De la profondeur du Logos


Depuis un million d’années au moins, Homo erectus ou Homo habilis, bien avant Homo sapiens, usaient à leur façon de la ‘parole’, plus moins habilement. Cette ‘parole’ leur était possible, de par leur constitution même. D’un souffle d’air expulsé par des poumons profonds, ils généraient de leur pharynx des fricatives, de leur glotte des gutturales, de leur langue des chuintantes, et par leurs lèvres ils modulaient des sifflantes et des labiales.

Puis la ‘parole’ a gagné en finesse, en puissance. Mais aussi en usages, des plus vains aux plus élevés. Depuis Homo sapiens, dont nous sommes, l’enfant balbutiant, le poète mobile, le sage sûr, le prophète inspiré, ont tous inventé, à leur manière, des sons sincères ou non, et des voix propres.

De tous ces sons incessants, quel sens surgit-il ? Quelle différence entre l’enfant et le sage ? Héraclite, maître en ces matières obscures, grand seigneur de la double entente, porte ce jugement ironique: « L’homme est tenu pour un petit garçon par la divinité, comme l’enfant par l’homme. »i

Ce que l’enfant est à l’homme, l’homme l’est à la divinité. Ce constat d’inégalité n’est cependant pas dissocié d’une sorte de lien analogique. Il y a, latente, cette perspective, naturelle, attendue, d’un passage de l’enfance à l’âge adulte. L’homme peut-il donc espérer grandir en divinité ?

Une autre traduction de ce fragment (D.K. 79), due à Marcel Conche, donne ceci: « Un marmot qui n’a pas la parole ! L’homme s’entend ainsi appeler par l’être divin, comme l’enfant par l’homme. »ii On voit que le mot français parole apparaît curieusement sous la plume de Conche, bien qu’Héraclite, dans le grec original, n’emploie pas le mot logos.

Marcel Conche choisit de rendre par une périphrase un peu bavarde (‘un marmot qui n’a pas la parole’) le seul mot grec νήπιος, employé par Héraclite, et mis sobrement en apposition au mot ‘homme’ (ἀνὴρ).

Quelle est la nuance exacte de ce mot νήπιος, nêpios ? Pour s’en faire une idée, on peut citer les divers emplois du mot par Homère, avec ces sens : ‘enfant en bas âge’, ‘jeune enfant’, mais aussi, dans d’autres circonstances, ‘naïf’, ‘sot’, ‘dénué de raison’iii.

Dans son commentaire, Conche évoque ces diverses acceptions, mais il justifie le rendu de sa traduction, quelque peu périphrastique, assez alambiquée, et donc peu fidèle à la simplicité de l’original, de la manière suivante : « Traduire par ‘enfant dénué de raison’ paraît juste, quoique non suffisamment précis : si νήπιος s’applique à l’enfant ‘en bas âge’, il faut songer au tout petit enfant, qui ne parle pas encore. De là, la traduction par ‘marmot’, qui vient probablement de ‘marmotter’, lequel a pour origine une onomatopée exprimant le murmure, l’absence de parole distincte. »iv

S’ensuit une glose assez raisonneuse de Conche sur le sens supposé du fragment : « Il s’agit de devenir un autre être, qui juge en raison, et non plus comme le veulent l’habitude et la tradition. Cette transformation de l’être se traduit par la capacité de parler un nouveau langage : non plus langage particulier – langage du désir et de la tradition –, mais discours qui développe des raisons renvoyant à d’autres raisons (…) Or, de ce discours logique ou philosophique, de ce logos, les hommes n’ont pas l’intelligence, et, par rapport à l’être démonique – au philosophe –, qui le parle, ils sont comme des marmots n’ayant pas la parole (…) Parler comme ils parlent, c’est parler comme s’ils étaient dénués de raison (de la puissance de dire le vrai). »v

Or il se trouve que dans ce fragment d’Héraclite le mot logos brille par son absence. Malgré tout, Conche n’hésite pas à affirmer à propos de ce fragment : « l’homme n’a pas l’intelligence du logos selon l’être démonique », il en est incapable.

Dans un autre départ, assez net également, d’avec le sens communément reçu pour ce fragment, Marcel Conche considère que le daîmon ou l’être démonique (le δαίμων du fragment d’Héraclite) est en réalité le ‘philosophe’ et non, à proprement parler quelque ‘divinité’. Pour Conche, le daîmon est le philosophe, parce qu’il l’être démonique par excellence, celui qui est en mesure de déterminer justement qu’en effet, « l’homme est incapable du logos ».

Contre Conche, constatons simplement qu’Héraclite n’a absolument pas dit que « l’homme est incapable du logos. »

Le marmot marmotte, l’homme marmonne, certes. Mais, à tout âge, l’homme ‘parle’ aussi, peut-on alléguer. Et, plus fondamentalement, on peut même affirmer que l’homme a, en lui,en essence, le logos.

D’ailleurs, si le mot logos est bien absent du fragment D.K. 79, on le trouve en revanche cité dans dix autres fragments d’Héraclite, avec des sens variés : ‘mot’, ‘parole’, ‘discours’, ‘mesure’, ‘raison’…

Or, je remarque que, parmi ces dix fragments, il y en a cinq dans lesquels le mot logos est employé dans un sens si original, si inattendu, si intraduisible, que la solution courante des traducteurs a consisté précisément à ne pas le traduire…et à le rendre seulement par le mot logos…

Voici ces cinq fragments :

1. « Le Logos, ce qui est, toujours les hommes sont incapables de le comprendre, aussi bien avant de l’entendre qu’après l’avoir entendu pour la première fois, car bien que toutes choses naissent et meurent selon ce Logos-ci, les hommes sont inexpérimentés quand ils s’essaient à des paroles ou à des actes. »vi

2. « Si ce n’est moi, mais le Logos, que vous avez écouté, il est sage de convenir qu’est l’Un-Tout ».vii

3. « A Priène vivait Bias, fils de Teutamès, davantage pourvu de Logos que les autres. »viii

Dans ces trois fragments, le Logos semble doté d’une essence autonome, d’une puissance de croître, et d’une capacité à dire la naissance, la vie, la mort, l’Être, l’Un et le Tout.

Dans les deux fragments suivants, le Logos est intimement associé à la substance de l’âme même.

4. « Il appartient à l’âme un Logos qui s’accroît lui-même. »ix

5. « Limites de l’âme, tu ne saurais les trouver en poursuivant ton chemin, si longue que soit toute la route, tant est profond le Logos qu’elle renferme. »x

Fort bizarrement, Marcel Conche, qui avait ajouté l’idée de parole dans un fragment ne comprenant pas le mot logos, évite d’employer le mot logos, dans sa traduction de ce dernier fragment (D.K. 45), qui le contient pourtant explicitement : « Tu ne trouverais pas les limites de l’âme, même parcourant toutes les routes, tant elle a un discours profond. »xi Conche traduit le mot λόγον par « discours », plutôt que de garder le mot Logos. Pourquoi ?

Il est vrai que dans le contexte du fragment D.K. 45, aucune des acceptions suivantes n’est satisfaisante : cause, raison, essence, fondement, sens, mesure, rapport. Les moins mauvaises des acceptions possibles restent ‘parole’, ou ‘discours’xii. Conche opte pour ce mot, le discours.

Or Héraclite emploie ici une expression extrêmement étrange : βαθὺν λόγον, ‘un logos profond’, – un logos si ‘profond’ qu’on n’en atteint pas les ‘limites’ (πείρατα, peirata).

Qu’est-ce qu’un logos dont on n’atteint jamais ni la profondeur ni la limite ?

Pour sa part, Clémence Ramnoux a décidé ne pas traduire ici le mot logos, et propose même de le mettre entre parenthèses (sic), c’est-à-dire de le considérer comme une interpolation, un ajout tardif ou une glose étrangère: « Tu ne trouverais pas de limite à l’âme, même en voyageant sur toutes les routes, (tant elle a un logos profond). »xiii

Ramnoux commente ainsi sa réticence : « L’expression mise entre parenthèses pourrait avoir été glosée. Si elle a été glosée, elle l’a été par quelqu’un qui connaissait l’expression logos de la psyché. Mais elle ne fournirait pas un témoignage pour sa formation à l’âge d’Héraclite. »xiv

En note, elle présente l’état de la discussion savante à ce sujet :« ‘Tant elle a un logos profond’. Est-ce rajouté de la main de Diogène Laërce (IX,7) ? Argument pour : texte d’Hippolyte référant probablement à celui-ci (V,7) : l’âme est difficile à trouver et difficile à comprendre. Difficile à trouver parce qu’elle n’a pas de frontières. Dans l’esprit d’Hippolyte elle n’est pas spatiale. Difficile à comprendre parce que son logos est trop profond. Argument contre : un texte de Tertullien semble traduire celui-ci : « terminos anime nequaquam invenies omnem vitam ingrediens » (De Anima 2). Il ne comporte pas la phrase du logos. Parmi les modernes, Bywater l’a supprimée – Kranz l’a retenue – Fränkel l’a retenue et interprétée avec le fragment 3. »xv

De son côté, Marcel Conche, dont on a vu qu’il a opté pour la traduction de logos par ‘discours’, se justifie ainsi : « Nous pensons, avec Diano, que logos doit être traduit, ici comme ailleurs, par ‘discours’. L’âme est limitée puisqu’elle est mortelle. Les peirata sont les ‘limites jusqu’où va l’âme’ dit Zeller avec raison. Mais il ajoute : ‘les limites de son être’. »xvi

L’âme serait donc limitée dans son être ? Plutôt que limitée dans son parcours, ou dans son discours? Ou dans son Logos ?

Conche développe : « Si précisément il n’y a pas de telles limites, c’est que l’âme est ‘cette partie infinie de l’être humain’. »

Et il ajoute : «  Snell comprend βαθὺς [bathus] comme la Grenzenlosigkeit, l’infinité de l’âme. On objectera que ce qui est ‘profond’ ce n’est pas l’âme mais le logos (βαθὺν λόγον). (…) En quel sens l’âme est-elle ‘infinie’ ? Son pouvoir est sans limites. Il s’agit du pouvoir de connaissance. Le pouvoir de connaître de la ψυχὴ [psyché] est sans limites en tant qu’elle est capable du logos, du discours vrai. Pourquoi cela ? Le logos ne peut dire la réalité de manière seulement partielle, comme s’il y avait quelque part du réel qui soit hors de la vérité. Son objet est nécessairement la réalité dans son ensemble, le Tout de la réalité. Or le Tout est sans limites, étant tout le réel, et le réel ne pouvant être limité par l’irréel. Par la connaissance, l’âme s’égale au Tout, c’est-à-dire au monde. »xvii

Selon cette interprétation, la réalité est entièrement offerte au pouvoir de la raison, au pouvoir de l’âme. Elle n’a aucun ‘fond’ qui reste potentiellement obscur, pour l’âme.

« La ‘profondeur’ du logos est la vastité, la capacité, par laquelle il s’égale au monde et établit en droit la profondeur (l’immensité) de la réalité. Βαθὺς : le discours s’étend tellement en profondeur vers le haut ou le bas qu’il peut tout accueillir en lui, comme un abîme dans lequel toute la réalité peut trouver place. De quelque côté que l’âme aille sur le chemin de connaissance vers le dedans ou le dehors, le haut ou le bas, elle ne rencontre pas de limite à sa capacité de faire la lumière. Tout est clair en droit. Le rationalisme de Héraclite est un rationalisme absolu. »xviii

Est surtout absolue, ici, l’incapacité à comprendre le logos dans sa profondeur infinie, ou dans son infinité si profonde.

On commence à le voir. Le Logos n’a pas pu être pour Héraclite, ni la raison, ni la mesure, ni le discours.

L’âme (psyché) n’a pas de ‘limites’, parce qu’elle a un ‘logos profond’ (βαθὺν λόγον).

L’âme est illimitée, elle est infinie, parce qu’elle est si vaste, si profonde, si élevée, que le Logos lui-même peut y demeurer toujours, sans y trouver jamais sa fin, – quel que soit le nombre des parcours ou des discours qu’il peut y tenir…

Il n’est donc pas très étonnant que le Logos soit si ‘intraduisible’. Il faudrait en théorie, et en bonne logique, pour le ‘traduire’ fidèlement, une infinie périphrase comportant un nombre infini de mots, faits de lettres elles-mêmes constituées d’une profondeur infinie…

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iHéraclite. Fragment D.K. 79. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 164 : ἀνὴρ νήπιος ἤκουσε πρὸς δαίμονος ὅκωσπερ παῖς πρὸς ἀνδρός.

iiFragment D.K. 79. Traduction de Marcel Conche, in Héraclite PUF, 1986, p.77.

iiiCf. Le dictionnaire Bailly

ivMarcel Conche, Héraclite PUF, 1986, p.77.

vMarcel Conche, Héraclite PUF, 1986, p.80.

viHéraclite. Fragment D.K. 1. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 145

viiHéraclite. Fragment D.K. 50. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 157

viiiHéraclite. Fragment D.K. 39. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 155

ixHéraclite. Fragment D.K. 115. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 172.

xHéraclite. Fragment D.K. 45. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 156 : ψυχῇ πείρατα ἰὼν οὐκ ἂν ἐξεύροιο, πᾶσαν ἐπιπορευόμενος ὁδόν· οὕτω βαθὺν λόγον ἔχει.

xiMarcel Conche, Héraclite PUF, 1986, p.357

xiiMarcel Conche, in Héraclite PUF, 1986, p.357.

xiiiClémence Ramnoux, Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 119

xivClémence Ramnoux, Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 119

xvClémence Ramnoux, Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 119, note 1.

xviMarcel Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.357.

xviiMarcel Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.357-359

xviiiMarcel Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.359-360

Three Beginnings


« Genesis »

The anthropology of the ‘beginning’ is quite rich. A brief review of three traditions, Vedic, Jewish and Christian, here cited in the order of their historical arrival on the world stage, may help to compare their respective myths of ‘beginning’ and understand their implications.

1. The Gospel of John introduced the Greek idea of logos, ‘in the beginning’.

Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ὁ λόγος.

« In the beginning was the Word, and the Word was with God, and the Word was God ». (Jn 1:1)

It is certainly worth digging a little deeper into the meaning of the two words ἀρχῇ (arkhè) and λόγος (logos), given their importance here.

Ἐν ἀρχῇ. En arkhè.

What is the real (deep) meaning of this expression?

Should one translate by « In the beginning »? Or « In the Principle »? Or something else?

The original meaning of the verb arkho, arkhein, commonly used since Homer, is ‘to take the initiative, to begin’. In the active sense, the word means ‘to command’.i With the preverb en-, the verb en-arkhomai means ‘to begin the sacrifice’, and later ‘to exercise magistracy’. The notion of sacrifice is very present in the cloud of meanings associated with this word. Kat-arkho : ‘to begin a sacrifice’. Pros-arkho, ‘to offer a gift’. Ex-arkho means ‘to begin, to sing (a song)’. Hup-arkho, ‘to begin, to be in the beginning’, hence ‘to be fundamental, to exist’, and finally ‘to be’.

Many compounds use as first term the word arkhè, meaning either ‘who starts’ or ‘who commands’. The oldest meaning is ‘who takes the initiative of’. There is the Homeric meaning of arkhé-kakos, ‘who is at the origin of evils’. The derived word arkhosgave rise to the formation of a very large number of compounds (more than 150 have been recordedii), of which Chantraine notes that they all refer to the notion of leading, of command, — and not to the notion of beginning.

The feminine noun arkhe, which is the word used in the Gospel of John, can mean ‘beginning’, but philosophers use it to designate ‘principles’, ‘first elements’ (Anaximander is the first to use it in this sense), or to mean ‘power, sovereignty’.

Chantraine concludes that the meanings of arkhè whicharerelated to the notions of ‘taking the initiative’, of ‘starting’, are the oldest, but that meanings that express the idea of ‘command’ also are very old, since they already appear in Homer. In all the derivations and subsequent compositions, it is the notion of ‘commanding’ that dominates, including in a religious sense: ‘to make the first gesture, to take the initiative (of sacrifice)’.

One may conjecture from all this, that the Johannine expression ‘en arkhèdoes not contain the deep idea of an ‘absolute beginning’. Rather, it may refer to the idea of a (divine) sacrificial initiative or inauguration (of the divine ‘sacrifice’), which presupposes not an absolute, temporal beginning, but rather an intemporal, divine decision, and the pre-existence of a whole background necessary for the conception and execution of this divine, inaugural and atemporal ‘sacrifice’.

Now, what about λόγος, logos ? How to translate this word with the right nuance? Does logos mean here ‘verb’ ? ‘Word’ ? ‘Reason’ ? ‘Speech’ ?

The word logos comes from the Greek verb lego, legein, whose original meaning is ‘to gather, to choose’, at least in the ways Homer uses this word in the Iliad. This value is preserved with the verbal compounds using the preverbs dia– or ek– (dia-legeinor ek-legein,‘to sort, to choose’), epi-legein ‘to choose, to pay attention to’, sul-legeintogather’. Legeinsometimes means ‘to enumerate’ in the Odyssey, and ‘to utter insults’, or ‘to chat, to discourse’ in the Iliad. This is how the use of lego, legein in the sense of ‘to tell, to say’ appeared, a use that competes with other Greek verbs that also have the meaning of ‘to say’: agoreuo, phèmi.

The noun logos is very ancient and can be found in the Iliad and Odyssey with the meaning of ‘speech, word’, and in Ionic and Attic dialects with meanings such as ‘narrative, account, consideration, explanation, reasoning, reason’, – as opposed to ‘reality’ (ergon). Then, much later, logos has come to mean ‘immanent reason’, and in Christian theology, it started to mean the second person of the Trinity, or even God.iii

Usually Jn 1:1 is translated, as we know : ‘In the beginning was the Word’. But if one wants to remain faithful to the most original meaning of these words, en arkhè and logos, one may choose to translate this verse in quite a different way.

I propose (not as a provocation, but for a brain-storming purpose) to tranlate :

« At the principle there was a choice. »

Read: « At the principle » — [of the divine sacrifice] — « there was a [divine] choice ».

Explanation: The divine Entity which proceeded, ‘in the beginning’, did not Itself begin to be at the time of this ‘beginning’. It was necessarily already there, before any being andbefore any beginning, in order toinitiate and make the ‘beginning’ and the ‘being’ possible. The ‘beginning’ is thus only relative, since the divine Entity was and is always before and any beginning and any time, out of time and any beginning.

Also, let’s argue that the expression ‘en arkhe‘ in Jn 1:1 rather refers to the idea and initiative of a ‘primordial sacrifice‘ or a primal ‘initiation’, — of which the Greek language keeps a deep memory in the verb arkhein, whencompounded with the preverb en-: en-arkhomai, ‘to initiate the sacrifice’, a composition very close to the Johannine formula en arkhe.

As for the choice of the word ‘choice‘ to translate logos, it is justified by the long memory of the meanings of the word logos. The word logos only meant ‘word’ at a very late period, and when it finally meant that, this was in competition with other Greek words with the same meaning of ‘to say’, or ‘to speak’, such as phèmi, or agoreuo. as already said.

In reality, the original meaning of the verb lego, legein,is not ‘to speak’ or ‘to say’, but revolves around the ideas of ‘gathering’ and ‘choosing’, which are mental operations prior to any speech. The idea of ‘speaking’ is basically only second, it only comes after the ‘choice’ made by the mind to ‘gather’ [its ideas] and ‘distinguish’ or ‘elect’ them [in order to ‘express’ them].

2. About a thousand years before the Gospel of John, the Hebrew tradition tells yet another story of ‘beginning’, not that of the beginning of a ‘Word’ or a ‘Verb’, but that of a unity coupled with a multiplicity in order to initiate ‘creation’.

The first verse of the Torah (Gen 1:1) reads:

בְּרֵאשִׁית, בָּרָא אֱלֹהִים, אֵת הַשָּׁמַיִם, וְאֵת הָאָרֶץ.

Berechit bara elohim et ha-chamaïm v-et ha-arets.

Usually Gn 1.1 is translated as :

« In the beginning God created heaven and earth ».

The word אֱלֹהִים , elohim, is translated by ‘God’. However, elohim is grammatically a plural (and could be, — grammatically speaking –, translated as  »the Gods »), as the other plural in this verse, ha-chamayim, should be translated bythe heavens’. The fact that the verb bara (created) is in the singular is not a difficulty from this point of view. In the grammar of ancient Semitic languages (to which the grammar of classical Arabic still bears witness today, for it has preserved, more than Hebrew, these ancient grammatical rules) the plurals of non-human animated beings that are subjects of verbs, put these in the 3rd person singular. Elohim is a plural of non-human animated beings, because they are divine.

Another grammatical rule states that when the verb is at the beginning of the sentence, and is followed by the subject, the verb should always be in the singular form, even when the subject is plural.

From these two different grammatical rules, therefore, the verb of which elohim is the subject must be put in the singular (bara).

In other words, the fact that the verb bara is a 3rd person singular does not imply that the subject elohim should grammatically be also a singular.

As for the initial particle, בְּ be, in the expression be-rechit, it has many meanings, including ‘with’, ‘by’, ‘by means of’.

In accordance with several midrachic interpretations found in the Bereshit Rabbah, I propose not to translate be-rechit by ‘in the beginning’, but to suggest quite another translation.

By giving the particle בְּ be- the meaning of ‘with‘ or ‘by, be-rechit may be translatedby: « with [the ‘rechit‘] ».

Again in accordance with several midrachic interpretations, I also suggest giving back to ‘rechitits original meaning of ‘first-fruits‘ (of a harvest), and even giving it in this context not a temporal meaning but a qualitative and superlative one: ‘the most precious‘.

It should be noted, by the way, that these meanings meet well with the idea of ‘sacrifice’ that the Greek word arkhé in theJohannine Gospel contains, as we have just seen.

Hence the proposed translation of Gn 1.1 :

« By [or with] the Most Precious, the Gods [or God] created etc… »

Let us note finally that in this first verse of the Hebrew Bible, there is no mention of ‘speaking’, or ‘saying’ any ‘Verb’ or ‘Word’.

It is only in the 3rd verse of Genesis that God (Elohim) ‘says’ (yomer) something…

וַיֹּאמֶר אֱלֹהִים, יְהִי אוֹר; וַיְהִי-אוֹר

Va-yomer Elohim yéhi ‘or vé yéhi ‘or.

Literally: « Elohim says ‘let there be light’, and the light is [and will be]. »

Then in the 5th verse, God (Elohim) ‘calls’ (yqra), i.e. God ‘gives names’.

וַיִּקְרָא אֱלֹהִים לָאוֹר יוֹם

Va-yqra’ Elohim la-‘or yom

« And Elohim called the light ‘day’. »

The actual « word » of God will come only much later. The verb דָּבַר davar ‘to speak’ or the noun דָּבָר davar ‘word’ (as applied to YHVH) only appeared long after the ‘beginning’ had begun:

« All that YHVH has said » (Ex 24:7).

« YHVH has fulfilled his word » (1 Kings 8:20).

« For YHVH has spoken » (Is 1:2).

3. Let us now turn to the Vedic tradition, which dates (in its orally transmitted form) to one or two millennia before the Hebrew tradition.

In the Veda, in contrast to Genesis or the Gospel of John, there is not ‘one’ beginning, but several beginnings, operating at different levels, and featuring various actors …

Here are a few examples:

« O Lord of the Word (‘Bṛhaspati’)! This was the beginning of the Word.  » (RV X, 71,1)

« In the beginning, this universe was neither Being nor Non-Being. In the beginning, indeed, this universe existed and did not exist: only the Spirit was there.

The Spirit was, so to speak, neither existing nor non-existent.

The Spirit, once created, desired to manifest itself.

This Spirit then created the Word. « (SB X 5, 3, 1-2)

« Nothing existed here on earth in the beginning; it was covered by death (mṛtyu), by hunger, because hunger is death. She became mental [she became ‘thinking’]: ‘May I have a soul (ātman)‘. »(BU 1,2,1).

Perhaps most strikingly, more than two or three millennia before the Gospel of John, the Veda already employed formulas or metaphors such as: the ‘Lord of the Word’ or ‘the beginning of the Word’.

In Sanskrit, the ‘word’ is वाच् Vāc. In the Veda it is metaphorically called ‘the Great’ (bṛhatī), but it also receives many other metaphors or divine names.

The Word of the Veda, Vāc, ‘was’ before any creation, it pre-existed before any being came to be.

The Word is begotten by and in the Absolute – it is not ‘created’.

The Absolute for its part has no name, because He is before the word. Or, because He is the Word. He is the Word itself, or ‘all the Word’.

How then could He be called by any name? A name is never but a single word: it cannot speak thewhole Word’, – all that has been, is and will be Word.

The Absolute is not named. But one can name the Supreme Creator, the Lord of all creatures, which is one of its manifestations, – like the Word, moreover.

The Ṛg Veda gives it the name प्रजापति Prajāpati,: Lord (pati) of Creation (prajā). It also gives itthe name ब्र्हस्पति Bṛhaspati, which means ‘Lord of the Wordiv, Lord (pati) of the Great (bṛhatī )’.

For Vāc is the ‘greatness’ of Prajāpati: « Then Agni turned to Him with open mouth; and He (Prajāpati) was afraid, and his own greatness separated from Him. Now His very greatness is His Word, and this greatness has separated from Him. »v

The Sanskrit word bṛhat, बृहत् means ‘great, high; vast, abundant; strong, powerful; principal’. Its root ब्र्ह bṛha means‘to increase, to grow; to become strong; to spread’.

The Bṛhadāraṇyaka-upaniṣad comments: « It is also Bṛhaspati: Bṛhatī [‘the great one’] is indeed the Word, and he is its Lord (pati). « vi

The Word is therefore also at the « beginning » in the Veda, but it precedes it, and makes it possible, because the Word is intimately linked to the (divine) Sacrifice.

The Ṛg Veda explains the link between the supreme Creator, the Word, the Spirit, and the Sacrifice, a link that is unraveled and loosened ‘in the beginning’:

« O Lord of the Word! This was the beginning of the Word,

– when the seers began to name everything.

Excellence, the purest, the profoundly hidden

in their hearts, they revealed it through their love.

The Seers shaped the Word by the Spirit,

passing it through a sieve, like wheat being sifted.

Friends recognized the friendship they had for each other,

and a sign of good omen sealed their word.

Through sacrifice, they followed the way of the Word,

and this Word which they found in them, among them,

– they proclaimed it and communicated it to the multitude.

Together, the Seven Singers sing it. »vii

In the Śatapatha brāhmaṇa which is a later scholarly commentary, the Word is presented as the divine entity that created the « Breath of Life »:

« The Word, when he was created, desired to manifest himself, and to become more explicit, more incarnated. He desired a Self. He concentrated fervently. He acquired substance. These were the 36,000 fires of his own Self, made of the Word, and emerging from the Word. (…) With the Word they sang and with the Word they recited. Whatever rite is practiced in the Sacrifice, the sacrificial rite exists by the Word alone, as the utterance of voices, as fires composed of the Word, generated by the Word (…) The Word created the Breath of Life. »viii

In the Bṛhadāraṇyaka-upaniṣad, one of the oldest upaniṣad, the Vedic Word is staged as born of death, or rather of the soul (ātman)of death.

This Word is the prayer or hymn (ṛc), or ritual recitation (arc, of the same root as ṛc). Through the play of assonances, homophonies and metaphors, it is associated with arca, the‘fire’ and ka, the‘water’ (both essential elements of the sacrifice), and also with ka, the ‘joy’ it brings.

« Nothing existed here on earth in the beginning; it was covered by death (mṛtyu), by hunger, for hunger is deathix. She made herself mental [thinking]: ‘May I have a soul (ātman)‘. She engaged in a ritual recitation [bow, a prayer]. While she was in the ritual recitation the water was bornx. She thought] ‘Truly, while engaged in this ritual recitation (arc), the water [or joy] (ka) came’. This is the name and being (arkatva) of the ritual recitation [or fire] (arka). Water [or joy] (ka) really happens to the one who knows the name and being of the virtual recitation [or fire]. »xi

From these quotations, one sees clearly that, in the Vedic tradition, the Word is not « in the beginning », but he is « the beginning ». The beginning of what? — The beginning of Sacrifice.

The Word ‘begins’ to reveal, he ‘initiates’, but he also hides all that he does not reveal.

What is it that he does not reveal? – He does not reveal all the depth, the abyss of the (divine) Sacrifice.

The Word is a ‘place’ where is made possible an encounter between clarity, light, brilliance (joy) and Man. But the Word also makes heard, through his silence, all the immensity of the abyss, the depth of the darkness, the in-finite before any beginnings.

__________

iCf. The Greek Etymological Dictionary of Chantraine

iiBuck-Petersen, Reverse index 686-687

iiiCf. Lampe, Lexicon, Kittel, Theological Words.

ivRV X.71

vSB II, 2,4,4

vi Cf. BU,1,3,30. This Upaniṣad further explains that the Word is embodied in the Vedas in the Vedic hymn (Ṛc), in theformula of sacrifice (yajus) and in the sacred melody (sāman). Bṛhatī is also the name given to the Vedic verse (ṛc) and the name of the Brahman (in the neutral) is given to the sacrificial formula (yajus). As for the melody (sāman) it is ‘Breath-Speech’: « That is why it is also Bṛhaspati (Ṛc). It is also Bhrahmaṇaspati. The Brahman is indeed the Word and he is the lord (pati) of the [Word]. That is why he is also Bhrahmaṇaspati (= Yajus). He is also the melody (sāman). The melody is truly the Word: ‘He is she, (the Word) and he is Ama (the breath). This is for the name and nature of the melody (sāman). Or because he is equal (sama) to a gnat, equal to a mosquito, equal to an elephant, equal to the three worlds, equal to this all, for this reason he is sāman, melody. It obtains the union with the sāman , theresidence in the same world, the one that knows the sāman. »(BU 1,3,20-22)

vii RV X, 71, 1-3.

viii SB X 5, 3, 1-5

ix A. Degrâces thus comments this sentence: « The question of cause is raised here. If nothing is perceived, nothing exists. Śaṅkara is based on the concepts of covering and being covered: ‘What is covered by the cause is the effect, and both exist before creation… But the cause, by destroying the preceding effect, does not destroy itself. And the fact that one effect occurs by destroying another is not in opposition to the fact that the cause exists before the effect that is produced….Manifestation means reaching the realm of perception… Not being perceived does not mean not existing… There are two forms of covering or occultation in relation to the effect… What is destroyed, produced, existing and non-existing depends on the relation to the manifestation or occultation… The effort consists in removing what covers… Death is the golden embryo in the condition of intelligence, hunger is the attribute of what intelligence is… ». (BAUB 1.2) Alyette Degrâces. The Upaniṣad. Fayard, 2014, p.222, note n° 974.

x Water plays an essential role in the Vedic sacrifice.

xiBU 1,2,1 (My adaptation in English from a French translation by Alyette Degrâces. The upaniṣad. Fayard, 2014, p.222)

Deep Logos and Bottomless Soul


« Heraclitus »

For at least a million years, man has been using the spoken word more or less skillfully. Since ancient times, its uses and modes of expression have been infinite, from the most futile to the most elevated. The stammering child, the fluent poet, the sure sage, the inspired prophet, all tried and continue trying their own ways and speaking their voices.

With the same breath of expelled air, they generate gutturals from the glottis, fricatives from the pharynx, hissing on the tongue, whistling labials through the lips.

From these incessant sounds, what sense does exhale?

Heraclitus, master in obscure matters, great lord of meaning, once made this sharp judgment:

ἀνὴρ νήπιος ἤκουσε πρὸς δαίμονος ὅκωσπερ παῖς πρὸς ἀνδρός.

« The man is held as a little boy by the divinity, like the child by the man. »i

This both pessimistic and optimistic fragment proposes a ratio of proportion: what the child is to man, man is to the divinity. The observation of man’s impotence in relation to the divine is not dissociated from the natural and expected perspective of a passage from childhood to adulthood.

In his translation of this fragment, Marcel Conche curiously emphasizes speech, although the word logos is clearly absent from the Heraclitus text:

« A ‘marmot’ (a toddler) who cannot speak! Man is thus called by the divine being (δαίμων), just as a child is called by man. « ii

The periphrase ‘A marmot who cannot speak’ is the choice (bold and talkative) made by Marcel Conche to render the meaning of the simple Greek word νήπιος, affixed by Heraclitus to the word ‘man’ (ἀνὴρ).

Homer also uses the word νήπιος in various senses: ‘who is in infancy’, ‘young child’, but also ‘naive’, ‘foolish’, ‘devoid of reason’.

Conche evokes these various meanings, and justifies his own translation, which is periphrastic and therefore not very faithful, in the following way:

« Translating as ‘child without reason’ sounds right, but not precise enough: if νήπιος applies to the ‘infant’ child, one must think of the very young child, who does not yet speak. Hence the translation [in French] by ‘marmot’, which probably comes from ‘marmotter’, which originates from an onomatopoeia expressing murmuring, the absence of distinct speech. « iii

This is followed by a comment on the supposed meaning of the fragment:

« It is about becoming another being, who judges by reason, and not as habit and tradition would have it. This transformation of the being is translated by the ability to speak a new language: no longer a particular language – the language of desire and tradition – but a discourse that develops reasons referring to other reasons (…) Now, from this logical or philosophical discourse, from this logos, men do not have the intelligence, and, in relation to the demonic being – the philosopher – who speaks it, they are like little brats without speech (…) To speak as they speak is to speak as if they were devoid of reason (of the power to speak the truth). »iv

Although this fragment of Heraclitus does not contain any allusion to logos, the main lesson that Conche learns from it is : « Man is incapable of logos for the demonic being ».

In a second departure from the commonly received meaning for this fragment, Marcel Conche considers that the divinity or demonic being (δαίμων) evoked by Heraclitus is in reality the ‘philosopher’. For Conche, it is the philosopher who is the demonic being par excellence, and it is precisely he who is able to determine for this reason that « man is incapable of logos ».

However Heraclitus certainly did not say: « Man is incapable of logos.»

Man may mumble. But he also talks. And he even has, in him, the logos.

Indeed, if the word logos is absent from fragment D.K. 79, it is found on the other hand in ten other fragments of Heraclitus, with various meanings : ‘word’, ‘speech’, ‘discourse’, ‘measure’, ‘reason’…

Among these ten fragments, there are five that use the word logos in such an original, hardly translatable way that the common solution is just not to translate it at all, and to keep it in its original form : Logos

Here are these five fragments:

« The Logos, which is, always men are incapable of understanding him, both before hearing him and after hearing him for the first time, for although all things are born and die according to this Logos, men are inexperienced when they try their hand at words or deeds. »v

« If it is not I, but the Logos, that you have listened to, it is wise to agree that it is the One-all. »vi

« In Prayer lived Bias, son of Teutames, who was more endowed with Logos than the others. « vii

In these three fragments, the Logos seems to be endowed with an autonomous essence, a power to grow, and an ability to say birth, life, death, Being, the One and the Whole.

In the next two fragments, the Logos is intimately associated with the substance of the soul itself.

« It belongs to the soul a Logos that increases itself. « viii

« You cannot find the limits of the soul by continuing on your way, no matter how long the road, so deep is the Logos it contains. « ix

As a reminder, here is the original text of this last fragment :

ψυχῇ πείρατα ἰὼν ἰὼν ἂν ἐξεύροιο, πᾶσαν ἐπιπορευόμενος ὁδόν- οὕτω βαθὺν λόγον ἔχει.

Strangely enough, Conche, who added the idea of speech in a fragment that did not include the word logos, avoids using the word logos here, in his translation, though the fragment does contain it explicitly: « You wouldn’t find the limits of the soul, even if you walked all the roads, because it has such a deep discourse.»x

Is it relevant to translate here the word logos by discourse?

If not, how to translate it?

None of the following meanings seems satisfactory: cause, reason, essence, basis, meaning, measure, report. The least bad of the possible meanings remains ‘speech, discourse’xi according to Conche, who opts for this last word, as we have seen.

But Heraclitus uses a strange expression here: ‘a deep logos‘, – a logos so ‘deep’ that it doesn’t reach its ‘limit’.

What is a logos that never reaches its own depth, what is a limitless logos?

For her part, Clémence Ramnoux decided not to translate in this fragment the word logos. She even suggested to put it in brackets, considering it as an interpolation, a late addition:

« You wouldn’t find a limit to the soul, even when you travel on all roads, (it has such a deep logos). « xii

She comments on her reluctance in this way:

« The phrase in parentheses may have been added over. If it was added, it was added by someone who knew the expression logos of the psyche. But it would not provide a testimony for its formation in the age of Heraclitus. « xiii

In a note, she presents the state of scholarly discussion on this topic:

 » ‘So deep is her logos’. Is this added by the hand of Diogenes Laërtius (IX,7)?

Argument for: text of Hippolytus probably referring to this one (V,7): the soul is hard to find and difficult to understand. Difficult to find because it has no boundaries. In the mind of Hippolytus it is not spatial. Difficult to understand because its logos is too deep.

Argument against: a text of Tertullian seems to translate this one: « terminos anime nequaquam invenies omnem vitam ingrediens » (De Anima 2). It does not include the sentence with the logos.

Among the moderns, Bywater deleted it – Kranz retained it – Fränkel retained it and interpreted it with fragment 3. »xiv

For his part, Marcel Conche, who, as we have seen, has opted for the translation of logos by ‘discourse’, justifies himself in this way: « We think, with Diano, that logos must be translated, here as elsewhere, by ‘discourse’. The soul is limited because it is mortal. The peirata are the ‘limits to which the soul goes,’ Zeller rightly says. But he adds: ‘the limits of her being’. « xv

The soul would thus be limited in her being? Rather than limited in her journey, or in her discourse? Or in her Logos?

Conche develops: « If there are no such limits, it is because the soul is ‘that infinite part of the human being’. »

And he adds: « Snell understands βαθὺς [bathus] as the Grenzenlosigkeit, the infinity of the soul. It will be objected that what is ‘deep’ is not the soul but the logos (βαθὺν λόγον). (…) In what sense is the soul ‘infinite’? Her power is limitless. It is the power of knowledge. The power of knowledge of the ψυχὴ [psyche] is limitless in so far as she is capable of logos, of true speech. Why this? The logos can only tell reality in a partial way, as if there was somewhere a reality that is outside the truth. Its object is necessarily reality as a whole, the Whole of reality. But the Whole is without limits, being all the real, and the real cannot be limited by the unreal. By knowledge, the soul is equal to the Whole, that is to say to the world. « xvi

According to this interpretation, reality is entirely offered to the power of reason, to the power of the soul. Reality has no ‘background’ that remains potentially obscure to the soul.

« The ‘depth’ of the logos is the vastness, the capacity, by which it equals the world and establishes in law the depth (immensity) of reality. Βαθὺς : the discourse extends so deeply upwards or downwards that it can accommodate everything within it, like an abyss in which all reality can find its place. No matter which way the soul goes on the path of knowledge, inward or outward, upward or downward, she encounters no limit to her capacity to make light. All is clear in law. Heraclitus’ rationalism is absolute rationalism. « xvii

Above all what is absolute, here, is the inability to understand the logos in its infinite depth, in its deepest infinity.

We’re starting to understand that for Heraclitus, the Logos cannot be just reason, measure or speech.

The soul (psyche) has no ‘limits’, because she has a ‘deep logos‘ (βαθὺν λόγον).

The soul is unlimited, she is infinite, because she is so vast, so deep, so wide and so high that the Logos himself can dwell in her always, without ever finding his own end in her, – no matter how many journeys or speeches he may make…

No wonder the (word) Logos is ‘untranslatable’. In theory, and in good logic, to ‘translate’ it, one would need an infinitely deep periphrase comprising an infinite number of words, made of infinite letters…

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iFragment D.K. 79. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 164

iiD.K. 79. Translation by Marcel Conche, in Héraclite PUF, 1986, p.77.

iiiMarcel Conche, Héraclite PUF, 1986, p.77

ivMarcel Conche, Héraclite PUF, 1986, p.80

vFragment D.K. 1, Trad. Jean-Paul Dumont. The Presocratics. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 145

viFragment D.K. 50. Trad. Jean-Paul Dumont. The Presocratics. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 157

viiFragment D.K. 39. Trad. Jean-Paul Dumont. The Presocratics. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 155

viiiFragment D.K. 115. Trad. Jean-Paul Dumont. The Presocratics. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 172

ixFragment D.K. 45. Trad. Jean-Paul Dumont. The Presocratics. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 156

xM. Conche, Heraclite PUF, 1986, p.357

xiIbid.

xiiRamnoux, Heraclitus, or the man between things and words. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 119.

xiiiIbid.

xivRamnoux, Heraclitus, or the man between things and words. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 119, note 1.

xvM. Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.357.

xviM. Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.357-359

xviiM. Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.359-360

The Thinker


The Thinker. Auguste Rodin

The Greek word logos means « reason » or « discourse, speech ».

In Plato’s philosophy, the Logos is the Principle and the Word. It is also the Whole of all the Intelligible, as well as the link between the divine powers, and what founds their unity. Finally, it is the « intermediary » between man and God.

For Philo of Alexandria, a Neo-Platonist Jew, the Logos takes two forms. In God, the Logos is the divine Intelligence, the Eternal Thought, the Thoughtful Thought. In its second form, the Logos resides in the world, it is the Thought in action, the Thought realized outside God.

Written shortly after Philo’s active years, the Gospel of John says that « in the beginning » there was the Logos who was God, and the Logos who was with God i. There was also the Logos who was made fleshii.

Does this mean that there are three instances of the Logos? The Logos who is God, the Logos who is with Him and the Logos who became flesh?

In Christian theology, there is only one Logos. Yet the three divine ‘instances’ of the Logos quoted by John have also been personified as Father, Son, Spirit.

For the structuralist philosopher, it is possible to sum up these difficult theses in a pragmatic way. The Logos comes in three forms or aspects: Being, Thinking, Speaking. That what is, that what thinks and that what speaks. These three forms are, moreover, fundamental states, from which everything derives, and with which anybody can find an analogy pointing to the fundamental human condition (existence, intelligence, expression).

Philo, who is both a Jew and a Neoplatonist, goes quite far with the theory of the Logos, despite the inherent difficulty of reconciling the unity of God and the multiplication of His ‘instances’ (that the Kabbalah, much later on, called ‘sefirot‘). For Philo, the Logos is the totality of God’s Ideas. These Ideas act “like seals, which when approached to the wax produce countless imprints without being affected in any way, always remaining the same.”iii

All things that exist in the universe derive from an Idea, a « seal ». The Logos is the general seal whose imprint is the entire universe.iv

Philo’s Logos is not « personified ». The Logos is the Organ of God (both His Reason and His Word) playing a role in the Creation. Philo multiplies metaphors, analogies, drawing from divine, human and natural images. The Logos is creation, engendering, speech, conception, or flow, radiation, dilatation. Using a political image, God « reigns », the Logos « governs ».

Philo’s thinking about the Logos is complex and confusing. A 19th century commentator judged that « a tremendous confusion is at the basis of Philo’s system »v. Allegedly, Philo seems to mix up Logos (Word), Pneuma (Spirit), Sophia (Wisdom) and Epistemus (Knowledge).

Wisdom seems to play the same role in relation to the Logos as the thinking Thought (Spirit) of God plays in relation to the world of the Intelligible. Wisdom is the deep source of this world of the Intelligible, and at the same time it is identical with it.

There is no logical quirk in this paradox. Everything comes from the nature of the divine Spirit, in which no distinction can be made between « container » and « content ».

The Logos is thus both the Author of the Law and the Law itself, the spirit and the letter of its content. The Logos is the Law, and the Logos is also its enunciator, its revelator.vi

The Logos is, in the universe, the Divine brought back to unity. He is also the intermediary between this unity and God. Everything which constitutes the Logos is divine, and everything which is divine, apart from the essence of God, is the Logos.

These ideas, as has been said, have been sometimes described as a « philosophical hodgepodge »; they seem to demonstrate a « lack of rigor »vii on the part of Philo, according to certain harsh judgments.

However, what strikes me is that Philo and John, at about the same historical period, the one immediately preceding the destruction of the Second Temple of Jerusalem, and independently of each other, specified the contours of a theophany of the Logos, with clear differences but also deep common structures.

What is even more striking is that, over the centuries, the Logos of the Stoics, the Platonic Noos, the Biblical Angel of the Eternal, the Word of YHVH, the Judeo-Alexandrine Logos, or the ‘Word made flesh‘, the Messiah of the first Christian Church, have succeeded one another. All these figures offer their analogies and differences.

As already said, the main difficulty, however, for a thinker like Philo, was to reconcile the fundamental unity of God, the founding dogma of Judaism, and His multiple, divine emanations, such as the Law (the Torah), or His Wisdom (Hokhma).

On a more philosophical level, the difficulty was to think a Thought that exists as a Being, that also unfolds as a living, free, creative entity, and that finally ´reveals´ herself as the Word — in the world.

There would certainly be an easy (negative) solution to this problem, a solution that « modern » and « nominalist » thinkers, cut off from these philosophical roots, would willingly employ: it would be to simply send the Logos and the Noos, the Angel and the  incarnate Wisdom, the Torah and the Gospel back into the dustbin of empty abstractions, of idealistic chimera.

I do not opt for such an easy solution. It seems to me contrary to all the clues accumulated by History.

I believe that the Spirit, as it manifests itself at a very modest level in each one of us, does not come from biochemical mechanisms, from synaptic connections. I believe it is precisely the opposite.

Our brain multiplies cellular and neuronal networks, in order to try to grasp, to capture at our own level, what the Spirit can let us see of its true, inner nature, its fundamental essence.

The brain, the human body, the peoples of different nations and, as such, the whole of humanity are, in their own unique way, immense collective ´antennae´, whose primary mission is to capture the diffuse signs of a creative Intelligence, and build a consciousness out of it.

The greatest human geniuses do not find their founding ideas at the unexpected crossroads of a few synapses, or thanks to haphazard ionic exchanges. Rather, they are « inspired » by a web of thoughtful Thoughts, in which all living things have been immersed since the beginning.

As a clue, I propose this image :  When I think, I think that I am; then I think that this thought is part of a Thought that lives, and endless becomes; and I think of this Thought, which never stops thinking, never ceases to think, eternally, the Thought that continues « to be », and that never stops being without thinking, and that never stops thinking without being.

iJn 1,1

iiJn 1,14

iiiPhilo. De Monarchia. II, 218

ivPhilo. De Mundi I, 5. De Prof. I, 547

vJean Riéville. La doctrine du Logos dans le 4ème évangile et dans les œuvres de Philon. 1881

viPhilo, De Migr. Abrah. I, 440-456

viiJean Riéville, op.cit.

God’s Shadows


Marc Chagall. Moses and the Burning Bush

Can God have an ‘image’ or a ‘shadow’? According to the Torah, the answer to this question is doubly positive. The idea that God can have an ‘image’ is recorded in Genesis. The text associates ‘image’ (‘tselem‘) and ‘likeness’ (‘demut‘) with Genesis 1:26: בְּצַלְמֵנוּ כִּדְמוּתֵנוּ , b-tsalmenou ki-demutenou (‘in our image and likeness’), and repeats the word ‘image’ in Genesis 1:27 in two other ways: בְּצַלְמוֹ b-tsalmou (‘in his image’) and בְּצֶם אֱלֹהִים b-tselem elohim (‘in the image of Elohim’).

As for the fact that God may also have a ‘shadow’, this is alluded to in a verse from Exodusi, which quotes the name Betsalel, which literally means ‘in the shadow of God’1. The word צֵל tsel means ‘shadow’. This word has the same root as the word צֶלֶם tselem, which we have just seen means ‘image’. Moreover, tselem also has as its primary meaning: ‘shadow, darkness’, as in this verse: ‘Yes, man walks in darkness’, or ‘he passes like a shadow’ii.

One could therefore, theoretically, question the usual translation of Gen 1:26, and translate it as follows: « Let us make man in our shadow », or « in our darkness ». What is important here is, above all, to see that in Hebrew ‘image’, ‘shadow’ and ‘darkness’ have the same root (צֵל ).

This lexical fact seems highly significant, and when these words are used in relation to God, it is obvious that they cry out: « Interpret us! ».

Philo, the Jewish and Hellenophone philosopher from Alexandria, proposes this interpretation: « The shadow of God is the Logos. Just as God is the model of His image, which is here called shadow, so the image becomes the model of other things, as is showed at the beginning of the Law (Gen. 1:27) (…) The image was reproduced after God and man after the image, who thus took the role of model.”iii 

Philo, through the use of the Greek word logos, through the role of mediator and model that the Logos plays between God and man, seems to prefigure in some way the Christian thesis of the existence of the divine Logos, as introduced by John: « In the beginning was the Logos, and the Logos was with God, and the Logos was God.”iv

Man is therefore only the shadow of a shadow, the image of an image, or the dream of a dream. For the word shadow can evoke a dream, according to Philo. He quotes the verse: « God will make himself known to him in a vision, that is, in a shadow, and not in all light » (Num. 12:6).

In the original Hebrew of this verse, we read not ‘shadow’ (tsal), but ‘dream’ (halom). Philo, in his commentary, therefore changed the word ‘dream’ for ‘shadow’. But what is important for us is that Philo establishes that the words ‘vision’, ‘dream’ and ‘shadow’ have similar connotations.

The text, a little further on, reveals a clear opposition between these words (‘vision’, ‘dream’) and the words ‘face-to-face’, ‘appearance’, ‘without riddles’, and ‘image’.

« Listen carefully to my words. If he were only your prophet, I, the Lord, would manifest myself to him in a vision, I would speak with him in a dream. But no: Moses is my servant; he is the most devoted of all my household. I speak to him face to face, in a clear apparition and without riddles; it is the very image of God that he contemplates. Why then were you not afraid to speak against my servant, against Moses? » v

God manifests Himself to a simple prophet in ambiguous and fragile ways, through a vision (ba-mar’ah בַבַּמַּרְאָה ) or a dream (bahalom בַּחֲלוֹם ).

But to Moses, God appears ‘face to face’ (pêh el-pêh), ‘in a clear appearance and without riddles’ (v-mar’êh v-lo b-hidot וּמַרְאֶה וְלֹא בְחִידֹת ). In short, Moses contemplates ‘the image of God himself’ (temounah תְּמוּנָה).

Note here the curious repetition of the word mar’ah מַּרְאָה, ‘vision’, with a complete change in its meaning from negative to positive… God says in verse 6: « If he were only your prophet, I, the Lord, would manifest Myself to him in a vision (ba-mar’ah בַּמַּרְאָה ) ». And it is the same word (מַרְאֶה), with another vocalization, which he uses in verse 8: « I speak to him face to face, in a clear apparition (ou-mar’êh וּמַרְאֶה ) ». The online version of Sefarim translates the same word as ‘vision’ in verse 6 and ‘clear appearance’ in verse 8. The ‘vision’ is reserved for the simple prophets, and the ‘clear appearance’ for Moses.

How can this be explained?

Verse 6 says: ba-mar’ah, ‘in a vision’. Verse 8 says: ou-mar’eh, ‘and a vision’. In the first case God manifests himself ‘in‘ a vision. In the second case, God speaks with Moses, not ‘through’ a vision, but making Himself as « a vision ».

Moses has the great privilege of seeing God face to face, he sees the image of God. This image is not simply an image, or a ‘shadow’, because it ‘speaks’, and it is the very Logos of God, according to Philo.

Rashi is somewhat consistent with Philo’s point of view, it seems to me. He comments on this delicate passage as follows: « A vision and not in riddles. ‘Vision’ here means ‘clarity of speech’. I explain my words clearly to him and I don’t hide them in riddles like the ones Ye’hezqèl talks about: ‘Propose a riddle…’. (Ye’hezqèl 17, 2). I might have thought that the ‘vision’ is that of the shekhina. So it is written: ‘You cannot see my face’ (Shemoth 33:20) (Sifri). And he will contemplate the image of Hashem. It is the vision from behind, as it is written: ‘You will see me from behind’ (Shimot 33:23) (Sifri). »

If God only manifests Himself ‘in a vision’, it is because He does not ‘speak’. The important thing is not the vision, the image or the shadow of God, but His word, His Logos, the fact that God « speaks ». Read: פֶּה אֶל-פֶּה אֲדַבֶ-בּוֹ, וּמַרְאֶה pêh al-pêh adaber bo, ou-mar’êh: ‘I speak to him face to face, – a vision’.

It is necessary to understand: ‘I speak to him and I make him see clearly my word (my Logos, my Dabar)’…

Philo, a Hellenophone, probably gives the word Logos some Platonic connotations, which are not a priori present in the Hebrew word Dabar (דָּבָר). But Philo makes the strong gesture of identifying the Logos, the Image (of God) and Dabar.

Philo is also a contemporary of Jesus, whom his disciple John will call a few years later Logos and « Image » of God.

Between the Dabar of Moses and the Logos as Philo, John and Rashi understand it, how can we not see continuities and differences?

The Spirit (or the Word) is more or less incarnated. As in the ‘image’ and the ‘clear appearance’ of the Logos. Or as in being the Logos itself.

____

1In Hebrew,  tsal means « shadow » and Tsalel : « shadow of God »

iEx. 31,2

iiPs 39,7

iiiLegum Allegoriae, 96

ivJn 1,1

vNum. 12,6-8

What Will be Left of Modernity, 40 000 Years From Now?


Aristotle says that happiness lies in contemplationi. Contemplation is for man the highest possible activity. It allows him to reach an otherwise unreachable level of consciousness, by fully mobilizing the resources of his own « noos ».

Greek philosophy places the « noos » or “noûs” (νοῦς ) well above the « logos » (λόγος), just as it privileges intuition over reason.

The νοῦς represents the faculty of vision, contemplation, – of the mind.

The word contemplation comes from the Latin templum, which originally means « the square space delimited by the augur in the sky and on earth, within which he collects and interprets omens ».ii

By extension, the templum can mean the entire sky (templa caeli, literally: « the temples of the sky »), but also the infernal regions, or the plains of the sea.

« To contemplate » initially means, therefore, « to look at the sky », — in order to watch for signs of the divine will.

Christianity has not hesitated to value the idea of contemplation, even though it is borrowed from Greek and Latin « paganism ». S. Augustine proposed a classification of the degrees of growth and consciousness of the soul. In a scale of seven levels, he places contemplation at the pinnacleiii.

Degree 1: The soul « animates » (plants).

Degree 2 : The soul « feels and perceives » (animals).

Degree 3 : The soul produces « knowledge, reason and the arts » (men).

Degree 4: The soul gains access to the « Virtus » (virtue, moral sense).

Degree 5: The soul obtains « Tranquillitas » (a state of consciousness in which death is no longer feared).

Degree 6: The soul reaches the « Ingressio » (« the approach »).

Degree 7 : The soul surrenders to the « Contemplatio » (the final « vision »).

Ingressio implies an appetite for knowledge and understanding of higher realities. The soul directs its gaze upwards, and from then on, nothing agitates it or distracts it from this search. It is taken by an appetite to understand what is true and sublime (Appetitio intellegendi ea quae vere summeque sunt).

At the very top of this ladder of consciousness is « contemplation », that is, the « vision of the divine ».

Modern thought is rather incapable of accounting for this « contemplation » or « vision ». But this does not prevent some “modern” thinkers from being somewhat titillated by the general idea of contemplation.

For example, Gilles Deleuze said a few words about contemplation in one of his courses, -though in a rather clumsy style, which I am rendering here as faithfully as possible: « This is exactly what Plotinus tells us: everything rejoices, everything rejoices in itself, and it rejoices in itself because it contemplates the other. You see, – not because it rejoices in itself. Everything rejoices because it contemplates the other. Everything is a contemplation, and that is what makes everything happy. That is to say, joy is full contemplation. Joy rejoices in itself as its contemplation is filled. And of course it is not itself that joy contemplates. As joy contemplates the other thing, it fills itself up. The thing fills with itself as it contemplates the other thing. And he [Plotinus] says: and not only animals, not only souls, but you and I, we are self-filled contemplations. We are small joys.”iv

“Self-filled contemplations »? Small joys »? Is that it?

Deleuze is far more modest in his ambition than any past auguries, or Augustine! Quite shy of ever contemplating the divine!

From this, I infer that ´modernity´ is not well equipped, no doubt, to take up the thread of a meditation that has continuously obsessed seers since the dawn of humanity.

The shamans of the Palaeolithic, in the cave of the Pont d’Arc, known as the Chauvet cave, painted inspired metaphors by the glow of trembling torches. From which imagined vision, from which cervical lobe, did their inspiration come from?

Feminine Sex. Chauvet Cave

The prophets of the Aurignacian « contemplated » under their fingers the appearance of « ideas » with a life of their own… They also saw the power that they had received, – to create worlds, and to share them, beyond tenths of millennia.

These ideas, these worlds, come now to move us, forty thousand years later.

How many “images” our own “modernity”, how many contemporary “ideas”, I ask, will still « move » humanity in forty thousand years from now?

Wild Herds. Chauvet cave

iAristotle. Nichomachean Ethics, X.

iiA. Ernout, A. Meillet. Dictionnaire étymologique de la langue latine.

iiiS. Augustine. De Quantitate Animae, §72-76

ivGilles Deleuze, Lesson of March 17th 1987 At University of Vincennes

Logos and Glial Cells


Originally, the Greek word Logos had two rather simple, distinct meanings: ‘word’ and ‘reason’.

With Plato, the concept of Logos began its extraordinary destiny. The Logos became a Principle. By extension, it was also to represent the whole of intelligible things and ideas, as well as the link that connects all the divine powers, and what founds their unity. Finally, it was to become the Intermediary between man and God.

The Neo-Platonists took up the concept and its rich harvest.

Philo of Alexandria, for example, several centuries after Plato, made the Logos an essential attribute of the God of Israel. In God, the Logos was to incarnate the divine Intelligence, the eternal Thought, the Thought in its eternal potency, the Thought that always thinks, the Thought that can think everything, anything, forever.

For Philo, the Logos could also take a second form, which resided not in God, but in the real world. The Logos was then the Thought in act, the Thought which is realized outside God.

Shortly after Philo, John in turn gave his vision of the Logos, in its Christian interpretation. The Gospel of John says that “in the beginning” the Logos was with God and the Logos was God. And the Logos became “flesh”.

Does this mean that there are three instances of the Logos? The Logos who is God, the Logos who is with Him and the Logos who becomes flesh? Are these verbal nuances, poetic metaphors, or metaphysical realities?

In Philo’s theology, the Logos is double: Intelligence in potency, and also Intelligence in act.

In Christian theology, one may say that there are three kind of Logos, who personify themselves respectively as Father, Son, Spirit.

For the philosopher who always seeks for structures, it is possible to discern a general outline in these various interpretations.

The Logos comes out in three ways, according to what it “is”, to what it “thinks” and to what it “says”.

In theory, Being, Thinking and Saying do converge. But who knows?

These three states are also fundamental states of the human being. And Philo goes quite far in his ternary theory of the Logos, in spite of the putative difficulty that monotheism opposes when one wants to reconcile the unity of God and the multiplication of His appearances.

One way of overcoming this difficulty is to posit that the Logos is the set of all ideas which are ‘living’ in God. All the things that exist in the universe are deemed to derive from an original “idea”, from a « seal ». The Logos is the general seal whose imprint is on the whole universe.i

Divine ideas “act like seals, which when they are brought close to the wax, produce countless imprints without themselves being affected in any way, always remaining the same.”ii

Unlike the Logos of John, the Logos of Philo is not a divine person. It is only the ‘Organ’ of God. It is both His Reason and His Word, — which are manifested in His Creation.

Philo multiplies metaphors, analogies, images, applying them to the divine, human and natural realms. The Logos is creation, word, conception, flow, radiation, dilatation. According to yet another image, the Logos governs, as God reigns.

Philo’s thought about the Logos is quite complex. A 19th century commentatoriii judged that a tremendous confusion was in fact at the basis of Philo’s system, because he indiscriminately mixed up Logos (Word), Pneuma (Spirit), Sophia (Wisdom) and Episteme (Knowledge).

All the difficulty comes down to a simple question: what can one really infer a priori from the nature of the divine Spirit?

Difficult to stay.

Maybe one could start by saying that, in the divine Spirit, no distinction can really be made between what « contains » and what is « contained ».

Consequently, for instance for Philo, the Logos is at the same time the Author of the Law and the Law itself, the Spirit and the Letter.iv

The Logos is the Law, and is also the One who announces it, who reveals it.

The Wisdom of God is the source of the Logos, and it is also the Logos itself. In the same way, the Spirit of God is the source of all the intelligible beings, and it is also their total sum.

Everything which constitutes the Logos is divine, and everything which is divine, apart from the essence of God, is the Logos.

The Logos is, in all the universe, the image of the divine brought to unity. He is also the intermediary between this unity and God.

These difficult ideas have in fact been described by some hasty commentators as a « philosophical hodgepodge », adding that they showed a « lack of rigor »v on Philo’s part.

But, in my opinion, other conclusions may emerge.

On the one hand, Philo and John, independently of each other, and at about the same time in History, about two thousand years ago, just before the destruction of the Second Temple, clarified the contours of a “theophany” of the Logos, with some clear differences but also deep common structures.

On the other hand, what is still striking today is the extraordinary resilience of the concept of Logos, throughout history.

The Logos of the Stoics, the Platonic Noos, the Angel of the Eternal, the Word of YHVH, the Judeo-Alexandrine Logos, the Word made flesh, the Messiah of the first Christian Church, all these noetic figures are more similar in their absolute analogies than in their relative differences.

For the various sectarians of monotheism, however, the main difficulty lies in reconciling the idea of the unity of God with the reality of his multiple emanations, such as the Law (the Torah), or His Wisdom (okhma).

On a more philosophical level, the real difficulty is to think a Thought that exists as an absolute Being, but which also unfolds as a living, free, creative Being, in the Universe, and which finally reveals itself as the revealed Word, in the world.

Today, the « moderns » willingly deny the existence of the Logos, or of the Noos.

The Spirit, as it manifests itself in each one of us, is said by the “moderns” to arise only from biochemical mechanisms, synaptic connections, epigenetic processes, in the midst of glial cells.

The brain would multiply cellular and neuronal networks, and even « viral » ones. By their proliferation, the mechanical miracle of the Spirit coming to consciousness would appear.

But it is only a relative miracle, since we are assured that the “singularity” is close. And tomorrow, or the day after tomorrow, it is affirmed, we will pass from deep learning AI to the synthesis of artificial consciousness…

However, another line of research seems possible, in theory.

It is a hypothesis that Kant already put forward, in a slightly provocative way.

“Our body is only the fundamental phenomenon to which, in its present state (in life), the entire power of sensibility and thus all thought is related. Separation from the body is the end of this sensitive use of one’s faculty of knowledge and the beginning of intellectual use. The body would therefore not be the cause of thought, but a merely restrictive condition of thought, and, consequently, it should be considered, without doubt, as an instrument of the sensible and animal end, but, by that very fact, as an obstacle to pure and spiritual life.”vi

Pursuing this line of research, purely intuitive it is true, one could conjecture that the brain, the human body, but also all peoples and Humanity as a whole could figure, in their own way, as immense metaphysical antennas, singular or collective, whose primary mission would be to capture the minute and diffuse signs of a supra-worldly Wisdom, of a creative Intelligence.

The greatest human geniuses would not find their ideas simply by the grace of unexpected crossings of some of their synapses, assisted by ionic exchanges. They would also be somehow « inspired » by the emanations of immense clouds of thinking thoughts, in which all living things are mysteriously immersed from the beginning.

In this hypothesis, who is really thinking then? Just synapses? Or the infinite, eternal choir of wise beings? Who will tell?

Who will say who really thinks, when I think, and when I think that I am?

I am thinking a thought that is born, that lives, and that becomes. I am thinking that thought, which never ceases to let itself think, – and from there, intuitively, I pass to the thought of a thought that would immediately precede and dispense with all thoughts; a thought that would never dispense with thinking, eternally.

Who will say why I pass to this very thought, immediate, eternal? Another shot of ionised synapses, by chance excited, finding their way among a hundred billion neurons (approximately), and twice as many glial cells?

iPhilo. De Mundi I, 5. De Prof. I, 547

iiPhilo. De Monarchia. II, 218

iiiCf. Jean Riéville. La doctrine du Logos dans le 4ème évangile et dans les œuvres de Philon. 1881

ivPhilo, De Migr. Abrah. I, 440-456

vJean Riéville, op.cit.

viEmmanuel Kant. Critique de la raison pure. Trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud. PUF . 8ème édition, Paris, 1975, p.529.

Shadows of God


The biblical name Bezaleeli literally means « in the shadow of God ». Philo offers this interpretation: “The ‘shadow of God’ is the Logos. Just as God is the model of His own Image, which He has here called ‘shadow’, so the Image becomes the model of other things, as He showed at the beginning of the Law (Gen. 1:27) (…) The Image was reproduced after God, and man after the Image, who thus took on the role of model.”ii 

Man then is only the shadow of a shadow, the image of an image, or the dream of a dream. For the word shadow evokes the dream, the dream, according to Philo, who quotes the verse: « God will make Himself known unto him in a vision, that is, in a shadow, and not in all light » (Num. 12:6).

In truth, this quotation from Philo is a bit approximate.

The King James version says, more faithfully: “If there be a prophet among you, I the LORD will make myself known unto him in a vision, and will speak unto him in a dream.”

In fact, in the original Hebrew, we read not the word « shadow » (tsal), but « dream » (halom).

If one renders the translation with this word, the verse reads:

« Listen to my words. If he were only your prophet, I, the LORD, would manifest myself to him in a vision, I would speak with him in a dream. But no: Moses is my servant; he is the most devoted of all my house. I speak to him face to face, in a clear apparition and without riddles; it is the very image of God that he contemplates. Why then were you not afraid to speak against my servant, against Moses? »iii

Even to a ‘prophet’, God may manifest Himself in ambiguous and fragile ways: through a vision or a dream.

But to Moses, God appeared face to face, clearly, ‘without riddles’. And Moses contemplated God as an « image ».

He had the great privilege of seeing God face to face, but in reality he saw only His image. This image, this « shadow », was the Logos of God, if we are to follow Philo.

Evidently, here, the Platonic theories of the Logos had percolated and sowed some seeds in the mind of a great Jewish thinker.

Born in Alexandria just before our era, Philo appears in history shortly before a certain Yĕhōshúa of Galilea, who was later destined to be granted the name of the divine Logos by his followers.

From Moses to Jesus, one can see some continuity and some difference. Moses talks face to face with the Logos of God, i.e. His « image », or His « shadow ». Jesus also talks face to face with God, but he is himself called Logos.

What is the difference? Maybe a difference in the degree of ‘incarnation’ of the Divine Spirit.

The prophets usually are given visions and dreams. To Moses, was given the image and vision of the Logos. To Jesus was given to be the Logos.

And to the Prophet Muhammad what was given? He was given the Qur’an. As the prophet was notoriously illiterate, this text was first dictated to him in oral form, by an angel. Some scribes then took it upon themselves to transcribe the revealed text for posterity.

Can we say that the Qur’an is an instance of the divine Logos? Admittedly, the Qur’an and the Logos are both different instances of the Word of God.

So what is the (ontological) difference between the experience of Moses, that of Jesus and that of Muhammad?

In all three cases God manifests Himself through His Word.

Three brands of monotheism came out to celebrate these manifestations.

The Jews conserve the ‘words’ that God spoke to Moses. They believe that the Logos can be embodied in the vision that Moses saw, and in the Law that he heard.

The Christians believe that the Logos can incarnate Himself in a Messiah, called « Son of God », and that the (divine) Word is « the Son of God ».

The Muslims believe that the « Uncreated Qur’an » is the Word of God.

In reality, nothing may prevent the Logos to ‘descend’ and ‘incarnate’ in this world, wherever and whenever He or She wishes to do so.

iEx 31,2

iiLegum Allegoriae, 96

iiiNum. 12,6-8

All Religions Belong to Us


The « Hidden Jew » is an ancient figure. Joseph and Esther first hid their Jewishness. Esther’s name in Hebrew means « I will hide ». Esther belonged to the harem of King Ahasuerus. She revealed to him that she was a Jew and thus saved her people.

Closer in time, the Marrano Jews also « hid ». Shmuel Trigano affirms that they were « adventurers » and « pioneers who can be counted among the first modern men »i. They were the ferment of Jewish modernity, and thus they were the origin and foundation of modernity itself. Far from betraying their people, they saved them, as it were, by surreptitiously facilitating their acculturation, if we are to believe Trigano’s thesis.

It is a stimulating hypothesis, with broad perspectives. Marranism would not be an escape, a treason, a  » decay « , but would in fact embody the courage and resilience of the Jews, and would pose a larger question, inherent in Judaism from its very origins:

« The Marran experience reveals the existence in Judaism of a potentiality of Marranism, a predisposition to Marranism, unrelated to the fact that it also represents a decay of Judaism. The ambivalence is greater: imposed by force, it also constitutes a high fact of the courage and perseverance of the Jews. The real question is this: is Marranism structurally inherent in Judaism, was it inscribed from the beginning in Judaism? (…) How could Jews have thought that they were becoming even more Jewish by becoming Christians (in fact this is what Jewish Christians have thought since Paul)? »ii

This question undoubtedly has a Judeo-Christian component, but its scope goes beyond the historical framework of Judeo-Christian relations. It goes much further back in time. Above all, it sheds light on a fundamental component of Judaism, its latent tendency towards universalism, as perhaps the Psalmist testifies. « But of Zion, it will be said, every man was born there  » (Ps. 87:5).

Philo, a Jew and philosopher who lived in Alexandria and died about 50 A.D., offers an interesting figure to study in this regard.

Philo had no connection with Christianity, the birth of which he was a contemporary. Of Greek and Jewish culture, he was well acquainted with the Greek philosophers and had a perfect knowledge of the texts of Judaism, which he interpreted in an original way. He was also interested in the religions of the Magi, the Chaldeans and the Zoroastrians.

He sought higher syntheses, new ways, more adapted to the forms of  » globalization  » whose progress he observed in his time.

Philo was certainly not a hidden Jew. But what kind of Judaism was he representing? What kind of profound thought, of irrepressible aspiration, was he the bearer?

Philo, two thousand years ago, like the Spanish and Portuguese marranes five centuries ago, represented a paradoxical Judaism. They seem to be moving away from it somewhat, or temporarily , but only to return to it later, in a deeper way. They seem to betray it on the surface, but it is by the effect of a fidelity of their own, perhaps more essential to its true spirit. By taking some distance, by linking themselves to the world, they build bridges, establish links with nations, with non-Jews, and open up the possibility of other syntheses.

Ignored by the Synagogue, Philo professed opinions that might seem unorthodox. It was, moreover, the Christian philosophers and theologians of the first centuries who preserved Philo’s writings, and who found a posteriori in his thought enough to nourish their own reflections.

What was the real state of Judaism just before the destruction of the Second Temple? There were many varieties of Judaism at that time: Pharisees, Sadducees, Essenes, etc., not to mention the diasporas, more or less Hellenized.

There was undoubtedly a difference in perspective between the Jews of Jerusalem, who prayed every day in the Temple, not knowing that its end was imminent, and the Jews of the Diaspora, whose freedom of thought and belief, if we take Philo as a reference, was undoubtedly greater than in Jerusalem.

Let us judge by this text:

« God and Wisdom are the father and mother of the world, » Philo wrote in De Ebrietate, « but the spirit cannot bear such parents whose graces are far greater than those it can receive; therefore it will have as its father the right Logos and as its mother the education more appropriate to its weakness. »

Philo clarifies the scope of the metaphor: « The Logos is image and eldest son. Sophia is the spouse of God, whom God makes fruitful and who generates the world. »

It is not difficult to imagine the reaction of the Doctors of the Law to these remarks. It is also easy to understand why the Judeo-Christians found in Philo a valuable ally.

In a passage from his Cherubim (43-53), Philo evokes Sophia or Wisdom, the bride of God, and at the same time a Virgin, or Nature without defilement, and « Virginity » itself. Union with God makes the soul a virgin. The Logos is both father and husband of the soul.

This idea of a “virgin-mother-wife” is found almost everywhere in various traditions of antiquity, especially among the Orphics. The symbolic fusion between the wife and the daughter of God corresponds to the assimilation between Artemis and Athena among the latter. Korah, a virgin, daughter of Zeus and Demeter, unites with Zeus, and is the life-giving source of the world. She is the object of the mysteries of Eleusis. In the Osirid tradition, Osiris is the ‘principle’, Isis the ‘receptacle’ and Horus the ‘product’, which is translated philosophically by the triad: ‘Intelligible, matter, sensible’.

Was Philo an orthodox Jew? It is doubtful. Then who was he? One could say that he was, in anticipation, a sort of « Marrano » Jew, mutatis mutandis, converted by force of circumstance to spiritual globalization…

Schmuel Trigano writes in the conclusion of his work: « The double identity of the modern Jew could well be akin to the Marrano score. »

He generalized « Marranism » and made it a general model of the identity of modern man. « Marranism was the laboratory of Jewish modernity, even among those Jews who escaped Marranism. Let us go further: Marranism was the very model of all political modernity. »iii

What does Marranism testify to? The deep ambivalence of a worldview based on messianic consciousness. « Messianic consciousness encourages the Jew to live the life of this world while waiting for the world to come and thus to develop a cantilevered attitude towards this world. »

This feeling of strangeness in the world is particularly acute for anyone with an acute awareness of the implications of the coming of the Messiah.

But, paradoxically, it is in no way specific to Judaism.

Buddhism views this world as an appearance. This has also been the feeling of the shamans since the dawn of time. The feeling of strangeness in the world is so universal, that it must be taken as a fundamental trait of the most original religious feeling .

Man’s heart is hidden. It is for itself a mystery, that the world and its wonders come close without ever reaching it.

The « Marrano » man, doubly torn between his interior and exterior, as a man and as a persecuted person, discovered that modernity, through the State, could strive to systematically break down the interior of the self. But he also learned over time the means to resist alienation, the necessary wiles, the ability to thwart the games of political power, over very long periods of time.

We must not forget this lesson. At a time when the most « democratic » nations are actively preparing the means of mass surveillance, intrusive to the last degree, at a time when the prodromes of new barbarities are rising on a planetary scale, we will need this ancient lesson of duplicity in order to survive.

In order to prepare a better, universal, wise, humane world, we must follow the lesson of Philo: navigate among religions and nations, thoughts and languages, not as if we belonged to them, but as if they belonged to us.

iShmuel Trigano. « Le Juif caché. Marranisme et modernité », Pardès, 2000

iiIbid.

iiiIbid.

La brûlure de l’exil et la fleur de l’étincelle


Le mot hébreu נִיצוֹץ, nitsots, « étincelle », n’est employé qu’une seule fois dans la Bible hébraïque, par le prophète Isaïe, – avec un sens figuré d’évanescence, de fugacité.

« L’homme puissant deviendra de l’étoupe, son œuvre une étincelle, et tous deux brûleront ensemble, sans que personne vienne éteindre. »i

Sous une autre forme, verbale, (נֹצְצִם, notstsim, « ils étincelaient »), le verbe-racine natsats est aussi employé une seule fois par le prophète Ézéchiel ii

Deux hapax, l’un pour le nom « étincelle » et l’autre pour le verbe « étinceler ».

Mots rares, donc.

Cependant, dans la version grecque de la Bible hébraïque, appelée la ‘Septante’, parce qu’elle fut traduite par soixante dix rabbins à Alexandrie au 3ème siècle av. J.-C., le mot σπινθὴρ, spinther, « étincelle » en grec, est employé trois fois dans le Livre de la Sagesse (dite « de Salomon »), et trois fois dans l’Ecclésiastique (attribué au ‘Siracide’).

Mais ces deux Livres sont considérés aujourd’hui comme apocryphes par les Juifs, et donc non canoniques. En revanche ils sont conservés canoniquement par les Catholiques et les Orthodoxes.

Cela n’enlève rien à leur valeur intrinsèque, à leur souffle poétique, non dénué de pessimisme.

« Nous sommes nés du hasard, après quoi nous serons comme si nous n’avions pas existé. C’est une fumée que le souffle de nos narines, et la pensée, une étincelle qui jaillit au battement de notre cœuriii; qu’elle s’éteigne, le corps s’en ira en cendre et l’esprit se dispersera comme l’air inconsistant. »iv

Le logos n’est ici qu’une « étincelle ». Là encore apparaît l’idée de fugacité, de brièveté impalpable.

Les autres emplois du mot étincelle dans la Sagesse et dans l’Ecclésiastique se partagent entre acceptions au sens propre et au sens figuré v.

Significativement, un verset de l’Ecclésiastique semble inviter, précisément, à la contemplation de la fugacité étincelante, vite noyée dans le néant : « Comme une étincelle qu’on pourrait contempler »vi.

Le mot grec spinther, « étincelle », est utilisé par Homère dans une acception proche de celle employée par Ézéchiel, puisque elle est associée à la représentation de la Divinité :  « La déesse est semblable à un astre brillant qui (…) fait jaillir autour de lui mille étincelles (πολλοὶ σπινθῆρες) »vii.

Du mot spinther dérive le mot spintharis, qui est un nom d’oiseau (similaire au mot latin spinturnix). Pierre Chantraine suggère que c’est « peut-être à cause de ses yeux »viii.

Les yeux de certains oiseaux (de proie) ne font-ils pas des étincelles dans la nuit ?

De façon analogue, le mot hébreu nitsots, « étincelle », est aussi un nom d’oiseau désignant un rapace, le faucon ou l’aigle.

L’analogie se justifie peut-être à cause du scintillement des yeux dans la nuit, mais on peut opter aussi pour l’analogie de l’envol des étincelles et des oiseaux…

La racine verbale de nitsots est נָצַץ, natsats, « briller, étinceler ». Natsats est employé par Ezéchiel pour décrire l’aspect de quatre « apparitions divines » (מַרְאוֹת אֱלֹהִים , mar’ot Elohim) qu’Ezéchiel appelle les quatre « Vivants » ( חַיּוֹת , aïot). Les quatre Vivants avaient chacun quatre visages (panim), «et ils étincelaient (notstsim) comme l’apparence de l’étain poli ».ix

La racine verbale נָצַץ natsats est fort proche étymologiquement d’une autre racine verbale, נוּץ, nouts, « fleurir, pousser », et de נָצָה, natsah, « s’envoler , s’enfuir». D’ailleurs un même substantif, נֵץ, nets, signifie à la fois « fleur » et « épervier », comme si ce groupe sémantique rapprochait les notions d’étincelle, de floraison, de pousse, d’envol. S’y ajoutent les notions de dispersion, de dévastation, et métaphoriquement, de fuite et d’exil, portées par le champ lexical du verbe natsah, par exemple dans les versets « tes villes seront dévastées » (Jr 4,7) et « ils se sont enfuis, ils se sont dispersés en exil » (Lam 4,15)  .

L’étincelle est donc associée à des idées de brillance, de floraison, mais aussi de jaillissement, d’envol, de fuite, de dispersion, de dévastation et même d’exil.

Métaphoriquement, les valeurs associées vont du négatif (fugacité, inanité de l’étincelle) au très positif (les apparitions divines « étincelantes »).

C’est peut-être cette richesse et cette ambivalence des mots nitsots, natsats et natsah qui a incité Isaac Louria à choisir l’étincelle comme métaphore de l’âme humaine.

Ainsi que l’explique Marc-Alain Ouaknin, « Rabbi Isaac Louria enseigne que l’âme [d’Adam] est composée de 613 parties : chacune de ces parties est composée à son tour de 613 parties ou ‘racines’ (chorech) ; chacune de ces ‘racines’ dites majeures se subdivise en un certain nombre de ‘racines’ mineures ou ‘étincelles’ (nitsotsot). Chacune de ces ‘étincelles’ est une âme individuelle sainte. »x

Mais le processus de subdivision et d’individuation dont on vient d’énoncer trois étapes ne s’arrête pas là.

« Chaque ‘étincelle individuelle’ est divisée en trois niveaux : nefech, rouah, nechama, et chaque niveau comprend 613 parties. (…) La tâche de l’homme est d’atteindre la perfection de son ‘étincelle individuelle’ à tous les niveaux. »xi

De plus, Isaac Louria met en scène une vaste perspective eschatologique, où le lien entre l’étincelle et l’exil, dont on a déjà souligné la parenté étymologique, est particulièrement mis en avant, du point de vue de la cabale lourianique.

« Louria propose en effet un système explicatif – une thèse philosophico-mystique du processus historique (…) L’homme responsable de l’Histoire est encore à entendre dans son son sens collectif. Le peuple d’Israël tout entier est revêtu d’une fonction propre. Il doit préparer le monde du Tiqoun, ramener chaque chose à sa place ; il a le devoir de rassembler, de recueillir les étincelles dispersées aux quatre coins du monde. 

Par conséquent, il doit lui-même, le peuple, être en exil aux quatre extrémités de la terre. L’Exil n’est pas seulement un hasard, mais une mission qui a pour but la réparation et le ‘tri’ (…) Les enfants d’Israël sont complètement engagés dans le processus de l’ ‘élévation des étincelles’. »xii

On aimerait imaginer que non seulement Israël, mais aussi tous les autres « vivants », tous ceux qui possèdent une ‘âme’, une ‘étincelle’ divine, ont vocation à s’élever, à s’envoler, et à se rassembler au sein de l’immense soleil divin, qui en représente l’origine et la fin, et surtout aussi la brûlure lumineuse, – la fleur éternelle et fugace.

iIs 1,31

iiEz 1,7

iiiὁ λόγος σπινθὴρ ἐν κινήσει καρδίας ἡμῶν.

ivSg 2,2-3

v « Ils brilleront comme des étincelles qui courent à travers les roseaux. » (Sag 3,7). « Lançant de leurs yeux de terribles étincelles » (Sag 11,18). « Une étincelle allume un grand brasier » (Sir 11,32). « Souffle sur une braise, elle s’enflamme, crache dessus, elle s’éteint ; l’un comme l’autre vient de ta bouche ». (Sir 28,12) « Comme une étincelle qu’on pourrait contempler » (Sir 42,22)

viSir 42,22

viiIliade 4, 73-77

viiiPierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Ed Klincksieck, Paris, 1977.

ixEz 1,7

xMarc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum. Introduction à la méditation hébraïque. Albin Michel. Paris, 1992, p.37

xiIbid. p. 39. Il est à noter que la récurrence du nombre 613 dans ces processus de division n’est sans doute pas sans rapport avec les 613 commandements (négatifs et positifs) contenus dans la Torah.

xiiIbid. p. 40-41

Many Names and One God


Some say that God is infinitely distant, totally incomprehensible, absolutely different from anything human minds can conceive. So much so, in fact, that this God might just as well not « exist » in the sense that we understand « existence » and its various modalities.

Others think that God creates, speaks, justifies, gratifies, condemns, punishes, saves, in short actually interacts, in various ways, with the world and with human beings.

At first glance, these two lines of thought are contradictory, incompatible.

But there is yet another hypothesis: the possibility of a God who is at once infinitely distant, incomprehensible, and at the same time close to men, speaking to them in their language.

Some texts describe forms of interaction between God and man. In the Book of Exodus, for example, God says to Moses:

« There I will meet thee, and I will speak with thee from the mercy seat between the two cherubim which are upon the ark of the Testimony, and I will give thee my commandments for the children of Israel. « (Ex. 25:22)

How can we justify the use of these words: « from », « upon », « between »? Are they not, inasmuch as they indicate positions and places, rather strange for a divine Spirit, who is supposed to be disembodied?

According to Philo of Alexandriai, God thus indicates that He is « above » grace, « above » the powers symbolized by the cherubim, i.e. the power to create and the power to judge. The Divine « speaks » by occupying an intermediate place, in the middle of the ark. The Divine fills this space and leaves nothing empty. God mediates and arbitrates, placing Himself between the sides of the ark that seemed separated, bringing them friendship and harmony, community and peace.

The Ark, the Cherubim, and the Word (or Logos) must be considered together as a whole.

Philo explains: « First, there is the One who is First – even before the One, the Monad, or the Principle. Then there is the Divine Word (the Logos), which is the true seminal substance of all that exists. And from the divine Word flow as from a source, dividing, two powers. One is the power of creation, by which everything was created. It is called « God ». And there is the royal power, by which the Creator governs all things. It is called « Lord ». From these two powers flow all the others. (…) Below these powers is the Ark, which is the symbol of the intelligible world, and which symbolically contains all the things that are in the innermost sanctuary, namely, the incorporeal world, the « testimonies, » the legislative and punitive powers, the propitiatory and beneficent powers, and above them, the royal and creative power that are their sources.

But between them also appears the divine Word (the Logos), and above the Word, the Speaker. And so seven things are enumerated, namely, the intelligible world, then above it, the two powers, punitive and benevolent, then the powers that precede them, creative and royal, closer to the Creator than to what He creates. Above, the sixth, which is the Word. The seventh is the Speaker.»ii

The multiplication of the names of God, of His attributes or His « emanations », is attested to in the text of Exodus just quoted, and is confirmed by Philo’s interpretation.

The idea of a One God to whom multiple names are given (a « God myrionymous », i.e. God « with a thousand names ») was also familiar to the Stoics, as it was to the followers of the cult of Isis or to the followers of the Orphic cults. Among the Greeks, God is at the same time Zeus, the Noos, or « the one with many and diverse names », πολλαίϛ τε έτεραις όνομασιαϛ.

We also find this practice, multiplied beyond all measure, in the Veda.

For example, Agnî has been called by the following names: “God of Fire”. “Messenger of the Gods”. “Guardian of the domestic hearth”. “His mouth receives the offering”. “He purifies, provides abundance and vigour”. “Always young”. “His greatness is boundless”. “He sustains and protects man”. “He has four eyes”. “He has a thousand eyes”. “He transmits the offering to the Gods with his tongue”. “He is the Head of the sky and the umbilicus of the Earth”. “He surpasses all the Gods”. “His child is his rays”. “He had a triple birth”. “He has three abodes”. “He arranges the seasons, he is the son of the waters”. “He produces his own mothers”. “He is called the Benefactor”. “He is born by Night and Dawn in turn”. “He is the son of strength and effort”. “He is the Mortal God ». “Called Archer”. “Identified with Indra, Vishnu, Varuna, Aryaman, Tvachtri”. “His splendor is threefold”. “He knows all the hidden treasures and uncovers them for us”. “He is present everywhere”. “His friendship delights the Gods, everything animate or inanimate”. “He is in the home of the singer, priest and prophet”. “He is in heaven and on earth”. “He is invoked before all the Gods”.

Both the God of Moses and the God Agnî have one thing in common: they have many names. No matter how many, in fact. What is important is that these two Gods, who are both ‘unique’, do not have just one single name. Why is that?

Perhaps no single word, no (however sacred) language, is worthy of bearing the name of God. No spirit, either, is deemed worthy to think about God only through His (many) attributes.

iPhilo. Q.E. II, 68

iiPhilo. Q.E. II, 68

De deux choses Lune


L’autre c’est le soleil.

Lorsque, jouant avec les mots, Jacques Prévert célébra la lune ‘une’, et le soleil ‘autre’, il n’avait peut-être pas entièrement à l’esprit le fait qu’il effleurait ainsi le souvenir de l’un des mythes premiers de la Mésopotamie ancienne, et qu’il rendait (involontairement) hommage à la prééminence de la lune sur le soleil, conformément aux croyances des peuples d’Assyrie, de Babylonie, et bien avant eux, d’Akkad.

Dans les récits épiques assyriens, le Soleil, Šamaš (Shamash), nom dont la trace se lit encore dans les appellations du soleil en arabe et en hébreu, est aussi nommé rituellement ‘Fils de Sîn’. Le père de Šamaš est Sîn, le Dieu Lune. En sumérien, le Dieu Lune porte des noms plus anciens encore, Nanna ou Su’en, d’où vient d’ailleurs le nom Sîn. Le Dieu Lune est le fils du Dieu suprême, le Seigneur, le Créateur unique, le roi des mondes, dont le nom est Enlil, en sumérien,ʿĒllil ou ʿĪlue, en akkadien.

Le nom sumérien Enlil est constitué des termes ‘en’, « seigneur », et ‘líl’, «air, vent, souffle ».

Le terme líl dénote aussi l’atmosphère, l’espace entre le ciel et la terre, dans la cosmologie sumérienne.

Les plus anciennes attestations du nom Enlil écrit en cunéiforme ne se lisent pas ‘en-líl’, mais ‘en-é’, ce qui pourrait signifier littéralement « Maître de la maison ». Le nom courant du Dieu suprême en pays sémitique est Ellil, qui donnera plus tard l’hébreu El et l’arabe Ilah, et pourrait avoir été formé par un dédoublement de majesté du terme signifiant ‘dieu’ (ilu, donnant illilu) impliquant par là l’idée d’un Dieu suprême et universel, d’un Dieu des dieux. Il semble assuré que le nom originel, Enlil, est sumérien, et la forme ‘Ellil’ est une forme tardive, sémitisée par assimilation du n au l.

L’Hymne à Enlil affirme qu’il est la Divinité suprême, le Seigneur des mondes, le Juge et le Roi des dieux et des hommes.

« Tu es, ô Enlil, un seigneur, un dieu, un roi. Tu es le juge qui prend les décisions pour le ciel et la terre. Ta parole élevée est lourde comme le ciel, et il n’y a personne qui puisse la soulever. »i « Enlil ! son autorité porte loin, sa parole est sublime et sainte ! Ce qu’il décide est imprescriptible : il assigne à jamais les destinées des êtres ! Ses yeux scrutent la terre entière, et son éclat pénètre au fin fond du pays ! Lorsque le vénérable Enlil s’installe en majesté sur son trône sacré et sublime, lorsqu’il exerce à la perfection ses pouvoirs de Seigneur et de Roi, spontanément les autres dieux se prosternent devant lui et obéissent sans discuter à ses ordre ! Il est le grand et puissant souverain, qui domine le Ciel et la Terre, qui sait tout et comprend tout ! » — Hymne à Enlil, l. 1-12.ii

Un autre hymne évoque le Dieu Lune sous son nom sumérien, Nanna.

« Puis il (Marduk) fit apparaître Nanna
À qui il confia la Nuit.
Il lui assigna le Joyau nocturne
Pour définir les jours :
Chaque mois, sans interruption,
Mets-toi en marche avec ton Disque.
Au premier du mois,
Allume-toi au-dessus de la Terre ;
Puis garde tes cornes brillantes
Pour marquer les six premiers jours ;
Au septième jour,
Ton Disque devra être à moitié ;
Au quinzième, chaque mi-mois,
Mets-toi en conjonction avec Shamash (le Soleil).
Et quand Shamash, de l’horizon,
Se dirigera vers toi,
À convenance
Diminue et décrois.
Au jour de l’Obscurcissement,
Rapproche-toi de la trajectoire de Shamash,
Pour qu’au trentième, derechef,
Tu te trouves en conjonction avec lui.
En suivant ce chemin,
Définis les Présages :
Conjoignez-vous
Pour rendre les sentences divinatoires. »iii

Ce que nous apprennent les nombreux textes cunéiformes qui ont commencé d’être déchiffrés au 19ème siècle, c’est que les nations sémitiques de la Babylonie et d’Assyrie ont reçu de fortes influences culturelles et religieuses des anciens peuples touraniens de Chaldée, et cela plus de trois millénaires av. J.-C., et donc plus de deux millénaire avant qu’Abraham quitte la ville d’Ur (en Chaldée). Cette influence touranienne, akkadienne et chaldéenne, s’est ensuite disséminée vers le sud, la Phénicie et la Palestine, et vers l’ouest, l’Asie mineure, l’Ionie et la Grèce ancienne.

Le peuple akkadien, « né le premier à la civilisation »iv, n’était ni ‘chamitique’, ni ‘sémitique’, ni ‘aryen’, mais ‘touranien’, et venait des profondeurs de la Haute Asie, s’apparentant aux peuples tartaro-finnois et ouralo-altaïques.

La civilisation akkadienne forme donc le substrat de civilisations plus tard venues, tant celles des indo-aryens que celles des divers peuples sémitiques.

Suite aux travaux pionniers du baron d’Eckstein, on pouvait affirmer dès le 19ème siècle, ce fait capital : « Une Asie kouschite et touranienne était parvenue à un haut degré de progrès matériel et scientifique, bien avant qu’il ne fut question des Sémites et des Aryens. »v

Ces peuples disposaient déjà de l’écriture, de la numération, ils pratiquaient des cultes chamaniques et mystico-religieux, et leurs mythes fécondèrent la mythologie chaldéo-babylonienne qui leur succéda, et influença sa poésie lyrique.

Huit siècles avant notre ère, les bibliothèques de Chaldée conservaient encore des hymnes aux divinités, des incantations théurgiques, et des rites magico-religieux, traduits en assyrien à partir de l’akkadien, et dont l’origine remontait au 3ème millénaire av. J.-C. Or l’akkadien était déjà une langue morte au 18ème siècle avant notre ère. Mais Sargon d’Akkad (22ème siècle av. J.-C.), roi d’Assur, qui régnait sur la Babylonie et la Chaldée, avait ordonné la traduction des textes akkadiens en assyrien. On sait aussi que Sargon II (8ème siècle av. J.-C.) fit copier des livres pour son palais de Calach par Nabou-Zouqoub-Kinou, chef des bibliothécaires.vi Un siècle plus tard, à Ninive, Assurbanipal créa deux bibliothèques dans laquelle il fit conserver plus de 20 000 tablettes et documents en cunéiformes. Le même Assurbanipal, connu aussi en français sous le nom sulfureux de ‘Sardanapale’, transforma la religion assyrienne de son temps en l’émancipant des antiques traditions chaldéennes.

L’assyriologue français du 19ème siècle, François Lenormant, estime avoir découvert dans ces textes « un véritable Atharva Veda chaldéen »vii, ce qui n’est certes pas une comparaison anachronique, puisque les plus anciens textes du Veda remontent eux aussi au moins au 3ème millénaire av. J.-C.

Lenormant cite en exemple les formules d’un hiératique hymne au Dieu Lune, conservé au Bristish Museumviii. Le nom assyrien du Dieu Lune est Sîn, on l’a dit. En akkadien, son nom est Hour-Ki, que l’on peut traduire par : « Qui illumine (hour) la terre (ki). »ix

Il est le Dieu tutélaire d’Our (ou Ur), la plus ancienne capitale d’Akkad, la ville sacrée par excellence, fondée en 3800 ans av. J.-C., nommée Mougheir au début du 20ème siècle, et aujourd’hui Nassiriya, située au sud de l’Irak, sur la rive droite de l’Euphrate.

L’Hymne au Dieu Lune, texte surprenant, possède des accents qui rappellent certains versets de la Genèse, des Psaumes, du Livre de Job, – tout en ayant plus de deux millénaires d’antériorité sur ces textes bibliques…

« Seigneur, prince des dieux du ciel, et de la terre, dont le commandement est sublime,

Père, Dieu qui illumine la terre,

Seigneur, Dieu bonx, prince des dieux, Seigneur d’Our,

Père, Dieu qui illumine la terre, qui dans l’abaissement des puissants se dilate, prince des dieux,

Croissant périodiquement, aux cornes puissantesxi, qui distribue la justice, splendide quand il remplit son orbe,

Rejetonxii qui s’engendre de lui-même, sortant de sa demeure, propice, n’interrompant pas les gouttières par lesquelles il verse l’abondancexiii,

Très-Haut, qui engendre tout, qui par le développement de la vie exalte les demeures d’En-haut,

Père qui renouvelle les générations, qui fait circuler la vie dans tous les pays,

Seigneur Dieu, comme les cieux étendus et la vaste mer tu répands une terreur respectueuse,

Père, générateur des dieux et des hommes,

Prophète du commencement, rémunérateur, qui fixe les destinées pour des jours lointains,

Chef inébranlable qui ne garde pas de longues rancunes, (…)

De qui le flux de ses bénédictions ne se repose pas, qui ouvre le chemin aux dieux ses compagnons,

Qui, du plus profond au plus haut des cieux, pénètre brillant, qui ouvre la porte du ciel.

Père qui m’a engendré, qui produit et favorise la vie.

Seigneur, qui étend sa puissance sur le ciel et la terre, (…)

Dans le ciel, qui est sublime ? Toi. Ta Loi est sublime.

Toi ! Ta volonté dans le ciel, tu la manifestes. Les Esprits célestes s’élèvent.

Toi ! Ta volonté sur la terre, tu la manifestes. Tu fais s’y conformer les Esprits de la terre.

Toi ! Ta volonté dans la magnificence, dans l’espérance et dans l’admiration, étend largement le développement de la vie.

Toi ! Ta volonté fait exister les pactes et la justice, établissant les alliances pour les hommes.

Toi ! Dans ta volonté tu répands le bonheur parmi les cieux étendus et la vate mer, tu ne gardes rancune à personne.

Toi ! Ta volonté, qui la connaît ? Qui peut l’égaler ?

Rois des Rois, qui (…), Divinité, Dieu incomparable. »xiv

Dans un autre hymne, à propos de la déesse Anounitxv, on trouve un lyrisme de l’humilité volontaire du croyant :

« Je ne m’attache pas à ma volonté.

Je ne me glorifie pas moi-même.

Comme une fleur des eaux, jour et nuit, je me flétris.

Je suis ton serviteur, je m’attache à toi.

Le rebelle puissant, comme un simple roseau tu le ploies. »xvi

Un autre hymne s’adresse à Mardouk, Dieu suprême du panthéon sumérien et babylonien :

« Devant la grêle, qui se soustrait ?

Ta volonté est un décret sublime que tu établis dans le ciel et sur la terre.

Vers la mer je me suis tourné et la mer s’est aplanie,

Vers la plante je me suis tourné et la plante s’est flétrie ;

Vers la ceinture de l’Euphrate, je me suis tourné et la volonté de Mardouk a bouleversé son lit.

Mardouk, par mille dieux, prophète de toute gloire (…) Seigneur des batailles

Devant son froid, qui peut résister ?

Il envoie sa parole et fait fondre les glacesxvii.

Il fait souffler son vent et les eaux coulent. »xviii

De ces quelques citations, on pourra retenir que les idées des hommes ne tombent pas du ciel comme la grêle ou le froid, mais qu’elles surgissent ici ou là, indépendamment les unes des autres jusqu’à un certain point, ou bien se ressemblant étrangement selon d’autres points de vue. Les idées sont aussi comme un vent qui souffle, ou une parole qui parle, et qui fait fondre les cœurs, s’épancher les âmes.

Le Dieu suprême Enlil, Dieu des dieux, le Dieu suprême Mardouk, créateur des mondes, ou le Dieu suprême YHVH, Dieu unique régnant sur de multiples « Elohim », dont leur pluralité finira par s’identifier à son unicité, peuvent envoyer leurs paroles dans différentes parties du monde, à différentes périodes de l’histoire. L’archéologie et l’histoire enseignent la variété des traditions et la similitude des attitudes.

On en tire la leçon qu’aucun peuple n’a par essence le monopole d’une ‘révélation’ qui peut prend des formes variées, dépendant des contextes culturels et cultuels, et du génie propre de nations plus ou moins sensibles à la présence du mystère, et cela depuis des âges extrêmement reculés, il y a des centaines de milliers d’années, depuis que l’homme cultive le feu, et contemple la nuit étoilée.

Que le Dieu Enlil ait pu être une source d’inspiration pour l’intuition divine de l’hébraïque El est sans doute une question qui mérite considération.

Il est fort possible qu’Abraham, après avoir quitté Ur en Chaldée, et rencontré Melchisedech, à qui il demanda sa bénédiction, et à qui il rendit tribut, ait été tout-à-fait insensible aux influences culturelles et cultuelles de la fort ancienne civilisation chaldéenne.

Il est possible que le Dieu qui s’est présenté à Abraham, sous une forme trine, près du chêne de Mambré, ait été dans son esprit, malgré l’évidence de la trinité des anges, un Dieu absolument unique.

Mais il est aussi possible que des formes et des idées aient transité pendant des millénaires, entre cultures, et entre religions.

Il est aussi possible que le Zoroastre de l’ancienne tradition avestique ait pu influencer le Juif hellénisé et néoplatonicien, Philon d’Alexandrie, presque un millénaire plus tard.

Il est aussi possible que Philon ait trouvé toute sa philosophie du logos par lui-même, plus ou moins aidé de ses connaissances de la philosophie néo-platonicienne et des ressources de sa propre culture juive.

Tout est possible.

En l’occurrence il a même été possible à un savant orientaliste du 19ème siècle d’oser établir avec conviction le lien entre les idées de Zoroastre et celles du philosophe juif alexandrin, Philon.

« I do not hesitate to assert that, beyond all question, it was the Zarathustrian which was the source of the Philonian ideas. »xix

Il est aussi possible de remarquer des coïncidences formelles et des analogies remarquables entre le concept de ta et de vāc dans le Veda, celui d’asha, d’amesha-spenta et de vohu manah et dans l’Avesta de Zoroastre/Zarathoustra, l’idée du Logos et de νοῦς d’abord présentées par Héraclite et Anaxagore puis développées par Platon.

Le Logos est une force ‘raisonnable’ qui est immanente à la substance-matière du monde cosmique. Rien de ce qui est matériel ne pourrait subsister sans elle. Sextus Empiricus l’appelle ‘Divin Logos’.

Mais c’est dans l’Avesta, et non dans la Bible, dont l’élaboration fut initiée un millénaire plus tard, que l’on trouve la plus ancienne mention, conservée par la tradition, de l’auto-mouvement moral de l’âme, et de sa volonté de progression spirituelle « en pensée, en parole et en acte ».

Héraclite d’Éphèse vivait au confluent de l’Asie mineure et de l’Europe. Nul doute qu’il ait pu être sensible à des influences perses, et ait eu connaissance des principaux traits philosophiques du mazdéisme. Nul doute, non plus, qu’il ait pu être frappé par les idées de lutte et de conflit entre deux formidables armées antagonistes, sous l’égide de deux Esprits originels, le Bien et le Mal.

Les antithèses abondent chez Zoroastre : Ahura Mazda (Seigneur de la Sagesse) et Aṅgra Mainyu (Esprit du Mal), Asha (Vérité) et Drūj (Fausseté), Vohu Manah (Bonne Pensée) et Aka Manah (Mauvaise Pensée), Garô-dmān (ciel) et Drūjô- dmān (enfer) sont autant de dualismes qui influencèrent Anaxagore, Héraclite, Platon, Philon.

Mais il est possible enfin, qu’indo-aryens et perses, védiques et avestiques, sumériens et akkadiens, babyloniens et assyriens, juifs et phéniciens, grecs et alexandrins, ont pu contempler « le » Lune et « la » Soleil, et qu’ils ont commencé à percevoir dans les jeux sidéraux qui les mystifiaient, les premières intuitions d’une philosophie dualiste de l’opposition, ou au contraire, d’une théologie de l’unité cosmique, du divin et de l’humain.

i Hymne à Enlil, l. 139-149 . J. Bottéro, Mésopotamie, L’écriture, la raison et les dieux, Paris, 1997, p. 377-378

ii J. Bottéro, Mésopotamie, L’écriture, la raison et les dieux, Paris, 1997, p. 377-378

iiiÉpopée de la Création, traduction de J. Bottéro. In J. Bottéro et S. N. Kramer, Lorsque les Dieux faisaient l’Homme, Paris, 1989, p. 632

ivFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 147.

vFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 148.

viIbid. p.148

viiIbid. p.155

viiiRéférence K 2861

ixEn akkadien, An-hur-ki signifie « Dieu qui illumine la terre, ce qui se traduit en assyrien par nannur (le « Dieu lumineux »). Cf. F. Lenormant, op.cit. p. 164

xL’expression « Dieu bon » s’écrit avec des signes qui servent aussi à écrire le nom du Dieu Assur.

xiAllusion aux croissants de la lune montante et descendante.

xiiLe mot original porte le sens de « fruit »

xiiiOn retrouve une formule comparable dans Job 38,25-27 : « Qui a creusé des rigoles à l’averse, une route à l’éclair sonore, pour arroser des régions inhabitées, le désert où il n’y a pas d’hommes, pour abreuver les terres incultes et sauvages et faire pousser l’herbe nouvelle des prairies? »

xivFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 168

xvTablette conservée au British Museum, référence K 4608

xviFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 159-162

xvii Deux mille ans plus tard, le Psalmiste a écrit ces versets d’une ressemblance troublante avec l’original akkadien:

« Il lance des glaçons par morceaux: qui peut tenir devant ses frimas? 

 Il émet un ordre, et le dégel s’opère; il fait souffler le vent: les eaux reprennent leur cours. »  (Ps 147, 17-18)

xviii Tablette du British Museum K 3132. Trad. François Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 168

xix« Je n’hésite pas à affirmer que, au-delà de tout doute, ce sont les idées zarathoustriennes qui ont été la source des idées philoniennes. » Lawrence H. Mills. Zoroaster, Philo, the Achaemenids and Israel. The Open Court Publishing. Chicago, 1906, p. 84.

xxIgnaz Goldziher. Mythology among the Hebrews. Trad. Russell Martineau (de l’allemand vers l’anglais). Ed. Longmans, Green and co. London, 1877, p. 28

xxiCf. SB XI.5.6.4

xxiiIbid., p. 29

xxiiiIbid., p. 35

xxivIbid., p. 37-38

xxvIbid., p. 54

Provincial Minds for a Skimpy Planet


Philo of Alexandria attempted a synthesis of the Greek, Jewish, Egyptian and Babylonian worlds. He navigated freely between these heterogeneous, trenchant, distinct, cultures, religions and philosophies. He took advantage of their strengths, their originality. He is one of the first to have succeeded in overcoming and transcending their idiosyncrasies. It was a premonitory effort, two thousand years ago, to think globally.

Philo was also a master of contradictions. In this, he can be a model for the troubled, contracted, stifling, reactionary periods we have entered.

On the one hand, Philo can be characterized as a neo-Platonic philosopher. He takes up and develops the concept of Logos as the « axis » of the world (ἔξίς). « It is a Logos, the Logos of the eternal God, who is the most resistant and solid support of the universe. « (De Plantat. 10).

Founding axis, ground of being, the Logos is at the same time principle of change, the divine word, an intelligible being, and the immemorial Wisdom. Neither begotten like men, nor un-begotten like God, the Logos is the « intermediate being » par excellence.

On the other hand, Philo affirms that God remains superior to any idea that might be formulated about Him. He declares that God is « better than virtue, better than science, better than good in itself » (De Opifico, m.8). Nothing is like God and God is like nothing (De Somn. I, 73). In this he takes up the point of view formulated by Deutero-Isaiah (Is 48:18-25, 46:5-9, 44,7).

God has nothing in common with the world, He has withdrawn totally from it, and yet His presence still penetrates it, and even fills it completely, in spite of this absence.

So, is God the Logos or a silent and absent God? Or both?

One could seek an answer by thinking over the variations of the nature of the created world, and over the various combinations of divine presence and absence.

Philo distinguishes two kinds of creation: the ideal man – which God « made » (ἐποίήσεν), and the earthly man – which God “fashioned” (ἒπλασεν). What is the difference? The ideal man is a pure creation, a divine, immaterial form. The earthly man is ‘fashioned’ plastically (it is the same etymological root) from matter (the raw mud).

The mud, the matter, are only intermediaries. Terrestrial man is therefore a mixture of presence and absence, of matter and intelligence. « The best part of the soul that is called intelligence and reason (νοῦς καί λόγος) is a breath (pneuma), a divine character imprint, an image of God. « (Quod. Det. Pot. Ins. 82-84)

Through these puns and ad hoc mixes of concepts, Philo postulates the existence of various degrees of creation. Not everything has been created by God ex nihilo, in one go: there are second or third creations, delegated to a gradation of intermediate beings.

On the one hand, God, and on the other hand, various levels of reality, such as the Logos, the ideal Man, the Adamic, earthly, Man.

Only the best beings are born both of God and through him. The other beings are born not of and through him, but through intermediaries who belong to a level of reality inferior to the divine reality.

Such a world, mixed, complex, a mixture of mud and soul, divine and earthly, is the most universal religious and philosophical idea possible in a time of transition.

This idea was widely spread in Philo’s time through mystery cults.

Mystery has always been part of the very essence of the religious phenomenon, in all traditions, in all cultures. In Egypt, Greece, Rome, Chaldea, mystery cults were observed in Egypt, Greece, Rome, Chaldea, which had sacred, hidden words. Initiation allowed progressive access to this secret knowledge, which was supposed to contain divine truths.

The mystery was spread everywhere, emphatic, putative.

For Philo, the Torah itself was a deep « mystery ». This is why he begged Moses to help and guide him, to initiate him: « O Hierophant, speak to me, guide me, and do not cease anointing until, leading us to the brilliance of the hidden words, you show us its invisible beauties. « (De Somn. II, 164).

The « hidden words » are the « shadow » of God (Leg Alleg. III, 96). They are His Logos. They come from an impalpable world, an intermediary between the sensible and the divine.

The Logos is also a means of approaching God, a vehicle of supplication. The Logos is the great Advocate, the Paraclete. He is the High Priest who prays for the whole world, of which he is clothed as of a garment (Vita Mos. 134).

The idea of an « intermediary » Logos, a divine Word and an intercessor of men before God, was already expressed, I would like to emphasize, in the RigVeda, in the plains of the Ganges more than two thousand years before the time of Moses. In the Veda, the Word, Vāc (वाच्), is the divine revelation, and it is also the Intermediary that changes our ears into eyes.

This ancient and timeless idea is also found in Egypt and Greece. « Hermes is the Logos whom the gods sent down to us from heaven (…) Hermes is an angel because we know the will of the gods according to the ideas given to us in the Logos, » explains Lucius Annaeus Cornutus in his Abstract of the Traditions of Greek Theology, written in the 1st century A.D.

Hermes was begotten by Zeus called Cornutus. Similarly, in Philo, the Logos is « the elder son of God », while the world is « the younger son of God ». In this respect Philo bases himself on the distinction made in the Egyptian myth of the two Horuses, the two sons of the supreme God Osiris, the elder Horus who symbolizes the world of ideas, the world of the intelligible, and the younger Horus who symbolically embodies the sensible world, the created world.

Plutarch writes in his De Isis et Osiris: « Osiris is the Logos of Heaven and Hades ». Under the name of Anubis, he is the Logos of things above. Under the name of Hermanoubis, he refers partly to the things above and partly to the things below. This Logos is also the mysterious « sacred word » that the Goddess Isis transmits to the Initiates.

Osiris, Hermes and the Logos belong to different traditions but point to a common intuition. Between the Most High and the Most Low there is an intermediate domain, the world of the Word, the Spirit, the Breath.

In the Vedas, this intermediate and divine realm is also that of sacrifice. Likewise, in Christianity, Jesus is both the Logos and the sacrificed God.

What can we conclude today from these resemblances, these analogies?

Obviously, the religious phenomenon is an essential, structuring component of the human spirit. But what is striking is that quite precise ideas, « technical », if I may say so, like that of a world « in between » God and man, have flourished in many forms, in all latitudes, and for several millennia.

One of the most promising avenues of « dialogue among cultures » would be to explore the similarities, analogies and resemblances between religions.

Since the resounding irruption of modernity on the world stage, a central disconnection has occurred between rationalists, sceptics and materialists on the one hand, and religious, mystical and idealist minds on the other.

This global, worldwide split is in itself a fundamental anthropological fact. Why is this? Because it threatens the anthropological idea itself. The idea of Man is being attacked in the heart, and as a result it is Man himself who is dying. Philosophers like Michel Foucault have even announced that this Man is already dead.

Man may not be quite dead yet, but he is dying, because he no longer understands who he is. He lies there, seriously wounded, almost decapitated by the axe of schizophrenia.

The modern era is indeed ultra-materialistic, and at the same time religious feeling remains deep in the human psyche.

Lay people, agnostics, indifferent people populate the real world today, and at the same time, religious, mystics and fundamentalists occupy seemingly irreconcilable ideal worlds.

Religious extremism, in its very excesses, nevertheless bears witness to a search for meaning, which cannot be reduced to the death drive or hatred of the other.

Is a meta-religion, a meta-philosophy, of worldwide scope and value, possible today? That is a vain wish, a crazy idea, a void dream, one might answer.

Yet, two thousand years ago, two Jews, Philo and Jesus, independently and separately testified to possible solutions, and built grandiose bridges between opposing abysses.

And, without knowing it, no doubt, they were thus reviving, in their own way, very old ideas that had already irrigated the minds of great predecessors several millennia before.

Today, two thousand years after these two seers, who carries this powerful heritage in the modern world?

No one. We have entered a time of narrowedness of mind, a very provincial time indeed, for a very skimpy planet.

Just Hit the Road לֶך 


 

There are many ideas running around, nowadays.

There is the idea that there are no more ideas, no more « great narratives« .

There is the idea that everything is rigged, that a conspiracy has been hatched by a few people against all.

There is the idea that progress is doomed.

There is the idea that the coming catastrophe is just ‘fake news’, or just part of an ideology.

There is the idea that anything can happen, and there is the idea that there is no hope, that the void is opening up, just ahead.

Every age harbours the new prophets that it deserves. Günther Anders has famously proclaimed the « obsolescence of man », – and that the absence of a future has already begun.

We must go way beyond that sort of ideas and that sort of prophecies.

Where to find the spirit, the courage, the vision, the inspiration?

Immense the total treasure of values, ideas, beliefs, faiths, symbols, paradigms, this ocean bequeathed by humanity to the generations of the day.

The oldest religions, the philosophies of the past, are not museums, fragmented dreams, now lost. Within them lies the memory of a common world, a dream of the future.

The Divine is in that which was born; the Divine is in that which is born; the Divine is in that which will be born.

A few chosen words from beyond the ages, and the spirit may be set ablaze. The soul may be filled with fulgurations, with assailing prescience.

Power is in the air, in the mother, the father, the son, the daughter.

It is in the Gods, and in all men. In all that is born, in all that will be born.

One thousand years before Moses’ times, the poets of the Rig Veda claimed:

The God who does not grow old stands in the bush. Driven by the wind, He clings to the bushes with tongues of fire, with a thunder.”i

Sounds familiar?

Was then Moses in his own way a Vedic seer? Probably.

The greatest minds always meet at the very top. And when they do, the greatest of the greatest do come down from up there, they do go back down, among us, to continue to go further on.

Go for yourself (לֶךְלְךָ lekh lekha), out of your country, out of your birthplace and your father’s house, to the land I will show you. I will make you a great nation. I will bless you, I will make your name glorious, and you will be blessed. I will bless those who bless you and curse those who reproach you, and through you will be blessed all the families of the earth.”ii

Rashi commented this famous text. When you’re always on the road, from one camp to another, you run three risks: you have fewer children, you have less money, you have less fame. That’s why Abram received three blessings: the promise of children, confidence in prosperity, and the assurance of fame.

The figure of Abram leaving Haran is a metaphor for what lies ahead. It is also a prophecy. We too must leave Haran.

The word haran originally means « the hollow ».

We too are in « the hollow », that is, a void of ideas, a lack of hope.

It is time, like Abram once did, to get out of this hollow, to hit the road, to seek new paths for new generations, yet to come.

The word haran can be interpreted in different ways. Philo wrote that haran means « the cavities of the soul and the sensations of the body ». It is these « cavities » that one must leave. “Adopt an alien mentality with regard to these realities, let none of them imprison you, stand above all. Look after yourself.”iii

Philo adds: « But also leave the expired word, what we have called the dwelling of the father, so as not to be seduced by the beauties of words and terms, and find yourself finally separated from the authentic beauty that lies in the things that the words meant. (…) He who tends toward being rather than appearing will have to cling to these realities, and leave the dwelling of words.”iv

Abram-Abraham has left Haran. On the way, he separated from his traveling companion, Lot: « Separate yourself from me!  » he said to himv.

Philo comments: « You must emigrate, in search of your father’s land, that of the sacred Logos, who is also in a sense the father of the ascetics; this land is Wisdom.”vi

Philo, an Alexandrian Jew, wrote in Greek. He used the word Logos as an equivalent for “Wisdom”, – and he notes: « The Logos stands the highest, close besides God, and is called Samuel (‘who hears God’). »

Migration’ is indeed a very old human metaphor, with deep philosophical and mystical undertones.

One may still have to dig up one or two things about it.

Go, for yourself (לֶךְלְךָ lekh lekha)”. Leave the ‘hollow’. Stand above all, that is. Look after the Logos.

The Logos. Or the ‘Word’, as they say.

A ‘migrant’ is always in quest of good metaphors for a world yet to come. Always in quest of true metaphors yet to be spoken.

Metaphor’. A Greek word, meaning: “displacement”.

Hence the stinging and deep irony of Philo’s metaphor:

Leave the dwelling of words.”

Leave the words. Leave the metaphors. Just leave.

Just hit the road, Man.

Lekh לֶךְ

i R.V. I.58.2-4

iiGen. 12, 1-3

iiiPhilo. De Migratione Abrahami. 14,7

iv Ibid. 14,12

v Gen. 13,9

vi Ibid. 14,12

Avant la Création, à quoi pensait donc le bráhman ?


La philosophie Védanta dit que le bráhman ( ब्रह्मन्, nom au genre neutre), c’est-à-dire le Principe Suprême (abstrait, infini, inconnaissable) est ‘omniscient’. Mais la philosophie Sāṃkhya (सांख्य ), fondée par Kapila, a contesté ce qualificatif comme étant trop anthropomorphique. La Sāṃkhya argumente ainsi: « Si l’on attribue l’omniscience, c’est-à-dire la connaissance nécessaire de toutes choses, au bráhman, on le rend dépendant des objets, quant à l’acte de connaître. Il ne pourrait dès lors s’empêcher de ‘savoir’, de même que nous ne pouvons nous empêcher de ‘voir’, même si cela ne nous plaît pas. Cela serait indigne du bráhman».i

Le Védanta rétorque en disant: « Le soleil aussi, quoique sa chaleur et sa lumière soient permanentes [affectant nécessairement toutes choses], est néanmoins désigné comme indépendant quand nous disons : il brille, il chauffe ».

La Sāṃkhya réplique : « Le soleil doit avoir des objets à éclairer et à chauffer, tandis qu’avant la création du monde, il ne pouvait y avoir d’objets sur lesquels bráhman put briller, qu’il put voir ou connaître ».

Le Védanta conclut alors la controverse en prenant une indéniable hauteur: « D’abord, le soleil brillerait même s’il n’avait rien à éclairer. D’autre part, le bráhman était avant la création du monde et il a eu toujours quelque chose à connaître et à penser ».ii

Qu’est-ce que le bráhman pouvait donc bien ‘penser’ ou chercher à ‘connaître’, avant la création du monde, alors qu’Il était (en principe) dans sa solitude absolue, éternelle, originaire?

Le Védanta répond : Il pensait la nāmarūpa.

Miracle des mots sanskrits ! Ils semblent toujours recéler quelque trésor enfoui depuis des millénaires… Et c’est souvent vrai, pour peu que l’on creuse un peu.

Nāmarūpa… Miroitement des syllabes ! Étirement lascif des voyelles longues… ā…ū…

Nāma est la forme préfixée du mot sanskrit nāman, lequel signifie « marque caractéristique, forme, nature ; appellation, nom ; substance, essence »iii et, par extension, « esprit ».

Rūpa signifie « figure, forme, signe, apparence, image » et par extension « corps ».

On remarquera que les deux mots peuvent avoir le sens de « forme », mais pour nāman il s’agit de la forme dans son sens abstrait, idéel, ‘aristotélicien’, dirions-nous, alors que rūpa signifie la forme concrète, matérielle.

Traditionnellement on traduit nāmarūpa par « nom et forme ». Mais en tirant parti du riche éventail de sens de ces deux mots, on pourrait tout aussi bien traduire nāmarūpa par «l’esprit et le corps», ou « les noms et les signes», ou « l’essence et l’apparence».

Dans le Bouddhisme, cette expression désigne l’illusion d’exister comme individu. Dans l’Hindouisme, nāmarūpa est le terme qui dénote l’illusion, la maya, qui est à l’opposé de la Vérité, à l’opposé du bráhman.

Si le bráhman pense à la nāmarūpa, c’est donc qu’il pense à son opposé, à son contraire, – dans une perspective hindouiste. Dans une perspective bouddhiste, le bráhman qui pense à la nāmarūpa pense sans doute à toutes les illusions qui viendraient à se manifester, s’Il se séparait de sa propre totalité, et notamment s’Il se divisait pour engendrer quelque nouvelle individualité, fût-elle d’essence divine. Vu l’essence infiniment supérieure du Principe Suprême, il ne s’agirait certes pas des illusions qu’Il se ferait alors sur Lui-même, bien entendu, mais de l’innombrable multitude des illusions qui seraient soudain projetées dans l’existence, en vînt-Il à décider de procéder à la création des Mondes…

Pour sa part, Max Müller estime que cette doctrine du Védanta à propos du bráhman présente « une extraordinaire ressemblance avec la théorie platonicienne des idées et plus encore avec la théorie stoïcienne du Logos, langage et pensée. »iv

Le mot grec λόγος logos signifie précisément à la fois ‘langage’ et ‘pensée’. Il est évident pour le génie grec que la pensée parle, et que le langage pense.

Langage et pensée ont un caractère divin, de par leur pouvoir créateur. Le stoïcisme et le platonisme ont toujours lié le pouvoir (politique ou philosophique) des mots et les idées qu’ils pouvaient incarner et faire vivre. La Divinité elle-même était censée user des mots pour créer et maintenir en vie les mondes.

Nonobstant l’idée souvent caressée, selon laquelle de multiples influences ont pu se développer au long des siècles, suivant les nombreuses routes commerciales entre l’Inde et l’Europe, il n’est pas très étonnant au fond que les philosophes hindous aient partagé cette même intution, celle de l’identité (divine) de la parole et de la pensée. Leurs propres pensées leur étaient aussi des mondes, et ils en inférèrent bien d’autres mondes encore, et une intelligence des manifestations du Divin même.

L’essentiel, ici, est de reconnaître que c’était franchir une étape cruciale que d’affirmer que le langage et la pensée ne font qu’un.

L’idée, si grecque, que les pensées créatrices de l’Être suprême sont des logoi, des « verbes », des entités ou des essences vivant d’une vie divine, amène insensiblement à l’idée que, considérées dans leur totalité, dans leur unité, ces pensées toutes ensembles constituent le Logos vivant de Dieu. « Ce fut ce Logos qui fut appelé par Philon et d’autres, longtemps avant saint Jean, υἱὸς μονογενής (Théosophie, p. 412), c’est-à-dire le fils unique de Dieu, dans le sens de la première création idéale ou manifestation de la Divinité. »v

Poussant la comparaison à son terme, Max Müller propose l’identité formelle du logos grec et de la nāmarūpa sanskrite.

« Ainsi nous trouvons dans le Rig-Véda un hymne placé dans la bouche de Vâk, la « Parole », qui est inintelligible à moins d’admettre un long développement antérieur de pensée, pendant lequel la parole était devenue non-seulement l’une des nombreuses divinités, mais une sorte de puissance supérieure aux Dieux mêmes, une sorte de Logos ou de Sagesse primitive. La Parole y dit d’elle-même : ‘Je me meus avec Roudra, le dieu de l’orage et du tonnerre, avec les Vasous, les Adilyas, et les Visve Dévas, je soutiens Mitra et Varouna, les deux Asvins, Indra et Agni.’ »

Elle ajoute plus loin : ‘Je suis la Reine, celle qui recueille des trésors, je suis intelligente, la première de ceux à qui sont dus des sacrifices ; les dieux m’ont faite multiple, placée en divers endroits, entrant en maintes choses. Je tends l’arc pour Roudra afin de tuer l’ennemi, celui qui hait Brahman, je suis la cause de la guerre entre les hommes, je m’étends sur le ciel et sur la terre. Je souffle comme le vent, je m’attache à toutes choses ; au-delà du ciel, au-delà de cette terre ; telle je suis, par mon pouvoir.»vi

Il est dit que वाच् Vâk, la Parole, est plus grande que le ciel et la terre, et va bien au-delà de toutes choses terrestres et de toutes choses célestes.

Plus que le logos grec, qui n’est pas encore le Logos johannique, ces expressions védiques expriment une vision de la Parole comme puissance divine, qui incite irrésistiblement à un rapprochement avec la Sagesse juive, חָכְמָה (ḥokhmah), qui dit :

« L’Éternel (יְהוָה ) m’a possédée dès le commencement de ses voies, avant ses œuvres anciennes.

Je suis établie de toute éternité, depuis le commencement, avant que la terre fût. Avant l’existence des montagnes et des collines, j’étais née. »vii

« Quand il disposa les cieux, j’étais là. Lorsqu’il traça un cercle à la surface de l’abîme, lorsqu’il fixa les nuages en haut, et que les sources de l’abîme jaillirent avec force (…) Alors j’étais à l’oeuvre auprès de lui, et je faisais tous les jours ses délices, jouant sans cesse en sa présence.»viii

Max Muller a trouvé des expressions étrangement semblables dans le Pankavisma Brahmaa: «Prapati, le Créateur, était tout cela. Il avait la Parole (k) comme son bien, comme sa compagne. Il pensa : ‘Envoyons au dehors cette Parole, elle traversera et pénétrera tout cela. Il l’envoya et elle traversa et pénétra tout cela.»ix

Dans d’autres passages k est appelée la ‘fille’, ou encore la ‘femme’ du Créateur, Prapati, (comme elle est appelée ‘ses délices de tous les jours’ dans les Proverbes de l’Ancien Testament).

Dans les deux traditions, védique et hébraïque, k et okhmah sont toujours le principal agent dans l’œuvre de création. « Tout fut fait par k, et de même tout ce qui fut fait était k »x, tout comme okhmah dit : « Alors j’étais à l’oeuvre auprès de lui ». Saint Jean dit de même : « Toutes les choses furent créées par le Verbe (Logos), et rien de ce qui fut créé ne fut créé sans le Verbe. »xi

Joie du comparatiste ! Pareille équation ne se trouve pas tous les jours !

k = okhmah = Logos = Verbum = Parole 

वाच् = חָכְמָה = Λόγος = VERBVM = « Le Verbe »

C’est donc à cela que pensait le bráhman, avant même la création du monde ! Il pensait aux ‘jeux’ sans fin de sa Parole, aux ‘délices’ continus (יוֹם יוֹם , yom yom) de sa Sagesse…

iF. Max Müller. Introduction à la philosophie Védanta. Trois conférences faites à l’Institut Royal en mars 1894. Trad. De l’anglais par Léon Sorg. Ed. Ernest Leroux, Paris 1899. Troisième conférence, p.46

iiF. Max Müller. Introduction à la philosophie Védanta. Trois conférences faites à l’Institut Royal en mars 1894. Trad. De l’anglais par Léon Sorg. Ed. Ernest Leroux, Paris 1899. Troisième conférence, p.47

iiiCf. Monier Monier-Williams, A Sanskrit-English Dictionary, Oxford, The Clarendon Press, 1965, p.536

ivF. Max Müller. Introduction à la philosophie Védanta. Trois conférences faites à l’Institut Royal en mars 1894. Trad. De l’anglais par Léon Sorg. Ed. Ernest Leroux, Paris 1899. Troisième conférence, p.48

vF. Max Müller. Introduction à la philosophie Védanta. Trois conférences faites à l’Institut Royal en mars 1894. Trad. De l’anglais par Léon Sorg. Ed. Ernest Leroux, Paris 1899. Troisième conférence, p.51

viF. Max Müller. Introduction à la philosophie Védanta. Trois conférences faites à l’Institut Royal en mars 1894. Trad. De l’anglais par Léon Sorg. Ed. Ernest Leroux, Paris 1899. Troisième conférence, p.54-56

viiProv. 8,22-25

viiiProv. 8,27-30

ix Pankavisma Brahmaa, XX, 14, 2

xSat. Br. VIII, 1, 2, 9 ; XI, 1, 6, 18, Cf. Weber. Ind. stud. X, p. 479, cité par M. Müller, in op. cit. p.59

xiJn, 1,1

Être et Parole


On dit que l’Être est. Rien n’est moins sûr. Il est aussi ce qu’il devient, et donc ce qu’il n’est pas encore. Il est aussi ce qu’il a été, donc ce qu’il n’est déjà plus. On ne peut donc dire (à proprement parler) que l’Être est. Car s’il est bien tout ce qu’il est, – tout ce qu’il est en essence, il faut penser et dire également qu’il est tout ce qu’il sera et tout ce qu’il a été, tout ce qu’il n’est pas, donc, mais dont on peut pourtant dire qu’il l’est, en essence, ou en puissance.

Son essence n’est pas seulement d’être, mais aussi de pouvoir être, et d’avoir été. Or ‘pouvoir être’ ou ‘avoir été’ ce n’est pas, à proprement parler, ‘être’, mais on peut cependant penser et dire que cela l’est.

Fait donc partie de l’essence d’être le fait de pouvoir être ‘dit’. Son essence d’être est d’être dicible.

S’il n’était pas dicible, alors on ne pourrait même pas dire qu’il serait ‘Être’.

Il n’y a pas d’Être indicible, de même qu’il n’y a pas d’Être sans essence et sans existence. Il n’y a pas d’Être indicible, de même qu’il n’y a pas d’Être abstrait, il n’y a pas d’Être ‘tout court’. Un Être ‘tout court’ n’est qu’un jeu de mots, une chimère mentale.

Un Être ‘tout court’ renverrait nécessairement à quelque entité qui serait ‘au-dessus’, ou ‘avant’ l’Être, une entité dont il faudrait penser et dire qu’elle serait par essence indicible et qui ne s’appellerait donc pas ‘Être’, car elle n’aurait aucun nom, – aucun nom dicible, à commencer par le nom ‘Être’.

L’Être ne peut se concevoir que par la parole, et avec la parole. Un ‘Être sans parole’, ou ‘avant toute parole’, ne serait pas ‘l’Être’, mais quelque chose de plus originaire que l’Être, quelque entité sans nécessité de parole, pour laquelle aucune parole n’existe, pour laquelle aucune parole ne convient.

Aucune parole ne peut désigner ce qui est avant ou au-delà de l’Être. La parole ne peut convenir qu’à ce qui est.

Être et la Parole sont donc liés. Être et la Parole font couple. Ils sont de même essence. Une essence réciproque lie ces deux entités. L’une constitue l’essence de l’autre. La Parole fait partie de l’essence de l’Être, et l’Être fait partie de l’essence de la Parole.

La Parole est-elle première ? Non, car si la Parole était première, si elle était avant l’Être, alors elle serait, avant que l’Être soit, ce qui est une contradiction.

L’Être est-il premier ? Non, car comment pourrait-on l’appeler ‘Être’ avant que la Parole soit ? Si l’on peut dire que l’Être ‘est’, si l’on peut dire que l’Être est ‘Être’, c’est que la Parole est aussi déjà là. Elle est là pour dire l’Être.

Être et Parole sont et se disent ensemble, ils sont liés l’un à l’autre.

D’emblée, Être c’est être ce tout, ce couple, lié, compact, d’Être et de Parole.

Être, c’est être d’emblée tout ce qu’est l’Être et la Parole, c’est être tout ce qu’implique le fait d’être l’Être et d’être Parole.

Être, c’est être d’emblée le tout de l’Être, c’est être ‘tout’ l’être de l’Être, c’est être tout ce qui est l’Être, tout ce qui le constitue.

Être implique le fait d’être ‘con-sistant’ (du latin cum-sistere). Être implique le fait d’être ‘co-existant’ (du latin co-existere, ou co-ex-sistere).

L’Être co-existe avec tout ce qui est propre au fait d’être. L’Être co-existe avec lui-même, avec le fait d’être l’Être et avec le fait d’être dicible.

L’Être est avec lui-même, Il est en présence de lui-même, en présence de tout ce qui le constitue, dont la Parole.

Être implique Être-avec-soi et Être-Parole. L’Être est consistant. Il coexiste avec tout ce qui est ‘être’ en lui et tout ce qui est ‘parole’ en lui.

La coexistence de l’Être avec le tout de l’Être et de toutes ses parties constitue le ‘soi’ immanent de l’Être. Ce ‘soi’ immanent entre en résonance avec lui-même. C’est cette résonance qui est Parole.

De là, l’origine la plus profonde de la conscience, et de là aussi l’origine de la transcendance, qui se constitue par la conscience de l’immanence.

Être implique l’immanence de l’Être, et l’immanence implique une conscience immanente, puis la conscience de l’immanence.

La consciente immanente puis la conscience de l’immanence sont déjà, en puissance, des étapes vers la conscience transcendante (par rapport au fait d’Être).

Le fait pour l’Être d’être-avec-soi porte en puissance l’apparition de la conscience d’être, de la prise de conscience du soi par le soi.

Être implique un pli de l’Être sur lui-même. Ce pli est une implication-explication, qui est aussi le commencement d’une réflexion, pour passer à une métaphore optique.

Au commencement de l’Être, est donc ce pli, cette réflexion, que l’on peut aussi nommer ‘esprit’ (en sanskrit manas), car l’esprit c’est ce qui se ‘déplie’, ou ce qui se ‘réfléchit’.

Et dans ce pli qui se déplie, la Parole védique (वाच् vāc) naît.

Un Logos ‘profond’ et une âme ‘sans fond’


Depuis un million d’années au moins, l’homme use de la parole, plus moins habilement. Depuis des temps reculés, infinis en ont été les usages, des plus vains aux plus élevés, – et les modes d’expression. L’enfant balbutiant, le poète mobile, le sage sûr, le prophète inspiré, tous tentent à leur manière leurs voies/voix propres.

D’un même souffle d’air expulsé, ils génèrent des gutturales de la glotte, des fricatives du pharynx, des chuintantes sur la langue, des sifflantes et des labiales par les lèvres.

De ces sons incessants, quel sens sort-il ?

Héraclite, maître en ces matières obscures, grand seigneur du sens, porte ce jugement aigu:

ἀνὴρ νήπιος ἤκουσε πρὸς δαίμονος ὅκωσπερ παῖς πρὸς ἀνδρός.

« L’homme est tenu pour un petit garçon par la divinité, comme l’enfant par l’homme. »i

Fragment à la fois pessimiste et optimiste, proposant un rapport de proportion : ce que l’enfant est à l’homme, l’homme l’est à la divinité. Le constat d’une impuissance de l’homme par rapport au divin n’y est pas dissocié de la perspective, naturelle et attendue, d’un passage de l’enfance à l’âge adulte.

Dans sa traduction de ce fragment, Marcel Conche met curieusement l’accent sur la parole, bien que le mot logos soit clairement absent du texte héraclitéen:

« Un marmot qui n’a pas la parole ! L’homme s’entend ainsi appeler par l’être divin (δαίμων), comme l’enfant par l’homme. »ii

La périphrase ‘un marmot qui n’a pas la parole’ est le choix (audacieux et bavard) fait par Marcel Conche pour rendre le sens du simple mot grec νήπιος, mis en apposition par Héraclite au mot ‘homme’ (ἀνὴρ).

Homère emploie le mot νήπιος en divers sens, comme l’indique le Bailly : ‘qui est en bas âge’, ‘jeune enfant’, mais aussi ‘naïf’, ‘sot’, ‘dénué de raison’.

Conche évoque ces diverses acceptions, et justifie sa propre traduction, périphrastique, donc peu fidèle, de la manière suivante :

« Traduire par ‘enfant dénué de raison’ paraît juste, quoique non suffisamment précis : si νήπιος s’applique à l’enfant ‘en bas âge’, il faut songer au tout petit enfant, qui ne parle pas encore. De là la traduction par ‘marmot’, qui vient probablement de ‘marmotter’, lequel a pour origine une onomatopée exprimant le murmure, l’absence de parole distincte. »iii

S’ensuit une glose sur le sens supposé du fragment :

« Il s’agit de devenir un autre être, qui juge en raison, et non plus comme le veulent l’habitude et la tradition. Cette transformation de l’être se traduit par la capacité de parler un nouveau langage : non plus langage particulier – langage du désir et de la tradition –, mais discours qui développe des raisons renvoyant à d’autres raisons (…) Or, de ce discours logique ou philosophique, de ce logos, les hommes n’ont pas l’intelligence, et, par rapport à l’être démonique – au philosophe –, qui le parle, ils sont comme des marmots n’ayant pas la parole (…) Parler comme ils parlent, c’est parler comme s’ils étaient dénués de raison (de la puissance de dire le vrai). »iv

Bien que ce fragment d’Héraclite ne comporte aucune allusion au logos, la principale leçon qu’en retire Conche est celle-ci : « l’homme est incapable du logos pour l’être démonique ».

Dans un second départ d’avec le sens communément reçu pour ce fragment, Marcel Conche considère que la divinité ou l’être démonique (δαίμων) évoquée par Héraclite est en réalité le ‘philosophe’. Pour Conche, c’est le philosophe qui est l’être démonique par excellence, et c’est lui justement qui est en mesure de déterminer pour cette raison que « l’homme est incapable du logos ».

Contre Conche, constatons qu’Héraclite n’a pas dit : « l’homme est incapable du logos. »

Le marmot marmotte, l’homme marmonne. Mais il parle aussi. Et il a même, en lui, le logos.

En effet, si le mot logos est absent du fragment D.K. 79, on le trouve en revanche dans dix autres fragments d’Héraclite, avec des sens variés : ‘mot’, ‘parole’, ‘discours’, ‘mesure’, ‘raison’…

Parmi ces dix fragments, il y en a cinq qui emploient le mot logos dans un sens si original, si difficilement traduisible, que la solution courante consiste à ne le traduire pas…

Voici ces cinq fragments :

« Le Logos, ce qui est, toujours les hommes sont incapables de le comprendre, aussi bien avant de l’entendre qu’après l’avoir entendu pour la première fois, car bien que toutes choses naissent et meurent selon ce Logos-ci, les hommes sont inexpérimentés quand ils s’essaient à des paroles ou à des actes. »v

« Si ce n’est moi, mais le Logos, que vous avez écouté, il est sage de convenir qu’est l’Un-Tout ».vi

« A Priène vivait Bias, fils de Teutamès, davantage pourvu de Logos que les autres. »vii

Dans ces trois fragments, le Logos semble doté d’une essence autonome, d’une puissance de croître, et d’une capacité à dire la naissance, la vie, la mort, l’Être, l’Un et le Tout.

Dans les deux fragments suivants, le Logos est intimement associé à la substance de l’âme même.

« Il appartient à l’âme un Logos qui s’accroît lui-même. »viii

« Limites de l’âme, tu ne saurais les trouver en poursuivant ton chemin, si longue que soit toute la route, tant est profond le Logos qu’elle renferme. »ix

Pour mémoire, voici le texte original de ce dernier fragment :

ψυχῇ πείρατα ἰὼν οὐκ ἂν ἐξεύροιο, πᾶσαν ἐπιπορευόμενος ὁδόν· οὕτω βαθὺν λόγον ἔχει.

Bizarrement, Conche, qui a ajouté l’idée de parole dans un fragment ne comprenant pas le mot logos, évite ici d’employer le mot logos, dans un fragment qui le contient pourtant explicitement :

« Tu ne trouverais pas les limites de l’âme, même parcourant toutes les routes, tant elle a un discours profond. »x

Faut-il traduire ici le mot logos ? Et, si oui, comment ?

Aucune des acceptions suivantes n’est satisfaisante : cause, raison, essence, fondement, sens, mesure, rapport. La moins mauvaise des acceptions envisageables reste ‘parole, discours’xi, selon Conche, qui opte on l’a vu pour ce dernier mot.

Or Héraclite emploie ici une expression étrange : ‘un logos profond’, – un logos si ‘profond’ qu’on n’en atteint pas la ‘limite’.

Qu’est-ce qu’un logos dont on n’atteint jamais ni la profondeur ni la limite ?

Pour sa part, Clémence Ramnoux décide ne pas traduire le mot logos, et propose même de le mettre entre parenthèses, c’est-à-dire de le considérer comme une interpolation, un ajout tardif ou une glose étrangère:

« Tu ne trouverais pas de limite à l’âme, même en voyageant sur toutes les routes, (tant elle a un logos profond). »xii

Elle commente ainsi sa réticence :

« L’expression mise entre parenthèses pourrait avoir été glosée. Si elle a été glosée, elle l’a été par quelqu’un qui connaissait l’expression logos de la psyché. Mais elle ne fournirait pas un témoignage pour sa formation à l’âge d’Héraclite. »xiii

En note, elle présente l’état de la discussion savante à ce sujet :

« ‘Tant elle a un logos profond’. Est-ce rajouté de la main de Diogène Laërce (IX,7) ?

Argument pour : texte d’Hippolyte référant probablement à celui-ci (V,7) : l’âme est difficile à trouver et difficile à comprendre. Difficile à trouver parce qu’elle n’a pas de frontières. Dans l’esprit d’Hippolyte elle n’est pas spatiale. Difficile à comprendre parce que son logos est trop profond.

Argument contre : un texte de Tertullien semble traduire celui-ci : « terminos anime nequaquam invenies omnem vitam ingrediens » (De Anima 2). Il ne comporte pas la phrase du logos.

Parmi les modernes, Bywater l’a supprimée – Kranz l’a retenue – Fränkel l’a retenue et interprétée avec le fragment 3. »xiv

De son côté, Marcel Conche dont on a vu qu’il a opté pour la traduction de logos par ‘discours’, se justifie ainsi : « Nous pensons, avec Diano, que logos doit être traduit, ici comme ailleurs, par ‘discours’. L’âme est limitée puisqu’elle est mortelle. Les peirata sont les ‘limites jusqu’où va l’âme’ dit Zeller avec raison. Mais il ajoute : ‘les limites de son être’. »xv

L’âme serait donc limitée dans son être ? Plutôt que limitée dans son parcours, ou dans son discours? Ou dans son Logos ?

Conche développe : « Si précisément il n’y a pas de telles limites, c’est que l’âme est ‘cette partie infinie de l’être humain’. »

Et il ajoute : «  Snell comprend βαθὺς [bathus] comme la Grenzenlosigkeit, l’infinité de l’âme. On objectera que ce qui est ‘profond’ ce n’est pas l’âme mais le logos (βαθὺν λόγον). (…) En quel sens l’âme est-elle ‘infinie’ ? Son pouvoir est sans limites. Il s’agit du pouvoir de connaissance. Le pouvoir de connaître de la ψυχὴ [psyché] est sans limites en tant qu’elle est capable du logos, du discours vrai. Pourquoi cela ? Le logos ne peut dire la réalité de manière seulement partielle, comme s’il y avait quelque part du réel qui soit hors de la vérité. Son objet est nécessairement la réalité dans son ensemble, le Tout de la réalité. Or le Tout est sans limites, étant tout le réel, et le réel ne pouvant être limité par l’irréel. Par la connaissance, l’âme s’égale au Tout, c’est-à-dire au monde. »xvi

Selon cette interprétation, la réalité est entièrement offerte au pouvoir de la raison, au pouvoir de l’âme. Elle n’a aucun ‘fond’ qui reste potentiellement obscur, pour l’âme.

« La ‘profondeur’ du logos est la vastité, la capacité, par laquelle il s’égale au monde et établit en droit la profondeur (l’immensité) de la réalité. Βαθὺς : le discours s’étend tellement en profondeur vers le haut ou le bas qu’il peut tout accueillir en lui, comme un abîme dans lequel toute la réalité peut trouver place. De quelque côté que l’âme aille sur le chemin de connaissance vers le dedans ou le dehors, le haut ou le bas, elle ne rencontre pas de limite à sa capacité de faire la lumière. Tout est clair en droit. Le rationalisme de Héraclite est un rationalisme absolu. »xvii

Est surtout absolue, ici, l’incapacité à comprendre le logos dans sa profondeur infinie, dans sa si profonde infinité.

On commence à le voir. Le Logos ne peut être pour Héraclite ni la raison, ni la mesure, ni le discours.

L’âme (psyché) n’a pas de ‘limites’, parce qu’elle a un ‘logos profond’ (βαθὺν λόγον).

L’âme est illimitée, elle est infinie, parce qu’elle est si vaste, si profonde, si large et si élevée que le Logos lui-même peut y demeurer toujours, sans y trouver jamais sa fin, – quel que soit le nombre des parcours ou des discours qu’il peut y tenir…

Pas étonnant que le Logos soit ‘intraduisible’. Il faudrait en théorie, et en bonne logique, pour le ‘traduire’, une périphrase comportant un nombre infini de mots, faits de lettres infinies, et infiniment profondes…

iHéraclite. Fragment D.K. 79. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 164

iiFragment D.K. 79. Traduction de Marcel Conche, in Héraclite PUF, 1986, p.77.

iiiMarcel Conche, Héraclite PUF, 1986, p.77.

ivMarcel Conche, Héraclite PUF, 1986, p.80.

vHéraclite. Fragment D.K. 1. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 145

viHéraclite. Fragment D.K. 50. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 157

viiHéraclite. Fragment D.K. 39. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 155

viiiHéraclite. Fragment D.K. 115. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 172

ixHéraclite. Fragment D.K. 45. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 156

xMarcel Conche, Héraclite PUF, 1986, p.357

xiMarcel Conche, in Héraclite PUF, 1986, p.357.

xiiClémence Ramnoux, Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 119

xiiiClémence Ramnoux, Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 119

xivClémence Ramnoux, Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 119, note 1.

xvMarcel Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.357.

xviMarcel Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.357-359

xviiMarcel Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.359-360

Sagesse séparée


« La sagesse est séparée de touti » a dit Héraclite, dans son style bref.

J’adopte ici la traduction de G.S. Kirk, pour introduire le sujetii. Mais l’original greciii, ‘Sophon esti pantôn kekhorismenon’, conservé dans l’anthologie de Stobée, autorise plusieurs variations significatives, suivant la manière dont on comprend le mot sophon, – qui est grammaticalement un adjectif, au neutre, signifiant ‘sage’.

Voici deux exemples représentatifs de traductions alternatives:

« Ce qui est sage est séparé de toutes choses. »

« Être sage est être séparé de toutes choses. »

Dans ces deux interprétations, on perd l’idée abstraite de ‘sagesse’, et on personnalise le mot sophon, de manière plus concrète, en l’attribuant à une entité (‘ce qui est sage’), ‘séparée de tout’, et donc extérieure à ce monde-ci. Une autre manière de personnaliser est de l’attribuer à un ‘être’ (sage), qui pourrait éventuellement appartenir à ce monde-ci, donc non séparé, – et dont le fait d’être sage le séparerait, en quelque sorte virtuellement.

Clémence Ramnoux propose: « Chose sage est séparée de tout.»

Le spectre des sens de sophon est donc fort large :

La sagesse, – ou la Sagesse . Ce qui est sage. L’Être sage. La Chose Sage.

Le mot sophon n’a pas d’article (défini) dans ce fragment, mais il l’a dans d’autres fragments d’Héraclite. Or si l’on ajoute l’article défini à l’adjectif sophon, il acquiert un sens abstrait, et l’on débouche sur d’autres interprétations allant jusqu’à l’idée de ‘Transcendance’, et l’idée d’un ‘Unique’ :

« Que l’on replace devant chose sage l’article, en l’identifiant à l’Un-la-Chose-Sage, alors la formule touche le but de connaître… une Transcendance ! Qu’on l’entende seulement au sens d’une sagesse humaine, alors la formule dit que : pour les hommes, la manière d’être sage consiste à se tenir séparés de tous ou de tout. Il serait sage de vivre à l’écart des foules et de leur folie. Il serait sage de vivre en écartant la vaine science de beaucoup de choses. Les deux ne sont sûrement pas incompatibles. Mis ensemble, ils reformeraient le sens idéal d’une vita contemplativa : retraite et méditation de l’Unique. »iv

Pour justifier ces interprétations, Clémence Ramnoux étudie les autres occurrences du mot sophon, dans les fragments 32, 50 et 41 d’Héraclite.

De ces rapprochements, elle tire l’assurance qu’avec sophon, on a voulu « désigner le divin avec les mots du fragment 32 », et « sinon le divin, mieux que lui, quelque Chose en dignité d’en refuser le nom. »v

Le Fragment 32 emploie l’expression to sophon (‘le Sage’, ou ‘l’Être sage’, que C. Ramnoux rend par ‘la Chose Sage’) :

« La Chose sage (to sophon) seule est une : elle veut et ne veut pas être dite avec le nom de Zeus. »vi

Le grec donne :

ἓν τὸ σοφὸν μοῦνον λέγεσθαι οὐκ ἐθέλει καὶ ἐθέλει Ζηνὸς ὄνομα.

Hen to sophon mounon legesthai ouk ethelei kai ethelei Zènos onoma.

En traduisant mot-à-mot : « Un le Sage seul, être dit : il ne veut pas, et il veut le nom de Zeus ».

Le Fragment 50 ouvre une autre perspective :

οὐκ ἐμοῦ, ἀλλὰ τοῦ λόγου ἀκούσαντας ὁμολογεῖν σοφόν ἐστιν ἓν πάντα εἶναί

Ouk émou, alla tou logou akousantas homologein sophon estin hen panta einai.

Mot-à-mot : « Non moi, mais le Logos, en écoutant, dire le même, sage est un, tout, être. »

Cinq mots se suivent ici : sophon estin hen panta einai. Sage, est, un, tout, être. Il y a de nombreuses façons de les lier.

S’il n’en tenait qu’à moi, je proposerais la manière la plus directe de traduire, qui serait :

« Sage est Un, Tout, Être ».

L’édition allemande de W. Kranz et l’édition anglaise de G.S. Kirk traduisent :

« En écoutant, non pas moi, mais le Logos, il est sage (sophon estin) de tomber d’accord pour dire (homologeïn)vii: tout est Un (hen panta eïnaï). »

Dans une autre interprétation (celle de H. Gomperz) :

« En écoutant non pas moi, mais le Logos, il est juste de tomber d’accord que l’Un-le-Sage sait tout. »

Clémence Ramnoux suggère une autre interprétation encore:

« En écoutant non pas moi, mais le Logos, tomber d’accord pour confesser la même leçon (tout est un?), c’est la Chose Sage. »viii

Elle ajoute cependant un point d’interrogation à l’expression ‘tout est un’, ce qui montre qu’un doute certain est à l’œuvre ici.

Malgré les différences sensibles d’interprétation que l’on vient de voir, ce qui ressort c’est l’idée que to sophon possède indéniablement un statut magnifié, et qu’il peut être qualifié d’ ‘unique’ et même, implicitement, de ‘divin’.

Le Fragment 41 renforce l’hypothèse d’associer l’idée d’unité à to sophon: « La chose Sage est une seule chose (hen to sophon) : posséder le sens (epistasthaï gnômèn), en vertu duquel tout est conduit à travers tout. »

En reliant les champs sémantiques des quatre fragments, 32, 41, 50, 108, C. Ramnoux tire deux interprétations possibles du message essentiel que Héraclite est censé transmettre : « un sens simple s’énoncerait : Chose Sage est Une, et elle seulement. Un autre : Chose Sage est séparée de tout. »ix

Ces fragments, mis ensemble, portent une vision, visant à saisir la ‘Chose Sage’, sous différents angles.

« Que l’on rassemble les fragments ainsi, et l’on croira reconstituer un récitatif sur le thème de la Chose Sage. Voilà bien ce qu’il faudrait réciter tous ensemble en apprenant la même leçon ! »x

La véritable difficulté est d’éviter de lire Héraclite avec des représentations du monde bien plus tardives, à commencer par celles de Platon et d’Aristote.

Malgré les chausse-trapes, il faut tenter de reconstituer l’esprit de la communauté philosophique à l’époque pré-socratique, la nature de sa recherche :

« Il est permis [d’en] conjecturer la manière d’être : elle consisterait à se séparer et se réunir . Se séparer de qui ? Probablement : la foule et ses mauvais maîtres. Se réunir à qui ? Probablement : les meilleurs et le maître de la meilleure leçon. Se séparer de quoi ? La vaine science de beaucoup de choses. Retrouver quoi ? La bonne façon de dire les choses. C’est une lecture à double sens ! L’éthos héraclitéen n’aliène pas l’homme à la chose présente : au contraire, il le rend mieux présent, et comme en conversation ou en cohabitation avec la chose. (…) Un maître du discours met en mots le sens des choses (…) Mais le mode de penser authentiquement archaïque était probablement encore différent. Pour un bon maître, (…) il convient que le discours se montre avec un visage ambigu, des sens cachés, et des effets à double sens.»xi

Selon Ramnoux, l’intention fondamentale d’Héraclite est d’apprendre à l’homme « à se tenir lointain et prochain à la fois : assez près des hommes et des choses pour ne pas s’aliéner au présent, assez loin pour ne pas être roulé et ballotté dans la circulation. Avec la parole comme une arme pour se défendre contre la fascination des choses, et les choses comme une référence pour mieux tâter le plein des mots. Tel un être entre deux, visant par la fente quelque chose d’introuvable, dont la quête garantit, sans qu’il le sache, sa liberté ! »xii

Ambiguïté ? Obscurité ? Double sens ? Sens caché ?

Sans doute, mais pour ma part je voudrais mettre un coup de projecteur sur le seul mot non-ambigu du fragment 108 : kekhorismenon, ‘séparé’, s’appliquant à une entité mystérieuse, nommée « Sage », et dont les attributs sont l’unité, l’être et la totalité.

Comment peut-on être ‘séparé’ si l’on a pour attribut l’unité, ou la totalité ?

Qu’implique réellement l’idée de séparation dans une pensée qui se veut ‘originelle’ ?

C’est avec ces questions en tête que j’ai entrepris de chercher les occurrence du mot ‘séparer’ dans un corpus très différent, celui du texte biblique.

L’idée de ‘séparer’ est rendue en hébreu biblique par trois verbes, aux connotations très différentes : בָּדַל badal, חָלַק ḥalaq, et פָּרַד pharad

בָּדַל badal s’emploie sous deux formes verbales niphal et hiphil.

La forme niphal s’emploie avec une nuance passive ou réfléchie : 1° ‘se séparer, s’éloigner’ : « séparez-vous des peuples du pays » ( Esdr 10,11)

2° ‘être séparé, distingué, choisi’ : « Aaron fut choisi » (1 Chr. 23,13) ; ‘être exclu’ : « il sera exclu de l’assemblée de ceux qui revenaient de captivité » (« Esdr 10,8 ).

La forme hiphil a une nuance causative, active :

1° ‘séparer, arracher’ : « le voile vous séparera » (Ex 26,33 ) ; « qu’il serve de séparation entre les eaux et les eaux » (Gen 1,6 ).

2° ‘savoir, distinguer, discerner’ : « pouvoir distinguer entre ce qui est impur et ce qui est pur » (Lév 11,47)

3° ‘séparer, choisir ; exclure’ : « Je vous ai séparés des autres peuples » (Lév 20,26 ) ; « L’Éternel a choisi la tribu de Lévi. » (Deut 10,8) ; « L’Éternel m’exclut de son peuple » (Is 56,3).

Dans cette acception, ‘séparer’, c’est ‘choisir’, ‘distinguer’, ‘discerner’, ‘élire’ (ou ‘exclure’).

חָלַק ḥalaq apporte une autre gamme de sens, autour des notions de ‘partage’, de ‘division’ :

1° ‘partager, accorder, donner’ : « Ils partagèrent le pays » (Jos 14,5 ) ; ‘être divisé ‘: « Leur cœur est divisé, ou s’est séparé de Dieu » (Osée 10,2)

2° ‘partager, distribuer’ : « Et le soir il partagea la proie » ( Gen 49,27) ; « Et il distribua à tout le peuple » (2 Sam 6,19) ; ‘disperser’: « Je les diviserai dans Jacob » (Gen 49,7 ), « La face de YHVH les a dispersés » (Lam 4,16)

Quant au verbe פָּרַד pharad, il s’emploie dans un sens intensif ou réflexif.

1° (Niphal) ‘se séparer’ : « sépare-toi, je te prie, d’avec moi » (Gen 13,9), « Celui qui se sépare (de Dieu) cherche ses désirs » (Prov 18,1)

2° ‘se répandre , être dispersé’ : « Ceux-ci se répandirent dans les îles » (Gen 10,5)

3° ’séparer’ avec des nuances intensives ou causatives (piel) : « Ils se séparent de leurs femmes » (Osée 4,14), « Un peuple qui reste séparé entre les nations » (Est 3,8) ; (hiphil) « Jacob sépara les agneaux » (Gen 30,40) ; et (hithpaël) : « tous mes os se sont séparés » (Ps 22,15).

Les sens bibliques attachés au verbe ‘séparer’ incluent les nuances suivantes : ‘éloigner, choisir, exclure’ mais aussi ‘savoir, distinguer, discerner’, ou encore ‘partager, distribuer’ , et encore ‘être dispersé’ ou ‘se répandre’.

On peut assez aisément appliquer toutes ces nuances à une entité qui serait la Sagesse (divine).

La Sagesse, en effet, distingue, discerne, sait; elle peut être partagée, répandue, distribuée ;

elle peut s’éloigner, élire ou exclure.

Mais quel est le sens véritablement originaire qui s’applique à la Sagesse?

Pour tenter de répondre, j’ai consulté tous les versets bibliques qui comportent le mot ‘sagesse’ (okhma). Il y en a plusieurs centaines.

J’ai sélectionné ceux d’entre eux dont le sens est le plus ‘ouvert’ – contenant une invitation implicite à approfondir la recherche, et je les ai regroupés en quatre catégories :

La Sagesse comme ‘mystère’ et ‘secret’ ; la Sagesse comme ‘compagne du Créateur’ ; la Sagesse comme ‘personne avec qui dialoguer’ ; et la sagesse comme ‘faculté de l’esprit’

Voici par exemple quelques versets assimilant la Sagesse au mystère ou au secret :

« S’il te dévoilait les secrets de la Sagesse » (Job 11,6)

« Mais la Sagesse, d’où provient-elle ? » (Job 28,12)

« Ne dites donc pas : nous avons trouvé la sagesse » (Job 32,13)

« Fais silence et je t’enseignerai la sagesse » (Job 33,33)

« Dans le secret tu m’enseignes la sagesse » (Ps 51,8)

« Puis je me mis à réfléchir sur la sagesse » (Qo 2,12)

Il y a par ailleurs des versets où la Sagesse semble accompagner le Créateur dans sa tâche :

« Il fit les cieux avec sagesse » (Ps 136,6)

« Esprit de sagesse et d’intelligence » (Is 11,2)

« Établi le monde par sa sagesse » (Jér 10,12)

« C’est que tu abandonnas la Source de la Sagesse ! » (Bar 3,12)

« YHVH par la sagesse a fondé la terre » (Pr 3,19)

Il y a aussi des versets où la Sagesse est présentée comme une personne, capable d’interaction avec les hommes :

« Dis à la sagesse : tu es ma sœur ! » (Pr 7,4)

« La Sagesse crie par les rues » (Pr 1,20)

« La Sagesse n’appelle-t-elle pas ? » (Pr 8,1)

Il y a enfin les versets où la sagesse est considérée comme une faculté de l’esprit :

« Donne-moi donc à présent sagesse et savoir » (2 Chr 1,10)

« Qui donne aux sages la sagesse » (Dan 2,21)

« Intelligence et sagesse pareille à la sagesse des dieux » (Dan 5,11)

Pour faire bonne mesure j’ajoute ici quelques versets de textes bibliques, qui ne sont pas reconnus par les Massorètes comme faisant partie du Canon des Écritures du judaïsme, mais qui appartiennent aux textes reconnus par le catholicisme – en l’occurrence le Livre de la Sagesse et le texte du Siracide (Ben Sirach) :

« La Sagesse est un esprit ami des hommes » (Sg 1,6) [Personne]

« Ce qu’est la Sagesse et comment elle est née, je vais l’exposer; je ne vous cacherai pas les mystères, mais je suivrai ses traces depuis le début de son origine, je mettrai sa connaissance en pleine lumière, sans m’écarter de la vérité. » (Sg 6,22) [Mystère, Secret]

« Car plus que tout mouvement la sagesse est mobile » (Sg 7,24) [Mystère, Secret]

« Avec toi est la Sagesse qui connaît tes œuvres » (Sg 9,9) [Compagne du Créateur]

« Mais avant toutes choses fut créée la sagesse » (Sir 1,4) [Compagne du Créateur]

« La racine de la sagesse à qui fut-elle révélée ? » (Sir 1,6) [Mystère, Secret]

« La Sagesse élève ses enfants » (Sir 4,11) [Personne]

« Sagesse cachée et trésor invisible » (Sir 20,3) [Mystère, Secret]

Et enfin, voici quelques extraits du Nouveau Testament, – surtout des textes de Paul:

« Et la Sagesse a été justifiée par tous ses enfants » (Luc 7,35) [Compagne du Créateur]

« C’est d’une sagesse de Dieu, mystérieuse, demeurée cachée » (1 Co 2,7) [Mystère, Secret]

« Vous donner un esprit de sagesse et de révélations » (Eph 1,17) [Faculté de l’esprit]

« Tous les trésors de la sagesse et de la connaissance » (Col 2,3) [Faculté de l’esprit]

« Remplis de l’Esprit et de sagesse » (Act 6,3) [Faculté de l’esprit]

Si l’on revient à l’intuition de la « sagesse séparée » telle qu’imaginée par Héraclite, on voit qu’elle est parfaitement compatible avec les représentations de la Sagesse comme relevant du [Mystère], comme [Compagne du Créateur] et comme [Personne].

Mais là où le judaïsme joue avec l’idée d’une sorte de dédoublement du divin entre la fonction du Créateur et le rôle de la Sagesse (qui est, rappelons-le, l’une des Sefiroth de la Cabale juive), la mystique métaphysique d’Héraclite ne voit qu’Unité et Totalité divines.

Ce n’est pas le moindre résultat de cette recherche, que de trouver chez l’un des plus éminents penseurs grecs pré-socratiques, une intuition aussi extrême de la transcendance de la Sagesse, et de son Unité avec le Divin.

La Sagesse, qui est par excellence ‘séparée’, est aussi ce qui est le plus ‘un’…

i Fragment B 108

iiClémence Ramnoux. Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres. Paris, 1968, p.247

iiiἩρακλείτου. ὁκόσων λόγους ἤκουσα, οὐδεὶς ἀφικνεῖται ἐς τοῦτο, ὥστε γινώσκειν ὅτι σοφόν ἐστι πάντων κεχωρισμένον. (Stobée, Anthologie, III, 1, 174)

ivClémence Ramnoux. Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres. Paris, 1968, p.247

vClémence Ramnoux. Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres. Paris, 1968, p.248

vi ἓν τὸ σοφὸν μοῦνον λέγεσθαι οὐκ ἐθέλει καὶ ἐθέλει Ζηνὸς ὄνομα.

viiOu si l’on joue avec le mot homologeïn : ‘pour dire d’une même voix’, ou ‘pour dire de même que le Logos’

viiiClémence Ramnoux. Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres. Paris, 1968, p.243

ixClémence Ramnoux. Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres. Paris, 1968, p.248

xClémence Ramnoux. Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres. Paris, 1968, p.248

xiClémence Ramnoux. Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres. Paris, 1968, p.248-249

xiiClémence Ramnoux. Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres. Paris, 1968, p.249

Flying Without Wings


Minding one’s own mind is a difficult art. One must juggle with the uncontrolled power of ideas, the tyranny of imagination, the empire of reason, the excesses of imitation, and the probable (in-)adequacy of the mind to reality.

One must also consider the conformation of the soul’s desire to her true end. The soul is basically a mystery to herself. How could she unravel mysteries far from her attainment, when she is evidently unable to understand herself, or to escape the grip of her drifting imagination?

The myth, it seems, may be for the soul an alternative path of research. It is one way to escape the tyranny of the déjà vu and its consequences. A way to set her free, while giving in to her vertigo.

Here is an example.

In the Timaeus, Plato describes the power that the soul exerts over the body, and in the Phaedrus, he deals with the soul liberated from the body.

On the one hand, the soul is in charge of the body into which it has descended. On the other hand, the soul freed from the body travels through the heavens and governs the world. So doing, she binds herself to celestial souls.

Her liberation is accompanied by frankly enigmatic phenomena:

« Where does it come from that the names of mortal and also immortal are given to the living, that is what we must try to say. Every soul takes care of everything that is devoid of a soul and, on the other hand, circulates throughout the whole universe, presenting herself there sometimes in one form and sometimes in another. However, when she is perfect and has her wings, it is in the heights that she walks, it is the whole world that she administers. »i

The soul « has her wings » and is called to administer the « whole world ». What does that mean?

By commenting on this passage, Marsilio Ficino brings it closer to another text by Plato which states in a rather obscure way:

« The need for intelligence and the soul united to intelligence exceeds all necessity. »ii

This comment requires an explanation.

When the soul is liberated, that is, when she leaves the body, she takes advantage of this freedom to unite herself « necessarily » to the intelligence. Why « necessarily »? Because in the spiritual world there is a law of attraction that is analogous to the law of universal attraction in the physical universe. This law is the law of the love that the free soul « necessarily » feels for the (divine) intelligence.

When she unites with the ‘intelligence’, the soul becomes « winged ». She can do anything, including « administering the whole world ».

This explanation doesn’t explain much, actually.

Why is the « perfect » soul, « winged », called to « administer the whole world »?

In reality, the mystery is thickening. The Platonic myth only opens doors to other, more obscure questions.

Two thousand years after Plato, Marsilio Ficino proposed an interpretation of these difficult questions:

“All reasonable souls possess an upper part, spiritual, an intermediate part, rational, a lower part, vital. Intermediate power is a property of the soul. Spiritual power is a ray of higher intelligence projected on the soul, and in turn reflected on the higher intelligence. The vital power is also an act of the soul reflecting on the body and then repercussions on the soul, just as sunlight in the cloud is, according to its own quality, a light, but as it emanates from the sun, is ray, and as it fills the cloud, is whiteness.”iii

The thicker the mystery gets, the more images multiply!

Ray, light and whiteness represent different states of intelligence mixing with the mind (the ray becomes light), and of spirit mixing with the world and matter (light becomes whiteness).

We may also understand that the « ray » is a metaphor of the (divine) intelligence, that the « light » is a metaphor of the power of the (human) spirit, and that whiteness is a metaphor of the vital power of the soul. These images (ray, light, whiteness) have a general scope, – which applies to the world as well as to the mind.

So is the myth.

The myth is like a « light », generated by a « ray » striking the mind, and generating « whiteness » in it (i.e. revelation).

The « ray », the “light”, the “whiteness” are images, metaphors, for the Word (Logos), the Myth (Mythos), and Reason (Logos, again), as various degrees of illumination.

Is this explanation enlightening enough?

If not, you will have to learn to fly, without wings, radar and GPS, in the nights and fogs of the world.

i Phaedrus 246 b,c

iiPlato. Epinomis 982 b

iiiMarsilio Ficino Platonic Theology, 13,4

Being Horizons


Man, stars, wisdom, intelligence, will, reason, mathematics, quarks, justice, the universe, have something precious in common: “being”. Arguably, they all have specific forms of “existence”, though very different. The diversity of their distinctive types of “being” may indeed explain their distinctive roles in the (real) world.

One could assume that the word “being” is much too vague, too fuzzy, too neutral, by allowing itself to characterize such diverse and heterogeneous entities. The verb “to be” has too many levels of meaning. This is probably a direct effect of the structure of (here English) language. For, despite an apparent homonymy, the “being” of man is not the “being” of the number pi, and the “being” of the Cosmos as a whole does not identify itself with the “being” of Wisdom or Logos.

Sensitive to this difficulty, Plato sought to analyze the variety of possible “beings” and their categories. He defined five main genres of the “Being”, which were supposed to generate all other beings through their combinations and compositions.

The first two types of “Being” are the Infinite and the Finite. The third type results from their Mixing. The Cause of the Mixing represents the fourth genre. The fifth genre is Discrimination, which operates in the opposite way to Mixing.

Infinite, Finite, Mixing, Cause, Discrimination. One is immediately struck by the heterogeneity of these five genres. It is a jumble of substance and principle, cause and effect, union and separation. But it is undoubtedly this wild heterogeneity that may give rise to a power of generation.

With its five genres, “Being” is a primary category of our understanding. But there are others.

Plato, in the Sophist, lists them five all together: Being, Same, Other, Immobility, Movement.

The Being expresses the essence of everything; it defines the principle of their existence.

The Same makes us perceive the permanence of a being that always coincides with itself, and also that it can resemble, in part, other beings.

The Other attests that beings differ from one another, but that there are also irreducible differences within each being.

TheImmobility reminds us that every being necessarily keeps its own unity for a certain duration.

The Movement means that every being has a ‘potential’ for ‘action’.

Five kinds of “Being”. Five “categories” of (philosophical) understanding. Oh, Platonic beauties!

This is only a starting point. If we are to accept their power of description, we must now show that from these “genres” and these “categories”, we may induce all the realities, all the creations, all the ideas, all the possible…

As a serendipitous thought experiment, let us conjugate these five « categories » of understanding with the five genres of “being”, in hope of bringing out new and strange objects of thought, surprising, unheard of, notions.

What about imaginary alloys such as: “Moving Cause”, “Mixed Same”, “Other Finite”, “Discriminate Being”, “Immobile Infinite”, “Cause of Otherness”, “Moving Finite”, “Infinite Otherness”, “Infinite Mixed”, “Immobile Discrimination”, or “Discriminate Immobility”?

A general principle emerges from these heuristic combinations : an abstraction piggybacking another abstraction generates “ideas”, that may make some sense, at least to anyone ready to give some sort of attention, it seems.

What do these language games teach us? It shows that genres and categories are like bricks and cement: assembled in various ways, they can generate shabby cabins or immense cathedrals, calm ports or nebulous clouds, dry chasms or acute bitterness, somber jails or clear schools, clumsy winds or soft mountains, hot hills or cold incense.

There are infinite metaphors, material or impalpable, resulting from the power of Platonic ideas, their intrinsic shimmering, and the promise of being “horizons”.

De la Mystique Quantique et de la Mort d’Empédocle


Ce n’est pas parce que le mystique n’a rien à dire qu’il se tait. Il se tait parce qu’il sait qu’il a beaucoup à dire, et qu’il ne sait pas comment le dire, tant son expérience le « dépasse ».

L’ineffabilité de l’expérience et le silence de l’expérimentateur ne sont pas de même nature.

Comment parler de l’ineffable ?

La réalité du monde est déjà, à l’évidence, ineffable. Comment la dire ?

L’âme paraît plus ineffable encore… Qu’en dire ?

Alors, qui dira ce qui les dépasse absolument, et les transcende infiniment?

Un certain Parménide s’est fait jadis une réputation durable en identifiant (philosophiquement) la pensée à l’être.

Mais la pensée, rétorquerons-nous, n’est pas en mesure de concevoir la nature de ce qui lui échappe, par nature. Et l’être (pris dans toute sa totalité) n’est certes pas de même nature que la pensée, dont l’être (ou l’essence) n’est que l’une des modalités de l’être.

Pour le dire en style biblique : il y a de nombreuses demeures dans la maison de l’être.

La pensée (consciente) n’habite que l’une des nombreuses « demeures » de l’être, et la « maison » de l’être elle-même est bien plus vaste que tous les rêves pensés, et bien plus haute que ses plus profonds sommeils.

Les deux métaphores de la « demeure » et de la « maison », dans le passage de Jean qui les a rendues célèbres, loin d’asseoir notre mental, de lui donner une sorte d’assurance (foncière), de certitude (immobilière), d’ancrage dans un « lieu » (sédentaire), introduisent immédiatement dans le texte original un ballet tournoyant de mouvements, une valse d’images mobiles, mêlant « départ », « aller », « retour », « chemin », et « passage » :

« Dans la maison de mon Père, il y a beaucoup de demeures ; sinon, est-ce que je vous aurais dit : ‘Je pars vous préparer une place’ ? Quand je serai allé vous la préparer, je reviendrai vous prendre avec moi ; et là où je suis, vous y serez aussi. Pour aller où je m’en vais, vous savez le chemin. » Thomas lui dit : « Seigneur, nous ne savons même pas où tu vas ; comment pourrions-nous savoir le chemin ? » Jésus lui répond : « Moi, je suis le chemin, la vérité et la vie ; personne ne va vers le Père sans passer par moi. »i

Si Jésus est le « chemin », on est en droit de demander où sont alors les « demeures » de l’être et de la pensée ?

Et, désormais pénétrés de la dialectique de l’Évangile johannique, on pourrait aussi légitimement demander si ces « demeures » ne sont pas plutôt le « chemin » lui-même, ou la « vérité », ou encore la « vie » même – et réciproquement, si « chemin », « vérité » et « vie » ne sont pas nos mouvantes, véritables et vivantes « demeures »?

On voit ici que les métaphores, philosophiques ou théologiques, du « lieu », de la « maison », ou de la « demeure », créent instantanément dans l’esprit les idées, nécessairement duales, de « mouvement », de « déplacement », de « cheminement ».

De cela, l’on déduira qu’un « lieu » (en latin locus, en grec topos) habité par la pensée biblique (ou par la conscience spirituelle) renvoie illico à la nécessité (métaphorique) d’un « départ » (subreptice), d’un « exode » (« hors d’Égypte »), d’un « passage » (de la « Mer rouge »), ou d’une « fuite » (« en Égypte »)…

Dans les mondes psychiques, un lieu crée un mouvement; le locus engendre le motus; le topos génère le tropos

Ces métaphores sont intrinsèquement « intriquées ». On ne peut concevoir les unes sans les autres. Elles se propagent dès lors, liées en groupe, dans l’esprit, et révèlent par là une propriété fondamentale du monde psychique : la solidarité et l’unité fusionnelle de tous les phénomènes qu’il fait naître.

Pour donner une analogie de la ‘mécanique’ de ce monde psychique, de ce monde de métaphores vivantes, on dira qu’elle semble être ‘quantique’ : le dualisme des « tropes » est formellement analogue aux dualités onde/corpuscule ou position/quantité de mouvement de la mécanique quantique…

De cela, l’on déduira aussi que les « lieux » que sont le « monde », ou le «Cosmos» tout entier, ou encore « l’être » ou « l’âme » de l’homme, ne sont pas simplement des « lieux », mais sont aussi, nécessairement, des « chemins », des « vérités », des « vies ».

De cela, l’on pourra encore conclure que l’on est en droit de comparer la nature des « lieux » et des « cheminements » que sont (métaphoriquement) le monde (le Cosmos) et l’homme (l’Anthropos), avec la nature des « lieux » et des « chemins » de l’Être divin (le Theos).

D’où la question : d’un tel « Être divin », quel est le « Lieu » ? Quel est le « Chemin » ?

Que peut-on réellement dire de ce « Lieu », de ce « Chemin », du point de vue cosmique et anthropique, et en vertu de quelle connaissance ?

Que ce « Lieu » est celui du « Très-Haut », puisqu’on le nomme Elyon ou Elohim ? Et donc que ce « Lieu » n’est pas celui d’un « Très-Bas », d’un « Très-Humble »?

Que ce « Chemin » est celui qui transcende toutes les voies, toutes les voix, comme l’indique le nom imprononçable YHVH ?

Que ce « Lieu » n’est présent que dans sa « Présence », sa Shekinah seule?

Que ce « Lieu » vit dans la permanence incarnée des 600.000 lettres de sa Torah ?

Que ce « Chemin » vit et fourmille de l’innombrable mobilité, de l’infinie voix des commentaires auxquels la Loi donne « lieu » ?

Toutes ces métaphores sont juives.

Les chrétiens en ont d’autres, un peu analogues :

Le « Lieu » est à l’Origine, au Commencement. Il est le «Verbe» du Dieu créateur (le « Père »).

Le « Chemin » est celui de son « Esprit » (le « Vent » de Dieu qui souffle où il veut), et celui de son Logos, ou encore celui de son « Incarnation » dans le Monde, celui de Son « Fils ».

De toutes ces images, théologico-poétiques, on retiendra que la Vie (de l’esprit) est bien plus large, bien plus haute, bien plus profonde que la Réalité. On en induira que la Vie n’est certes pas « dans » la Réalité. C’est bien plutôt la Réalité qui est en quelque sorte « dans » la Vie.

La Vie dépasse de tous les côtés ce que l’on appelle la Pensée, la Conscience ou la Connaissance, dont il faut voir l’impuissante inadéquation à rendre compte de ce qui les dépasse, et l’incapacité à appréhender effectivement la Totalité de ce qui leur échappe.

Il faut prendre toute la « mesure » des écarts (a priori in-comblables) entre Vie, Réalité, Conscience et Pensée, non pour s’en désoler, mais pour situer ces concepts à leur vraie place, les assigner à leurs « lieux » propres.

C’est seulement alors, quand la Vie, la Réalité, la Conscience et la Pensée occupent respectivement leurs « lieux » essentiels, que l’on peut commencer de rêver des voies autres, de tenter de nouveaux « exodes », de « cheminer » par l’esprit hors de ces « lieux ».

Quelles autres voies seraient-elles alors possibles? Quels nouveaux exodes impensables, ou seulement encore impensés?

Une telle voie serait-elle « l’expérience mystique » d’un chacun, par exemple, un passage renouvelé, démocratisé, de la « Mer rouge », loin des pharaons du réel ?

Peut-être. Mais aussitôt les maîtres à penser nous mettent en garde : l’expérience mystique, disent ceux qui en parlent philosophiquement (mais pas toujours en connaissance de cause), est certainement une « expérience », mais ajoutent-ils, sûrs d’eux-mêmes, assertoriques, « ce n’est pas une connaissance »ii.

On reste libre cependant d’imaginer qu’une expérience (mystique) des confins des mondes et de leurs au-delà, des hauteurs indicibles, du divin même, possède intrinsèquement quelque forme de connaissance, parfaitement réelle, irréfutable.

Certes, une telle « forme de connaissance » ne serait pas une connaissance formelle ou formulable, mais ce serait une connaissance tout de même, et en tout cas largement supérieure au babil sans fin des fats, et aux rodomontades des cuistres et des arrogants.

L’expérience (mystique) aux limites est d’abord une expérience des limites de toute connaissance, et donc, en tant que telle, c’est une connaissance claire, nette, de ce qui dans toute connaissance, quelle qu’elle soit, est foncièrement limitée, et donc intrinsèquement surpassable.

Ce premier résultat est déjà en soi une excellente entrée en matière, dans les sentiers difficultueux que nous devons emprunter…

Mais il est loin d’être acquis… Raimon Panikkar, pour sa part, préfère cloisonner radicalement l’expérience, la réalité, la conscience et la « mystique » :

« J’ai dit que l’expérience n’a pas d’intermédiaires et nous met en contact immédiat avec la réalité, mais au moment où nous devenons conscient de cette expérience, de telle sorte que nous pouvons en parler, alors nous entrons dans le champ de la conscience, et nous abandonnons la mystique. »iii

Contre ce point de vue, je voudrais affirmer que la séparation dichotomique entre « conscience » et « mystique » est arbitraire, et à mon avis injustifiée, du point de vue du bénéficiaire de l’expérience mystique elle-même.

L’expérience mystique est bien une « expérience », mais sui generis, hors de tout repère réel, hors de tout « contact immédiat avec la réalité ».

Au moment où l’expérimentateur (mystique) devient « conscient » de cette expérience, on ne peut pas dire qu’il entre alors « dans le champ de la conscience », comme le suggère Panikkar.

En effet, il est alors « conscient » de son expérience ineffable, mais il est aussi « conscient » que cette expérience est et restera ineffable. Il est « conscient » qu’elle est d’ailleurs seulement en train de commencer, et que le voyage qui s’annonce sera périlleux, – et peut-être même sans retour (dans la « conscience »).

Au moment où l’expérience (mystique) commence, la conscience de ce commencement commence. Mais on ne peut pas appeler cela une simple «entrée dans le champ de la conscience ».

L’expérience ne fait en effet que seulement « commencer ». C’est le point zéro. Il reste à affronter l’infini, c’est une longue route, et on ne le sait pas encore. L’expérience va encore durer longtemps (toute une nuit, par exemple) et pendant tout ce temps, la conscience de l’expérimentateur sera totalement submergée par des flots, des océans, des galaxies liquides, puis des ultra-cieux et des méta-mondes.

Jamais il ne reprend pied, dans cette noyade par le haut, dans cette brûlure immense de l’âme, dans cette sublimation de l’être.

Mais à aucun moment, il ne peut se dire à lui-même qu’il entre alors, simplement, « dans le champ de la conscience ».

Tout ce qu’il peut dire, à la rigueur, c’est qu’il entre dans le champ de la conscience de son ineffable inconscience (métaphysique, absolue, et dont il ne sait absolument pas où elle va le mener).

Il est certes nominalement « conscient » (ou plutôt « non totalement inconscient »), et à partir de cette conscience nominale, minimale, il voit qu’il est en réalité presque totalement réduit à l’inconscience fusionnelle avec des forces qui le dépassent, l’écrasent, l’élèvent, le transcendent, et l’illuminent.

Contrairement à ce qu’affirme Panikkar, il est donc possible pour le mystique de se trouver dans un état paradoxal où se mêlent intimement et simultanément, quoique avec des proportions variées, l’« expérience » (mystique ), la « conscience » (de cette expérience), la « réalité » (qui les « contient » toutes les deux) et l’« inconscient » (qui les « dépasse » toutes les trois).

Cet état si particulier, si exceptionnel, on peut l’appeler la « découverte de l’état originel du Soi ».

Le « Soi » : C.G. Jung en a beaucoup parlé. La tradition védique l’appelle ātman.

Une célèbre Upaniṣad dit à propos du « Soi » qu’il est « le connaisseur de tout, le maître intérieur, l’origine et la fin des êtres » et précise ainsi sa paradoxale essence:

« Ne connaissant ce qui est intérieur, ni connaissant ce qui est extérieur, ni connaissant l’un et l’autre ensemble, ni connaissant leur totalité compacte, ni connaissant ni non-connaissant, ni visible ni inapprochable, insaisissable, indéfinissable, impensable, innommable, essence de la connaissance de l’unique Soi, ce en quoi le monde se fond, en paix, bienveillant, unifié, on l’appelle Turīya [le ‘Quatrième’]. C’est lui, le Soi, qu’il faut percevoir. »iv

Pourquoi l’appelle-t-on le « Quatrième » ? Parce que cet état vient après le « premier » qui correspond à l’état de veille, après le « deuxième » qui définit l’état de rêve, et après le « troisième » qui désigne l’état de sommeil profond.

Mais comment diable peut-on savoir tout cela, toutes ces choses incroyables, tous ces mystères supérieurs, et les exposer ainsi, sans fards, au public ?

En fait rien n’est vraiment dit, assené. Tout est plutôt non-dit, tout ce qui est dit est présenté d’abord comme une négation. Rien n’est expliqué. Il nous reste à faire le principal du cheminement, et à comprendre de nous-mêmes. Tout repose sur la possible convergence de ce qui est « dit » (on plutôt « non dit ») avec l’intuition et la compréhension intérieure de « celui qui a des oreilles pour entendre ».

Entre des « univers » si éloignés, des « réalités » si difficilement compatibles (la veille, le rêve, le sommeil profond, le Soi), l’humble « conscience » est l’entité médiatrice à qui l’on peut tenter de se fier, pour établir la condition de ce cheminement, de cet entendement.

Mais l’expérience mystique, on l’a vu, a beaucoup de mal à se laisser réduire au champ étroit de « l’humble conscience ». L’« humble conscience » (en tant que sujet actif du champ de conscience de l’individu) ne peut recevoir que quelques rayons de ce soleil éruptif, aveuglant, et fort peu de son énergie outre-humaine, tant une irradiation pleine et totale lui serait fatale.

L’expérience mystique montre surtout, de façon incandescente, que l’Être, pour sa plus grande part, et dans son essence, n’est pas intelligible. Elle disperse et vaporise la pensée humaine, en myriades d’images sublimées, comme un peu d’eau jetée dans la fournaise du volcan.

Dans le cratère de la fusion mystique, des pans inimaginables de la Totalité bouillonnent et échappent (presque totalement) à la conscience humaine, écrasée par son insignifiance.

Empédocle, pour découvrir ces amères et brûlantes vérités, paya de sa vie. Suicide philosophique ? Transe extatique ? Fureur gnostique ?

Il est cependant fort probable qu’Empédocle ne soit pas mort en vain, et que d’infimes particules infra-quantiques, transportant quelque infinitésimale portion de sa conscience, ont jailli pour toujours, au moment où elle s’illumina dans la lave de l’Etna.

Il est vraisembable qu’elles continuent, aujourd’hui et demain, de voyager vers les confins.

Une âme vive, aux ailes ardemment séraphiques, mue ou motivée par des chérubins, pourrait même, le cas échéant, se lancer à leur poursuite.

iJn 14, 2-6

iiCf. par exemple : « The mystical is certainly also an experience, but it is not knowledge. » Raimon Panikkar. The Rythm of Being. The Unbroken Trinity. Ed. Orbis Books. NY. 2013, p. 247

iiiRaimon Panikkar. The Rythm of Being. The Unbroken Trinity. Ed. Orbis Books. NY. 2013, p. 247

ivMaU 7. Trad. Alyette Degrâces (modifiée), Ed. Fayard, 2014, p.507-508.

Les mots et la mort


Il y a une mystérieuse affinité entre les mots et la mort. Les mots renvoient par leur nature même, qui est d’être partie d’un langage, à la permanence (supputée) d’un Logos, à cette raison qui relie, et à la mémoire qui ne veut mourir. Les mots portent tous en eux, au moins symboliquement, une sorte d’aspiration à l’universel, et à la vie éternelle, par-delà les idiosyncrasies, les particularismes, les ethnocentrismes, les décadences, — et les barbarismes.

Les mots, quoi qu’on en dise, témoignent au fond d’une volonté inconsciente (quoique souvent inaboutie, fugace) de se souvenir, de transmettre et de dire l’avenir. Par leur être verbal, solidaire, total, les mots s’opposent aux vies individuelles, partielles, émiettées, et surtout saisies dans des rets, toujours tendus, entre naissance improbable et mort assurée.

Les mots s’engendrent volontiers eux-mêmes, copulant sans retenue, entre les virgules, les points et les blancs de la page, où sans retenue ils prolifèrent, ils pullulent.

La mort se résume, par contraste, à un seul point apparemment final, dans le livre de vie, souvent composé de chapitres non terminés, de paragraphes décousus, de lignes tronquées.

Oui, vraiment ,les mots sont l’exact contraire de la mort, du point de vue ontologique comme du point de vue phénoménologique. Ils vivent, ces êtres cannibales, de notre propre vie. Et quand ils nous ont bien sucé la moelle, quand ils ont épongé l’encre de notre sang, ils laissent de côté nos dépouilles, et, parasites avides, ils cherchent d’autres bouches, d’autres souffles, d’autres âmes à investir.

Bien sûr les mots meurent aussi, un peu, à chaque fois qu’un homme meurt. Mais c’est d’une petite mort, une mort pour de rire, que les mots meurent. Ils reprennent vite du poil de la bête avec les nouvelles générations de parleurs. Ils oublient derechef les lèvres fanées qui les murmuraient encore dans l’agonie, ou qui criaient des cris étranglés dans les affres (littéralement) indicibles de la fin, — préférant venir habiter des bouches fraîches, des langues pulpeuses, des joues incarnat et des dents de lait.

Ils préfèrent, nul n’en doute, se laisser emporter par le souffle puissant des gorges profondes et le rythme sûr de cœurs neufs.

Ces mots mêmes que j’écris là, pour vos yeux, lecteur, alors que je suis encore bien vivant, pressentent déjà, par quelque mystérieuse antenne, qu’un jour je serai bien mort, et qu’eux seront encore vivants, quoique quand même un peu morts, blessés par toutes les morts de ceux qui les ont parlés.

Bien qu’ils ne savent pas clairement ce que signifient ces morts, puisque ils vivent d’une vie de papier et de raison, les mots savent cependant qu’ils meurent aussi toujours un peu, quand l’un de leurs locuteurs, l’un de leurs parleurs, meurt.

Ils ne le savent pas clairement, mais ils le devinent obscurément, parce que je les ai couchés ici, pensant cela. Ils ne le savent pas mais ils le sentent par mille fibres.

Ils ne savent pas clairement mais ils pressentent que, peut-être, quelqu’un les lira, ces mots (eux encore vivants, moi déjà mort), et considérera avec distance et commisération ces phrases désormais caduques, par la mort anémiées, en attente d’anéantissement, jetées indifféremment dans la fosse commune, la fosse de la mort à tout vivant promise, et même aux mots.

Les phrases qui précèdent peuvent sans dommage être lues d’un œil froid, le sourire aux lèvres, – comme un laborieux hommage de ma part à Platon, qui sut dire sur la mort beaucoup plus en peu de mots:

« Il est bien vrai que ceux qui, au sens exact du terme, se mêlent de philosopher s’exercent à mourir et que l’idée même d’être mort est pour eux, moins que pour personne au monde, objet d’effroi. »i

iPlaton. Phédon 67 e

The 24-letters Names of God


Apocalyptic and esoteric books have a definite taste for the ‘names’ of God and for His multiple ‘attributes’.

These ‘names’ are supposed to embody aspects of the divine essence.

You might think they are immutable by nature, but human language and human-made names are not immutable, by nature, so the names keep changing.

Philo of Alexandria devoted a whole book (De mutatione nominum) precisely to the question of changing names in the Bible.

Examples abound. Abram becomes Abraham, Sarai is renamed Sarah, and Jacob Israel.

In this book, Philo dealt with the important question of the names that God gave to himself.

About the specific name that God revealed to Moses, « I am that I am » (Ex 3,14), Philo has this comment: « It is equivalent to : my nature is to be, not to be said ».

In the original Hebrew, Ex 3,14 reads: אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה « Ehyeh asher ehyeh« .

A literal translation might sound like: « I am who I am », — or « I shall be who I shall be », since « ehyeh » is the 1st person of the present-future of the verb to be, — if we want to somewhat preserve the Hebrew idiosyncrasy of the original text.

We could also simply focus on the word ehyeh that doubly expresses the notion of « Being », in two different modalities: « I am ‘I AM’ « .

We could then assume that God’s name might be ‘I AM’, which may be confirmed by the fact that God also said to Moses, just immediately after:

« Thus shalt thou say unto the children of Israel: I AM hath sent me unto you. »i

In the Exodus, God clearly affirms a key aspect of his essence through his Name. This essence is « Being ».

In John’s Gospel, another aspect of the essence of God is given: Word, or Logos.

« In the beginning was the Word, and the Word was with God, and the Word was God. »ii

But can this Word be His Name?

It does not seem so, at least if we consider what John quotes about Jesus addressing God:

« I have manifested thy name (onoma) unto the men, which thou gavest me out of the world. Thine they were, and thou gavest them to me; and they have kept thy word (logon). « (John 17, 6).

Clearly, here, the Word (Logos) is not the Name (Onoma).

The Name is ‘manifested’. The Word is ‘kept’.

What does that mean?

The Name embodies the very ‘presence’ of God, it « manifests » his presence.

In many texts, the Hebrew word Shekhina is used to celebrate God’s Presence’.

But the Word is something else entirely. It is neither the Name nor the Presence.

What is it then?

It is what was « in the Beginning », — and what was « with God », — and what was « God ».

More complex, admittedly.

Something else entirely than ‘just a Name’.

Logos is not God’s Name, and Logos is not God’s Shekhina.

Jesus also said to God: « And now I am no more in the world, but these are in the world, and I come to thee. Holy Father, keep through thine own name (onoma) whom thou hast given me, so that they may be one, as we are. « (John 17, 11)

According to John’s original text (in Greek), Jesus asked God to « keep » the men through His Name (onoma).

Jesus, who is the Logos (Verb), asks God to « keep » men through His Onoma (His Name).

This indicates that Logos and Onoma play indeed a different role.

What are these different roles?

The Logos « is with God » and « is God ». The Onoma is a ‘Name’ and is not God.

The men « keep » the Logos. The Onoma « keep » the men, « so that they may be one ».

The Logos is said to be « one » with God. The Onoma can make the men be « one »with God.

Though obviously not synonymous, ‘Onoma‘, ‘Logos‘ and ‘God’, are however somewhat converging into ‘oneness’.

Let’s add that any ‘Name’ of God has therefore to be considered to have a formidable power.

Any ‘Name’ of God potentially includes all the other Names, those that are revealed and those that will remain ever hidden.

In all likelihood, Hidden Names abound.

To speak metaphorically, there are as many Names as there are angels, and conversely, each angel « bears » one of God’s Names.

The Babylonian Talmud teaches on this subject: « The Archangel Metatron, who is said to bear the Name of God » (« Metatron che-chemo ke-chem rabbo) » (Sanhedrin 38b).

All these (infinite) Names are not just names.They are divine beings, or rather they are figures of the divine Being.

A text belonging to the Nag Hammadi manuscripts, the « Gospel of Truth », composed by Valentine in the 2nd century, specifies it in this way:

« The Name of the Father is the Son. It is He who, in the Principle, gave name to the one who came out of Him, who was Himself and begot Him as Son. He gave Him his own name. (…) The Father. He has the Name, He has the Son. We can see him. But the Name, on the contrary, is invisible, because it alone is the mystery of the Invisible destined to reach the ears which are all filled with it (…) This Name does not belong to words and it is not names that constitute its Name. He’s invisible.»iii

The same idea is expressed in a slightly different way in the Gospel of Philip, also from the Nag Hammadi manuscripts: »‘Jesus‘ is a hidden name, ‘Christ‘ is a manifested name »iv.

But if ‘Jesus’ is a hidden name, how can he be known?

Irenaeus of Lyons gives a possible answer: « Iesous is only the sound of the Name, not its virtue. In fact, the entire Name consists of not only six letters, but thirty. Its exoteric (or pronounceable) composition is IHCOYC [Iesous], while its esoteric composition consists of twenty-four letters.»v

The exoteric name IHCOYC consists of six Greek letters. The full Name contains thirty of them.

Simple arithmetic: 6 (exoteric letters) + 24 (esoteric letters) = 30 letters of the full Name

But Irenaeus of Lyons does not reveal what are the 24 esoteric letters. if he had done so, would they have stayed ‘esoteric’?

It is up to us then, to try figuring them out.

Knowing that the Greek alphabet includes precisely twenty-four letters, the first one being ‘alpha’, the last one being ‘omega’, we could imagine that this esoteric Name is not a fixed name, but that it is constantly woven from the infinity of all their possible combinations, like this one:

βαγεδζηκιθλμονξπρστυφωχψ

or this one:

ΞΟΠΡΥΣΤΨΩΧΦΑΓΒΕΖΔΗΚΘΛΙΜΝ

There 2424 such names…

Here is a selection of names that I like a lot:

ΞΞΞΞΞΞΞΞΞΞΞΞΞΞΞΞΞΞΞΞΞΞΞΞ

and:

ΏΏΏΏΏΏΏΏΏΏΏΏΏΏΏΏΏΏΏΏΏΏΏΏΏ

and:

ΧΧΧΧΧΧΧΧΧΧΧΧΧΧΧΧΧΧΧΧΧΧΧΧΧ

and :

ΙΙΙΙΙΙΙΙΙΙΙΙΙΙΙΙΙΙΙΙΙΙΙΙ

and:

ΔΔΔΔΔΔΔΔΔΔΔΔΔΔΔΔΔΔΔΔΔΔΔΔ

We could also try with Hebraic letters such as:

יייייייייייייייייייייייי

and:

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A lot of research ahead of us!

iEx 3,14

iiJn 1,1

iii Quoted by Guy Stroumsa, Ancient Christian Magic : Coptic Texts of Ritual Power. Princeton, 1993.

iv Gospel of Philip 58, 3-4

vIreaneus of Lyons .Adv. Heres.I. 14, 1-9. Trad. A. Rousseau. 1979

The Three Screams of God


When do you need a ‘veil’ ?

There are strong reasons to wear a veil, under certain circumstances. For example, it reads:

« And Moses hid his face, for he was afraid to look upon God. »i

Or: « When Moses had finished speaking to them, he put a veil over his face. »ii

In both cases, the veil seems to be justified, for very different reasons.

But there are times when, clearly, you have to remove the veil. For example:

« When Moses entered before the Lord to speak with him, he took off the veil until he came out. »iii

How can we explain that Moses sometimes veils himself, and sometimes reveals himself, when he is in the presence of God?

Moses, it seems to me, makes an essential difference between watching and speaking.

To make a long story short, this difference is as follows: the gaze kills, the word gives life.

It is certain that there is mortal danger in « seeing » the face of God. « Man cannot see me and live. »iv

To overcome this risk, Moses only looks at God’s « back » or the « cloud » in which He hides.

On the contrary, the word is the very instrument of prophecy. It does not kill, it gives life.

With a capital letter, the Word is Wisdom, Verb, Logos. It is even placed at the right hand of God, like Adonaiv. It names the Name. It sets out the Law.

In the extreme, the Word is a « scream ». More precisely, three screams.

It reads: « The Lord passed before him and screamed: ‘YHVH, YHVH, God, merciful and gracious!’  » vi

Why does God shout His name to Moses three times?

Why does He shout His name ‘YHVH’ twice in a row, and His name ‘EL’ a third time?

These three screams are not addressed to Moses alone, maybe.

They must be heard, long after, by all those who were not there, – all of humanity yet to come.

In order for these ‘names’ to be heard long after Moses days, they had to be screamed, to be shouted, very loud, to reach the extremities of Mankind. But above all, they had to be written.

« Put these words in writing »vii.

Words, screams, writings. How do you put a scream in writing ? With capital letters? There are none in Hebrew.

If Moses had put on a veil, he would not have « seen », and above all he would have heard badly enough, one can speculate – except for the screams. But, for sure, with a veil he could not have written.

And he could not have spoken (audibly). Moses did not have an easy wordviii. With a veil over his face, he would have been even more embarrassed to speak distinctly.

The veil would have been a barrier to exchange. It was therefore not really necessary, it was even strongly discouraged.

Especially since the interview environment was very noisy. « Moses was speaking and God was answering him in thunder. »ix

Moses had previously put a veil over his face for fear of dying in front of the Face, or when he had wanted to hide his own « shining » face from the Israelites.

The veil was then necessary, it seems, as a defence (against death) or as a modesty (against the jealousy of the people).

But when it came to speaking, hearing, writing, then Moses removed the veil.

The lesson is still valid today.

i Ex. 3,6

ii Ex. 34,33

iii Ex. 34, 34

iv Ex. 33,20

v Ps. 110 (109) -1

vi Ex. 34,6

vii Ex. 34,27

viii Ex. 6,30

ix Ex.19,19

L’Occident comprend-il l’Orient ?


L’Occident comprend-il l’Orient? La réponse courte est: non, pas encore.

Depuis plus de deux siècles, l’Occident a produit une phalange (réduite mais fort engagée) d’indianistes, de sanskritistes et de spécialistes du Véda. Leurs traductions, leurs commentaires, leurs recensions et leurs savantes thèses, sont généralement de bonne facture, et font montre d’une érudition de haut niveau. Les départements spécialisés des universités occidentales ont su promouvoir, bon an mal an, d’excellentes contributions à la connaissance de l’énorme masse de documents et de textes, védiques et post-védiques, appartenant à une tradition dont l’origine remonte il y a plus de quatre mille ans.

On est vite frappé cependant par l’éclatante diversité des points de vue exprimés par ces spécialistes sur le sens profond et la nature même du Véda. On est surpris par les différences remarquables des interprétations fournies, et au bout du compte, malgré une onctueuse harmonie de façade, par leur incompatibilité foncière, et leur irréconciliable cacophonie.

.

Pour donner une rapide idée du spectre des opinions, je voudrais citer brièvement certains des meilleurs spécialistes de l’Inde védique.

Il faudrait bien sûr, si l’on voulait être complet, faire un travail de recension systématique de l’ensemble de la recherche en indologie depuis le début du 19ème siècle, pour en déterminer les biais structurels, les failles interprétatives, les cécités et les surdités culturelles…

Faute de temps, je me contenterai de seulement effleurer la question en évoquant quelques travaux significatifs de spécialistes bien connus : Émile Burnouf, Sylvain Lévi, Henri Hubert, Marcel Mauss, Louis Renou, Frits Staal, Charles Malamoud, Raimon Panikkar.

On y trouvera pêle-mêle les idées suivantes, – étonnamment éclectiques et contradictoires…

La Parole védique (Vāk) équivaut au Logos grec et au Verbe johannique.

-La « Bible aryenne » est « grossière » et issue de peuples « demi-sauvages ».

-Le sacrifice du Dieu n’est qu’un « fait social »

-Le Véda s’est perdu en Inde de bonne heure.

-Les rites (notamment védiques ) n’ont aucun sens.

-Le sacrifice représente l’union du Mâle et de la Femelle.

-Le sacrifice est le Nombril de l’Univers.

Émile Burnoufi : le Vāk est le Logos

Actif dans la 2ème moitié du 19ème siècle, Émile Burnouf affirmait que les Aryâs védiques avaient une conscience très claire de la valeur de leur culte, et de leur rôle à cet égard. « Les poètes védiques déclarent qu’ils ont eux-mêmes créé les dieux :‘Les ancêtres ont façonné les formes des dieux, comme l’ouvrier façonne le fer’ (Vāmadéva II,108), et que sans l’Hymne, les divinités du ciel et de la terre ne seraient pas. »ii

L’Hymne védique « accroît la puissance des dieux, élargit leur domaine et les fait régner. »iii

Or l’Hymne, c’est aussi, par excellence, la Parole (Vāk).

Dans le Ṛg-Veda, un hymne célèbreiv porte d’ailleurs ce nom de « Parole ».

En voici des extraits, traduits par Burnouf :

« Je suis sage; je suis la première de celles qu’honore le Sacrifice.

Celui que j’aime, je le fais terrible, pieux, sage, éclairé.

J’enfante le Père. Ma demeure est sur sa tête même, au milieu des ondes (…)

J’existe dans tous les mondes et je m’étends jusqu’au ciel.

Telle que le vent, je respire dans tous les mondes. Ma grandeur s’élève au-dessus de cette terre, au-dessus du ciel même. »

Emile Burnouf commente et conclut:

« Ce n’est pas encore la théorie du Logos, mais cet hymne et ceux qui lui ressemblent peuvent être considérés comme le point de départ de la théorie du Logos. »v

Du Vāk au Logos ! Du Véda au Verbe de l’Évangile de Jean !

Saut plurimillénaire, interculturel, méta-philosophique, trans-religieux !

Rappelons que le Vāk est apparu au moins mille ans avant le Logos platonicien et au moins mille cinq cents ans avant que Jean l’évangéliste utilise le Logos comme métaphore du Verbe divin.

Burnouf force-t-il le trait au-delà de toute mesure?

N’est-ce pas là de sa part un anachronisme, ou pis, un biais fondamental, de nature idéologique, rapprochant indûment des traditions religieuses sans aucun rapport entre elles?

Ou bien, n’est-ce pas plutôt de sa part une intuition géniale ?

Qui le dira ?

Voyons ce qu’en pensent d’autres indianistes…

Sylvain Lévivi : la « Bible aryenne » est « grossière »

Curieuse figure que celle de Sylvain Lévi, célèbre indologue, élève de l’indianiste Abel Bergaigne. D’un côté il semble allègrement mépriser les Brāhmaṇas, qui furent pourtant l’objet de ses études, longues, savantes et approfondies. De l’autre, il leur reconnaît du bout des lèvres une certaine valeur, toute relative.

Qu’on en juge :

« La morale n’a pas trouvé de place dans ce système [des Brāhmaṇas] : le sacrifice qui règle les rapports de l’homme avec les divinités est une opération mécanique qui agit par son énergie intime ; caché au sein de la nature, il ne s’en dégage que sous l’action magique du prêtre. Les dieux inquiets et malveillants se voient obligés de capituler, vaincus et soumis par la force même qui leur a donné la grandeur. En dépit d’eux le sacrifiant s’élève jusqu’au monde céleste et s’y assure pour l’avenir une place définitive : l’homme se fait surhumain. »vii

Nous pourrions ici nous demander pourquoi d’éminents spécialistes comme Sylvain Lévi passent tant de temps, dépensent autant d’énergie, pour un sujet qu’ils dénigrent, au fond d’eux-mêmes?

L’analyse de Sylvain Lévi surprend en effet par la vigueur de l’attaque, le vitriol de certaines épithètes (« religion grossière », « peuple de demi-sauvages »), mêlées, il est vrai, de quelques vues plus positives :

« Le sacrifice est une opération magique ; l’initiation qui régénère est une reproduction fidèle de la conception, de la gestation et de l’enfantement ; la foi n’est que la confiance dans la vertu des rites ; le passage au ciel est une ascension par étages ; le bien est l’exactitude rituelle. Une religion aussi grossière suppose un peuple de demi-sauvages ; mais les sorciers, les magiciens ou les chamanes de ces tribus ont su analyser leur système, en démonter les pièces, en fixer les lois ; ils sont les véritables pères de la philosophie hindoue. »viii

Le mépris pour les « demi-sauvages » se double d’une sorte de dédain plus ciblé pour ce que Lévi appelle, avec quelque ironie, la « Bible aryenne » de la religion védique (rappel : le texte de Lévi date de 1898)  :

«Les  défenseurs de la Bible aryenne, qui ont l’heureux privilège de goûter la fraîcheur et la naïveté des hymnes, sont libres d’imaginer une longue et profonde décadence du sentiment religieux entre les poètes et les docteurs de la religion védique ; d’autres se refuseront à admettre une évolution aussi surprenante des croyances et des doctrines, qui fait succéder un stage de grossière barbarie à une période de délicatesse exquise. En fait il est difficile de concevoir rien de plus brutal et de plus matériel que la théologie des Brāhmaṇas ; les notions que l’usage a lentement affinée et qu’il a revêtues d’un aspect moral, surprennent par leur réalisme sauvage. »ix

Sylvain Lévi condescend cependant à donner une appréciation plus positive, lorsqu’il s’avise de souligner que les prêtres védiques semblent aussi reconnaître l’existence d’une divinité « unique » :

« Les spéculations sur le sacrifice n’ont pas seulement amené le génie hindou à reconnaître comme un dogme fondamental l’existence d’un être unique ; elles l’ont initié peut-être à l’idée des transmigrations.»x

Curieux mot que celui de transmigration, nettement anachronique dans un contexte védique… Tout se passe comme si le Véda (qui n’emploie jamais ce mot très bouddhiste de transmigration…) avait aux yeux de Lévi pour seul véritable intérêt, faute de valeur intrinsèque, le fait de porter en lui les germes épars d’un Bouddhisme qui restait encore à advenir, plus d’un millénaire plus tard…

« Les Brāhmaṇas ignorent la multiplicité des existences successives de l’homme ; l’idée d’une mort répétée n’y paraît que pour former contraste avec la vie infinie des habitants du ciel. Mais l’éternité du Sacrifice se répartit en périodes infiniment nombreuses ; qui l’offre le tue et chaque mort le ressuscite. Le Mâle suprême, l’Homme par excellence (Puruṣa) meurt et renaît sans cesse (…) La destinée du Mâle devait aboutir aisément à passer pour le type idéal de l’existence humaine. Le sacrifice a fait l’homme a son image. Le « voyant » qui découvre par la seule force de son intelligence, sans l’aide des dieux et souvent contre leur gré, le rite ou la formule qui assure le succès, est le précurseur immédiat des Buddhas et des Jinas qui découvrent, par une intuition directe et par une illumination spontanée, la voie du salut. »xi

Le Véda, on le voit, ne serait guère qu’une voie vers le Bouddha, selon Lévi.

Henri Hubert et Marcel Maussxii : Le sacrifice divin n’est qu’un « fait social »

Dans leur célèbre Essai sur la nature et la fonction du sacrifice (1899), Henri Hubert et Marcel Mauss ont entrepris l’ambitieuse et périlleuse entreprise de comparer diverses formes de sacrifices, telles que révélées par des études historiques, religieuses, anthropologiques, sociologiques, touchant l’humanité entière.

Persuadés d’être parvenus à formuler une « explication générale », ils pensent pouvoir affirmer « l’unité du système sacrificiel » à travers toutes les cultures et toutes les époques.

« C’est qu’au fond, sous la diversité des formes qu’il revêt, [le sacrifice] est toujours fait d’un même procédé qui peut être employé pour les buts les plus différents. Ce procédé consiste à établir une communication entre le monde sacré et le monde profane par l’intermédiaire d’une victime, c’est-à-dire d’une chose détruite au cours de la cérémonie. »xiii

L’unité du « système sacrificiel » se révèle principalement comme un « fait social », par l’intermédiaire de « la sacralisation de la victime », laquelle devient une « chose sociale »: « Les notions religieuses, parce qu’elles sont crues, sont ; elles existent objectivement, comme faits sociaux. Les choses sacrées, par rapport auxquelles fonctionne le sacrifice sont des choses sociales, Et cela suffit pour expliquer le sacrifice. »xiv

L’étude d’Hubert et Mauss s’appuie en particulier sur l’analyse comparée des sacrifices védiques et des sacrifices chez les anciens Hébreux.

Ces auteurs s’efforcent de déterminer un principe commun, unifiant des types de sacrifice extrêmement divers. « Au cours de l’évolution religieuse, la notion du sacrifice a rejoint les notions qui concernent l’immortalité de l’âme. Nous n’avons rien à ajouter sur ce point aux théories de Rohde, de MM. Jevons et Nutt sur les mystères grecs, dont il faut rapprocher les faits cités par M. S. Lévi, empruntés aux doctrines des Brahmanasxv et ceux que Bergaigne et Darmesteter avaient déjà dégagés des textes védiquesxviet avestiquesxvii. Mentionnons aussi la relation qui unit la communion chrétienne au salut éternelxviii. (…) Le trait caractéristique des sacrifices objectifs est que l’effet principal du rite porte, par définition, sur un objet autre que le sacrifiant. En effet, le sacrifice ne revient pas à son point de départ ; les choses qu’il a pour but de modifier sont en dehors du sacrifiant. L’effet produit sur ce dernier est donc secondaire. C’est la phase centrale, la sacrification, qui tend à prendre le plus de place. Il s’agit avant tout de créer de l’esprit. »xix

Ce principe d’unité prend toute sa résonance avec le sacrifice du dieu.

« Les types de sacrifice du dieu que nous venons de passer en revue se trouvent réalisés in concreto et réunis ensemble à propos d’un seul et même rite hindou : le sacrifice du soma. On y peut voir tout d’abord ce qu’est dans le rituel un véritable sacrifice du dieu. Nous ne pouvons exposer ici comment Soma dieu se confond avec la plante soma, comment il y est réellement présent, ni décrire les cérémonies au milieu desquelles on l’amène et on le reçoit sur le lieu du sacrifice. On le porte sur un pavois, on l’adore, puis on le presse et on le tue.»xx

Le « sacrifice du dieu », quelle que soit son éventuelle portée métaphysique, dont il n’est ici absolument pas question, n’est jamais au fond qu’un « fait social »…

Louis Renouxxi : Le Véda s’est perdu en Inde de bonne heure.

Louis Renou souligne dans ses Études védiques ce qu’il considère comme un « paradoxe frappant » à propos du Véda.

« D’une part, on le révère, on reconnaît en lui un principe omniscient, infaillible, éternel – quelque chose comme Dieu à forme de « Savoir », Dieu fait Livre (Bible), Logos indien – on s’y réfère comme à la source même du dharma, à l’autorité dont relèvent l’ensemble des disciplines brahmaniques. Et d’autre part, les traditions, disons philologiques, relatives au Véda, la substance même des textes qui le composent, tout cela s’est de bonne heure affaibli, sinon altéré ou perdu. »xxii

En fait, Renou montre que les ennemis les plus aiguisés du Véda ont très tôt proliféré en Inde même. Il énumère par exemple les « attitudes anti-védiques » des Jaïna, des Ājīvika et des Bouddhistes, les « tendances semi-védiques » des Viṣṇuïtes et des Śivaïtes, ou encore les positions « a-védiques » des Śākta et des Tāntrika. Renou rappelle que Rāmakrisna a enseigné : « La vérité n’est pas dans les Véda ; il faut agir selon les Tantra, non selon les Véda ; ceux-ci sont impurs du fait même qu’on les prononce etc… »xxiii et que Tukārām a dit: « Du rabâchage des syllabes du Véda naît l’orgueil »xxiv.

C’est avec l’apparition des Tantra que la période védique a vu sa fin s’amorcer, explique Renou. Elle s’est accélérée avec une réaction générale de la société indienne contre l’ancienne culture védique, et avec le développement de la religiosité populaire brimée jusqu’alors par les cultes védiques, ainsi qu’avec l’apparition du Viṣṇuïsme et du Śivaïsme et le développement des pratiques anti-ritualistes et ascétiques.

La fin du Véda semble s’expliquer par des causes profondes. Il était depuis des temps immémoriaux confié à la mémoire orale de Brahmanes, apparemment plus experts à en mémoriser le plus fidèlement possible la prononciation et le rythme de cantillation qu’à en connaître le sens ou à en perfectionner les interprétations.

D’où ce jugement définitif, en forme de condamnation : « Les représentations védiques ont cessé de bonne heure d’être un ferment de la religiosité indienne, elle ne s’y est plus reconnue là-même où elle leur demeurait fidèle. »xxv

Dès lors, le monde védique n’est plus qu’un « objet lointain, livré aux aléas d’une adoration privée de sa substance textuelle. »

Et Renou de conclure, avec un brin de fatalisme :

« C’est d’ailleurs là un sort assez fréquent pour les grands textes sacrés fondateurs des religions. »xxvi

Frits Staalxxvii : Les rites (védiques) n’ont aucun sens

Frits Staal a une théorie simple et ravageuse : le rite n’a aucun sens. Il est « meaningless ».

Ce qui importe dans le rituel, c’est ce que l’on fait, – non pas ce que l’on pense, ce que l’on croit ou ce que l’on dit. Le rituel n’a pas de sens intrinsèque, de but ni de finalité. Il est son propre but. « Dans l’activité rituelle, les règles comptent, mais pas le résultat. Dans une activité ordinaire, c’est le contraire. »xxviii

Staal donne l’exemple du rituel juif de « la vache rousse »xxix, qui surprenait Salomon lui-même, et qui était considéré comme l’exemple classique d’un commandement divin pour lequel aucune explication rationnelle ne pouvait être donnée.

Les animaux d’ailleurs ont aussi des « rituels », comme celui de l’« aspersion », et pourtant ils ne disposent pas du langage, explique Staal.

Les rites sont cependant chargés d’un langage propre, mais c’est un langage qui ne véhicule pas de sens à proprement parler, c’est seulement une « structure » permettant de mémoriser et d’enchaîner les actions rituelles.

L’existence des rituels remonte à la nuit des temps, bien avant la création de langages structurés, de la syntaxe et de la grammaire. De là l’idée que l’existence même de la syntaxe pourrait venir du rite.

L’absence de sens du rite voit son corollaire dans l’absence de sens (ou la contingence radicale) de la syntaxe.

Frits Staal applique cette intuition générale aux rites du Véda. Il note l’extrême ritualisation du Yajurveda et du Samaveda. Dans les chants du Samaveda, on trouve une grande variété de sons apparemment sans aucun sens, des séries de O prolongés, se terminant parfois par des M, qui évoquent la mantra OM.

Staal ouvre alors une autre piste pour la réflexion. Il remarque que l’effet de certaines puissances psychoactives, comme celles qui sont associées à la consommation rituelle du soma, est en quelque sorte analogue aux effets du chant, de la récitation et de la psalmodie, qui impliquent un contrôle rigoureux du souffle. Ce type d’effet que l’on peut à bon droit qualifier de psychosomatique s’étend même à la méditation silencieuse, telle que recommandée par les Upaniad et le Bouddhisme.

Ainsi les pratiques d’inspiration et d’expiration contrôlées dans les exercices fortement ritualisés de respiration, peuvent aider à expliquer comment l’ingestion d’une substance psychoactive peut aussi devenir un rituel.

Dans un article précédent j’évoquais le fait que de nombreux animaux se plaisent à consommer des plantes psychoactives. De même, on peut noter que l’on trouve dans de nombreuses espèces animales des sortes de pratiques ritualisées.

Il y aurait donc un lien possible à souligner entre ces pratiques animales, qui n’ont apparemment aucun « sens », et les pratiques humaines fortement ritualisées comme celles que l’on observe dans les grands rites sacrificiels du Véda.

D’où cette hypothèse, que je tenterai d’explorer dans un prochain article sur la « métaphysique du singe » : l’ingestion de certaines plantes, l’observation obsessionnelle des rites et l’enfoncement dans des croyances religieuses possèdent un point commun, celui de pouvoir engendrer des effets psychoactifs.

Or les animaux sont aussi capables de ressentir certains effets analogues.

Il y a là une piste pour une réflexion plus fondamentale sur la structure même de l’univers, son intime harmonie et sa capacité de produire des résonances, notamment avec le monde vivant. L’existence de ces résonances est particulièrement saillante dans le monde animal.

Sans doute également, ce sont ces résonances qui sont à l’origine du phénomène (certes pas réservé à l’Homme) de la « conscience ».

Des rites apparemment « sans sens » ont au moins cet immense avantage qu’ils sont capables d’engendre plus de « conscience »…

Détournant ironiquement la célèbre formule rabelaisienne, je voudrais exprimer le fond de ma pensée ainsi :

« Sens sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

Et j’ajouterai immédiatement :

« Une conscience sans sens est, – elle est purement et simplement. »

Laissant là ce sujet pour le moment, j’ajoute encore que cette voie de recherche ouvre des perspectives inimaginables, par l’amplitude et l’universalité de ses implications, en divers niveaux, du minéral à l’animal, du cosmique à l’anthropique…

Charles Malamoudxxx : Le sacrifice est l’union du Mâle et de la Femelle.

Par un contraste marqué et même radical avec les positions déjà exposées de Sylvain Lévi, Charles Malamoud place, quant à lui, le Véda au pinacle. Le Véda n’est plus un paganisme « grossièrement barbare » ou « demi-sauvage », c’est à ses yeux un « monothéisme », non seulement « authentique », mais le monothéisme « le plus authentique » qui soit, bien au-dessus du judaïsme ou du christianisme !…

« Le Véda n’est pas un polythéisme, ni même un ‘hénothéisme’, comme le pensait Max Müller. C’est le plus authentique des monothéismes. Et il est infiniment plus ancien que les monothéismes enseignés par les religions du Livre. »xxxi

Ce compliment d’ensemble une fois fait, Charles Malamoud s’attaque à son tour au nœud du problème, la question du sacrifice védique, de son sens et de sa nature.

D’un côté, « le rite est routine, et répétition, et il est peut-être une prison pour l’esprit »xxxii. De l’autre, « le rite est à lui-même sa propre transcendance »xxxiii. Cela revient à dire que c’est le rite seul qui importe en réalité, malgré les apparences, et non la croyance ou la mythologie qu’il est censé incarner…

« Les rites deviennent des dieux, le dieu mythologique est menacé d’effacement et ne subsiste que s’il parvient à être recréé par le rite. Les rites peuvent se passer des dieux, les dieux ne sont rien sans les rites. »xxxiv

Cette position correspond en effet à la thèse fondamentale (et fondatrice) du Véda, selon laquelle le Sacrifice est le Dieu suprême lui-même (Prajāpati), et réciproquement, le Dieu est le Sacrifice.

Mais Charles Malamoud ne s’intéresse pas en priorité aux profondes implications métaphysiques de cette double identification de Prajāpati au Sacrifice.

La question qui l’intéresse, plus prosaïquement, est d’une tout autre nature : «Quel est le sexe du Sacrifice ?»xxxv demande-t-il…

Et la réponse vient, parfaitement claire :

« Le sacrifice védique, quand il est assimilé à un corps, est indubitablement et superlativement un mâle. »xxxvi

En témoigne le fait, selon Malamoud, que les séquences des « offrandes d’accompagnement », qui sont en quelque sorte des « appendices » de l’offrande principale, appelées anuyajā, sont comparées à des pénis (śiśna). Les textes glosent même sur le fait que le Sacrifice a trois pénis, alors que l’homme n’en a qu’un.xxxvii

Du corps « mâle » du sacrifice, le partenaire « féminin » est la Parole.

Malamoud cite à ce propos un passage significatif des Brāhmaṇas.

« Le Sacrifice fut pris de désir pour la Parole. Il pensa : ‘Ah ! Comme je voudrais faire l’amour avec elle !’ Et il s’unit à elle. Indra se dit alors : ‘Sûrement un être prodigieux naîtra de cette union entre le Sacrifice et la Parole, et cet être sera plus fort que moi !’ Indra se transforma en embryon et se glissa dans l’étreinte du Sacrifice et de la Parole (…) Il saisit la matrice de la Parole, la serra étroitement, l’arracha et la plaça sur la tête du Sacrifice. »xxxviii

Malamoud qualifie cette scène fort étrange « d’inceste anticipé » de la part d’Indra, désireux apparemment de faire du Sacrifice et de la Parole ses parents de substitution…

Pour nous autres « occidentaux, nous paraissons confrontés ici à une véritable « scène primitive », à la façon de Freud… Il ne manque plus que le meurtre…

Or, justement le meurtre n’est pas loin.

Écraser les tiges de soma avec des pierres est explicitement considéré dans les textes védiques comme un « meurtre », insiste Malamoud.

« Mettre à mort » des tiges de soma peut semble une métaphore poussée.

C’est pourtant la métaphore védique par excellence, celle du « sacrifice du Dieu », en l’occurrence le sacrifice du Dieu Soma. Le Soma divinisé est vu comme une victime qu’on immole, que l’on met à mort par écrasement à coup de pierres, ce qui implique une « fragmentation » de son « corps », et l’écoulement de sa substance, ensuite recueillie pour constituer la base essentielle de l’oblation…

Cette idée du « meurtre » sacrificiel ne se limite pas au soma. Elle s’applique aussi au sacrifice lui-même, pris dans son ensemble.

Le sacrifice est vu comme un « corps », soumis à la fragmentation, à la dilacération, au démembrement…

« Les textes védiques disent qu’on tue le sacrifice lui-même dès lors qu’on le déploie. C’est-à-dire quand on passe du projet sacrificiel, qui en tant que projet forme un tout, à sa mise en acte, on le fragmente en séquences temporelles distinctes, et on le tue. Les cailloux dont on fait l’éloge dans cet hymne Ṛg-Veda X 94 sont les instruments de ce meurtre. »xxxix

Si la Parole fait couple avec le Sacrifice, elle peut aussi faire couple avec le Silence, comme l’explique Malamoud: « il y a affinité entre le silence et le sperme : l’émission de sperme (netasaḥ siktiḥ) se fait silencieusement. »xl

On tire de ce constat une leçon pour la manière d’accomplir le rite, – avec un mélange de paroles, de murmures et de silences :

« Telle puisée de soma doit être effectuée avec récitation inaudible de la formule afférente, parce qu’elle symbolise le sperme qui se répand dans une matrice »xli.

La métaphore est explicite : il s’agit de « verser le Souffle-sperme dans la Parole-matrice ». Malamoud précise : « Pratiquement, féconder la Parole par le Souffle-Sperme-Silence, cela veut dire diviser un même rite en deux phases successives : l’une comportant récitation de textes à voix haute, l’autre récitation inaudible. »xlii

Tout ceci est généralisable. La métaphore de la distinction masculin/féminin s’applique aux dieux eux-mêmes.

« Agni lui-même est féminin, il est proprement une matrice quand, lors du sacrifice, on verse dans le feu oblatoire, ce sperme auquel est assimilé la liqueur du soma. »xliii

Permanence et universalité de la métaphore de la copulation, dans le Véda… selon Malamoud.

Raimon Panikkarxliv : Le sacrifice est le nombril de l’univers

Panikkar dit qu’un seul mot exprime la quintessence de la révélation védique : yajña, le sacrifice.

Le sacrifice est l’acte primordial, l’Acte qui fait être les êtres, et qui est donc responsable de leur devenir, sans qu’il y ait besoin d’invoquer l’hypothèse d’un Être précédent dont ils proviendraient. Au commencement, « était » le Sacrifice. Le commencement, donc, n’était ni l’Être, ni le Non-Être, ni le Plein ni le Vide.

Non seulement le Sacrifice donne son Être au monde, mais il en assure la subsistance. Le Sacrifice est ce qui maintient l’univers dans son être, ce qui donne vie et espoir à la vie. « Le sacrifice est le dynamisme interne de l’Univers. »xlv

De cette idée en découle une autre, plus fondamentale encore : c’est que le Dieu créateur dépend en réalité de sa propre Création.

« L’être suprême n’est pas Dieu par lui-même, mais par les créatures. En réalité il n’est jamais seul. Il est relation et appartient à la réalité ».xlvi

« Les Dieux n’existent pas de façon autonome ; ils existent dans, avec, au-dessus et aussi par les hommes. Leur sacrifice suprême est l’homme, l’homme primordial. (…) L’homme est le sacrificateur mais aussi le sacrifié ; les Dieux dans leur rôle d’agents premiers du sacrifice, offrent leur oblation avec l’homme. L’homme n’est pas seulement le prêtre cosmique ; il est aussi la victime cosmique. »xlvii

Le Véda décrit la Création comme résultant du Sacrifice du Dieu (devayajña), et de l’auto-immolation du Créateur. C’est seulement parce que Prajāpati se sacrifie totalement lui-même qu’il peut donner à la Création son propre Soi.

Ce faisant, le Sacrifice divin devient le paradigme central (ou le « nombril ») de l’univers :

« Cette enceinte sacrée est le commencement de la terre ; ce sacrifice est le centre du monde. Ce soma est la semence du coursier fécond. Ce prêtre est le premier patron de la parole. »xlviii

Le commentateur écrit à ce sujet :

« Tout ce qui existe, quel qu’il soit, est fait pour participer au sacrifice. »xlix

« En vérité, à la fois les Dieux, les hommes et les Pères boivent ensemble, et ceci est leur banquet. Jadis, ils buvaient ouvertement, mais maintenant ils boivent cachés. »

Conclusion (provisoire).

La compétence des savants indianistes et sanskritistes ici cités n’est pas en cause.

L’étalage de leurs divergences, loin de les diminuer, augmente surtout à mes yeux la haute idée que je me fais de leurs capacités d’analyse et d’interprétation.

Mais sans doute, n’aura pas échappé non plus au lecteur la sorte de sourde ironie que j’ai tenté d’instiller à travers le choix des citations accumulées.

Il m’a paru que, décidément, l’Occident avait encore beaucoup de chemin à faire pour commencer à « comprendre » l’Orient (ici védique), – et réciproquement.

Le seul fait de s’en rendre compte pourrait nous faire collectivement progresser, à la vitesse de la lumière…

Mon intérêt profond pour le Véda est difficile à expliquer en quelques mots. Mais il a quelque chose à voir avec le phénomène de résonance.

Il se trouve que parfois, dans la lecture de quelques textes védiques (par exemple les hymnes du 10ème Mandala du Ṛg Veda, ou certaines Upaniṣad), mon âme entre en résonance avec des penseurs ayant vécu il y a plusieurs milliers d’années.

Ce seul indice devrait suffire.

iEmile Burnouf. Essai sur le Véda. Ed. Dezobry, Tandou et Cie, Paris, 1863.

iiEmile Burnouf. Essai sur le Véda. Ed. Dezobry, Tandou et Cie, Paris, 1863. p.113

iiiEmile Burnouf. Essai sur le Véda. Ed. Dezobry, Tandou et Cie, Paris, 1863. p.112

ivRV iV,415

vEmile Burnouf. Essai sur le Véda. Ed. Dezobry, Tandou et Cie, Paris, 1863. p.115

viSylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmanas. Ed. Ernest Leroux.1898.

viiSylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmanas. Ed. Ernest Leroux.1898.p. 9

viiiSylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmanas. Ed. Ernest Leroux.1898.p. 10

ixSylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmanas. Ed. Ernest Leroux.1898.p. 9

xSylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmanas. Ed. Ernest Leroux.1898. p.10-11

xiSylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmanas. Ed. Ernest Leroux.1898. p.11

xii Henri Hubert et Marcel Mauss. Mélanges d’histoire des religions. De quelques résultats de la sociologie religieuse; Le sacrifice; L’origine des pouvoirs magiques; La représentation du temps. Collection : Travaux de l’Année sociologique. Paris : Librairie Félix Alcan, 1929, 2e édition, 236 pages.

xiiiHenri Hubert et Marcel Mauss. Essai sur la nature et la fonction du sacrifice. Article paru dans la revue Année sociologique, tome II, 1899, p.76

xivHenri Hubert et Marcel Mauss. Essai sur la nature et la fonction du sacrifice. Article paru dans la revue Année sociologique, tome II, 1899, p.78

xvDoctr., pp. 93-95. Nous nous rattachons absolument au rapprochement proposé par M. L., entre la théorie brahmanique de l’échappement à la mort par le sacrifice et la théorie bouddhiste de la moksà, de la délivrance. Cf. Oldenberg, Le Bouddha, p. 40

xviVoir Bergaigne, Rel. Véd., sur l’amrtam « essence immortelle » que confère le scma (I, p. 254 suiv., etc.). Mais là, comme dans le livre de M. Hillebr. Ved. Myth., I, p. 289 et sqq. passim, les interprétations de mythologie pure ont un peu envahi les explications des textes. V. Kuhn, Herabkunft des Feuers und des Göttertranks. Cf. Roscher, Nektar und Ambrosia.

xvii Voir Darmesteter, Haurvetât et Amretât, p. 16, p. 41.

xviiiTant dans le dogme (ex. Irénée Ad Haer. IV, 4, 8, 5) que dans les rites les plus connus; ainsi la consécration l’hostie se fait par une formule où est mentionné l’effet du sacrifice sur le salut, V. Magani l’Antica Liturgia Romana II, p. 268, etc. – On pourrait encore rapprocher de ces faits l’Aggada Talmudique suivant laquelle les tribus disparues au désert et qui n’ont pas sacrifié n’auront pas part à la vie éternelle (Gem. à Sanhedrin, X, 4, 5 et 6 in. Talm. J.), ni les gens d’une ville devenue interdite pour s’être livrée à l’idolâtrie, ni Cora l’impie. Ce passage talmudique s’appuie sur le verset Ps. L, 5 : « Assemblez-moi mes justes qui ont conclu avec moi alliance par le sacrifice. »

xix Henri Hubert et Marcel Mauss. Essai sur la nature et la fonction du sacrifice. Article paru dans la revue Année sociologique, tome II, 1899, p.55-56.

xx Henri Hubert et Marcel Mauss. Essai sur la nature et la fonction du sacrifice. Article paru dans la revue Année sociologique, tome II, 1899, p.72-73

xxiLouis Renou. Le destin du Véda dans l’Inde. Études védiques et paninéennes. Tome 6. Ed. de Boccard. Paris. 1960

xxiiLouis Renou. Le destin du Véda dans l’Inde. Études védiques et paninéennes. Tome 6. Ed. de Boccard. Paris. 1960, p.1

xxiiiL’enseignement de Ramakrisna. p. 467, cité in Louis Renou. Le destin du Véda dans l’Inde. Études védiques et paninéennes. Tome 6. Ed. de Boccard. Paris. 1960, p4.

xxivTrad. des Psaumes du pèlerin par G.-A. Deleury p.17

xxvLouis Renou. Le destin du Véda dans l’Inde. Études védiques et paninéennes. Tome 6. Ed. de Boccard. Paris. 1960, p.77

xxviIbid.

xxviiFrits Staal. Rituals and Mantras. Rules without meaning. Motilar Banasidarss Publishers. Delhi,1996

xxviiiFrits Staal. Rituals and Mantras. Rules without meaning. Motilar Banasidarss Publishers. Delhi,1996, p.8

xxixNb. 19, 1-22

xxxCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005.

xxxiCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.109

xxxiiCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.45

xxxiiiCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.45

xxxivCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.58

xxxvCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.62

xxxviCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.64

xxxvii SB XI,1,6,31

xxxviiiSB III,2,1,25-28, cité in Charles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.55

xxxixCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.146

xlCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.74

xliCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.74

xliiCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.74

xliiiCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.78

xlivRaimon Panikkar. I Veda. Mantra mañjari. Ed. Bur Rizzali, 2001

xlvRaimon Panikkar. I Veda. Mantra mañjari. Ed. Bur Rizzali, 2001, p. 472

xlviRaimon Panikkar. I Veda. Mantra mañjari. Ed. Bur Rizzali, 2001, p. 472

xlviiRaimon Panikkar. I Veda. Mantra mañjari. Ed. Bur Rizzali, 2001, p. 480

xlviiiRV I,164,35

xlixSB III,6,2,26

Les mystères du cerveau (3). De l’oosphère à la noosphère.


 

La mer est-elle consciente de ses rivages ? Sent-elle que d’elle, dardée de soleil, naissent les nuages ? Les vagues viennent de loin, mais toujours elles se brisent et finissent en légère écume.

Mer, vagues, nuages, écume forment un tout, dont l’esprit de l’homme prend parfois conscience. Mais l’homme a-t-il aussi conscience que sa propre conscience est à la fois comme de l’écume et comme un nuage ? La conscience dépend entièrement de l’évaporation et de la distillation de l’amplitude océan qui lui pré-existe, avant de se répandre en pluies bienfaisantes ou destructrices, et son écume est la preuve du pli final de ses vagues intérieures.

Nuages, vagues, écume sont de bonnes métaphores de la conscience confrontée à ce qui est infiniment plus grand qu’elle, l’océan, la terre et le ciel.

La conscience ne se sent « conscience » qu’aux frontières, aux interfaces.

Le rouleau de la vague sent le sable sous sa lame, et elle vient lécher à la fin la chaleur du soleil, offert par le sable lent, qu’elle pénètre par l’écume bouillonnante.

La rencontre immémoriale de la mer, de la terre et du ciel se fait sur la plage ou le roc. C’est un lieu triphasé, où s’unissent brièvement l’eau, le sable et la bulle. Lieu mythique ! D’où émergea il y a bien longtemps des formes de vie marine qui avaient décidé de tenter l’aventure terrestre ! Métaphore encore de notre âme, chargée de conscience assoupie, et se réveillant abruptement au contact du dur (le roc, ou le rivage) pour que jaillisse l’impalpable (l’air et les bulles)…

L’homme lui aussi est un rivage marin. L’homme aussi est multi-phasé. Il représente le point de rencontre de plusieurs mondes, celui de la vie (bios), celui de la parole (logos) et celui de l’esprit (noos). La métaphore de ces trois phases s’explique ainsi. La mer immense, la mer profonde, c’est la Vie. La vague tumultueuse qui affronte le rocher, ou bien se coule langoureuse sur le rivage, c’est le Logos, la parole frappant le monde, l’éclaboussant d’écume. Quant au nuage baignant dans ses vapeurs, il prouve que des molécules auparavant enfouies dans les ténèbres des gouffres marins ont été admises à ‘monter au ciel’, aspirées par des chaleurs dont elles n’avaient aucune idée, avant de réaliser qu’elles montaient en effet vers des altitudes inconcevables, et qu’elles traversaient des horizons infinis pour un long voyage, apparemment sans fin. De ces molécules élues pour le grand voyage, la plupart iront irriguer les montagnes et les plaines, et quelques unes d’entre elles humecteront des gosiers assoiffés et habiteront un temps des corps fait d’eau d’abord, et de quelques autres molécules aussi, et viendront nourrir des cerveaux humains… Métaphores ! Où nous menez-vous ?

A une nouvelle métaphore, celle de la panspermie.

Le cerveau, disais-je dans les deux billets précédents, est une sorte d’antenne. Mais on pourrait aussi employer une image plus florale, celle du pistil, par exemple.

Le pistil, du latin pistillum, pilon, est l’organe femelle de la reproduction des fleurs. Il se dresse comme une petite antenne attendant des pollens volants.

Le cerveau-pistil est en communication multiple avec le monde, et il reçoit à tout moment des nuages de pollens, invisibles ou visibles, inconscients ou au contraire destinés à s’imposer à la conscience. Le cerveau baigne dans cet océan d’ondes de pollens, qu’on peut qualifier de panspermique. Il y a des spermes de vie et des spermes de conscience. Il y a des spermes de connaissance et des spermes de révélation. Tous les pistils ne sont pas égaux. Certains préfèrent se contenter de transmettre la vie, d’autres font mieux et fécondent de nouvelles oosphères.i

Passons ici, par le miracle de la métaphore, de l’oosphère à la noosphère.

La panspermie dont le « monde » est saturé atteint continuellement nos cerveaux engourdis, et titillent nos pistils. De cette titillation mondiale, bien des choses résultent. Il n’est pas donné à toutes les fleurs la joie de la vraie jouissance, pure et sans limite.

Pour celles d’entre les fleurs humaines qui se prêtent et s’ouvrent tout entières à ces « visitations », les vagues panspermiques viennent féconder en leur for intérieur la naissance de nouveaux embryons noosphériques….

Dans un prochain billet, je décrirai comment certains des plus grands mythes jamais inventés par l’humanité peuvent se rapporter aux idées de panspermie, d’oosphère et de noosphère…

iL’oosphère est le nom donné au gamète femelle chez les végétaux et les algues. C’est l’homologue de l’ovule chez les animaux.

Les grottes du futur


 

Le bonheur réside dans la contemplation, selon Aristotei. La contemplation, ajoute-t-il, est la plus haute activité possible. Elle permet d’atteindre un niveau de conscience insurpassable, et de révéler les profondeurs du « noûs », (νοῦς ).

En l’homme, le « noûs » est l’âme immortelle, l’« intelligence » capable de « vision ». La philosophie grecque met le «noûs » bien au-dessus du « logos » (λόγος). Elle privilégie l’intuition par rapport à la seule « raison ».

Quant au mot contemplation, il vient du latin templum, dont le sens originaire est « l’espace carré délimité par l’augure dans le ciel, et sur la terre, à l’intérieur duquel il recueille et interprète les présages ».ii Contempler signifie donc observer le ciel pour guetter les signes de la volonté divine.

Par extension, templum englobe le ciel tout entier (templa caeli, littéralement : « les temples du ciel »), mais aussi les régions infernales, ou encore les plaines de la mer.

Malgré l’ascendance « païenne » du concept de contemplation, le christianisme n’a pas hésité à en valoriser l’idée. S. Augustin place la contemplation au pinacle des degrés de l’âme, au nombre de septiii.

Degré 1 : L’âme « anime » (plantes).

Degré 2 : L’âme « sent et perçoit » (animaux).

Degré 3 : L’âme produit la « connaissance, la raison et les arts » (hommes)

Degré 4 : L’âme accède à la « Virtus » (le sens moral).

Degré 5 : L’âme obtient la « Tranquillitas » (l’état de conscience dans lequel on ne craint plus la mort).

Degré 6 : L’âme atteint l’« Ingressio » (qui dénote «l’approche »).

Degré 7 : L’âme se livre à la « Contemplatio » (la « vision » finale).

L’ingressio désigne un appétit de savoir et de comprendre les réalités supérieures. L’âme dirige son regard vers le haut, et dès lors, plus rien ne l’agite ni ne la détourne de cette recherche. Elle est prise d’un appétit irrépressible de « comprendre ce qui est vrai et sublime » (Appetitio intellegendi ea quae vere summeque sunt). Tout au sommet de l’échelle des degrés de la conscience, il y a la contemplation, – la vision du divin.

La pensée moderne est peu apte à rendre compte de l’idée même de « contemplation » ou de « vision ». Mais le sujet fascine encore. Gilles Deleuze écrit: « Voilà exactement ce que nous dit Plotin : toute chose se réjouit, toute chose se réjouit d’elle-même, et elle se réjouit d’elle-même parce qu’elle contemple l’autre. Vous voyez, non pas parce qu’elle se réjouit d’elle-même. Toute chose se réjouit parce qu’elle contemple l’autre. Toute chose est une contemplation, et c’est ça qui fait sa joie. C’est-à-dire que la joie c’est la contemplation remplie. Elle se réjouit d’elle-même à mesure que sa contemplation se remplit. Et bien entendu ce n’est pas elle qu’elle contemple. En contemplant l’autre chose, elle se remplit d’elle-même. La chose se remplit d’elle-même en contemplant l’autre chose. Et il dit : et non seulement les animaux, non seulement les âmes, vous et moi, nous sommes des contemplations remplies d’elles-mêmes. Nous sommes des petites joies. »iv

Clairement, la scrutation des augures ou la recherche de la vision divine ne sont plus d’actualité. Voici que les modernes se contentent de « contemplations remplies d’elles-mêmes » et de « petites joies »…

Ils ont perdu le fil d’une méditation qui a occupé les « voyants » depuis l’aube de l’humanité.

Au Paléolithique, des chamans ont peint, millénaires après millénaires, des métaphores inspirées à la lueur de torches fugaces et tremblantes.

Des prophètes de l’Aurignacien ont « contemplé » entre leurs doigts l’apparition de l’idée. Ils y voyaient la puissance, à eux données, de créer des mondes – et de les partager avec les suite des temps.

Rêve fou, – exaucé.

Ces idées, ces mondes, vivent encore, quarante mille ans plus tard, et nous émeuvent.

Projetons-nous dans l’avenir, en un bond symétrique dont notre « modernité » serait le centre. Que restera-t-il de nos « petites joies » dans quarante mille ans ? L’humanité future, dans quelle sorte de « grotte » trouvera-t-elle nos traces oubliées ? Qu’auraient-elles à dire qui mérite de traverser les âges ?

 

iAristote. Éthique à Nicomaque, Livre X.

iiA. Ernout, A. Meillet. Dictionnaire étymologique de la langue latine.

iiiS. Augustin. De Quantitate Animae, §72-76

ivGilles Deleuze, cours du 17 mars 1987 à l’université de Vincennes

Penser la pensée qui n’a jamais cessé de penser


La langue grecque donne deux sens au Logos : ‘parole’ et ‘raison’.

Dans la philosophie platonicienne, le Logos est Principe et Verbe. Il est aussi l’ensemble de tous les intelligibles, le lien des puissances divines, et ce qui fonde leur unité. Il est enfin l’intermédiaire entre l’homme et Dieu

Les néo-platoniciens ont repris ces vastes leçons.

Ainsi, pour Philon, le Logos prend deux formes. D’un côté, le Logos est l’Intelligence divine, la Pensée éternelle, la Pensée pensante, en puissance. D’un autre côté, le Logos réside dans le monde, c’est la pensée en acte, une pensée qui se réalise en dehors de Dieu.

Peu après Philon, Jean écrit dans son Évangile qu’au commencement, il y avait le Logos, que le Logos était avec Dieu et que le Logos était Dieu.

Cela peut s’interpréter comme l’affirmation de l’existence de plusieurs instances du Logos, dont le Logos qui est Dieu et celui qui est avec Lui.

Si l’on adopte une approche structuraliste et lexicale, on peut considérer le Logos sous trois formes, en tant qu’il est, en tant qu’il pense et en tant qu’il parle. Ce sont trois états de l’être, fondamentaux, desquels tout découle ensuite.

Philon, qui est à la fois juif et néoplatonicien, va assez loin dans la théorie du Logos, malgré la difficulté inhérente à concilier l’unité de Dieu et la multiplication de ses instanciations.

Mais il faut relativiser l’intransigeance supposée du judaïsme quant à la question de la multiplicité des instanciations divines à partir de l’unité essentielle de Dieu. La Kabbale juive en témoigne par sa réflexion, plus tardive il est vrai, sur l’existence des Sephiroth.

Pour Philon, le Logos est l’ensemble des idées de Dieu. Ces idées « agissent comme des sceaux, qui lorsqu’on les approche de la cire y produisent des empreintes innombrables sans être eux-mêmes affectés en rien, restant toujours les mêmes. »i Dieu est unique, mais ses pensées et ses paroles sont infinies, en puissance. Tout ce qui existe dans l’univers découle d’une idée divine, qui agit dans le monde comme un « sceau ». Parmi ces sceaux, le Logos est le sceau général dont l’univers entier est l’empreinte.ii

Le Logos de Philon n’a rien de personnel. Il est l’Organe de Dieu, sa Raison et sa Parole, agissant dans la création. Philon multiplie les métaphores, les analogies, puisant des images divines, humaines, naturelles. Le Logos est création, engendrement, parole, conception, ou encore écoulement, rayonnement, dilatation. Pour prendre une image politique, Dieu règne, le Logos gouverne.

La pensée de Philon à propos du Logos est complexe et déroutante. Un commentateur du 19ème siècle juge qu’« une formidable confusion est à la base du système de Philon »iii. Philon mélangerait pêle-mêle Logos (Parole), Pneuma (Esprit), Sophia (Sagesse) et Epistémè (Connaissance).

Pour Philon, la Sagesse paraît jouer par rapport au Logos le même rôle que l’Esprit de Dieu vis-à-vis du monde des intelligibles. Elle en est à la fois la source originaire, le modèle et l’image.

Nulle bizarrerie dans ce paradoxe philonien. Tout vient de la nature de l’Esprit : on n’y peut faire de distinction entre le « contenant » et le « contenu ».

Le Logos est ainsi à la fois l’Auteur de la Loi et la Loi elle-même, l’esprit et la lettre de son contenu.iv Il est la Loi, et il en est aussi l’énonciateur, le révélateur.

Le Logos est, dans l’univers, le divin ramené à l’unité. Il est aussi l’intermédiaire entre cette unité et Dieu. Tout ce qui constitue le Logos est divin, et tout ce qui est divin, en dehors de l’essence de Dieu, est le Logos.

Ces idées, on l’a dit, ont été qualifiées de « méli-mélo philosophique », elles démontreraient un « manque de rigueur »v de la part de Philon.

L’important en ces questions difficiles, où il faut avoir la vision la plus large possible, n’est pourtant pas dans la « rigueur ». Jean est-il « rigoureux » ?

Philon et Jean, à peu près à la même époque, juste avant la destruction du second Temple de Jérusalem, et indépendamment l’un de l’autre, ont cherché à préciser les contours d’une théophanie du Logos, avec de nettes différences, mais aussi une profonde intuition commune.

Ce qui est surtout frappant, au long des siècles, c’est la permanence d’une même idée fondamentale : le Logos des stoïciens, le Noûs platonicien, l’Ange de l’Éternel, la Parole de YHVH, le Logos judéo-alexandrin, le Verbe qui se fait chair, et le Messie chrétien. Toutes ces figures, par-delà leurs différences, offrent leurs analogies troublantes.

Il y a aussi des difficultés spécifiques. Par exemple, pour un penseur comme Philon, le problème est de réconcilier l’unité de Dieu, dogme fondateur du judaïsme, et la multiplicité des émanations divines, comme la Loi (la Torah) et la Sagesse (Hokhma).

Sur un plan philosophique, la difficulté est de penser une Pensée qui existe en tant qu’Être, qui se déploie aussi comme pensée vivante, libre, créatrice et qui se révèle enfin comme Parole dans le monde.

La solution de facilité, employée volontiers par les penseurs d’une modernité matérialiste, est de renvoyer le Logos et le Noûs, l’Ange et la Sagesse, la Torah et l’Évangile dans les poubelles de l’histoire de l’ idéalisme.

Les indices accumulés par l’Histoire, cependant, offrent d’autres perspectives.

L’esprit se manifeste en chacun de nous, à un niveau modeste ou élevé, suivant les circonstances. En réfléchissant à la nature de l’esprit et de la conscience, on voit clairement qu’il y a deux hypothèses fondamentales.

Soit l’esprit est issu de mécanismes génétiques et biochimiques se traduisant par la prolifération de connexions synaptiques et l’apparition ‘spontanée’ de la conscience.

Soit il s’agit d’une substance ‘spirituelle’ qui n’a absolument rien de matériel, mais qui peut ‘s’interfacer’ au corps humain. Le cerveau est une ‘antenne’, faite de réseaux cellulaires et neuronaux, et il s’efforce de saisir ce que l’esprit immatériel peut laisser voir de lui-même.

Le cerveau, le corps humain, les peuples et l’Humanité tout entière sont, à leur manière singulière, d’immenses ‘antennes’ collectives, dont la mission première est de capter les signes diffus d’une intelligence créatrice.

Les plus grands génies humains ne trouvent pas leurs idées fondatrices aux croisements inattendus de quelques synapses, ou grâce à des échanges ioniques. Ils sont plutôt ‘inspirés’ par une nappe de pensée pensante, dans laquelle tout ce qui vit est immergé depuis l’origine.

Quand je pense, je pense que je suis pensant; je pense alors à une pensée qui naît, vit, et qui devient ; je pense aussi à la pensée, qui n’a jamais cessé de penser, qui ne cesse jamais de penser, à la pensée qui se passe de toutes pensées, et qui ne se passera jamais de penser.

iPhilon. De Monarchia. II, 218

iiPhilon. De Mundi I, 5. De Prof. I, 547

iiiJean Riéville. La doctrine du Logos dans le 4ème évangile et dans les œuvres de Philon. 1881

ivPhilon, De Migr. Abrah. I, 440-456

vJean Riéville, op.cit.

L’ombre de Dieu, le Coran et les palinodies du Logos


Dieu peut-il avoir une ‘image’ ou encore une ‘ombre’ ? Si l’on en croit la Torah, la réponse à cette question est doublement positive. L’idée que Dieu puisse avoir une ‘image’ est attestée par la Genèsei. Le texte associe ‘image’ (‘tselem’) et ‘ressemblance’ (‘demout’) au verset Gn 1,26 : בְּצַלְמֵנוּ כִּדְמוּתֵנוּ , b-tsalmenou ki-demoutenou (‘à notre image et à notre ressemblance’), et il répète le mot ‘image’ dans le verset Gn 1,27, de deux autres manières : בְּצַלְמוֹ b-tsalmou (‘à son image’) et בְּצֶלֶם אֱלֹהִים b-tselem elohim (‘à l’image d’Elohim’).

Quant au fait que Dieu puisse aussi avoir une ‘ombre’, il y est fait allusion dans un versetii de l’Exode, qui cite le nom Bétsaléel, lequel signifie au sens propre « dans l’ombre de Dieu »iii. Le mot צֵל tsel signifie ‘ombre’. Ce mot a la même racine que le mot צֶלֶם tselem dont on vient de voir qu’il signifie ‘image’ . D’ailleurs, tselem a aussi comme sens premier : ‘ombre, ténèbres’, comme dans ce versetiv : ‘Oui, l’homme marche dans les ténèbres’ , ou : ‘il passe comme une ombre’.

On pourrait donc, théoriquement, remettre en cause la traduction habituelle de Gn 1,26, et traduire ainsi : « Faisons l’homme dans notre ombre », ou « dans nos ténèbres ». Ce qui importe ici, c’est surtout de voir qu’en hébreu, ‘image’, ‘ombre’ et ‘ténèbres’ possèdent la même racine (צֵל ).

Ce fait lexical me paraît hautement significatif, et lorsque ces mots s’emploient en relation avec Dieu, il est évident qu’ils crient : « Interprétez-nous ! ».

Philon, le philosophe juif et hellénophone d’Alexandrie, propose cette interprétation: « L’ombre de Dieu c’est le Logos. De même que Dieu est le modèle de son image qu’il a ici appelé ombre, de même l’image devient le modèle d’autres choses, comme il l’a montré au début de la Loi (Gn. 1, 27) (…) L’image a été reproduite d’après Dieu et l’homme d’après l’image, qui a pris ainsi le rôle de modèle. »v

Philon, par l’emploi du mot grec logos, par le rôle de médiateur et de modèle que le Logos joue entre Dieu et l’homme, semble préfigurer en quelque sorte la thèse chrétienne de l’existence du Logos divin, telle qu’introduite par Jean : « Au commencement était le Logos, et le Logos était avec Dieu, et le Logos était Dieu. »vi

L’homme n’est donc que l’ombre d’une ombre, l’image d’une image, ou encore le songe d’un songe. Car le mot ombre peut évoquer le songe, selon Philon. Il cite à ce propos le verset : « Dieu se fera connaître à lui dans une vision, c’est-à-dire dans une ombre, et non pas en toute clarté » (Nb. 12,6) .

Dans l’original hébreu de ce verset, on lit non pas ‘ombre’ (tsal), mais ‘songe’ (halom). Philon, dans son commentaire a donc changé le mot ‘songe’ pour le mot ‘ombre’. Mais ce qui importe ici, c’est que Philon établisse que les mots ‘vision’, ‘songe’, ‘ombre’, aient des connotations proches.

Le texte, un peu plus loin, fait apparaître une claire opposition entre ces mots (‘vision’, ‘songe’) et les mots ‘face-à-face’, ‘apparition’, ‘sans énigmes’, ‘image’ .

« Écoutez bien mes paroles. S’il n’était que votre prophète, moi, Éternel, je me manifesterais à lui par une vision, c’est en songe que je m’entretiendrais avec lui. Mais non: Moïse est mon serviteur; de toute ma maison c’est le plus dévoué. Je lui parle face à face, dans une claire apparition et sans énigmes; c’est l’image de Dieu même qu’il contemple. Pourquoi donc n’avez-vous pas craint de parler contre mon serviteur, contre Moïse? » vii

A un simple prophète, Dieu se manifeste par des moyens ambigus et fragiles, par l’intermédiaire d’une vision (ba-mar’ah בַּמַּרְאָה ) ou d’un songe (ba-halom בַּחֲלוֹם ).

Mais à Moïse, Dieu apparaît ‘face à face’ (pêh el-pêh), ‘dans une claire apparition et sans énigmes’ (v-mar’êh v-lo b-hidot וּמַרְאֶה וְלֹא בְחִידֹת ). En résumé, Moïse contemple ‘l’image de Dieu même’ (temounah תְּמוּנָה).

Notons ici la curieuse répétition du mot mar’ah מַּרְאָה, ‘vision’, avec un changement complet de son sens du négatif vers le positif…

Dieu dit eau verset 6 : « S’il n’était que votre prophète, moi, Éternel, je me manifesterais à lui par une vision (ba-mar’ah בַּמַּרְאָה ) ». Et c’est le même mot (מַרְאֶה), avec une autre vocalisation, qu’il emploie au verset 8 : «Je lui parle face à face, dans une claire apparition (oumar’êh וּמַרְאֶה )». La version de Sefarim disponible en ligne traduit le même mot par ‘vision’ au verset 6 et par ‘claire apparition’ au verset 8. La ‘vision’ est réservé aux simples prophètes, et la ‘claire apparition’ à Moïse.

Comment expliquer cela ?

D’abord le verset 6 dit : ba-mar’ah, ‘dans une vision’. Le verset 8 dit : oumar’êh , ‘une vision’.

Dans le premier cas Dieu se manifeste par une vision. Dans le second cas, Dieu parle avec Moïse, non ‘par’ une ‘vision’, mais en étant ‘une vision’.

Moïse a l’insigne privilège de voir Dieu face à face, il en voit l’image. Mais cette image n’est pas simplement une image, ou une ‘ombre’, cette image ‘parle’, et elle est le Logos même de Dieu, selon Philon.

Rachi concourt quelque peu avec le point de vue de Philon, me semble-t-il. Il commente ainsi ce passage délicat : « Une vision et non dans des énigmes. La « vision » désigne ici la « clarté de la parole ». Je lui explique clairement ma parole et je ne la dissimule pas sous des énigmes comme celles dont il est question chez Ye‘hezqèl : « Propose une énigme… » (Ye‘hezqèl 17, 2). J’aurais pu penser que la « vision » est celle de la chekhina. Aussi est-il écrit : « Tu ne peux pas voir ma face » (Chemoth 33, 20) (Sifri). Et il contemplera l’image de Hachem. C’est la vision par derrière, ainsi qu’il est écrit : « tu me verras par derrière » (Chemoth 33, 23) (Sifri). »

Si Dieu ne se manifeste que ‘dans une vision’ c’est qu’il ne ‘parle’ pas. Or l’important ce n’est pas la vision, l’image ou l’ombre de Dieu, c’est sa parole, son Logos, le fait que Dieu « parle ». Il faut lire : פֶּה אֶלפֶּה אֲדַבֶּרבּוֹ, וּמַרְאֶה pêh al-pêh adaber bo, oumar’êh : ‘Je lui parle face-à-face, – vision’.

Il faut comprendre : ‘Je lui parle et je lui fais voir clairement ma parole (mon Logos, mon Dabar)’…

Philon, hellénophone, donne sans doute au mot Logos quelques connotations platoniciennes, qui ne sont pas présentes dans le Dabar (דָּבָר). Mais il fait le geste fort d’identifier le Logos, l’Image (de Dieu) et le Dabar.

Philon est aussi contemporain de Jésus, que son disciple Jean appellera quelques années plus tard Logos et « Image même » de Dieu.

Entre le Dabar de Moïse et le Logos tel que Philon, Jean et Rachi lui-même le comprennent, qui ne voit les continuités et les différences ?

L’esprit s’incarne plus ou moins. Aux prophètes, sont données les visions et les songes. À Moïse, sont données l’image et la ‘claire apparition’ du Logos. À Jésus, il est donné d’être le Logos même.

M’intéressant aux tribulations mondiales des manifestations divines, je voudrais profiter de ce résultat pour m’interroger sur la contribution spécifique du prophète d’une autre religion monothéiste, Muhammad, à la compréhension de la nature de la parole divine.

Au prophète Muhammad qu’a-t-il été donné ? Il lui a été donné le Coran. Comme le prophète était notoirement illettré, le Coran lui a été donné sous forme orale, par l’intermédiaire d’un ange. Des scribes se sont chargés de transcrire le texte révélé à Muhammad, sous sa dictée.

Le Coran est, à ce titre, une nouvelle instance du Logos divin, après celle de Moïse et celle de Jésus.

La question que je voudrais poser est la suivante : quelle différence spécifique entre l’expérience de Moïse, celle de Jésus et celle de Muhammad ?

Mis à part quelques questions de degrés, dans les trois cas Dieu se manifeste par sa Parole. Dieu ‘parle’ à Moïse qui en tirera toute la Torah. Les Chrétiens donnent à cette Parole le nom de Logos ou de Verbe. Les Musulmans lui donnent le nom de « Coran incréé ».

Mais il y a un problème.

Pourquoi le Logos divin demande-t-il depuis treize siècles aux « croyants », par l’intermédiaire du Coran incréé, de tuer les Juifs et les Chrétiensviii, pour la seule raison que les Juifs croient depuis plus de trente siècles que ce même Logos peut se manifester dans une ‘parole’ (Dabar) et une ‘claire apparition’ – faite à Moïse, et que les Chrétiens croient depuis vingt siècles que ce même Logos s’est manifesté en Jésus ?

Qui, possédant un peu de logos philosophique, pourrait m’expliquer cette curieuse palinodie du Logos à travers les âges?

iPar exemple Gn 1,26 et Gn 1,27

iiEx. 31,2

iiiL’ombre se dit « tsal » en hébreu. « Tsaléel » : l’ombre de Dieu

ivPs 39,7

vLegum Allegoriae, 96

viJn 1,1

viiNb. 12,6-8

viiiCf. la sourate n° 9, intitulée « At-Taoubah » (le repentir), verset 30.

Nous sommes tous des Marranes modernes


Le « Juif caché » est une figure ancienne. Joseph et Esther se cachèrent, un temps. Le nom d’Esther signifie « Je me cacherai ». Mais, paradoxe, c’est parce qu’elle révèle son secret à Assuérus, qu’elle sauve son peuple.

Obligés de se cacher sous l’Inquisition, et paradoxe encore, les marranes étaient des « aventuriers », des « défricheurs qui peuvent se compter parmi les premiers hommes modernes », selon Shmuel Triganoi. Ils ont été des ferments de la modernité juive. Ils seraient même à l’origine et aux fondements de la modernité tout court.

« L’expérience marrane révèle l’existence dans le judaïsme d’une potentialité du marranisme, d’une prédisposition au marranisme, sans rapport avec le fait qu’il représente aussi une déliquescence du judaïsme. L’ambivalence est plus grande : imposé par la force, il constitue aussi un haut fait du courage et de la persévérance des Juifs. La véritable question est celle-ci : le marranisme est-il structurellement inhérent au judaïsme, était-il inscrit dès les origines dans le judaïsme ? (…) Comment des Juifs ont-ils pu penser qu’ils devenaient encore plus juifs en devenant chrétiens (au fond c’est ce que les judéo-chrétiens pensaient depuis Paul) ? »ii

Cette question dépasse par son ampleur le seul cadre des relations judéo-chrétiennes. Elle remonte plus haut, vers l’origine. Moïse n’a-t-il pas vécu un temps dans l’ambivalence, à la cour du Pharaon ?

Philon d’Alexandrie, mort vers 50 ap. J.-C. , n’a pas eu d’accointances avec le christianisme, dont il était contemporain. De culture hellène et juive, il connaissait les philosophes grecs et il possédait les textes du judaïsme, qu’il a interprétés de façon originale. Il s’intéressait aussi aux religions des Mages, des Chaldéens, des Zoroastriens.

Homme des carrefours, il cherchait des synthèses supérieures, des voies nouvelles, adaptées aux croisements des peuples, dont il observait les progrès.

Philon n’était pas un « Juif caché ». Mais il poussait l’analyse de la tradition et son interprétation à l’incandescence. Ni pharisien, ni sadducéen, ni essénien, de quel sorte de judaïsme était-il alors le représentant ?

Philon, il y a deux mille ans, et les marranes espagnols et portugais, il y a cinq siècles, représentent deux manières non orthodoxes de revendiquer le judaïsme parmi les Gentils. Ils semblent en apparence s’en éloigner ou s’en détourner, mais pour mieux y revenir, par une autre sorte de fidélité, plus fidèle peut-être à son esprit qu’à sa lettre. Par là, ils servent de ponts, de liens, avec le monde des nations, offrant des perspectives larges.

Royalement ignoré par la Synagogue, vivant dans une période troublée, juste avant la destruction du second Temple, Philon professait des opinions avancées, qui pouvaient choquer les traditionalistes orthodoxes, et qui frisaient avec l’hérésie. Ce sont d’ailleurs les philosophes et les théologiens chrétiens des premiers siècles qui ont conservé les écrits de Philon, trouvant a posteriori dans sa pensée synthétique de quoi alimenter leurs propres réflexions.

Il y avait à l’évidence alors, une différence de perspective entre les Juifs de Jérusalem, qui priaient tous les jours au Temple, ignorant son imminente destruction, et les Juifs de la Diaspora, dont la liberté de penser était grande.

Qu’on en juge par ce texte de Philon :

« Dieu et la Sagesse sont le père et la mère du monde, mais l’esprit ne saurait supporter de tels parents dont les grâces sont bien supérieures à celles qu’il peut recevoir ; il aura donc pour père le droit Logos et pour mère l’éducation plus appropriés à sa faiblesse. » iii

Philon précise la portée de la métaphore: « Le Logos est image et fils aîné. Sophia est l’épouse de Dieu, que Dieu féconde et qui engendre le monde. »

Le Logos, « image et fils aîné de Dieu » ? Cela, écrit sous la plume d’un Juif d’Alexandrie, quelques années après la mort en croix d’un obscur rabbin de Nazareth, un prétendu Messie ? Il n’est pas difficile d’imaginer la réaction des Docteurs de la loi juive devant ces propos ébouriffants. Il est aussi facile de comprendre pourquoi les judéo-chrétiens décidèrent que Philon leur serait un allié précieux, par son audace et entregent philosophique.

Dans un autre écrit, Philon évoque la Sagesse, à la fois « épouse de Dieu »iv, et « vierge », d’une nature sans souillure. L’union avec Dieu donne à l’âme sa virginité. Les métaphores fusent : le Logos est père et époux de l’âme.

L’idée d’une épouse-mère-vierge n’était pas si nouvelle. Elle se retrouve dans diverses traditions spirituelles de l’Antiquité, notamment chez les Orphiques. La fusion symbolique entre l’épouse et la fille de Dieu correspond à l’assimilation entre Artémis et Athéna chez ces derniers. Koré, vierge, fille de Zeus et de Déméter, s’unit à Zeus, et est la source vivifiante du monde. Elle est l’objet des mystères d’Éleusis. Dans la tradition osiriaque, Osiris est le « principe », Isis le « réceptacle » et Horus, le « produit », ce qui se traduit philosophiquement par la triade de l’intelligible, de la matière, et du sensible.

Tenté par les synthèses audacieuses, Philon n’était certes pas un Juif orthodoxe. Alors de quoi était-il alors le symbole, la préfiguration? De l’éternelle vigueur du marranisme ? De la tentation d’une effluence de l’esprit ? D’une recherche avide d’universaux?

Le marranisme est-il si absolument moderne, qu’il en devient universel ? Shmuel Trigano écrit : « L’identité double du Juif moderne pourrait bien s’apparenter à la partition marrane. » v

Mais la « partition marrane » n’est pas réservée aux « Juifs cachés ». Elle est bien plus générale. Elle touche à l’identité même de l’homme moderne. « Le marranisme a été le laboratoire de la modernité juive, même parmi les Juifs qui échappèrent au marranisme. Allons plus loin : le marranisme fut le modèle même de toute la modernité politique. »

Un marranisme politique ? Certes. Mais pourquoi ne pas aller plus loin, et postuler la possibilité d’un marranisme anthropologique, d’une attitude anthropologique fondamentalement « marrane », touchant tout un chacun, et se cachant au cœur de tous les groupes humains  ?

De quoi, au fond, le marranisme témoigne-t-il ? Il témoigne de la profonde ambivalence de la conception du monde propre à la croyance messianique. « La conscience messianique encourage le Juif à vivre la vie de ce monde-ci tout en attendant le monde qui vient et donc à développer une attitude en porte à faux par rapport à ce monde-ci. »vi

Ce sentiment d’étrangeté au monde, de mise en porte à faux, n’est pas spécifique au judaïsme, me semble-t-il.

L’hindouisme et le bouddhisme, par exemple, considèrent ce monde comme illusion, comme Māyā. C’était aussi le sentiment des chamans depuis l’aube des temps. Le sentiment d’étrangeté au monde est si universel, qu’on peut le considérer comme un fondement de la conscience humaine… Le cœur de l’homme lui reste caché à lui-même, et de ce dérobement il a une conscience inquiète et trouble. Il est pour lui-même un mystère, que la magnificence de ce monde et de ses merveilles frôle sans l’atteindre vraiment, et assurément sans le combler jamais.

L’homme, dirons-nous, est fondamentalement « marrane », doublement écartelé entre son intérieur et son extérieur, et entre son moi et son manque, son âme et son gouffre. Il est homme, apparemment complet, en « état de marche », et il se sait en manque, Dasein poursuivi par le doute.

Il découvre, toujours à nouveau, que le monde le nie, que le cosmos immense, éternel, l’accueille, un jour, on ne sait pourquoi, ni comment, et fait émerger de nulle part une conscience fugace, qui finira brisée, humiliée, par le tumulte de questions sans réponse. Mais il découvre aussi, avec le temps, les moyens de résister à l’aliénation, les ruses nécessaires, et acquiert de l’habileté à déjouer le jeu des illusions.

Il y a là une leçon politique et une leçon philosophique.

Politique, d’abord. A l’heure où les nations les plus « démocratiques » préparent activement les moyens d’une surveillance de masse, intrusives au dernier degré, à l’heure où se lèvent les prodromes d’un totalitarisme à l’échelle planétaire, nous aurons pour survivre toujours besoin de cette très ancienne leçon de duplicité, simplement pour rester humains.

Philosophique, aussi. Pour préparer un monde meilleur, plus universel, il faudra suivre l’exemple de Philon, naviguer librement parmi les religions et les nations, les pensées et les langues, comme si, toutes, elles nous appartenaient, et nous fondaient.

iShmuel Trigano. Le Juif caché. Marranisme et modernité, In Press Eds, 2000

iiIbid.

iiiPhilon, De Ebrietate

ivPhilon, Cherubim 43-53

vShmuel Trigano. Le Juif caché. Marranisme et modernité, In Press Eds, 2000

viIbid.