qui soit connu et adoré; et l’adorateur devrait être différent de lui. »xii

Il ressort de cette argumentation que, sur la foi des textes védiques, le Soi (ātman) est bien le brahman, mais qu’il faut distinguer conceptuellement le brahman en tant qu’il est le Soi, et le brahman en tant qu’il est le Seigneur, ou bien le Souffle, ou encore d’autres figures divines.

Le brahman, qui recouvre tant de réalités, et qui est la Réalité même, est en soi ineffable, indicible ; cependant on peut au moins en dire ceci, c’est que c’est par lui que toute parole est révélée.

« Ce qui n’est pas dit par la parole,

ce par quoi la parole (vāk) est révélée,

cela seul est le brahman, sache-le,

non ce qu’on vénère ici comme tel. »xiii

Le brahman est ‘ce qui’ n’est pas dit par la parole.

Quel est ou qu’est-ce que ce ‘ce qui’ ?

Śaṅkara répond :

‘Ce qui’ c’est « ce dont l’essence est faite de la seule conscience.»xiv

On le voit, dans le Véda, la conscience, l’ātman, constitue l’essence même du brahman.

Chez Hegel, que vise la conscience (‘das Bewusstsein’), et de quoi est-elle la substance ?

Il nous faut reprendre le fil du déploiement de sa ‘phénoménologie’.

On l’a vu, la certitude initiale de la conscience se fonde seulement sur la visée du ceci, et de rien d’autre que ce ceci. Mais ce « ceci » se révèle plutôt vide.

Au moins est-on certain de l’avoir perçu, même si on ne sait rien de plus à son propos que « ceci est », et que cette perception s’avère en soi vide.

Cependant la faculté de perception porte en soi un principe, — l’universalité.xv Tout ce qui est dans le monde est susceptible d’être perçu. Et le sentiment de certitude qui accompagne toute perception semble universel aussi.

Tout est en principe objet potentiel de perception. Mais tout ne se perçoit pas, à l’évidence, par les sens. La perception sensible ne peut pas pénétrer toutes choses, universellement. Peut-on jeter un œil dans le trou noir qui est au centre de la galaxie? Peut-on glisser un regard dans les neurones de l’ichtyosaure désormais disparu ? Peut-on s’immiscer en quelque façon dans le regard même de Van Gogh ou celui de Phidias ?

Dans tout acte de perception, entrent en jeu le sujet et l’objet. Il y a le moi, comme sujet universel, c’est-à-dire capable en principe de percevoir tout ce qui est offert à la perception, et il y a l’objet particulier, et même singulier, de cette perception. La totalité des objets qui sont potentiellement à percevoir forme l’objet universel de la perception.

Selon la terminologie de Descartes, le moi qui perçoit est la « chose pensante » (res cogitans) et l’objet perçu, puis pensé, est la « chose étendue » (res extensa).

Il y a un moi, un « celui-ci », qui pense, et un « ceci » qui est pensé ; l’un et l’autre sont des entités singulières.

« Celui-ci » est le symbole de tout ce qui perçoit et pense, et « ceci » est le symbole de tout ce qui est perceptible et pensable.

Pour le moi, percevoir le « ceci » sensible puis le penser, c’est le « dépasser » en tant que seulement « ceci ». Le « ceci » est perçu dans ce qu’il est, mais il est aussitôt nié (en quelque sorte) en tant qu’il est dépassé pour devenir un objet de pensée, propre au moi qui pense.xvi

Par ailleurs, le moi, ou la conscience qui pense, se dépasse aussi, en tant qu’elle pense qu’elle perçoit et qu’elle pense au fait qu’elle pense qu’elle perçoit.xvii

C’est l’unité intrinsèque de la chose perçue que la conscience doit maintenant reconnaître et intégrer. La chose représente diverses propriétés indépendantes qu’il s’agit de subsumer sous une même unité de pensée. La conscience doit poser ces multiples propriétés dans un Un (« Ineinsetzen »).xviii

La conscience s’assume comme ‘une’, elle est ‘une’ placée face à la chose, qui, elle, est essentiellement diverse (et inconsciente). Elle prend cette chose diverse et la fait sienne, l’absorbe dans son unité. Elle l’élève dans sa propre vérité. Elle transforme ce qui n’était qu’une chose inconsciente en objet unifié de conscience.

La chose, matière pure, inconsciente de l’acte que la conscience opère à son sujet, est dépassée par la conscience qui la dépasse en effet, et la transcende.

La conscience donne à la chose de participer à son unité. Elle perçoit sa diversité et elle fait aussi de la chose une unité, une entité une, un Un.

« Elle fait alternativement, aussi bien de la chose que de soi-même, tantôt le pur Un sans multiplicité, tantôt le Aussi résolu en matières indépendantes les unes des autres. »xix

Constituée en cet Un, la chose est considérée comme entièrement entourée d’elle-même, comme réfléchie par toutes ses parties, intriquée en elles ; elle se focalise en ce foyer qu’elle est en elle-même, pour elle-même, comme objet. Elle est pour soi, donc, mais elle est aussi pour le sujet qui la considère et qui la constitue comme objet. Elle est à la fois pour soi et pour cet autre, pour ce sujet.

Elle est donc doublement double. Elle est d’abord double parce qu’elle est une entité pour soi, et une autre entité pour ce sujet autre. Elle est double d’une deuxième manière, parce qu’elle est multiple, mais qu’elle est aussi un Un.

« La chose est un Un, elle est réfléchie en soi-même, elle est pour soi mais elle est aussi pour un autre; et en vérité elle est pour soi un autre qu’elle n’est pour un autre. Ainsi la chose est pour soi et aussi pour un autre, il y a en elle deux êtres divers ; mais elle est aussi un Un ; or l’être-un contredit cette diversité ; la conscience, par conséquent, devrait de nouveau prendre sur soi cette position du divers dans un Un et l’écarter de la chose.»xx

L’objet n’y est pour rien, mais il se trouve dans une situation contradictoire. D’un côté, en tant qu’objet, il doit peut-être avoir une propriété essentielle, qui constitue son simple être-pour-soi. D’un autre côté, il doit avoir aussi en lui-même cette diversité, cette multiplicité, qui est inessentielle, mais qui le constitue en tant qu’objet pour un autre, un autre qui l’observe comme un sujet observe un objet.

D’un point de vue supérieur, d’un point de vue qui transcenderait celui du sujet et de l’objet (à supposer qu’un objet puisse avoir un point de vue), une sorte de contradiction phénoménologique émerge, qui fait de l’objet une entité à ‘supprimer’, au sens hégélien, c’est-à-dire toujours à ‘dépasser’, parce que fondamentalement ‘inessentielle’.

« D’un seul et même point de vue, l’objet est plutôt le contraire de soi-même: pour soi, en tant qu’il est pour un autre, et pour un autre en tant qu’il est pour soi.

Il est pour soi, réfléchi en soi, est un Un; mais cet Un pour soi et réfléchi en soi est dans une unité avec son contraire, l’être-pour-un-autre, il est donc posé seulement comme un être-supprimé; en d’autres termes, cet être-pour-soi est inessentiel comme est inessentielle sa relation avec un autre. »xxi

L’objet est en soi ‘inessentiel’ parce que c’est la conscience du sujet qui fait son unité, et qui détermine non son essence propre, mais seulement l’essence qu’il a pour le sujet. C’est la conscience du sujet qui, par l’opération de l’entendement, conçoit l’unité de l’être-pour-soi et de l’être-pour-un-autre de l’objet.

La distinction des points de vue du sujet et de l’objet, la considération de l’inessentiel et de l’essence dans l’objet, les abstractions de la singularité et de l’universalité, peuvent sembler n’être que des ‘sophistiqueries’xxii, censées surmonter l’illusion intrinsèque à toute perception et supposées permettre de sortir de la contradiction phénoménologique évoquée plus haut.

Ces distinctions et ces considérations montrent surtout les limites de l’entendement humain, et particulièrement celles du ‘bon sens’ lorsqu’il est confronté aux abstractions que l’entendement engendre, et qu’il est égaré par le néant propre aux sophismes.

Le bon sens « se prend pour la conscience réelle et solide », mais « il est, dans la perception, seulement le jeu de ces abstractions. Il est en général toujours le plus pauvre là où, à son avis, il est le plus riche. Balloté çà et là par ces essences de néant, il est rejeté des bras de l’une dans les bras de l’autre. »xxiii

Si le bon sens s’égare dans le néant des sophismes et des abstractions, que faire ?

Il reste à la conscience une voie possible: chercher à se donner un objet qui soit ‘vrai’ par essence, un ‘universel inconditionné’, un concept pur, détaché de toute perception et de toute illusion. Il y a effectivement un tel concept pur, le seul concept qui vaille vraiment, à savoir le concept même de la conscience comme telle, le pur concept de la conscience pure, le concept de la conscience qui se représente elle-même seulement pour elle-même.

Quel est le contenu de ce ‘concept pur’ de la conscience?

A priori, c’est sa capacité d’entendement, de compréhension, d’intelligence.

Mais qu’entend-on par cet ‘entendement’ de la conscience ?

Le concept de la conscience comme ‘entendement’ paraît être celui de sa capacité à ‘atteindre le fond véritable des choses’ (« den wahren Hintergrund der Dinge »)xxiv, de regarder leur ‘essence véritable’ (« Dieses wahrhafte Wesen der Dinge »), de plonger dans leur ‘Intérieur’ (« das Innere »), où se déploie le ‘jeu des forces’.

Dans ce ‘Vrai intérieur’ (« In diesem inneren Wahren ») s’ouvre devant la conscience un monde supra-sensible (« eine übersinnliche Welt »), qui se révèle être le ‘vrai monde’ (« die wahre Welt »). Ainsi, pour la conscience qui atteint ‘le fond véritable des choses’, s’ouvre un monde ‘de l’au-delà permanent’ (« das bleibende Jenseits »), bien au-dessus du monde de l’en-deça (qui est le monde sensible, éphémère).

L’Intérieur se révèle donc être ‘un pur au-delà pour la conscience’ (« Noch ist das Innere reines Jenseits für das Bewußtsein »), ‘puisqu’elle ne se retrouve pas encore en lui’ (« denn es findet sich selbst in ihm noch nicht »xxv.

Est-ce à dire que l’Intérieur est à jamais inconnaissable pour la conscience ?

On pourrait le penser un instant, puisque l’Intérieur se définit précisément comme ce qui est ‘l’au-delà de la conscience’ (« als das Jenseits des Bewußtseins »)xxvi.

Comment la conscience pourrait-elle être consciente de ce qui est ‘au-delà’ d’elle ?

Il reste cependant un moyen d’accès de la conscience à cet Intérieur, à cet ‘au-delà supra-sensible’, c’est le phénomène.xxvii Car l’Intérieur prend naissance dans le phénomène, il en provient, et il en est nourri. Puis il le dépasse.

On peut, de ce fait, dire que le phénomène est l’essence de l’Intérieur (« die Erscheinung ist sein Wesen »).

La vérité du sensible, l’essence du perçu, est d’être ‘phénomène’ pour une conscience. Mais alors, la conscience du phénomène ‘sensible’ médiatise et induit la prise de conscience que la conscience est un étant ‘supra-sensible’.

De la conscience que la vérité du sensible est d’être essentiellement ‘phénomène’ pour la conscience, pour cet Intérieur, il s’ensuit qu’un nouvel état de conscience émerge, celui d’un Intérieur ‘supra-sensible’, qui est en quelque sorte un nouveau phénomène dont le phénomène est l’essence.

D’où la formule : ‘le supra-sensible est donc le phénomène comme phénomène’ (« Das Übersinnliche ist also die Erscheinung als Erscheinung »)xxviii.

Cela revient à dire que la conscience que le phénomène n’est, purement et simplement, que ‘phénomène’, libère du même coup la conscience, et la fait advenir à un état plus élevé, dépassé, de conscience, — la conscience qu’existe un au-delà du sensible, et partant, la conscience qu’existe un au-delà de la conscience du sensible, et donc la conscience qu’existe un au-delà de la conscience.

De tout ceci il découle que la conscience est sans cesse en puissance de se dépasser elle-même. De la conscience du ‘ceci’, elle se dépasse en conscience de l’Intérieur, et du supra-sensible, puis en conscience d’un au-delà de la conscience.

Sans cesse la conscience prend conscience de ses dépassements successifs ; elle prend conscience de sa capacité à être autre qu’elle-même et à être consciente en soi-même de son être-autre.

« La conscience d’un Autre, d’un objet en général, est en vérité elle-même nécessairement conscience de soi, être réfléchi en soi-même, conscience de soi-même dans son être-autre. »xxix

Mais cette conscience n’est encore que pour elle-même. Elle n’a pas atteint d’autres états ultérieurs de la conscience, qui ne se révéleraient que dans de possibles et futurs dépassements. Elle n’a pas atteint par exemple la conscience de sa possible unité avec d’autres consciences, et moins encore celle de son unité avec la ‘conscience en général’xxx, laquelle peut être identifiée avec la « Raison ».

Cependant, par sa considération de la nature de la perception, et en s’élevant au-dessus d’elle, la conscience a découvert l’entendement.

« En fait l’entendement fait seulement l’expérience de soi-même. Élevée au-dessus de la perception, la conscience se présente elle-même jointe au supra-sensible par le moyen du phénomène, à travers lequel elle regarde dans le fond des choses. Les deux extrêmes, celui du pur Intérieur, et celui de l’Intérieur regardant dans ce pur intérieur, coïncident maintenant. »xxxi

Quelque chose comme un « rideau » vient d’être levé à l’intérieur de l’Intérieur.

Ce rideau levé, « c’est l’acte par lequel l’Intérieur regarde dans l’Intérieur. », et c’est aussi la « conscience de soi »xxxii.

Si le rideau est levé, tout sera-t-il désormais en pleine lumière ?

Il semble que non. Le cheminement ne fait que commencer.

« Derrière le rideau, comme on dit, qui doit recouvrir l’Intérieur, il n’y a rien à voir, à moins que nous ne pénétrions nous-même derrière lui, tant pour qu’il y ait quelqu’un pour voir, que pour qu’il y ait quelque chose à voir. »xxxiii

Il reste bien d’autres étapes à franchir.

« La connaissance de ce que la conscience sait quand elle se sait soi-même, requiert encore plus de considérations. »xxxiv

La connaissance que la ‘conscience de soi’ acquiert sur elle-même n’est jamais qu’une construction de l’esprit, et non une fin en soi. La ‘conscience de soi’ est encore loin de l’éveil ultime, elle ne s’est pas éveillée à « ce qui » est tout autre qu’elle-même.

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i« Les Upaniṣad finissent avec ‘ni ceci, ni cela’ (neti neti) et ne traite de rien d’autre. » Śaṅkara. A Thousand Teachings. Ch. 18, §19. Trad. Swāmi Jagadānanda, Ed. Sri Ramakrishna Math, Madras, 1949, p.223

iiLa langue allemande distingue Bewußtsein et Bewußtsheit. Le Dictionnaire étymologique Duden définit Bewußtsein comme : « deutliches Wissen von etwas (connaissance claire de quelque chose); Zustand geistiger Klarheit (état de clarté mentale) ; Gesamtheit der psychichen Vorgänge, durch die sich der Mensch der Aussenwelt und seiner silbst bewußt wird (Ensemble des processus psychiques par lesquels l’être humain devient conscient du monde extérieur et de lui-même). » Le mot Bewußtsheit est défini comme : « das Geleitetsein durch das klare Bewußtsein » (le fait d’être dirigé par une claire conscience).

iiiLe dictionnaire sanskrit-français de Gérard Huet définit ātman comme : « souffle, principe de vie; âme; esprit, intelligence; soi; essence, caractère, nature; particularité » et indique que c’est aussi le nom propre du “Soi”, de « l’Âme universelle », de « l’essence immuable de l’ Être », ou encore de « la forme microcosmique du brahman ».

iv Alyette Degrâces, Les Upaniad, Introduction, p.73. Fayard, 2014

vG.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.81

viनेति नेति (neti neti) est une expression sanskrite qui signifie littéralement « ni ainsi ni ainsi ». « Neti » est une liaison/contratction (sandhi) de « na iti » (« non ainsi »). Elle est employée dans les Upaniṣad (BAU 3.9.26, : 4.2.4 ; 4.4.22 ; 4.5.15) et dans la pratique du Yoga Jñana, qui consiste à nier tous les objets de la conscience y compris les pensées et l’esprit, pour réaliser la nature essentiellement non-dualiste de la réalité, qui est le brahman.

viiBṛhadāraṇyakaUpaniad (BAU) 4.5.14 

viiiChāndogya Upaniad (CU) 4.15,1 : « L’ātman est immortel, sans crainte, il est brahman. » Voir aussi CU 8.3.4 ; CU 8.8.3 : « C’est le Soi (ātman), il est immortel, libre de peur, c’est le brahman. »

ixBṛhadāraṇyakaUpaniad 2.3.6 Trad. Alyette Degrâces, Les Upaniad, Fayard, 2014, p.247

xKena Upaniad 1.4 Trad. Alyette Degrâces, Les Upaniad, Fayard, 2014, p.210

xiMā 2, « Car le brahman est ce Tout. Le brahman est ce Soi (ātman), et ce Soi a quatre quarts. »

Bṛ 2, 5,19 « Le Soi est innombrable, il est infini. Ce brahman est sans avant, sans après, sans dedans, sans dehors. Brahman est ce Soi qui perçoit tout. »

Bṛ 4,4,5 : « Ce Soi est brahman, il est fait de discernement, fait de mental, fait de souffle, (…). Et ceci : ‘Il est fait de ceci’, ‘Il est fait de cela’. Tel il est fait, tel il se conduit, tel il devient. »

xiiCommentaire de la Kena Upaniad 1.4 par Śaṅkara. Eight Upaniads. Traduction en anglais du sanskrit par Swāmῑ Ghambῑrānanda. Calcutta 1977, Vol. 1. p.48

xiiiKeU 1.5 Trad. Alyette Degrâces, Les Upaniad, Fayard, 2014, p.210

xivCommentaire de la Kena Upaniad 1.5 par Śaṅkara. Eight Upaniads. Traduction en anglais du sanskrit par Swāmῑ Ghambῑrānanda. Calcutta 1977, Vol. 1. p.49

xv« La certitude immédiate ne prend pas possession du vrai, car sa vérité est l’universel ; mais elle veut prendre le ceci. Au contraire, tout ce qui pour la perception est l’étant est pris par elle comme Universel. L’universalité étant son principe en général, sont aussi universels les moments se distinguant immédiatement en elle : le moi comme moi universel, et l’objet comme objet universel. » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.93

xvi« Le « dépasser » (aufheben) [le sensible] présente sa vraie signification double. Il a à la fois le sens de nier et celui de conserver. » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.94

xviiDans la perception, « la conscience est en même temps consciente qu’elle se réfléchit aussi en soi-même, et que dans l’acte de percevoir se présente le moment opposé à l’aussi. Mais ce moment est l’unité de la chose avec soi-même, unité qui exclut de soi la différence. » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.101

xviii« La conscience prend sur soi l’être-un, et ainsi ce qui était nommé propriété est maintenant représenté comme matière libre. De cette façon la chose est élevée au véritable aussi puisqu’elle devient une collection de matières, et au lieu d’être un Un devient seulement la surface qui les enveloppe. » Ibid. p.101

xixIbid. p.102

xxIbid. p.102

xxiIbid. p.104-105

xxii« Sophisterei »

xxiiiIbid. p.106

xxivG.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.95

xxvG.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.96

xxviG.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.97

xxvii« Mais l’Intérieur ou l’au-delà supra-sensible a pris naissance, il provient du phénomène, et le phénomène est sa médiation, ou encore le phénomène est son essence, et en fait son remplissement. Le supra-sensible est le sensible et le perçu posés comme ils sont en vérité ; mais la vérité du sensible et du perçu est d’être phénomène. » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.121-122

xxviiiG.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.97

xxixG.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.140

xxx« Das Selbstbewußtsein ist erst für sich geworden, noch nicht als Einheit mit dem Bewußtsein überhaupt » G.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.112

xxxiG.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.140

xxxiiG.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.140

xxxiiiG.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.140-141

xxxivG.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.141

Bráhman’s Salt and Thirst


–A Salt Mountain–

Why should we seek to become the bráhman, since the Veda states that we already are?

The revealed words, which later, after many centuries of oral tradition, became Scripture, seem to carry within them profound contradictions.

For example, the Veda affirms that, in brâhman, being and thinking are one, absolutely one.

How can there be then, on the one hand, very real and well hidden, the bráhman, absolutely one, being and thought, and on the other hand, in the world, men, who are also thinking, conscious beings, and who think of themselves as individual, finite, separate beings?

Let’s be logical.

Either men are not really bráhman or they arei.

If men are not really bráhman, then what are they, since everything is in bráhman, and everything is bráhman? Are they only an illusion, or even just nothing, a mere nothingness?

If they really are bráhman, then why do they think of themselves as individuals and as separate from it/her? Or even, why do they think of themselves as the only existing and thinking ones, the bráhman her- or itself being in their eyes only an illusion…

Shouldn’t their thought and being be ‘naturally’ united with the thought and being of the bráhman because it/she is absolutely one?

If being and thinking are part of the essence of the bráhman, how is it that thinking beings, conscious beings, can so easily doubt that they are already, in some way, bráhman?

For it is a common observation. The individual soul (jīva) feels a thousand miles away from being bráhman because she is overwhelmed by her obvious narrowness, by her limits. She is suffocated by the consciousness of the determinations (upādhi) that she undergoes, by her incarnation in a body.

If one adopts the path, particularly developed by Śaṅkaraii, of the identity of the self (of man) and of the Self (of bráhman), then one must conclude that these limits, these narrownesses, these determinations are only illusion, they are only « names and forms projected in it by nescience » (avidyāpratyupasthāpita nāma-rūpa).

Nescience is what best defines the human condition. Man, who is supposed to be bráhman, does not even suspect it, and his conscience is in full confusion. All planes (reality, illusion, names, forms) are superimposed. This superposition (adhyāsa) seems innate, natural, consubstantial.

Where does this metaphysical illusion, this confusion come from?

Could it have been deposited in man from the very beginning, by the Creator?

But then, why this deliberate deception, and to what end?

Another hypothesis: if the Creator is not at the origin of this illusion, this confusion, this ignorance, would they come from an even deeper source?

If the Creator is not responsible for them, it is because they are already there, came before Him, and are immanent, and present not only in creation, but also in Him.

What? How could bráhman be in such ignorance, such confusion, even partial? Isn’t It/He/She supposed to be omnipotent, omniscient?

It is however a path of reflection that must necessarily be considered if we want to exempt bráhman from having deliberately created confusion and ignorance in its/her/his Creation…

You have to face the alternative.

« Indeed, either the bráhman would be ‘affected’ by nescience, in the sense that the individual living being is affected, and it/she would then become a kind of super-jīva, the Great Ignorant, the Great Suffering and the Great Transmigrant. Or it/she would not be fooled by its/her own māyā, which it/she would use above all as an instrument to create, abuse and torment souls, which would then be like toys or puppets in its/her hands. »iii

This alternative led, from the 10th century onwards, to the creation of two schools of thought, the « school of Bhāmati » and the « school of Vivaraṇa ». Both are in the tradition of Śaṅkara and advocate respectively the idea that nescience is « rooted in the living individual » (jīvāśritā), or that the notion of nescience is « rooted in bráhman » (brahmāśritā).

Who is the bearer of nescience? Man or bráhman?

In fact we don’t know. Nobody decides. And speculation in this respect seems futile.

A famous formula sums up this vanity: sad-asad-anirvacanīyā, « impossible to determine (अनिर्वचनीय anirvacanīyā), either as existing (sad) or as non-existent (asad)« .

This idea that there is something inexplicable often comes up.

So is the illusion, māyā, real or not?

Answer: « It is neither real nor unreal. Since the world appears, māyā is not unreal. But since māyā is contradicted by the knowledge of the Self, it is not real either.

So what is she? As she cannot be both real and non-real, she is inexplicable, indeterminable, anirvacanīyā. iv

What is inexplicable, we must not stop there. It must be transcended. We must go higher.

If the body, the mind, the life itself are māyā, one must seek liberation (mokṣa), to reach the eternal nature of the Self.

 » ‘The Self (ātman), who is free from evil, free from old age, free from death, free from suffering, free from hunger and thirst, whose desires are reality, whose intentions are reality, – it is He whom one should seek, He whom one should desire to understand. He obtains all the worlds and all the desires, the one who discovers the Self and understands it’, thus spoke Prajāpati. »v

But how do you do it in practice?

It is enough to be perplexed, enough to get lost…

« From this Self we can only say ‘neither… nor…’. It is elusive because it cannot be grasped. »vi

« This Self is neither this nor that. »vii

« Neither… nor…  » neti neti, नेति .

We don’t know what this Self is, but we know that this Self, – we are it.

« This is the Self, This you are. »viii

Famous formula, – one of the « great words », with « I am bráhman » ix.

You are the Self. You are That.

In its context: « It is what is the fine essence (aṇiman), the whole has it as its essence (etad-ātmaka), it is reality, it is the Self (ātman). You are that (tat tvam asi), Ṡvetaku. » x

You are That, and nothing else.

« But if someone worships another deity, thinking, ‘He is one, I am another,’ he doesn’t know. Like cattle, he is for the gods. » xi

This Vedic formula is reminiscent of that of the Psalmist: « Man in his luxury does not understand, he is like dumb cattle. »xii

But the nuance is a bit different. In the psalm, the mutity (of man) stems from his lack of understanding. In the Upaniṣad, the lack of knowledge (of man) leads to mutity (of the gods).

The logic of the absolute identity of the self and the Self leads us to ask the question again, in crude terms: What does the idea of the nescience of bráhman imply?

Could it be that its/her omniscience is fundamentally limited, for example to what has been, and to what is, leaving the space of possibilities wide open?

Could it be that Creation, still in the process of unfolding, has an essential role in the emergence of a future knowledge, not yet happened, not yet known?

Could it be that the great narrative of Cosmogenesis can only be understood by putting it in parallel with the development of a Psychogenesis (of the world)?

From another angle :

Does the Supreme Lord (parameśvara) use māyā as an instrument to unfold the universe, while remaining hidden, in His own order, in His own kingdom?

Or would He be the (sacrificial) « victim » of His own māyā?

Or, yet another hypothesis, would He be the « architect » of a māyā that would cover at the same time man, the world and Himself?

Would He have deliberately planned, as an essential condition of the great cosmo-theandric psychodrama, His own letting go?

In this case, would the determinations, names and forms (upādhi and nāma-rūpa) that are imposed on men and living beings have similar forms for bráhman?

For example, would His ‘clemency’, His ‘rigor’, His ‘intelligence’, His ‘wisdom’, which are all ‘names’ or ‘attributes’ of the supreme divinity (I am quoting here names and attributes which are found in Judaism) be the nāma-rūpa of bráhman?

Names and forms (nāma-rūpa) are supposed to be contained in bráhman like a block of clay that contains the infinity of shapes that the potter can draw from it.

There would therefore be names and forms in the latent state, and names and forms in the manifest state.

But why this radical difference?

In other words, what animates the ‘potter’? Why does he model this particular vase and not another one?

Does he make his choices freely, and just by chance?

And by the way, who is this potter? The bráhman? Or only one of its/her forms (rūpa)?

No. The bráhman created ‘in Herself’, – in Hebrew it sounds like: אַךְ בָּך, akh bakhxiii , the possibility of a Potter, and the power of Clay. Why is this? Because She does not yet know who She will be, nor what She would like to become?

Being « everything », She is infinitely powerful, but in order for acts to emerge from this infinite Power, a seed, a will is still needed. Where would this seed, this will come from?

Every will comes from a desire, which reveals a lack, Schopenhauer taught us.xiv

The bráhman is everything, so what is It/She missing?

The only logical possibility that is left : the bráhman is missing « missing ».

It/She lacks desire.

In fact, one of Its/Her names is akāma, « without desire ».

« In It/Her », there is therefore this lack, this absence of desire, because It/She is fullness, because It/She is already Everything.

But if the bráhman were only akāma, « without desire », then there would be nothing, no act, no will, no world, no man, nothing.

Indeed, we need to understand akāma in another way.

If It/She is a-kāma, « without desire », It/She is also « a- » , « without » (the privative a- in Sanskrit).

If It/She is « a- » or « without », it is because in It/Her there is a lack. A metaphysical lack.

It/She lacks Its/Her own lack.

Lacking of a lack, It/She desires to desire, It/She wishes to desire.

In It/She comes the desire, the will, wherever It/She is a-, wherever It/She is « without », wherever It/She is « not »-this or « not »-that, neti neti.

The bráhman, confronted with the immanent presence, « in It/Her », of that « lack », of that « a- » , is then confronted with the apparent separation of Its/Her being (sat) and Its/Her thought (cit).

In philosophical terms, « thought » finds in front of itself « being », a « being » in its raw state.

This raw being, which is not « thought », which is « unthought » (a-cit), having no or no more internal unity, fragments, dissolves, incarnates itself in an unlimited diversity of bodies.

These fragments of the being of the bráhman are like pieces of a hologram. Each one of them is the Whole, but less well defined, more blurred. But also, coming from the unlimited bráhman, each of them has its own unlimited power.

Thought does not divide, it augments, it multiplies itself, it generates.

Thoughts are alive. They are not like the inert pieces of a broken pot, but like the begotten children of living beings.

On the same question, Śaṅkara proposes yet another idea, that of gambling.

As happens in the life of an idle King, the Supreme Lord was able to create His Creation by play (līlā).

But this metaphor still brings us back to lack. The bráhman is the only reality, but this reality possesses an emptiness, an idleness, – hence some room to play.

It is necessary to reinterpret the essential unity of the bráhman and the living man (jīva), the unity of the Supreme Self and the Incarnate Self. It is the unity resulting from fullness and lack.

The incarnate self acts and suffers. The supreme Self is beyond « evil » and beyond « the other », – beyond any Other, therefore, but It is not beyond its own lack of lack.

The Self is creator, omniscient, omnipotent, in relation to all that was, and all that is, in act. But He is not omnipotent in relation to what is in potency, to all that will be or might be, and to all that will exist only because it is already and will continue to be part of His own lack, and of the desire that this lack will create. This lack, this desire, yet to come, will be like a means for the bráhman to surpass itself/herself, to surpass its/her own infinity.

The bráhman is like « a block of salt is, without interior or exterior, it is only a whole block of flavor (eka rasa). So is this Self (ātman), without interior or exterior, it is only a whole block of knowledge ».xv

It is a new confirmation. The bráhman is here three times « without ». Without interior. Without exterior. Without any taste other than the taste of salt alone.

It is a sad and dry infinity, frankly, deep down, that of an infinite block of salt.

In addition, the infinite thirst that such an infinite block of salt may generate, is obviously still missing here.

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iThere may be other assumptions as well. After considering the impossibility of deciding on this first alternative, a third way will have to be considered, the one that man is the potential bráhman but not the actual bráhman. Conversely, the bráhman is also in potency, and in this potency he is man.

iiŚaṅkara. The Thousand Teachings. Transl. by Anasuya from the edition by A.J. Alston. Ed. Arfuyen. 2013

iiiMichel Hulin. Śaṅkara and non-duality. Ed. Bayard. Paris, 2001, p.92

ivŚaṅkara. The Thousand Teachings.Transl. by Anasuya from the edition by A.J. Alston. Ed. Arfuyen. 2013, p.30

vChāndogya-upaniṣad 8.7.1. Translation in French by Alyette Degrâces (adapted and modified by myself in English) . Ed. Fayard. 2014, p. 199

viBṛhadāraṇyaka-upaniṣad 3.9.26 and 4.5.15. Transl. by Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p. 275 and p. 298.

viiBṛhadāraṇyaka-upaniṣad 3.9.26 cited by Śaṅkara. The Thousand Teachings. Trad. Anasuya from the edition by A.J. Alston. Ed. Arfuyen. 2013, p. 39.

viiiChāndogya-upaniṣad 6.8.7 cited by Śaṅkara. The Thousand Teachings. Trad. Anasuya from the edition by A.J. Alston. Ed. Arfuyen. 2013, p. 47.

ixBṛhadāraṇyaka-upaniṣad 1.4.10

xChāndogya-upaniṣad 8.6.7. Translation by Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p. 176

xiBṛhadāraṇyaka-upaniṣad 1.4.10. Transl. by Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.233

xiiPs 49:13

xiiiSee the article « Only with you אַךְ בָּך, akh bakh » on Metaxu, Philippe Quéau’s Blog.

xivCf. A. Schopenhauer. The world as will and representation.

xvBṛhadāraṇyaka-upaniṣad 4.5.13. Transl. by Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.298

L’embrasement d’Empédocle


« Empédocle se jetant dans l’Etna »

Le mystique se tait parce qu’il sait qu’il a beaucoup à dire, et qu’il ne sait pas comment le dire, tant son expérience le « dépasse ».

L’ineffabilité de l’expérience et le silence qui s’ensuit ne sont pas de même nature.

Comment dire l’ineffable ?

Qui dira, du silence et de l’expérience, ce qui les dépasse absolument, et les transcende infiniment?

Parménide s’est fait jadis une réputation en identifiant la pensée à l’être.

Mais la pensée n’est pas en mesure de concevoir la nature de ce qui, par nature, lui échappe. Et l’être (pris dans toute sa totalité) n’est certes pas de même nature que la pensée, dont la nature (ou l’essence) n’est que l’une des modalités de l’être.

Pour le dire en style biblique : il y a de nombreuses demeures dans la maison de l’être.

La pensée (consciente) n’habite que l’une des nombreuses « demeures » de l’être, et la « maison » de l’être elle-même est bien plus vaste que tous les rêves pensés, et bien plus haute que ses plus profonds sommeils.

Les deux métaphores de la « demeure » et de la « maison », dans le passage de Jean qui les a rendues célèbres, loin d’asseoir notre mental, de lui donner une sorte d’assurance (foncière), de certitude (immobilière), d’ancrage dans un « lieu » (sédentaire), introduisent immédiatement dans le texte original un ballet tournoyant de mouvements, une valse d’images mobiles, mêlant « départ », « aller », « retour », « chemin », et « passage » :

« Dans la maison de mon Père, il y a beaucoup de demeures ; sinon, est-ce que je vous aurais dit : ‘Je pars vous préparer une place’ ? Quand je serai allé vous la préparer, je reviendrai vous prendre avec moi ; et là où je suis, vous y serez aussi. Pour aller où je m’en vais, vous savez le chemin. » Thomas lui dit : « Seigneur, nous ne savons même pas où tu vas ; comment pourrions-nous savoir le chemin ? » Jésus lui répond : « Moi, je suis le chemin, la vérité et la vie ; personne ne va vers le Père sans passer par moi. »i

S’il y a un « chemin », on est en droit de demander où sont les « demeures », et la « maison ».

A partir de l’Évangile johannique, on pourrait légitimement demander si ces « demeures » ne sont pas plutôt le « chemin » lui-même,– et réciproquement, si « chemin », « vérité » et « vie » ne sont pas nos mouvantes, véritables et vivantes « demeures »?

On voit ici que les métaphores, philosophiques ou théologiques, du « lieu », de la « maison », ou de la « demeure », créent de facto dans l’esprit les idées, nécessairement duales, de « mouvement », de « déplacement », de « cheminement ».

De cela, l’on déduira qu’un « lieu » (en hébreu makom, en latin locus, en grec topos) habité par la pensée biblique (ou par la conscience spirituelle) renvoie à la nécessité d’un « départ », d’un « exode » (« hors d’Égypte »), d’un « passage » (de la « Mer rouge »), ou d’une « fuite » (« en Égypte »)…

Dans les mondes psychiques, le lieu crée le mouvement ; le locus engendre le motus ; le topos génère le tropos… Le makom invite à l’Exode.

Ces métaphores sont intrinsèquement « intriquées ». On ne peut concevoir séparément, les unes sans les autres. Elles se propagent dès lors, liées en groupe, dans l’esprit, et révèlent par là une propriété fondamentale du monde psychique : la solidarité et l’unité fusionnelle de tous les phénomènes qu’il fait naître.

De la ‘mécanique’ de ce monde psychique, de ce monde de métaphores vivantes et connectées, intriquées, on dira qu’elle semble ‘quantique’ : le dualisme des « tropes » du lieu et du mouvement est formellement analogue aux dualités onde/corpuscule ou position/quantité de mouvement de la mécanique quantique…

De cela, l’on déduira aussi que les « lieux » que sont le « monde », le Cosmos tout entier, « l’être » ou « l’âme » de l’homme, ne sont pas simplement des « lieux », mais sont aussi des « chemins ».

On est aussi en droit de comparer les « lieux » et les « cheminements » que sont le monde, le Cosmos et l’Anthropos, avec la nature des « lieux » et des « cheminements » du Theos.

D’où la question : du Theos, quel est le « Lieu » ? Et quel est son « Chemin » ?

Que peut-on conjecturer de ce « Lieu » et de ce « Chemin », du point de vue cosmique et anthropologique ?

Que ce « Lieu » est celui du Très-Haut, appelé Elyon ?

Et donc que ce « Lieu » n’est pas celui du « Très-Bas », du « Très-Humble »?

Que ce « Lieu » n’est présent que dans la « Présence », la seule Chekinah ?

Que ce « Chemin » fourmille de l’infinie voix des commentaires auxquels il donne « lieu » ?

Que ce « Lieu » est à l’Origine, et au Commencement?

Que le « Chemin » suit l’« Esprit » (le « Vent » qui souffle où il veut)?

De ces images théologico-poétiques, on retiendra que la Vie (de l’esprit) est bien plus large, bien plus haute, bien plus profonde que la réalité. On en induira que la Vie n’est certes pas « dans » la Réalité. C’est bien plutôt la Réalité qui est « dans » la Vie.

La Vie dépasse de tous les côtés la pensée, la conscience ou la connaissance, dont il faut voir l’impuissante inadéquation à rendre compte de ce qui les dépasse, et l’incapacité à appréhender la Totalité de ce qui leur échappe.

Il faut prendre toute la mesure des écarts (a priori non réductibles) entre Vie, réalité, conscience et pensée, pour situer ces concepts à leur place, les assigner à leurs « lieux » propres.

C’est seulement alors, quand la Vie, la réalité, la conscience et la pensée occupent leurs « lieux » propres, que l’on peut rêver d’autres chemins, tenter de nouveaux « exodes », hors de ces « lieux ».

Quelles autres voies seraient-elles alors possibles? Quels nouveaux exodes encore impensables, ou encore impensés?

Les maîtres passés mettent en garde : l’expérience mystique, disent-ils, est certainement une « expérience », mais « ce n’est pas une connaissance »ii.

On reste libre d’imaginer qu’une expérience (mystique) des confins des mondes et de leurs au-delà, des hauteurs indicibles, du divin même, donne ipso facto une sorte de connaissance, réelle, irréfutable.

Une telle « connaissance » ne serait pas formelle ou formulable. Ce serait une connaissance tout de même, et en tout cas largement supérieure au babil sans fin des fats, aux rodomontades des cuistres.

L’expérience (mystique) est d’abord une expérience des limites de toute connaissance, et donc, en tant que telle, c’est une connaissance claire, nette, de ce qui dans toute connaissance est foncièrement limitée, et intrinsèquement surpassable.

Ce premier résultat est une excellente entrée en matière, dans les sentiers difficultueux qu’il faut emprunter…

Pour continuer, Raimon Panikkar estime nécessaire de différencier et de cloisonner l’expérience, la réalité, la conscience et la « mystique » :

« J’ai dit que l’expérience n’a pas d’intermédiaires et nous met en contact immédiat avec la réalité, mais au moment où nous devenons conscient de cette expérience, de telle sorte que nous pouvons en parler, alors nous entrons dans le champ de la conscience, et nous abandonnons la mystique. »iii

Mais cette séparation dichotomique entre « conscience » et « mystique » est assez arbitraire, et à mon avis injustifiée, du point de vue du bénéficiaire de l’expérience mystique elle-même.

L’expérience mystique est bien une « expérience », mais une expérience sui generis, hors de tout repère réel, hors de tout « contact immédiat avec la réalité ».

Au moment où l’expérimentateur (mystique) devient « conscient » de son expérience, on ne peut pas dire qu’il entre alors « dans le champ de la conscience », comme le suggère Panikkar.

En effet, il est « conscient » de son expérience ineffable, mais il est aussi « conscient » que cette expérience est et restera ineffable. Il est « conscient » qu’elle est d’ailleurs seulement en train de commencer, et que le voyage qui s’annonce sera périlleux, – et peut-être même sans retour (dans la « conscience » et de son point de vue).

Au moment où l’expérience (mystique) commence, la conscience de ce commencement commence aussi. Mais on ne peut pas appeler cela une simple «entrée dans le champ de la conscience ».

C’est seulement le point de départ. Il reste à affronter l’infini, c’est une longue route, et on ne le sait pas encore. L’expérience va durer longtemps, et pendant tout ce temps, la conscience de l’expérimentateur sera submergée par des flots, des océans, des galaxies liquides, des ultra-cieux et des méta-mondes.

Jamais il ne reprend pied, dans cette noyade par le haut, dans cette brûlure immense, dans cette sublimation de l’être.

Mais à aucun moment, il ne peut se dire à lui-même qu’il entre alors, simplement, « dans le champ de la conscience ».

Tout ce qu’il peut dire, à la rigueur, c’est qu’il entre dans le champ de la conscience de son ineffable inconscience (métaphysique, absolue, et dont il ne sait absolument pas où elle va le mener).

Il est certes nominalement « conscient » (ou plutôt « non totalement inconscient »), et à partir de cette conscience nominale, minimale, il voit qu’il est en réalité presque totalement réduit à l’inconscience fusionnelle avec des forces qui le dépassent, l’écrasent, l’élèvent, le transcendent, et l’illuminent.

Il est donc possible pour le mystique de se trouver dans un état paradoxal où se mêlent intimement et simultanément, quoique avec des proportions variées, l’« expérience » (mystique), la « conscience » (de cette expérience), la « réalité » (qui les « contient » toutes les deux) et l’« inconscient » (qui les « dépasse » toutes les trois).

Cet état si particulier, si exceptionnel, on peut l’appeler la « découverte de l’état originel du Soi ».

Le « Soi ». La tradition védique l’appelle ātman.

Une célèbre Upaniṣad dit à propos du « Soi » qu’il est « le connaisseur de tout, le maître intérieur, l’origine et la fin des êtres » et précise ainsi sa paradoxale essence:

« Ne connaissant ce qui est intérieur, ni connaissant ce qui est extérieur, ni connaissant l’un et l’autre ensemble, ni connaissant leur totalité compacte, ni connaissant ni non-connaissant, ni visible ni inapprochable, insaisissable, indéfinissable, impensable, innommable, essence de la connaissance de l’unique Soi, ce en quoi le monde se fond, en paix, bienveillant, unifié, on l’appelle Turīya [le ‘Quatrième’]. C’est lui, le Soi, qu’il faut percevoir. »iv

Pourquoi l’appelle-t-on le « Quatrième » ?

Parce que cet état vient après le « premier » qui correspond à l’état de veille, après le « deuxième » qui définit l’état de rêve, et après le « troisième » qui désigne l’état de sommeil profond.

Mais comment diable peut-on savoir tout cela, toutes ces choses incroyables, tous ces mystères supérieurs, et les exposer ainsi, sans fards, au public ?

En fait rien n’est vraiment dit, assené. Tout est plutôt non-dit, tout ce qui est dit est présenté d’abord comme une négation. Rien n’est expliqué. Il nous reste à faire le principal du cheminement, et à comprendre de nous-mêmes. Tout repose sur la possible convergence de ce qui est « dit » (on plutôt « non dit ») avec l’intuition et la compréhension intérieure de « celui qui a des oreilles pour entendre ».

Entre des « univers » si éloignés, des « réalités » si difficilement compatibles (la veille, le rêve, le sommeil profond, le Soi), l’humble « conscience » est l’entité médiatrice à qui l’on peut tenter de se fier, pour établir la condition de ce cheminement, de cet entendement.

Mais l’expérience mystique a beaucoup de mal à se laisser réduire au champ étroit de « l’humble conscience ». L’« humble conscience » (en tant que sujet actif du « champ de conscience » de l’individu) ne peut recevoir que quelques rayons de ce soleil éruptif, aveuglant, et fort peu de son énergie outre-humaine, tant une irradiation pleine et totale lui serait fatale.

L’expérience mystique montre, de façon incandescente, que l’Être,dans son essence, n’est pas intelligible. Elle disperse et vaporise la pensée humaine, en myriades d’images sublimées, comme un peu d’eau jetée dans la fournaise du volcan.

Dans le cratère de la fusion mystique, des pans inimaginables de la Totalité bouillonnent et échappent à la conscience humaine, écrasée par son insignifiance.

Empédocle, pour découvrir cette amère et brûlante vérité, paya de sa vie. Suicide philosophique ? Transe extatique ? Fureur gnostique ?

Empédocle s’enflamma d’une illumination soudaine. D’infimes particules, infra-quantiques, ont jailli pour toujours, au moment où il plongea dans la lave. L’Etna dissolut son corps, embrasa son âme et dispersa le reste de son être dans le Cosmos.

Il est probable que quelques-unes de ses particules continuent, aujourd’hui encore, de voyager vers les confins.

Une âme vive, au cœur ardent, aux ailes séraphiques, d’une motilité chérubinique, pourrait vraisemblablement, le cas échéant, se lancer à leur poursuite.

___________________

iJn 14, 2-6

iiCf. par exemple : « The mystical is certainly also an experience, but it is not knowledge. » Raimon Panikkar. The Rythm of Being. The Unbroken Trinity. Ed. Orbis Books. NY. 2013, p. 247

iiiRaimon Panikkar. The Rythm of Being. The Unbroken Trinity. Ed. Orbis Books. NY. 2013, p. 247

ivMaU 7. Trad. Alyette Degrâces (modifiée), Ed. Fayard, 2014, p.507-508.

Théorie Quantique du Libre-arbitre


« Benjamin Libet »

Dans les années 70, le neurologue Benjamin Libet a cherché à déterminer précisément la chronologie entre la prise de conscience (‘conscious awareness’) d’une décision volontaire, d’une part, et l’activité électrique dans le cerveau, d’autre part.i

Le sens commun s’attend normalement que la prise de conscience d’une décision d’agir précède l’activité neuronale permettant l’action elle-même. Le résultat fort surprenant des expériences de Libet est qu’il semble que ce soit l’inverse…

Ces expériences, désormais célèbres, portaient sur l’observation du lien temporel entre la sensation subjective associée au « seuil » décisionnel (le moment de la « prise de conscience » de la décision) et l’activité neuronale associée aux mouvements moteurs censés suivre cette prise de décision.

Les résultats, fort paradoxaux, et de multiples fois confirmés, des expériences de Libet n’ont pas cessé d’être commentés par les spécialistes des neurosciences, la plupart du temps comme étant une confirmation de l’autonomie interne du cerveau par rapport à la conscience, et subséquemment comme une confirmation de l’absence de libre-arbitre…

Ces résultats peuvent être résumés ainsi : des événements cérébraux inconscients précèdent d’un temps pouvant varier de plusieurs dixièmes de secondes à plusieurs secondes, la sensation consciente d’avoir pris la décision volontaire d’effectuer une action motrice (par exemple, appuyer sur un bouton)ii.

Ces « événement cérébraux inconscients » sont observables sous forme de potentiels électriques, appelés « potentiels de préparation » ou « potentiels prémoteurs ». Ces potentiels électriques permettent de mesurer l’activité du cortex moteur et celle de la région du cerveau impliquée dans la préparation des mouvements musculaires volontaires.

Pour la plupart des commentateurs, les expériences de Libet confirment l’absence de tout libre-arbitre humain, parce que, selon eux, elles mettent en évidence le fait que le cerveau produit lui-même de façon autonome des « potentiels préparatoires » au mouvement moteur avant que la décision d’agir parvienne à la conscience.

Tout se passe donc comme si la « conscience d’agir » n’était qu’une simple « illusion », consécutive à la décision prise inconsciemment par le cerveau lui-même, indépendamment de toute implication consciente du sujetiii.

Autrement dit, des processus neurologiques inconscients provoqueraient tout d’abord l’acte moteur (sa préparation et son initialisation) puis la sensation « consciente » chez le sujet d’avoir pris la décision d’agir, de par sa propre volonté (« consciente »).

La conclusion générale tirée par Libet de ces observations est que des processus cérébraux déterminent les décisions, qui sont ensuite perçues comme subjectives par le cerveau à travers le phénomène de la conscience.

Libet considère cependant comme possible la notion de veto — la capacité de la « conscience » à bloquer un acte en cours de préparation ou même déjà engagé. Ce serait là le seul espace de libre volonté ou de « libre arbitre » qui reste à la disposition de la « conscience », celui du blocage de l’action, toujours éventuellement possible dans le temps très court (quelques centaines de millisecondes) qui se déroule entre la perception subjective de la décision et l’exécution de l’acte lui-même.

L’interprétation déterministe des résultats de Libet, culminant dans la mise en doute radicale de l’idée de libre-arbitre, est actuellement largement prédominante chez les spécialistes des neurosciences et les biologistes. Le biologiste Anthony Cashmore résume la pensée majoritaire en disant que la croyance au libre-arbitre « n’est rien de moins que la continuation de la croyance dans le vitalisme ».iv

Il y a quelques sceptiques cependant, qui résistent encore.

Certains questionnent le présupposé implicite selon lequel les décisions devraient être initiées par la conscience pour qu’elles soient considérées comme « libres ». L’idée est qu’au bout du compte le libre-arbitre n’est pas lié à la conscience mais seulement au « contrôle », et que l’on pourrait supputer l’existence d’un « libre-arbitre pré-conscient »v.

D’autres estiment que le rôle du contexte expérimental ne doit pas être négligé, en particulier le choix conscient, fait par les sujets subissant les expériences, de prêter une attention spéciale à des signaux corporels qui restent habituellement subconscients.

Par ailleurs, il faut souligner, comme le fait Alexander Wendtvi, que personne ne sait réellement ce que sont les « potentiels de préparation », ni comment ils peuvent être la cause d’un comportement. Par exemple, ils pourraient ne servir qu’à présenter l’occurrence d’un choix (plutôt que d’incarner le choix lui-même), ce qui reviendrait à sauver l’idée de libre-arbitre.

Alexander Wendt estime que les perspectives des théories quantiques renouvellent potentiellement le débat autour des expériences de Libet, mais que précisément, elles n’ont jusqu’à présent jamais été envisagées pour leur interprétation.

Il évoque cependant l’opinion de Roger Penrose selon laquelle ces résultats montrent l’inadéquation de la conception classique du temps. Penrose suggère que les résultats de Libet pourraient être expliqués par une sorte de « rétro-causalité » (« retro-causation ») ou d’action avancée (« advanced action »), permise par la théorie quantique.vii

Pour sa part, Henry Stapp établit un lien entre les expériences de Libet et le paradoxe d´Einstein-Podolsky-Rosen sur la question de la non-localité.

Stuart Hameroff, se basant sur sa propre théorie du cerveau quantique, estime que « la temporalité non-locale et le retour en arrière de l’information quantique (« backward time referral of quantum information [advanced action] ») peuvent fournir un contrôle conscient en temps réel d’une action volontaire ».viii

La critique la plus argumentée des résultats de Libet sur la base des théories quantiques reste celle de Fred Alan Wolfix qui, lui aussi, s’appuie sur la notion quantique de non-localité temporelle, comme le font Penrose et Hameroff. Mais il y ajoute des considérations liées à l’avantage évolutif. Être capable de pressentir une expérience imminente possède une valeur évidente quant aux chances de survie en cas de danger, surtout si cette capacité de pré-conscience (ou de projection dans l´avenir immédiat) permet de gagner plus d’une demi-seconde, sans attendre que la conscience pleine et entière soit acquise.

Par ailleurs, il propose l’image du cerveau comme étant « une machine géante à faire des choix retardés » (A giant delayed choice machine).

Finalement, Wolf montre que la perspective quantique, qui est temporellement symétrique (time-symmetric quantum perspective), peut expliquer une anomalie importante de l’expérience de Libet : l’anti-datation subjective. En fait, non seulement la perspective quantique en rend compte, mais elle la prédit.

Concluant son étude sur cette question Alexander Wendt pose de façon claire son refus des théories déterministes et matérialistes : « So my point is not that human behavior cannot be made more predictable – more ‘classical’ – through coercion, discipline, or incentives, but rather that no matter how successful such schemes are, there is a spontaneous vital force in the human being that fundamentally eludes causal determination.»x

« Ainsi mon argument, ce n’est pas que le comportement humain ne peut pas être rendu plus prévisible – plus ‘classique’ – par la coercition, la discipline, ou les incitations, mais plutôt que quels que soient les succès de ces moyens, il y a une force vitale spontanée dans l’être humain qui échappe fondamentalement à la détermination causale.»

Wendt ferait-il donc preuve de « vitalisme »?

J’opterais quant à moi non pour une « force vitale », mais plutôt pour une entité irréductible, présente au plus profond de l’être humain.

En consultant les traditions multi-millénaires encore (partiellement) accessibles, on peut relever les multiples manières dont on a rendu compte de cette irréductible entité, depuis l’aube de l’humanité. Elle est constitutive de notre être le plus profond. Cette entité absolue, secrète, cachée, abyssale, se tient au tréfonds de l’être-là. Elle est infiniment plus originaire que ce que nous appelons le « moi », ou la « conscience ».

Le Véda l’appelle ātman; la Bible hébraïque utilise plusieurs mots, qui ont leurs nuances propres, נִשְׁמַת (nechmah), נֶפֶשׁ (néfèch), רוּחַ (rouaḥ); les Grecs parlent de νοῦς (noûs) et de  ψυχή (psyché).

Pour faire image, on pourrait l’appeler en français le « soi », l’« âme », ou la « fine pointe de l’esprit ». Le mot n’est pas le plus important, c’est l’idée elle-même qui importe, – cette idée que toutes les cultures ont su exprimer à leur manière, par des vocables ayant tous en quelque sorte leur génie propre.

Seule la science moderne, positiviste, causaliste (mais aussi à forte tendance matérialiste et déterministe) n’a non seulement aucun mot pour la désigner, ni aucune conception de cette « entité », par nature immatérielle (donc échappant évidemment aux imageries EEG, IRMf, PET Scan, TMS…), et surtout insaisissable conceptuellement dans le cadre de référence de la science, à savoir l’épistémologie expérimentale et rationaliste.

Je voudrais seulement, dans le cadre de ce court article, indiquer brièvement, mais avec force, que les résultats de l’expérience de Libet pourraient parfaitement s’interpréter d’une manière radicalement opposée à l’interprétation conventionnelle (causaliste, matérialiste, physicaliste… et déterministe).

Supposons un instant, pour les besoins de l’établissement de mon hypothèse, ceci :

Bien en dessous des profondeurs immenses, abyssales de la conscience, bien au-delà même de ce continent psychique sous-jacent, l’Inconscient, que Sigmund Freud et C.-G. Jung, premiers explorateurs, premiers cartographes, n’ont fait qu’effleurer, existe, pour chacun d’entre nous, une entité que j’appellerai « ι » (petit iota).

Pourquoi ce nom ?

Parce que « ι », le petit iota, ressemble à une petite flamme légère.

Cette entité « ι » résume en quelque sorte symboliquement (ou métaphysiquement) un grand nombre d’appellations consacrées par la tradition.

Quelques expressions, imagées, peuvent être citées, choisies dans leur multiplicité : scintilla animae (« étincelle de l’âme »), scintilla conscientiae (« étincelle de la conscience »)xi, « fine pointe de l’âme » (Thérèse d’Avila), « vive flamme » ou même « cheveu » (Jean de la Croix)xii.

Dans le De Veritate, Thomas d’Aquin affirme : « De même que l’étincelle est ce que le feu a de plus pur, elle est ce qui se trouve le plus haut dans le jugement de la conscience ».xiii

Maître Eckhart utilise aussi l’image de l’étincelle, mais pour l’affiner en la réduisant à la liberté même, la liberté considérée comme une entité absolument une et simple:

« Ce petit château fort de l’âme, j’ai dit que c’était une étincelle mais maintenant je dis ceci : il est libre de tout nom, dépourvu de toute forme, absolument dégagé et libre, comme Dieu est dégagé et libre en lui-même. Il est aussi absolument un et simple que Dieu est un et simple. »

François de Sales, quant à lui, parle de « pointe de l’esprit », de « fond de l’âme » ou encore de la « haute région de l’esprit ».

Pour rassembler ce faisceau d’approches, en une simple et unique image, je propose donc de les concentrer dans cet « ι », ce petit iota. Totalement immatériel, infiniment insaisissable, « ι » est l’étincelle initiale qui fait que vous êtes vous-même, et non pas un autre. C’est le germe premier autour duquel se sont lentement accumulées, depuis la conception, les couches successives de conscience et d’être, qui n’ont pas cessé, jour après jour, de croître, de se déplier, de se complexifier par épigenèse. Cet « ι » est la graine minuscule, résistant à tous les orages, à tous les vents, à toutes les tempêtes, et qui, têtue, confiante, indéracinable, pousse à chaque instant dans la solitude de son propre je-suis-là. Et qui se dit « j’y reste »… « Je reste » dans mon « je-suis-là« , mais pour en sortir, vers le haut, vers l’ailleurs, vers de l’absolument-autre.

Considérons maintenant le rapport entre « ι », la conscience et le cerveau (neuronal).

L’« ι » tient sous son regard calme l’entièreté des abysses de l’inconscient, tout comme les clapotis de la conscience. L’« ι » est vivant, et l’étincelle même de la vie. L’« ι » vit et veut, librement. Il n’y a pas plus libre que lui. Ce que l’« ι » veut vraiment, Dieu le veut aussi, dirais-je même. C’est là le nœud de leur alliance.

Que se passe-t-il alors dans un cerveau humain, quand l’« ι » de telle personne particulière, se met à « vouloir », soit pour échapper dans l’urgence à un félin affamé, soit pour se consacrer à quelque but lointain, ou à telle réflexion critique, soit même pour participer à une expérience neurologique du bon professeur Libet?

Eh bien, il entre en résonance quantique (de façon non-locale et intriquée) avec l’ensemble des récepteurs de son corps et de son cerveau (par exemple les micro-tubules dont on doit à Roger Penrose et Stuart Hameroff de mieux comprendre le rôle putatif dans l’émergence de la conscience).

Ceci a pour effet une mobilisation rapide des « potentiels de préparation », les potentiels prémoteurs agissant sur le cortex moteur, et une mobilisation parallèle des centres initiateurs de « conscience » (il y en a plusieurs, qui fonctionnent en parallèle, mais qui s’activent en mode conscience seulement quant c’est nécessaire, restant souvent en mode subconscient, et la plupart du temps en mode inconscient).

Voici donc mon interprétation provisoire des expériences de Libet : le fait que l’activation des potentiels préparatoires précède de 350ms la sensation de « prise de conscience » n’ a absolument aucune précellence par rapport à un fait autrement plus significatif : la présence cachée, indécelable, mais implacablement prégnante de l’« ι », au tréfonds de l’être.

L’« ι » est là. Il veille. Il veut. Il vit. Toujours.

Tout le reste, les microtubules, les neurones, le cortex, le moi, le soi et la conscience, sont tout simplement ses serviteurs dévoués, plus ou moins obéissants, adroits ou somnolents.

L’« ι » est là. Son voyage, son exode, ne fait que commencer.

_______________

iBenjamin Libet (1985), « Unconscious Cerebral Initiative and the Role of Conscious Will in Voluntary Action », The Behavioral and Brain Sciences, 8(4), 529-566. Et aussi : Benjamin Libet (2004), Mind Time, Harvard University Press, Cambridge, MA.

iiBenjamin Libet a trouvé que le potentiel de préparation apparaît 350-400 ms avant la prise de conscience de l’intention d’agir et 550ms avant le déclenchement de l’acte lui-même.

iiiCf. Daniel Wegner (2002). The Illusion of Conscious Will, MIT Press, Cambridge MA.

ivCité par Sven Walter, »Willusionism, Epiphenomenalism and the Feeling of the Conscious Will », Synthese, 191(10), 2215-2238

vCf. Alexander Wendt. Quantum Mind and Social Science. Cambridge University Press, 2015, p. 186, Note 59, pour une bibliographie sur ces questions.

viAlexander Wendt. Quantum Mind and Social Science. Cambridge University Press, 2015, p. 186

viiRoger Penrose (1994), Shadows of the Mind : A Search for the Missing Science of Consciousness, Oxford University Press, p. 383-390

viiiStuart Hameroff, « How Quantum Brain Biology Can Rescue Conscious Free Will », Frontiers in Integrative Neuroscience, 6, article 93, p. 14, cité par Alexander Wendt. Quantum Mind and Social Science. Cambridge University Press, 2015, p. 187

ixFred Alan Wolf (1998), « The Timing of Conscious Experience », Journal of Scientific Exploration, 12(4), 511-542

xAlexander Wendt. Quantum Mind and Social Science. Cambridge University Press, 2015, p. 188

xiExpressions de Jérôme de Stridon

xii« « Le cheveu, c’est la volonté de l’âme ». Jean de la Croix. Cantique spirituel B, 30,9

xiiiThomas d’Aquin, De Veritate, 17, art. 2, ad. 3

The Absolute Constant of the Mystery


The famous 17th century Hindu thinker, Śaṃkara, proposed four essential concepts, sat, cit, ātman, and brahman.

They may be tentatively translated into English by the words being, thought, self, and absolute.

But it is worth digging a little beneath the surface.

For Śaṃkara, sat is « what is here and now ». Sat seems closer to being than to existence, or essence. Sat is, so to speak, the true form of being. But then what can be said of what is not here or now, of what was or will be, or even of what could or should be? One can say sat, too, to designate these sort of beings, but we oblige ourselves to an effort of abstraction, by thinking of these other modalities of being as “beings”.

Cit means thought, but also and above all consciousness. The objective idea is grasped by thought, the subjective feeling requires consciousness. Cit brings the two meanings together, but it is consciousness that leads the game.

As for ātman, this word is originally linked to life, life force, energy, wind, air, breath. It is only later that it comes to designate the person. In the Upaniṣad, the meaning of the word varies: body, person, self, or Self. This ambiguity complicates interpretation. Is the Self without a body? Is the Self a person? Difficulties related to language.

Finally, brahman may be translated as ‘absolute‘, but it has many other possible meanings. It is referred to in the Upaniṣad as breath, speech, mind, reality, immortality, eternity and also as the aim, “that which is to be pierced »i. It may mean ‘sacred word’, but it evolves to mean ‘absolute silence’. « Leave the words: here is the bridge of immortality.”ii

In the end, brahman comes to designate the absolute, the absolute of speech, or the absolute without speech, the absolute silence.

This analogy has been proposed: ātman represents the essence of the person, brahman identifies with the essence of the entire universe.

The word brahman has had some success in the Indo-European sphere of influence. Its root is ḅrhat, « greatness ». The Latin word flamen derives from it, as does brazman (« priest » in old Persian).

But the meaning of brahman as “priest” does not at all capture the mystery of its main meaning.

The mystery of the poet and the mystery of the sacred word are both called brahman. The mystery of absolute silence is also brahman. Finally, the mystery of the absolute, the mystery of the absolute is brahman.

The brahman is that from which all beings are born, all gods, and the first of them is Brahmā himself. Brahman is what everything is born of, « from Brahmā to the clump of grass »iii.

The absolute, the brahman of Śaṃkara, is at the same time greatness, speech, silence, sacred, enigma, mystery, divinity.

It must be underlined. The Veda does not offer a unique, exclusive, absolute truth. There is no truth, because an absolute truth could not account for the absolute mystery. In the Veda, the absolute remains an absolute mystery.

This lesson is compatible with other ideas of the hidden God, that of ancient Egypt, that of the God of Israel, or that of the God of Christian kenosis.

This may be a hint of an anthropological persistence, throughout the ages.

The persistent presence of an absolute mystery.

iMuU II,2,2

iiMuU II,2,5

iiiTubh III, 1,1

Noire métaphysique du ‘blanc mulet’ – (ou: du brahman et de la māyā)


 

Un ‘blanc mulet’ (śvata aśvatara) a donné son nom à la ŚvetāśvataraUpaniṣad. Pourquoi ? Son auteur, Śvetāśvatara, était-il amateur de beauté équine, ou de promenades équestres? Siddheswar Varmai et Gambhīrānanda préfèrent comprendre ce nom comme une métaphore signifiant ‘celui dont les organes des sens sont purs’ (‘One whose organs of sense are very pure’)ii.

Il fallait sans doute une réelle pureté de sens (et d’intelligence), en effet, pour s’attaquer aux questions que traite cette Upaniṣad :

« Le brahman est-il la causeiii ? D’où sommes-nous nés ? Par quoi vivons-nous ? Sur quoi prenons-nous appui ? »iv

La réponse à toutes ces questions se trouve dans l’Un.

L’Un, – c’est-à-dire le brahman, se manifeste dans le monde par ses attributs et ses pouvoirs (guṇa), auxquels on a donné des noms divins (Brahmā, Viṣṇu et Śiva). Ces trois noms symbolisent respectivement la Conscience (sattva, la pureté, la vérité, l’intelligence), la Passion (rájas, la force, le désir, l’action) et la Ténèbre (támas, l’obscurité, l’ignorance, l’inertie, ou la limitation).

La ‘grande roue du brahmanv donne la vie au Tout, dans le flux sans fin des renaissances (saṃsāra).

L’âme individuelle erre ici et là’ dans le grand Tout, comme une ‘oie sauvage’ (haṃsa)vi. En quête de délivrance, cette volaille à la dérive s’égare lorsqu’elle vole séparée du Soi. Mais lorsqu’elle s’y attache, lorsqu’elle en goûte la ‘joie’, elle atteint l’immortalité.

Le Tout est un grand mélange, de mortels et d’immortels, de réalités et d’apparences. L’oie qui vole libre en lui, sans savoir où elle va, est en réalité liée, garrottée. Elle se croit sujet conscient, mais n’est qu’un simple soi, sourd et aveugle, ignorant la joie, le Soi du brahman.

Pour se mettre sur sa voie, elle doit trouver en elle une image trinitaire de l’Un, une triade intérieure, composée de son âme (jīva), de son seigneur personnel (Īśvara) et de sa nature (prakṛti). Cette triade est à la fois trine’ et ‘une’, ce qui est aussi une image familière au christianisme, – apparue sous la plume de Jean, plus de deux mille ans après le Véda.

Cette âme trine n’est pas simplement une image, elle est déjà brahman, elle est dans le brahman, elle est avec le brahman. L’Un.

L’Un gouverne le Tout, le périssable, l’impérissable et le Soi. C’est en méditant sur l’Un, et s’unissant à lui, que le soi peut se délivrer de la ‘puissance de la mesure’ qui règne sur le monde, – la fameuse māyā.

La māyā signifie originairement et étymologiquement la ‘toute-puissance divine’, – une puissance de création, de connaissance, d’intelligence, de sagesse.

Lacception de māyā comme ‘illusion’ n’est que dérivée. Elle prend ce sens (paradoxalement) antonyme de ‘tromperie’, d’‘apparence’, lorsque le soi ne reconnaît pas la présence de la puissance. Quand la connaissance, l’intelligence et la sagesse sont absentes, l’illusion prend leur place et occupe tout le terrain.

Ainsi māyā peut se comprendre (véritablement) comme puissance, mesure et sagesse, lorsqu’on la voit à l’œuvre, ou bien (faussement) comme illusion, lorsqu’on lui est aveugle.

Ce n’est pas la māyā en tant que telle qui est ‘illusion’. L’illusion ne vient, à propos du monde, que lorsque la puissance créatrice de la māyā n’est pas reconnue comme telle, mais qu’on se laisse prendre par le résultat de son opération.

Par sa nature duelle, par sa puissance d’occultation et de manifestation, la māyā cache mais aussi révèle le principe divin, le brahman qui en est le maître et la source.

Connaître l’essence de la māyā, c’est connaître ce principe, – le brahman. Pour y atteindre, il faut se délier de tous liens, sortir de la voie de la naissance et de la mort, pour s’unir au Seigneur suprême et secret, accomplir Son désir, et demeurer dans le Soi (Ātman).

La māyā est comparée à un filetvii. Elle enveloppe tout. On ne lui échappe pas. Elle est la puissance cosmique du Seigneur, en acte dans le Tout. Elle est le Tout.

Pour lui échapper enfin, il faut la voir à l’œuvre, la comprendre dans son essence, s’en faire une compagne.

Double face, donc, dualité de la vérité et de l’illusion. C’est par la māyā que l’on peut connaître māyā, et son créateur, le brahman.

C’est pourquoi il est dit qu’il y a deux sortes de māyā, l’une qui conduit au divin (vidhyā-māyā) et l’autre qui en éloigne (avidhyā-māyā).

Toute chose, même le nom du brahman, est doublement māyā, à la fois illusion et sagesse.

« C’est uniquement grâce à māyā que l’on peut conquérir la suprême Sagesse, la béatitude. Comment aurions-nous pu imaginer ces choses sans māyā ? D’elle seule viennent la dualité et la relativité. »viii

On a aussi comparé la māyā aux couleurs innombrables que produit l’Un qui Lui, est « sans couleur », comme la lumière se diffracte dans l’arc-en-ciel.

« L’Un, le sans couleur, par la voie de son pouvoir produit de multiples couleurs dans un but caché. »ix

La nature témoigne, avec le bleu, le vert, le jaune, l’éclat de l’éclair, la couleur des saisons ou des océans. Le rouge, le blanc, le noir, sont la couleur du feu, de l’eau, de la terrex.

« Tu es l’abeille bleu-nuit, [l’oiseau] vert aux yeux jaunes, [les nuages] porteurs d’éclairs, les saisons, les mers. »xi

Pour voir la māyā il faut la considérer à la fois sous ses deux aspects, indissociables.

Un jour Nārada dit au Seigneur de l’univers : « Seigneur, montre-moi Ta māyā, qui rend possible l’impossible ».

Le Seigneur accepta et lui demanda d’aller lui chercher de l’eau. Parti vers la rivière, il rencontra une ravissante jeune fille près du rivage et oublia alors tout de sa quête. Il tomba amoureux, et perdit la notion du temps. Et il passa sa vie dans un rêve, dans ‘l’illusion’, sans se rendre compte qu’il avait devant les yeux ce qu’il avait demandé au Seigneur de ‘voir’. Il voyait la māyā à l’œuvre, mais sans le savoir, sans en être conscient. Seulement à la fin de ses jours, peut-être se réveilla-t-il de son rêve.

Appeler māyā « l’illusion », c’est ne voir que le voile, et non ce que ce voile recouvre.

Une tout autre ligne de compréhension du sens de māyā se dessine lorsqu’on choisit de lui rendre son sens originaire, étymologique, de « puissance () de la mesure (mā)».

Tout est māyā, le monde, le temps, la sagesse, le rêve, l’action et le sacrifice. Le divin est aussi māyā, dans son essence, dans sa puissance, dans sa ‘mesure’.

« Le hymnes, les sacrifices, les rites, les observances, le passé et le futur, et ce que les Veda proclament – hors de lui, le maître de la mesure a créé ce Tout, et en lui, l’autre est enfermé par cette puissance de mesure (māyā). Qu’on sache que la nature primordiale est puissance de mesure (māyā), que le Grand Seigneur est maître de la mesure (māyin). Tout ce monde est ainsi pénétré par les êtres qui forment ses membres.»xii

Ces deux versets essentiels de la ŚvetāśvataraUpaniṣad (4.9 et 4.10) se lisent, en sanskrit :

On reconnaîtra les mots importants :

माया māyā, «la puissance de la mesure » ou « l’illusion »,

महेश्वरम् maheśvaram, « le Grand Seigneur »,

मायिनं māyin, « le maître de la mesure » ou « de l’illusion »,

प्रकृति prakṛti, « la nature matérielle ou primordiale ».

Il y a une réelle différence d’interprétation entre les traducteurs qui donnent à māyā le sens de « puissance de la mesure », comme on vient de voir chez Alyette Degrâces, et ceux qui lui donnent le sens d’ « illusion », ainsi que le fait Michel Hulin :

« Comprends la nature matérielle (प्रकृति prakṛti) comme illusion (माया māyā) et le Grand Seigneur (महेश्वरम् maheśvaram) comme illusionniste (मायिनं māyin). »xiii

Le célèbre sanskritiste Max Müller a choisi de ne pas traduire māyā, proposant seulement entre parenthèses le mot ‘Art’, ce qui donne:

« That from which the maker (māyin) sends forth all this – the sacred verses, the offerings, the sacrifice, the panaceas, the past, the future, and all that the Vedas declare – in that the other is bound up through that māyā.

Know then Prakṛti (nature) is Māyā (Art), and the great Lord the Māyin (maker) ; the whole world is filled with what are his members. »xiv

En note, Müller commente :

« Il est impossible de trouver des termes correspondant à māyā et māyin. Māyā signifie ‘fabrication’ ou ‘art’, mais comme toute fabrication ou création est seulement phénomène ou illusion, pour autant que le Soi Suprême est concerné, māyā porte aussi le sens d’illusion. De manière semblable, māyin est le fabricateur, l’artiste, mais aussi le magicien, le jongleur. Ce qui semble être signifié par ce verset, est que tout, tout ce qui existe ou semble exister, procède de l’akara [l’immortel], qui correspond au brahman, mais que le créateur effectif, ou l’auteur de toutes les émanations est Īśa, le Seigneur, qui, comme créateur, agit par la māyā ou devātmaśakti. Il est possible, par ailleurs que anya, ‘l’autre’, soit employé pour signifier le puruṣa individuel. »xv

A la suite de Max Müller, Alyette Degrâces refuse catégoriquement d’employer les mots ‘illusion’ et ‘illusionniste’. A propos du mot māyin elle explique, s’inspirant manifestement de la position du sanskritiste allemand :

« Ce terme est impossible à traduire, et surtout pas comme ‘illusionniste’ ainsi qu’on le trouve dans beaucoup de traductions (mais pas Max Müller ni les traducteurs indiens). La māyā, d’une racine MĀ « mesurer », signifie « une puissance de mesure », où la mesure désigne la connaissance. Si la mesure est mauvaise, on parlera alors d’illusion, mais pas avant. Brahman est ici māyin « maître de la mesure, de cette puissance de mesure », par laquelle le monde se manifeste. Lorsque le brahman prend un aspect relatif et qu’il crée le monde, le maintient ou le résorbe, il est défini par des attributs, il est dit saguṇa, aparaṃ brahman ou le maître de la mesure (māyin) par lequel le monde est déployé et par rapport auquel l’être humain doit actualiser son pouvoir de mesure pour ne pas surimposer ni confondre les deux niveaux du brahman, dont l’un est le support de tout. »xvi

Aparaṃ brahman, c’est le brahman « inférieur », non-suprême, doué de « qualités », de « vertus » (saguṇa). Il est le brahman créateur de l’Univers et il se distingue du brahman suprême, qui est quant à lui, sans nom, sans qualité, sans désir.

En consultant le dictionnaire de Monier-Williams au mot māyā, on voit que les sens les plus anciens du mot n’ont en effet rien à voir avec la notion d’illusion, mais renvoient vers les sens de « sagesse », de « pouvoir surnaturel ou extraordinaire ». C’est seulement dans le Ṛg Veda, donc plus tardivement, qu’apparaissent les notions que Monier-Williams énumère ainsi : « Illusion, unreality, deception, fraud, trick, sorcery, witchcraft, magic. An unreal or illusory image, phantom, apparition. »

Ces dernières acceptions sont toutes franchement péjoratives, et contrastent nettement avec les sens originels du mot, « sagesse », « pouvoir », s’appuyant sur l’étymologie de « mesure » (MĀ-).

On peut considérer qu’il y eut avant l’âge du Ṛg Veda, déjà lui-même fort ancien (plus d’un millénaire avant Abraham, Isaac et Jacob), un renversement presque complet du sens du mot māyā, passant de « sagesse » à « tromperie, fraude, illusion ».

Ces considérations peuvent nous mettre en mesure, si je puis dire, de tenter de répondre à la question initiale du « pourquoi ? » de la Création.

Pourquoi le brahman paraṃ’ , ‘cause’ suprême, a-t-il délégué le soin au brahman aparaṃ’ le soin de créer un univers si plein de maux et d’illusions ?

La raison est que māyā, originairement, représente non une illusion mais sa « Sagesse » et sa « Puissance ».

Le brahman est le maître de Māyā, Sagesse, Puissance, Mesure.

Et toute la Création, – le Tout, a aussi vocation à s’approprier cette Māyā.

Un millénaire plus tard, les Écritures (hébraïques) reprirent l’idée.

D’abord, elles mirent la sagesse au fondement et à l’origine du Tout.

« Mais avant toute chose fut créée la sagesse. »xvii

Avant le Siracide, les Upaniṣad avaient aussi décrit cette création primordiale, avant que rien ne fût :

« De lui est créée l’ancienne sagesse. »xviii

« Ce Dieu qui se manifeste pas sa propre intelligence – en lui, moi qui désire la délivrance, je prends refuge. »xix

Ensuite, les Écritures mirent en scène une sorte de délégation de pouvoir comparable à celle que l’on vient de voir entre le paraṃ brahman (le suprême brahman) et l’aparaṃ brahman (le non-suprême brahman).

Dans les Écritures, YHVH joue un rôle analogue à celui du brahman et délègue à la Sagesse (ḥokhmah) le soin de fonder la terre :

« YHVH, par la sagesse, a fondé la terre. »xx

Enfin il est intéressant de noter que le prophète (Job) ne dédaigne pas de contempler la Sagesse (divine) à l’œuvre, immanente, dans toutes les créatures.

« Qui a mis dans l’ibis la sagesse ? »xxi

Job avait compris l’essence de Māyā, en la distinguant même sous le couvert d’un volatile des marécages, au plumage blanc et noir. Ce n’était certes pas une ‘oie sauvage’, mais l’ibis pouvait lui être avantageusement comparé sur les bords du Nil (ou du Jourdain).

En citant l’Ibis comme image de la sagesse, Job n’ignorait pas que cet oiseau était le symbole du Dieu égyptien Thôt, Dieu de la Sagesse.

Non effrayé de reprendre des éléments culturels appartenant aux goyim égyptiens, Job préfigurait avec grâce le génie de l’anthropologie comparée du divin, sous toutes ses formes…

Puisqu’on en est à parler de syncrétisme, Thôt est une étrange préfiguration égyptienne du Verbe Créateur, dont un texte trouvé à Edfou relate la naissance et annonce la mission : « Au sein de l’océan primordial apparut la terre émergée. Sur celle-ci, les Huit vinrent à l’existence. Ils firent apparaître un lotus d’où sortit , assimilé à Shou. Puis il vint un bouton de lotus d’où émergea une naine, une femme nécessaire, que Rê vit et désira. De leur union naquit Thôt qui créa le monde par le Verbe. »xxii

Après ce court détour par la ḥokhmah des Écritures, et par l’Ibis et le Dieu Thôt, figures de la sagesse dans l’Égypte ancienne, revenons à la sagesse védique, et à sa curieuse et paradoxale alliance avec la notion d’ignorance, , en brahman même.

Dans le Véda, c’est laparaṃ brahman qui crée la Sagesse. En revanche, dans le paraṃ brahman, dans le brahman suprême, il y a non seulement la Connaissance, il y a aussi l’Ignorance.

« Dans l’impérissable (akṣara), dans le suprême brahmanxxiii, infini, où les deux, la connaissance et l’ignorance, se tiennent cachées, l’ignorance est périssablexxiv, tandis que la connaissance est immortellexxv. Et celui qui règne sur les deux, connaissance et ignorance, est autre. »xxvi

Comment se fait-il qu’au sein du brahman suprême puisse se tenir cachée de l’ignorance’ ?

De plus, comment pourrait-il y avoir quelque chose de ‘périssable’ au sein même de ‘l’impérissable’ (akṣara), au sein de l’immortel,?

Si l’on tient à respecter la lettre et l’esprit du Véda (révélé), il faut se résoudre à imaginer que même le brahman n’est pas et ne peut pas être ‘omniscient’.

Et aussi qu’il y a en lui, l’Éternel, quelque chose de ‘périssable’.

Contradiction ?

Comment l’expliquer ?

Voici comment je vois les choses.

Le brahman ne connaît pas encore ‘actuellement’ l’infinité infinie dont Il est porteur ‘en puissance’.

Imaginons que le brahman soit symbolisé par une infinité de points, chacun d’eux étant chargés d’une nouvelle infinité de points, eux-mêmes en puissance de potentialités infinies, et ainsi de suite, répétons ces récurrences infiniment. Et imaginons que cette infinité à la puissance infiniment répétée de puissances infinies est de plus non pas simplement arithmétique ou géométrique (des ‘points’), mais qu’elle est bien vivante, chaque ‘point’ étant en fait une ‘âme’, se développant sans cesse d’une vie propre.

Si l’on comprend la portée de cette image, on pourra alors peut-être concevoir que le brahman, quoique se connaissant lui-même en puissance, ne se connaît pas absolument ‘en acte’.

Sa puissance, sa Māyā, est si ‘infiniment infinie’ que même sa connaissance, certes déjà infinie, n’a pas encore pu faire le tour de tout ce qu’il y a encore à connaître, parce que tout ce qui est encore à être et à devenir n’existe tout simplement pas, et dort encore dans le non-savoir, et dans l’ignorance de ce qui est encore à naître, un jour, possiblement.

La sagesse, ‘infiniment infinie’, du brahman, n’a donc pas encore pu prendre toute la mesure de la hauteur, de la profondeur et de la largeur de la sagesse à laquelle le brahman peut atteindre.

Il y a des infinis qui dépassent l’infiniment infini même.

On pourrait appeler ces sortes d’infinis infiniment infinis, des « transfinis », pour reprendre un mot inventé par Georg Cantor. Conscient des implications théologiques de ses travaux en mathématiques, Cantor avait même comparé à Dieu l’« infini absolu », l’infini d’une classe comme celle de tous les cardinaux ou de tous les ordinauxxxvii.

Identifier un ensemble transfini de transfinis au brahman ne devrait donc pas être trop inconcevable a priori.

Mais c’est la conséquence de l’interprétation métaphysique de ces empilements d’entités transfinies qui est potentiellement la plus polémique.

Elle nous invite à considérer l’existence d’une sorte d’ignorance ‘en acteau cœur du brahman.

Un autre verset accumule les indices en ce sens.

On y parle du brahman, ‘bienveillant’, qui ‘fait la non existence’.

« Connu par le mental, appelé incorporel, lui le bienveillant qui fait l’existence et la non-existence, lui le Dieu qui fait la création avec ses parties – ceux qui le connaissent ont laissé leur corps. »xxviii

Comment un Dieu suprême et bienveillant peut-il ‘faire’ du ‘non-existant’ ?

On peut comprendre que ce que ce Dieu fait ne se fait que parce qu’il s’ampute de certaines ‘parties’ de Lui-même.

C’est avec ce sacrifice, ce départ du divin d’avec le divin, que peuvent advenir à l’existence ce qui serait demeuré dans la non-existence.

Autre manière de comprendre : c’est parce que le Dieu consent à une certaine forme de non-existence, en Lui, que de l’existant peut venir à l’existence.

Il n’est pas inutile de comparer la version de A. Degrâces avec la traduction de Max Müller, qui apporte une clarté supplémentaire sur ces lignes obscures.

« Those who know him who is to be grasped by the mind, who is not to be called the nest (the body), who makes existence and non-existence, the happy one (Śiva), who also creates the elements, they have left the body. »xxix

Traduction de la traduction :

Ceux qui le connaissent, lui qui doit être saisi par l’esprit, lui qui ne doit pas être appelé le nid (le corps), lui qui fait l’existence et la non-existence, cet heureux (Śiva), lui qui crée aussi les éléments, ceux-là ont quitté leur corps.’

The nest, the body’. Le mot sanskrit vient du verbe: nīdhā, नीधा, « déposer, poser, placer ; cacher, confier à ». D’où les idées de ‘nid’, de ‘cachette’, de ‘trésor’, implicitement associées à celle de ‘corps’.

Cependant, Müller note que Śaṅkara préfère lire ici le mot anilākhyam, ‘ce qui est appelé le vent’, ce qui est prāṇasya prāṇa, le ‘souffle du souffle’.

L’image est belle : c’est par le souffle, qui vient puis qui quitte le corps, que se continue la vie.

Who also creates the elements.‘Lui qui crée les éléments’, kalāsargakaram. Müller mentionne plusieurs interprétations possibles de cette expression.

Celle de Śaṅkara, qui comprend :’Lui qui crée les seize kalās mentionnés par les Âtharvaikas, commençant avec le souffle (prāṇa) et se terminant avec le nom (nāman).La liste de ces kalās est, selon Śaṅkarānanda : prāṇa,śraddhā, kha, vāyu, jyotih, ap, pṛthivī, indriya, manaḥ, anna, vīrya, tapah, mantra, karman, kalā, nāman.

Vigñānātman suggère deux autres explications, ‘Lui qui crée par le moyen du kalā, [sa puissance propre]’, ou encore ‘Lui qui crée les Védas et les autres sciences’.

L’idée générale est que pour ‘connaître’ l’Immortel, le brahman, le Bienveillant, le créateur de l’existence et de la non-existence, il faut quitter le ‘nid’.

Il faut partir en exil.

Il y a la même idée chez Abraham et Moïse.

La dernière partie de la ŚvetāśvataraUpaniṣad évoque le ‘Seigneur suprême des seigneurs’, la ‘Divinité suprême des divinités’, expressions qui sont, formellement du moins, analogues aux noms YHVH Elohim et YHVH Tsabaoth, – apparus dans la conscience des Hébreux plus de mille ans après l’idée védique.

« Lui, le Seigneur suprême des seigneurs, lui la Divinité suprême des divinités, le Maître suprême des maîtres, lui qui est au-delà, trouvons-le comme le Dieu, le Seigneur du monde qui est à louer. »xxx

A nouveau, proposons la version de Max Müller :

« Let us know that highest great Lord of lords, the highest deity of deities, the master of masters, the highest above, as God, the Lord of the world, the adorable. »xxxi

Le premier hémistiche se lit:

तमीश्वराणां परमं महेश्वरं

Tam īśvarāṇām paramam Maheśvaram.

Lui, des seigneurs, – le suprême Seigneur ’.

Qui sont les ‘seigneurs’ (īśvarāṇām)? Śaṅkara, dans son commentaire, cite la Mort, le fils du Soleil et d’autres encore (Cf. SUb 6.7).

Et surtout, qui est ce ‘Lui’ (tam) ?

Une série de qualifiants est énumérée :

Lui, le Dieu suprême des dieux (devatānām paramam Daivatam).

Lui, le Maître (patīnām) des maîtres, le Maître des Prajāpatis, – qui sont au nombre de dix : Marīci, Atri, Aṅgiras, Pulastya, Pulaka, Kratu, Vasiṣṭa, Pracetas, Bhṛgu, Nārata.

Lui, qui est ‘Plus-Haut’ (paramam) ‘que le Haut’ (parastāt)

Lui, qui est ‘Plus-Haut’ que la Sagesse (la Māyā)

Lui, qui est le Seigneur des mondes (bhuvaneśam)

Lui, qui est digne d’adoration (īdyam)

Et la litanie continue :

Lui, il est la Cause (saḥ kāraṇam)xxxii.

Lui, le Dieu Un (ekaḥ devaḥ), caché (gūḍhaḥ) dans tous les êtres (sarva-bhūteṣu), le Tout-pénétrant (sarva-vyāpī), il est le soi intérieur de tous les êtres(sarva-bhūta-antarātmā), il est le Veilleur de tous les actes (karma-adhyakṣaḥ), il réside en tous les êtres (sarva-bhūta-adhivāsa), il est le Témoin ou le Voyant (en anglais Seer, et en sanskrit sākṣī), le Connaisseur, celui qui donne l’intelligence (cetā), l’unique Absolu (kevalaḥ), celui qui est au-delà des qualités (nirguṇa).xxxiii

Lui : « Il est l’Éternel parmi les éternels, l’Intelligent parmi les intelligents, l’Un qui accomplit les désirs de beaucoup ».xxxiv

A nouveau, il faut se tourner vers Max Müller, pour déceler ici un autre niveau de sens, qui mérite l’approfondissement.

Müller écrit en effet en note : « I have formerly translated this verse, according to the reading nityo ’nityānām cetanaś cetanānām, the eternal thinker of non-eternalxxxv thoughts. This would be a true description of the Highest Self, who, though himself eternal and passive, has to think (jivātman) non-eternal thoughts. I took the first cetanah in the sens of cettā, the second in the sense of cetanamxxxvi. The commentators, however, take a different, and it may be, from their point, a more correct view. Śaṅkara says : ‘He is the eternal of the eternals, i.e. as he possesses eternity among living souls (jīvas), these living souls also may claim eternity. Or the eternals may be meant for earth, water, &c. And in the same way, he is the thinker among thinkers.’

Śaṅkarānanda says: ‘He is eternal, imperishable, among eternal, imperishable things, such as the ether, &c. He is thinking among thinkers.’

Vigñānātman says : ‘The Highest Lord is the cause of eternity in eternal things on earth, and the cause of thought in the thinkers on earth.’ But he allows another construction, namely, that he is the eternal thinker of those who on earth are endowed with eternity and thought. In the end all these interpretations come to the same, viz. that there is only one eternal, and only one thinker, from whom all that is (or seems to be) eternal and all that is thought on earth is derived. »xxxvii

On lit dans le commentaire de Śaṅkara de ce même verset, traduit par Gambhirananda : « nitya, ‘the eternal’, nityānām, among the eternal, among the individual souls’ – the idea being that the eternality of these is derived from His eternality ; so also, cetana, the consciousness, cetanānām, among the conscious, the knowers. (…) How is the consciousness of the conscious ?»xxxviii

A cette dernière question, ‘Comment est la conscience du conscient ?’, Śaṅkara répond par la strophe suivante de l’Upaniṣad:

« There the sun does not shine, neither do the moon and the stars ; nor do these flashes of lightning shine. How can this fire ? He shining, all these shine ; through His lustre all these are variously illumined. »xxxix

« Là ni le soleil brille, ni la lune ni les étoiles, ni les éclairs ne brillent, encore moins ce feu. A sa suite, quand il brille, tout brille, par la lumière ce Tout est éclairé. »xl

Le sens en est que le brahman est la lumière qui illumine toutes les autres lumières. Leur brillance a pour cause la lumière intérieure de la conscience du Soi qu’est le brahman, selon Śaṅkaraxli .

Le brahman illumine et brille à travers toutes les sortes de lumières qui se manifestent dans le monde. D’elles on induit que la ‘conscience du conscient’, la conscience du brahman est en essence ‘fulguration’, le Soi ‘effulgent’.

Max Müller avait initialement décidé de traduire le verset SU 6.13 en le lisant littéralement : nityo ’nityānām cetanaś cetanānām, ce qu’il comprend ainsi : ‘le penseur éternel de pensées non-éternelles’.

Idée paradoxale, ouvrant d’un coup, immensément, la réflexion métaphysique sur la nature même de la pensée et sur celle de l’éternité…

Cependant, vu l’accord presque unanime des divers commentateurs historiques qu’il cite a contrario de sa propre intuition, Müller semble renoncer, non sans un certain regret, à cette stimulante traduction, et il traduit finalement, en reprenant la version de Śaṅkarānanda :

« He is the eternal among the eternals, the thinker among thinkers, who, though one, fulfils the desire of many. »xlii

Il est l’Éternel entre les éternels, le Penseur parmi les penseurs, Lui, qui quoique Un, accomplit les désirs de beaucoup.’

Dommage. Il y a beaucoup à creuser dans l’idée d’un ‘penseur éternel’ qui penserait des ‘pensées non-éternelles’.

L’implication littéralement sidérante de cette idée est que des pensées non-éternelles de l’Éternel seraient constitutives de l’existence du temps lui-même (par nature non-éternel). Elles seraient aussi, de plus, la condition de la possibilité d’existence des créations (non-éternelles).

Ces pensées et ces créations ‘non-éternelles’, seraient intrinsèquement en croissance, métamorphiques, évolutives, en gésine, en puissance.

Peut-être serait-ce là aussi le début de intuition d’une métaphysique de la pitié et de la merci, une reconnaissance de la grâce que le Dieu pourrait éprouver pour sa Création, considérant sa faiblesse, sa chute et son éventuelle rédemption ?

Autrement dit, le fait même que le Dieu, le brahman, pourrait avoir des pensées non-éternelles serait la condition nécessaire pour que, par sa grâce, par son renoncement à l’absoluité et à l’éternité de ses jugements a priori, les créatures non-éternelles soient admises à passer de la non-éternité à l’éternité.

Car si les pensées du brahman devaient être éternelles par nature, alors plus moyen de changer un monde clos, prédéterminé de toute éternité, et conséquemment manquant tout-à-fait de sens, – et de miséricorde.

On a peut-être une indication permettant de soutenir cette vue, lorsqu’on lit :

« Lui, qui d’abord créa Brahmā, qui en vérité lui présenta les Veda, ce Dieu qui se manifeste lui-même par sa propre intelligencexliii – en Lui, moi qui désire la délivrance, je cherche refuge. »xliv

Ce Dieu qui se manifeste lui-même par sa propre intelligence’.

Śaṅkara donne plusieurs autres interprétations du texte original.

Les uns lisent ici en sanskrit ātma-buddhi-prasādam, ‘celui qui rend favorable la connaissance du Soi’. Car, lorsque le Seigneur suprême en fait parfois la grâce, l’intelligence de la créature acquiert un savoir valide à Son sujet, se libère alors de son existence relative, puis continue de s’identifier avec le brahman.

D’autres lisent ici ātma-buddhi-prakāśam, ‘celui qui révèle la connaissance du Soi’.

Autre interprétation encore: ātmā (le Soi) est Lui-même le buddhi (la Sagesse, la Connaissance). Celui qui se révèle Lui-même en tant que connaissance du Soi est ātma-buddhi-prakāśam.xlv

En Lui, désireux de délivrance (mumukṣuḥ) je cherche (prapadye) refuge (śaraam)’ : n’est-ce pas là l’intuition védique, avérée, de la miséricorde du brahman envers sa créature ?

On le voit, le Véda était pénétré de la puissance explosive de plusieurs directions de recherche sur la nature du brahman. Mais l’histoire montre que le développement explicite de ces recherches vers l’idée de ‘miséricorde divine’ devait faire plus spécifiquement partie de l’apport subséquent d’autres religions, qui restaient encore à venir, comme la juive, la bouddhiste et la chrétienne.

En les attendant, le Véda affirme déjà en grand éclaireur, en témoin premier, son génie propre : le brahman, Lui, il est ‘l’oie sauvage’, il est le Soi, il est ‘le feu entré dans l’océan’, il est la ‘matrice’ et le ‘tout-pénétrant’.

« Il est Lui, l’oie sauvage, l’Une au milieu de cet univers. Il est en vérité le feu qui est entré dans l’océan. Et seulement quand on Le connaît, on dépasse la mort. Il n’y a pas d’autre chemin pour y aller. »xlvi

Il est Lui, l’oie sauvage, l’Une au milieu de cet univers’. On a déjà rencontré au début de l’Upaniṣad l’image de ‘l’oie sauvage’ (haṃsa)xlvii, qui s’appliquait à l’âme individuelle, errant ici et là’ dans le grand Tout. Désormais cette oie est plus que l’âme, plus que le Tout, elle est le brahman même.

Et seulement quand on Le connaît, on dépasse la mort. Il n’y a pas d’autre chemin pour y aller.Śaṅkara décompose chaque mot du verset, qui révèle alors son rythme 3-3 4-3 4 4-3 :

Viditvā, en connaissant ; tam eva, Lui seul ; atiyety, on va au-delà ; mṛtyum, de la mort ; na vidyate, il n’y a pas ; anyapanthāḥ, d’autre chemin ; ayanā, par où aller.xlviii

Les images de la ‘matrice’ et du ‘Tout-pénétrant’ apparaissent dans les deux strophes suivantes (SU 6.16 et 6.17) :

« Il est le créateur de Tout, le connaisseur de Tout, il est le Soi et la matrice, le connaisseur, le créateur du temps.»xlix

Il est le Soi et la matrice’, ātma-yoniḥ. Śaṅkara propose trois interprétations de cette curieuse expression : Il est sa propre cause – Il est le Soi et la matrice (yoni) – Il est la matrice (la source), de toutes choses.

Si le brahman est yoni, il est aussi le Tout-pénétrant.

« Lui qui devient cela [lumière]l, immortel, établi comme le Seigneur, le connaisseur, le tout-pénétrant, le protecteur de cet univers, c’est Lui qui gouverne à jamais ce monde. Il n’y a pas d’autre cause à la souveraineté. »li

Au début et à la fin de l’Upaniṣad du ‘blanc mulet’, on trouve donc répétée cette image, blanche et noire, de loie – du Soi – volant dans le ciel.

L’oie vole dans un ciel qui voile.

Que voile ce ciel? – La fin de la souffrance.

C’est ce que dit l’un des versets finaux :

« Quand les hommes auront enroulé le ciel comme une peau, alors seulement prendra fin la souffrance, au cas Dieu n’aurait pas été reconnu. »lii

Quand les hommes auront enroulé le ciel.’

Plus loin vers l’Occident, à peu près au même moment, le prophète Isaïe usa d’une métaphore analogue à celle choisie par Śvetāśvatara :

« Les cieux s’enroulent comme un livre »liii.  

וְנָגֹלּוּ כַסֵּפֶר הַשָּׁמָיִם Vé-nagollou khasfèr ha-chamaïm.

Il y a en effet un point commun entre ces deux intuitions, la védique et la juive.

De façon parfaitement non orthodoxe, je vais utiliser l’hébreu pour expliquer le sanskrit, et réciproquement.

Pour dire ‘enrouler’ les cieux, l’hébreu emploie comme métaphore le verbe גָּלָה galah, « se découvrir, apparaître ; émigrer, être exilé ; et au niphal, être découvert, à nu, se manifester, se révéler ».

Lorsqu’on ‘enroule’ les cieux, alors Dieu peut ‘se manifester, se révéler’. Ou au contraire, Il peut ‘s’exiler, s’éloigner’.

Ambiguïté et double sens du mot, qui se lit dans cet autre verset d’Isaïe : « Le temps (dor) [de ma vie] est rompu et s’éloigne de moi ».liv

L’homme juif enroule les rouleaux du livre de la Torah, quand il en a terminé la lecture.

L’homme védique enroule les rouleaux du ciel quand il a fini sa vie de vol et d’errance. C’est-à-dire qu’il enroule sa vie, comme une ‘tente’ de bergers, lorsqu’ils décampent.

Mais cette tente peut aussi être ‘arrachée’ (נִסַּע nessa’), et jetée (וְנִגְלָה niglah) au loin.lv

Ces métaphores ont été filées par Isaïe.

« Je disais : Au milieu de mes jours, je m’en vais, aux portes du shéol je serai gardé pour le reste de mes ans.

Je disais : Je ne verrai pas YHVH sur la terre des vivants, je n’aurai plus un regard pour personne parmi les habitants du monde.

Mon temps [de vie] est arraché, et jeté loin de moi, comme une tente de bergers; comme un tisserand j’ai enroulé ma vie. »lvi

Le ciel védique, comme la vie de l’homme, est une sorte de tente.

L’oie sauvage montre le chemin.

Il faut enrouler le ciel et sa vie, et partir en transhumance.

iIntroduction to the ŚvetāśvataraUpaniṣad by Siddheswar Varma.The Sacred Book of the Hindus, Ed. Major B.D. Basu, vol.xviii, The Panini Office, Bhuvaneshwari Ashrama, Bahadurganj, Allahabad,1916

iiŚvetāśvataraUpaniṣad with the commentary of Śaṅkarācārya. Trad. Swami Gambhirananda. Ed. Adavaita Ashrama. Kolkata 2009, p.v

iiiJ’adapte ici légèrement la traduction d’Alyette Degrâces du mot karāṇa en ajoutant l’article, m’appuyant sur la traduction de Max Müller :  « Is Brahman the cause ? », qui s’adosse elle-même, selon Müller, sur les préférences de Śaṅkara. Cf. Max Muller. Sacred Books of The East. ŚvetāśvataraUpaniṣad 1.1.Oxford 1884.Vol XV, p.231, note 1. Le dictionnaire Huet donne pour karāṇa : ‘raison, cause, motif ; origine ; principe’. Quant à lui, Gambhirananda traduit par ‘source’: « What is the nature of Brahman, the source ? »

ivŚvetāśvataraUpaniṣad 1.1. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p.396

vŚvetāśvataraUpaniṣad 1.6. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p.397

viŚvetāśvataraUpaniṣad 1.6. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p.397

viiŚvetāśvataraUpaniṣad 3.1. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p.403

viiiL’enseignement de Râmakrishna. Trad Jean Herbert. Albin Michel. 2005, p.45

ixŚvetāśvataraUpaniṣad 4.1. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p.407

xSUb 4.5. Cf. Note 1760. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p.407

xiŚvetāśvataraUpaniṣad 4.4. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p.407

xiiŚvetāśvataraUpaniṣad 4.9-10. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 408-409

xiiiŚvetāśvataraUpaniṣad 4.10. Trad. Michel Hulin. Shankara et la non-dualité. Ed. Bayard. 2001, p.144

xivMax Muller. Sacred Books of The East. Upaniṣad. Oxford 1884. Vol XV, p.251, n.1

xvMax Muller. Sacred Books of The East. ŚvetāśvataraUpaniṣad 4.9-10.Oxford 1884.Vol XV, p.251-252

xviLes UpaniṣadŚvetāśvataraUpaniṣad 4.9. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 408, note 1171

xviiSir 1,4

xviiiLes UpaniṣadŚvetāśvataraUpaniṣad 4.18. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 410

xixLes UpaniṣadŚvetāśvataraUpaniṣad 6.18. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 417

xxPr 3,19

xxiJob 38,36

xxiiiLe param brahman est ce qui est au-delà (para) de Brahmā.

xxivPérissable : kṣara. Śaṅkara explique en Sub 5.1 que ce caractère ‘périssable’ est la ‘cause de l’existence au monde’ (saṃsṛtikārana). Immortelle : akṣara. Śaṅkara explique que ce caractère d’immortalité est la ‘cause de la délivrance’ (mokṣahetu).

xxvPérissable : kṣara. Śaṅkara explique en Sub 5.1 que ce caractère ‘périssable’ est la ‘cause de l’existence au monde’ (saṃsṛtikārana). Immortelle : akṣara. Śaṅkara explique que ce caractère d’immortalité est la ‘cause de la délivrance’ (mokṣahetu).

xxvi ŚvetāśvataraUpaniṣad 5.1.Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 411

xxviiIgnacio Jané, « The role of the absolute infinite in Cantor’s conception of set », Erkenntnis, vol. 42, no 3,‎ mai 1995p. 375-402 (DOI 10.1007/BF01129011)

xxviiiŚvetāśvataraUpaniṣad 5.14.Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 413

xxixMax Muller. Sacred Books of The East. ŚvetāśvataraUpaniṣad 4.9-10.Oxford 1884.Vol XV, p.258-259

xxxŚvetāśvataraUpaniṣad 6.7.Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 415

xxxiMax Muller. Sacred Books of The East. ŚvetāśvataraUpaniṣad 6.7.Oxford 1884.Vol XV, p.263

xxxiiŚvetāśvataraUpaniṣad 6.9.Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 416

xxxiiiŚvetāśvataraUpaniṣad 6.11.Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 416

xxxivŚvetāśvataraUpaniṣad 6.13.Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 416

xxxvMüller lit : nityānām, non éternel (mot souligné par moi).

xxxviCes nuances correspondent à deux cas déclinés du nom cetana, respectivement, le premier au nominatif (penseur) et le second au génitif pluriel (des pensées). Le Dictionnaire Sanskrit-Anglais de Monier Monier-Williams donne pour cetana : ‘conscious, intelligent, sentient ; an intelligent being; soul, mind ; consciousness, understanding, sense, intelligence’. Pour cetas : ‘splendour ; consciousness, intelligence, thinking soul, heart, mind’. Par ailleurs, le Dictionnaire Sanskrit-Français de Huet donne pour cetana : ‘intelligence, âme ; conscience, sensibilité ; compréhension, intelligence.’ La racine est cet-, ‘penser, réfléchir, comprendre ; connaître, savoir.’ Pour cetas : ‘conscience, esprit, cœur, sagesse, pensée’.

xxxviiMax Muller. Sacred Books of The East. ŚvetāśvataraUpaniṣad 6.13.Oxford 1884.Vol XV, p.264, note 4

xxxviiiŚvetāśvataraUpaniṣad with the commentary of Śaṅkarācārya. Trad. Swami Gambhirananda. Ed. Adavaita Ashrama. Kolkata 2009, SU 6.13, p.193

xxxixŚvetāśvataraUpaniṣad with the commentary of Śaṅkarācārya. Trad. Swami Gambhirananda. Ed. Adavaita Ashrama. Kolkata 2009, SU 6.14, p.193

xlVoir des strophes presque identiques dans MuU 2.2.11, KaU 2.2.15, BhG 15.6

xliMuUB 2.2.10

xliiMax Muller. Sacred Books of The East. ŚvetāśvataraUpaniṣad 6.13.Oxford 1884.Vol XV, p.264

xliiiMax Muller traduit : « I go for refuge to that God who is the light of his own thoughts ». Sacred Books of The East. ŚvetāśvataraUpaniṣad 6.18.Oxford 1884.Vol XV, p.265

xlivŚvetāśvataraUpaniṣad 6.18.Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 417

xlvŚvetāśvataraUpaniṣad with the commentary of Śaṅkarācārya. Trad. Swami Gambhirananda. Ed. Adavaita Ashrama. Kolkata 2009, SU 6.18, p.198

xlviŚvetāśvataraUpaniṣad 6.16.Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 417

xlviiŚvetāśvataraUpaniṣad 1.6. Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p.397

xlviiiŚvetāśvataraUpaniṣad with the commentary of Śaṅkarācārya. Trad. Swami Gambhirananda. Ed. Adavaita Ashrama. Kolkata 2009, SU 6.15, p.195

xlixŚvetāśvataraUpaniṣad 6.16.Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 417

lŚaṅkara comprend ici le mot tanmaya (‘fait de cela’) comme signifiant en réalité jyotirmaya, ‘fait de lumière’, cf. Sub 6,17

liŚvetāśvataraUpaniṣad 6.17.Trad. Alyette Degrâces, Fayard, 2014, p. 417

lii« Only when men shall roll up the sky like a hide, will there be an end of misery, unless God has first been known. ». Max Muller. Sacred Books of The East. ŚvetāśvataraUpaniṣad 6.20.Oxford 1884.Vol XV, p.266

liiiIs 34,4

livIs 38,12

lvIs 38,10-12

lviIs 38,10-12

Le sel et la soif


Pourquoi devrions-nous chercher à devenir le bráhman, puisque le Véda affirme que nous le sommes déjà ?

Les paroles révélées, qui sont devenues plus tard, après de multiples siècles de tradition orale, des Écritures, semblent porter en elles de profondes contradictions.

Par exemple, le Véda affirme que, en bráhman, être et pensée sont un, absolument un.

Comment peut-il y avoir alors, d’un côté, bien réel et bien caché, le bráhman, absolument un, être et pensée, et d’un autre côté, dans le monde, des hommes, qui sont eux aussi des êtres pensants, conscients, et qui se pensent comme êtres individuels, finis, séparés ?

Soyons logiques.

Soit les hommes ne sont pas réellement bráhman, soit ils le sonti.

Si les hommes ne sont pas réellement bráhman, alors que sont-ils, puisque tout est en bráhman, et tout est bráhman ? Sont-ils seulement une illusion, ou même rien, un simple néant ?

S’ils sont bráhman, alors pourquoi se pensent-ils comme individus et comme séparés de lui? Ou même, pourquoi se pensent-ils comme seuls existants et pensants, le bráhman même n’étant à leurs yeux qu’illusion…

Leur pensée et leur être ne devraient-ils pas être ‘naturellement’ unis avec la pensée et l’être du bráhman du fait même que celui-ci est absolument un ?

Si être et penser font partie de l’essence du bráhman, comment se fait-il que des êtres pensants, des êtres conscients, puissent douter si aisément d’être déjà, en quelque manière, bráhman ?

Car c’est un fait d’observation courante. L’âme individuelle (jīva) se sent à mille lieux d’être bráhman parce qu’elle est submergée par son évidente étroitesse, par ses limites. Elle est étouffée par la conscience des déterminations (upādhi) qu’elle subit, par son incarnation dans un corps.

Si l’on adopte la voie, particulièrement développée par Śaṅkaraii, de l’identité du soi (de l’homme) et du Soi (du bráhman), alors il faut en conclure que ces limites, ces étroitesses, ces déterminations ne sont qu’illusion, ce ne sont que « noms et formes projetés en elle par la nescience » (avidyā-pratyupasthāpita nāma-rūpa).

La nescience, c’est ce qui définit le mieux la condition humaine. L’homme, qui est censé être le bráhman, ne s’en doute même pas, et sa conscience est en pleine confusion. Tous les plans (réalité, illusion, noms, formes) se superposent. Cette superposition (adhyāsa) semble innée, naturelle, consubstantielle.

D’où vient cette illusion métaphysique, cette confusion ?

Aurait-elle été déposée en l’homme dès sa création même, par le Créateur ?

Mais alors, pourquoi cette tromperie délibérée, et à quelles fins?

Autre hypothèse : si le Créateur n’est pas à l’origine de cette illusion, de cette confusion, de cette ignorance, celles-ci viendraient-elles d’une source plus profonde encore ?

Si le Créateur n’en est pas responsable, c’est que celles-ci sont déjà là, venues avant Lui, et immanentes, et présentes non seulement dans la création, mais aussi en Lui.

Quoi ? Comment le bráhman pourrait-il être dans une telle ignorance, une telle confusion, même partielles ? N’est-Il pas censé être omnipotent, omniscient ?

C’est pourtant une piste de réflexion qu’il faut nécessairement envisager, si l’on veut exempter le bráhman d’avoir délibérément créé de la confusion et de l’ignorance en sa Création…

Il faut se résoudre à considérer l’alternative en face.

« En effet, ou bien le bráhman serait ‘affecté’ par la nescience, au sens où l’est le vivant individuel, et il deviendrait alors une sorte de super-jīva, le Grand Ignorant, le Grand Souffrant et le Grand Transmigrant. Ou bien il ne serait pas lui-même dupe de sa propre māyā, dont il se servirait avant tout comme d’un instrument pour créer, abuser et tourmenter les âmes, lesquelles seraient alors comme des jouets ou des marionnettes dans ses mains. »iii

Cette alternative a conduit, à partir du Xe siècle, à la création de deux écoles de pensée, l’« école de Bhāmati » et l’« école de Vivaraṇa ». Se situant l’une et l’autre dans la tradition de Śaṅkara, elles prônent respectivement l’idée que la nescience est « enracinée dans le vivant individuel » (jīvāśritā), ou que la notion de nescience est « enracinée en bráhman » (brahmāśritā).

Qui est porteur de la nescience ? L’homme ou le bráhman ?

En fait on ne le sait pas. Personne ne tranche. Et la spéculation à cet égard paraît vaine.

Une fameuse formule résume cette vanité : sad-asad-anirvacanīyā, « impossible à déterminer (अनिर्वचनीय anirvacanīyā), que ce soit comme existante (sad) ou comme inexistante (asad) ».

Cette idée qu’il y a de l’inexplicable revient souvent.

Ainsi l’illusion, māyā, est-elle réelle ou non ?

Réponse : « Elle n’est ni réelle ni irréelle ». Puisque le monde apparaît, māyā n’est pas irréelle. Mais puisque māyā est contredite par la connaissance du Soi, elle n’est pas non plus réelle.

Alors qu’est-elle ? Comme elle ne peut être à la fois réelle et non réelle, elle est inexplicable, indéterminable, anirvacanīyā.iv

Ce qui est inexplicable, il ne faut pas s’y arrêter. Il faut le transcender. Il faut monter plus haut.

Si le corps, le mental, la vie même sont māyā, il faut chercher la libération (mokṣa), pour atteindre la nature éternelle du Soi.

« ‘Le Soi (ātman), qui est libre de mal, libre de vieillesse, libre de mort, libre de souffrance, libre de faim et de soif, dont les désirs sont réalité, les intentions sont réalité, – c’est Lui que l’on devrait rechercher, Lui que l’on devrait désirer comprendre. Il obtient tous les mondes et tous les désirs, celui qui découvre le Soi et le comprend’, ainsi parla Prajāpati. »v

Mais comment faire, en pratique ?

Il y a de quoi être perplexe, de quoi s’égarer…

« De ce Soi on ne peut dire que ‘ni… ni…’. Il est insaisissable car il ne peut être saisi. »vi

« Ce Soi n’est ni ceci ni cela. »vii

« Ni… ni… » neti neti, नेति नेति .

On ne sait pas ce que ce Soi est, mais on sait que ce Soi, – on l’est.

« Cela est le Soi, Cela tu es. »viii

Formule célèbre, – l’une des « grandes paroles », avec « Je suis bráhman »ix.

Tu es le Soi. Tu es Cela.

Dans son contexte : « C’est ce qui est la fine essence (aṇiman), le tout l’a pour essence (etad-ātmaka), c’est la réalité, c’est le Soi (ātman). Tu es cela (tat tvam asi), Ṡvetaku. »x

Tu es Cela, et rien d’autre.

« Mais si quelqu’un vénère une autre divinité, pensant : ‘Il est un, je suis un autre’, celui-là ne sait pas. Tel du bétail, il est pour les dieux. »xi

La formule fait penser à celle du Psalmiste : « L’homme dans son luxe ne comprend pas, il ressemble au bétail muet. »xii

Mais la nuance est un peu différente. Dans le psaume, la mutité (de l’homme) découle de sa non-compréhension. Dans l’Upaniṣad, le non-savoir (de l’homme) entraîne la mutité (des dieux).

La logique de l’identité absolue du soi et du Soi conduit à poser la question à nouveau, en termes crus : Qu’implique l’idée de la nescience du bráhman ?

Serait-ce que son omniscience est fondamentalement limitée, par exemple à ce qui a été, et à ce qui est, laissant grand ouvert l’espace des possibles ?

Serait-ce que la Création, toujours en train de se déployer, a un rôle essentiel dans l’émergence d’une future connaissance, non encore advenue, non encore sue ?

Serait-ce que le grand récit de la Cosmogenèse ne peut se comprendre que par sa mise en parallèle avec le développement d’une Psychogenèse (du monde) ?

Sous un autre angle :

Le Suprême Seigneur (parameśvara) se sert-Il de la māyā comme d’un instrument pour déployer l’univers, tout en restant caché, dans Son ordre, Son royaume?

Ou bien serait-Il la « victime » (sacrificielle) de sa propre māyā ?

Ou serait-Il, autre hypothèse encore, l’« architecte » d’une māyā qui couvrirait à la fois l’homme, le monde et Lui-même ?

Aurait-Il planifié délibérément, comme condition essentielle du grand psychodrame cosmo-théandrique, son propre lâcher-prise ?

Dans ce cas, les déterminations, les noms et les formes (upādhi et nāma-rūpa) qui s’imposent aux hommes et aux êtres vivants, auraient-elles des formes analogues pour le bráhman ? Par exemple, sa ‘clémence’, sa ‘rigueur’, son ‘intelligence’, sa ‘sagesse’, qui sont autant de ‘noms’ ou d’ ‘attributs’ de la divinité suprême (noms et attributs que l’on retrouve dans le judaïsme, par exemple) seraient-elles les nāma-rūpa du bráhman ?

Noms et formes (nāma-rūpa) sont supposés contenus dans le bráhman à la manière d’un bloc d’argile qui contient l’infini des formes que le potier peut en tirer.

Il y aurait donc des noms et formes à l’état latent, et des noms et formes à l’état manifesté.

Mais pourquoi cette différence radicale ? Pourquoi noms et formes ne sont-ils pas tous soit latents, soit manifestés ?

Autrement dit, qu’est ce qui anime le ‘potier’ ? Pourquoi modèle-t-il ce vase et non cet autre ?

Fait-il ses choix gratuitement, par hasard ?

Et d’ailleurs qui est ce potier ? Le bráhman ? Ou seulement l’une de ses formes (rūpa) ?

Le bráhman a créé ‘en Lui’, – en hébreu on dirait : אַךְ בָּך, akh bakhxiii, la possibilité d’un Potier, et la puissance d’une Argile. Pourquoi ? Parce qu’Il ne sait pas encore qui Il sera, ni ce qu’il voudrait devenir ?

Étant « tout », Il est infiniment en puissance, mais pour que de cette Puissance infinie émergent des actes, encore faut-il un germe, une volonté. D’où viendraient ce germe, cette volonté ?

Toute volonté vient d’un désir, lequel révèle un manque, nous a appris Schopenhauer.xiv

Le bráhman, de quoi manque-t-il, puisqu’Il est tout ?

Seule possibilité logique : le bráhman manque d’un manque.

Il manque de désir.

D’ailleurs, l’un de Ses noms est akāma, « sans désir ».

« En lui », il y a donc ce manque, ce « sans », parce qu’Il est plénitude, parce qu’Il est Tout.

Mais si le bráhman était seulement akāma, « sans désir », alors il n’y aurait rien en dehors de Lui, ni acte, ni volonté, ni monde, ni homme.

Ou alors c’est qu’il faut comprendre autrement ce mot, akāma.

S’il est a-kāma, « sans désir », il est aussi « a- », « sans » (l’a– privatif du sanskrit).

S’il est « sans », c’est qu’en lui est un manque. Un manque métaphysique.

Il manque de ce manque.

Manquant de ce manque, il Lui faut désirer, il Lui faut vouloir.

En Lui vient le désir, la volonté, partout où Il est a-, partout où Il est « sans », où Il est « non »-ceci ou « non »-cela, neti neti.

Le bráhman, confronté à la présence immanente, « en Lui », de ce « sans », de cet « a- », se trouve aussi confronté à la séparation apparente de Son être (sat) et de Sa pensée (cit).

En termes philosophiques, la pensée trouve en face d’elle l’être, l’être à l’état brut.

Cet être brut, qui n’est pas « pensée », qui est « non-pensée » (a-cit), n’ayant pas ou plus d’unité interne, se fragmente, se dissout, s’incarne en une diversité illimitée de corps.

Ces fragments de l’être du bráhman sont comme les morceaux d’un hologramme. Chacun d’eux est le Tout, mais en moins bien défini, en plus flou. Mais aussi, venant du bráhman illimité, chacun d’eux a sa propre puissance, illimitée.

La pensée ne se divise pas, elle se multiplie, elle engendre.

Les pensées sont vivantes. Elles ne sont pas comme les morceaux inertes d’un pot brisé, mais comme les enfants engendrés d’êtres vivants.

Sur la même question, Śaṅkara propose quant à lui une autre idée, celle du jeu.

Comme cela arrive dans la vie d’un Roi oisif, le Seigneur Suprême a pu créer sa Création par jeu (līlā).

Mais cette métaphore ramène encore au manque. Le bráhman constitue l’unique réalité, mais cette réalité possède du vide, de l’oisif, de l’inoccupé, – du jeu.

Il faut réinterpréter l’unité essentielle du bráhman et de l’homme vivant (jīva), du Soi suprême et du Soi incarné. C’est l’unité résultant d’une plénitude et d’un manque.

Le soi incarné agit et pâtit. Le Soi suprême se trouve au-delà du « mal » et de « l’autre », – de tout Autre, donc, mais pas au-delà cependant de son manque de manque.

Le Soi est créateur, omniscient, omnipotent, par rapport à tout ce qui fut, et à tout ce qui est, en acte. Mais Il ne l’est pas par rapport à ce qui est en puissance, à tout ce qui sera, et à tout qui n’existera que parce que cela fait déjà et fera encore partie de son manque, et du désir que ce manque créera. Ce manque, ce désir, à venir, seront comme un moyen pour le bráhman de se dépasser Lui-même, de dépasser sa propre infinité.

Le bráhman, en effet, est comme « un bloc de sel sans intérieur ni extérieur, il n’est qu’un bloc entier de saveur (eka rasa), ainsi est ce Soi (ātman), sans intérieur ni extérieur, il n’est qu’un bloc entier de connaissance ».xv

Nouvelle confirmation. Le bráhman est ici triplement « sans ». Sans intérieur. Sans extérieur. Sans autre goût que le seul goût du sel.

Triste infinité, au fond, que celle d’un bloc infini de sel.

De plus, manque encore ici, à l’évidence, l’infini de la soif.

iIl se peut qu’il y ait d’autres hypothèses encore. Après avoir considéré l’impossibilité de trancher cette première alternative, il faudra envisager une troisième voie, celle que l’homme est le bráhman en puissance mais qu’il ne l’est pas en acte. Réciproquement, le bráhman est aussi en puissance, et dans cette puissance il est l’homme.

iiŚaṅkara. Les Mille Enseignements. Trad. Anasuya d’après l’édition de A.J. Alston. Ed. Arfuyen. 2013

iiiMichel Hulin. Śaṅkara et la non-dualité. Ed. Bayard. Paris, 2001, p.92

ivŚaṅkara. Les Mille Enseignements. Trad. Anasuya d’après l’édition de A.J. Alston. Ed. Arfuyen. 2013, p.30

vChāndogya-upaniṣad 8.7.1. Traduction (modifiée) d’Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.199

viBhadāraṇyaka-upaniṣad 3.9.26 et 4.5.15. Trad. Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.275 et p.298

viiBhadāraṇyaka-upaniṣad 3.9.26 cité par Śaṅkara. Les Mille Enseignements. Trad. Anasuya d’après l’édition de A.J. Alston. Ed. Arfuyen. 2013, p. 39.

viiiChāndogya-upaniṣad 6.8.7 cité par Śaṅkara. Les Mille Enseignements. Trad. Anasuya d’après l’édition de A.J. Alston. Ed. Arfuyen. 2013, p. 47

ixBhadāraṇyaka-upaniṣad 1.4.10

xChāndogya-upaniṣad 8.6.7. Traduction d’Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.176

xiBhadāraṇyaka-upaniṣad 1.4.10. Trad. Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.233

xiiPs 49, 13

xiiiVoir l’article « Seulement avec toi …אַךְ בָּך, akh bakh » sur Metaxu, le Blog de Philippe Quéau.

xivCf. A. Schopenhauer. Le monde comme volonté et représentation.

xvBhadāraṇyaka-upaniṣad 4.5.13. Trad. Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.298

iIl se peut qu’il y ait d’autres hypothèses encore. Après avoir considéré l’impossibilité de trancher cette première alternative, il faudra envisager une troisième voie, celle que l’homme est le bráhman en puissance mais qu’il ne l’est pas en acte. Réciproquement, le bráhman est aussi en puissance, et dans cette puissance il est l’homme.

iiŚaṅkara. Les Mille Enseignements. Trad. Anasuya d’après l’édition de A.J. Alston. Ed. Arfuyen. 2013

iiiMichel Hulin. Śaṅkara et la non-dualité. Ed. Bayard. Paris, 2001, p.92

ivŚaṅkara. Les Mille Enseignements. Trad. Anasuya d’après l’édition de A.J. Alston. Ed. Arfuyen. 2013, p.30

vChāndogya-upaniṣad 8.7.1. Traduction (modifiée) d’Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.199

viBhadāraṇyaka-upaniṣad 3.9.26 et 4.5.15. Trad. Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.275 et p.298

viiBhadāraṇyaka-upaniṣad 3.9.26 cité par Śaṅkara. Les Mille Enseignements. Trad. Anasuya d’après l’édition de A.J. Alston. Ed. Arfuyen. 2013, p. 39.

viiiChāndogya-upaniṣad 6.8.7 cité par Śaṅkara. Les Mille Enseignements. Trad. Anasuya d’après l’édition de A.J. Alston. Ed. Arfuyen. 2013, p. 47

ixBhadāraṇyaka-upaniṣad 1.4.10

xChāndogya-upaniṣad 8.6.7. Traduction d’Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.176

xiBhadāraṇyaka-upaniṣad 1.4.10. Trad. Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.233

xiiPs 49, 13

xiiiVoir l’article « Seulement avec toi …אַךְ בָּך, akh bakh » sur Metaxu, le Blog de Philippe Quéau.

xivCf. A. Schopenhauer. Le monde comme volonté et représentation.

xvBhadāraṇyaka-upaniṣad 4.5.13. Trad. Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.29

L’ironie du bráhman


Un jour, le Seigneur suprême est venu révéler à un homme, du nom d’Arjuna, la « sagesse la plus secrète », le « secret d’entre les secrets », la « connaissance la plus pure », le « savoir, roi entre toutes les sciences », comme l’explique la Bhagavadgītā (भगवद्गीता).

En quelques paroles décisives, la raison humaine s’y voit dépouillée de tout, et réduite à la mendicité. La nature humaine est comparée à de la « poussière », mais, plus inexplicablement, elle est aussi promise à une très haute destinée, une gloire putative, quoique encore infiniment distante, embryonnaire, en puissance. Face à ces mystères indépassables, elle est invitée à scruter sans fin son propre fonds, et sa propre fin.

 

« Cet univers est tout entier pénétré de Moi, dans Ma forme non manifestée. Tous les êtres sont en Moi, mais je ne suis pas en eux. Dans le même temps, rien de ce qui est créé n’est en Moi. Vois Ma puissance surnaturelle ! Je soutiens tous les êtres, Je suis partout présent, et pourtant, Je demeure la source même de toute création. »i

 

On apprend aussi de ce texte que le Dieu suprême peut descendre en personne en ce monde, en empruntant une forme humaine. « Les sots Me dénigrent lorsque sous la forme humaine Je descends en ce monde. Ils ne savent rien de Ma nature spirituelle et absolue, ni de Ma suprématie totale. »ii

 

Il n’est pas sans intérêt de rappeler ici que la Bible hébraïque exprima de son côté, à plusieurs reprises, une idée étrangement analogue. Ainsi, trois ‘hommes’, se présentant comme des ‘envoyés’ de l’Éternel, vinrent à la rencontre d’Abraham sous le chêne de Mambré. L’un d’entre eux, dénommé YHVH dans le texte de la Genèse, prit la parole pour parler en tête-à-tête avec Abraham.

 

Dans le Véda, le Dieu suprême est infiniment élevé, transcendant, absolu, mais Il est aussi tolérant. Il reconnaît que peuvent coexister de multiples modes de croyance. Il y a des hommes pour qui le Dieu est la Personne suprême, originaire. Il y a ceux qui se prosternent devant le Dieu, avec amour et dévotion. Il y a ceux qui L’adorent comme étant l’Unique, et d’autres qui L’adorent dans l’Immanence, dans Sa présence parmi la diversité infinie des êtres et des choses, et il y en a d’autres encore qui Le voient dans l’Universel.iii

 

Dans le Véda, le Dieu suprême est à la fois unique, absolu, transcendant, immanent, universel ; en un mot, Il est Tout en tout.

« Mais Moi, Je suis le rite et le sacrifice, l’oblation aux ancêtres, l’herbe et le mantra. Je suis le beurre, et le feu, et l’offrande. De cet univers, Je suis le père, la mère, le soutien et l’aïeul, Je suis l’objet du savoir, le purificateur et la syllabe OM. Je suis également le Rig, le Sâma et le Yajur. Je suis le but, le soutien, le maître, le témoin, la demeure, le refuge et l’ami le plus cher, Je suis la création et l’annihilation, la base de toutes choses, le lieu du repos et l’éternelle semence (…) Je suis l’immortalité, et la mort personnifiée. L’être et le non-être, tous deux sont en Moi, ô Arjuna. »iv

 

Dans sa 3ème conférence sur le Védantav donnée à Londres en 1894, Max Müller rappelle que l’Esprit Suprême, le bráhman, ( ब्रह्मन्, nom du genre neutre, avec l’accent tonique mis sur la racine verbale BRAH-, portée au degré plein – guṇa’) dit dans la Bhagavadgītā : « Même ceux qui adorent des idoles m’adorent ».

Et Müller ajoute que, dans le cadre de la philosophie védanta, ce principe suprême, le bráhman, qu’il faut distinguer du brahmán, nom d’agent de genre masculin signifiant le « Créateur », pourrait même affirmer : « Même ceux qui adorent un Dieu personnel sous l’image d’un ouvrier actif, ou d’un Roi des rois m’adorent ou, en tous cas, pensent à moi.»

Dans cette vue, le brahmán (le Créateur) ne serait, en réalité, qu’une manifestation du bráhman (le Principe Suprême). Mais le bráhman semble aussi dire ici, non sans une certaine ironie, que l’on pourrait parfaitement soutenir la position inverse,

 

encore, le judaïsme professa une intuition étrangement comparable, avec la célèbre entame du premier verset de la Genèse : Béréchit bara Elohim (Gn 1,1), que l’on peut traduire selon certains commentateurs du Béréchit Rabba : « ‘Au-principe’ créa les Dieux », (c’est-à-dire : ‘Bé-réchit’ créa les Elohim). D’autres commentateurs proposent même de comprendre : «Avec le Plus Précieux, *** créa les Dieux ». Je note ici à l’aide des trois astérisques l’ineffabilité du Nom du Principe Suprême (non nommé mais sous-entendu). En combinant ces interprétations : « Le Principe (sous-entendu) créa les Elohim ‘avec’ (la particule – peut avoir ce sens) le ‘Plus Précieux’ (l’un des sens possibles du mot réchit). »

 

Pour le comparatiste, ces possibilités (même ténues) de convergence entre des traditions a priori aussi différentes que la védique et l’hébraïque, sont sources de méditations sans fin, et d’inspiration tonique

 

Mais revenons au Véda et la philosophie des Védanta.

 

Le plus grand commentateur, peut-être, de l’héritage védique, Ādi Śaṅkara (आदि शङ्कर ) explique : « Quand bráhman n’est défini dans les Oupanishads que par des termes négatifs, en excluant toutes les différences de nom et de forme dues à la non-science, il s’agit du supérieur. Mais quand il est défini en des termes tels que : « l’intelligence dont le corps est esprit et lumière, qui se distingue par un nom et une forme spéciaux, uniquement en vue du culte » (Chand, III, 14, 2), il s’agit de l’autre, du brahmán inférieur.»vi

 

Mais s’il en est ainsi, commente Max Müller, le texte qui dit que bráhman n’a pas de second (Chand, VI, 2, 1) paraît être contredit : « Non, répond Śaṅkara, parce que tout cela n’est que l’illusion du nom et de la forme causée par la non-science. En réalité les deux brahmans ne sont qu’un seul et même Brahman, l’un concevable, l’autre inconcevable, l’un phénoménal, l’autre absolument réel.»vii

 

La distinction établie par Śaṅkara est claire. Mais dans les Oupanishads, la ligne de démarcation entre le bráhman (suprême) et le brahmán (créateur) n’est pas toujours aussi nettement tracée.

Quand Śaṅkara interprète les nombreux passages des Oupanishads qui décrivent le retour de l’âme humaine, après la mort, vers ‘Brahman’ (sans que l’accent tonique soit distingué), Sankara l’interprète toujours comme étant le brahmán inférieur.

Müller explique : « Cette âme, comme le dit fortement Śaṅkara, ‘devient Brahman en étant Brahman’viii, c’est-à-dire, en le connaissant, en sachant ce qu’il est et a toujours été. Écartez la non-science et la lumière éclate, et dans cette lumière, le moi humain et le moi divin brillent en leur éternelle unité. De ce point de vue de la plus haute réalité, il n’y a pas de différence entre le Brahman suprême et le moi individuel ou Ātman (Véd. Soutras, I, 4, p. 339). Le corps, avec toutes les conditions ou oupadhis auxquelles il est subordonné, peut continuer pendant un certain temps, même après que la lumière de la connaissance est apparue, mais la mort viendra et apportera la liberté immédiate et la béatitude absolue ; tandis que ceux qui, grâce à leurs bonnes œuvres, sont admis au paradis céleste, doivent attendre, là, jusqu’à ce qu’ils obtiennent l’illumination suprême, et sont alors seulement rendus à leur vraie nature, leur vraie liberté, c’est-à-dire leur véritable unité avec Brahman. »ix

 

Du véritable Brahman, les Oupanishads disent encore de Lui : «En vérité, ami, cet Être impérissable n’est ni grossier ni fin, ni court ni long, ni rouge (comme le feu) ni fluide (comme l’eau). Il est sans ombre, sans obscurité, sans air, sans éther, sans liens, sans yeux, sans oreilles, sans parole, sans esprit, sans lumière, sans souffle, sans bouche, sans mesure, il n’a ni dedans ni dehors ». Et cette série de négations, ou plutôt d’abstractions, continue jusqu’à ce que tous les pétales soient effeuillés, et qu’il ne reste plus que le calice, le pollen, l’inconcevable Brahman, le Soi du monde. «Il voit, mais n’est pas vu ; il entend, mais on ne l’entend pas ; il perçoit, mais n’est pas perçu ; bien plus, il n’y a dans le monde que Brahman seul qui voie, entende, perçoive, ou connaisse.»x

 

Puisqu’Il est le seul à ‘voir’, le terme métaphysique qui conviendrait le mieux à cet Être serait celui de « lumière ».

Mais cela ne veut pas dire que Brahman est, en soi, « lumière », mais seulement que la lumière tout entière, dans toutes ses manifestations, est en Brahman.

Cette lumière est notamment la Lumière consciente, qui est un autre nom de la connaissance. Müller évoque le Moundaka Oupanishad: « ‘C’est la lumière des lumières ; quand Il brille, le soleil ne brille pas, ni la lune ni les étoiles, ni les éclairs, encore moins le feu. Quand Brahman brille, tout brille avec lui : sa lumière éclaire le monde.’ La lumière consciente représente, le mieux possible, la connaissance de Brahman, et l’on sait que Thomas d’Aquin appelait aussi Dieu le soleil intelligent (Sol intelligibilis). Car, bien que tous les attributs purement humains soient retirés à Brahman, la connaissance, quoique ce soit une connaissance sans objets extérieurs, lui est laissée. »xi

 

La ‘lumière’ de la ‘connaissance’ ou de la ‘sagesse’, semble la seule métaphore anthropomorphe que presque toutes les religions osent appliquer à l’Être suprême comme étant la moins inadéquate.

Ce faisant, ces religions, comme la védique, l’hébraïque, la chrétienne, ou la bouddhiste, oublient souvent quelles sont les limites étroites de la connaissance ou de la sagesse humaines, même parvenues à leur plus haut degré de perfection, et combien ces métaphores sont en réalité indignes de la Divinité.

 

Il y a en effet en toute connaissance comme en toute sagesse humaine un élément essentiellement passif.

Cette ‘passivité’ est naturellement parfaitement incompatible avec la Divinité… Du moins, en principe…

On ne peut s’empêcher de noter dans plusieurs religions l’idée d’une forme de passivité (active) de la Divinité suprême, qui prend l’initiative de se retirer de l’être et du monde, par égard pour sa créature.

Plusieurs exemples valent d’être cités.

Le Créateur suprême, Prajāpati, प्रजापति, littéralement « Père et Seigneur des créatures », se sentit « vidé » juste après avoir créé tous les mondes et tous les êtres. Le Fils du Dieu unique, sentit son « vide » (kénose, du grec kénos, vide, s’opposant à pléos, plein) et son « abandon » par Dieu, juste avant sa mort. Le Dieu de la kabbale juive consent Lui aussi à sa « contraction » (tsimtsoum) pour laisser un peu d’être à sa création.

 

Dans cette analogie implicite, cachée, souterraine, entre la passivité de la sagesse humaine, et l’évidement divin, il y aurait peut-être matière pour le déploiement d’une forme d’ironie, tragique, sublime et écrasante.

Mais cette analogie et cette ironie, permettraient aussi, alors, à la ‘sagesse’ humaine, certes infime, mais pas complètement aveugle, de s’approcher à petits pas de l’un des aspects les plus profonds du mystère.

iBhagavadgītā 9,4-5

iiBhagavadgītā 9,11

iii« D’autres, qui cultivent le savoir, M’adorent soit comme l’existence unique, soit dans la diversité des êtres et des choses, soit dans Ma forme universelle. » Bhagavadgītā 9,15

ivBhagavadgītā 9,16-19

vF. Max Müller. Introduction à la philosophie Védanta. Trois conférences faites à l’Institut Royal en mars 1894. Trad. De l’anglais par Léon Sorg. Ed. Ernest Leroux, Paris 1899.

viF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.39

viiF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.39-40

viiiIl faudrait ici sans doute préciser, grâce aux accents toniques : « L’âme devient brahmán en étant bráhman. » Mais on pourrait écrire aussi, me semble-t-il, par analogie avec la ‘procession’ des personnes divines que la théologie chrétienne a formalisée : « L’esprit devient bráhman en étant brahmán. »

ixF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.41

xF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.44

xiF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.45

Une constante absolue


 

Le fameux penseur hindou du 17ème siècle, Śaṃkara, a proposé quatre concepts essentiels, sat, cit, ātman, et brahman.

On peut assez facilement les traduire en français par les mots être, pensée, soi et absolu.

Mais il vaut la peine de creuser un peu sous la surface.

Pour Śaṃkara, sat c’est « ce qui est ici et maintenant ». Sat semble plus proche de l’étant que de l’être, de l’existence, ou de l’essence. L’étant est pour ainsi dire la véritable forme de l’être. Mais que peut-on dire de ce qui n’est pas ici ou maintenant, de ce qui fut ou de ce qui sera, de ce qui pourrait ou de ce qui devrait être ? On peut dire sat, aussi, mais on s’oblige aussi à un effort d’abstraction, en pensant ces autres modalités de l’être comme étant des étants.

Pour sa part, cit signifie pensée, mais aussi et surtout conscience. L’idée objective est saisie par la pensée, le sentiment subjectif demande la conscience. Cit réunit les deux acceptions, mais c’est la conscience qui mène le jeu.

Quant à ātman, ce mot est originairement lié à la vie, à la force vitale, à l’énergie, au vent, à l’air, au souffle. Ce n’est que tardivement qu’il vient à désigner la personne. Dans les Upaniṣad, le sens du mot varie : corps, personne, soi, ou Soi. Cette ambiguïté complique l’interprétation. Le Soi est-il sans corps ? Le Soi est-il une personne ? Difficultés liées au langage.

Enfin, brahman est traduit par « absolu », mais il a beaucoup d’autres sens possibles. On le désigne dans les Upaniṣad comme souffle, parole, mental, réalité, immortalité, éternité et aussi comme la cible, « ce qui est à percer ».i Il signifie parole sacrée, mais il évolue pour désigner le silence absolu. « Laissez-là les mots : voilà le pont de l’immortalité. »ii

En fin de compte, brahman en vient à désigner l’absolu, l’absolu de la parole, ou l’absolu sans paroles, le silence absolu.

On a proposé cette analogie : ātman représente l’essence de la personne, brahman s’identifie à l’essence de l’univers entier.

Le mot brahman a eu un certain succès dans la sphère d’influence indo-européenne. Sa racine est ḅrhat, « grandeur ». Le mot latin flamen (« flamine ») en dérive, tout comme brazman (« prêtre » en vieux perse).

Mais l’acception de brahman comme « prêtre » ne rend pas du tout compte du mystère de sa signification principale.

Le mystère du poète, le mystère de la parole sacrée est appelé brahman. Le mystère du silence absolu est aussi brahman. Enfin le mystère absolu, le mystère de l’absolu est brahman.

Le brahman est ce dont naissent tous les êtres, tous les dieux, et le premier d’entre eux lui-même. Le brahman est ce dont tout naît, « depuis Brahmā jusqu’à la touffe d’herbes »iii.

L’absolu, le brahman de Śaṃkara, est à la fois grandeur, parole, silence, sacré, énigme, mystère, divin.

Il faut le souligner. Le Véda n’offre pas de vérité unique, exclusive, absolue. Il n’y a pas de vérité, car une vérité absolue ne pourrait rendre compte du mystère absolu. Dans le Véda, l’absolu reste absolument mystère.

Cette leçon est compatible avec d’autres idées du Dieu caché, celle de l’Égypte ancienne, celle du Dieu d’Israël, ou celle du Dieu de la kénose chrétienne.

Constance anthropologique du mystère absolu.

iMuU II,2,2

iiMuU II,2,5

iiiTubh III, 1,1

Constance du mystère


Le fameux penseur hindou du 17ème siècle, Śaṃkara, propose quatre concepts essentiels, sat, cit, ātman, et brahman, – assez facilement traduisibles en français par les mots être, pensée, soi et absolu.

Il vaut la peine de creuser un peu sous la surface des mots.

Pour Śaṃkara, sat c’est « ce qui est ici et maintenant ». Sat semble plus proche de l’étant que de l’être, de l’existence, ou de l’essence. L’étant est pour ainsi dire la véritable forme de l’être. Mais que peut-on dire de ce qui n’est pas ici ou maintenant, de ce qui fut ou de ce qui sera, de ce qui pourrait ou de ce qui devrait être ? On peut dire sat, aussi, mais par un effort d’abstraction, en pensant ces modalités de l’être comme devant être vues elles-mêmes comme des étants.

Pour sa part, cit signifie pensée, mais aussi et surtout conscience. L’idée objective est saisie par la pensée, le sentiment subjectif demande la conscience. Cit réunit les deux acceptions, mais c’est la conscience qui mène le jeu.

Quant à ātman, ce mot est originairement lié à la vie, à la force vitale, à l’énergie, au vent, à l’air, au souffle. Ce n’est que tardivement qu’il vient à désigner la personne. Dans les Upaniṣad, le sens du mot varie : corps, personne, soi, ou Soi. Cette ambiguïté complique l’interprétation. Le Soi est-il sans corps ? Le Soi est-il une personne ? Difficultés liées au langage.

Enfin, brahman est traduit par « absolu », mais il a beaucoup d’autres sens possibles. On le désigne dans les Upaniṣad comme souffle, parole, mental, réalité, immortalité, éternité et aussi comme la cible, « ce qui est à percer ».i Il signifie parole sacrée, mais il évolue pour désigner le silence absolu. « Laissez-là les mots : voilà le pont de l’immortalité. »ii

En fin de compte, brahman en vient à désigner l’absolu, l’absolu de la parole, ou l’absolu sans paroles, le silence absolu.

On a proposé cette analogie : ātman représente l’essence de la personne, brahman s’identifie à l’essence de l’univers entier.

Le mot a eu un certain succès dans la sphère d’influence indo-européenne. Sa racine est ḅrhat, « grandeur ». Le mot latin flamen (« flamine ») en dérive, tout comme brazman (« prêtre » en vieux perse).

Mais l’acception de brahman comme « prêtre » ne rend pas du tout compte du mystère de sa signification principale.

Le mystère du poète, le mystère de la parole sacrée est appelé brahman. Le mystère du silence absolu est aussi brahman. Enfin le mystère absolu, le mystère de l’absolu est brahman.

Le brahman est ce dont naissent tous les êtres, tous les dieux, et le premier d’entre eux lui-même. Le brahman est ce dont tout naît, « depuis Brahmā jusqu’à la touffe d’herbes »iii.

L’absolu, le brahman de Śaṃkara, est à la fois grandeur, parole, silence, sacré, énigme, mystère, divin.

Il faut le souligner. Les Véda n’offrent pas de vérité unique, exclusive, absolue. Il n’y a pas de vérité, car une vérité absolue ne pourrait rendre compte du mystère absolu. Dans les Véda, l’absolu reste absolument mystère.

Cette leçon est compatible avec d’autres idées du Dieu caché, celle de l’Égypte ancienne, celle du Dieu d’Israël, ou celle du Dieu de la kénose chrétienne.

Constance anthropologique du mystère absolu.

iMuU II,2,2

iiMuU II,2,5

iiiTubh III, 1,1