1, 2, 3, 4 et un million


« Or effusion » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Les ‘nombres naturels’ (1, 2, 3, 4, etc.) font partie des structures mentales universelles. Autrement dit, toutes les cultures et civilisations humaines possèdent une certaine vision et une certaine compréhension des nombres 1 , 2, 3, 4. Certaines cultures accordent aussi de l’importance au 5, au 6, au 7, au 8 et même au 9. Le nombre 10 saute aux yeux par sa référence au corps humain (les dix doigts). Le nombre 12 prend souvent un sens symbolique ou mythique. Au-delà, les nombres naturels perdent quelque peu en spécificité symbolique. Les psychologues cognitifs ont tiré avantage du haut degré de prégnance des tout premiers nombres naturels (en particulier les cinq premiers nombres) pour créer des protocoles expérimentaux riches de résultats quantitatifs. Mais lorsque vient le moment de généraliser ces résultats à des considérations, des questions plus profondes émergent.Il est instructif de considérer à cet égard l’abîme conceptuel et méthodologique entre la psychologie cognitive et la psychologie dite des « profondeurs », quant à leurs approches respectives de la notion de « nombre naturel ». C.G. Jung, qui fut le pionnier de la psychologie des profondeurs, a montré que des structures psychiques attachées aux nombres pouvaient être mises en rapport avec d’autres structures psychiques touchant au numineux et au sacré. Il a montré aussi qu’elles pouvaient se rejoindre dans un ‘monde commun’, qu’il a appelé unus mundus. Dans son ouvrage Explication de la nature et psyché, il a formulé l’idée que l’exploration des archétypes des nombres naturels permet de pénétrer plus avant dans la réalité unitaire de la psyché et de la matière. « J’ai le sentiment que le nombre est une clé du mystère, puisqu’il est autant découvert qu’inventé. Il est quantité aussi bien que signification ; sur ce dernier point, je citerai les quantités arithmétiques de l’archétype fondamental de ce qu’on nomme le ‘Soi’ (monade, microcosme, etc.) et ses variantes du quatre, le 3 + 1 et le 4 + 1, qui sont historiquement et empiriquement bien illustrés par des documentsi. » Marie-Louis von Franz, a continué les recherches initiées par Jung sur les archétypes attachés au nombre. Son livre Nombre et tempsii fournit une abondante source documentaire, anthropologique et ethnographique, et explore la profondeur immémoriale des liens entre le nombre et le sacré. S’appuyant largement sur les travaux antérieurs de Jung, elle apporte des considérations complémentaires sur l’archétype du 2 (pouvant s’interpréter à l’aide des concepts de ‘dualité’, d’‘opposition’, de ‘séparation’, mais aussi de ‘suite’ et d’‘accompagnement’iii), sur l’archétype du 3 (concept de ‘trinité’) et sur l’archétype du 4 (concepts de ‘quaternion’ et de ‘mandala’).

Pour Pythagore l’archétype du ‘Deux’ symbolisait la matière, par opposition à l’esprit qui était représenté par l’‘Un’. Mais, selon une autre interprétation, l’Un contient déjà le Deux en puissance, et il l’engendre de toute éternité. « Le double aspect de l’Un comme Totalité-Unité et unité de compte (MonotèsHenotès) contient déjà virtuellement le deux. C’est pourquoi l’Un primordial était déjà, en ce qui concerne son contenu (par exemple dans la spéculation gnostique des nombres), caractérisé comme ‘Père-Mère, ‘Silence-Force’ divinsiv (…) Le deux était rattaché à Eve, c’est pourquoi le diable la tenta la première. Il existe ainsi une parenté secrète entre la dualité, le diable et la femme, et le quatre, que l’on peut déduire du deux, a également reçu une valeur négative, en tant que ‘païen’. Le deux est même le diable en personne. Ce principe diabolique de dualité a tenté d’édifier une création opposée à Dieu, luttant contre l’ordre trinitaire du monde […] On peut voir une variante de la même idée archétypique dans la théorie cosmogonique de Pascual Jordanv, d’après laquelle l’univers serait sorti d’une paire de neutronsvi. » Les archétypes traversent aisément les frontières disciplinaires, tout commecelles de l’inconscient. Si la psychologie cognitive désire traiter sérieusement du concept de nombre ‘naturel’, elle devrait tenir compte des valeurs archétypiques et des associations inconscientes attachées aux idées de l’Un, du Deux ou du Trois, et ne pas s’empêcher non plus de voir leurs prolongements dans des traditions philosophiques comme le monisme, le non-dualisme ou le dualisme, ou encore dans la prégnance philosophique ou religieuse du paradigme trinitaire.

Pourtant, la distance entre les approches de la psychologie cognitive et celles de la psychologie des profondeurs quant à l’essence même du ‘nombre’ reste flagrante. Un excellent exemple est celui des lois de Weber et de Fechner, dont la psychologie cognitive fait notoirement usage. Ces lois ont en effet de nombreuses applications expérimentales, pour la quantification (et la ‘numérisation’) des réponses à des stimuli sensoriels. Selon la loi de Weber, plus les stimuli sensoriels augmentent en intensité, plus les sensations qu’ils provoquent deviennent subjectivement imprécises. Autrement dit, plus les nombres qui traduisent les stimulations sensorielles sont grands, plus leur estimation consciente par le sujet devient approximative. Quant à la loi de Fechner, elle stipule que des stimuli d’intensité croissante produisent des effets ressentis augmentant, relativement, de moins en moins. Les sensations s’accroissent d’autant plus faiblement que les stimuli augmentent davantage, selon une courbe logarithmique.

Ces lois ne tombent pas du ciel. Elles sont en quelque sorte câblées dans le système neuronal. Des neuroscientifiques ont fait l’hypothèse qu’il existe des « neurones détecteurs de nombres », capables de détecter quatre ou cinq objets en même temps. La modélisation du fonctionnement de ces neurones montre que plus le nombre d’objets à détecter augmente, plus le codage neural qui permet d’évaluer ce nombre devient imprécis. Selon ce modèle, le système neuronal allouerait d’autant moins de neurones à la reconnaissance numérique, que les objets à percevoir augmenteraient en nombre. C’est là, inscrite dans l’architecture neuronale elle-même, une première approximation des lois de Weber-Fechner.

Ces lois ne s’appliquent en principe qu’à des stimuli sensoriels, et à leurs effets psycho-physiologiques induits. Mais, par une expérience de pensée, on pourrait concevoir, en théorie, qu’elles s’appliquent aussi à des stimuli non sensoriels, par exemple des stimuli émotionnels ou cognitifs. On pourrait alors supposer que des stimuli émotionnels ou cognitifs de plus en plus forts provoqueraient des réponses émotionnelles, ou cognitives, de moins en moins rapidement croissantes, suivant en cela les courbes logarithmiques prévues par Fechner. Si les lois de Weber-Fechner se trouvaient être ainsi généralisables, et si on pouvait les appliquer non seulement aux stimuli sensoriels, mais aussi à des stimuli émotionnels, affectifs ou cognitifs, cela aurait d’étonnantes conséquences qualitatives, dont certaines parfaitement contre-intuitives. Si des chocs émotionnels et affectifs successifs frappaient avec une intensité croissante la conscience, celle-ci se révélerait-elle de plus en plus émoussée, réagissant de moins en moins ? Si des idées ou des concepts étaient présentés à la conscience sous une forme de plus en plus frappante, de plus en plus percutante, les lois (‘généralisées’) de Weber et Fechner se traduiraient-elles par des réactions de plus en plus relativement dubitatives ou blasées ? La conscience serait-elle progressivement lassée, émoussée ou même anesthésiée lors de stimulations émotionnelles ou cognitives de plus en plus fortes ? Ce serait là une contrainte neuronale, structurelle, systémique, imposée à la conscience, quant à sa capacité de réagir adéquatement aux idées les plus nouvelles, aux sentiments les plus élevés, aux intuitions les plus foudroyantes. Cela expliquerait un certain état moyen dans lequel se tient la conscience habituelle, dans son état ‘normal’, quotidien. La conscience serait structurellement inhibée, de par sa programmation neuronale, synaptique, elle serait formatée en vue de ressentir de moins en moins des chocs émotionnels, affectifs ou intellectuels qui seraient de plus en plus élevés. Cela expliquerait, incidemment, pourquoi les génies de la pensée, ou les mystiques capables des plus grandes révélations, sont si rares. Plus une idée serait grande, folle, immense, géniale, divine même, plus la loi (généralisée) de Fechner tendrait à la réduire relativement, à la réfréner, à la comprimer, à l’émasculer, pour qu’elle reste dans le cadre de ce que la conscience ‘moyenne’ est capable de supporter, et d’assimiler. L’on pourrait considérer que les lois de Weber et Fechner sont donc, en somme, nécessaires à la survie de l’espèce. Elles fonctionnent comme une sorte de soupape de sécurité ou de disjoncteur destiné à empêcher des courts-circuits qui endommageraient gravement le système synaptique et neuronal si les effets ressentis, subjectifs, étaient directement proportionnels aux stimuli objectifs. On en déduirait qu’Homo sapiens a pu survivre (jusqu’à présent) avec des structures neurophysiologique ainsi formatées, parce que celles -ciétaient précisément la meilleure manière de lisser les réactions à un environnement foncièrement imprédictible, ou potentiellement très dangereux…

Mais l’expérience de pensée suggérée ci-dessus est-elle légitime ? Peut-on réellement généraliser l’application des lois de Weber et Fechner (essentiellement quantitatives) à des stimuli émotionnels ou cognitifs ? S’il existe des « neurones détecteurs de nombres », existe-t-il aussi des neurones détecteurs d’ « idées neuves », des neurones détecteurs d’expériences inouïes, jamais vues, des neurones détecteurs de révélations (sacrées) et d’illuminations (mystiques) ? Peut-on appliquer les lois de Weber et Fechner aux effets des psychotropes, ou bien, dans un autre ordre d’idées, aux visions prophétiques ? Plus une vision serait puissante (par exemple, celle d’un Moïse sur le mont Horeb), moins nombreux, proportionnellement, seraient les neurones alloués à cette expérience, ou bien moindre leur réaction spécifique? Si la loi de Weber-Fechner s’appliquait effectivement aux illuminations ou aux révélations divines, les stimuli associés à ces expériences devraient-ils être exponentiellement augmentés pour compenser la loi logarithmique de Fechner, et produire des réactions subjectives suffisamment marquantes ? Et si cela n’était pas physiologiquement possible, devrait-on en conclure que, selon les lois de Weber-Fechner, les consciences des plus grands génies humains, des prophètes inoubliables, des poètes inclassables, des inventeurs de mondes, seraient bien vite blessées par des éclats éblouissants, des lumières aveuglantes, ou des visions les noyant dans l’obscurité ?

Mais il y a à ce sujet une autre hypothèse, celle d’une inversion pure et simple des lois de Weber et Fechner, lorsque la conscience est plongée dans des situations émotionnelles ou cognitives extrêmes. Loin de s’appliquer aux fonctions supérieures de la conscience de façon comparable aux expériences sensorielles, et loin de réduire relativement les effets ressentis, ces lois seraient alors invalidées et remplacées par des lois de dépassement, d’augmentation et même d’accélération de la conscience. Plus les stimuli émotionnels ou cognitifs seraient puissants, plus la réaction subjective augmenterait exponentiellement (et non plus de façon logarithmique), plus la conscience serait en mesure de se dépasser elle-même, et d’aller toujours plus loin dans son propre dépassement. Cela expliquerait que certaines consciences, peut-être plus douées, ou mieux préparées, seraient alors d’autant plus capables de s’ouvrir à la nouveauté absolue, à la surprise radicale, à la brûlure intolérable, à la vision explosive, à l’intuition déchirante, à la révélation écrasante, que les lois de Weber et Fechner seraient dans ces cas-là, non seulement abolies, mais transformées en leur contraire.

Les neurologues conviennent que les tâches qui impliquent un sens de la quantité – addition, soustraction, comparaison, évaluation d’un nuage de points  – activent dans le cerveau des régions particulières, dûment identifiées, au premier rang desquelles se trouve le fond du sillon intrapariétalvii. Est-ce à dire que les idées et les représentations attachées aux archétypes de l’Un, du Deux, du Trois, du Multiple ou de l’Infini, prennent aussi leur source en cet endroit du cerveau ? Si l’on pousse cette observation dans ses ultimes conséquences, l’idée de l’Unité essentielle du divin, celle de sa Trinité, ou de son Infinité, sont-elles elles aussi en germe, et en quelque sorte ‘pré-câblées’, au fond du sillon intrapariétal ? Quoi qu’il en soit, on peut admettre a minima que l’idée même d’un Dieu ‘Un’ ou celle de sa structure trinitaire, sont sans doute liées aux archétypes du 1 ou du 3. Ces nombres sont d’une part de ‘simples’ nombres naturels, mais ils sont aussi les symboles numineux de dogmes religieux de niveau élevé. Si les archétypes du 1, du 2 et du 3 se trouvent ‘codés’ dans le sillon intrapariétal, y trouve-t-on aussi ceux du ‘million’ ou de l’‘infini’ ? Si oui, est-ce ainsi que l’on peut expliquer les vers d’Arthur Rimbaud dans Le Bateau ivre :

J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
— Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ? —

Arthur Rimbaud ‘a vu’ un million d’oiseaux d’or. Jean-Pierre Changeux, pour sa part, ‘a vu’que le libre arbitre est une illusion, que ce n’est pas l’homme qui ‘veut’ ou qui ‘décide’, mais que des décisions se prennent en lui, sans qu’il en ait conscience, à la suite de brisures de symétrie dans des réseaux neuronaux, stochastiques et métastablesviii

Quant à nous, nous voyons que les neuroscientifiques affirment qu’ils comprennent bien mieux que Rimbaud, ce que le Poète lui-même a cru voir…

L’abîme entre les visions du monde portées respectivement par les sciences et par la grande poésie poètes s’élargit tous les jours. Quand l’astronome s’interroge sur la face cachée de la Lune, le Poète affirme :
Toute lune est atroce et tout soleil amer

Les puissances nucléaires conçoivent des sous-marins lanceurs d’engins faisant des tours du monde sans escale, et menaçant l’humanité entière, pendant que l’esquif ivre de Rimbaud s’écrie, dans sa vision de papier :

Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !

J’admire l’impeccable rigueur des sciences mais ne m’en contente pas. Elles sont si courtes, si limitées, si myopes. L’âme humaine est un océan véritablement sans fin. Ah ! S’y plonger, se fondre en ses abysses ! Toujours, il faut chanter en poète cette mer-là, cette eau divine, que ce soit en été, au printemps, en hiver ou à l’automne !

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iC.G. Jung, Letters II, Londres, 1976, pp.399-400, cité par ML von Franz in op.cit.

iiMarie-Louise von Franz. Nombre et Temps. La Fontaine de pierre. 2012

iii« Entendu comme dynamisme psychique, l’archétype de la dualité se tient à l’arrière-plan des opérations de répétition et de division. C’est pourquoi le mot signifiant ‘deux’ est apparenté, dans certaines langues primitives, à celui de ‘fendre’, et dans d’autres, à ceux de ‘suivre’ et d’‘accompagner’. » Marie-Louise von Franz. Nombre et Temps. La Fontaine de pierre. 2012, p.102

iv Cf. A Gnostic Coptic Treatise, édité par C.A. Baynes, Cambridge, 1933

vCf. B. Bavink, Weltschöpfung in Mythos und Religion, Philosophie und Naturwissenschaft, Bâle 1951, pp. 80, 102.

viMarie-Louise von Franz. Nombre et Temps. La Fontaine de pierre. 2012, p.103-104, note 18

vii« Toutes les tâches qui évoquent un sens de la quantité – addition, soustraction, comparaison, mais aussi simple vision d’un chiffre ou dénombrement d’un nuage de points – activent un réseau reproductible de régions, au premier rang desquelles figure le fond du sillon intrapariétal. Cette localisation s’accorde avec les connaissances des neurologues. Dès les années 1920, deux médecins allemands, Henschen et Gerstmann, sur la base de l’observation des nombreux blessés de la première guerre mondiale, avaient montré que les lésions pariétales gauches entraînent une acalculie : le patient ne parvient plus à réaliser des opérations aussi simples que sept moins deux ou trois plus cinq. » S. Dehaene. Vers une science de la vie mentale. Leçon inaugurale au Collège de France.

viii« La psychologie naïve se demande comment nous prenons des décisions ; la nouvelle théorie indique comment des décisions se prennent en nous, par brisure de symétrie dans un réseau stochastique et métastable. Dans cette théorie, les lois psychologiques de la chronométrie mentale se déduisent de la physique statistique de réseaux neuronaux, et ceux-ci implémentent, en première approximation, l’algorithme de prise de décision de Turing. » S. Dehaene. Vers une science de la vie mentale. Leçon inaugurale au Collège de France.

Aïon et conscience


« Les antennes de la conscience » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Dans une époque comme la nôtre, marquée par des calamités mondiales et par des guerres cruelles, stupides, absurdes – que faire ? Pour ma part, j’y vois une incitation personnelle à la contemplation et à la méditation, non pour fuir le monde, mais pour continuer d’agir, même à un humble niveau, en esprit, contre la crise du sens, et contre « la confusion et le déracinement de notre société » qu’évoquait C.G. Jung dans son Aïoni. Je ne me sens pas séparé du monde, ni fatigué de la prison qu’est le corps, mais j’en mesure tous les jours l’épaisseur des barreaux et l’étroitesse des perspectives. Le monde, tout comme le corps et l’esprit, d’ailleurs, ne cède jamais qu’à la constance des efforts, la vigilance de l’attention et le travail du temps. Pour réussir dans cette lutte incessante, et même pour seulement la recommencer toujours à nouveau, il n’est pas besoin de beaucoup d’espérance. Mais il en faut un peu quand même.
Je le dis fortement à l’adresse de tous les « matérialistes », le monde « réel » ne nous présente en réalité que des apparences. On peut au moins convenir que nous n’en connaissons pas la nature ultime, mais que nous collectionnons à son sujet des opinions multiples et variées, se contredisant sur l’essentiel. Le monde dit « réel », ce monde de l’apparence, occupe toute l’attention des hommes pratiques, qui en font l’ordinaire de leur quotidien. Un jour, ces gens pratiques meurent, et que reste-t-il de leurs illusions ? Tout le monde meurt un jour, mais il y a une question qui ne meurt pas : y a-t-il une véritable « réalité » au-delà des apparences ? Les matérialistes le nient. Tout n’est jamais, « en dernière analyse », que bosons, leptons et quarks. Or, c’est un fait, même ces particules élémentaires n’ont qu’une réalité fort peu assurée. N’étant pas matérialiste, je ne m’étendrai pas davantage sur la question de la matière, qui mène à des réponses assez stéréotypées, très répétitives, et sans perspectives. M’intéresse, bien plutôt, l’idée qu’il y a des « idées », et me fascine la manière dont ces idées « vivent », et dont elles nous survivent. Comment l’esprit perçoit-il qu’une idée est « vraie » ? Comment devine-t-il sa puissance future, son potentiel de transformation ? Où apprend-il à en voir les infinis prolongements ? Les idées, d’ailleurs, d’où viennent-elles, où demeurent-elles, où vont-elles ? Naissent-elles de nos réseaux neuronaux et de nos synapses baignés de sérotonine ? Mais d’où me vient cette idée que les neurones ne sont sans doute que des voies de communication, et peut-être aussi des sortes d’antennes, plus ou moins sensitives, mais certes pas des organes de « création » ou de « conception » des idées ? Si les idées ne se trouvent pas dans les neurones et les synapses, sont-elles donc tapies ailleurs, disséminées au fond de la conscience, ou réparties entre notre cerveau, notre cœur, notre foie et notre biotope intestinal ? Ou bien les idées sont-elles toutes, en réalité, virtuelles, dématérialisées, à la fois nulle part et partout ? Demeurent-elles, toutes ou en partie, en dehors de nous ? La pensée qui pense et la raison qui réfléchit seraient-elles alors, par nature, occupées par des objets extérieurs à elles-mêmes – tout comme la sensation se consacre avec les cinq sens à des objets extérieurs au corps ? Ou bien la pensée et la raison seraient-elles, comme semble l’être la conscience, essentiellement tournées vers elles-mêmes, ressassant indéfiniment leurs intrinsèques obsessions ?

Quelle certitude aurions-nous alors que la raison et la pensée seraient effectivement « raisonnables » ? Quelle assurance aurions-nous qu’elles ne dérailleraient pas inévitablement, à un certain moment, sous l’effet de fluctuations incontrôlables ? Une idée conçue (ou perçue) par la raison aurait-elle possiblement une réalité autonome, différente de celle de l’esprit qui la conçoit ou qui la perçoit ? Aurions-nous alors deux réalités indépendantes, la réalité de l’idée et la réalité de la raison ? Généralisons. Si l’on imagine qu’existe une « Vérité », qui serait constituée (idéalement) de la somme de toutes les idées « vraies », et si l’on imagine qu’existe également un « Esprit », qui vivrait (idéalement) de la vie « raisonnable » de toutes les raisons vivantes, faudrait-il considérer ces deux entités idéales (respectivement, la « Vérité » et l’« Esprit ») comme étant par nature indépendantes, ou bien comme étant mutuellement interdépendantes ?

Il m’est, je l’avoue, difficile de croire un seul instant que l’esprit, notre esprit, serait par nature incapable de percevoir certaines vérités fondamentales, ou même incapable de percevoir intuitivement l’idée d’une Vérité idéale, métaphysique. Si, en effet, c’était le cas, cette impuissance radicale serait, me semble-t-il, quelque chose d’absolument absurde, de profondément aberrant. Nous n’avons pas de certitude ni de connaissance réelle quant à la nature ultime de l’intelligence, que les philosophes Grecs appelaient le noûs. Mais nous savons au moins qu’elle est notre seul guide, notre seule accompagnatrice, dans un voyage au très long cours. Nous savons aussi que la vérité, ou plutôt l’idée même de vérité, ne doit pas être considérée comme étant extérieure à l’intelligence. Elle ne peut pas être en dehors d’elle, cachée quelque part, dans un ailleurs impensable, à des années-lumière de notre esprit, où elle resterait, par nature, à jamais inaccessible. Il est nécessaire qu’elle réside déjà en notre intelligence, au moins en puissance. La seule idée de son existence, même partiellement présente en nous, en acte ou en puissance, est nécessaire et suffisante pour nous donner une certaine idée de sa vraie nature. Il y a là un premier résultat. Les idées que nous contemplons, les vérités (même partielles) que nous découvrons, ne sont pas d’une nature différente de celle de notre raison. Elles ne sont pas d’une essence étrangère à l’essence de notre esprit. Les idées, les vérités, la raison, l’esprit, relèvent de la même essence qui est aussi l’essence de la pensée. L’esprit ne peut d’ailleurs véritablement « connaître » que ce qui, d’une manière ou d’une autre, est de même essence que lui-même. En revanche, il ne peut assurément pas « connaître » ce dont l’essence diffère absolument de la sienne propre. Le monde des idées et l’univers de la vérité se trouvent donc déjà, au moins de façon immanente et inchoative, présents dans notre esprit, dans notre raison, dans notre intelligence. L’idée, la vérité, la raison, l’esprit et l’intelligence doivent nécessairement être de même nature, de même essence. C’est le partage de cette essence commune qui fonde la condition de leur existence même, et qui les rend congruents, compatibles, compossibles. Parce qu’ils participent de cette même essence, ils coexistent dans l’interaction de leurs natures spécifiques. Idée, vérité, intelligence : une même essence sous trois formes distinctes. Cette même essence est sans doute aussi en lien avec l’essence de la conscience. Car c’est bien en elle, dans la conscience, que se présentent les idées, les vérités, l’intelligence et tous les autres mouvements de l’esprit. La conscience forme la base, elle assure le fondement : elle soupèse le poids de l’intuition, elle juge de la vérité et elle témoigne de la vie de l’esprit. De même que la conscience témoigne elle-même d’elle-même, en dernier ressort, l’esprit qui vit en elle est, lui aussi, son propre témoin. La raison raisonne et imagine, le cœur se dilate et ressent, et l’esprit mène allègrement ces deux montures, rétives, passionnées, indomptables. Il connaît leurs forces et leurs faiblesses. Il les oriente par monts et par vaux. Il les conduit sur toutes sortes de chemins. Il voit aussi leur besoin de sources, pour les abreuver dans les déserts des mondes. Il sait que la route sera infiniment longue. Veillant sur la raison et le cœur, et les guidant, l’esprit les presse d’avancer, tout en les ménageant.
La connaissance en l’homme, tout comme le sentiment, possède de nombreux degrés. Il y a le sens commun, l’opinion particulière, la science discriminante, la sagesse reçue et même, parfois, des révélations partagées. Et il y a aussi, beaucoup plus rare, l’illumination. L’illumination est un grand et beau mot. Malheureusement, ce mot a été quelque peu terni, au cours des siècles, par des dérives, et il peut aujourd’hui susciter l’ironie. Les « illuminés », ou illuminati, ont pu contribuer, à certaines époques, à affaiblir son aura. Mais qu’importe ! Il reste ce constat incontournable : la lumière est naturellement liée à l’intelligence. Une belle idée porte, en elle, un peu de lumière. La vérité est lumière. L’esprit est, en soi, lumière. On peut connaître une illumination de deux manières distinctes, l’une interne, l’autre externe. Soit la lumière envahit l’esprit, soit c’est la conscience qui entre dans la lumière. Cette distinction est d’ailleurs secondaire, au fond. Dans les deux cas, il y a rencontre et fusion de la lumière et de la conscience. Et cette fusion est, par nature, totale, complète, unitive, intégrale. L’illumination est une connaissance qui se révèle au fond comme absolue : elle transforme absolument l’esprit qui la reçoit. L’illumination fusionne le sujet qui connaît et l’objet qui se donne à connaître. Dans une véritable illumination, tous les ordres de la connaissance s’unissent en un seul rayonnement, ineffable. Platon, dans le « Banquetii, dit que l’amour est l’enfant de la pauvreté et de l’abondance. De même, dans la recherche de l’illumination, qui est aussi une quête amoureuse de l’esprit à la recherche de sa propre essence, on reconnaît ce même mobile, éternel : le sentiment taraudant d’un manque irrémissible s’alliant à la perspective inouïe d’une jouissance inexhaustible.
La quête amoureuse de l’âme, se mettant à la recherche de ce qui la meut et de ce qui l’émeut, est en soi une vraie bénédiction, et la promesse d’un salut et d’une métanoïa. L’esprit de cette quête est un ange tutélaire. Il est présent dès que notre esprit se met en route, en lui-même ou hors de lui-même. Lekh lekhaiii. Sans cette quête initiatrice, sans cet exil fondateur, l’esprit resterait figé dans son identité, englué dans son égo, immuablement « le même ». Le penseur, quand il pense vraiment, profondément, reconnaît par avance l’idée que sa pensée lui suggère subliminalement ; il hume de loin le parfum subtil d’un bien dont il n’a pas encore idée. Il fait croître en lui cette idée d’une idée et son rare parfum. En se retirant plus avant dans le lieu le plus clos de son âme, il s’y tient tranquille et aux aguets (comme tout bon chasseur à l’affût). Son but est d’unifier son attente, d’aiguiser son ouïe, de porter son regard à la cime, pour enfin augmenter son être ; il laisse de côté l’infinie multiplicité des apparences, il abandonne les détails, il se concentre sur l’unique, sur l’essentielle unité de son être. Il monte pas à pas vers le haut, vers le massif sommet de l’Être même, dont les glaciers purs fondent en la chaleur de son cœur.
Mais les raisonneurs demanderont : comment des créatures finies peuvent-elles connaître l’Infini ?

Il est vrai que la raison qui raisonne s’efforce surtout de distinguer et de définir. Or définir l’Infini est, par nature, impossible. L’Infini échappe donc, par sa nature, à la raison qui raisonne. On ne peut appréhender l’Infini que par une faculté qui participe de son essence, une faculté infiniment supérieure à la raison. Cette faculté est la vision, ou l’illumination, dont on vient de parler, et qui est donnée, par exemple, pendant l’extase [ou lors d’une aperception de la conscience cosmique]. À cette vision, à cette illumination, correspond une véritable libération de l’esprit, un saut absolu, hors de la raison finie. L’illumination seule unit le fini avec l’Infini ; elle rend infini le moi fini. Cette union sublime, certes, est rare, réservée à peu d’« élus ». De plus, elle n’est jamais permanente. L’Infini n’est jamais un long fleuve tranquille. Il faut le considérer comme la base de toutes les métamorphoses, le fond de toutes les transformations, le terreau de toutes les morts à soi-même et de toutes les renaissances. Dans son temps propre, l’âme illuminée de l’extatique peut jouir de cette union, dans un ravissement qui l’élève bien au-dessus des limites du monde, et au-dessus de l’esprit même, qui en est pourtant le vecteur et le témoin attentif.

Dans toute cette affaire, il y a très peu de place pour les arrogances électives, les prétentions à l’exception, les exacerbées idiosyncrasies, les afféteries des ratiocinations. Le premier rang est réservé aux plus humbles. L’illumination est donc un pur don. Une pure grâce. Rien ne l’annonce. On peut et l’on doit s’y préparer, longtemps. Mais, c’est toujours un don soudain, colossal. Il est plus grand que tous les univers, et la moindre goutte de son suc est plus immense que mille milliards de soleils jeunes et vibrants. Il y a bien des voies, pourtant, par lesquelles on peut se mettre en état de recevoir cet unique et soudain don. Par exemple, le poète peut le recevoir, inopinément, en alignant deux mots qu’il unit dans le blanc lit des lignes ; ou il le croise, au détour de sa promenade, entre deux pas distraits. Le philosophe l’éprouve aussi, dans sa dévotion à l’Un et au Bien, quand luit en lui la forme d’une idée qui traversera les temps. Le bonze, le moine ou l’âme pieuse, peut l’obtenir aussi, parfois, dans la prière ou l’amour ardent. Il y a bien d’autres routes encore. Ceux qui les cherchent les trouvent, dit-on. Au loin, en haut, en bas, ici ou là, hier et demain, on trouve en effet le silence de sa présence, et l’immédiat Infini de son absence. L’abîme hanté du Haut. L’abysse éblouissant du Bas. C’est là une certitude absolue, on le trouve. Mais en attendant ce Godot-là, les âmes humaines souffrent. Elles sont descendues dans des corps pour des raisons qui nous échappent. Elles y trouvent en général les quelques délices des sens, et un certain sens de leurs prémisses. Tout ne fait alors que commencer. La route leur paraît toujours courte, alors qu’elle est en réalité extrêmement longue, elle est sans fin, même. Les détours, les chutes, les rebondissements, les sauts et les sursauts sont innombrables. Il n’est pas question pour moi de « spoiler » ici le narratif de cette série haletante. Ou, plutôt si ! Je peux révéler, sous le sceau du secret bien sûr, que le sens (de toute cette histoire) se construit au fur et à mesure que l’on prend davantage conscience du rôle de la conscience dans son élaboration. On prend conscience que ce sens se construit lentement, par épigenèse, dans le sein secret de chaque conscience, à chaque instant de son éternel et infini aïon.

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iAïôn, ou aiôn, est la translittération du terme grec Αἰών, aux acceptions multiples : « destinée », « âge », « génération », « ère » », « éternité ». Je prends ici ce terme dans ce dernier sens. Dans son ouvrage publié en 1950, Aiôn. Études sur la phénoménologie du soi, C.G. Jung l’a employé dans le sens d’«  ère » (chrétienne). Dans la Préface de ce livre, il évoque « la confusion et le déracinement de notre société » et « la perte de tout contact avec le sens de l’évolution de l’esprit […] qui constitue le fondement et la cause des psychoses de masse de notre époque ». Mon propos n’est pas ici sans lien avec la démarche du fondateur de la « psychologie analytique » qui s’intéressait à la représentation symbolique de la totalité psychique à travers le concept du Soi. Mais, dans ce court article, je désire défendre une position plus résolument métaphysique, quant à la nature essentielle de la conscience.

iiLe Banquet. 203b

iii« Va t’en pour toi ». Gn 12,1

The Unconscious God


« C.G. Jung »

The ultimate goal of the Veda is ‘knowledge’, according to the Upaniṣad-s. Some sages say that this knowledge is contained in a single sentence. Others, who are a bit more eloquent, indicate that it is all about the nature of the world and that of the Self. They teach that « the world is a triad consisting of name, form and action »i, but that the world is also « One », and that this « One » is the Self.

What is the Self? In appearance, the Self is ‘like’ the world, but it also possesses immortality. « The Self is one and is this triad. And it is the Immortal, hidden by reality. Verily, the Immortal is breath, reality is name and form. This breath is here hidden by both of them ».ii In the world, name and form ‘hide’ the immortal breath, which acts without word or form, remaining ‘hidden’.

What does this opposition between ‘name, form, action’ on the one hand, and ‘breath’ on the other, really mean? If everything is ‘one’, why this separation between mortal and immortal realities? Why is the reality of the world so unreal, why is it so obviously fleeting, ephemeral, separated from the One? Perhaps, in a way that is difficult for man to conceive, reality participates in some way in the One, and consequently participates in the Immortal? Reality is apparently separate from the One, but it is also said to ‘hide’ It, to ‘cover’ It with the veil of the very stuff of its so called ‘reality’, of its ‘appearance’. Reality is separate from the One, but in a way it remains in contact with It, just like a hiding place contains what it hides, as a garment covers nakedness, as illusion covers ignorance, as existence veils essence. Why is this so? Why are these grandiose entities, the Self, the World, Man, metaphysically disjointed, separated? If they are separate from the Self, what is the point of the World and Man, lost in an adventure that seems to go way beyond them? What is the profound raison d’être of this metaphysical disposition?

Though not answering directly to this question, and several centuries after Plotinus (cf. Ennead V,3) and Master Eckhart, C.G. Jung re-invigorated a promising avenue of research when he identified the Self and the Unconscious with God. « As far as the Self is concerned, I might say that it is an equivalent of God. »iii « The Self in its divinity (i.e. the archetype) is not conscious of this divinity (…) In man, God sees Himself from the « outside » and thus becomes conscious of His own form. »iv

The fundamental idea, here, is that God needs man’s consciousness, in some strange and mysterious manner. This is, in fact, the reason for man’s creation. Jung postulates « the existence of a [supreme] being that is essentially unconscious. Such a model would explain why God created a man endowed with consciousness and why He seeks to achieve His goal in him. On this point, the Old Testament, the New Testament and Buddhism agree. Master Eckhart says that ‘God is not happy in his divinity. He has to be born in man. That’s what happened with Job: the Creator sees himself through the eyes of human consciousness« .v

How can we explain the fact that the Self is not fully conscious of Itself, and even that It seems more unconscious than conscious? The Self is so infinite that It cannot have full, absolute awareness of Itself. All consciousness implies a focus on itself, an attention to itself. It would therefore be contrary to the essence of a consciousness, and even more so of an infinite consciousness, for it to be ‘aware’ at once of infinitely everything, of infinitely past times and infinitely future times. The idea of a complete, infinite consciousness, of an infinite omniscience, or ‘omni-consciousness’, is an oxymoron, a self-contradiction. Why? If the Self is truly, absolutely infinite, It is infinite both in act and in potential. But consciousness is only in act, since being conscious is an act. On the other hand, the unconscious is not in act, it is in potential. It is indeed conceivable that the Self can be put in act, everywhere in the world, in the heart of every human being. But we cannot imagine that the Self can put in act, here and now, everything that is still in potential (i.e. not yet realised) in the infinite range of possibilities. For example, the Self cannot be ‘put in act’, here and now, in the minds of men who do not yet exist, who may perhaps exist tomorrow, – these men of the countless generations to come, who are only ‘potentially’ yet to come into existence. Consequently, there is an important part of the unconscious in the Self. The Self does not have a total, absolute consciousness of Itself, but only an awareness of what is in act within Itself. It therefore ‘needs’ to realise the part of the unconscious that is in Itself, which remains in potential, and which it perhaps depends, to a certain extent, on the World and on Man to be realised.

The role of reality, the world and the triad ‘name, form, action’ is to help the Self to realise its share of unconscious power. Only ‘reality’ can ‘realise’ what the Self expects of it. This ‘realisation’ helps to bring out the part of the unconscious and the part of potential that the Self ‘hides’ in its in-finite unconscious. The Self has been walking its own path since eternity, and will continue to do so in the eternities to come. In this in-finite adventure, the Self wants to emerge from its own self-presence. It wants to ‘dream’ of what It ‘will be’. The Self ‘dreams’ creation, the World and Man, in order to continue to bring about ‘in act’ what is still ‘in potential’ within Itself. It is in this way that the Self knows Itself better – through the existence of that which is not the Self, but which participates in It. The Self thus learns more about Itself than if It remained alone. Its immortality and infinity live and are nourished by this power of renewal – an absolute renewal because it comes from that which is not absolutely the Self, but from that which is other than the Self (Man, the World). The World and Man ‘are’ in the dream of the God, says the Veda. But the Veda also gives Man the very name of the God, Puruṣa, also called Prajāpati, the ‘Lord of creatures’, and whom the Upaniṣad also call the Self, ātman. Man is the dream of the God who dreams that He does not yet know what He will be. This is not positive ignorance, only putative. What is ignored is only the in-finite of a future that remains to be made to happen.

On Mount Horeb, at another time, the Self made known another of Its names: « I will be who I will be ».vi God revealed himself to Moses through the verb « to be », conjugated with the « imperfect » tense. The Hebrew language lifts a part of the veil. From the grammatical point of view, God’s « being » is « imperfect », or « yet unaccomplished », like the verb (אֶהְיֶה) that He uses to designate Himself.

God made a « wager » when He created His creation, by accepting that the non-Self would coexist with the Self in the time of His dream. He gambled that Man, through names, forms and actions, would help the divinity to ‘perfect’, or to ‘accomplish’ the realisation of the Self, which is still to be made, still to be created, still in the making. God dreams that Man, placed in His presence, will deliver Him from His relative absence (from Himself). In the meantime, His power sleeps a dreamless sleep, resting in the dark abyss of His in-finite un-consciousness. His power conceals what God dreams of, and also conceals what He still longs for. In His own light, God knows no other night than His own.

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iB.U. 1.6.1

ii B.U. 1.6.1

iiiC.G. Jung. Letter to Prof. Gebhard Frei. 13 January 1948. The Divine in Man. Albin Michel.1999. p.191

ivC.G. Jung. Letter to Aniela Jaffé. 3 September 1943. The Divine in Man. Albin Michel.1999. p.185-186

vC.G. Jung. Letter to Rev Morton Kelsey. 3 May 1958. The Divine in Man. Albin Michel.1999. p.133

viאֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה . Ex 3,14

Implications de l’intrication quantique


« David Bohm »

La compréhension de la réalité telle qu’elle se donne à voir ne peut s’accomplir sans une compréhension au moins égale de la conscience qui cherche à la comprendre. Autrement dit, la compréhension de la réalité et celle de la conscience sont indissolublement liées. Ceci amène à subodorer que la réalité et la conscience elles-mêmes sont liées, ou « intriquées », à un certain niveau de profondeur. Les hypothèses les plus avancées des théoriciens de la physique quantique cherchent à cerner la nature de cette intrication.

Le « tout » que forment, en un certain sens, la réalité du monde et la conscience humaine n’est pas une entité statique ou accomplie ; elle est toujours en mouvement, sans cesse en transformation, en métamorphose, en déploiement.

La conscience observe la réalité, et par là même agit sur elle, et prépare les voies de sa propre transformation vers un état «autrement conscient ». Autrement conscient de quoi?

Autrement conscient, non seulement de la réalité en tant que telle, mais aussi de la réalité en tant qu’elle se modifie sous le regard de la conscience.

Autrement conscient, également, de la nature profonde de la conscience, qui semble pouvoir aller toujours plus loin ou plus haut, ou plus profondément, dans l’exploration sans fin de sa propre nature.

Cette observation diffère du principe d’incertitude de la relation conscience/inconscient décrit par Jung :« Entre le conscient et l’inconscient, il existe une sorte de « relation d’incertitude », car l’observateur est inséparable de l’observé et le perturbe toujours par l’acte d’observation. En d’autres termes, l’observation exacte de l’inconscient préjuge de l’observation du conscient et vice versa. »  (Aïon §355 )

La conscience, telle qu’elle s’exprime en des pensées naturellement en mouvement, ou telle qu’elle s’imprime toujours à nouveau dans son dépassement permanent, est d’une manière ou une autre confrontée à sa propre vie interne, sa propre métamorphose. Sa figure (impermanente) est à chercher dans sa transfiguration (permanente). Son image est sans cesse cinétique. Sa forme est épigénétique.

Cette épigenèse, cette cinétique, cette transfiguration ne sont pas solipsistes, mais font, elles aussi, partie de la réalité totale, et font sans doute partie de ses ferments actifs, de ses enzymes catalyseurs, de ses agents effecteurs.

La pensée, loin d’être simplement un outil de découverte du moi pensant, façon Descartes, ou de description analytique du monde, et de modélisation abstraite, est donc pourvue, par le biais de la conscience qui la subsume, d’un pouvoir de « compréhension » (au sens propre : « prendre ensemble ») de la réalité, en tant qu’elle est effectivement intriquée avec la conscience.

A quoi mène cette intrication ? Quel en est le sens profond?

Tout d’abord elle mène à la conscience plus claire d’une nouvelle sorte de totalité, qui englobe la totalité « classique » de la réalité avec la totalité « virtuelle », mais non moins réellei, de l’ensemble des états de conscience (– et donc aussi des états d’inconscience, si l’on admet que l’inconscient est une forme très profonde, très ancienne et très secrète de « conscience »).

Il faut évidemment renoncer à se contenter de la vision cartésienne du moi qui ‘doute’ et qui ‘pense’ pour en déduire avec satisfaction qu’il ‘est’. Il faut adopter une vision plus intégrée. Le moi qui doute, qui pense et qui est conscient de ce doute et de cette pensée, crée par là-même une nouveauté radicale, qui vient s’ajouter comme un élément vivant, impérissable, actif, à la totalité existante.

Au grand peuple universel des étants (toutes les étoiles, les pierres, les fleurs, les abeilles, les hommes, etc.) vient s’ajouter sans cesse le peuple plus universel encore des états (de conscience).

Il ne peut y avoir en conséquence de séparation nette entre le moi de la conscience et le soi du monde. Soi et moi sont indissolublement liés, impliqués, intriqués.

D’un côté, cette intuition ne manque pas de références historiques et philosophiques, notamment du côté des sources orientales (taoïsme, bouddhisme). De l’autre, elle semble contraire à une autre intuition (souvent présentée dans les philosophies occidentales), celle de la fragmentation irrémédiable des consciences, des individus, des nations, des cultures et des religions.

L’idée de fragmentation peut être aisément généralisée, du moins en principe, à l’ensemble de la réalité. Tout serait donc, a priori, divisé, déconnecté, pulvérisé en autant de petites parcelles que possibles, elles-mêmes à nouveau divisibles, brisables, pulvérisables.

Et, in fine, les plus petites parties ou particules auxquelles ce processus de division et de fragmentation conduit, doivent être considérées comme indépendantes, existant par elles-mêmes, ultimes constituantes de la réalité.

Par contraste, tout autre est l’idée d’une totalité englobant la réalité et la conscience dans un « tout » dynamique, métamorphique, auto-génératif, sans cesse en épigenèse.

Certains objecteront : on voit bien que partout se multiplient les guerres, les divisions, les déchirements, les séparations, les antagonismes, les oppositions. Le rêve d’un grand « tout » fait de communion pacifiée est une utopie orientale, bonne seulement pour des moines extatiques.

On peut répondre à cela en prenant plus de recul (zoom arrière) ou de hauteur (zoom avant) ou de profondeur (zoom macro).

On peut par là inclure les divisions, les séparations, les oppositions dans la totalité, ce qui est philosophiquement acceptable puisqu’elles en font déjà objectivement partie.

D’ailleurs il est possible de montrer que les divisions, séparations, oppositions, sont des éléments actifs, virulents même, d’un « tout » en genèse, auquel elles contribuent par leur fièvre propre. De Héraclite à Hegel, de Marx à Jung, nombreux sont les penseurs de la contradiction et du rôle actif des contraires.

Si l’on adopte un point de vue strictement scientifique, il est facile de voir que les derniers résultats de la science moderne (théories de la relativité, théories quantiques) exigent la prise en considération de notions impliquant la totalité indivisible de l’univers.

Les crises aiguës qui frappent aujourd’hui notre monde (climat, pandémies, guerres, inégalités, injustices) exigent que l’humanité se donne à elle-même une vision holistique du monde. Seule cette vision et cette compréhension holistiques sont à même de nous mettre sur la voie de solutions intégrées, prenant en compte les multiples interdépendances en cause, et notamment l’interdépendance des consciences et de la réalité.

Nous sommes à l’évidence confrontés, à l’échelle planétaire, à de multiples divisions, séparations, fragmentations, qui ne font que renforcer la confusion générale, elle-même source d’inaction.

Pour agir, nous avons besoin de plus de clarté, de plus de compréhension en profondeur des interdépendances à l’œuvre, des complexités multi-dimensionnelles, inaccessibles aux spécialistes d’une seule discipline (ou d’une seule culture).

L’idée de « totalité » n’est pas nouvelle.

Ce qui est nouveau, me semble-t-il, est la prise de conscience que la « totalité » n’est pas fermée, mais ouverte. La « totalité » est elle-même « totalement » ouverte.

Autrement dit, il existe plusieurs niveaux de totalités. Toute vision « holistique » du monde n’est au fond qu’un premier état de conscience d’un holisme provisoire qui ne demande qu’à se complexifier.

Il n’y a pas d’« entièretés » qui soient totalement et définitivement « entières », c’est-à-dire complétées, fermées.

Pour faire image, Dieu Lui-même, oserons nous avancer, n’est pas « complet ». Il n’est pas « entier ». Il est en devenir. C’est d’ailleurs la raison profonde pour laquelle Il a créé une Création (dont Il aurait peut-être pu se passer, s’Il avait été « complet »). Il a créé cette Création comme un moyen d’élargir et d’enrichir Sa propre « entièreté » initiale, celle qui était avant le « Commencement ». Cette « entièreté » n’était sans doute pas assez « complète » à Ses yeux. Et dans Sa grande sagesse, Il a vu qu’un nouveau niveau de complexité pouvait émerger, par le biais d’une extériorité à Sa propre essence, par le moyen d’une différence entre Lui et d’autres consciences…

Le nouveau complexe ainsi créé (Theos + Cosmos + Anthropos) est l’invention divine, inouïe mais nécessaire, pour développer de nouveaux niveaux de « réalité », de nouveaux niveaux de « totalité », de nouveaux niveaux de « conscience ».

Dans un très beau livre, David Bohm a résumé ses idées révolutionnaires sur la totalité et « l’ordre impliqué »ii.

En liaison avec sa théorie des « variables cachées » qui expliqueraient (en dernière analyse?) le comportement des ondes/particules guidées par leurs « informations actives », Bohm oppose l’ordre « expliqué » ou « déplié » (« explicate or unfolded order ») du monde cartésien de la physique classique et l’ordre « impliqué » ou « replié » (« implicate or enfolded order ») du monde quantique. Les notions ordinaires de temps et d’espace n’ont plus cours dans cet ordre « impliqué ».

Il me vient à l’idée que l’ordre « expliqué » que Bohm veut remplacer par un ordre « impliqué », est peut-être en soi un passage obligé, une première « explication » que la raison se propose, en réponse à laquelle une implication plus profonde de l’ordre du monde devient alors nécessaire.

Il s’en déduirait une dialectique permanente « explication-implication », conduisant d’étapes en étapes à des implications (et donc à des explications) toujours plus profondes.

En tout point de l’univers, que mille plis se déplient ! Afin qu’en leur sein, dix mille se replient et s’intriquent !

Explication, implication et intrication sont les conditions pour la lente émergence d’une méta-conscience.

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iPour une réflexion plus approfondie sur la notion de « virtuel », comme non pas s’opposant au réel, mais comme permettant de l’accomplir, on pourra se rapporter à mon livre, Le Virtuel, Vertus et Vertiges, Editions INA/ ChampVallon. 1993

iiDavid Bohm. Wholeness and the Implicate Order. Routledge, 1980.

Le rêve inconscient du Dieu


« C.G. Jung »-

Selon les Upaniṣad, le but ultime du Véda est la connaissance métaphysique. Ils en donnent, dans une langue précise et allusive, quelques aperçus précieux.

En quoi consiste-t-elle ?

Certains sages disent qu’elle tient en une seule phrase.

D’autres, plus diserts, indiquent qu’elle touche à la nature du monde et à celle du Soi. Ils énoncent que « le monde est une triade consistant en nom, forme et action »i, qu’il est aussi « un », et que cet « un », c’est le Soi.

Qui est le Soi? Il est en apparence « comme » le monde, mais il possède l’immortalité. « Le Soi est un et il est cette triade. Et il est l’Immortel, caché par la réalité. En vérité l’Immortel est souffle, la réalité est nom et forme. Ce souffle est ici caché par eux deux. »ii

Dans le monde, le nom et la forme ‘cachent’ le souffle immortel, lequel agit sans parole ni forme, en restant ‘caché’.

Pourquoi cette opposition entre, d’un côté, ‘nom, forme, action’, et de l’autre le ‘souffle’ ? Pourquoi cette séparation entre la réalité et l’immortel, si tout est un ? Pourquoi la réalité du monde est-elle en réalité si irréelle, puisqu’elle est à l’évidence fugace, mortelle, éphémère et séparée de l’Un ?

Peut-être que, d’une façon pour l’homme difficile à concevoir, la réalité participe en quelque manière à l’Un, et qu’en conséquence, elle participe à l’Immortel ?

La réalité est apparemment séparée de l’Un, mais on dit aussi qu’elle le ‘cache’, qu’elle le ‘couvre’ du voile de sa ‘réalité’ et de son ‘apparence’. Elle en est séparée, mais d’une certaine façon elle est en contact avec Lui, comme une cachette contient ce qu’elle cache, comme un vêtement couvre une nudité, comme une illusion recouvre une ignorance, comme l’existence voile l’essence.

Pourquoi cela est-il ainsi agencé? Pourquoi ces grandioses entités, le Soi, le Monde, l’Homme? Et en quoi cette séparation entre ces grandioses entités, le Soi, le Monde et l’Homme, métaphysiquement disjointes, séparées, est-elle nécessaire ? A quoi riment le Monde et l’Homme, dans une aventure qui semble les dépasser entièrement, s’ils sont séparés du Soi ?

Quelle est la raison d’être de ce dispositif métaphysique ?

Une piste de recherche s’est ouverte avec C.G. Jung. Il identifie le Soi, l’Inconscient, – à Dieu.

« En ce qui concerne le Soi, je pourrais dire qu’il est un équivalent de Dieu. »iii « Le Soi dans sa divinité (c’est-à-dire l’archétype) n’est pas conscient de cette divinité (…) Dans l’homme, Dieu se voit de l’«extérieur » et devient ainsi conscient de sa propre forme. »iv

L’idée fondamentale est que Dieu a besoin de la conscience de l’homme. C’est là la raison de la création de l’homme. Jung postule « l’existence d’un être [suprême] qui pour l’essentiel est inconscient. Un tel modèle expliquerait pourquoi Dieu a créé un homme doté de conscience et pourquoi il cherche à atteindre Son but en lui. Sur ce point l’Ancien Testament, le Nouveau Testament et le bouddhisme concordent. Maître Eckhart dit que ‘Dieu n’est pas heureux dans sa divinité. Il lui faut naître en l’homme.’ C’est ce qui s’est passé avec Job : le créateur se voit lui-même à travers les yeux de la conscience humaine. »v

Qu’implique, métaphysiquement, le fait que le Soi n’a pas une entière conscience de soi, et même qu’il semble plus inconscient que conscient ? Comment l’expliquer ? Le Soi est si infini qu’Il ne peut absolument pas avoir une conscience pleine, absolue, de Lui-même. Toute conscience implique une attention à soi, une focalisation sur elle-même. Ce serait donc contraire à l’essence d’une conscience, fut-elle infinie, qu’elle soit ‘consciente’ d’infiniment tout, à la fois, pour tous les temps infiniment à venir, et les temps infiniment passés.

L’idée d’une omniscience intégrale, d’une ‘omni-conscience’, met en contradiction le concept d’infini et celui de conscience. Si le Soi est réellement infini, il l’est à la fois en acte et en puissance. Or la conscience est seulement en acte, puisque le fait d’être conscient est un acte, non une puissance. En revanche, l’inconscient n’est pas en acte, mais en puissance.

On pourrait concevoir que le Soi peut se mettre en acte, partout dans le monde, au cœur de chaque homme. Mais on ne peut pas concevoir qu’il puisse mettre en acte, ici et maintenant, tout ce qu’il y a de puissance (non encore réalisée) dans l’infini des possibles. Le Soi ne peut pas se mettre ‘en acte’, dès aujourd’hui, dans l’esprit des hommes qui n’existent pas encore, dans l’esprit des hommes qui existeront demain, des hommes des innombrables générations à venir, qui sont encore ‘en puissance’ d’advenir à l’existence.

Il y a donc une importante part d’inconscient dans le Soi. Le Soi n’a pas une conscience totale, absolue, de soi, mais seulement une conscience de ce qui en Lui est en acte. Il a donc ‘besoin’ de réaliser la part d’inconscient qui est en Lui, qui reste en puissance, et dont il dépend du monde et de l’Homme qu’elle se réalise…

Le rôle de la réalité, du monde et de la triade ‘nom, forme, action’ est d’aider le Soi à réaliser sa part de puissance inconsciente.

Seule la ‘réalité’ peut ‘réaliser’ ce que le Soi attend d’elle. Cette ‘réalisation’ contribue à faire émerger la part d’inconscient, la part de puissance, que le Soi ‘cache’ dans son in-conscient in-fini.

Le Soi poursuit sa propre marche, depuis toute éternité, et la poursuivra dans les éternités à venir. Dans cette aventure in-finie, le Soi désire sortir de sa propre ‘présence’ à soi-même. Il veut ‘rêver’ à ce qu’il ‘sera’. Le Soi ‘rêve’ la création, le monde et l’Homme, pour continuer de faire advenir ‘en acte’ ce qui est encore ‘en puissance’ en Lui.

C’est de cette manière que le Soi se connaît mieux Lui-même, par l’existence de ce qui n’est pas le Soi, mais qui en participe. Le Soi en apprend ainsi plus sur Lui-même que s’il restait seul, mortellement seul. Son immortalité et son infinité viennent de cette puissance de renouveau, — un renouveau absolu puisqu’il vient de ce qui n’est pas absolument le Soi, mais de ce qui est autre que Lui (l’Homme, le monde).

Le monde et l’Homme sont dans le rêve du Dieu. Mais le Véda donne aussi à l’Homme le nom du Dieu, Puruṣa, qui est aussi le Seigneur des créatures, Prajāpati, et que les Upaniṣad nomme le Soi, ātman.

L’Homme est le rêve du Dieu qui rêve à ce qu’Il ne sait pas encore ce qu’Il sera. Ce n’est pas là une ignorance positive, mais seulement négative. Ce qui est ignoré c’est seulement l’in-fini d’un à-venir.

Ailleurs, sur le mont Horeb, le Soi a livré un autre de ses noms : « Je serai qui je serai. »vi אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה éhyéh acher éhyéh. Dieu se révéla à Moïse à travers un verbe à l’aspect ‘inaccompli’. La langue hébraïque permet de lever un pan du voile. Dieu est ‘inaccompli’, comme le verbe qui le nomme.

Dieu a fait un ‘pari’ en créant sa création, en acceptant que du non-Soi coexiste avec le Soi, dans le temps de Son rêve.

Quelle est la nature du pari divin ? C’est le pari que l’Homme, par les noms, par les formes, et par les actions, viendra aider la divinité à accomplir la réalisation du Soi, qui reste toujours à faire, toujours à créer, toujours en puissance.

Le Dieu rêve que l’Homme le délivrera de Son absence (à Lui-même).

Sa puissance dort d’un sommeil sans rêves, dans les infinies obscurités de Son in-conscient. Elle est ce à quoi rêve le Dieu qui, dans Sa lumière, ne connaît pas d’autre nuit que la sienne.

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iB.U. 1.6.1

ii B.U. 1.6.1

iiiC.G. Jung. Lettre au Pr Gebhard Frei. 13 Janvier 1948. Le Divin dans l’Homme. Albin Michel.1999. p.191

ivC.G. Jung. Lettre à Aniela Jaffé. 3 Septembre 1943. Le Divin dans l’Homme. Albin Michel.1999. p.185-186

vC.G. Jung. Lettre au Rev Morton Kelsey. 3 Mai 1958. Le Divin dans l’Homme. Albin Michel.1999. p.133

viEx 3,14

Présence et dépassement


« Spinoza »

On pourrait tenter de définir le phénomène de la conscience du point de vue le plus général possible, comme étant une certaine qualité de « présence », — la présence de la « chose en soi » vis-à-vis d’elle-même.

La « chose en soi » peut être nuage, pierre, ver, pie, ange, homme ou génie. Dans tous les cas, elle se constitue et se pose, en elle-même, et pour elle-même, plus ou moins « consciemment ».

La perception intime de la « présence » à soi de la « chose en soi » est une sorte de « représentation ». Cette représentation est primordiale, fondatrice; elle constitue l’amorce de toute conscience ultérieure de la « chose en soi » pour elle-même.

On définit donc la « conscience » comme la représentation de sa propre présence à elle-même, cette présence « à soi » dont la « chose en soi » a besoin pour être réellement une « chose en soi », et non seulement une « chose ».

C’est une définition qui n’est auto-référente qu’en apparence.

Il s’agit plutôt d’un triple entrelacement de liens signifiants.

-La conscience est une ‘représentation’ de sa présence à elle-même.

-Cette représentation est une ‘mise en présence’, renouvelée, réactivée, d’une ‘présentation’ déjà faite auparavant, dans un autre contexte, et qui a été stabilisée, mémorisée.

-La ‘mise en présence’ mobilise un sentiment de ‘présence’, qui est un sentiment d’immanence, a priori non conscient, mais qui se nourrit sans cesse de nouvelles représentations.

Immanence, (mise en) présence et représentation se nouent triplement en un nœud unique, singulier, qui serre au plus près l’émergence progressive de la conscience et la lie enfin à elle-même.

Sans la présence « à soi », la conscience ne serait qu’un amas de sensations décorrélées, émiettées, condamnées à la dispersion.

Les représentations de cette présence « à soi » de la « chose en soi » en tant que conscience ne sont jamais statiques. Par nature, cette présence « à soi » est dans une sorte de distance vis-à-vis d’elle-même, ce qui la met en situation de mouvement.

Comme représentation elle doit s’écarter de la « chose en soi » en tant que telle, et par cet écart même, elle augmente (et dépasse) la simple présence à soi de la « chose en soi », et l’objective alors comme « conscience ».

On peut considérer ces représentations initiales, et cette conscience inchoative, primale, comme un premier « dépassement » de la « chose en soi » pour elle-même.

Pour ramasser ceci en une formule, on dira que la conscience est ce qui précisément « dépasse » le soi de la « chose en soi ».

Toute « chose en soi » est « une », en principe, mais sa réalité essentielle, ultime, ne peut sans doute se révéler pleinement qu’à la toute fin (la sienne ou celle des temps), c’est-à-dire après que tout ce qui devait être accompli l’ait été.

Toute « chose en soi » est « une », mais dans cette unité elle reste aussi en devenir, et dès lors qu’elle se « dépasse » dans un incessant devenir, elle possède, ne serait-ce qu’inconsciemment, une certaine conscience de ce dépassement, de cet être-en-devenir.

On a pu affirmer que l’inconscient est un facteur de la psyché qui « transcende » la conscience (et donc la « dépasse »)i. De façon analogue, on pourrait affirmer que la conscience représente à sa façon, elle aussi, un « dépassement » de la « chose en soi ».

De même que la conscience « dépasse » le soi, l’inconscient « transcende » la conscience.

Saint Augustin, on l’a vu (dans un autre blog), a employé et répété ce verbe pour l’appliquer à la conscience humaine:

« Transcende teipsum. Sed memento cum te transcendis, ratiocinantem animam te transcendere. »

« Va au-delà de toi-même, mais en te dépassant, souviens-toi que tu dépasses ton âme qui réfléchit… »ii

Avant de prendre une connotation philosophique ou même métaphysique, le premier sens du verbe latin transcendere est « dépasser », « aller au-delà », dans un sens physique.

Il est possible, à ce point, de concevoir l’hypothèse d’une double nature physique et métaphysique de la conscience, le dépassement matériel médiatisant consubstantiellement une transcendance immatérielle.

La notion de dépassement n’est d’ailleurs pas seulement d’ordre physique ou métaphysique. Il s’agit sans doute d’un phénomène plus général, fondamental, universel.

Tout comme existe la loi de l’attraction universelle qui régit tous les corps matériels, on pourrait postuler l’existence d’une loi du « dépassement » universel, qui agit en tout étant, le poussant à se « dépasser », c’est-à-dire à se mouvoir intérieurement et extérieurement, proportionnellement à la nécessité interne de son devenir essentiel.

Toujours, tout étant doit se dépasser et se dépasse, en fait, ne serait-ce qu’en continuant à être soi-même, en continuant à s’appliquer à être cet étant-là, ce Dasein, et à persévérer dans son « soi ».

Toute chose en soi « est », et elle s’efforce de continuer d’être ce soi. Dans cet « effort », elle « dépasse » son propre étant, elle assume son « être » dans sa durée, et dans sa puissance, en continuant à être l’étant que son essence la détermine à être, avec la persévérance et l’énergie que cela requiert.

Tout étant « est » donc toujours en acte, en tant qu’étant dans cet acte de « dépassement ». Mais il est aussi toujours en puissance de nouveaux dépassements, toujours possibles et toujours nécessaires.

Tout étant « est », et par là se projette dans l’avenir ; il se « dépasse » et il devient en puissance son propre « dépassement », il dépasse son étanticietmaintenant. pour assumer son êtreen-devenir, son être-en-dépassement.

Tout étant veut persévérer dans son être, et pour cela il doit transcender l’essence même de son être, de son soi, en continuant de s’efforcer d’exister (ex-sistere), quoiqu’il en coûte, y compris en l’absence de vision et de certitude, sauf celle, pour lui absolue, de se donner une existence continuée.

En cela, la loi du « dépassement » universel s’applique en effet, universellement, à tout étant: le « dépassement » est le mouvement qui donne continuellement de l’existence à l’essence du soi, — qui sans cela périrait.

La conscience, dans tous ses états, dans tous ses modes, est donc, le plus généralement possible, ce qui pousse tout étant à « dépasser » son propre soi.

L’essence de la conscience se trouve non dans le « soi », mais dans le « dépassement » du soi, qui ne cesse de pousser la conscience toujours en avant.

En se « dépassant », toute conscience singulière fait de la « chose en soi » une « chose pour soi ». Elle transforme la « chose en soi » en « chose en mouvement », en volonté à l’œuvre, en volonté en acte. Chez l’homme, cette « chose en mouvement », cette chose pour soi, cette volonté en acte, c’est l’âme, l’anima.

L’idée du « dépassement » s’applique intuitivement à la conscience de l’homme, et à son mouvement continuel de dépassement.

Mais quid des formes de consciences non-humaines?

Est-ce que les choses ou les étants qui sont non-humains peuvent avoir des formes de conscience ?

Cette question en soulève une autre, celle de la nature même de la « chose en soi », que cette chose soit une âme, un animal, un arbre, une moisissure, un gène, une protéine, un photon ou un quark.

On peut affirmer avec Spinoza que toutes ces « choses en soi », pourtant si différentes, ont un point commun : elles veulent toutes continuer d’être, elles veulent persévérer dans leur être, pour autant qu’elles ont telle ou telle forme d’être, c’est-à-dire pour autant qu’elles sont ce qu’elles sont.

« Chaque chose s’efforce de persévérer dans son être, autant qu’il est en elle« iii.

Donc toute « chose en soi », que ce soit une âme, un animal, un arbre, une moisissure, un gène, une protéine, un photon ou un quark, veut persévérer dans son être, autant qu’elle peut, et autant qu’il y a de l’être en elle.

Cet effort de persévérer dans l’être fait partie de l’essence de toute chose.iv

L’effort est consubstantiel à l’être, et il dure « un temps infini », du moins aussi longtemps que la « chose en soi » existe et qu’elle n’est pas détruite par une cause extérieure.v

Toute chose s’efforce d’être, mais pas de la même manière. Dans le cas spécifique de l’âme (dont Spinoza théorise la nature et l’origine dans la 2ème partie de son Éthique) cet effort fait partie de ce sur quoi se fonde la « conscience » qu’elle a d’elle-même. Elle a « conscience » d’elle-même par les idées qu’elle se forme des affections du corpsvi, mais aussi par son effort de persévérer dans son être.

« L’Âme en tant qu’elle a des idées claires et distinctes, et aussi en tant qu’elle a des idées confuses, s’efforce de persévérer dans son être pour une durée indéfinie et elle a conscience de son effort. »vii

Cet effort, qui fonde la conscience, s’appelle aussi Volonté.viii

L’âme, par sa persévérance à être, fait émerger en elle conscience et volonté.

On en déduira que la conscience humaine, tout comme l’âme qui la subsume, veut aussi persévérer dans son être, c’est-à-dire qu’elle veut continuer de persévérer dans un continuel dépassement d’elle-même.

Elle incarne la pulsion de ce continuel « dépassement » du soi sur plusieurs plans : ontologique (lors de la conception et de l’embryogenèse), cognitif (par sa capacité de représentation et de critique), et enfin métaphysique, dans son pouvoir de dépasser « l’âme qui réfléchit », de se concevoir détachée même de sa nature originelle et de désirer atteindre à une sorte de surnature.

Pour se servir de catégories aristotéliciennesix, la cause initiale et la cause matérielle de la conscience humaine se trouvent sans doute dans sa présence germinale, dès la conception, dans son incarnation dans un corps biologique, lui-même à l’état d’embryon.

Ce germe initial incarne un principe de croissance (biologique) et de dépassement (épigénétique).

Il représente une « volonté » unique, dédiée à faire mieux advenir son « être-en-dépassement ».

D’où vient cette puissance germinative, cette volonté initiale et persistante d’être?

Il est probable qu’elle vienne du simple fait d’ « être », après n’avoir « rien été » pendant si longtemps, l’immensité du néant préludant sa venue à l’être…

Quant à la cause formelle de la conscience, elle est un incessant effort pour incarner son propre « soi » de façon toujours plus consciente. La conscience « veut » toujours être, et elle veut être toujours plus consciente d’elle-même, aller toujours au-delà de ce qu’elle connaît déjà d’elle-même, quel que soit le point de conscience antérieurement atteint. C’est un processus sans fin, et même la mort s’aborde sans doute sans que s’assèche la curiosité, et sans qu’une attente (consciente ou inconsciente) pointe encore quant à une autre forme de conscience, continuée dans quelque au-delà.

La cause finale de la conscience se trouve dans le fait qu’elle cherche son essence en dehors du soi : c’est une volonté métaphysique de dépasser le soi, un désir toujours en puissance de dépasser tout état du soi déjà atteint, pour tenter de trouver ce qui fonde ce soi. Cette volonté de dépassement continu du soi vise même, dans sa forme absolue, sa propre pulsion de dépassement.

A la fin, la conscience veut essentiellement dépasser son dépassement sans fin, pour trouver ce qui la dépasse absolument.

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iC.G. Jung note que le Soi est une chose qui se transforme, indépendamment des « défaillances » du moi et de sa volonté, et il met en évidence « la transformation de l’inconscient aussi bien que de la conscience, effet qu’éprouve celui qui affronte méthodiquement son inconscient. Il y a deux buts, qui sont les deux transformations citées mais le salut est un (una salus), de même que la chose est une (una res): c’est la même chose au début et à la fin, une chose qui était là depuis toujours et qui n’apparaît pourtant qu’à la fin: c’est la réalité concrète du Soi, de cette indescriptible totalité de l’homme qui, si elle défie toute représentation, n’en est pas moins nécessaire comme idée intuitive. Sur le plan empirique, on peut seulement constater que le moi est entouré de tous côtés par un facteur inconscient. La preuve en est fournie par toute expérience d’association en ce qu’elle place sous les yeux les défaillances fréquentes du moi et de sa volonté. La psyché est une équation que l’on ne peut résoudre sans le facteur « inconscient », et qui représente une totalité embrassant d’une part le moi empirique, et d’autre part ses fondements transcendants par rapport à la conscience. » C.G. Jung. Mysterium Conjuctionis. Traduite de l’allemand par Etienne Perrot.Albin Michel. 1980, Tome I, p.203.

iiSaint Augustin, De vera religione, XXXIX, 72, Bibliothèque augustinienne, t. 8, p. 131.

iiiSpinoza, Éthique, 3ème Partie, Proposition 6. Traduction du latin (légèrement modifiée) par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.142

ivSpinoza, Éthique, 3ème Partie, Proposition 7. Traduction du latin par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.143

vSpinoza, Éthique, 3ème Partie, Proposition 8 et sa Démonstration. Traduction du latin par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.143-144

viSpinoza, Éthique, 2ème Partie, Proposition 23. Traduction du latin par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.100

viiSpinoza, Éthique, 3ème Partie, Proposition 9. Traduction du latin par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.144

viiiSpinoza, Éthique, 3ème Partie, Scolie de la Proposition 9. Traduction du latin par Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, 1965, p.144

ixJe reprends ici les quatre sortes de « causes », initiale, matérielle, formelle et finale, définies par Aristote (Éthique à Nicomaque, I,1).

Des « Grands Dieux », et de l’Être qui ne veut pas se faire appeler l’Un


« Kabirim »

Les Dieux Cabires (en grec Κάϐειρο, Kábeiroi), ou « Grands Dieux », (Μεγάλοι Θέοι, Megáloi Théoi), ont été célébrés dans la haute antiquité, bien avant qu’Hésiode ne formule sa théogonie. Aussi nommés les Telchines, les Corybantes, les Dactyles, leur culte était pratiqué dans diverses parties de la Grèce, en Crète, en Phénicie, en Phrygie et dans le reste de l’Asie mineure, et jusqu’en Égypte. On retrouve les Cabires en Perse, sous le nom de Gabirim.

Le nom cabire est indubitablement d’origine sémitique. Le consensus général est de faire remonter ce mot à l’adjectif hébreu (et phénicien) כַּבִּיר kabîr, « grand, puissant », qui est notamment utilisé pour qualifier Dieu dans le livre de Job.

Dieu y est appelé « juste et puissant », צַדִּיק כַּבִּיר , tsadiq kabîri, et peu après, ce Dieu kabîr, « puissant », brise les « puissants », כַּבִּירִים , kabîrimii. dont on ne sait si ce sont des hommes ou des dieux auxquels Job fait allusion.

En Job encore, kabîr est employé de deux manières pour célébrer le « Dieu grand », אֵל כַּבִּיר, El-kabîr, et mais aussi le Dieu « grand par la force de l’esprit », כַּבִּיר, כֹּחַ לֵב , kabîr koḥ lev.iii

On trouve le mot en assyrien: kabâru, « être grand, puissant », et en arabe: كَبُرَ , kabura, « être grand (par la taille ou le rang) » et كَبِرً, kabîr « grand, noble (moralement) ».

Hercule, le héros grand et fort, était aussi un dieu, et il était compté parmi les Cabires, non parce qu’il était ‘fort’ mais parce qu’il était ‘grand’, étant associé avec les puissances telluriques, et qu’il était considéré comme le créateur des sources d’eau chaude, et le dispensateur de la santé en tant qu’allié d’Esculape.

En Égypte, Hercule était nommé Gigon, et surnommé « le danseur » ou le « dieu de la table », ce qui renvoie à d’autres divinités antiques que l’on retrouve en Phénicie, en Phrygie et sur l’île de Samothrace. Comme maître des danses, Hercule-Gigon était le dieu régissant les chœurs des Corybantes et des Dactyles.iv

Hérodote décrit les Cabires ou « Grands Dieux » égyptiens, qui sont célébrés à Memphis, dans le temple de Phtha, et placés sous l’autorité de celui-ci, puisqu’il était leur « père ». Phtha était le Dieu originaire, primordial. Il était en essence l’éternel souffle de vie, celui qui anime toute chose, fonde et soutient le monde . Il avait engendré les Grands Dieux, et, par leur intermédiaire, le cosmos tout entier et toutes les créatures.

Les Phéniciens considéraient que les Cabires étaient les fils de Sydyk, l’équivalent de Phtha.

Ce furent sans doute les Phéniciens qui exportèrent en Grèce le culte des Cabires, comme ils le firent à Carthage.

Le philosophe F.W.J von Schelling, dans son livre Über die Gottheiten von Samothrace (1815), fait remonter l’origine des Cabires exclusivement à des sources sémitiques, hébraïques et phéniciennesv. Il propose aussi une autre étymologie du nom Cabire, en l’attribuant à la racine hébraïque חבר, ḥabar, qui a pour premier sens « unir, associer, lier » , d’où l’adjectif pluriel חָבֵרִים, ḥabirim, « les associés », — mais cette racine a aussi, par extension, le sens de « nouer un nœud magique, jeter un charme, un sortilège » (« to tie a magic knot, a spell, charm »)vi.

Ces acceptions peuvent parfaitement s’accorder et donnent de nouvelles harmoniques au sens du nom Cabire.

Les deux idées connotées par la racine abar, celle de lien et d’association d’une part, et celle de magie et de sortilège d’autre part, sont en quelque sorte structurellement liées, si j’ose dire, dans le contexte des langues sémitiques.

Mais l’interprétation de la nature profonde de ce « lien », du point de vue religieux, a donné lieu à de profondes divergences .

Dans les religions de l’antiquité, en Phrygie, en Phénicie, puis en Crète, en Grèce, et à Samothrace, l’interprétation donnée est entièrement positive.

En revanche, cette idée de « lien » ou d' »association » a une connotation négative du point de vue d’un strict monothéisme, et particulièrement comme on vient de le voir, dans le judaïsme, où le Dieu kabîr brise les kabîrim. Plus tard, dans l’islam, l’idée d’association sera aussi vue négativement, comme portant atteinte à l’idée radicale de l’unité divine. En témoigne le Coran qui qualifie les chrétiens du terme d' »associateurs », parce qu’ils « associent » au Dieu unique les deux autres figures de la Trinité, le Fils et le Saint Esprit, une « association » qui mérite la mort selon le Coranvii.

Mais d’un autre point de vue, moins rigide, moins polémique, l’idée d' »association » permet d’unir conceptuellement une multiplicité pour en faire une unité ou une entité supérieure. Une expression de l’Ancien Testament (ḥaverim) l’illustre bien: כְּאִישׁ אֶחָד, חֲבֵרִים , k-ich éḥad ḥaverim, « unis comme un seul homme’viii.

Par analogie, l’association de divinités de rang inférieur, ou l’existence même d’un plérôme divin, pourraient être comprises comme leur subsomption par une unité divine suprême, ce qui est, d’une certaine manière, une façon d’établir un lien philosophique entre monothéisme et polythéisme.

Schelling remarque aussi que l’expression חֹבֵר, חָבֶר , ḥover ḥaver, employé dans le 5ème Livre de Moïseix, se traduit mot-à-mot: « associant l’association » ou « liant le lien », ce qui est un euphémisme pour signifier « ceux qui emploient des charmes, ou des sortilèges », ou « les enchanteurs ». On retrouve ce sens connoté négativement chez Isaïe, dans l’expression « tes incantations » ou « tes sortilèges », חֲבָרַיִךְ ḥavarikax.

Bien que cette théorie de Schelling sur le sens du mot « cabire » ait été critiquée par nombre de savants du 19ème siècle (comme Karl Otfried Müller, Friedrich Gottlieb Welcker, Friedrich Creuzer), il me paraît intéressant d’en suivre les implications théoriques et théologiques.

On peut en effet y trouver argument quant à la permanence d’un archétype fondamental, au sein des plérômes des panthéismes sémites et grecs, à savoir celui de l’archétype d’une trinité divine. Cet archétype trinitaire sera d’ailleurs repris un siècle après Schelling par Georges Dumézil, qui l’élargira encore, avec le succès que l’on sait, au monde indo-européen dans son ensemble.

Schelling estime que les trois Cabires (ou « Grands Dieux ») de Samothrace, Axiéros, Axiokersa et Axiokersos, forment une sorte de trinité panthéiste.

C’est à Hérodote que l’on doit d’avoir connaissance de ces noms secrets, qui faisaient partie du culte à mystères de Samothrace, ainsi que des indications sur l’initiation que l’on y recevait.xi Toujours selon lui, ce sont les Pélasges qui introduisirent la pratique des orgies sacrées à Samothrace.xii

Que signifie ces trois noms, Axiéros, Axiokersa et Axiokersos?

Axiéros viendrait selon Schelling d’un mot phénicien signifiant initialement pauvreté, mais aussi le désir de sortir de cet état, qui en résulte. La divinité primordiale est fondamentalement « pauvre », c’est-à-dire réduite à elle-même, isolée dans sa solitude originelle, et elle est donc prise du « désir » de croître, de s’engendrer elle-même. Par son désir même, elle engendre l’amour, et par là la Création qui en est le fruit.

L’étymologie proposée par Schelling me paraît philosophiquement stimulante, mais sur le plan strictement étymologique, elle est à tout le moins, peu fondée.

Si l’on analyse Axiéros comme le mot grec qu’il semble être, on voit d’emblée qu’il est composé des mots axios, « digne de » et éros, « amour ». Axiéros signifie alors simplement « Digne d’amour ».

Par ailleurs, Axiéros correspond, du point de vue mythologique, à la « Grande Mère » anatolienne, à la Cybèle de Phrygie et à la Déesse Mère du Mont Ida (Troie). La divinité primordiale de Samothrace, Axiéros, est d’essence féminine, et donc potentiellement maternelle. Son nom grec « Digne d’amour », est une indication quant à ce désir immanent d’amour, et partant, à cette aspiration à la mise au monde (du monde) .

L’un des premiers Français à avoir étudié, au début du 19ème siècle, la philosophie idéaliste allemande, et celle de Schelling en particulier, Joseph Willm, a proposé un commentaire qui offre une piste supplémentaire: Axiéros « est la nuit primitive, non la nuit ennemie de la lumière, mais qui l’attend et y aspire. »xiii

Allant dans ce sens, j’ajouterai que la nuit primitive, la Déesse primordiale, qui est Femme mais pas encore Mère, désire la Lumière, tout comme le désir aspire à l’amour. Dans le divin, le désir engendre par lui-même le moyen de le combler, et ce moyen, qui est aussi un résultat, est l’engendrement, — la création (en l’occurrence la création du monde).

Dans le nom Axiokersa on trouve, toujours selon Schelling, la racine kersa qui signifie « magie » dans les langues araméennes, et qui a formé plus tard le nom de la déesse Cérès. Axiokersa symbolise la matière, c’est-à-dire la matrice dans laquelle viendra s’incarner le désir divin (de maternité).

Axiokersos qui symbolise enfin le troisième degré dans cette progression cosmogonique, dans cette émergence de la Création, est simplement le nom masculin correspondant à Axiokersa, les deux formant donc un couple.

On voit que les trois Cabires sont composés de deux principes féminins et d’un principe masculin. Ces « Grands Dieux » sont majoritairement des « Grandes Déesses », — ce qui nous incite à nous rappeler que, bien plus à l’est, à Sumer, et bien plus originairement encore, le principe divin primordial était aussi féminin, tel qu’incarné par Inanna. Voir à ce sujet mes articles: Inanna et Dumuzi, la fin de leur sacré mariage et Inanna: La descente dans l’Enfer, la mort et la résurrection.

Les trois Cabires de Samothrace symbolisent indubitablement une triple gradation de l’instanciation (ou de l’incarnation) du divin dans le monde réel.

Ils correspondent par ailleurs, ce n’est pas un hasard, aux trois divinités grecques Démèter, Perséphone et Dionysios, qui ont repris l’essentiel de la symbolique des Cabires sous d’autre noms

Il y a encore un quatrième Cabire, Kadmilos, le messager, qui sera appelé plus tard, dans les mondes grecs et latins, des noms de Hermès et de Mercure. S’ajoutant à la trinité initiale, il forme avec elle une quaternion divin, sous forme de deux couples, Axiokersa et Axiokersos, et Axioéros, la « Grande Mère », ou « Mère des dieux », associée à Kadmilos-Hermès.

Ce rôle fécondateur de Kadmilos et Hermès a été rapproché de celui associé au phallus d’Osiris et même au Logos, le Verbe créateur. C.G. Jung écrit dans Aiôn: « C’est pour eux (les Naassènes) le Logos secret (aporrhêtos) et mystique, qui est, de façon caractéristique, mis en parallèle avec le phallus d’Osiris dans le texte suivant: ‘Je deviens ce que je veux et je suis ce que je suis’. En effet celui qui meut toutes choses est lui-même immobile. ‘Celui-là, disent-ils, est seul bon (agathon mononxiv). Un autre synonyme est l’Hermès cyllénien ithyphallique. ‘Ils disent en effet: Hermès est le Logos, l’interprète et le créateur (démiourgos) des choses nées, passées, présentes et à venir.’ C’est pourquoi il est honoré en tant que phallus, car il a ‘une impulsion (hormen) du bas vers le haut comme l’organe viril’. »xv

C.G. Jung a consacré de nombreuses page à la symbolique et à la mythologie des « quaternions », qu’il rapproche de celle des mandalas, et qu’il considère comme des symboles d’unité et de totalité. Il a suggéré que l’on trouvait aussi un tel « quaternion » dans le christianisme, si l’on considère l’ensemble formée par la Trinité, complétée par la « Mère de Dieu », Marie. « Marie viendrait remplir une case laissée vide par la défaite et l’exil des divinités féminines, Isis et Cybèle surtout. »xvi Pour l’historien suisse Philippe Borgeaud, il paraît évident que « le christianisme victorieux finit par asseoir Marie, la Mère de Dieu, sur un trône qui ressemble étonnamment à celui de la Mère des dieux, tout en recherchant, derrière l’image hiératique de la souveraine céleste, les émotions d’une mère aimante et souffrante. »xvii

La série quaternaire de ces Cabires, Axioéros, Axiokersa, Axiokersos et Kadmilos, représente les premières étapes de la Création et du développement de l’univers, telles que conçues par la cosmogonie phénicienne et phrygienne, influençant a posteriori les conceptions des anciennes religions grecques et crétoises, puis romaines.

Tout à fait à l’origine, il y a la Pauvreté, le Besoin, le Désir, la Peine, dont la Divinité primordiale, Axros, incarne l’essence, et qui comprend aussi, de manière immanente, le désir de sortir de cette Pauvreté, de cette Peine, — de sortir de cette Nuit.

La Nuit primordiale (plus tard nommée Cérès ou Démèter, par les Latins et les Grecs) a pour essence le manque, la faim, et donc le désir. La Nuit, ou Axioéros, la « Digne d’amour », la « Grande mère », est la toute première étape dans l’émergence de la Création et du Cosmos.

Ensuite, il y a le commencement de la Nature, qui apparaît dans la lumière de l’Aube, et qui est nommée Axiokersa par les Phéniciens et les Araméens, et sera appelée par les Grecs et les Latins, respectivement, Perséphone et Proserpine.

Enfin Axiokersos paraît au grand Jour de midi, dont tout l’éclat du soleil. Il sera nommé plus tard Dionysios ou Bacchus par les Grecs et les Romains.

Schelling l’appelle le roi du monde des esprits, le roi du monde idéal.

De fait, il s’appuie son interprétation de la mythologie des Cabires sur sa propre philosophie (idéaliste) de la nature, et de la Révélation…

Au-dessus de la Nature (Axiokersa) et du Monde Idéal (Axiokersos), il y a ce qui les unit, Kadmilos, ou Hermès. Il est aussi le Démiurge, le dieu personnel, qui a pour condition l’existence de ces premières divinités, mais qui leur est supérieur, et les subsume.

Schelling lance alors cette thèse provocatrice, mais très éclairante:

« Le monothéisme, proprement dit, qui n’est ni dans l’Ancien Testament, ni dans le Nouveau, et qui est plutôt mahométan que chrétien, est contraire à toute l’antiquité et à la foi de l’humanité, dont le sentiment est exprimé dans ces paroles d’Héraclite, approuvées par Platon: ‘l’Être seul sage ne veut pas être appelé l’Unique, mais Zeus’. »xviii

Dans l’allemand de Schelling, ce célèbre fragment d’Héraclite est traduit ainsi:

Das Eine weise Wesen will nicht das alleinige genannt seyn, den Namen Zeus will es.

« L’Être seul, sage ne veut pas être appelé l’Unique, il veut le nom ‘Zeus’. »

Pourquoi l’Être, seul et sage, ne veut-il pas être appelé l’Unique, mais du nom de Zeus? Avant de répondre, revenons à Héraclite.

Il s’agit ici du fragment 32:

ἓν τὸ σοφὸν μοῦνον λέγεσθαι οὐκ ἐθέλει καὶ ἐθέλει Ζηνὸς ὄνομα.xix

La traduction de Schelling s’oppose, là encore, aux idées reçues.

Les traductions conventionnelles de ce fragment font de l’Un (ἓν) le sujet du verbe vouloir (être appelé) et non son objet, ce qui change complètement le sens:

« L’Un, le Sage, ne veut pas et veut être appelé seulement du nom de Zeus. »xx

Une autre traduction déplace le mot ‘seulement’ et lui donne une valeur adjectivale:

« L’Un, le seul Sage, ne veut pas et veut être appelé du nom de Zeus. »xxi

Ces deux traductions résonnent de façon étrange, me semble-t-il, car elles font passer l’Être, seul et sage, pour un Dieu qui ne sait pas ce qu’il veut…

En revanche, la traduction de Schelling a l’avantage d’opposer radicalement ce que l’Être, seul et sage, veut, et ce qu’il ne veut pas, ce qui me paraît mieux convenir à une entité si haute.

Zeus, au génitif Ζηνὸς, Zenos, dont on a déjà indiqué l’étymologie en sanskrit, est aussi rattaché dans la culture grecque au principe de vie: ζῆν, zên est l’infinitif présent de ζαῶ, zaô, vivre.

Zeus est ici le principe de la vie universelle, selon une étymologie que l’on retrouve chez Eschyle, Euripide, Platon, Chrysippe.

Eschyle: « Le fils à qui nous devons la vie est sans nul doute le fils de Zeus. » (Les Suppliantes, 584)

Euripide: « Car la fille de Zeus doit être immortelle. » (Oreste, 1635)

Platon: « Car il n’y a pas, pour nous comme pour le reste des vivants, d’être qui soit principe du « vivre », zên, à un plus haut degré que le Souverain chef, que le roi de toutes choses,. D’où il résulte que ce Dieu est correctement appelé ‘celui par qui’, di hon, la ‘vie’, zên, appartient toujours aux vivants. Mais ainsi que je le dis, ce nom unique a été scindé en deux, par le Div et le Zeus. » (Cratyle, 396 ab)

Chrysippe: « Le dieu est appelé Zeus parce qu’il est cause de la vie, ζῆν, zên, ou parce qu’il pénètre intimement tout ce qui vit ». (D.L. VII, 147)

La formule assez étrange utilisée par le traducteur du texte de Platon (Léon Robin, dans la version de la Pléiade), « Ce nom unique a été scindé en deux, par le Div et le Zeus« , s’explique par les diverses formes que prend le nom Zeus en grec: Zeus est au nominatif, Dios est au génitif, Dii est le datif, l’accusatif a deux formes Dia ou Zêna; ces variations s’expliquent par l’étymologie, laquelle remonte à une racine sanskrite présentant aussi deux formes très proches: Div etDyauṣ.

Platon joue de la flexion du nom de Zeus pour faire ressortir la multiplicité de ses formes.

Mais c’est une multiplicité qui ne prend son vrai sens sens que par l’unicité du concept.

Pourquoi donc l’Être, seul et sage, ne veut-il pas être appelé l’Unique, mais du nom de Zeus?

Je propose cette réponse:

L’Être seul, sage ne veut pas être appelé l’Unique, parce que cet Un primordial, cet Unique, représente l’Être, seul dans sa Nuit, sa Nuit originaire.

Il veut être appelé du nom de ‘Zeus’, qui s’oppose à cette Nuit, parce que ce nom signifie originairement, en sanskrit, le « Brillant »xxii.

Zeus est le nom de la Lumière que l’Être sage et seul a voulu projeter sur le monde en sortant de sa Nuit.

Il a voulu sortir de sa Nuit de l’Un pour donner sa Lumière au Tout.

________________________

iJob 34,17

iiJob 34,24

iiiJob 36,5

ivFriedrich Creuzer. Religions de l’Antiquité. Traduction de l’allemand par Joseph-Daniel Guigniaut, Livre V ch.2 , Tome 2, 1ère partie, p.283 sq.

vF.W.J. von Schelling, Über die Gottheiten von Samothrace, Stuttgart, 1815, Note 113, p.107 sq.

viCf. William Gesenius, A Hebrew and English Lexicon of the Old Testament, traduit de l’allemand en anglais par Edward Robinson, Clarendon Press, Oxford, 1939, p.287

vii(Coran 2 :217) « L’association est plus grave que le meurtre. » (9 : 5) « Après que les mois sacrés expirent, tuez les associateurs (mouchrikina) où que vous les trouviez. Capturez-les, assiégez-les et guettez-les dans toute embuscade. » (72:20) « Dis : ‘Je n’invoque que mon Seigneur et ne Lui associe personne’ ». (4 :171) « Ô gens du livre, n’exagérez pas dans votre religion, et ne dites d’Allah que la vérité. Le messie Jésus, fils de Marie, n’est qu’un messager d’Allah, sa parole qu’il envoya à Marie, et un souffle (de vie) venant de lui. Croyez donc en Allah et en ses messagers. Et ne dites pas « Trois ». Cessez! »

viiiJug. 20,11

ixDt 18,11

xIs. 47, 9.12

xiL’initiation, contrairement à celle des mystères d’Éleusis, était ouverte à tous. Le premier stade de l’initiation aux mystères est la myèsis (μύησις, « initiation »). Le candidat à l’initiation porte le nom de myste (μύστης / mústês). Selon Hérodote, la révélation initiale se fait autour de l’interprétation des images ithyphalliques d’Hermès-Kadmylos. Varron et Diodore rapportent que les symboles révélés à cette occasion évoquaient le Ciel et la Terre. Le second degré de l’initiation s’appelle épopteia (ἐποπτεία, « contemplation »). Elle n’est réalisée que par un petit nombre d’initiés, ce qui laisse penser qu’elle implique des conditions plus difficiles, comme la nécessité de confesser ses « fautes ». On y procède à des rites de lustration et à un sacrifice. Le hiérophante (ἱεροφάντης , « celui qui révèle le sacré »), récite la liturgie, et montre les symboles des mystères. (Source : Wikipédia)

xiiFriedrich Creuzer. Religions de l’antiquité, considérées principalement dans leurs formes symboliques et mythologiques. Traduit de l’allemand par J.D. Guigniaut. Tome II, 1ère partie, Ed. Treuttel et Wurz, Strasbourg, 1829, Livre V, p.288

xiiiJ. Willm. Histoire de la philosophie allemande depuis Kant jusqu’à Hegel. Tome III. Librairie philosophique de Ladrange, Paris, 1847, p.360

xiv« De transmutatione metallorum » dans Theatr. chem. (1602), I, p.574, cité par Jung in op.cit. p.425

xvC.G. Jung, Aiôn. Ettudes sur la phénoménologie du soi. Albin Miche, 2021, p.268-269

xviPhilippe Borgeaud, La Mère des dieux, de Cybèle à la Vierge Marie, Seuil, 1996, p. 9-10.

xviiPhilippe Borgeaud, La Mère des dieux, de Cybèle à la Vierge Marie, Seuil, 1996, p. 173.

xviiiF.W.J. von Schelling, Über die Gottheiten von Samothrace, Stuttgart, 1815, p.29

xixClément d’Alexandrie, Stromates V, 115,1

xxTraduction de Marcel Conche in Héraclite. Fragments. PUF, 1986, p.243

xxiKirk, p.393, cité par M. Conche in op.cit.

xxiiZeus vient du sanskrit Dyauṣ , द्यौष् , qui signifie le « Brillant » et qui est le nom propre de Dyau, le Ciel-Lumière personnifié. Ce mot vient de la racine dyut qui signifie « briller, resplendir, illuminer », et est apparenté à la racine dīv, « briller, resplendir » mais a aussi un sens moral: « jouer, être joyeux ». Le Zeus védique, Dyau, brille, resplendit et joue dans la joie…

Étoile, pierre, huile: une théodicée suisse du sacrifice


–Nicolas de Flue–

Marie-Louise von Franz, héritière spirituelle de C.G. Jung, a consacré un livre fort curieux aux « visions » de Nicolas de Flue, un mystique suisse du XVe siècle, « l’unique saint par la grâce de Dieu que la Suisse ait connu »i.

Von Franz commence son livre par le récit des visions prénatales de Nicolas de Flue, visions qu’il a donc eues dans le sein de sa mère, avant même d’être né, et qui ont été rapportées dans un texte étonnant:

Henry am Grund, ami et confident de Nicolas de Flue, a raconté comment frère Claus [le nom par lequel Nicolas de Flue était connu en Suisse] avait eu « une vision dans le sein de sa mère, avant même d’être né. » Il « avait vu dans le ciel briller une étoile qui éclairait le monde entier ; (…) aussi expliquait-il que cela signifiait que tout un chacun pouvait dire de lui qu’il brillait ainsi dans le monde. En outre, frère Claus lui avait dit avoir vu, avant sa naissance, dans le sein de sa mère, une grosse pierre qui représentait la fermeté et la constance de son être, dans lesquelles il devait persister afin de ne pas abandonner son entreprise (ou sa noblesse). Qu’il avait, dans la même occasion et toujours dans le sein de sa mère, vu le saint chrême ; puis, après être né et avoir vu le jour, il avait reconnu sa mère ainsi que ma sage-femme ; il avait également vu comment on le portait par la vallée du Ranft en direction de Kerns pour aller le baptiser, le tout avec une netteté telle qu’il ne l’avait plus jamais oublié et il en avait gardé une image aussi claire que lorsque la vision s’était produite. Dans les mêmes circonstances, il avait également vu un vieil homme se tenir à côté des fonts baptismaux, mais il ne le connaissait pas, alors qu’il reconnaissait fort bien le prêtre qui le baptisait »ii.

D’emblée, un dilemme se pose pour le lecteur contemporain. Ce texte doit-il être pris au sérieux, ou bien ne constitue-t-il pas plutôt un fatras de fallaces et de fantasmes sans objet?

Comment un fœtus pourrait-il avoir des « visions »?

« Ce récit de frère Claus est déconcertant au plus haut point et il nous place en face d’un problème des plus difficiles, car de deux choses l’une : ou il s’agit d’un miracle unique, inouï, où un fœtus ou un nouveau-né aurait eu des perceptions dont il aurait par la suite gardé le souvenir conscient, ou il faut conclure à la nature fallacieuse du récit »iii.

Quoi qu’il en soit, m’apparaît formidable l’intérêt psychique de ces visions (réelles ou fantasmées?) du seul saint suisse, mort en 1487 « en odeur de sainteté », célèbre et vénéré pour avoir évité à la Suisse une guerre fratricide. Il fut canonisé par l’Église catholique à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale.

Je voudrais partir du commentaire que Marie-Louise von Franz développe à propos des quatre « symboles » et « archétypes » qui apparaissent dans le récit de Claus : l’étoile, la pierre, l’huile sacrée (désignée dans la vision de Nicolas comme « saint chrême ») et le vieil homme inconnu.

« Nous avons pour commencer l’étoile qui est l’image du Soi et de ‘la lumière intérieure’ projetée dans les régions de l’univers les plus lointaines. Vient ensuite la pierre qui représente l’étoile descendue sur terre, désormais devenue tangible, palpable, pour ainsi dire ; et, pour finir, nous sommes en présence de l’huile qui est d’une certaine manière ‘l’âme cachée de la pierre’, ou encore, dans le langage de l’Église, la substance dans laquelle le Saint-Esprit se manifeste. En foi de quoi l’on peut constater que l’huile est le symbole du sens qui oriente l’homme vers la présence numineuse de la divinité, sens qui se détache sur la toile de fond des phénomènes de synchronicité. »iv

L’interprétation de Von Franz est entièrement dans la ligne de Jung. Elle est même pimentée d’une référence allusive aux phénomènes de synchronicité, dont on sait qu’ils ont été l’objet d’une attention passionnée et partagée de la part de C.G. Jung et Wolfgang Pauli.v

Tentons à notre tour, et à leur suite, de faire briller l’étoile, de moudre la pierre, de nous oindre de son huile, et de humer les essences et les effluves qui s’en dégagent.

1. L’étoile.

Que l’étoile puisse servir d’image au Soi ne peut tout à fait nous surprendre, quand on se rappelle qu’en sumérien, le symbole cunéiforme de l’idée abstraite de « Dieu » se présente sous la forme d’une étoile à huit branches: 𒀭 (se lisant AN ou DINGIR en sumérien).

D’un point de vue graphique, le Soi pourrait être symbolisé par le centre de ce cunéiforme. Il peut alors être vu comme un ‘point’ d’intersection ou de convergence de quatre traits, ou bien au contraire comme la ‘source’ de huit rayonnements allant dans toutes les directions cardinales.

Il me semble que l’on peut aussi déceler dans ce dualisme graphique, porté par la figure de l’étoile à huit branches, une sorte de métaphore visuelle d’un autre dualisme, celui du dualisme quantique corpuscule/onde. Le point central symbolise le « corpuscule », et les huit rayons symbolisent l’idée des « ondes » qui en sont l’équivalent.

D’un point de vue plus psychologique, le centre de l’étoile symbolise le « Soi », et ses rayonnements figurent sa relation avec le monde extérieur, et notamment avec « l’autre », avec tel « toi » ou tel « tu ».

L’idée pourrait alors émerger que dans le Soi, le « moi » et le « toi » sont intriqués psychiquement, comme sont intriquées ondes et particules quantiques.

2. La pierre.

L’étoile est une « pierre » qui descend (ou qui choit?) sur terre dans l’interprétation que Von Franz fait de la vision du frère Claus. Cette image de descente ou de chute fait-elle penser à morceau d’étoile ou une météorite venant percuter la terre? Ou bien, dans un tout autre registre, fait-elle allusion à une « incarnation », à la venue d’une âme dans un corps ?

Cette pierre est-elle une pierre de fondation (אָבֶן , aven), « bien assise »vi, ou bien une pierre « rejetée par les bâtisseurs » mais devenue la « pierre de faîte »vii? Est-elle une pierre d’angleviii ou une pierre d’achoppementix, une pierre « obscure et sombre »x ou une pierre « vivante »xi ?

La pierre symbolise le moi, qui se fonde à partir du et dans le Soi. Parce qu’elle vient d’ailleurs, des lointains confins du cosmos, elle est aussi le symbole des obscures profondeurs de l’inconnu.

3. L’huile.

On trouve employée l’image de « l’huile de la pierre dure » dans le 5ème livre de la Torah, le Deutéronome. Dans le « Cantique de Moïse », YHVH fait goûter à son peuple « le miel du rocher et l’huile de la pierre dure » (Dt 32,13).

De cela on peut sans doute inférer que cette huile, douce, onctueuse, et sanctifiée, est métaphoriquement ‘l’âme cachée’ de la pierre.

Mais, peut-on se demander, y a-t-il vraiment de l’huile douce dans les pierres dures?

Ou bien cette huile n’apparaît-elle que parce qu’elle est exprimée par le moyen de la pierre ou de la meule?

La pierre broie l’olive et ou le raisin de la vigne et en exprime l’huile ou le vin.

Dans le Véda, ce livre sacré d’une tout autre culture, mais qui précède l’hébraïque de deux millénaires au moins, la pierre broie aussi la plante du soma, pour en extraire ce qui va devenir le précieux Soma du sacrifice védique, consommé par le prêtre lors du rite rendu au Créateur unique et suprême de toutes les créatures.

Qui ne voit là la permanence d’un paradigme, — mieux, une immanence?

Sous tous les cieux, la meule de pierre broie et transforme en liquide enivrant, en coulée gluante, ou en farine fine, ce qui fut un, le raisin mur et rubescent, la chair noire et nue de l’olive ou le grain dur et doré du blé.

Dans le rêve, ou le songe de Nicolas de Flue, si l’étoile symbolise le Soi, et la pierre le moi incarné, l’huile figure le moi transmué, transcendé.

Le moi stable, compact, résistant, se liquéfie. Malgré tout, malgré ce broyage, issu de la multiplicité récoltée, il reste un. Il est devenu une huile une.

4. Le quatrième élément qui complète ce quaternion de symboles est le « vieil homme inconnu », dont Jung écrit qu’il est l’archétype du vieux sage, c’est-à-dire de l’Esprit. Il correspond à « l’Ancien des jours », et dans la Kabbale au « Très Saint Vieillard » surnommé « Tête blanche ».xii

Jung suggère également que, dans le cas de Nicolas de Flue, ce personnage représente « la personnification du ‘grain de sel’ que reçoit le nouveau-né au cours du baptême, à savoir la Sapientia Dei, la Sagesse de Dieu, au sein de laquelle Dieu est Lui-même présent. »xiii

Ce Très Saint Vieillard, cette « Sagesse », devait revenir jouer un rôle tout au long de la vie du frère Claus, sous la forme de fréquentes apparitions, dans lesquelles il révéla d’autres aspects de son essence divine.

L’étoile, la pierre, l’huile et le « vieil homme inconnu » sont apparus dans le cerveau de l’enfant Nicolas, dès le moment où sa conscience s’éveilla. On peut considérer, avec Jung et Von Franz, que ces symboles témoignent du destin exceptionnel de frère Claus.

Aux yeux d’un rationaliste ou positiviste moderne, toute cette histoire de visions prénatales, et d’intuitions mystiques, est parfaitement irrecevable.

Et pourtant Nicolas de Flue est l’homme qui fut aussi, religieusement et politiquement, « prophète en son pays », et qui sauva par ses conseils avisés en 1481 la jeune Suisse qui allait se jeter dans une guerre fratricide.

Il y a des visions qui font de ceux qui les voient des agents de la paix dans le monde.

Mais toute vraie vision témoigne aussi d’un ordre plus profond, immanent. Il n’y a pas de raison que les visions de Nicolas de Flue ne contiennent une part subtile de cet ordre caché, pour nous précieuse à découvrir, — quelles que soient les interprétations qu’un siècle matérialiste, positiviste et sceptique puissent en faire.

En l’occurrence la séquence étoile-pierre-huile symbolise à l’évidence un processus de transformation, de transmutation, de métamorphose de la lumière (de la conscience?), en trois étapes, à partir de son origine (cosmique, ou divine?), puis sa matérialisation (ou son incarnation?) et enfin son dépassement ou sa sublimation, par son broyage (ou par son « sacrifice »?), qui en fait une huile sainte, un chrême consacré (du grec χρῖσμα / khrĩsma, « onguent, parfum »), comme celui dont les Hébreux oignaient leurs « oints », leurs prophètes et leurs rois.

Tout ce processus rêvé finit par être confirmé dans la réalité, après la naissance de l’enfant, par la présence silencieuse d’une figure divine, auprès du baptistère, et par le baptême dans l’eau.

L’étoile est, on l’a dit, la lumière intérieure du Soi, ou le symbole de la lumière divine qui a une vocation universelle à éclairer le cosmos tout entier et les consciences de tous les êtres doués d’une âme singulière.

La pierre représente le Soi devenu tangible, palpable, un « moi » incarné dans une chair vivante.

L’huile symbolise l’âme cachée de ce « moi », mais enfin révélée à elle-même, en tant qu’unité fluide, en tant que métamorphose d’un être solide, compact, en onguent, en parfum, en chrême faiseur de prêtres, de prophètes et de rois, et permettant à tout homme de trouver le chemin de son dépassement, de sa transcendance.

___________

iSelon une formule de C.G. Jung, citée par Jacqueline Blumer dans sa préface au livre de Marie-Louise von Franz. Les visions de saint Nicolas de Flue. Traduction de l’allemand par Jacqueline Blumer. Éditions La Fontaine de Pierre-Dervvy-Livres, Paris, 1988, p.7

iiR. Durrer, Bruder Klaus. Die ältesten Quellen über den seligen Niklaus von Flüe, sein Leben und sein Einsfluss. Sarnen, 1917-1921, pp. 465-466, cité par Marie-Louise von Franz. Les visions de saint Nicolas de Flue. Éditions La Fontaine de Pierre-Dervvy-Livres, Paris, 1988, pp.29-30

iiiMarie-Louise von Franz. Les visions de saint Nicolas de Flue. Traduction de l’allemand par Jacqueline Blumer. Éditions La Fontaine de Pierre-Dervvy-Livres, Paris, 1988, p.30

ivMarie-Louise von Franz. Les visions de saint Nicolas de Flue. Traduction de l’allemand par Jacqueline Blumer. Éditions La Fontaine de Pierre-Dervvy-Livres, Paris, 1988, p.39

vCf. mon article Conscience et Coïncidences, https://metaxu.org/2021/02/19/conscience-et-coincidences/

viIs 28,16; Mt 16,18

viiMt 21, 42; Mc 12,10; Lc 20,17;

viiiJér 51,26; Ac 4,11; Eph 2,20

ix« YHVH Sabaoth sera un rocher qui fait tomber, une pierre d’achoppement pour les deux maisons d’Israël » (Is 8,14); « Voici que je pose en Sion une pierre d’achoppement » (Rom 9,33)

xJob 28,3

xi1 Pi 2,4; 1 Pi 2,5

xiiC.G. Jung , lettre du 18 mars 1946 à Blanke, cité par F. Blanke, Brüder Klaus von Flüe, p.118

xiiiMarie-Louise von Franz. Les visions de saint Nicolas de Flue. Éditions La Fontaine de Pierre-Dervvy-Livres, Paris, 1988, p.40

Volonté, représentation, conscience


–Schopenhauer–

Les définitions de la conscience, évoquées dans mon dernier article, Les soleils froids de la conscience, et la chaleur de ses abysses, ne permettent pas d’éclairer l’origine de la conscience, sa singularité, sa raison d’être. Elles s’efforcent de décrire la conscience comme phénomène, mais elles ne tentent pas de définir son essence, de saisir la nature de la lumière singulière qui illumine chaque être humain en particulier. L’existence de la conscience individuelle, cet étant singulier, reste inexpliquée en tant qu’elle est unique.

Une bonne définition de la conscience devrait avoir aussi une fonction heuristique, ouvrir des horizons à la recherche. Car la conscience n’est pas un phénomène statique. La recherche philosophique s’en saisit et s’en ressaisira sans cesse, mais d’autres lignes de recherches sont à l’œuvre, par exemple dans le cadre des neurosciences, en affrontant sous divers angles les questions de l’origine, de la spécificité et de la raison d’être des diverses sortes de consciences qui prolifèrent de par le monde, en toutes sortes d’étants. Mais, véritable défi pour ceux qui pensent qu’il n’y a de science que du général, la question fondamentale est de s’interroger sur l’essence à chaque fois irréductiblement singulière de la conscience de chaque étant.

La conscience est en effet un phénomène absolument universel, mais chaque conscience est, pour elle-même, un étant indicible, unique.

Cette alliance de l’universel et du singulier est en soi un mystère.

Une approche positiviste ou matérialiste est bien incapable de seulement percevoir l’existence même de ce mystère, dont la science moderne se détourne sans vergogne.

Il faut ouvrir la réflexion sur ce caractère à la fois universel et singulier de la conscience et tenter d’en saisir l’essence, ou du moins tracer quelques axes de recherche allant dans le sens de cette saisie.

Idéalement roborative et heuristique, une définition réellement programmatique de la conscience devrait pouvoir servir de point de départ à une réflexion anthropologique, philosophique et métaphysique quant à l’existence des innombrables formes de conscience, humaines et non-humaines, pénétrant tous les règnes.

Je propose de définir le phénomène de la conscience, du point de vue le plus général possible, comme la présence de la « chose en soi » pour elle-même. La « chose en soi » ne serait pas une « chose » en « soi », si elle n’était pas en quelque sorte « présente » à elle-même. La perception intime de cette « présence » à soi est déjà une « représentation », et cette première représentation constitue l’amorce de toute conscience ultérieure de la « chose en soi » pour elle-même.

C’est cette représentation de la présence à elle-même de la « chose en soi », que je définis comme « conscience ». Cette représentation n’est jamais statique. Comme représentation elle doit s’écarter de la chose en soi en tant que telle, et par cet écart même, elle augmente (et dépasse) cette présence à soi de la « chose en soi ».

On peut donc considérer cette représentation initiale, cette conscience inchoative, primale, comme un premier « dépassement » de la « chose en soi ».

Pour ramasser ce qui vient d’être dit en une formule: la conscience est ce qui « dépasse » le soi de ce qu’on appelle la « chose en soi ».

Toute chose en soi est « une », mais sa réalité concrète ne peut se révéler pleinement qu’à la toute fin (des temps?). Elle est « une », mais dans cette unité elle est aussi en devenir, et dès lors qu’elle se « dépasse » dans un incessant devenir, elle possède, ne serait-ce qu’inconsciemment, une certaine conscience de ce dépassement.

De la même manière que l’on peut affirmer avec Jung que l’inconscient est un facteur de la psyché qui « transcende » la conscience (et donc la « dépasse »)i, de même on peut affirmer que la conscience représente à sa façon, elle aussi, un « dépassement » de la « chose en soi ».

De même que la conscience « dépasse » le soi, l’inconscient « transcende » la conscience.

Bien avant Jung, Saint Augustin, on l’a dit, avait employé ce verbe pour l’appliquer à la conscience humaine:

« Transcende teipsum. Sed memento cum te transcendis, ratiocinantem animam te transcendere. »

« Va au-delà de toi-même, mais en te dépassant, souviens-toi que tu dépasses ton âme qui réfléchit… »ii

Transcender peut de nos jours sembler avoir une connotation surtout philosophique ou même métaphysique, mais le verbe latin transcendere signifie simplement « dépasser », dans un sens physique.

À l’évidence, cette notion de dépassement n’est pas seulement réservé à l’homme, c’est un phénomène général, universel.

Isaac Newton a fameusement établi la loi de l’attraction universelle qui régit tous les corps.

De même, on pourrait postuler l’existence d’une loi de « dépassement » universel, qui agit au cœur de tout étant, et qui pousse le soi à se mouvoir, à se dépasser proportionnellement à la nécessité de son devenir essentiel.

Toujours, et universellement, tout étant se dépasse, ne serait-ce qu’en continuant à être soi-même, à être cet étant-là qui est ce « soi ».

Toute chose en soi « est », et elle s’efforce d’être. Dans cet « effort », elle « dépasse » son propre étant, en assumant d' »être » dans la durée, en continuant à « être » l’étant que son essence la détermine à être, avec la persévérance et l’énergie que cela implique.

Tout étant « est » en acte, mais aussi en puissance. Tout étant « est », et par là il se projette dans l’avenir, il devient en puissance son propre « dépassement », il dépasse son étanticietmaintenant.

Tout étant, quel qu’il soit, persévère dans son soi, et en cela il transcende l’essence de ce soi, en lui donnant une existence, en continuant d’exister (ex-sistere).

La loi du « dépassement » universel s’applique universellement à tout étant: le dépassement est ce qui donne continuellement son existence à l’essence du soi.

La conscience, dans tous ses états, dans tous ses modes, est donc, le plus généralement possible, ce qui pousse tout étant à « dépasser » son propre soi. L’essence de la conscience se trouve dans ce « dépassement » du soi.

En se « dépassant », toute conscience singulière fait de la « chose en soi » une « chose pour soi ». Elle transforme la « chose en soi » en chose en mouvement, en volonté à l’œuvre, en volonté en acte. Chez l’homme, cette chose en mouvement, cette chose pour soi, cette volonté en acte, c’est l’âme, l’anima.

Intuitivement, on peut admettre assez aisément que l’idée du dépassement s’applique à la conscience de l’homme, mais quid des formes de consciences non-humaines?

Nous reviendrons dans un instant sur ce point, qui est lié à la nature même de la « chose en soi », que cette chose soit une âme, un animal, un arbre, une moisissure, un gène, une protéine, un photon ou un quark.

Analysons pour le moment le rapport entre la conscience humaine et l’idée générale et universelle de dépassement.

En l’homme, la conscience incarne la pulsion d’un continuel « dépassement » du soi sur plusieurs plans : ontologique (lors de la conception et de l’embryogenèse), cognitif (par sa capacité de représentation et de critique), métaphysique (dans son pouvoir de dépasser « l’âme qui réfléchit », et de se concevoir détachée même de sa nature originelle pour atteindre à une sorte de surnature).

On le pressent, la cause initiale et matérielleiii de la conscience humaine est sa présence germinale, dès la conception, dans un « corps » biologique, embryonnaire. Ce germe incarne d’emblée un principe de croissance et de dépassement épigénétique.

Ce principe représente aussi une « volonté » unique, dédiée à son propre « être-en-dépassement ».

D’où vient cette puissance germinative initiale, cette volonté d’être?

Elle vient simplement du fait d’être, après n’avoir si longtemps rien été.

La cause formelle de la conscience est un incessant effort pour être son propre « soi » de façon toujours plus consciente. La conscience « veut » toujours être, et elle veut être « toujours plus consciente » d’elle-même, aller toujours au-delà de ce qu’elle sait ou de ce qu’elle connaît déjà d’elle-même, quel que soit le point de conscience antérieurement atteint. C’est un processus sans fin, et même la mort ne peut s’aborder sans qu’une curiosité ou une attente pointe quant à une autre forme possible de conscience dans l’au-delà.

La cause finale de la conscience est qu’elle cherche son essence en dehors de son soi : c’est une volonté métaphysique de dépasser le soi, de dépasser en puissance tout état du soi déjà atteint. Cette volonté de dépassement continu du soi vise même, dans sa forme absolue, sa propre pulsion de dépassement.

La place ainsi donnée à la volonté dans ces caractérisations de la conscience peut faire penser à la philosophie de Schopenhauer.

Mais dans son livre principal, Le monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer considère la « volonté » comme étant l’essence de la « chose en soi », — et non pas comme étant l’essence de la conscience.

Pour Schopenhauer, la conscience « connaît » mais elle ne « veut » pas, elle n’est en soi qu’une « représentation », qui dérive seulement de la « volonté », laquelle est censée être le fond et l’essence de toutes choses, le véritable principe de l’existence, et l’essence de la « chose en soi ».iv 

.

Schopenhauer généralise cette idée (que la volonté est l’essence de la chose en soi) à l’ensemble des entités existantes, animaux, végétaux, minéraux, et il va jusqu’à trouver une volonté agissante au sein de la matière brute.

« La volonté est l’essence des phénomènes de la matière brute comme de la matière vivante (…) Tous les phénomènes, si divers, ont une seule et même essence, la volonté. C’est la force qui fait croître et végéter la plante et cristalliser le minéral ; qui dirige l’aiguille aimantée vers le nord ; dans la commotion qu’il éprouve au contact de deux métaux hétérogènes ; il la retrouvera dans les affinités électives des corps, se montrant sous forme d’attraction ou de répulsion, de combinaison ou de décomposition ; et jusque dans la gravité qui agit avec tant de puissance dans toute matière et attire la pierre vers la terre, comme la terre vers le soleil. C’est en réfléchissant à tous ces faits que, dépassant le phénomène, nous arrivons à la chose en soi. ‘Phénomène’ signifie représentation, et rien de plus ; et toute représentation, tout objet est phénomène. La chose en soi, c’est la volonté uniquement. »v 

Partout, chez l’homme, dans les animaux, dans le règne végétal, et même dans la matière, on trouve une volonté « en soi » qui est à l’œuvre.

Les manifestations de cette volonté, qui présente au sein des « choses en soi », diffèrent sensiblement suivant leur nature propre.

Chez l’homme et les animaux, les phénomènes de la volonté sont accompagnés de conscience, et ils sont déterminés par des motifs, alors que les phénomènes de la volonté sont inconscients chez les êtres végétatifs, en lesquels ils proviennent de séries d’excitations. Il y a également, peut-on supputer, des phénomènes de volonté dans la matière, qui résultent alors de causes. Mais ces différences de qualification (motifs, excitations, causes) « n’empêchent pas la volonté d’être la même en tous, également libre en soi et déterminée dans ses manifestations partout. »vi 

Les phénomènes de la nature se développent suivant des lois déterminées. Mais l’existence de ces lois ne doit pas nous empêcher de reconnaître aussi dans les choses une volonté en soi, un volonté qui peut être « aveugle », inconsciente, immanente, sans aucune connaissance claire ni d’elle-même ni du monde qui l’entoure.vii

Chez l’homme aussi, « la volonté est aveugle dans toutes les fonctions du corps, dans tous ses processus vitaux ou végétatifs, dans la digestion, la sécrétion, la croissance, la reproduction. Ce ne sont pas seulement les actions du corps, c’est le corps entier lui-même qui est, nous l’avons vu, l’expression phénoménale de la volonté, la volonté objectivée, la volonté devenue concrète : tout ce qui se passe en lui doit donc sortir de la volonté ; ici, toutefois, cette volonté n’est plus guidée par la conscience, elle n’est plus réglée par des motifs : elle agit aveuglément et d’après des causes qu’à ce point de vue nous appelons excitations. »viii

Schopenhauer ne voit qu’un différence de degré, non de nature, quant à la présence de la « volonté » dans l’essence intime de toutes choses, y compris dans la matière inorganique, dans les cristaux, dans les métaux, dans les solides et les liquides, dans les corps célestes, soumis à des lois universelles, comme celle de l’attraction, et en fin de compte, partout où des étants « s’efforcent » d’être ce qu’ils sont.ix

Une volonté est à l’œuvre au fond de tous les phénomènes.

Le fond de tous les phénomènes, pourrait-on aussi ajouter en manière de paradoxe, c’est d’être capable de faire paraître phénoménalement, par quelque aspect, l’essence de la chose existante. Mais cette essence reste en soi parfaitement inexplicable. On ne peut expliquer que tel étant est précisément ce qu’il est, et qu’il n’est pas tel autre étant de même essence, et donc a priori indistinguable.

 » — Car il y a dans tous les objets de la nature un élément inexplicable, dont il est inutile de chercher la cause : c’est le mode spécifique de leur activité, c’est-à-dire le mode de leur existence, leur essence même. (…) Quand l’objet serait dépourvu de toute autre propriété, quand ce serait un grain de poussière, il manifesterait encore, par sa pesanteur et son impénétrabilité, ce quelque chose d’inexplicable, et ce quelque chose est à l’objet ce que la volonté est à l’homme ; comme elle, il n’est soumis à aucune sorte d’explication, et cela par son essence même : bref, il lui est identique. »x

La volonté constitue notre être en soi. Elle est d’une nature simple, mais essentielle : elle est seulement « vouloir ». Par contraste, nous avons aussi dans notre être, un sujet de la conscience et de la connaissance, mais le sujet de la conscience semble un phénomène secondaire. Il naît de la volonté. Il est le centre de la sensibilité du système nerveux et comme l’ego, il occupe le centre de la conscience. Le sujet réside dans la conscience, puisque c’est lui seul qui est capable de « connaître ». Il accompagne le développement du cerveau, et semble lié aux capacités mentales de celui-ci; il doit donc disparaître avec le cerveau, après la mort.

Le sujet de la conscience peut connaître, mais ce n’est pas lui qui « veut ». La volonté, — la volonté d’être et de continuer à être –, est plus originaire que la conscience elle-même ou que toute connaissance que le sujet peut avoir de lui-même.

« Le sujet est placé vis-à-vis de la volonté, comme le spectateur qui l’observe. Quoique né d’elle, il ne la connaît que comme une chose différente de lui-même et qui lui est étrangère. (…) Par là s’explique que notre être propre soit pour nous, c’est-à-dire justement pour notre intellect, une énigme véritable, et que l’individu se regarde comme né depuis peu et périssable, quoique son essence véritable soit indépendante du temps et par là éternelle. Or, si la volonté ne connaît pas, inversement l’intellect, ou sujet de la connaissance, seule et unique partie connaissante de nous, est à jamais incapable de vouloir. »xi

Pour employer une autre métaphore, la volonté et la conscience sont comme l’envers et l’endroit de la même médaille.

« La volonté est la chose en soi proprement dite. Chacun a conscience qu’il est lui-même cette volonté, volonté constitutive de l’être intime du monde ; chacun aussi, a conscience qu’il est lui-même le sujet connaissant, dont le monde entier est la représentation ; ce monde n’a donc d’existence que par rapport à la conscience, qui est son support nécessaire. Ainsi, sous ce double rapport, chacun est lui-même le monde entier, le microcosme ; chacun trouve les deux faces du monde pleines et entières en lui. Et ce que chacun reconnaît comme sa propre essence épuise aussi l’essence du monde entier, du microcosme : ainsi, le monde est comme l’individu, partout volonté, partout représentation, et, en dehors de ces deux éléments, il ne reste aucun résidu. »xii

La « volonté » est la « chose en soi », dit Schopenhauer. Toute chose « veut » être soi, elle veut continuer à être soi. Mais cette volonté, d’où vient-elle? Comment apparaît-elle, et pourquoi?

Est-elle immanente au soi? Est-elle une entité qui anime continuellement la chose en soi, et l’incite à « persévérer » dans son être, à « persévérer » dans sa volonté d’être?

Mais alors quid des « volontés » singulières qui surgissent dans toute leur nouveauté, dans leur spontanéité, chez l’homme ou l’animal?

D’où vient telle ou telle « volonté » qui soudain apparaît dans le soi ? Ce surgissement apparemment spontané se présente comme une discontinuité dans la continuité de l’en soi qui veut seulement et continûment être soi, et rien d’autre que soi.

Qu’est-ce qui explique l’apparition de cette discontinuité dans la continuité de l’en soi?

Quand Schopenhauer définit l’essence de la chose en soi comme « volonté », il reprend une idée de Spinoza, émise quelque deux siècles auparavant, mais sous un autre vocable, l’ « effort »:

« Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. » xiii

« L’effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose. »xiv

Schopenhauer utilise aussi, pour son compte, le mot « effort »:

« Ainsi, nous avons vu, au degré le plus bas, la volonté nous apparaître, comme une poussée aveugle, comme un effort mystérieux et sourd, éloigné de toute conscience immédiate. C’est l’espèce la plus simple et la plus faible de ses objectivations. En tant que poussée aveugle et effort inconscient, elle se manifeste dans toute la nature inorganique, dans toutes les forces premières ».xv

Selon Spinoza, l’être de tout être est de « persévérer dans son être ». Tout être « veut » être, et il veut continuer à être cet être-là, qui est le sien propre.

Il nomme conatus (« effort » en latin) cette puissance propre et singulière de tout étant à persévérer dans cet effort pour conserver son être et même augmenter sa capacité à être. Cet effort s’étend universellement à tout étant, vivant ou non.

L’être se définit essentiellement comme cet effort immanent de continuer à être, cette volonté de persévérer dans son être.

Quel est le rôle de la conscience dans cet effort, dans cette persévérance à être?

À la différence de la « chose en soi », qui ne cesse justement jamais d' »être en soi », la conscience n’est pas continuellement elle-même. Son « être pour soi » est discontinu dans le temps. La conscience n’est pas stable, immobile. Elle peut être brouillée, divisée, ou même chaotique dans son vécu. Elle se révèle à elle-même différente de ce qu’elle était il y a quelques instants. Elle sombre dans le sommeil toutes les nuits, et à la fin de ses jours elle disparaît dans la mort. Elle veut toujours continuer à être, comme toute « chose en soi », mais elle n’y parvient pas réellement, et elle connaît sa situation éphémère.

De plus, la conscience ne veut pas être une conscience au repos, statique. Elle veut connaître, grandir, évoluer, et pourquoi pas, se métamorphoser.

Elle espère continuer à devenir de plus en plus consciente, elle veut continuer de se « dépasser »….

La conscience n’est donc pas seulement « représentation », comme l’affirme Schopenhauer, elle est aussi une « volonté » de se dépasser.

Elle est représentation et volonté. Elle décide à chaque instant de n’être plus seulement la « représentation » d’une volonté qui lui serait étrangère, imposée du dehors. Elle se représente dans un mouvement de dépassement, ou de surpassement, ne serait-ce que pour continuer d’être et de vivre. Pour opérer continuellement ce dépassement, elle doit le vouloir intimement, elle doit l’avoir intériorisé « en soi ».

Il nous faut donc « dépasser » Schopenhauer en reliant et en intriquant la « volonté » (qu’il voyait seulement à l’œuvre dans la chose en soi) et la « représentation » dont la conscience est le sujet …

Contrairement à la manière dont Schopenhauer les hiérarchise et les oppose, représentation et volonté peuvent et doivent être intimement liées, nouées, intriquées, — à l’exemple de saint Augustin qui liait en un nœud serré la volonté, la mémoire et l’intelligencexvi.

La volonté et la représentation sont « liées » parce que la volonté est ce qui « dépasse » toute représentation actuelle que la conscience se fait d’elle-même ou du monde, pour en proposer une autre, tournée vers l’avenir.

Et réciproquement, la représentation « dépasse » aussi la volonté, en ce qu’elle est à la fois mémoire et intelligence en acte.

La conscience qui se « représente », c’est-à-dire la conscience qui comprend, qui connaît ou qui se souvient, est par là-même capable de se « représenter » et de « juger » la volonté. Elle considère les bases qui fondent la volonté, examinent ses moyens, et ses fins, et elle juge si ces fins sont bonnes, s’il faut s’en contenter, si elles sont atteintes ou s’il faut aller plus loin encore, beaucoup plus loin, toujours plus loin.

La volonté telle que Schopenhauer la met en scène n’est donc pas suffisante « en soi ». Elle ne peut se satisfaire d’elle-même, elle ne peut pas se passer de la capacité d’analyse de la conscience, et de sa capacité de jugement, en dernier ressort.

Car si la volonté est de l’ordre de l’ « en soi », du continu de l’ « être en soi », la conscience est de l’ordre du « pour soi », — du discontinu, du saut que rend possible l’ « être pour soi », l’être conscient.

Comme l’indique la suite des jours et des nuits, des éveils et des sommeils, la conscience est pour partie continue et pour partie discontinue, elle est rythmée par des cycles propres qui oscillent alternativement entre des moments de continuité consciente et des moments de discontinuité absolus.

On peut en inférer que la représentation et la volonté sont, elles aussi, dans la conscience, à la fois liées et déliées, de manière cyclique. Elles sont continûment en état de fusion et d’intrication, et en même temps, dans un autre registre, elles sont rythmiquement séparées, détachées, coupées l’une de l’autre, chacune à leur tour reprenant provisoirement son autonomie, son souffle propre.

La volonté ne se « connaît » ou ne se « représente » que comme volonté pure.

La conscience se « représente » elle aussi cette volonté qui semble surgir du soi. Elle se la « représente » comme volonté, mais pas à la façon dont la volonté pure se connaît seulement comme volonté, c’est-à-dire assez confusément. La volonté « pure » est en réalité une volonté plongée dans une sorte d’inconscience du pourquoi ou du comment de ses raisons et de ses fins.

Par contraste, la conscience se « représente » comme une volonté clairement consciente de ce qu’elle veut. Elle se voit vouloir; elle se « voit » et elle se « veut », dans une « représentation » consciente de sa propre volonté et de ses fins.

De fait, on ne peut séparer volonté et représentation. Ce sont les deux faces, interne et externe, de la conscience.

Dans un autre registre de métaphores encore, la « volonté » (la chose en soi) peut être assimilée à l’Esprit, dans sa force et sa puissance. La « représentation » renvoie à l’Intelligence, doublée de la Connaissance et de la Mémoire; elle est une incarnation de l’Esprit, — tout comme le Logos est en acte, et non pas seulement en puissance.

iC.G. Jung note que le Soi est une chose qui se transforme, indépendamment des « défaillances » du moi et de sa volonté, et il met en évidence « la transformation de l’inconscient aussi bien que de la conscience, effet qu’éprouve celui qui affronte méthodiquement son inconscient. Il y a deux buts, qui sont les deux transformations citées mais le salut est un (una salus), de même que la chose est une (una res): c’est la même chose au début et à la fin, une chose qui était là depuis toujours et qui n’apparaît pourtant qu’à la fin: c’est la réalité concrète du Soi, de cette indescriptible totalité de l’homme qui, si elle défie toute représentation, n’en est pas moins nécessaire comme idée intuitive. Sur le plan empirique, on peut seulement constater que le moi est entouré de tous côtés par un facteur inconscient. La preuve en est fournie par toute expérience d’association en ce qu’elle place sous les yeux les défaillances fréquentes du moi et de sa volonté. La psyché est une équation que l’on ne peut résoudre sans le facteur « inconscient », et qui représente une totalité embrassant d’une part le moi empirique, et d’autre part ses fondements transcendants par rapport à la conscience. » C.G. Jung. Mysterium Conjuctionis. Traduite de l’allemand par Etienne Perrot.Albin Michel. 1980, Tome I, p.203.

iiSaint Augustin, De vera religione, XXXIX, 72, Bibliothèque augustinienne, t. 8, p. 131.

iiiJe reprends ici les quatre sortes de « causes », initiale, matérielle, formelle et finale, définies par Aristote (Éthique à Nicomaque, I,1).

ivChacun sait, dit Schopenhauer, que sa propre volonté est « l’objet le plus immédiat de sa conscience, [et] constitue l’essence intime de son propre phénomène, se manifestant comme représentation aussi bien par ses actions que par leur substratum permanent, le corps ». Arthur Schopenhauer. Le monde comme volonté et comme représentation. § 21. Traduction en français de A. Burdeau.

vArthur Schopenhauer. Le monde comme volonté et comme représentation. § 21.

viArthur Schopenhauer. Le monde comme volonté et comme représentation. § 23.

vii« Jusqu’ici, on n’a considéré comme manifestation de la volonté que les modifications qui ont pour cause un motif, c’est-à-dire une représentation ; c’est pourquoi on n’attribuait la volonté qu’à l’homme et, à la rigueur, aux animaux (…) Mais nous ne voyons que trop, par l’instinct et le caractère industrieux de certains animaux, que la volonté agit encore là où elle n’est pas guidée par la connaissance. (…) Leur activité n’est pas réglée par un mobile, elle n’est pas accompagnée de représentation, et nous prouve clairement que la volonté peut agir sans aucune espèce de connaissance. La larve du cerf-volant creuse dans le bois le trou où doit s’accomplir sa métamorphose, deux fois plus grand s’il doit en résulter un mâle que si c’est une femelle, afin de ménager une place pour les cornes, dont la larve n’a évidemment aucune représentation. Dans cet acte particulier de ces animaux, l’activité se manifeste aussi clairement que dans tous les autres ; seulement c’est une activité aveugle, qui est accompagnée de connaissance, mais non dirigée par elle. » Arthur Schopenhauer. Le monde comme volonté et comme représentation. § 23.

viiiArthur Schopenhauer. Le monde comme volonté et comme représentation. § 23.

ix« Nous allons employer cette notion de l’essence intime des choses, que pouvait seule nous donner la connaissance immédiate de notre propre essence, à pénétrer ces phénomènes du monde inorganique, si éloignés de nous. — Si nous regardons d’un œil attentif, si nous voyons la poussée puissante, irrésistible, avec laquelle les eaux se précipitent vers les profondeurs, la ténacité avec laquelle l’aimant tourne toujours vers le pôle nord, l’attraction qu’il exerce sur le fer, la violence dont les deux pôles électriques tendent l’un vers l’autre, violence qui s’accroît avec les obstacles, comme les désirs humains ; si nous considérons la rapidité avec laquelle s’opère la cristallisation, la régularité des cristaux, qui résulte uniquement d’un mouvement dans diverses directions brusquement arrêté, et soumis, dans sa solidification, à des lois rigoureuses ; si nous observons le choix avec lequel les corps soustraits aux liens de la solidité et mis en liberté à l’état fluide se cherchent ou se fuient, s’unissent ou se séparent ; si enfin nous remarquons comment un fardeau dont notre corps arrête l’attraction vers le centre de la terre presse et pèse continuellement sur ce corps, conformément à la loi d’attraction, — nous n’aurons pas de grands efforts d’imagination à faire pour reconnaître là encore, — quoique à une grande distance, — notre propre essence, l’essence de cet être qui, chez nous, atteint son but, éclairé par la connaissance, mais qui ici, dans les plus faibles de ses manifestations, s’efforce obscurément, toujours dans le même sens, et qui cependant, parce qu’il est partout et toujours identique à lui-même, — de même que l’aube et le plein midi sont le rayonnement du même soleil, — mérite, ici comme là, le nom de volonté, par où je désigne l’essence de toutes choses, le fond de tous les phénomènes. »Arthur Schopenhauer. Le monde comme volonté et comme représentation. § 23. J’ai souligné dans ce texte le mot « s’efforce » pour une raison qui va paraître dans un instant.

xArthur Schopenhauer. Le monde comme volonté et comme représentation. § 24

xiArthur Schopenhauer. Le monde comme volonté et comme représentation. § 24

xiiArthur Schopenhauer. Le monde comme volonté et comme représentation. § 25

xiii Spinoza, Éthique III, proposition VI

xivSpinoza, Éthique III, proposition VII

xvArthur Schopenhauer. Le monde comme volonté et comme représentation. § 25

xviCf. Saint Augustin. De la Trinité. Livre 14

Les soleils froids de la conscience, et la chaleur de ses abysses


–Saint Augustin–

La conscience et l’inconscient sont des notions relatives, entremêlées. Il y a des états de conscience qui sont en réalité dominés par l’inconscient, et d’autres où la conscience l’emporte sur lui. On ne peut jamais être certain d’appréhender la véritable nature des contenus de la conscience, leur sens le plus profond, leurs implications possibles, et le réseau de leurs relations avec les autres contenus de l’inconscient. Des contenus se présentent à la conscience assurément, mais ils ne se dévoilent pas entièrement, et ils s’échappent bientôt, ils s’évaporent, ils s’enfuient, ils disparaissent sans retour, ou parfois reviennent à l’improviste, sous d’autres apparences.

On ne peut de ce fait espérer acquérir une conscience claire et totale de tout ce qui vit dans les profondeurs. Il n’y a pas de maîtrise possible de l’ensemble des contenus de la conscience, ni de chacun d’eux, tant ils sont liés aux abysses de l’inconscient.

« Il n’y a pas de contenu conscient dont on puisse affirmer avec certitude qu’on en a une conscience totale, car il faudrait pour cela une totalité de conscience impensable. »i

On peut interpréter cette observation de Jung de deux manières. D’une part, on ne peut jamais avoir une conscience « totale » de quelque contenu de la conscience que ce soit. D’autre part, l’idée même de « totalité de la conscience » ne se laisse pas saisir. Il est effectivement impensable que la conscience puisse être « totalisée ».

La conscience n’est jamais totale, elle ne peut se saisir comme un tout. Elle n’est jamais consciente par exemple de toutes ses puissances possibles, de tous ses devenirs en germe, ni de tout ce qu’elle a été, dont elle a perdu le souvenir, parfois provisoirement, et parfois sans retour et à jamais. La conscience la plus aiguë est encore dans une grande mesure inconsciente de ce qu’elle est vraiment, et de ce qu’elle pourrait être amenée à devenir. Aucune « lumière » de la conscience n’émerge sans révéler toujours davantage la profondeur de ses parts d’ombre.

Mais de ce constat plutôt négatif, de cette impuissance à pénétrer la nuit de ce qu’il y a d’inconscient dans la conscience, on peut tirer une conclusion stimulante. S’il n’y a pas de conscience qui ne soit baignée d’inconscience, on peut en inférer aussi qu’il n’y a pas d’inconscient qui ne soit en partie conscient.

« Nous en arrivons à la conclusion paradoxale qu’il n’y a pas de contenu de la conscience qui ne soit inconscient à un autre point de vue. Peut-être n’y a-t-il pas non plus de psychisme inconscient qui ne soit en même temps conscientii. »iii

Cette symétrie, ou cette intrication, entre psychisme conscient et psychisme inconscient n’est ici qu’hypothétique, mais elle ouvre d’immenses perspectives, en laissant entrevoir non seulement de multiples états « intermédiaires » entre la conscience et l’inconscient, mais aussi des états de « consciences approximatives ».iv

Ces idées de consciences « intermédiaires » ou « approximatives » incitent à aller plus loin encore. On pourrait supputer a priori l’existence de consciences d’une tout autre nature – par exemple des consciences sans moi, des consciences sans contenu, des consciences sans représentation ou sans volonté, ou des consciences sans « lumière ».

Un tel élargissement du champ des types de consciences est-il légitime?

C’est là une question clé. On peut en effet choisir de restreindre a priori la notion de conscience en la considérant seulement du point de vue humain.

C’est le choix fait par l’Académie française. Pour elle, la conscience est la « perception que nous avons de notre existence, des états et des actes de notre esprit, de ce qui se passe en nous, et de l’effet produit en nous par ce qui se passe hors de nous. »

Cette définition ne s’applique qu’à la conscience de l’homme, pris génériquement (comme le révèle l’emploi du pronom « nous »). Elle ne s’embarrasse pas de la difficulté d’identifier de possibles formes de conscience chez les autres êtres animés du règne animal, mais aussi dans le règne végétal.

Le Centre National de Ressources Textuelles et Littérales (CNRTL) prend plus de risques. Dans le spectre des définitions proposées, une allusion oblique est faite à la possible conscience des animaux ou des végétaux, en introduisant cette idée par le biais de quelques citations, sans toutefois en proposer de définition directe:

« Radicale aussi, (…) est la différence entre la conscience de l’animal, (…) et la conscience humaine. Car la conscience correspond exactement à la puissance de choix dont l’être vivant dispose; elle est coextensive à la frange d’action possible qui entoure l’action réelle : conscience est synonyme d’invention et de liberté. Or, chez l’animal, l’invention n’est jamais qu’une variation sur le thème de la routine. »
(Henri Bergson, L’Évolution créatrice, 1907, p. 264.)

Plus généralement, d’autres auteurs envisagent que la Nature ou même l’Univers tout entier possèdent aussi une forme de conscience:

« Dans toute la Nature, il [l’artiste] soupçonne une grande conscience semblable à la sienne. » (Auguste Rodin, L’Art, 1911, pp. 218-219)

« Sache que tout connaît sa loi, son but, sa route;
Que, de l’astre au ciron, l’immensité s’écoute;
Que tout a conscience en la création… »
(Victor Hugo, Les Contemplations, t. 3, La Bouche d’ombre, 1856, p. 435.)

Ces intuitions poétiques, animistes, ou pan-psychiques, font rêver bien sûr. On ne peut les écarter. Elles serviront d’étoiles, pour notre navigation future.

Mais à ce stade une définition plus précise de la conscience humaine reste indispensable, pour fixer une base de départ à notre réflexion sur la nature de la conscience. Elle servira de référence pour rappeler, le moment venu, tout ce qui devra alors être adapté dans cette première définition, si l’on veut ouvrir des perspectives plus générales, et imaginer sur cette terre ou dans les profondeurs de l’univers, la possibilité d’autres types de consciences, non-humaines.

Le CNRTL définit la conscience de l’homme comme une « organisation de son psychisme qui, en lui permettant d’avoir connaissance de ses états, de ses actes et de leur valeur morale, lui permet de se sentir exister, d’être présent à lui-même »v.

L’essence de la conscience (humaine) serait donc de « se sentir exister », d' »être présent à soi-même ».

Mais le protozoaire ou l’olivier, êtres vivants eux aussi, ne sont-ils pas en conséquence nécessairement présents à eux-mêmes, ne serait-ce que confusément? Ne se sentent-ils pas obscurément exister? Ne disposent-ils pas, a minima, d’une sorte de « conscience inconsciente »?

Il nous faudrait caractériser davantage la nature essentielle de la conscience humaine, si l’on veut la différencier de la conscience de l’amibe ou du cèdre.

Trois philosophes seront convoqués ici pour donner leurs vues à ce sujet.

Pour Maurice Blondel, la conscience est une « synthèse originale », elle se définit comme un « dépassement », effectué lors du passage à l’acte de ce qu’elle contient en puissance.vi Dans ce « dépassement », la conscience est déterminée par des appétits, des instincts, des automatismes souterrains, des mécanismes sous-jacents, mais elle arbore aussi une « spontanéité », qui pointe dans la clarté du jour subjectif, quand les « germes inconscients de la conscience » se manifestent et s’épanouissent dans la lumière de la conscience.vii

La conscience est essentiellement un phénomène dynamique. Elle se révèle sans cesse par l’action de « stimulants internes » qui se présentent en partie, mais qui restent aussi en partie voilés. Les contenus qui lui apparaissent continuent de recouvrir d’autres contenus, qu’ils « dominent » précisément en les occultant.

La conscience résulte de cette « domination » dynamique et incessante de tous ses propres « germes inconscients ». Elle s’apparaît à elle-même comme une « clarté intérieure », une clarté formée de tous les « rayons » qu’elle concentre et fait jaillir au-dehors de ses profondeurs.

Par contraste, pour Jean-Paul Sartre, « la conscience est conscience de part en part »viii. Il n’y a donc pas dans la conscience de zone d’ombre, il n’y a pas en elle comme un « demi-inconscient » ou une « passivité » qui pourraient la dénaturer. Il n’y a en elle qu’une seule conscience, dont l’essence est son existence même. Il n’y a pas d’un côté ce que Sartre appelle une « conscience (de) soi », et d’un autre côté des moments ou des actes particuliers de conscience, qui en seraient comme des attributs, ou des états passagers. Tous les contenus qui traversent la conscience, par exemple l’intention, le plaisir ou la douleur, sont immédiatement conscients d’eux-mêmes, et ils forment de ce fait la substance de la conscience elle-même. Ces contenus sont la « conscience (de) soi » elle-même, et ils ne s’en distinguent pas.ix

Le « de » a été mis délibérément entre parenthèses par Sartre dans l’expression « conscience (de) soi »x. Sartre pense que la grammaire nous met sur une fausse piste. Il n’y a pas de conscience de soi, car la conscience ne se réfléchit pas elle-même, elle n’a pas et n’est pas une « connaissance » d’elle-même. La « conscience (de) soi » ne se réfléchit pas. Elle est une « conscience/soi ». La réflexion relève du domaine du cogito, non de la conscience. Mais c’est pourtant la conscience, non-réfléchissante, qui assure le fondement de la réflexion, et la matière de la cogitation.xi

La « conscience (de) soi » est parfaitement, absolument, intimement, consciente d’elle-même. Elle est consciente qu’elle est véritablement, qu’elle existe. Elle est son soi, elle est son existence même.

La conscience étant « conscience de part en part », cela signifie qu’elle est toujours en acte, et non en puissance. Si la conscience est consciente de l’existence en elle de virtualités, elle réalise en pleine conscience que ce sont là ses propres virtualités. Ces virtualités lui apparaissent en pleine lumière consciente, et non comme des virtualités possibles, latentes, ou cachées.

Toutes les virtualités de la conscience ne sont pas « en puissance », elles sont déjà en acte, elles sont des « consciences de virtualités ».xii

La conscience est essentiellement « indivisible », « indissoluble », parce qu’elle est toute entière une « existence de part en part ». Il n’y a jamais d’arrière-monde, de virtualités celées, dans cette évidence (pour la conscience) de sa propre existence. La conscience est totalement consciente que son existence est son être même.xiii

C’est en réalisant sa propre existence que la conscience sartrienne accède elle aussi à la « lumière », non pas une lumière générique, universelle, mais une lumière qui lui est propre, constitutive, intrinsèque, — la lumière qui est singulièrement attachée à cette existence, cette unique existence.

Tout le raisonnement sartrien débouche sur un renversement complet de l’ontologie classique. Ce n’est pas une essence abstraite (platonicienne, métaphysique) qui précède l’existence de la conscience, c’est l’inverse. C’est l’existence même de la conscience qui constitue son essence. C’est sa « motivation » propre qui fait que la conscience est ce qu’elle est, et non pas telle autre conscience.

La conscience est entièrement pleine d’elle-même. Son caractère premier est qu’elle se détermine elle-même seulement par elle-même. « La conscience existe par soi ».xiv

Sartre précise qu’il faut éviter de dire que la conscience est « cause de soi », cette expression laissant entendre que la conscience serait à la fois sa propre cause et l’effet de cette cause. La conscience n’est pas le fondement de son être, car rien n’est cause de la conscience. L’être de la conscience est entièrement contingent, et la conscience n’est seulement « cause que de sa propre manière d’être »xv.

L’absolu, dit Sartre, se définit par le primat de l’existence sur l’essence. L’absolu n’est ni une essence, ni une substance, il n’est que le phénomène de son existence, — absolue. De même la conscience est « absolue », en tant que c’est son existence qui prime sur son essence.

Mais si elle n’a pas d’abord une essence, si elle n’est que son existence, elle n’a donc rien de substantiel non plus, elle est un pur phénomène, une pure ‘apparence’, en ce sens qu’elle n’existe pas « en soi », mais seulement « pour soi ». Elle n’existe que dans la mesure où elle s’apparaît à elle-même.

Comme « pure apparence », la conscience est donc un « vide total » (puisque le monde entier est en dehors d’elle), et, conclusion magistrale, sartrienne, « c’est à cause de cette identité en elle de l’apparence et de l’existence qu’elle peut être considérée comme l’absolu. »xvi

Cette conclusion, il faut le dire, est absolument paradoxale, une fois effacée la magie des formules sartriennes, et que nous revient la nécessité de l’analyse, l’effort de la critique.

Comment concevoir « l’absolu » comme un « vide total », sinon en le représentant en fait comme un « vide absolu »?

Et quel sens donner à un « absolu » qui serait essentiellement un « vide absolu », sinon le non-sens d’un absolue absence de sens, d’un non-sens absolument absurde?

Décidément la grammaire aime jouer ses propres tours, dans la langue scintillante de Sartre. Le substantif (l’absolu sartrien) s’y transforme impunément en un adjectif, dont il qualifie l’absolu de son propre vide.

Maurice Merleau-Ponty aura-t-il plus une vision moins absolument absurde, moins essentiellement vide (quoique existentiellement pleine) de la conscience ? Il semble que oui. Il associe à la conscience les idées de sa « construction », de sa « constitution », de sa « synthèse ».

Pour lui l’unité de la conscience n’est pas donnée d’emblée, mais elle se « construit » toujours, de proche en proche, par des synthèses successives, qu’il appelle des « synthèses de transition ». La conscience est un « miracle », dit-il, un miracle qui fait apparaître des phénomènes, en synthétisant leur diversité, leur multiplicité, leurs éclatements et leurs brisures, et elle se sert de ces synthèses pour rétablir toujours à nouveau l’unité de son objet (d’attention).xvii

La conscience, lorsqu’elle prête « attention », constitue activement ses objets, les explicite et les thématise, elle les ressaisit et les pose devant elle, elle les place enfin sous sa dépendance.

L’acte de l’attention n’est pas une simple association d’images, ni la reprise d’une pensée entièrement maîtresse d’elle-même et de ses objets. L’acte de l’attention est fondé sur la vie propre de la conscience, laquelle, à chaque instant, fait paraître des sens nouveaux, s’en nourrissant tout en les élaborant, suite continue de sens qui constituent le cours de la pensée même.

La conscience doit sans cesse chercher à se mettre en « présence » de sa propre vie, vie qui peut être en partie irréfléchie, ensommeillée, et qu’il s’agit toujours à nouveau de réveiller, de sortir de son propre oubli de soi.xviii

L’effort incessant de la conscience de sortir de son oubli tacite, de son sommeil latent, est sa manière propre d’exister, non comme une « essence », mais comme une « réflexion », et une critique de toutes les pseudo-évidences.

Je peux me croire être dans mon corps, et croire ce corps pris dans ce monde. Ma conscience semble alors « entourée par mon corps », mais si j’ai conscience de cette prise, de cet embrassement, de cette enceinte, c’est que précisément j’en suis déjà sorti, je suis déjà détaché de son « inhérence ». Par la seule force de ma conscience je me suis échappé de mon corps au moment même où je me le représente comme me détenant, me retenant. C’est parce que je me sens provisoirement assigné à ce monde, que je m’en suis déjà délivré. Si je me représente comme une « chose pensante », c’est que je ne suis plus seulement une « chose », mais je suis avant tout « pensée pensante », et donc « conscience », — la conscience unique d’un être singulier, inouï, et qui n’est jamais, nulle part, irrévocablement arraisonné. Je suis un moi qui à sa guise peut naviguer dans tous les espaces de sens, quels qu’ils soient, jouer de toutes les miroitantes métaphores, louvoyer dans tous les rêves, et laisser exploser les désirs.xix

Le moi découvre une « pensée infinie » qui n’est pas immanente à la perception, aux nourritures terrestres dont elle se gave. Elle s’en libère, en s’en augmentant.

Mais cette pensée d’où vient-elle? Dénote-t-elle son origine d’une essence abstraite de la conscience, qui l’exsuderait comme les racines la sève (brute)? Ou ne représente-t-elle pas plutôt « une forme d’inconscience », dont il reviendrait à la conscience de la faire monter en son plus haut point de clarté, en passant du « voir » au « savoir », de la multiplicité à l’unité ?

Pour chercher l’origine de la conscience, on ne se satisfera pas de mots ou de définitions. Il faut pouvoir atteindre cette présence du moi au moi, si singulière, si unique, qu’elle est tout entière l’essence de notre propre mystère.

Le monde des phénomènes fonde a priori l’être de notre conscience et il en constitue la matière première, mais il n’en révèle pas la nature, l’essence ou la forme, dont il faut placer l’origine ailleurs, sans doute.

La conscience seule est capable de se donner à elle-même le sens dont elle a besoin pour ses propres fins. Mais ce sens ne paraît que sur un fond d’obscurité, un abîme de mystères, le mystère des origines, le mystère du monde, le mystère de la pensée, et le mystère du moi, unique et singulier.xx

Les philosophes que l’on vient d’évoquer emploient tous les trois des métaphores liées à la lumière, mais avec des divergences considérables de sens.

Pour Blondel, la conscience s’apparaît à elle-même comme une « clarté intérieure », illuminée par tous les « rayons » qu’elle concentre et fait jaillir.

Pour Sartre, en revanche, la conscience ne reçoit pas ses contenus conscients « comme un faisceau de lumière ».xxi Car elle est tout entière « conscience de part en part ». Elle constitue « un être indivisible, indissoluble ». Toute autre « lumière », on l’imagine alors, serait une sorte d’intruse qui troublerait la pureté de son soi « absolu ».

Quant à Merleau-Ponty, il emploie certes les métaphores de l’éclaircissementxxii, de la clarté et de la lumièrexxiii, mais selon lui la clarté de l’acte d’attention n’apporte rien de nouveau, et sa lumière n’éclaire pas la diversité ni la nature des intentions de la conscience.

La métaphore de la lumière et ses formes dérivées ne suscitent pas, on le voit, l’adhésion unanime de ces philosophes.

On le conçoit. Sporadiques ou continues, obscures ou illuminées, divisibles ou indivisibles, toutes les formes de conscience ne peuvent être décrites seulement par des images associées à la lumière, et à ses représentations dans le monde visible.

Il faut chercher autre chose que la lumière pour nous éclairer en cette matière.

Si la conscience était réellement une sorte de lumière, elle pourrait avoir de nombreux degrés de clarté, et différentes qualités de luminosités. Or toutes les lumières ne se ressemblent pas, il y a des lumières noires, d’autres infra-rouges, des lumières scintillantes, à éclats ou à occultations, pour rester dans les métaphores optiques.

Mais il est aussi vraisemblable que l’ombre et l’abîme font partie de l’essence de la conscience, ou de son existence. La lumière a ses propres limites, à commencer par sa vitesse, finie.

Il faudrait en toute hypothèse conjecturer l’existence de formes de conscience, qui iraient bien au-delà ou bien en-deçà du domaine métaphorique de la lumière physique qui baigne tant le règne végétal que le règne animal, mais pas forcément le monde psychique, et ce qu’il y a d’inconscient dans toute conscience.

Au stade infantile de la conscience humaine règne une conscience diffuse, fragmentée, dissociée, une conscience en forme d’ « île » ou d’ « archipel ».xxiv Il n’existe pas encore de véritable unité du moi. Le moi se fait sentir, comme par éclats fugaces, par brusques irruptions, lorsque des surprises, des chocs, des ébranlements le sortent de sa torpeur. La conscience n’est pas encore pour elle-même une totalité pleine, stable, intégrée. Elle est en mouvement, en épigenèse, elle semble pouvoir grandir, s’élargir et s’approfondir toujours davantage. Pourquoi s’arrêterait-elle en si bon chemin? D’île solitaire, elle se voit devenir bientôt un immense continent émergé. Mais alors, pourquoi ne rêverait-elle pas d’autres Amériques encore? Et combien de nébuleuses inimaginables n’attendent-elle pas encore d’être découvertes?

Malgré tout, la métaphore de la lumière est souvent prisée pour dénoter certains états de conscience. Des petits éclats de lumière correspondent à de petits phénomènes de conscience. De grands soleils aveuglants donnent l’idée d’une conscience dépassée par un afflux de lumière tel que la conscience tout entière en est submergée.

Ces soleils-là seraient-ils la limite supérieure de la conscience humaine, poussée dans son exaltation suprême? Mais ne peut-on imaginer des consciences bien plus hautes encore, qui se seraient affranchies de toute « lumière », et pour lesquelles la métaphore du soleil ne figurerait plus que la lumière d’une chandelle?

La question mérite examen. L’hypothèse semble à nos yeux, vite aveuglés par des lumières optiques, quasi fantastique. Pourtant, elle ouvre une piste prometteuse. La conscience n’est pas simplement une « lumière », asservie à des gammes d’éclairements qui vont du lumignon au grand éclat solaire. Des nébuleuses lointaines, invisibles attendent. Et le « trou noir », horizon indépassable de tous les « événements » de lumière, contient peut-être une métaphore plus éclairante que toute lumière.

Il faut imaginer des consciences illuminées autrement que par la lumière, quelle qu’elle soit.

La lumière peut être froide ou chaude, mais elle n’est pas chaleur. Elle éclaire, illumine, mais elle n’embrase pas.

Et ce que la conscience désire le plus au fond de son abîme, c’est peut-être d’abord de la chaleur.

Apollon Pythien enjoint de se connaître soi-même. Et cette connaissance est une sorte de lumière encore. Peut-être faut-il non seulement se connaître soi-même, mais aussi se résoudre à s’aimer d’abord, et ce serait là une sorte de chaleur, plus nécessaire encore que toute connaissance.

Husserl préfère une autre formule, plus pudique peut-être, en tout cas plus transcendantale.

« L’oracle delphique ‘Connais-toi toi-même’ a acquis un sens nouveau (…) Il faut d’abord perdre le monde par l’épochê pour le retrouver ensuite dans une prise de conscience universelle de soi-même. Noli foras ire, dit saint Augustin, in te redi, in interiore homine habitat veritas« .xxv

Pierre Hadot offre ce commentaire: « Cette phrase d’Augustin: « Ne t’égare pas au dehors, rentre en toi-même, c’est dans l’homme intérieur qu’habite la vérité » fournit à Husserl une formule commode pour exprimer et résumer sa propre conception de la prise de conscience. Il est vrai que Husserl donne à cette phrase un sens nouveau. L’ « homme intérieur » d’Augustin devient, pour Husserl, l’ « ego transcendantal » en tant que sujet de connaissance qui retrouve le monde « dans une conscience de soi universelle ». »xxvi

Selon certains commentateurs, l’expression d’Augustin « in interiore homine habitat veritas«  est aussi une allusion à un passage de la Lettre aux Éphésiensxxvii, qui contient en effet ces mots, à l’exception du mot veritas, remplacé par Christus, et ces mots sont assemblés d’une manière un peu différente xxviii.

Il vaut surtout la peine de compléter la très courte citation que fait Husserl du texte d’Augustin. On y trouve de quoi nous inciter à comprendre que si l’essence de la conscience est de viser la vérité, elle est aussi de se dépasser toujours, pour enfin transcender tout ce qui seulement en elle pense et réfléchit…

Peut-être Husserl aurait-il dû lire Augustin jusqu’au bout, s’il avait rêvé de transcender l’ego même, fût-il transcendantal….

« Noli foras ire, in teipsum redi ; in interiore homine habitat veritas ; et si tuam naturam mutabilem inveneris, transcende et teipsum. Sed memento cum te transcendis, ratiocinantem animam te transcendere. »xxix.

« Au lieu d’aller dehors, rentre en toi-même; c’est dans l’homme intérieur qu’habite la vérité. Et, si tu ne trouves que ta nature, sujette au changement, va au-delà de toi-même, mais en te dépassant, souviens-toi que tu dépasses ton âme qui réfléchit… »

__________________

iC.G. Jung, Les Racines de la conscience, Trad. Yves Le Lay, Buchet/Chastel, Paris, 1971, p.581-582

iiNote de Jung : « L’inconscient psychoïde est expressément excepté, puisqu’il comprend en lui ce qui n’est pas susceptible de conscience et qui est seulement analogue à l’âme. » Ibid. Note 61, p.582

iiiC.G. Jung, Les racines de la réalité, Trad. Yves Le Lay, Buchet/Chastel, Paris, 1971, p.582

ivC.G. Jung, Les racines de la réalité, Trad. Yves Le Lay, Buchet/Chastel, Paris, 1971, p.583

vhttps://www.cnrtl.fr/definition/conscience

vi« La conscience puise ses aliments dans l’immense milieu qu’elle résume en soi; mais elle ne le résume et ne le contient qu’en le dépassant, qu’en formant une synthèse originale, qu’en devenant l’acte de toutes ces conditions et de ces puissances subalternes. »Maurice Blondel. L’Action. 1893, p. 103

vii« Dès que [la conscience] apparaît sous la forme de l’appétit ou du besoin instinctif, [il y a] spontanéité victorieuse du déterminisme mécanique, automatisme déjà tout psychologique. Sans doute ces stimulants internes dépendent de causes plus profondes et pour ainsi dire souterraines comme des germes inconscients de la conscience ; mais dès l’instant où ils s’élèvent et s’épanouissent dans la vie subjective, ils dominent par ce qu’ils manifestent, tout ce qu’ils recèlent. Ainsi le principe même de tout phénomène conscient est un dynamisme ; et plus cette clarté intérieure se lève, mieux elle concentre les forces et les rayons de la nature. »Maurice Blondel. L’Action. 1893, p. 103

viii« Il est impossible d’assigner à une conscience une autre motivation qu’elle-même. Sinon il faudrait concevoir que la conscience, dans la mesure où elle est un effet, est non consciente (de) soi. Il faudrait que, par quelque côté, elle fût sans être conscience (d’) être. Nous tomberions dans cette illusion trop fréquente qui fait de la conscience un demi-inconscient ou une passivité. Mais la conscience est conscience de part en part. Elle ne saurait donc être limitée que par elle-même. » Jean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. 1943. p.22

ix« Cette conscience (de) soi, nous ne devons pas la considérer comme une nouvelle conscience, mais comme le seul mode d’existence qui soit possible pour une conscience de quelque chose. De même qu’un objet étendu est contraint d’exister selon les trois dimensions, de même une intention, un plaisir, une douleur ne sauraient exister que comme conscience immédiate (d’) eux-mêmes. L’être de l’intention ne peut être que conscience, sinon l’intention serait chose dans la conscience. »Jean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. 1943. p.20

x« C’est la nature même de la conscience d’exister ‘en cercle’. C’est ce qui peut s’exprimer en ces termes: toute existence consciente existe comme conscience d’exister. Nous comprenons à présent pourquoi la conscience première de conscience n’est pas positionnelle: c’est qu’elle ne fait qu’un avec la conscience dont elle est conscience. D’un seul coup elle se détermine comme conscience de perception et comme perception. Ces nécessités de la syntaxe nous ont obligé jusqu’ici à parler de la ‘conscience non positionnelle de soi’. Mais nous ne pouvons user plus longtemps de cette expression où le ‘de soi‘ éveille encore l’idée de connaissance. (Nous mettrons désormais le ‘de‘ entre parenthèses, pour indiquer qu’il ne répond qu’à une contrainte grammaticale.) » Jean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. 1943. p.20

xi« C’est la conscience non-réflexive qui rend la réflexion possible: il y a un cogito préréflexif qui est la condition du cogito cartésien. » Jean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. 1943. p.20

xii« Le plaisir ne peut exister ‘avant’ la conscience de plaisir — même sous la forme de virtualité, de puissance. Un plaisir en puissance ne saurait exister que comme conscience (d’)être en puissance, il n’y a de virtualités de conscience que comme conscience de virtualité. » Jean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. 1943. p.21

xiii« [Le plaisir] n’est pas plus une qualité de la conscience (de) soi que la conscience (de) soi n’est une qualité du plaisir. Il n’y a pas plus d’abord une conscience qui recevrait ensuite l’affection ‘plaisir’, comme une eau qu’on colore, qu’il n’y a d’abord un plaisir (inconscient ou psychologique) qui recevrait ensuite la qualité de conscient, comme un faisceau de lumière. Il y a un être indivisible, indissoluble — non point une substance soutenant ses qualités comme de moindres êtres, mais un être qui est existence de part en part. » Jean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. 1943. p.21

xiv« Cela signifie que la conscience n’est pas produite comme exemplaire singulier d’une possibilité abstraite, mais qu’en surgissant au sein de l’être elle crée et soutient son essence, c’est-à-dire l’agencement synthétique de ses possibilités. Cela veut dire aussi que le type d’être de la conscience est à l’inverse de celui que nous révèle la preuve ontologique: comme la conscience n’est pas possible avant d’être, mais que son être est la source et la condition de toute possibilité, c’est son existence qui implique son essence. (…) La conscience est un plein d’existence et cette détermination de soi par soi est une caractéristique essentielle. Il sera même prudent de ne pas abuser de l’expression ’cause de soi’, qui laisse supposer une progression, un rapport de soi-cause à soi-effet.. Il serait plus juste de dire, tout simplement: la conscience existe par soi. Et par là il ne faut pas entendre qu’elle se ‘tire du néant’. Il ne saurait y avoir de ‘néant de conscience’ avant la conscience. ‘Avant’ la conscience, on ne peut concevoir qu’un plein d’être dont aucun élément ne peut renvoyer à une conscience absente. Pour qu’il y ait néant de conscience, il faut une conscience qui a été et qui n’est plus et une conscience témoin qui pose le néant de la première conscience pour une synthèse de récognition. La conscience est antérieure au néant et ‘se tire’ de l’être. (…) En effet, d’où ‘viendrait’ la conscience, si elle pouvait venir de quelque chose? Des limbes de l’inconscient ou du physiologique. Mais si l’on se demande comment ces limbes, à leur tour, peuvent exister et d’où elles tirent leur existence, nous nous trouvons ramenés au concept d’existence passive, c’est-à-dire que nous ne pouvons absolument plus comprendre comment ces données non-conscientes, qui ne tirent pas leur existence d’elles-mêmes, peuvent cependant la perpétuer et trouver encore la force de produire une conscience. » Jean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. 1943. p.22-23

xv« Cela ne signifie nullement que la conscience est le fondement de son être. Mais au contraire, comme nous le verrons plus loin, il y a une contingence plénière de l’être de la conscience. Nous voulons seulement indiquer: 1° Que rien n’est cause de la conscience; 2° Qu’elle est cause de sa propre manière d’être. » Ibid. note 1, p.22

xviJean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. 1943. p.23

xvii« L’unité de la conscience se construit ainsi de proche en proche par une « synthèse de transition ». Le miracle de la conscience est de faire apparaître par l’attention des phénomènes qui rétablissent l’unité de l’objet dans une dimension nouvelle au moment où ils la brisent.  » Maurice Merleau-Ponty. Phénoménologie de la perception, 1945, p. 39.

xviii« Il faut mettre la conscience en présence de sa vie irréfléchie dans les choses et l’éveiller à sa propre histoire qu’elle oubliait, c’est là le vrai rôle de la réflexion philosophique et c’est ainsi qu’on arrive à une vraie théorie de l’attention. » Maurice Merleau-Ponty. Phénoménologie de la perception, 1945, p. 40

xix« C’est un fait que je me crois d’abord entouré par mon corps, pris dans le monde, situé ici et maintenant. Mais chacun de ces mots quand j’y réfléchis est dépourvu de sens et ne pose donc aucun problème: m’apercevrais-je «entouré par mon corps» si je n’étais en lui aussi bien qu’en moi, si je ne pensais moi-même ce rapport spatial et n’échappais ainsi à l’inhérence au moment même où je me la représente? Saurais-je que je suis pris dans le monde et que j’y suis situé, si j’y étais vraiment pris et situé? Je me bornerais alors à être où je suis comme une chose, et puisque je sais où je suis et me vois moi-même au milieu des choses, c’est que je suis une conscience, un être singulier qui ne réside nulle part et peut se rendre présent partout en intention. Tout ce qui existe existe comme chose ou comme conscience, et il n’y a pas de milieu. La chose est en un lieu, mais la perception n’est nulle part, car si elle était située elle ne pourrait faire exister pour elle-même les autres choses, puisqu’elle reposerait en soi à la manière des choses. » Maurice Merleau-Ponty. Phénoménologie de la perception, 1945, p. 47

xx« Le monde phénoménologique n’est pas l’explicitation d’un être préalable, mais la fondation de l’être, la philosophie n’est pas le reflet d’une vérité préalable, mais comme l’art la réalisation d’une vérité. On demandera comment cette réalisation est possible et si elle ne rejoint pas dans les choses une Raison préexistante. Mais le seul Logos qui préexiste est le monde même, et la philosophie qui le fait passer à l’existence manifeste ne commence pas par être possible : elle est actuelle ou réelle, comme le monde, dont elle fait partie, et aucune hypothèse explicative n’est plus claire que l’acte même par lequel nous reprenons ce monde inachevé pour essayer de le totaliser et de le penser. La rationalité n’est pas un problème, il n’y a pas derrière elle une inconnue que nous ayons à déterminer déductivement ou à prouver inductivement à partir d’elle: nous assistons à chaque instant à ce prodige de la connexion des expériences, et personne ne sait mieux que nous comment il se fait puisque nous sommes ce nœud de relations. Le monde et la raison ne font pas problème; disons, si l’on veut, qu’ils sont mystérieux, mais ce mystère les définit, il ne saurait être question de le dissiper par quelque « solution », il est en deçà des solutions. »Maurice Merleau-Ponty. Phénoménologie de la perception, Gallimard, Collection TEL, 2005, Avant-propos, p.xv-xvi

xxi« Il n’y a pas plus d’abord une conscience qui recevrait ensuite l’affection ‘plaisir’, comme une eau qu’on colore, qu’il n’y a d’abord un plaisir (inconscient ou psychologique) qui recevrait ensuite la qualité de conscient, comme un faisceau de lumière. » Jean-Paul Sartre. L’Être et le Néant. 1943. p.21

xxii« Puisque j’éprouve dans l’attention un éclaircissement de l’objet, il faut que l’objet perçu renferme déjà la structure intelligible qu’elle dégage ». Maurice Merleau-Ponty. Phénoménologie de la perception, Gallimard, Collection TEL, 2005, p.5

xxiii« La conscience n’est pas moins intimement liée aux objets dont elle se distrait qu’à ceux auxquels elle s’intéresse, et le surplus de clarté de l’acte d’attention n’inaugure aucun rapport nouveau. Il redevient donc une lumière qui ne se diversifie pas avec les objets qu’elle éclaire et l’on remplace encore une fois par des actes vides de l’attention « les modes et les directions spécifiques de l’intention ». » Maurice Merleau-Ponty. Phénoménologie de la perception, Gallimard, Collection TEL, 2005, p.35

xxivC.G. Jung, Les racines de la réalité, Trad. Yves Le Lay, Buchet/Chastel, Paris, 1971, p.583

xxvE. Husserl. Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1974, p.134, citant Augustin, De vera religione, 39, 72, citant à son tour Paul, Épître aux Ephésiens, 3, 16-17

xxviPierre Hadot. Éloge de la philosophie antique, p.52-53

xxviiEph. 3, 16-17

xxviii« …Qu’Il daigne vous armer de puissance par son Esprit pour que se fortifie en vous l’homme intérieur, que le Christ habite en vos cœurs par la foi, et que vous soyez enracinés, fondés dans l’amour. Ainsi vous recevrez la force de comprendre, avec tous les saints, ce qu’est la Largeur, la Hauteur et la Profondeur, vous connaîtrez l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance. » Eph. 3, 16-19

xxixLe texte d’Augustin continue ainsi: « Illuc ergo tende, unde ipsum lumen rationis accenditur. Quo enim pervenit omnis bonus ratiocinator, nisi ad veritatem? cum ad seipsam veritas non utique ratiocinando perveniat, sed quod ratiocinantes appetunt, ipsa sit. Vide ibi convenientiam qua superior esse non possit, et ipse conveni cum ea. Confitere te non esse quod ipsa est: siquidem se ipsa non quaerit; tu autem ad eam quaerendo venisti, non locorum spatio, sed mentis affectu, ut ipse interior homo cum suo inhabitatore, non infima et carnali, sed summa et spiritali voluptate conveniat. » Saint Augustin, De vera religione, XXXIX, 72, Bibliothèque augustinienne, t. 8, p. 131. Voir aussi le texte en ligne sur le site de l’Université de Zürich: http://mlat.uzh.ch/

The Divine Wager


— Carl Gustav Jung —

Some Upaniṣad explain that the ultimate goal of the Veda, of its hymns, songs and formulas, is metaphysical knowledge.

What does this knowledge consist of?

Some wise men have said that such knowledge may fit in just one sentence.

Others indicate that it touches on the nature of the world and the nature of the Self.

They state, for example, that « the world is a triad consisting of name, form and action »i, and they add, without contradiction, that it is also « one », and that this One is the Self. Who is the Self, then? It is like the world, in appearance, but above all it possesses immortality. « The Self is one and it is this triad. And it is the Immortal, hidden by reality. In truth the Immortal is breath ; reality is name and form. This breath is here hidden by both of them. » ii

Why do we read ‘both of them’ here, if the world is a ‘triad’?

In the triad of the world, what ‘hides’ is above all the ‘name’ and the ‘form’. Action can hide, in the world, but it can also reveal.

Thus the One ‘acts’, as the sun acts. The divine breath also acts, without word or form. The weight of words differs according to the context…

We will ask again: why this opposition between, on the one hand, ‘name, form, action’, and on the other hand ‘breath’? Why reality on the one hand, and the Immortal on the other? Why this cut, if everything is one? Why is the reality of the world so unreal, so obviously fleeting, so little immortal, and so separated from the One?

Perhaps reality participates in some way in the One, in a way that is difficult to conceive, and therefore participates in the Immortal.

Reality is apparently separated from the One, but it is also said to ‘hide’ It, to ‘cover’ It with the veil of its ‘reality’ and ‘appearance’. It is separated from It, but in another way, it is in contact with It, as a hiding place contains what it hides, as a garment covers a nakedness, as an illusion covers an ignorance, as existence veils the essence.

Hence another question. Why is it all arranged this way? Why these grandiose entities, the Self, the World, Man? And why these separations between the Self, the World and Man, metaphysically disjointed, separated? What rhymes the World and Man, in an adventure that goes beyond them entirely?

What is the purpose of this metaphysical arrangement?

A possible lead opens up with C.G. Jung, who identifies the Self, the Unconscious, – and God.

« As far as the Self is concerned, I could say that it is an equivalent of God ».iiiiv

The crucial idea is that God needs man’s conscience. This is the reason for man’s creation. Jung postulates « the existence of a [supreme] being who is essentially unconscious. Such a model would explain why God created a man with consciousness and why He seeks His purpose in him. On this point the Old Testament, the New Testament and Buddhism agree. Master Eckhart says that ‘God is not happy in His divinity. So He gives birth to Himself in man. This is what happened with Job: the creator sees himself through the eyes of human consciousnessv

What does it (metaphysically) imply that the Self does not have a full awareness of itself, and even that It is much more unconscious than conscious? How can this be explained? The Self is so infinite that It can absolutely not have a full, absolute consciousness of Itself. Consciousness is an attention to oneself, a focus on oneself. It would be contrary to the very idea of consciousness to be ‘conscious’ of infinitely everything, of everything at once, for all the infinitely future times and the infinitely past times.

An integral omniscience, an omni-conscience, is in intrinsic contradiction with the concept of infinity. For if the Self is infinite, it is infinite in act and potency. And yet consciousness is in act. It is the unconscious that is in potency. The conscious Self can realize the infinite in act, at any moment, and everywhere in the World, or in the heart of each man, but It cannot also put into act what unrealized potency still lies in the infinity of possibilities. It cannot be ‘in act’, for example, today, in hearts and minds of the countless generations yet to come, who are still ‘in potency’ to come into existence.

The idea that there is a very important part of the unconscious in the Self, and even a part of the infinite unconscious, is not heretical. Quite the contrary.

The Self does not have a total, absolute, consciousness of Itself, but only a consciousness of what in It is in act. It ‘needs’ to realize its part of the unconscious, which is in potency in It, and which is also in potency in the world, and in Man…

This is the role of reality, the role of the world and its triad ‘name, form, action’. Only ‘reality’ can ‘realize’ that the Self resides in it, and what the Self expects of it. It is this ‘realisation’ that contributes to the emergence of the part of the unconscious, the part of potency, that the Self contains, in germ; in Its infinite unconscious.

The Self has been walking on Its own, from all eternity, and for eternities to come (although this expression may seem odd, and apparently contradictory). In this unfinished ‘adventure’, the Self needs to get out of Its ‘present’, out of Its own ‘presence’ to Itself. It needs to ‘dream’. In short, the Self ‘dreams’ creation, the world and Man, in order to continue to make what is still in potency happen in act.

This is how the Self knows Itself, through the existence of that which is not the Self, but which participates in It. The Self thus learns more about Itself than if It remained alone, mortally alone. Its immortality and infinity come from there, from Its power of renewal, from an absolute renewal since it comes from what is not absolutely the Self, but from what is other to It (for instance the heart of Man).

The world and Man, all this is the dream of the God, that God whom the Veda calls Man, Puruṣa, or the Lord of creatures, Prajāpati, and whom Upaniṣads calls the Self, ātman.

Man is the dream of the God who dreams of what He does not yet know what He will be. This is not ignorance. It is only the open infinite of a future yet to happen.

He also gave His name: « I shall be who I shall be ». vi אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה, ehyeh acher ehyeh. If the God who revealed Himself to Moses in this way with a verb in an « imperfective aspect » ‘, it is because the Hebrew language allows one side of the veil to be lifted. God is not yet « perfective », as is the verb that names Him.

Pascal developed the idea of a ‘bet’ that man should make, to win infinity. I would like to suggest that another ‘bet’, this time divine, accompanies the human bet. It is the wager that God made in creating His creation, accepting that non-self coexists with Him, in the time of His dream.

What is the nature of the divine wager? It is the bet that Man, by names, by forms, and by actions, will come to help the divinity to accomplish the realization of the Self, yet to do, yet to create, the Self always in potency.

God dreams that Man will deliver Him from His absence (to Himself).

For this potency, which still sleeps, in a dreamless sleep, in the infinite darkness of His unconscious, is what the God dreams about.

In His own light, He knows no other night than His own.

iB.U. 1.6.1

iiB.U. 1.6.1

iiiC.G. Jung. Letter to Prof. Gebhard Frei.1 3 January 1948. The Divine in Man. Albin Michel.1999. p.191

ivC.G. Jung. Letter to Aniela Jaffé. September 3, 1943. The Divine in Man. Albin Michel.1999. p.185-186

vC.G. Jung. Letter to Rev. Morton Kelsey. .3 May 1958. The Divine in Man. Albin Michel.1999. p.133

viEx 3.14

Le Premier, le Second, le Troisième … le Quatre… et l’ ℵ∞


— Georg Cantor —

Parmi les quelques principes logiques qui trouvent parfois une application fondamentale en philosophie ou en métaphysique, il y en a un qui me semble particulièrement puissant, et d’une portée extraordinaire.

Il se décrit avec une grande simplicité apparente, paraissant presque naïve, et peut se formuler sèchement, et logiquement, ainsi: « le Premier, le Second, le Troisième ».

On pourrait certes user d’une formule plus jargonnante, verbeuse, mais techniquement équivalente, comme: « Primauté, Secondarité, Tertiarité ».

Ou encore, pour user d’une métaphore agricole: « Prémisses, Moisson, Croissance », ou botanique: « Germination, Fruition, Efflorescence », — dans cet ordre même, au fondement logique, et non temporel.

Rien de plus général, de plus abstrait, de plus fondamental, que cette trinité « logique », ce triple empilement, cette successive augmentation de niveaux conceptuels, se nouant les uns aux autres en un nœud serré, systémique et évolutif.

Le « Premier » se conçoit comme tout ce qui est ou tout ce qui existe indépendamment de quoi que ce soit d’autre.

Le « Second » se conçoit comme tout ce qui est relatif à, ou dépend de quelque chose d’autre.

Le « Troisième » se conçoit comme tout ce par quoi une entité « première » et une entité « seconde » entrent en relation, c’est-à-dire tout ce qui remplit un rôle d’intermédiaire, tout ce qui agit en médiateur.

Illustrons notre dire par quelques exemples choisis, dans les champs de la cosmogonie, de la philosophie, de la psychologie, de la biologie, de l’anthropologie…

L’origine du monde, considérée en elle-même, contient évidemment l’idée « Première ».

La fin du monde, conjecturée dans sa probabilité inévitable, quoique lointaine, se dénote, en conséquence logique, comme étant une idée « Seconde ».

L’ensemble des processus intermédiaires qui se déroulent entre l’origine du monde et la fin de celui-ci se conçoivent (là aussi logiquement) comme des entités « Troisièmes ».

Une philosophie (ou une religion) qui met a priori l’accent sur l’idée de l’Un, est généralement (sans en être toujours consciente) d’essence dualiste.

L’idée de l’Un comme « unique » porte en effet en elle, bien malgré elle, mais inévitablement, une attention exagérée, une fixation obsessionnelle, à l’idée « Seconde », qu’elle s’efforce de nier et de refouler.

Car « l’Un », qui contient l’idée « Première », est nécessairement aussi déjà un « Autre », — l’Autre de la multiplicité qui, quant à elle, n’est certes pas « une ».

L’idée du « Multiple » est donc essentiellement et indirectement liée à l’idée « Première », parce que le divers, le multiple, le varié, sont en soi arbitraires, et que cet arbitraire est la négation même, l’antagoniste logique de l’idée « Seconde ».

Le Multiple fait son alliance avec l’Un, et donc avec l’idée « Première », tout en refoulant en quelque sorte l’idée « Seconde ». C’est-à-dire que le Multiple, en tant qu’il se rapporte à l’Un, renonce à son propre statut, essentiel, ontologique, qui est d’être une entité véritablement « relative », et ontologiquement « Seconde », entrant en relation « conséquente », logiquement et formellement, avec l’idée « Première ».

En psychologie, la Sensation est « Première ». Le Sentiment (le Sens ou la Conscience) est provoqué par la réaction à cette Sensation, et il est donc qualifié de « Second ». La Conception (ou l’Intellection) qui s’en dégage après coup est, quant à elle, « Troisième », en tant qu’elle représente la médiation ou le lien conçu a posteriori entre la Sensation et le Sentiment.

En biologie, l’idée de rencontres ou de copulations arbitraires et hasardeuses en vue de la reproduction est « Première ». L’hérédité qui en découle est « Seconde », et le processus par lequel des caractères accidentellement hérités finissent par se fixer génétiquement et durablement est « Troisième ».

On peut aussi reformuler le principe « le Premier, le Second, le Troisième » en termes plus anthropologiques:

Le Hasard est « Premier », la Loi est « Seconde », la Coutume (ou l’Habitus) est « Troisième ».

L’Esprit est « Premier », la Matière est « Seconde », l’Évolution est « Troisième ».

Ces diverses illustrations sont empruntées à Charles S. Peirce , qui a fait du principe « First, Second, Third » la base de sa propre représentation de l’état général de la connaissance au 19ème sièclei.

Il estimait que de cette conception pouvait émerger une nouvelle métaphysique, qu’il qualifiait de « Philosophie Cosmogonique » (Cosmogonic Philosophy).

Il fit l’hypothèse cosmogonique suivante: au Commencement, — un commencement se situant dans un temps infiniment éloigné de nous –, régnait un « chaos de sensation impersonnelle » (a chaos of unpersonalized feeling), qui « était », sans liens, sans interconnections, sans règles ni régularités, et donc qui n’ « existait » pas en tant qu’ensemble, en tant que « monde ».

Dans ce chaos de sensations, s’entrechoquant en tout arbitraire, est sans doute apparu le germe initial d’une tendance générale, d’une propension à s’orienter dans un certain sens. La multiple fugacité des chocs, des rencontres et des interactions a alors laissé progressivement la place à des formes d’agrégation, d’accrétion, d’habitudes, puis à des régularités et des croissances, d’où ont émergé enfin ce qu’on pourrait appeler des principes généraux d’évolution de l’univers tout entier.

Charles Peirce affirma que ce schéma, dans sa grande généralité, et dans son abstraction, peut rendre compte des principales caractéristiques de l’univers, comme le temps, l’espace, la matière, la gravitation, les forces électromagnétiques, etc. Il invita en conclusion les « étudiants » du futur à reprendre ce schéma interprétatif pour aller plus loin.

Répondant à cette généreuse invite, je soumets à l’attention du lecteur intéressé par ces spéculations à la fois gratuites et fondamentales, le prolongement possible que voici.

Après « le Premier, le Second, le Troisième », pourquoi ne pas considérer le « Quatre » ou le « Quaternion »?

Le Quaternion est d’ailleurs un terme employé par C.G. Jung dans son analyse des rapports entre les archétypes que les nombres naturels représentent et l’inconscient collectif.

Jung avait vu que les nombres naturels avaient une capacité immanente à ordonner le domaine de la psyché et à le relier à celui de la matière. Il avait décrit comment les nombres peuvent servir d’instrument à notre conscience pour rendre conscients de tels ordonnancements et de tels arrangements. Ces idées furent reprises et développées à sa demande par sa disciple, Marie-Louise von Franz. En ce qui concerne le Quatre, ou Quaternion, il fut particulièrement l’objet d’un chapitre de son livre Nombre et Temps, intitulé: « Le Quatre, modèle de totalité du continuum unitaire dans les structures relativement closes de la conscience humaine et du monde corporel. »ii

Dans son étude sur le symbole de la Trinitéiii, Jung avait donné une description des trois premiers degrés de la conscience (humaine):

« Au stade du un, l’être humain vit encore d’une façon inconsciente et dépourvue de critique au sein de son entourage, subissant les choses comme elles sont. Au stade du deux, on voit apparaître une image dualiste du monde et de Dieu, de la vie, de la nature et de soi-même. La condition du trois correspond à l’intelligence intérieure, la réalisation de la conscience, l’unité retrouvée à un niveau supérieur, bref, à la gnose, la connaissance. Toutefois le stade final n’est pas atteint pour autant: une dimension manque à la pensée trinitaire; celle-ci est plate, intellectuelle, et favorise par conséquent un penchant aux affirmations absolues et intolérantes. »iv

Mais pourquoi s’arrêter au trois, si l’on considère que l’aventure de la conscience (dans l’univers) est loin d’être terminée, et ne fait même que commencer?

Il faut envisager sérieusement le passage à une nouvelle étape de la conscience universelle, telle qu’incarnée en l’homme, et même à une nouvelle métaphysique, qui ne serait plus moniste, dualiste ou trinitaire, mais qui s’inscrirait sous les auspices du Quatre.

« L’attitude psychologique et spirituelle correspondant à ce problème du trois et du quatre est décrite par Jung comme le progrès de la conscience passant d’une image du monde seulement pensée à une autre image où l’observateur se sent impliqué en tant que pensant et vivant l’expérience. La pensée franchit ainsi le pas allant de la construction intellectuelle de théories à la ‘réalisation’ spirituelle. »v

Allons plus loin ! Projetons-nous vers le lointain futur de la pensée!

Comment ne pas imaginer qu’ultérieurement, dans un avenir plus apte à un déploiement d’abstractions plus formidables encore, l’on en viendra à étudier le rôle archétypique, mystérieux et insondable de l’infinie suite des autres nombres naturels, dans la constitution progressive, infiniment évolutive de la Conscience cosmique?

On le pressent aussi, il faudrait méditer sur le rôle cosmogonique et métaphysique de nombres irrationnels, tels que π, ou de nombres transcendants comme e, dans la constitution de l’essence même de la conscience, et de son évolution.

On a pu théoriser pendant des millénaires que la Divinité était essentiellement « une », ou encore « trinitaire ».

Pourquoi ne serait-elle pas également, et sans contradiction, π-tique, e-esque, ou mieux encore, ∞-taire?

Ne faudrait-il pas oser même la symboliser par un aleph à l’indice infini, ℵ, pour reprendre la notation de Georg Cantor en matière de nombres transfinis, tout en l’amplifiant jusqu’à un nombre ‘infiniment transfini’, laissant loin derrière lui, on le conçoit, les premiers niveaux d’abstraction (comme le 1, le 2 ou le 3) conquis par l’Humanité dans ses premiers âges ?

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iCharles S. Peirce. Chance, Love and Logic; Philosophical Essays. Harcourt, Brace and Co. New York 1923.

iiMarie-Louise von Franz, Nombre et Temps. Psychologie des profondeurs et physique moderne. Editions La Fontaine de Pierre, 2012. Chapitre VII, pp. 124-143

iiiC.G. Jung. Essais sur la symbolique de l’esprit, pp. 220-221

ivMarie-Louise von Franz, Nombre et Temps. Psychologie des profondeurs et physique moderne. Editions La Fontaine de Pierre, 2012. Chapitre VII, pp. 134-135

vMarie-Louise von Franz, Nombre et Temps. Psychologie des profondeurs et physique moderne. Editions La Fontaine de Pierre, 2012. Chapitre VII, pp. 137

The « Liquidation » of Christianity


« C.G. Jung »

Two years before his own death, C.G. Jung evoked as a strong possibility the prospect of the « definitive destruction » of the « Christian myth ».

However, psychology could still help « saving » this myth. Through a better understanding of mythology and its role in intrapsychic processes, « it would be possible to arrive at a new understanding of the Christian myth, and especially of its apparently shocking and unreasonable statements. If the Christian myth is not finally to become obsolete, which would mean a liquidation of unpredictable scope, the idea of a more psychologically oriented interpretation is necessary to save the meaning and content of the myth. The danger of definitive destruction is considerable. » i

Christianity, from the beginning, had already been considered « scandal for the Jews and folly for the Greeks »ii. Now, it had even become « shocking » and « unreasonable » for the Swiss and « obsolete » for psychologists.

The fall in religious vocations, the desertion of the faithful and the decline of the denarius were already beginning to be felt at the end of the 1950s of the last century. All this seemed to give some consistency to these Jungian prophecies of the « destruction » and « liquidation » of the « Christian myth » as a logical consequence of its supposed « obsolescence ».

The movement of disaffection with Christianity has not stopped growing over the last six decades, one might add, at least if we look at the indicators already mentioned.

Is the « Christian myth », to use Jung’s expression, now dying, or even « dead »?

And if so, can it still be « resurrected »?

And if it could indeed be resurrected, in what form, and for what purpose?

Like a Saint George slaying the dragon of obsolescence, an obsolescence less flamboyant than sneaky, silent, but swallowing credence, Jung brandishes in his time the victorious spear of psychology, the only one capable, according to him, of reviving the Christian myth.

To understand Jung’s idea of the assimilation of Christianity to a « myth » – and to a myth in the process of becoming obsolete, one must return to what underlies his entire understanding of the world, the existence of the unconscious, and the « creative » character of the psyche.

For Jung, any « representation » is necessarily « psychic ». « When we declare that something exists, it is because we necessarily have a representation of it (…) and ‘representation’ is a psychic act. Nowadays, however, ‘only psychic’ simply means ‘nothing’. Apart from psychology, only contemporary physics has had to recognize that no science can be practiced without the psyche. » iii

This last assertion seems to allude to the opinion of the Copenhagen Schooliv, hard fought by Einstein et al., but an opinion to which the latest conceptual and experimental developments seem to be giving reason today.

Despite such assurances, at the highest theoretical and experimental level of contemporary science, and despite the flattering successes of analytical psychology, C.G. Jung, while at the peak of his brilliant career, seemed bitter about having to fight again and again against the outdated cliché (typical of modern times) that « only psychic » means « nothing ».

No doubt cruelly wounded in the depths of his soul, C.G. Jung may have wanted to take a terrible revenge, by showing that this « nothing » can still, and in a short time, put down one of the most important foundations of European, and even world civilization…

The unconscious exists, it is a certainty for Jung, and for many people. But few have understood the immense power, almost divine, or even divine at all, of this entity.

« No one has noticed, » explains Jung, « that without a reflexive psyche, there is virtually no world, that therefore consciousness represents a second creator, and that cosmogonic myths do not describe the absolute beginning of the world, but rather the birth of consciousness as a second creator ». v

Before Jung: In the beginning God created the earth, etc.

After Jung: The Unconscious Mind created the idea that « God created the earth etc. ».

Myths correspond to psychic developments. They can grow and die, just like the latter. « The archetypes all have a life of their own that unfolds according to a biological model. » vi

This metaphor of the « biological model » must be taken literally, including birth, maturity and death.

« A myth is still a myth, even if some consider it to be the literal revelation of an eternal truth; but it is doomed to death if the living truth it contains ceases to be an object of faith. It is necessary, therefore, to renew one’s life from time to time through reinterpretation. Today Christianity is weakened by the distance that separates it from the spirit of the times, which is changing (…). It needs to re-establish the union or relationship with the atomic age, which represents an unprecedented novelty in history. The myth needs to be told anew in a new spiritual language ». vii

All the nuances of the biological model can be subsumed under a much broader concept of life, a much more global power of meaning, including in particular the idea of resurrection (– an idea, it will be recalled, « scandalous », « crazy » and « shocking »).

If we apply the idea of resurrection in particular to the Christian myth itself, it is possible that the latter in fact escapes its natural, « biological » destiny and its inevitable death, provided that it is subjected to a total « renovation », to an unprecedented reinterpretation, a sine qua non condition for its « resurrection« .

The idea of the « resurrection » of a myth incarnated by a dead Savior, and whose apostles based their faith on the certainty of his own resurrection (as Paul reminds us), is not lacking in salt.

But in order to taste this salt, it would be necessary to be able to reinterpret the resurrection of Christ under the species of a new « resurrection », which is more in accordance with the spirit of the (atomic) time.

The idea of an ‘atomic’ zeitgeist was probably obvious to a psychologist living in the 1950s, after Hiroshima, Nagasaki, and the rise of nuclear winter threats made tangible by Cold War arsenals.

Nowadays, the ‘spirit of the time’ of our time is a little less ‘atomic’, it seems, and more ‘climatic’ or ‘planetary’. It is inclined to let itself be influenced by new global threats, those towards which global warming and the foreseeable extinction of entire sections of the biosphere are pointing.

In this new context, what does it mean to « renovate » or « resurrect » the Christian myth of the « resurrection » (as distinct, for example, from the myths of the resurrection of Osiris or Dionysus)?

A first response would be to apply it (quite literally) to the putative resurrection of the millions of animal and plant species now extinct.

But would the idea of an « ecological » Christianity, relying for its own rebirth on the effective resurrection of billions of insects or amphibians, be enough to bring the faithful back to the parishes and to resurrect vocations?

This is doubtful.

It is not that we should not strive to bring back to life the dead species, if this is still humanly (or divinely?) possible. The modern myth that is being constituted before our eyes lets us imagine that one day a few traces of DNA will be enough to recreate disappeared worlds.

Such a re-creation by a few future learned priests, packed into their white coats and their spiritual laboratories, would then in itself be a kind of miracle, capable of melting the hardest, most closed hearts.

But one can also assume that this would still be insufficient to extricate the « Christian myth » from its spiral of obsolescence, in which accumulated millennia seem to lock it up.

But what? Will the resurrection of an immense quantity of fauna and flora, abolished from the surface of the globe, not be like a sort of living symbol of the resurrection of a Savior who died two thousand years ago?

Wouldn’t that be enough to announce to the world, urbi et orbi, that the very idea of resurrection is not dead, but alive again?

No, that would not be enough, one must argue with regret.

How can the resurrection of only half of the Earth’s biodiversity be weighed against the resurrection of the one universal Messiah?

The bids are going up, we can see it.

If Jung is right, the majority of humanity can no longer believe in the very myth of salvation and resurrection (as embodied by Christ in history two thousand years ago).

Why is that? Because this Messiah seems too dated, too local, too Galilean, too Nazarene even.

The story of that Messiah no longer lives on as before.

Why is that? The spirit of the times « has changed ».

And it is not the tales of the agony of the world’s fauna and flora, however moving they may be, that will be able to « convert » minds deprived of any cosmic perspective, and even more so of eschatological vision, to the call of a « renewed » Christian myth.

In the best of cases, the rescue and (momentary?) resurrection of half or even nine-tenths of the Anthropocene could never be more than a short beep on the radar of the long times.

We no longer live in Roman Judea. To be audible today, it would take a little more than the multiplication of a few loaves of bread, the walking on still waters or the resurrection of two or three comatose people; it would even take much more than the resurrection (adapted to the spirit of the time) of a Son of Man, a Son of God, both descended into Hell and ascended into Heaven.

After Season 1, which apparently ended with a sharply declining audience, Christianity’s Season 2, if it is to attract a resolutely planetary audience, must start again on a basis that is surprising for the imagination and fascinating for the intellect.

Reason and faith must be truly overwhelmed, seized, petrified with stupor, and then transported with « enthusiasm » by the new perspectives that want to open up, that must open up.

So one has to change words, worlds, times and perspectives.

The little Galilea must now compete with nebulous Galaxies.

The resurrected Carpenter must square black holes, plane universal constants and sweep away dark energy, like a simple cosmic sawdust.

The once dead Messiah must now truly live again before us, and at once tear all the veils, – the veils of all Temples, of all Ages, of all spirits, in all times, whether in the depths of galactic superclusters, or in the heart of quarks.

Quite an extensive program. But not unfeasable.

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iLetter from C.G. Jung to Pastor Tanner Kronbühl (February 12, 1959). In C.G. Jung. The Divine in Man. 1999. p.136

ii1 Co 1,23

iiiLetter from C.G. Jung to Pastor Tanner Kronbühl (February 12, 1959). In C.G. Jung. The Divine in Man. 1999. p.135

ivThe Copenhagen School, led by Niels Bohr, stages the intrinsic role of the « observer » in the experimental definition of the observed « reality ».

vLetter from C.G. Jung to Pastor Tanner Kronbühl (February 12, 1959). In C.G. Jung. The Divine in Man. 1999. p.135

viLetter from C.G. Jung to Reverend David Cox (November 12, 1957). In C.G. Jung. The Divine in Man. 1999. p. 128

viiLetter from C.G. Jung to Reverend David Cox (September 25, 1957). In C.G. Jung. The divine in man. 1999. p. 126

De la conscience et de l’inconscience des plantes


Il y a au moins deux façons de comprendre aujourd’hui la fameuse formule du premier philosophe de l’histoire, Thalès, – « Tout est plein de Dieux ».

D’une part, suivant en cela les enseignements de la théorie de la relativité et ceux de la physique quantique, on peut se représenter que tout point de l’univers baigne effectivement dans plusieurs ‘champs’ de diverses natures (comme le potentiel gravitationnel, les potentiels quantiques,…). La métaphore employée, ‘baigner dans des champs’, signifie que tout point de l’espace-temps fait partie d’une totalité globale, à laquelle il contribue, et dont il subit les effets. L’accent est mis sur l’intrication universelle de cette ‘réalité’ (vue comme ‘totalité’, ou comme substance totale composant l’univers) avec elle-même.i

D’autre part, et sans contradiction, on peut aussi se représenter que ces champs, dont la nature (gravitationnelle, quantique…) est si profondément différente qu’on n’a toujours pas réussi à les unifier théoriquement, incarnent la présence de divers « niveaux » de réalité en chacun des points de l’espace-temps. L’accent est mis sur la complexité inhérente, ou immanente, en chacun des « grains » composant la réalité.

Dans ces deux cas, on se sert de métaphores fournies par la science « moderne », et justifiées par des résultats expérimentaux, jusqu’à présent non dépassés, et confirmés de multiples façons.

Il n’est pas insignifiant que la formule de Thalès évoque les « Dieux », mot qui a naturellement un poids sémantique et symbolique bien plus fort que celui qui est associé à la simple valeur ponctuelle de fonctions d’ondes quantique ou gravitationnelle, en tel ou tel point de l’espace-temps.

Les « Dieux » ont-ils encore leur place de nos jours en tout point du monde? Ou toute référence aux « Dieux » est-elle condamnée à subir l’opprobre des esprits rationnels, et la dérision des esprits forts ?

Reprenant peut-être à sa façon l’intuition originelle de Thalès, tout en la vidant soigneusement de toute référence aux divinités pré-citées, et changeant de vocabulaire, David Bohm, le théoricien d’un « ordre implié » (Implicate Order) structurant la Totalité de l’Univers (Wholeness), n’a pas hésité à franchir une étape, cruciale, en proposant l’intégration de la conscience avec la notion de totalité cosmique.

Aux champs de nature relativiste et quantique qui baignent la totalité du cosmos, Bohm associe une autre espèce encore de champ, – le « champ de la conscience » (field of consciousness). L’« ordre implié » qui se révèle, selon Bohm, dans la totalité de l’univers physique, pourrait s’étendre aussi au « champ de la conscience ».

On conçoit en effet que la Totalité, si elle veut mériter son nom, doit nécessairement intégrer le cosmos tout entier et l’ensemble de ses propriétés physiques, mais aussi toute la réalité psychique, et en particulier tous les faits de ‘conscience’, qu’on ne peut pas a priori exclure du concept de Totalité.

« Il est possible de comprendre le cosmos et la conscience comme une totalité en mouvement, singulière, unifiée »ii.

L’idée que chaque point, ou « grain », de l’univers baigne non seulement dans des champs physiques, mais aussi dans un « champ de conscience », établit par-delà les millénaires un trait d’union inattendu entre Thalès et Bohm, entre la philosophie pré-socratique et les plus récentes théories de la science moderne. Et, pourrait-on ajouter, elle tisse un lien entre une certaine conception de l’immanence divine, et une conception de l’immanence de la conscience, ou du Soi.

Malgré son caractère aventureux, l’idée d’un champ de conscience immanente coexistant, ou s’intriquant avec des champs matériels (gravitationnels et quantiques), ne devrait pas trop effaroucher les esprits indépendants, qui sont toujours à la recherche d’un début de réponse à la question immémoriale des liens entre matière et esprit, entre la réalité et le Soi.

Cette idée, qui est à la fois si ancienne, et si moderne, doit sans doute sa puissante force d’attraction au fait que tout ce qui a trait à la « conscience » renvoie aussi aux abyssales profondeurs de l’« inconscient », ou du Soi, profondeurs dans lesquelles, pour continuer à filer la métaphore, nous semblons « baigner », comme des points singuliers semblent immergés de toutes parts dans le sein de la Totalité.

Au cours du 20ème siècle, C.G. Jung n’a certes pas été inactif dans l’avancée des idées les plus révolutionnaires à ce sujet. Il a poursuivi un dialogue de très haut niveau pendant plus de trois décennies avec l’un des physiciens les plus inventifs de la révolution quantique, Wolfgang Pauli.iii L’un et l’autre ont trouvé des points de convergence inédits entre les concepts utilisés en physique quantique et les concepts forgés par Jung à propos de la conscience et de l’inconscient. L’un des plus prometteurs de ces terrains de convergence est celui de la synchronicité, sujet sur lequel je reviendrai dans des articles ultérieurs.

Aujourd’hui, je voudrais m’attacher au fait que Jung, très tôt dans sa carrière, s’est montré particulièrement sensible à l’infinie diversité des niveaux de conscience : « Les degrés de conscience et de maturité sont innombrables. », écrit-il.iv

Il me semble que l’on pourrait utilement appliquer la notion de « degré de conscience » (ou, si l’on préfère, de « degré d’inconscience », ce qui revient en fait au même) à chacun des points constituant le tissu de l’univers. Si chacun des points de la Totalité du cosmos baigne dans un champ de conscience, alors on peut raisonnablement en déduire qu’il existe en effet une multiplicité et même une infinité de degrés possibles de conscience.

A titre d’illustration, je voudrais évoquer cette question des degrés de conscience (ou d’inconscience) à l’aide d’un exemple pris dans le cadre du règne végétal, qui est généralement jugé comme manquant précisément des caractéristiques de la conscience, plus volontiers associée au monde animal.

Commençons par remarquer que les plantes ne disposent pas simplement de cinq sens, comme les animaux, mais plutôt d’une vingtaine de sens. Elles possèdent un équivalent « végétal » de la vue, de l’ouïe, du toucher, du goût, et de l’odorat, mais aussi d’une quinzaine d’autres sens comme la capacité de percevoir les champs électromagnétiques et de multiples gradients chimiques.

« L’apex est la pointe extrême de la racine. Il constitue la partie vivante de la racine : capable de s’étendre et doté de capacités sensorielles des plus développées, il opère une activité électrique très intense fondée sur des potentiels d’action (…) Chacun enregistre en permanence un nombre considérable d’informations : pesanteur, température, humidité, champs électriques, luminosité, pression atmosphérique, gradients chimiques, présence de substances toxiques (poisons, métaux lourds), vibrations sonore, présence ou absence d’oxygène et de dioxyde de carbone. Déjà stupéfiante en soi, cette première liste n’est cependant pas exhaustive ; les chercheurs la remettent sans cesse à jour, et ses composantes augmentent d’année en année. Après avoir assimilé ces informations, l’apex guide la racine en fonction d’un calcul complexe tenant compte des diverses exigences locales et globales de l’organisme végétal concerné. A n’en pas douter, aucune solution automatique ne pourrait satisfaire les besoins d’un apex racinaire : ce véritable ‘centre d’élaboration des données’, loin de travailler seul, fonctionne en réseau avec des millions d’autres, et leur totalité forme l’appareil racinaire de telle ou telle plante. »v

L’idée importante est l’exclusion constatée de toute « solution automatique ». Il y a en permanence un travail d’optimisation des solutions à adopter pour trouver le meilleur compromis entre des impératifs antagonistes.

«  Les racines doivent trouver un équilibre entre des impératifs contradictoires et leurs apex sont appelés à effectuer des évaluations sophistiquées tout au long de l’exploration du sol. Car l’oxygène, les sels minéraux, l’eau et les éléments nutritifs occupent d’ordinaire des espaces différents d’un même terrain, parfois très éloignés les uns des autres. Les racines sont donc dans l’obligation de prendre sans cesse des décisions aux conséquences capitales : vaut-il mieux croître vers la droite, et obtenir le phosphore, dont elles ont tant besoin, ou au contraire vers la gauche, et obtenir un azote dont les quantités seront toujours insuffisantes ? Se développer vers le bas pour y puiser de l’eau, ou bien vers le haut pour y trouver un oxygène de bonne qualité ? Comment concilier ces exigences conduisant à des choix opposés ? »vi

Le vocabulaire utilisé dans ce texte (‘assimilation des informations’, ‘calcul complexe’, ‘centre d’élaboration’, ‘évaluations sophistiquées’, ‘décisions aux conséquences capitales’, ‘choix’) tend à présenter la plante comme étant un organisme fort évolué, ne se comportant certes pas comme un « automate », mais comme un être vivant doté d’une intelligence et d’une volonté propres, et peut-être même d’une sorte de proto-conscience (ou, ce qui revient au même, d’une forme d’inconscience), capable d’intégrer des myriades de données contradictoires, de les traiter et de les partager de manière signifiante avec des millions d’autres centres de traitement et de décision, répartis de façon distribuée en interne, mais aussi avec des congénères au sein de vastes ensembles écosystémiques.

« Les plantes peuvent mettre en communication non seulement leurs racines et leurs frondaisons, mais encore une racine et une autre, une feuille et une autre. Leur intelligence étant répartie de manière plus uniforme et n’étant donc pas concentrée en un seul lieu de réception des signaux. »vii

Les plantes peuvent communiquer avec les autres plantes par des signaux chimiques mais aussi des signaux sonores, qui transmettent des information sur leur activité et leur croissance.

« Toute racine émet en poussant des sortes de clics que pourraient entendre les apex racinaires des plantes environnantes. Si tel était le cas, il s’agirait d’un système de communication très avantageux : ces sons ne semblent pas résulter d’une décision expresse de la plante, mais paraissent plutôt dus à la rupture des parois cellulaires au moment de leur poussée. »viii

Le lecteur sceptique continuera sans doute de penser que le traitement permanent par les apex racinaires d’une vingtaine de sources d’information simultanées, leur intégration, et leur partage ‘distribué’ avec des millions d’autres apex, de façon à permettre non seulement des décisions locales concernant la poursuite de la croissance au niveau de chaque apex, mais aussi la régulation de la croissance à l’échelle de la plante tout entière, et sa mise en relation sociale avec les plantes voisines, ne relèvent pas d’une véritable ‘intelligence’ et encore moins d’une ‘volonté’ ou d’une ‘conscience’…

Pourtant, Charles Darwin lui-même n’a pas hésité pas à assimiler ce comportement des plantes à celui des animaux inférieurs.

« Il est à peine exagéré de dire que la pointe radiculaire, ainsi douée et possédant le pouvoir de diriger les parties voisines, agit comme le cerveau d’un animal inférieur ; cet organe, en effet, placé à la partie antérieure du corps, reçoit les impressions des organes des sens et dirige les divers mouvements. »ix

Si les millions d’apex radiculaires d’une plante peuvent être comparés à autant de micro-cerveaux de protozoaires ou d’amibes, peut-on en inférer que cette intelligence distribuée implique des formes de volonté immanente ou même de proto-conscience ?

Il faudrait pouvoir définir avec précision ce qu’on entend par protoconscience et par conscience pour répondre valablement à cette question.

Nous avons vu dans des articles antérieurs que la définition de la conscience est elle-même sujette à des débats épineux.

Aristote aborde la question de la conscience (humaine), sans la nommer comme telle, en évoquant le « sens commun », qui perçoit le fait que des sensations sont perçues par les organes sensibles, ce qui permet de rendre la sensation consciente. Le « sens commun » est ce qui, chez Aristote, fait office de ‘conscience’.

« Puisque nous sentons que nous voyons et entendons, il faut que le sujet sente qu’il voit ou bien par la vue, ou bien par un autre sens. »x

Bien que cette idée d’Aristote soit censée s’appliquer à l’âme humaine, on pourrait faire l’hypothèse qu’existe aussi dans les plantes une sorte de « sens commun ».

Si l’on veut supposer que la plante dispose d’une sorte de proto-conscience, il faudrait imaginer que les millions d’apex radiculaires d’une plante donnée sont subsumés par quelque entité qui disposerait d’une forme de proto-conscience, c’est-à-dire de capacité d’intégration signifiante d’un flux permanent de données émanant de vingtaines de sens.

Actuellement non repérable en tant que telle, par les moyens techniques dont nous disposons, mais surtout d’autant moins détectable du fait du manque de cadre théorique propre à permettre sa mise en évidence, l’existence de cette entité proto-consciente est néanmoins susceptible d’être inférée, me semble-t-il, du fait du comportement « intelligent » de la plante, de sa capacité à vaincre en permanence et en temps réel l’adversité de conditions difficiles, et du fait de son évolution pendant des millions d’années, non certes comme un simple automate, mais comme un être vivant, capable de dominer presque exclusivement la planète Terre.

L’ensemble des plantes représente plus de 99,7 % de la bio-masse totale de la Terre, ce qui en soit est une sorte de preuve induite d’une certaine intelligence du règne végétal, et de sa capacité « intelligente » (et peut-être globalement « proto-consciente ») à habiter notre planète et à la peupler pacifiquement pour le bien de toutes les formes de vie…

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iDavid Bohm développe cette idée à l’aide du concept d’ « ordre implié » régissant la totalité de l’univers: « The implicate order is particularly suitable for the understanding of such unbroken wholeness in flowing movement, for in the implicate order the totality of existence is enfolded within each region of space (and time). So, whatever part, element, or aspect we may abstract in thought, this still enfolds the whole and is therefore intrinsically related to the totality from which it has been abstracted. Thus, wholeness permeates all that is being discussed. (…) » David Bohm. Wholeness and the Implicate Order. Routledge, London, 1980, p. 218

ii« The implicate order (…) may be extended to the field of consciousness, to indicate certain general lines along which it is possible to comprehend both cosmos and consciousness as a single unbroken totality of movement. » David Bohm. Wholeness and the Implicate Order. Routledge, London, 1980, p. 219

iiiC.G. Jung, Wolfgang Pauli, Atom and Archetype, The Pauli/Jung Letters 1932-1958, Ed. C.A. Meier, Princeton University, 2001

ivC.G. Jung. Dialectique du moi et de l’inconscient. Trad. de l’allemand par Roland Cahen. Gallimard, 1964, p.182

vStefano Mancuso, Alessandra Viola, L’intelligence des plantes. Traduction de l’italien par Renaud Temperini, Albin Michel, 2018, p.187

viStefano Mancuso, Alessandra Viola, L’intelligence des plantes. Traduction de l’italien par Renaud Temperini, Albin Michel, 2018, p.184-185

viiStefano Mancuso, Alessandra Viola, L’intelligence des plantes. Traduction de l’italien par Renaud Temperini, Albin Michel, 2018, p.123

viiiStefano Mancuso, Alessandra Viola, L’intelligence des plantes. Traduction de l’italien par Renaud Temperini, Albin Michel, 2018, p.192

ixCharles Darwin. La Faculté motrice dans les plantes. Trad. Edouard Heckel. Ed. C. Reinwald. Paris, 1882, p.581

x Aristote, De l’Âme, III, 2, 425b

L’âme et la mort


Comme tous les phénomènes énergétiques, la vie suit en principe un cours irréversible. Jamais elle ne revient en arrière, brisant la flèche du temps. Elle vise sans cesse sa propre fin, son Graal caché, le dessein de sa nature, – qui est d’atteindre, après le temps qu’il faudra, l’état du repos absolu.

Toute vie tend ultimement à ce repos final, par-delà la variété de ses détours, la richesse de ses arabesques. Si, pendant son temps, elle se transmet, comme il se doit, à d’autres vies qui viendront lui succéder, elle leur communique aussi la même fin générale, la quête de l’équilibre ultime, la paix anéantie des forces enfin matées, des puissances épuisées.

La métaphysique de la mort est au cœur profond de la vie. Elle continue d’être l’un des mystères les plus indéchiffrables à la conscience, qui n’en manque pourtant pas.

Tout ce qui semble dévier, ne serait-ce qu’un moment, du mouvement de la vie vers la mort n’est jamais qu’un simple écart, une anomalie transitoire, dans le flux général conduisant au repos entropique et final.

L’univers tout entier, lui aussi, finira par dissiper un jour toute l’énergie mise en branle lors du Big Bang. Il finira, la science et la raison nous l’enseignent, dans la froide immobilité du zéro absolu, un glacis mort, composé de restes fixes, quelques quarks exsangues, rares traces de tout ce qui, pendant des dizaines de milliards d’années, semblait vibrer d’une énergie apparemment inépuisable, mais en réalité destinée à se dissoudre, sans exception, dans l’entropie universelle.

La fin de toute nature, la mort de toute vie, le repos quantique, l’immobilité froide de toute chose, – la fin de tout ce qui fut, de tout ce qui est et de tout ce qui sera, voilà la « fin » de ‘ce qui est’.

La vie, dans ce mouvement d’ensemble orienté irrémédiablement vers la mort, n’offre jamais aux vivants qu’une succession, faussement sans fin, d’instants fugaces, dont le sens n’est pas donné.

Dans cette tourbe trouble de vie et de mort, la nature vivante reste le sol, le limon et le ferment fécond d’où surgit chaque âme vivante, l’unique individualité de tous ces êtres convoqués, et plongés malgré eux dans le cours irréversible des choses.

Une fois mise au monde, il n’y a pas d’âme vivante qui ne vive à chaque instant de cette vie secrète, profonde, indicible, dont la nature l’abreuve et la désaltère.

Il faut boire à pleine gorgée l’eau vive des ruisseaux de la montagne, qui descendent des neiges intouchées, avant de rejoindre vivement la profondeur des vallées et l’obscurité des grottes.

Comme une flèche se fige d’un coup dans la cible, la vie toujours atteint un jour en son cœur la mort. L’enfance, la maturité et la vieillesse ne sont que des étapes rapides et continues, dont le but ultime, nécessaire, est la mort.

Toute naissance porte en elle l’espoir de la plénitude, la promesse plaisante, la puissance joyeuse des possibles. Elle porte aussi, toujours déjà, la fin même, inscrite dans le livre des jours et des nuits, des joies et des peines.

La mort est au cœur de la cible, et la flèche de la vie ne rate jamais le plein de ce cœur.

Plantée, vibrante, elle perce et tue. Et ensuite, que se passe-t-il ?

D’un côté, certains disent: ‘rien’. Les matérialismes signifient par là la fin de la partie. La flèche se dissout dans la cible, et le cœur tombe en poussière. Il n’y a pas d’arc à nouveau bandé, ni a fortiori d’archer divin à l’œil perçant, pour envoyer la flèche fichée dans l’azur d’une autre vie.

D’un autre coté, de grandes traditions immémoriales et des religions universelles ont, depuis des millénaires, défendu l’idée que c’est dans la mort même que le sens de la vie se révèle enfin.

Alors, écrasement, pulvérisation dans le ‘rien’, ou envolée vers le ‘tout’ ?

Qui a raison, les matérialismes ou les spiritualismes ?

Le cerveau humain n’est pas bien équipé pour répondre. Le cœur, peut-être, ou l’intuition, aurait sans doute plus à dire. Mais les profondeurs insondées de la psyché, sourdes et muettes, n’ont pas le moyen ni le désir de se faire entendre de la raison, ni même de faire signe à la conscience, submergée par la masse d’inconscient, comme le brin ou la tige le sont par la foison de la canopée, ou la foule des hyphes sous la forêt.

Personne ne sait ce qu’est la psyché. Personne ne sait comment et jusqu’où elle pénètre et s’étend dans la nature (physique) qui l’enveloppe et la fait paraître.

Réalité psychique et réalité physique se côtoient, se mêlent et s’entrelacent, se croisent et se métissent.

Mais bien savant qui pourrait tracer la carte de leurs territoires, la géographie de leurs puissances.

De cela découle qu’une vérité psychique ne se révèle pas moins ‘vraie’ qu’une vérité physique, pour autant que l’une et l’autre restent maîtresses en leur propre domaine.

Si les vérités physiques s’ébattent dans le clos de la matière, les vérités psychiques chassent leur proie dans les royaumes infinis de la psyché. Infinis? Il n’y a en effet ni terme, ni fin, pour ce qui n’est pas astreint aux limites de la matière, ce qui n’est pas confiné par le limes de l’empire.

Devant la microscopique existence individuelle, se profile la massive montagne de la psyché, l’immense inconscient (collectif) qui englobe toute la mémoire non-dite, mais non-disparue, de tout ce qui a été vécu, et de tout ce qui a été en conséquence codé (génétiquement ? Épi-génétiquement?).

Que livrent ce vécu et ce code ? La leçon est éparse, maigre. L’humanité ne sait pas ce qu’elle transporte en elle depuis des âges. Mais après plusieurs millions d’années, le collectif a mémorisé, intégré, quelques parcelles de lumière. La mort est, dans son double sens, la « fin » de la vie, c’est-à-dire son but propre, et sa structure. Non pas simple cessation de vivre, mais accomplissement ultime, perfectionnement essentiel par passage à la limite.

En ces matières difficiles, les esprits matérialistes (quel oxymore!) ne peuvent suivre l’idée en cours, ici allusive, et la méprisent.

Ils ricanent, sans concevoir qu’ils sont eux-mêmes fétus, paille ou foin matériels, et que de la braise du feu vivant, emportés par sa lave, ils ne connaîtront pleinement la brûlure, la chaleur, et l’odeur.

Les années passent. L’idée de la mort, on en vient à la découvrir palpitante au réveil, et aussi lasse dans le sommeil, chaque nuit, sans que les exutoires exubérants de la jeunesse ne puissent désormais la recouvrir de cendre.

Ce n’est pas là le propre du vieillard, me semble-t-il, mais de toute nature, c’est-à-dire de tout ce qui naît (et meurt). Le bourgeon, vif et vert, dans la gloire de son printemps , devine-t-il sa feuille, sa fleur, son fruit, et sa chute en automne ?

Il faut penser que oui, car dans son inconscience, l’inconscient du bourgeon en sait sans doute bien plus que toutes nos sciences. Toute nature, de l’amibe à l’étoile, sait aussi, inconsciemment, qu’elle est vouée à la mort, parce que c’est la mort qui donne la vie.

Et, non, ce n’est pas là une rêverie orientale.

La nature, qui a déjà des milliards d’années d’expérience, sait « par nature » de quoi elle est faite, et de quoi elle se fera. L’homme lui, étincelle ultra-courte, naïve femtoseconde à l’échelle des éons, le sait aussi, parce que c’est sa nature qui le sait et qui le lui souffle à l’oreille intérieure. Écoute-t-il seulement? Non, le bruit du monde le rend sourd à son âme.

Un spécialiste de l’inconscient, Jung, a écrit, après une vie d’observations des profondeurs, qu’il était étonné de voir le peu de cas que l’inconscient fait de la mort. Tout se passe comme si, pour l’inconscient, la mort était sans importance, sans signification propre. Le sort mortel de l’individu, scellé inévitablement, annoncé par mille signaux, ne rencontre aucun écho dans l’inconscient, qui semble s’en désintéresser royalement.

Aucune peur, aucun désespoir, dans le tréfonds de la psyché. Seule indication, peut-être, que l’inconscient n’est pas totalement inconscient de la mort à venir : il semble affecté par la manière dont la conscience envisage la perspective de cette mort assurée. Plus précisément, il semble curieux de savoir si la conscience s’y prépare « en conscience », ou si au contraire elle refoule toute idée touchant le champ mortifère.

Tout comme l’inconscient dont elle est partie prenante, la psyché possède des qualités qui illustrent son indépendance par rapport à l’espace, au temps, et à la matière.

Jung cite en exemple les phénomènes télépathiques ou ceux, comparables, liés à la « synchronicité ». Ces phénomènes de coïncidences sont bien plus faciles à balayer d’un revers de main (les esprits forts et les sceptiques railleurs s’en font une joie), qu’à être dûment expliqués.

La science établie préfère simplement ignorer des phénomènes souvent disqualifiés comme ‘paranormaux’ plutôt que se risquer à entreprendre de longues et incertaines recherches dont le résultat ultime reviendrait sans doute à ébranler et mettre à bas les colonnes du Temple.

Pourtant, nombreux et têtus sont les faits et les témoignages qui échappent à toute explication ‘normale’.

Faut-il postuler une possible ‘transcendance’ de leur origine ?

Jung affirme que de nombreux indices y inciteraient.

Si l’on pouvait un tant soit peu s’en assurer par quelque recherche approfondie, cela aurait des conséquences telles, que la ‘modernité’ tout entière serait ébranlée dans son tréfonds.

La possibilité de cette perspective devrait justifier, en principe, la mobilisation des institutions de recherche.

Mais les priorités sont ailleurs.

D’ailleurs, le développement actuel de la conscience chez l’immense majorité des humains est si peu avancé, que manquent les bases intellectuelles et les capacités d’entreprendre de telles études.

Quiconque s’est un peu intéressé aux phénomènes parapsychologiques les mieux documentés, ne peut ignorer que certaines expériences de télépathie dûment rapportées, et vérifiées, sont factuellement indéniables, et parfaitement inexplicables par les moyens de la science actuelle.

D’où vient alors leur mise à l’écart, et leur bannissement de tout effort de recherche scientifique à large échelle? Pourquoi rien de comparable, par exemple, à ce qui a été entrepris depuis une quarantaine d’années à propos des phénomènes non moins étranges des NDE?

Une simple raison l’explique : ils menacent l’ensemble des fondations de la science actuelle, et même la vision du monde sur laquelle la civilisation « moderne » est bâtie. Ils ne peuvent en effet s’expliquer que si l’on reconnaît leur indépendance par rapport aux contraintes habituelles de l’espace et du temps.

Or, sans les repères (cartésiens ou riemanniens) de l’espace et du temps, la science « moderne » est, on le sait, totalement dénudée, impuissante, balbutiante.

On ne peut donc trop s’étonner de la voir s’écarter de ces questions, et les rejeter comme si elles semblaient agiter la queue du diable.

L’espace et le temps font en effet partie des rares structures a priori dont est constitué notre rapport au monde et à l’existence.

Tout ce qui (nous) arrive prend forme à travers l’espace et le temps. Devant ce constat inamovible, comment la raison humaine pourrait-elle seulement commencer de remettre en question ce qui lui a été familièrement inculqué depuis la conception et le séjour utérin ?

Cependant les faits sont les faits. Et quiconque jette un œil impartial sur ce qui constitue l’essence des phénomènes (avérés) de télépathie doit au moins admettre que leur nature même est évidemment indépendante du cadre spatio-temporel qui nous est familier.

Bien entendu, d’aucuns remettent tout simplement en cause l’existence même de ces phénomènes de télépathie, ou de synchronicité, les niant contre les preuves accumulées par les psychologues depuis des décennies, et à rebours des intuitions des grandes religions et des spiritualités, depuis des millénaires.

De tout cela ressort la nécessité, du moins en théorie, de remettre en question la cohérence apparente du cadre spatio-temporel, tel qu’il informe notre perception familière du monde « réel ».

La possibilité hypothétique que la psyché humaine puisse toucher et même revêtir des formes d’existence qui se déploieraient hors du strict cadre de l’espace et du temps ne peut être désormais exclue a priori.

La nature même de la psyché échappe à notre compréhension. Nous ne pouvons qu’en saisir des lambeaux, des bribes. Elle contient plus de mystères que n’en recèlent le cosmos tout entier, sa matière (noire) et ses nébuleuses. Devant la splendeur et la profondeur de la nuit étoilée, quel esprit sincère ne se sent-il pas désarmé, impuissant ? A fortiori, quel esprit humain ne devrait-il pas sentir sa petitesse et son inanité devant les ouvertures de sa propre psyché, et ses échappées vers des horizons dont la nature même lui est insaisissable, mais dont l’intuition ne lui est pas complètement fermée ?

La psyché pourrait donc être susceptible d’être associée ou de participer à des sortes d’existence, qui pour être détachées du cadre spatio-temporel classique, n’en seraient pas moins capables, en revanche, d’exhiber des formes de vie que l’on pourrait décrire, symboliquement, comme participant à une manière d’« éternité » (ou d’intemporalité) et d’« universalité » (ou de totale « a-topie »).

Ces hypothèses de recherche ne seraient pas non plus sans lien avec la question de la « fin » de la vie et de la mort.

L’inconscient de Dieu


« Job » Léon Bonnat

Pour une conscience critique qui réfléchit sur la présence du mal dans le monde, il est impossible de croire que Dieu puisse s’identifier au Summum Bonum, le ‘Souverain Bien’, auquel la philosophie chrétienne l’associe naturellement, comme allant de soi.

Une première indication de l’ambivalence de Dieu quant aux notions de ‘bien’ et de ‘mal’, peut être trouvée dans la Bible hébraïque, où Dieu lui-même déclare qu’il « crée le mal ».

« Je forme la lumière, et je crée les ténèbres: je fais la paix et je crée le mal: Moi, l’Éternel, je fais toutes ces choses »i.

Dans l’hébreu d’Isaïe : עֹשֶׂה שָׁלוֹם וּבוֹרֵא רָע, « Je fais la paix (‘ossé chalom) et je crée (boré’) le mal (ra‘). »

Le verbe bara’ employé ici est aussi celui utilisé au premier verset de la Genèse pour dire qu’« au commencement, Dieu créa la terre et les cieux » (Berechit bara’ Elohim…).

Mais dans le texte d’Isaïe, le verbe bara’ est conjugué à l’inaccompli (boré’). Ceci implique que Dieu ne cesse pas de créer le mal dans le temps présent, et qu’il continuera de le faire dans le futur…

J’ai souvent remarqué qu’il était pratiquement impossible de traiter sérieusement de cette question épineuse avec des théologiens chrétiens. Par exemple, pour se défausser de la question sans entrer en matière, ils dévaluent d’emblée l’autorité du prophète. L’« Isaïe », auteur du chapitre 45, ne serait en réalité qu’un « deutéro-Isaïe », qui aurait subi les influences (dualistes, manichéistes et païennes) des croyances religieuses de l’Assyrie, pendant l’Exil à Babylone…

Tour de passe-passe, qui évite d’affronter directement cette parole de l’Éternel, trop à rebours des conventions figées.

En revanche, il est stimulant de s’appuyer sur les travaux pionniers de C.G. Jung à cet égard, tels que relatés dans son livre séminal Réponse à Job, dont voici la synthèse qu’il en propose:

« Clément de Rome professait que Dieu régentait le monde avec une main droite et une main gauche. La main droite signifiait le Christ et la gauche Satan. La conception de Clément est manifestement monothéiste puisqu’il réunit les principes opposés dans un Dieu. Plus tard, toutefois, le christianisme devint dualiste dans la mesure où la part des éléments opposés, personnifiée par Satan, se trouve dissociée et où Satan se trouve banni dans un état d’éternelle malédiction. Le voilà, le problème central. Il est d’une signification essentielle et il est à l’origine de la doctrine chrétienne du salut. Si le christianisme a la prétention d’être une religion monothéiste, il ne peut se passer de l’hypothèse que les contraires sont unifiés dans un Dieu. »

Les ressources de la psychologie des profondeurs, mais aussi de la simple raison, peuvent être mobilisées pour explorer (heuristiquement) la question du Mal dans le projet divin.

Mais il est aussi fort utile de faire appel aux diverses sources juives et chrétiennes qui en traitent, comme le Livre de Job, le Livre d’Hénoch (et les livres de l’Apocalyptique juive), certains Prophètes, et les Évangiles.

En bonne logique, un Dieu qui est ‘créateur du monde’, et qui est aussi ‘omniscient’ et ‘omnipotent’, a en conséquence une indéniable responsabilité quant à la présence du Mal dans ce monde qu’il est censé avoir créé en toute connaissance de cause.

Son omniscience (supposée) aurait dû l’informer par avance du rôle particulièrement néfaste du Mal dans l’économie de sa création, et dans le risque encouru par les créatures de tomber en son pouvoir.

Par ailleurs, l’omnipotence (supposée) de Dieu aurait pu (aurait dû?) lui permettre d’éradiquer a priori toute future présence du Mal dans le monde, et cela dès avant même la création. S’il l’avait réellement voulu, Dieu aurait pu créer un monde vide de tout Mal, à jamais. Mais il ne l’a pas voulu. Pourquoi ?

De plus pourquoi révèle-t-il à Isaïe qu’il «crée le mal », de façon continuelle ?

Ces questions sont d’autant plus flagrantes si l’on prend en compte l’étiquette de « Dieu bon » et de Père « aimant » dont il est qualifié, dans certains textes de la Bible hébraïque ainsi que dans les Évangiles.

Comment un Dieu ‘suprêmement bon’ a-t-il pu laisser volontairement le Mal entrer dans sa création pour s’y développer tout à loisir, sans être immédiatement éradiqué par la (bonne) puissance divine?

Il faut choisir. Dieu ne peut pas, logiquement, être à la fois « bon », « omniscient », « omnipotent » et « créateur du mal ». Ces attributs, pris ensemble, sont en forte contradiction intrinsèque.

Comment un Dieu ‘bon’ et ‘omniscient’, capable de prévoir le rôle pervers du Mal, a-t-il pu le laisser advenir ?

Comment un Dieu ‘bon’ et ‘omnipotent’ a-t-il pu laisser le Mal prendre sa part parmi les causes actives dans le monde ?

Soit il faut lever la contradiction ‘logique’, soit il faut renoncer à la raison elle-même.

Des solutions au dilemme ont pu être proposées au cours des millénaires, comme celle du dualisme et du manichéisme, qui différencient le Dieu « bon » et le Dieu « mauvais ».

Mais c’est une solution de facilité, qui par ailleurs est incompatible avec le paradigme du monothéisme, celui du Dieu « un ».

La seule possibilité qui reste, est d’envisager l’idée d’un Dieu « un », qui conjoigne en Lui-même les opposés. En Lui-même, c’est-à-dire dans son propre Inconscient.

Mais alors, comment un tel Dieu peut-il exiger des croyants (du moins de ceux qui n’ont pas, quant à eux, ses capacités de synthèse et de conjonction des opposés) qu’ils le « craignent » (comme un Dieu qui châtie, et qui peut laisser le Mal se répandre sur le monde) et qu’ils l’« aiment » aussi (comme un Dieu qui sauve, et qui fait vivre) ?

La crainte que le Dieu biblique est censé inspirer au croyant est un élément supplémentaire d’incompréhension pour la conscience critique. Pourquoi devrait-on craindre le Dieu suprêmement bon, le Dieu du Summum Bonum?

La théorie du Messie salvateur, et tout particulièrement la théorie de l’ ‘Oint’, du ‘Christ’ qui se sacrifie pour sauver l’humanité pécheresse est également difficile à comprendre, dans la perspective de la conscience critique.

Comment un Dieu ‘suprêmement bon’ peut-Il envoyer Son propre ‘Fils’ (unique) sur la terre afin que son ‘sacrifice’ sauve l’humanité du Mal que le Dieu ‘bon’ a par ailleurs sciemment laissé prospérer sur terre ?

Comment un Dieu ‘bon’ et ‘juste’ peut-il envoyer son Fils bien-aimé au sacrifice, pour qu’il sauve l’humanité de Sa propre colère, et du châtiment qu’Il entend infliger de ce fait aux hommes? Comment peut-il (logiquement) sacrifier son propre Fils pour calmer sa propre fureur?

En bonne logique, un Dieu ‘bon’, ‘juste’ et ‘omnipotent’ n’avait pas besoin de sacrifier un innocent de plus, son ‘Fils’, pour empêcher l’humanité d’être punie par Lui-même…

Il aurait pu se contenter d’éradiquer le Mal de par sa Toute-Puissance, ou bien d’effacer unilatéralement les fautes de l’humanité, sans avoir à passer par le sacrifice de son Fils.

Le seul fait que la conscience critique puisse poser ces questions, sans pouvoir obtenir de réponses claires, univoques, est révélateur de la profondeur du mystère. On n’évacuera pas la question par des arguments d’autorité. La conscience critique ne peut se satisfaire non plus des oukases théologiques.

La question n’est en réalité ni théologique, ni philosophique. Elle est d’ordre anthropologique et psychologique.

Tout d’abord, soulignons que le paradigme du sacrifice divin est une constante anthropologique (Prajāpati en Inde, Inanna à Sumer, Osiris en Égypte, Dyonisos en Grèce, Jésus en Israël).

Ensuite, il faut accepter de prendre conscience que les injonctions religieuses (aimer et louer un Dieu « biblique », capable de crises de rage, d’injustices patentes, et d’infidélité par rapport aux promesses faites) sont des injonctions contradictoires.

Comment une conscience critique peut-elle ‘comprendre’ ce Dieu se montrant essentiellement et logiquement contradictoire?

A ces questions, Jung donne une réponse simple : Dieu est en partie « inconscient » de qui Il estii. C’est le manque indubitable de « réflexion » dans la « conscience de Dieu » qui seul peut (logiquement) expliquer ses conduites inexplicables (au regard de la conscience humaine, décidée à opter pour la posture critique).

La conséquence de cette inconscience partielle, c’est que Dieu ne peut que subir une « défaite morale », lorsqu’il est confronté à la conscience critique, aiguisée, de ses créatures, révoltées par l’injustice de leur sort. L’exemple paradigmatique est Job.

Cette « défaite morale » de Dieu par rapport à sa créature entraîne deux autres conséquences.

D’une part, l’homme se trouve du coup moralement élevé, de façon tout-à-fait inattendue, à un autre niveau de conscience. Du simple fait d’avoir désormais conscience de devoir être confronté à un Dieu inconsciemment immoral, Job ou toute autre conscience critique, peut en bonne justice le prendre à partie, et le pousser dans ses retranchements.

D’autre part, la ‘défaite morale’ de Dieu provoque à l’échelle de l’humanité un chaos, un bouleversement profond de l’inconscient (collectif et individuel).

Le nouveau statut ‘moral’ de l’homme pénètre l’abîme de l’inconscient, mais c’est pour y occuper le ‘vide’ laissé par l’absence (inconsciente) de Dieu. L’homme a désormais pour lui-même, inconsciemment, davantage de ‘valeur morale’ dans son propre inconscient, qu’il n’en a consciemment, à travers l’image consciente qu’il continue d’avoir de lui-même.

L’inconscient valorise (inconsciemment) un homme ‘grandi’ moralement par rapport à l’image consciente, dévalorisée, que l’homme a de lui-même.

Dans ces circonstances, les autres potentialités de l’inconscient ne demandent qu’à se faire davantage connaître de la conscience, sous forme de rêves, de visions, de révélations, de prophéties.

Dans la première moitié du 6ème siècle, le prophète Ézéchiel reçut des visions. Jung les interprète comme des symptômes de la fracture entre la conscience et l’inconscient. Elles montrent ce qu’Ézéchiel avait saisi des contenus essentiels de l’inconscient collectif de cette époque.

Et leur contenu le plus essentiel était la ‘défaite morale’ de YHVH devant l’homme moralement grandi, préparant un autre événement ultérieur, six siècles plus tard, plus décisif encore, celui de l’incarnation du divin dans le ‘Fils de l’homme’.

A la même époque que celle d’Ézéchiel, Siddhārtha Gautama (né en 562 av. J.-C.), appelé l’« Éveillé » ou le « Bouddha », fit connaître pour sa part les possibilités infinies de la conscience, capable de dépasser le brahman même, et d’atteindre le parabrahman, c’est-à-dire le brahman absolu ou suprême…

Le brahman est le nom du sva (le Soi), qui est l’origine du Tout. Un autre de ses noms, dans le védisme, est Prajāpati, le Seigneur de la Création. Dans l’hindouisme , le brahman est la conscience cosmique présente en toute chose, ou encore le Soi immanent en tout être (ātman), ou encore l’Absolu à la fois transcendant et immanent, le principe ultime qui est sans commencement ni fin. Et au-dessus du brahman, on évoque un brahman plus élevé encore, le parabrahman,

La course de la conscience semble sans fin.

Ézéchiel ne va pas si loin. Mais il a saisi qu’en un sens YHVH s’était rapproché de l’homme, comme en témoignent les symboles de ses visions.

Il est aussi significatif qu’Ézéchiel emploie pour la première fois l’expression ‘Fils de l’Homme’ ( בֶּן-אָדָם , Ben-Adam), qui est l’expression dont YHVH se sert à de nombreuses reprises pour désigner le prophèteiii. Ce sera le seul prophète ainsi nommé par YHVH dans le canon juif, à l’exception de Daniel appelé aussi ‘Fils de l’Homme’ par l’ange Gabrieliv.

Plus tard, Jésus reprendra à son tour l’expression à de nombreuses reprisesv, mais innovera en l’utilisant pour se désigner lui-même et pour en faire un titre messianique.

« Nul n’est monté au ciel, hormis celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme. Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l’homme, afin que quiconque croit ait par lui la vie éternelle. Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie éternelle. Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui. »vi

On voit ici surtout que Jésus établit formellement, pour la première fois, l’identité (pour le coup fort paradoxale, et même apparemment para-logique) du « Fils de l’homme » et du « Fils unique » (de Dieu)vii.

Plus tard, l’un de ses disciples, Étienne, s’exclamera lors de sa lapidation et de son agonie, en présence de Saul (le futur Paul), complice de ses tortionnaires :

« Ah ! Dit-il, je vois les cieux ouverts et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu. »viii

Il importe ici de noter que cette image du ‘Fils de l’homme’, assis ou debout ‘à la droite de Dieu’, que l’on retrouve aussi dans le livre de l’Apocalypseix, n’était absolument pas une innovation « chrétienne », car elle était déjà employée depuis plusieurs siècles dans les textes apocalyptiques juifs, et tout particulièrement dans les trois livres d’Hénoch.

Je traiterai de ce point dans le prochain article L’inconscient de Dieu, 2.

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iIs 45,7

ii« The undoubted lack of reflection in God’s consciousness is sufficient to explain his peculiar behaviour. » C.G. Jung. Answer to Job. Ed. Routledge, 1954, p.73

iiiPar exemple : Ez 2,1 ; 3,1 ; 3,4 ; 3,10 ; 3,17 ; 3,25 ; 7,2

ivL’Ange Gabriel lui dit : « Fils d’homme, comprends : c’est le temps de la Fin que révèle la vision. » Dn 8,17

v «Les renards ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids ; le Fils de l’homme, lui, n’a pas où reposer la tête. » (Mt 8,20) « Jean vient en effet, ne mangeant ni ne buvant, et l’on dit : ‘Il est possédé !’ Vient le Fils de l’homme, mangeant et buvant, et l’on dit : ‘Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs !’ Et justice a été rendue à la sagesse par ses œuvres. » (Mt 11,18-19)  « C’est ainsi que le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude. » (Mt 20,28) « Élie est déjà venu, et ils ne l’ont pas reconnu, mais l’ont traité à leur guise. De même le Fils de l’homme aura lui aussi à souffrir d’eux. » (Mt 17,12) « Le Fils de l’homme va être livré aux mains des hommes, et ils le tueront, et, le troisième jour, il ressuscitera. » (Mt 17,22)

viJn 3, 16-17

viiL’expression ‘Fils de l’homme’ peut aussi être rapprochée de l’expression ‘Mon Fils’ (employée par Dieu) lors de la Transfiguration : « Voici qu’une voix disait de la nuée : ‘Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur, écoutez-le’. » (Mt 17, 5) Et quatre versets plus loin : « Comme ils descendaient de la montagne, Jésus leur donna cet ordre : ‘Ne parlez à personne de cette vision, avant que le Fils de l’homme ne ressuscite d’entre les morts. » (Mt 17, 9)

viiiAc 7,56

ix« Je vis sept candélabres, at au milieu des candélabres, comme un Fils d’homme, revêtu d’une longue robe serrée à la taille par une ceinture en or. Sa tête, avec ses cheveux blancs, est comme de la laine blanche, comme de la neige, ses yeux comme une flamme ardente » Ap 1,13-14

Conscience et coïncidences


« C.G. Jung et Wolfgang Pauli »

La ‘synchronicité’ est un phénomène à la fois des plus banals et des plus étranges qui soient. C’est C.G. Jung qui le premier l’a sorti des limbes de notre entendement collectif, et qui en a perçu le potentiel révolutionnaire, non seulement quant à la nature de notre psyché, mais quant à la texture même de ce qu’on appelle (trop insouciamment peut-être) la ‘réalité’.

Qu’est-ce que la ‘synchronicité’ ?

La réponse courte : « une coïncidence temporelle significative ».

Pour faire image, voici un exemple personnel : lors d’une promenade dans une garrigue montagneuse, longeant une clairière à quelque distance, je me remémorai pensivement y avoir vu l’année auparavant, à cet endroit même, un brocard ou un daim la traverser nonchalamment. Et, soudain, quelques secondes plus tard, je vis à nouveau un chevreuil, ou était-ce un brocard?, apparaître à l’orée de la clairière.

Simple coïncidence, dira-t-on. Peut-être.

Mais le lendemain, lors d’une autre promenade, j’évoquai la présence et les sens cachés du mot ‘grenade’ (en hébreu רִמּוֹן, rimon) dans un célèbre vers du Cantique des cantiquesi. Quelques secondes plus tard, je levai les yeux vers le bord du chemin, et je vis une branche de grenadier dardant ironiquement son fruit.

La série des coïncidences ne s’arrête pas là. Le soir même, je tombai par inadvertance sur un passage de Jung traitant précisément de ce type de phénomène, par lui dénommé ‘synchronicité’…

Qu’est-ce que la ‘synchronicité’, donc ?

Voici la réponse longue, telle que Jung la formule :

« La synchronicité peut prendre trois formes :

a) La coïncidence d’un certain contenu psychique avec un processus objectif lui correspondant, lequel est perçu comme ayant lieu simultanément.

b) La coïncidence d’un état psychique subjectif avec un phantasme (rêve ou vision), qui plus tard se révèle être un plus ou moins fidèle reflet d’un événement objectif lui correspondant, et qui a lieu plus ou moins simultanément, mais à une certaine distance.

c) La même chose, sauf que l’événement prend sa place dans le futur, et qu’il est représenté dans le présent seulement par un phantasme correspondant. »ii

L’intéressant dans cette affaire, ce sont moins les considérations sur la notion (toute subjective) de ‘coïncidence’, que les immenses implications (objectives) que Jung en déduit quant à la nature profonde de la ‘réalité’, et surtout quant à la nature de la ‘psyché’.

Il affirme en un mot leur essentielle déconnexion, leur décisive dé-liaison :

« On doit complètement renoncer à l’idée que la psyché est en quelque manière connectée avec le cerveau. Il faut plutôt se rappeler le comportement « sensé » ou « intelligent » des organismes inférieurs, qui n’ont justement pas de cerveau. (…) Si c’est ainsi, alors nous devons nous demander si la relation de l’âme et du corps peut être considérée selon cet angle, c’est-à-dire si la coordination des processus psychiques et physiques dans un organisme vivant peut être comprise comme un phénomène de synchronicité plutôt que selon une relation causale. (…) L’hypothèse d’une relation causale entre la psyché et la physis conduit par ailleurs à des conclusions qui sont difficiles à faire cadrer avec l’expérience : soit il y a des processus physiques qui causent des événements psychiques, soit il y a une psyché pré-existante qui organise la matière. Dans le premier cas, il est difficile de voir comment des processus chimiques peuvent produire des processus psychiques, et dans le second cas on se demande comment un processus immatériel peut mettre la matière en mouvement. »iii

On voit que la question de la synchronicité prend soudain une ampleur quasi-métaphysique. Il ne s’agit plus d’analyser de simples ‘coïncidences’, mais bien de les considérer comme des marqueurs de la relation de l’âme avec le corps…

« Le principe de la synchronicité possède des propriétés qui peuvent aider à clarifier le problème corps-âme. Avant tout, elle est l’ordre sans cause, ou plutôt, l’ordonnancement significatif, qui peut éclairer le parallèle psychophysique (Above all it is the fact of causeless order, or rather, of meaningful orderedness, that may throw light on psychophysical parallelism). La ‘connaissance absolue’ qui est caractéristique des phénomènes de synchronicité, et qui est une connaissance non médiatisée par les organes des sens, renforce l’hypothèse d’un sens auto-subsistant (self-subsistent meaning), ou même révèle son existence. Une telle forme d’existence ne peut qu’être transcendantale. »iv

Un sens auto-subsistant ? Et même transcendantal ? Diantre ? On est là sur des pistes rien moins que ‘modernes’…

Pour changer un peu l’axe de son approche, Jung décrit alors en détail plusieurs expériences de patients tombés dans le coma (dans les années 1920), pendant lesquelles ont été observées des perceptions extra-sensorielles et même des phénomènes de sorties du corps, ressemblant fortement aux premières phases de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler des EMI (‘Expériences de mort imminente’).

Jung émit l’hypothèse que « les événements psychiques qui se manifestent en nous pendant les pertes de conscience pourraient être des phénomènes de synchronicité, c’est-à-dire des événements qui n’ont pas de relation causale avec des processus organiques. »v

Il aurait pu en rester là. Mais non. L’affaire de la synchronicité possédait en germe une puissance explosive d’expansion intellectuelle et psychologique. Elle contenait de quoi dynamiter tout l’ordre ancien, l’ordre classique.

Elle était si révolutionnaire qu’elle pouvait sans peine prendre sa place (éminemment royale) parmi les autres forces qui dominent l’univers, telles celles associées à l’espace, au temps ou au principe de causalité…

« Le facteur de la synchronicité postule l’existence d’un principe intellectuellement nécessaire qui pourrait prendre la 4ème place auprès de la triade reconnue de l’espace, du temps et de la causalité. »vi

C’est dire son importance. La synchronicité, pierre de fondation de l’univers en compagnie de l’espace, du temps et de la causalité ?

A ce point, nouvelle synchronicité : l’inattendue rencontre de deux esprits parmi les plus brillants du 20ème siècle, C.G. Jung et Wolfgang Pauli, chacun un géant dans son domaine, et, pour le bénéfice de la postérité, rencontre documentée par une longue correspondance s’étalant sur plus de trois décennies.

Jung et Pauli n’ont d’ailleurs pas manqué de se retrouver, avec des angles d’attaque ô combien différents, précisément sur la mystérieuse et piquante question de la synchronicité.

Jung prédisait rien de moins que l’apparition d’une nouvelle ‘quaternité’ : l’espace, le temps, la causalité et la synchronicité.

Pauli, avec qui il ne manqua pas d’aborder le sujet, apporta son point de vue, appuyé par les plus récentes découvertes de la physique des quanta :

« Pauli suggère de remplacer l’opposition de l’espace et du temps dans le schéma classique par la conservation de l’énergie et le continuum espace-temps. Cette suggestion m’a conduit à une définition plus proche de l’autre paire de pôles opposés – la causalité et la synchronicité – en vue d’établir une sorte de lien entre ces deux concepts hétérogènes. Nous nous sommes mis finalement d’accord sur le quaternion suivant :

Ce schéma satisfait d’une part les postulats de la physique moderne, et d’autre part ceux de la psychologie. »

Jung décela encore un autre lien (lui aussi totalement inattendu) entre le concept de synchronicité et l’un de ses principaux résultats antérieurs, la découverte de la notion d’archétype.

La synchronicité consiste essentiellement en la « rencontre de hasards », que Jung appelle aussi des sortes d’« équivalences ». Ces rencontres « hasardeuses », contingentes, ne peuvent que s’appuyer, selon Jung, sur des facteurs ‘psychoïdes’ relativement stables, pérennes, que Jung appelle les « archétypes ».

Les équivalences archétypales apparaissent d’autant plus contingentes lorsqu’on les compare aux déterminations causales prévalant dans le monde ‘réel’. Elles n’ont à l’évidence aucun lien direct avec les processus de causalité. Elles représentent en quelque sorte une instance spéciale du hasard, ou incarnent même ce que Jung nomme ‘le contingent’.

« Si l’on considère la synchronicité ou les archétypes comme ‘le contingent’, alors celui-ci prend l’aspect d’une modalité qui a la signification fonctionnelle d’un facteur constituant le monde. L’archétype incarne une probabilité psychique, car il présente des événements ordinaires, instinctifs, sous forme de types. C’est une instance psychique spéciale de la probabilité en général, ‘qui est faite des lois du hasard et qui met en place les lois de la nature, tout comme le font les lois de la mécanique’vii. Nous devons tomber d’accord avec Andreas Speiser : bien que dans le royaume du pur intellect le ‘contingent’ soit ‘une substance sans forme’, il se révèle à l’introspection psychique – pour autant qu’une perception intérieure puisse le saisir – comme une image, ou plutôt comme un type qui souligne non seulement les équivalences psychiques, mais, assez remarquablement, les équivalences psychophysiques également. »viii

Autrement dit, l’existence des archétypes témoigne, comme nous le révèle l’introspection, du fait qu’il existe a priori un ordre psychique.

La mise en place de cet ordre ou de cet ordonnancement psychique est rendue possible par une succession ininterrompue d’actes de création, inscrits (continûment?) dans le temps.

Or, fait nouveau, la découverte par la science ‘moderne’ de phénomènes de ‘discontinuité’ (tels que l’existence des quanta d’énergie, la radio-activité avec la désintégration du radium, etc.) ont précisément mis fin à l’ancienne règle souveraine de la ‘causalité’ et donc à la triade des principes classiques (espace, temps, causalité).

Ironiquement, si l’on peut dire, la synchronicité a été découverte (au 20ème siècle) dans une certaine synchronicité avec la découvertes des fondamentales discontinuités (les quanta) de la physique quantique. Et le compagnonnage intellectuel de Jung et Pauli témoigne aussi d’une sorte de synchronicité en soi, comme nous le disions plus haut.

Les ‘coïncidences significatives’ peuvent certes être pensées comme purement dues au hasard. Mais plus elles se multiplient, plus elles sont riches, plus leur probabilité d’occurrence réelle s’effondre, et plus elles deviennent alors littéralement ‘impensables’, ‘inexplicables’…

Elles deviennent si ‘impensables’ qu’elles ne peuvent plus être considérées comme de purs hasards. Il faut se résoudre à les considérer comme des arrangements significatifs d’occurrences concomitantes.

Leur apparente ‘inexplicabilité’ pointe vers une raison plus profonde, elle-même logée au cœur de l’inexplicable.

« Leur ‘inexplicabilité’ n’est pas due au fait que leur cause est inconnue, mais au fait que leur cause n’est pas même pensable en termes intellectuels. Ceci est nécessairement le cas quand l’espace et le temps perdent leurs significations ou deviennent relatifs, car dans ces circonstances une causalité qui présuppose l’espace et le temps pour sa propre continuité ne peut plus être dite exister, et devient du même coup impensable. Pour ces raisons, il me semble nécessaire d’introduire, aux côtés de l’espace, du temps et de la causalité, une catégorie qui non seulement nous permette de comprendre les phénomènes de synchronicité comme une classe spéciale d’événements naturels, mais aussi qui qui prenne le contingent en partie comme un facteur universel existant de toute éternité, et en partie comme la somme d’innombrables actes individuels de création s’inscrivant dans le temps.»ix

La ‘synchronicité’, le ‘contingent’, ou la ‘somme de toutes les créations nouvelles’ s’inscrivant dans l’espace et dans le temps, non seulement transcendent toute idée de ‘causalité’, ou de déterminisme, mais désignent surtout d’un signe sûr le sceau du silencieux Celé.

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iCt 4,3

iiC.G. Jung. The Interpretation of Nature and the Psyche. Synchronicity : An Acausal Connecting Principle. Bollingen Series LI, Pantheon Books, New York, 1955. p. 145

iiiC.G. Jung. The Interpretation of Nature and the Psyche. Synchronicity : An Acausal Connecting Principle. Bollingen Series LI, Pantheon Books, New York, 1955. p. 123-124

ivC.G. Jung. The Interpretation of Nature and the Psyche. Synchronicity : An Acausal Connecting Principle. Bollingen Series LI, Pantheon Books, New York, 1955. p. 124

vC.G. Jung. The Interpretation of Nature and the Psyche. Synchronicity : An Acausal Connecting Principle. Bollingen Series LI, Pantheon Books, New York, 1955. p. 129

viC.G. Jung. The Interpretation of Nature and the Psyche. Synchronicity : An Acausal Connecting Principle. Bollingen Series LI, Pantheon Books, New York, 1955. p. 131

viiAndreas Speiser. Über die Freiheit. Basler Universtätsreden, XXVIII (1950), 4f, p.6

viiiC.G. Jung. The Interpretation of Nature and the Psyche. Synchronicity : An Acausal Connecting Principle. Bollingen Series LI, Pantheon Books, New York, 1955. p. 138

ixC.G. Jung. The Interpretation of Nature and the Psyche. Synchronicity : An Acausal Connecting Principle. Bollingen Series LI, Pantheon Books, New York, 1955. p. 143

Théorie Quantique du Libre-arbitre


« Benjamin Libet »

Dans les années 70, le neurologue Benjamin Libet a cherché à déterminer précisément la chronologie entre la prise de conscience (‘conscious awareness’) d’une décision volontaire, d’une part, et l’activité électrique dans le cerveau, d’autre part.i

Le sens commun s’attend normalement que la prise de conscience d’une décision d’agir précède l’activité neuronale permettant l’action elle-même. Le résultat fort surprenant des expériences de Libet est qu’il semble que ce soit l’inverse…

Ces expériences, désormais célèbres, portaient sur l’observation du lien temporel entre la sensation subjective associée au « seuil » décisionnel (le moment de la « prise de conscience » de la décision) et l’activité neuronale associée aux mouvements moteurs censés suivre cette prise de décision.

Les résultats, fort paradoxaux, et de multiples fois confirmés, des expériences de Libet n’ont pas cessé d’être commentés par les spécialistes des neurosciences, la plupart du temps comme étant une confirmation de l’autonomie interne du cerveau par rapport à la conscience, et subséquemment comme une confirmation de l’absence de libre-arbitre…

Ces résultats peuvent être résumés ainsi : des événements cérébraux inconscients précèdent d’un temps pouvant varier de plusieurs dixièmes de secondes à plusieurs secondes, la sensation consciente d’avoir pris la décision volontaire d’effectuer une action motrice (par exemple, appuyer sur un bouton)ii.

Ces « événement cérébraux inconscients » sont observables sous forme de potentiels électriques, appelés « potentiels de préparation » ou « potentiels prémoteurs ». Ces potentiels électriques permettent de mesurer l’activité du cortex moteur et celle de la région du cerveau impliquée dans la préparation des mouvements musculaires volontaires.

Pour la plupart des commentateurs, les expériences de Libet confirment l’absence de tout libre-arbitre humain, parce que, selon eux, elles mettent en évidence le fait que le cerveau produit lui-même de façon autonome des « potentiels préparatoires » au mouvement moteur avant que la décision d’agir parvienne à la conscience.

Tout se passe donc comme si la « conscience d’agir » n’était qu’une simple « illusion », consécutive à la décision prise inconsciemment par le cerveau lui-même, indépendamment de toute implication consciente du sujetiii.

Autrement dit, des processus neurologiques inconscients provoqueraient tout d’abord l’acte moteur (sa préparation et son initialisation) puis la sensation « consciente » chez le sujet d’avoir pris la décision d’agir, de par sa propre volonté (« consciente »).

La conclusion générale tirée par Libet de ces observations est que des processus cérébraux déterminent les décisions, qui sont ensuite perçues comme subjectives par le cerveau à travers le phénomène de la conscience.

Libet considère cependant comme possible la notion de veto — la capacité de la « conscience » à bloquer un acte en cours de préparation ou même déjà engagé. Ce serait là le seul espace de libre volonté ou de « libre arbitre » qui reste à la disposition de la « conscience », celui du blocage de l’action, toujours éventuellement possible dans le temps très court (quelques centaines de millisecondes) qui se déroule entre la perception subjective de la décision et l’exécution de l’acte lui-même.

L’interprétation déterministe des résultats de Libet, culminant dans la mise en doute radicale de l’idée de libre-arbitre, est actuellement largement prédominante chez les spécialistes des neurosciences et les biologistes. Le biologiste Anthony Cashmore résume la pensée majoritaire en disant que la croyance au libre-arbitre « n’est rien de moins que la continuation de la croyance dans le vitalisme ».iv

Il y a quelques sceptiques cependant, qui résistent encore.

Certains questionnent le présupposé implicite selon lequel les décisions devraient être initiées par la conscience pour qu’elles soient considérées comme « libres ». L’idée est qu’au bout du compte le libre-arbitre n’est pas lié à la conscience mais seulement au « contrôle », et que l’on pourrait supputer l’existence d’un « libre-arbitre pré-conscient »v.

D’autres estiment que le rôle du contexte expérimental ne doit pas être négligé, en particulier le choix conscient, fait par les sujets subissant les expériences, de prêter une attention spéciale à des signaux corporels qui restent habituellement subconscients.

Par ailleurs, il faut souligner, comme le fait Alexander Wendtvi, que personne ne sait réellement ce que sont les « potentiels de préparation », ni comment ils peuvent être la cause d’un comportement. Par exemple, ils pourraient ne servir qu’à présenter l’occurrence d’un choix (plutôt que d’incarner le choix lui-même), ce qui reviendrait à sauver l’idée de libre-arbitre.

Alexander Wendt estime que les perspectives des théories quantiques renouvellent potentiellement le débat autour des expériences de Libet, mais que précisément, elles n’ont jusqu’à présent jamais été envisagées pour leur interprétation.

Il évoque cependant l’opinion de Roger Penrose selon laquelle ces résultats montrent l’inadéquation de la conception classique du temps. Penrose suggère que les résultats de Libet pourraient être expliqués par une sorte de « rétro-causalité » (« retro-causation ») ou d’action avancée (« advanced action »), permise par la théorie quantique.vii

Pour sa part, Henry Stapp établit un lien entre les expériences de Libet et le paradoxe d´Einstein-Podolsky-Rosen sur la question de la non-localité.

Stuart Hameroff, se basant sur sa propre théorie du cerveau quantique, estime que « la temporalité non-locale et le retour en arrière de l’information quantique (« backward time referral of quantum information [advanced action] ») peuvent fournir un contrôle conscient en temps réel d’une action volontaire ».viii

La critique la plus argumentée des résultats de Libet sur la base des théories quantiques reste celle de Fred Alan Wolfix qui, lui aussi, s’appuie sur la notion quantique de non-localité temporelle, comme le font Penrose et Hameroff. Mais il y ajoute des considérations liées à l’avantage évolutif. Être capable de pressentir une expérience imminente possède une valeur évidente quant aux chances de survie en cas de danger, surtout si cette capacité de pré-conscience (ou de projection dans l´avenir immédiat) permet de gagner plus d’une demi-seconde, sans attendre que la conscience pleine et entière soit acquise.

Par ailleurs, il propose l’image du cerveau comme étant « une machine géante à faire des choix retardés » (A giant delayed choice machine).

Finalement, Wolf montre que la perspective quantique, qui est temporellement symétrique (time-symmetric quantum perspective), peut expliquer une anomalie importante de l’expérience de Libet : l’anti-datation subjective. En fait, non seulement la perspective quantique en rend compte, mais elle la prédit.

Concluant son étude sur cette question Alexander Wendt pose de façon claire son refus des théories déterministes et matérialistes : « So my point is not that human behavior cannot be made more predictable – more ‘classical’ – through coercion, discipline, or incentives, but rather that no matter how successful such schemes are, there is a spontaneous vital force in the human being that fundamentally eludes causal determination.»x

« Ainsi mon argument, ce n’est pas que le comportement humain ne peut pas être rendu plus prévisible – plus ‘classique’ – par la coercition, la discipline, ou les incitations, mais plutôt que quels que soient les succès de ces moyens, il y a une force vitale spontanée dans l’être humain qui échappe fondamentalement à la détermination causale.»

Wendt ferait-il donc preuve de « vitalisme »?

J’opterais quant à moi non pour une « force vitale », mais plutôt pour une entité irréductible, présente au plus profond de l’être humain.

En consultant les traditions multi-millénaires encore (partiellement) accessibles, on peut relever les multiples manières dont on a rendu compte de cette irréductible entité, depuis l’aube de l’humanité. Elle est constitutive de notre être le plus profond. Cette entité absolue, secrète, cachée, abyssale, se tient au tréfonds de l’être-là. Elle est infiniment plus originaire que ce que nous appelons le « moi », ou la « conscience ».

Le Véda l’appelle ātman; la Bible hébraïque utilise plusieurs mots, qui ont leurs nuances propres, נִשְׁמַת (nechmah), נֶפֶשׁ (néfèch), רוּחַ (rouaḥ); les Grecs parlent de νοῦς (noûs) et de  ψυχή (psyché).

Pour faire image, on pourrait l’appeler en français le « soi », l’« âme », ou la « fine pointe de l’esprit ». Le mot n’est pas le plus important, c’est l’idée elle-même qui importe, – cette idée que toutes les cultures ont su exprimer à leur manière, par des vocables ayant tous en quelque sorte leur génie propre.

Seule la science moderne, positiviste, causaliste (mais aussi à forte tendance matérialiste et déterministe) n’a non seulement aucun mot pour la désigner, ni aucune conception de cette « entité », par nature immatérielle (donc échappant évidemment aux imageries EEG, IRMf, PET Scan, TMS…), et surtout insaisissable conceptuellement dans le cadre de référence de la science, à savoir l’épistémologie expérimentale et rationaliste.

Je voudrais seulement, dans le cadre de ce court article, indiquer brièvement, mais avec force, que les résultats de l’expérience de Libet pourraient parfaitement s’interpréter d’une manière radicalement opposée à l’interprétation conventionnelle (causaliste, matérialiste, physicaliste… et déterministe).

Supposons un instant, pour les besoins de l’établissement de mon hypothèse, ceci :

Bien en dessous des profondeurs immenses, abyssales de la conscience, bien au-delà même de ce continent psychique sous-jacent, l’Inconscient, que Sigmund Freud et C.-G. Jung, premiers explorateurs, premiers cartographes, n’ont fait qu’effleurer, existe, pour chacun d’entre nous, une entité que j’appellerai « ι » (petit iota).

Pourquoi ce nom ?

Parce que « ι », le petit iota, ressemble à une petite flamme légère.

Cette entité « ι » résume en quelque sorte symboliquement (ou métaphysiquement) un grand nombre d’appellations consacrées par la tradition.

Quelques expressions, imagées, peuvent être citées, choisies dans leur multiplicité : scintilla animae (« étincelle de l’âme »), scintilla conscientiae (« étincelle de la conscience »)xi, « fine pointe de l’âme » (Thérèse d’Avila), « vive flamme » ou même « cheveu » (Jean de la Croix)xii.

Dans le De Veritate, Thomas d’Aquin affirme : « De même que l’étincelle est ce que le feu a de plus pur, elle est ce qui se trouve le plus haut dans le jugement de la conscience ».xiii

Maître Eckhart utilise aussi l’image de l’étincelle, mais pour l’affiner en la réduisant à la liberté même, la liberté considérée comme une entité absolument une et simple:

« Ce petit château fort de l’âme, j’ai dit que c’était une étincelle mais maintenant je dis ceci : il est libre de tout nom, dépourvu de toute forme, absolument dégagé et libre, comme Dieu est dégagé et libre en lui-même. Il est aussi absolument un et simple que Dieu est un et simple. »

François de Sales, quant à lui, parle de « pointe de l’esprit », de « fond de l’âme » ou encore de la « haute région de l’esprit ».

Pour rassembler ce faisceau d’approches, en une simple et unique image, je propose donc de les concentrer dans cet « ι », ce petit iota. Totalement immatériel, infiniment insaisissable, « ι » est l’étincelle initiale qui fait que vous êtes vous-même, et non pas un autre. C’est le germe premier autour duquel se sont lentement accumulées, depuis la conception, les couches successives de conscience et d’être, qui n’ont pas cessé, jour après jour, de croître, de se déplier, de se complexifier par épigenèse. Cet « ι » est la graine minuscule, résistant à tous les orages, à tous les vents, à toutes les tempêtes, et qui, têtue, confiante, indéracinable, pousse à chaque instant dans la solitude de son propre je-suis-là. Et qui se dit « j’y reste »… « Je reste » dans mon « je-suis-là« , mais pour en sortir, vers le haut, vers l’ailleurs, vers de l’absolument-autre.

Considérons maintenant le rapport entre « ι », la conscience et le cerveau (neuronal).

L’« ι » tient sous son regard calme l’entièreté des abysses de l’inconscient, tout comme les clapotis de la conscience. L’« ι » est vivant, et l’étincelle même de la vie. L’« ι » vit et veut, librement. Il n’y a pas plus libre que lui. Ce que l’« ι » veut vraiment, Dieu le veut aussi, dirais-je même. C’est là le nœud de leur alliance.

Que se passe-t-il alors dans un cerveau humain, quand l’« ι » de telle personne particulière, se met à « vouloir », soit pour échapper dans l’urgence à un félin affamé, soit pour se consacrer à quelque but lointain, ou à telle réflexion critique, soit même pour participer à une expérience neurologique du bon professeur Libet?

Eh bien, il entre en résonance quantique (de façon non-locale et intriquée) avec l’ensemble des récepteurs de son corps et de son cerveau (par exemple les micro-tubules dont on doit à Roger Penrose et Stuart Hameroff de mieux comprendre le rôle putatif dans l’émergence de la conscience).

Ceci a pour effet une mobilisation rapide des « potentiels de préparation », les potentiels prémoteurs agissant sur le cortex moteur, et une mobilisation parallèle des centres initiateurs de « conscience » (il y en a plusieurs, qui fonctionnent en parallèle, mais qui s’activent en mode conscience seulement quant c’est nécessaire, restant souvent en mode subconscient, et la plupart du temps en mode inconscient).

Voici donc mon interprétation provisoire des expériences de Libet : le fait que l’activation des potentiels préparatoires précède de 350ms la sensation de « prise de conscience » n’ a absolument aucune précellence par rapport à un fait autrement plus significatif : la présence cachée, indécelable, mais implacablement prégnante de l’« ι », au tréfonds de l’être.

L’« ι » est là. Il veille. Il veut. Il vit. Toujours.

Tout le reste, les microtubules, les neurones, le cortex, le moi, le soi et la conscience, sont tout simplement ses serviteurs dévoués, plus ou moins obéissants, adroits ou somnolents.

L’« ι » est là. Son voyage, son exode, ne fait que commencer.

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iBenjamin Libet (1985), « Unconscious Cerebral Initiative and the Role of Conscious Will in Voluntary Action », The Behavioral and Brain Sciences, 8(4), 529-566. Et aussi : Benjamin Libet (2004), Mind Time, Harvard University Press, Cambridge, MA.

iiBenjamin Libet a trouvé que le potentiel de préparation apparaît 350-400 ms avant la prise de conscience de l’intention d’agir et 550ms avant le déclenchement de l’acte lui-même.

iiiCf. Daniel Wegner (2002). The Illusion of Conscious Will, MIT Press, Cambridge MA.

ivCité par Sven Walter, »Willusionism, Epiphenomenalism and the Feeling of the Conscious Will », Synthese, 191(10), 2215-2238

vCf. Alexander Wendt. Quantum Mind and Social Science. Cambridge University Press, 2015, p. 186, Note 59, pour une bibliographie sur ces questions.

viAlexander Wendt. Quantum Mind and Social Science. Cambridge University Press, 2015, p. 186

viiRoger Penrose (1994), Shadows of the Mind : A Search for the Missing Science of Consciousness, Oxford University Press, p. 383-390

viiiStuart Hameroff, « How Quantum Brain Biology Can Rescue Conscious Free Will », Frontiers in Integrative Neuroscience, 6, article 93, p. 14, cité par Alexander Wendt. Quantum Mind and Social Science. Cambridge University Press, 2015, p. 187

ixFred Alan Wolf (1998), « The Timing of Conscious Experience », Journal of Scientific Exploration, 12(4), 511-542

xAlexander Wendt. Quantum Mind and Social Science. Cambridge University Press, 2015, p. 188

xiExpressions de Jérôme de Stridon

xii« « Le cheveu, c’est la volonté de l’âme ». Jean de la Croix. Cantique spirituel B, 30,9

xiiiThomas d’Aquin, De Veritate, 17, art. 2, ad. 3

Métaphysique du Dieu « Jaloux »


« YHVH, représenté sur une drachme de la province de Yehud Medinata (Perse), datant du 4ème siècle av. J.-C. »

Dans le psaume 89, le Psalmiste constate, presque cliniquement, que YHVH a de facto rompu unilatéralement l’alliance (censée être éternelle) qu’il avait conclue avec son élu, son oint.

« Et pourtant tu l’as délaissé, rejeté, ton élu, tu t’es emporté contre lui. Tu as rompu l’alliance de ton serviteur, dégradé, jeté à terre son diadème. »i

Il énonce les conséquences épouvantables de cet abandon, de cette rupture de l’alliance: les murailles démolies, les forteresses ruinées, les populations dévastées et pillées, les ennemis remplis de joie, la fin de la splendeur royale, le trône mis à bas, et la honte générale.

Le Psalmiste met YHVH devant sa responsabilité, rappelant que les malheurs et les souffrances ne semblent pas près de finir, alors que la vie de l’homme est infiniment brève :

« Rappelle-toi combien je suis éphémère, combien est vaine la vie que tu donnes à tous les fils d’Adam. Est-il un homme qui demeure en vie sans voir venir la mort ?»ii

Il se permet de rappeler une nouvelle fois, fort discrètement, la promesse faite jadis, et qui devait (en principe) engager YHVH pour toujours:

« Où sont tes anciens bienfaits, Seigneur, que dans ta sincérité tu avais promis à David ? »iii

Ce constat fait, le Psalmiste conclut abruptement, mais sans la moindre acrimonie, par une brève louange, adressée à ce Dieu incompréhensible, et apparemment oublieux :

« Loué soit l’Éternel à jamais ! Amen et amen ! »iv

L’oint délaissé, quelque peu désenchanté, que le Psalmiste incarne, ne semble pas tenir rigueur à l’Éternel de ne pas avoir respecté sa promesse. Il ne semble pas conscient de ce que cet abandon de la promesse pourrait lui donner une sorte de légère supériorité morale sur un Dieu apparemment inconscient de son ‘oubli’.

Il valait peut-être mieux en effet, pour l’oint, cacher toute critique et toute velléité de rancœur à l’égard d’un Dieu si puissant.

C’est un fait que, dans toute sa gloire et son infinie puissance, YHVH ne semble pas vraiment apprécier la pensée critique, quand elle s’exerce à son encontre. Toute espèce de ‘critique’ émanant d’un homme ne peut que diminuer la reconnaissance absolue et la dévotion totale que le Dieu est si désireux de trouver chez ses créatures.

Quoique Son pouvoir soit immense, et qu’il s’étende à l’échelle de tout l’univers, et même au-delà, YHVH a un besoin fondamental, semble-t-il, d’être ‘connu’ et ‘reconnu’ par des consciences réflexives (et laudatives), afin de véritablement « exister » dans la réalité de Sa propre Création. Sans l’existence de ces consciences vivantes, attentives, l’« existence » du Dieu passerait absolument inaperçue, n’ayant aucun témoin.

Sans les (libres) consciences capables de reconnaître (et de louer) Son existence et Sa gloire, celles-ci n’auraient aucun ancrage dans ce monde-ci. Et en est-il d’autres ?

Une existence divine peut certes fort bien se concevoir dans la solitude métaphysique. Après tout, c’était le lot du Dieu, avant que la Création n’advienne.

Mais l’idée d’une gloire divine, infinie, a-t-elle seulement un sens, s’il n’y a aucune conscience qui en soit témoin ?

La gloire de Dieu serait-elle réellement « glorieuse » dans une absolue solitude, une totale absence de toute autre présence, dans un désert, vide de toutes consciences ‘autres’ capables d’en percevoir la réalité ?

L’existence divine ne semble être « réelle » que si cette existence est consciemment perçue (et louée) par quelques consciences réelles. Une existence infiniment ‘seule’, sans conscience ‘autre’ pouvant en témoigner, ne serait pas réellement ‘réelle’, mais serait plutôt comparable à une sorte de sommeil, divin, mais inconscient.

C’est pourquoi le Créateur a besoin de la conscience des hommes pour n’être pas seul dans Sa gloire, pour ne pas rester seul face à Son inconscient, cet inconscient fondamentalement sans limite, plus infiniment sans limite que Sa conscience, elle aussi illimitée, mais relativement, et dans un autre sens.

Le Créateur a ´besoin ´de sa créature… Qu’est-ce que l’Homme possède, et que Dieu n’a pas ?

L’Homme possède sa conscience propre, faite de fragilité, de fugacité, d’évanescence et de néant. Il possède une conscience capable de réfléchir sur elle-même, selon plusieurs degrés de profondeur. La conscience de l’Homme est absolument unique, et même le Dieu omnipotent ne peut défaire le fait qu’il l’a irrévocablement créée dans son exceptionnelle singularité, son unique ipséité.

Dieu Lui-même ne peut être à la fois conscient à la manière d’un Dieu et conscient à la manière de l’Homme. Dieu ou homme, il Lui faut choisir. Il ne peut être à la fois (puisqu’Il est Dieu) conscient/inconscient comme l’est l’Homme, et conscient/inconscient comme l’est Dieu.

Autrement dit, la connaissance de la conscience propre, unique, inviolable, de l’homme fait partie de l’inconscient de Dieu.

Au commencement, la possibilité de l’Homme-Dieu n’était pas encore d’actualité. Il n’y avait alors qu’une seule alternative ontologique : Dieu, ou l’Homme. L’inconscient (infini) ou la conscience (finie).

Finie, mais dense, comme un diamant.

« Est-ce que Yahvé a pu soupçonner que l’Homme possède une lumière infiniment petite, mais plus concentrée que celle que lui, Yahvé, possède ? Une jalousie de cette sorte pourrait peut-être expliquer sa conduite.»v

Yahvé, un Dieu jaloux ? Vraiment ?

Eh bien oui! L’expression « Dieu jaloux » est d’ailleurs courante dans la Bible hébraïque : אֵל קַנָּא , El qanna’. C’est même le nom dont YHVH se nomme Lui-même (à deux reprises) lorsqu’il apparaît à Moïse sur le mont Sinaï ;

 כִּי יְהוָה קַנָּא שְׁמוֹ, אֵל קַנָּא הוּא

«  Car YHVH, son nom est ‘Jaloux’, Il est un Dieu jaloux! » (Ex 34, 14)

Ce nom terrible porte à conséquence, pour l’Homme, — et cela de façon (humainement) amorale :

«Car moi, l’ Éternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui poursuis le crime des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et à la quatrième générations, pour ceux qui m’offensent. » (Ex 20,4 et Dt 5,8)

« L’Éternel est un Dieu jaloux et vengeur; oui, l’Éternel se venge, il est capable de se courroucer: l’Éternel se venge de ses adversaires et il garde rancune. » (Nahoum 1,2)

Non seulement YHVH se venge, mais même vengé, Il garde encore « rancune »…

Selon Jung, c’est Job qui a sans doute été le premier à avoir pleinement compris la contradiction, pour Dieu, d’être à la fois omniscient, omnipotent, et cependant « jaloux » de sa propre créature…

« Job a été élevé à un degré supérieur de connaissance de Dieu, connaissance que Dieu Lui-même ne possédait pas (…) Job a découvert l’antinomie intime de Dieu, et à la lumière de cette découverte, sa connaissance a atteint un caractère numineux et divin. La possibilité même de ce développement repose, doit-on supposer, sur la ‘ressemblance à Dieu’ de l’homme. »vi

L’inconscient, qu’il soit humain ou divin, a une nature « animale », une nature qui veut surtout vivre et ne pas mourir.

La vision ‘divine’ telle qu’Ézéchiel la rapporte était d’ailleurs composée de trois-quarts d’animalité (lion, taureau, aigle) et d’un seul quart d’humanité : «  Quant à la forme de leurs visages, elles avaient toutes quatre une face d’homme et à droite une face de lion, toutes quatre une face de taureau à gauche et toutes quatre une face d’aigle. »vii

D’une telle ‘animalité’, si évidemment [présente dans la ‘vision’ de la divinité par Ézéchiel, qu’est-ce qu’un homme peut (raisonnablement) attendre? Une conduite ‘morale’ ?

Une conduite (humainement) morale peut-elle être (raisonnablement) attendue d’un lion, d’un aigle ou d’un taureau ?

La conclusion que fait Jung peut paraître provocante, mais elle a le mérite de la cohérence :

« YHVH est un phénomène, et non pas un être humain. »viii

Job affronta dans sa propre chair la nature éminemment non-humaine et phénoménale de Dieu, et il fut le premier à s’étonner de la violence de ce qu’il y découvrit, et de ce qui s’y révéla.

Depuis, l’inconscient de l’homme s’est profondément nourri de cette découverte ancienne, jusqu’à nos jours.

Depuis des millénaires l’homme sait inconsciemment que sa propre raison est fondamentalement aveugle, impuissante, devant un Dieu, qui est phénomène pur. Un phénomène dont la vision (prophétique) est aux trois quarts animale, selon Ezéchiel. Un phénomène essentiellement non-humain.

Il doit maintenant tenter de vivre avec ce savoir brut, irrationnel, inassimilable.

Job fut le premier, peut-être, à avoir découvert (consciemment) une connaissance depuis longtemps enfouie au fond de l’ inconscient humain, celle de la nature profondément antinomique, duelle, du Créateur, à la fois aimant et jaloux, violent et doux, créateur et destructeur, conscient et inconscient de toute la profondeur de Sa puissance. Un Dieu ´omniscient´ et cependant, non ignorant mais ´inconscient´ de l’ipséité que chaque homme porte en lui-même. Une divine omniscience, mais ´inconsciente´de ce savoir humain, unique, éphémère et minuscule.

L´incendie ne sait pas l´étincelle…

Quel est ce savoir-étincelle ? C´est le savoir que la conscience de l’Homme, seule et singulière, transcende toute animalité, et se transporte virtuellement dans l’infini de la non-animalité, dans le vertige non-animal de la méta-humanité.

Dieu, essentiellement non-humain. L’Homme, virtuellement non-animal et méta-humain.

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iPs 89, 39-40

iiPs 89, 48-49

iiiPs 89, 50

ivPs 89, 53

vC.G. Jung, Answer to Job, Routledge, 1954, p.15

viC.G. Jung, Answer to Job, Routledge, 1954, p.16

viiEz 1, 10

viiiC.G. Jung, Answer to Job, Routledge, 1954, p.24

Raison et Inconscient Quantiques


Chacun d’entre nous est réellement un système quantique, affirme Alexander Wendt (« Human beings really are quantum systems »i).

D’un côté, cette affirmation est une évidence, puisqu’en dernière analyse nous sommes effectivement composés de molécules, d’atomes et d’un certain nombre de particules élémentaires, qui obéissent aux lois de la mécanique quantique, très différentes, comme on le sait, des lois de la physique classique.

D’un autre côté, cela peut sembler contre-intuitif, tant le corps qui nous constitue, l’esprit qui nous anime, la mémoire qui nous fonde, l’intelligence qui nous éclaire, la volonté qui nous inspire, semblent fort loin de la réalité quantique, plus proche de nuages mathématiques de probabilités abstraites que de la vie concrète de tous les jours, avec son cortège relativement stable de sujets, d’objets et d’interactions plus ou moins observables.

Il est aussi possible qu’il n’y ait pas de contradiction entre ces deux « côtés ». Nous pourrions parfaitement être à la fois des systèmes quantiques obéissant aux lois de la mécanique quantique dans les profondeurs de notre corps et de notre cerveau, et, en même temps, des êtres humains plongés dans la réalité quotidienne, faites de sujets et d’objets.

Par exemple, on peut imaginer que le monde quotidien, la réalité de tous les jours, n’est que la projection « réalisée » d’une possibilité singulière, choisie parmi une infinité d’états quantiques superposés.

Chaque femtoseconde, des quantités inimaginables de micro-événements quantiques se « réalisent » en tous points de notre corps et notamment dans notre cerveau. Infiniment plus nombreux encore, sont les événement qui ne se réalisent pas mais qui demeurent dans un état de « superposition » quantique, c’est-à-dire restent à l’état de nuages de probabilités, jusqu’à ce que certaines conditions permettent de nouvelles émergences, de nouvelles actualisations singulières dans l’univers des possibles.

Admettons un instant le point de vue « matérialiste », selon lequel l’esprit humain n’est qu’un épiphénomène, découlant seulement du fonctionnement interne du cerveau, et voyons ce qu’on peut en inférer, du point de vue de l’épistémologie quantique.

Si le cerveau est un « système quantique », on peut en induire que l’esprit humain est sans doute aussi dans un état de « superposition quantique ».

Dans ces conditions, comment l’esprit, plongé dans de multiples nuages de probabilités, peut-il prendre une décision effective, se traduisant matériellement, dans la réalité?

La théorie classique de la décision pose que celle-ci découle de la maximalisation de l’utilité. L’utilité est considérée par les matérialistes, les positivistes et bien sûr les utilitaristes, comme le principal critère de la rationalité de la décision.

Cette théorie présuppose que l’esprit humain possède des croyances et des préférences dûment définies. Toute décision, toute action peut alors être envisagée comme un moyen de maximiser la satisfaction des préférences ou le respect des croyances, à travers le choix d’un comportement ad hoc.

En revanche, dans la théorie quantique de la décision, il n’y a pas de préférence a priori, pas de croyance pré-existante, ni non plus de critère d’utilité à maximiser. La rationalité ne peut plus prétendre à relier mécaniquement, classiquement, des circonstances initiales, des moyens appropriés et une fin désirée, car cette fin n’existe pas (ou pas encore). La prise de conscience de la fin poursuivie, ou « désirée », dépend en fait de la détermination effective de l’ensemble de l’environnement (y compris jusqu’aux confins de l’univers) et du choix des moyens pour en mesurer les critères de réalisation.

La théorie quantique n’exclut certes pas le rôle des « croyances » et des « préférences », dont on sait qu’elle peuvent par ailleurs jouer leur rôle dans des situations classiques, mais elle les relativisent, compte tenu de la masse totale des informations actives qui assaillent objectivement ou subrepticement l’esprit du décideur.

Quand il y a une situation d’incertitude profonde, de crise grave, d’urgence immédiate, ou même seulement de flou cognitif sur l’état réel de l’environnement, les croyances et les préférences ne peuvent plus jouer leur rôle « mécanique », « classique », d’orientation « rationnelle » de la décision.

Le cerveau prend alors tous les autres moyens qui sont à sa disposition pour surmonter les aléas de l’incertitude générale, – et il s’appuie notamment sur les ressources potentiellement disponibles, celles que recèlent les innombrables superpositions de ses non moins innombrables « états » quantiques et de leurs intrications avec l’ensemble du cosmos.

La théorie quantique de la décision remet donc en cause l’idée selon laquelle avoir un esprit « logique », une « raison » bien ordonnée, soient la base optimale pour relever les défis des incertitudes et des complexités, et pour prendre des décisions dans des contextes intrinsèquement insaisissables, non représentables rationnellement, et selon la théorie classique, indécidables.

Cette assurance vient d’un fait expérimental bien connu. Quand un physicien mesure le comportement d’une particule, il devient de facto intriqué avec elle. Le processus de la mesure, qu’il conçoit et met en œuvre, crée d’emblée une corrélation non-locale entre l’objet à mesurer, l’appareil de mesure et le cerveau du physicien, corrélation qui influence irrémédiablement, en retour, le résultat de la mesure obtenue.

Cette non-séparabilité de la particule avec tout son environnement est la base de la théorie du holisme des processus quantiques.

Comme les êtres humains sont des systèmes quantiques, ils font partie eux aussi d’univers multiples, relationnels, holistiques, englobant l’ensemble des mondes macroscopiques et microphysiques.

L’esprit humain est donc, quantiquement parlant, infiniment plus étendu que le cerveau biologique proprement dit. Il s’étend infiniment au-delà de l’occiput ou du lobe frontal, et il communique en permanence et instantanément avec l’univers entier, non seulement tel qu’il est à l’instant t, mais aussi tel qu’il a été depuis son origine, et peut-être même tel qu’il sera jusqu’à sa fin, puisque dans cette représentation le temps se présente sous la forme d’une universelle synchronicité, pour reprendre le terme proposé par C. G. Jung.

La communication de l’esprit avec l’univers ne s’opère pas par la transmission causale d’informations ou de signaux qui convergeraient vers l’esprit-récepteur.

L’esprit n’est pas un appareil de radio qui recevrait des ondes émanant du reste de l’univers.

Il est en permanence dans un état de superposition quantique avec l’ensemble de l’univers. Il n’y a pas transmission et réception, mais superposition et synchronicité.

Dans ces conditions, comme l’esprit humain prend-il une décision ?

Elle se fait par le passage de la superposition de multiples états « potentiels » à un seul état « actuel » de l’esprit. Dans le jargon de la mécanique quantique, ce passage s’appelle « effondrement » ou « réduction » (« collapse » en anglais) des fonctions d’onde. Il exprime l’idée qu’une réalité « actuelle » prend soudain forme, émergeant d’un vaste ensemble de potentialités qui demeuraient jusqu’alors « superposées », réparties en un spectre de probabilités.

La perception quantique, instantanée, « non-locale », permet une certaine correspondance, instantanée, entre l’esprit et son environnement indéfini, complexe, incertain. La rationalité livrée à sa seule clarté, à son aveuglement solipsiste, soumise à des lois classiques de causalité, et d’interdépendance spatiale et temporelle, est bien moins apte à traiter de l’obscur, du flou, et de l’indécidable .

Il y a encore d’autres sources, non rationnelles, dont l’esprit s’abreuve en permanence : les émotions, le subconscient et l’inconscient.

Les émotions ne relèvent pas de la raison. L’inconscient non plus.

Cependant, les neurosciences ont prouvé expérimentalement que la raison et les émotions sont profondément entremêlées, enchevêtrées, intriquées, surtout lorsqu’il s’agit de prendre des décisions dans l’incertitude, l’ignorance ou l’urgence.

Que signifie alors l’idée de « rationalité », si la raison est ainsi naturellement soumise à tant d’influences exogènes ?

Il y a peut-être, au-delà de la raison une méta-raison, un méta-logos ou un méta-noos, capable de « superposer » raison, émotion, subconscient et inconscient ?

Cette méta-raison enrichirait considérablement l’idée même de « raison », si l’on accepte de considérer l’élargissement immense de son possible champ de perception et d’intellection (par le biais de toutes ces sources non rationnelles, les émotions, le subconscient et l’inconscient).

Par son intermédiaire l’esprit voit son pouvoir de saisie étendu jusqu’aux confins des mondes, et jusqu’au tréfonds de l’abîme.

On peut en tirer deux conclusions provisoires :

1. Le cosmos, la raison et l’inconscient, sont « intriqués », depuis les origines.

2. Par cette « intrication », l’univers et l’inconscient (cosmique) ont fait intrinsèquement alliance avec l’espèce humaine.

Saurons-nous respecter le pacte qu’implique cette fort ancienne alliance ?

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iAlexander Wendt. Quantum Mind and Social Science. Unifying Physical and Social Ontology. Cambridge University Press, 2015. p. 3. Je dois la découverte de ce beau livre à l’ami Derrick de Kerckhove, que je remercie ici.

Le pari divin


 

Selon l’interprétation qu’en donnent les Upaniṣads, le but ultime du Véda, avec ses hymnes, ses chants, ses formules, est la connaissance métaphysique. Et les Upaniṣads en donnent, dans une langue à la fois précise et allusive, plusieurs indications précieuses.

En quoi consiste-t-elle ?

Certains sages ont dit qu’elle tient en une seule phrase.

D’autres, plus diserts, indiquent qu’elle touche à la nature du monde et à celle du Soi.

Ils énoncent par exemple que « le monde est une triade consistant en nom, forme et action »i, et ils ajoutent, sans contradiction, qu’il est aussi « un », et que cet Un, c’est le Soi. Qui est le Soi, alors ? Il est comme le monde, en apparence, mais il possède surtout l’immortalité. « Le Soi est un et il est cette triade. Et il est l’Immortel, caché par la réalité. En vérité l’Immortel est souffle, la réalité est nom et forme. Ce souffle est ici caché par eux deux. »ii

Pourquoi, ici, lit-on ‘eux deux’, alors que le monde est une ‘triade’ ?

Dans la triade du monde, ce qui ‘cache’, ce sont surtout le nom et la forme. L’action peut cacher, dans le monde, mais elle peut aussi révéler.

Ainsi l’un ‘agit’, comme le soleil agit. Le souffle divin agit aussi, sans parole ni forme. Le poids des mots diffère suivant les contextes…

On demandera encore: pourquoi cette opposition entre, d’un côté, ‘nom, forme, action’, et de l’autre le ‘souffle’ ? Pourquoi d’une part la réalité, et d’autre part, l’Immortel ? Pourquoi cette coupure, si tout est un ? Pourquoi la réalité du monde est-elle en réalité si irréelle, puisqu’elle est à l’évidence si fugace, si peu immortelle, et si séparée de l’Un ?

Peut-être que la réalité participe en quelque manière de l’Un, d’une façon difficile à concevoir, et qu’en conséquence, elle participe à l’Immortel.

La réalité est apparemment séparée de l’Un, mais on dit aussi qu’elle le ‘cache’, qu’elle le ‘couvre’ du voile de sa ‘réalité’ et de son ‘apparence’. Elle en est séparée, mais d’une autre façon, elle est en contact avec Lui, comme une cachette contient ce qu’elle cache, comme un vêtement couvre une nudité, comme une illusion recouvre une ignorance, comme l’existence voile l’essence.

D’où une autre question. Pourquoi tout cela est-il ainsi agencé? Pourquoi cette grandiose entité, le Soi, le Monde, l’Homme? Et pourquoi cette séparation entre le Soi, le Monde et l’Homme, métaphysiquement disjoints, séparés? A quoi riment le Monde et l’Homme, dans une aventure qui les dépasse entièrement ?

Quelle est la raison d’être de ce dispositif métaphysique ?

Une piste possible s’ouvre avec C.G. Jung, qui identifie le Soi, l’Inconscient, – et Dieu.

« En ce qui concerne le Soi, je pourrais dire qu’il est un équivalent de Dieu. »iii « Le Soi dans sa divinité (c’est-à-dire l’archétype) n’est pas conscient de cette divinité (…) Dans l’homme, Dieu se voit de l’«extérieur » et devient ainsi conscient de sa propre forme. »iv

L’idée cruciale est que Dieu a besoin de la conscience de l’homme. C’est là la raison de la création de l’homme. Jung postule « l’existence d’un être [suprême] qui pour l’essentiel est inconscient. Un tel modèle expliquerait pourquoi Dieu a créé un homme doté de conscience et pourquoi il cherche à atteindre Son but en lui. Sur ce point l’Ancien Testament, le Nouveau Testament et le bouddhisme concordent. Maître Eckhart dit que ‘Dieu n’est pas heureux dans sa divinité. Il lui fait naître en l’homme.’ C’est ce qui s’est passé avec Job : le créateur se voit lui-même à travers les yeux de la conscience humaine. »v

Qu’implique (métaphysiquement) le fait que le Soi n’a pas une entière conscience de soi, et même qu’il est bien plus inconscient que conscient ? Comment l’expliquer ? Le Soi est si infini qu’Il ne peut absolument pas avoir une conscience pleine, absolue, de Lui-même. Toute conscience est une attention à soi, une focalisation sur elle-même. Ce serait contraire à l’idée même de la conscience qu’elle soit ‘consciente’ d’infiniment tout, de tout à la fois, pour tous les temps infiniment à venir, et les temps infiniment passés.

Une omniscience intégrale, une omni-conscience, est en contradiction intrinsèque avec le concept d’infini. Car si le Soi est infini, il l’est en acte et en puissance. Or la conscience est en acte. C’est l’inconscient qui est en puissance. Le Soi conscient peut réaliser l’infini en acte, à tout instant, et partout dans le Monde, ou au cœur de chaque homme, mais il ne peut pas aussi mettre en acte ce qu’il y a de puissance (non encore réalisée) dans l’infini des possibles. Il ne peut pas être ‘en acte’, par exemple, dès aujourd’hui, dans le cœur et l’esprit des hommes de demain, dans les innombrables générations à venir, qui sont encore ‘en puissance’ d’advenir à l’existence.

L’idée qu’il y a une fort importante part d’inconscient dans le Soi, et même une part d’infini inconscient, n’a rien d’hérétique. Bien au contraire.

Le Soi n’a pas une conscience totale, absolue, de soi, mais seulement une conscience de ce qui en Lui est en acte. Il a ‘besoin’ de réaliser sa part d’inconscient, qui est en puissance en Lui, et qui est aussi en puissance dans le monde, et dans l’Homme…

C’est là le rôle de la réalité, le rôle du monde et de sa triade ‘nom, forme, action’. Seule la ‘réalité’ peut ‘réaliser’ que le Soi réside en elle, et ce que le Soi attend d’elle. C’est cette ‘réalisation’ qui contribue à faire émerger la part d’inconscient, la part de puissance, que le Soi contient, en germe; dans son in-conscient in-fini.

Le Soi poursuit sa propre marche, depuis toute éternité, et pour des éternités à venir (quoique cette expression puisse sembler bizarre, et apparemment contradictoire). Dans cette ‘aventure’ in-finie, le Soi a besoin de sortir de son ‘présent’, de sa propre ‘présence’ à soi-même. Il a besoin de ‘rêver’. En somme, le Soi ‘rêve’ la création, le monde et l’Homme, pour continuer de faire advenir en acte ce qui est encore en puissance.

C’est ainsi que le Soi se connaît Lui-même, par l’existence de ce qui n’est pas le Soi, mais qui en participe. Le Soi en apprend ainsi plus sur Lui-même que s’il restait seul, mortellement seul. Son immortalité et son infinité viennent de là, de sa puissance de renouveau, d’un renouveau absolu puisqu’il vient de ce qui n’est pas absolument le Soi, mais de ce qui lui est autre (notamment le cœur de l’Homme).

Le monde et l’Homme, tout cela est le rêve du Dieu, ce Dieu que le Véda nomme l’Homme, Puruṣa, ou le Seigneur des créatures, Prajāpati, et que les Upaniṣads nomme le Soi, ātman.

L’Homme est le rêve du Dieu qui rêve à ce qu’Il ne sait pas encore ce qu’Il sera. Ce n’est pas là une ignorance. C’est seulement l’in-fini d’un à-venir.

Il a d’ailleurs livré son nom : « Je serai qui je serai. »vi אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה ehyeh acher ehyeh. Si le Dieu qui se révéla ainsi à Moïse dans un verbe à l’aspect ‘inaccompli’, c’est que la langue hébraïque permet de lever un pan du voile. Dieu est inaccompli, comme le verbe qui le nomme.

Pascal a développé l’idée d’un ‘pari’ que l’homme devrait faire, pour gagner l’infini. J’aimerais suggérer qu’un autre ‘pari’, divin cette fois, accompagne le pari humain. C’est le pari que le Dieu a fait en créant sa création, en acceptant que du non-Soi coexiste avec Lui, dans le temps de Son rêve.

Quel est la nature du pari divin ? C’est le pari que l’Homme, par les noms, par les formes, et par les actions, viendra aider la divinité à accomplir la réalisation du Soi, toujours à faire, toujours à créer, du Soi toujours en puissance.

Le Dieu rêve que l’Homme le délivrera de Son absence (à Lui-même).

Car cette puissance, qui dort encore, d’un sommeil sans rêves, dans les infinies obscurités de Son in-conscient, c’est ce à quoi rêve aussi le Dieu qui, dans Sa lumière, ne connaît pas d’autre nuit que la sienne propre.

iB.U. 1.6.1

iiB.U. 1.6.1

iiiC.G. Jung. Lettre au Pr Gebhard Frei.1 3 Janvier 1948. Le Divin dans l’Homme. Albin Michel.1999. p.191

ivC.G. Jung. Lettre à Aniela Jaffé. 3 Septembre 1943. Le Divin dans l’Homme. Albin Michel.1999. p.185-186

vC.G. Jung. Lettre au Rev Morton Kelsey. .3 Mai 1958. Le Divin dans l’Homme. Albin Michel.1999. p.133

viEx 3,14

Le viral et le viril


 

Le mot latin virus a une gamme de sens fort riche : « suc ; sperme ; humeur ; venin ; poison ; amertume ». Comme le grec ῑός, « venin ; rouille », ces mots remontent au sanskrit विष viṣa, « poison, venin ».i Or la racine verbale de ce mot sanskrit, viṣ-, n’a aucune connotation négative, bien au contraire ! Elle signifie : « être actif, agir, faire, accomplir»ii.

Le génie de la langue sanskrite assimile tous les principes actifs de la vie et de la nature, – le suc des plantes, le sperme des hommes, les humeurs corporelles, mais aussi les venins animaux et les poisons végétaux –, aux idées fondamentales du « faire », de l’« agir » et de l’« accomplir ».

La longue mémoire des mots (dans la sphère indo-européenne, tout au moins) met l’action, le faire et l’accomplissement du même côté que le virus et le viral.

Cela devrait inciter à considérer le viral, non pas seulement comme un danger critique, mais aussi comme offrant des perspectives d’action et d’accomplissement, à l’échelle planétaire.

La mémoire longue de la langue permet aussi de rapprocher l’étymologie de virus de celle du mot latin vir, « homme » (par opposition à femme). En effet, le mot vir (qui a donné ‘viril’ et ‘virilité’ en français) remonte au sanskrit वीर vīrá « mâle, guerrier, héros, chef ; époux ».iii

Or la racine verbale la plus proche de वीर vīrá est वी vī-, « se mouvoir, approcher ; saisir, attaquer, s’emparer de ; punir », ce qui convient bien à l’univers sémantique auquel se rattache le « mâle », le « guerrier ».

Une autre forme verbale de la racine वी vī- prend le sens de « se disperser, se répandre dans ; disparaître, cesser », ce qui peut s’appliquer à l’univers sémantique lié à la notion de virus.

Les deux racines verbales viṣ- et vī-, dont le sanskrit garde la mémoire, ont l’une et l’autre un sens général respectivement tourné vers l’action, le faire, et le mouvement, l’attaque.

Cette proximité est prometteuse, elle est porteuse de changements.

Le mot virus porte en lui non seulement l’idée du ‘venin’ ou du ‘poison’, mais aussi celle du ‘suc’ et du ‘sperme’, connotant les idées verbales d’agir et d’accomplir.

Le mot vir porte quant à lui une mémoire guerrière, tournée vers le mouvement, la saisie et l’attaque, mais aussi vers la génération et l’engendrement.

Il n’est pas sans intérêt de s’arrêter sur le nuage sémantique associé à ces deux mots. Il permet de comprendre qu’un lien sémantique profond existe entre le viral et le viril.

Par ailleurs, il faut souligner dans ces deux mots la coexistence d’une négativité et d’une positivité. Ils sont, en puissance, tous deux porteurs du meilleur et du pire…

Leur voisinage sémantique repose sur des bases étymologiques, mais l’on peut tenter de l’élargir, et de l’approfondir, en lui donnant une perspective résolument anthropologique.

Le virus est essentiellement suc, sperme ou poison, et le viril est essentiellement mouvement, invasion, attaque, saisie, et génération.

Il y a un point de rencontre entre ces deux univers de sens. On peut le symboliser avec les idées d’expansion (virale) et de pénétration (virile).

Ces quelques rappels étymologiques laissent pressentir qu’il y a toujours à l’oeuvre, dans le langage, une sorte de mémoire insondable, originaire, et même un « inconscient collectif », tel que théorisé par C.G. Jung.

Ceci incite à prendre de la hauteur, et à ouvrir plus largement encore les perspectives de réflexion.

Le fondement d’une anthropologie de la pénétration et de l’expansion pourrait s’établir sur un premier constat.

Viril et viral sont non seulement voisins, mais liés.

Le viril, par ses modes d’approche, d’attaque et de saisie, a quelque chose non seulement de spermatique, mais aussi de viral.

Le virus possède pour sa part une dimension spermatique, puisqu’il s’autoféconde en se propageant. En se répliquant, il se donne à lui-même sa propre vie, et il donne aussi la mort, assez souvent, à ses hôtes. Aux hôtes qu’il ne tue pas, il laisse même en héritage un peu de son patrimoine génétique, fécondant l’avenir, donc, en un sens.

« Fécondant l’avenir »… On peut donner à cette métaphore deux sens opposés, l’un positif, l’autre non.

Commençons par le négatif.

Le génome du virus SARS-CoV-2 est une molécule d’ARN d’environ 30 000 bases formant 15 gènes, dont le gène qui code pour une protéine, dite S, située à la surface de l’enveloppe virale. Les analyses de génomique comparative ont montré que ce virus appartient au groupe des Bétacoronavirus, et qu’il est proche du SARS-CoV, apparu en novembre 2002 dans la province de Guangdong. On sait aussi que les chauve-souris du genre Rhinolophus étaient le « réservoir »iv de ce virus, et qu’un petit carnivore, la civette palmée à masque (Paguma larvata), a sans doute servi d’intermédiaire entre les chauve-souris et les premiers cas humains.

De nombreux autres Bétacoronavirus ont été découverts récemment chez les chauve-souris et chez l’homme, dont le virus RaTG13, très semblable au SARS-CoV-2. On a aussi découvert un autre virus, également fort semblable, chez le pangolin malais (Manis javanica), qui présente 99 % d’identité quant aux acides aminés de la région de la protéine S qui sert de domaine de liaison au récepteur ACE2, et qui permet donc au virus d’entrer dans les cellules humaines pour les infecter. Or, dans cette même région, le virus RaTG13 est très divergent. Selon Alexandre Hassanim, « cela suggère que le virus SARS-Cov-2 est issu d’une recombinaison entre deux virus différents, l’un proche de RaTG13 et l’autre plus proche de celui du pangolin. En d’autres termes, il s’agit d’une chimère entre deux virus préexistants. »v

On voit par là que les virus ne cessent de se recombiner entre eux. Il suffit pour cela que deux virus infectent le même organisme en même temps. Alors les conditions sont favorables à l’émergence d’une nouvelle souche virale aux propriétés encore inédites, par exemple combinant la charge mortifère d’un virus et les capacités de « pénétration » d’un autre virus, ce qui lui permet d’attaquer alors de nouvelles espèces, et de continuer de se répandre dans la biosphère.

Du point de vue des longues durées, il est certain que les espèces qui ne sauront pas s’adapter aux menaces virales, constamment évolutives, sont tout simplement condamnées à disparaître. Ceci est aussi vrai pour l’espèce humaine, naturellement. Il y a certes des raisons d’être optimiste sur l’issue de la « guerre » qui s’est engagée entre le virus SARS-Cov-2 et le genre humain. Mais cette « guerre », pour reprendre l’expression du Président Macron, n’est jamais qu’une bataille, parmi les nombreuses qui nous attendent. Même gagnée, et elle sera gagnée, cette bataille ne préjuge pas de l’issue ultime de la « Guerre planétaire » entre les différentes formes de vie.

Prenant un peu de recul, pour d’innombrables espèces d’animaux, mais aussi de plantes, il existe un virus extrêmement mortifère, dont l’impact est aujourd’hui catastrophique, et même apocalyptique, c’est le virus Homo Sapiens.

Il est temps que Homo Sapiens mette son intelligence et ses connaissances au service d’une nouvelle alliance pour la survie de toutes les formes de vie, sur cette petite planète, bleue et surpeuplée.

Il est plus que temps que Homo Sapiens mette toute sa volonté, toute son intelligence et toutes ses connaissances, pour « féconder l’avenir ».

iCf. Alfred Ernout et Antoine Meillet. Dictionnaire étymologique de la langue latine. Klincksieck, Paris, 2001, p.740, et cf.Pierre Chantraine. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Klincksieck, Paris, 1977, p.466

iiGérard Huet. Dictionnaire sanskrit-français. 2013. p. 559

iiiGérard Huet. Dictionnaire sanskrit-français. 2013. p. 564

iv On définit la notion de « réservoir viral » comme étant composé d’une ou de plusieurs espèces animales peu ou pas sensibles au virus, qui vont naturellement héberger un ou plusieurs virus. L’absence de symptôme de la maladie s’explique par l’efficacité de leur système immunitaire qui leur permet de lutter contre une trop grande prolifération virale.

Métaphysique du coronavirus


 

Tout virus transporte de l’ARN. En infectant un être vivant, il lui transmet un peu de cet ARN, par exemple sous forme de plasmides.

Ceci a deux effets majeurs, l’un horizontal, l’autre vertical.

L’effet horizontal, c’est qu’une pandémie mondiale, virale, infecte un énorme pourcentage de l’humanité entière, qui désormais partagera de nouveaux fragments de ‘patrimoine génétique’, ainsi mis en commun.

L’effet vertical, c’est que ces fragments de patrimoine génétique mis en commun initient une nouvelle phase dans la fort longue histoire de l’humanité, – laquelle n’est, somme toute, qu’un court instant dans la bien plus longue histoire du vivant.

Les conséquences à court terme en sont assez prévisibles. Les médias les ressassent.

Les conséquences à moyen et à long terme sont totalement au-dessus des capacités actuelles de compréhension humaine.

Sur un plan métaphorique, on peut comparer une pandémie mondiale à une phase supplémentaire de la plongée ‘au fond du gouffre’ (que chantait déjà Baudelaire). Serait-ce là l’occasion d’y ‘trouver du nouveau’ ? Je le pense.

Sur le plan métaphysique, on pourrait comparer la pandémie à une forme d’incarnation (étymologiquement, une ‘pénétration dans la chair’).

Une incarnation de quoi ? D’un peu de patrimoine génétique ? Oui, mais bien plus encore… Ce qui se passe sous nos yeux, c’est la preuve en temps réel que l’humanité tout entière peut rapidement ‘muter’, aujourd’hui seulement sous une forme fort limitée, quoique en l’occurrence assez dangereuse, puisque le taux de mortalité est loin d’être négligeable.

Ce ne sont pas les plasmides que nous pourrions hériter du virus 2019 n-CoV qui font question ici, mais plutôt la métaphore qu’ils ‘incarnent’, et tout ce qu’ils ouvrent en conséquence comme portes à la réflexion métaphysique.

En utilisant le mot ‘incarnation’, une phrase de C.G. Jung m’est revenue en mémoire.

« La vraie histoire du monde semble être celle de la progressive incarnation de la divinité »i.

Loin de moi l’idée de comparer le virus à la divinité.

En revanche, l’idée de comparer la marche de la divinité dans le monde à une forme d’infection (ou d’affection) lentement virale, me séduit assez.

Pourquoi ? Parce qu’elle relie en une une seule ligne métaphorique de l’inanimé-inconscient (le virus), de l’animé-conscient (l’humain), et de l’animé-inconscient (le divin).

Pourquoi Jung parle-t-il d’une incarnation ‘progressive’ ?

Parce qu’elle prend son propre temps, et qu’elle n’apparaît pas à tous, tout le temps. Pourquoi ces délais, ces absences, ces voilements, ces diversions ?

A chacun selon sa mesure, sans doute. Le nourrisson boit à la tendre mamelle, et non, d’une ferme cuillère, la soupe brûlante.

Il y a une autre explication, qui tient à la nature de la Divinité, à la nature de l’Humanité et à la nature de la ‘matière’. Malgré les promesses bien réelles de l’immanence, l’infini en acte, l’infini totalisé ne peut loger à l’aise dans le moustique, et l’Esprit absolu, à la Hegel, se sent un peu à l’étroit dans le virus. Le plérôme divin ne tiendrait pas en place dans un boson, et dans un cosmos même entièrement composés de photons, on verrait moins encore luire la lumière de la Sagesse, née avant le monde...

Pourquoi Jung parle-t-il d’‘incarnation’ ?

Parce que, sans doute, de toute éternité, la Divinité a dû se résoudre à sortir de Soi, à se livrer à la loi d’un Exode hors d’Elle-même.

Sacrifice divin ? C’est là l’hypothèse brillamment suivie par le Véda.

Ou bien, autre hypothèse, le ‘confinement’ du Divin ne Lui convenait-il plus ? Sa perfection ronde, absolue, compacte, totale, Lui sembla-t-elle encore inachevée, incomplète, dans son apparente complétude ? Il fallait en sortir, briser la tautologie de l’être-même, l’être-le-même, la répétition du sublime et la circularité du suprême.

Avant que le monde fut créé, que faisait donc la Divinité ? Elle baignait dans sa sainte, infinie, in-conscience. Car ce qu’on appelle ‘conscience’, et dont l’Homme est si fier, est vraiment un terme qui n’est (au fond) pas digne de la Divinité suprême.

La Divinité est si infinie qu’elle ne peut, reconnaissons-le, se connaître absolument et totalement elle-même, comme ‘conscience’. Car si Elle se connaissait, alors Elle serait en quelque sorte limitée par ce ‘savoir’ sur Elle-même, par cette ‘conscience’ de Soi. Ce qui ne se peut.

Pour le dire autrement, avant que le monde ou le temps ‘soient’, la Divinité ne connaissait pas alors Sa propre Sagesse, et moins encore le son de Sa Parole, qui n’avait jamais été prononcée (puisque longtemps, il n’y eut réellement aucune oreille pour entendre).

C’est ce qu’exprime l’image de la Sagesse se tenant ‘auprès’ de la Divinité. Il n’y a pas identité, mais écart. Clinamen.

Dans l’inconscience (de Sa propre Sagesse), la Divinité se tenait dans un état d’absolue intemporalité, de totale a-spatialité.

Divinité vivante, uniquement vivante, absolument vivante…

Donc, ignorant la mort.

Lumière aussi, lumière infiniment

Donc, ignorant la ténèbre.

Cette ignorance Lui cachait le visage (ou le mystère) de Son inconscience.

Et cette Lumière Lui cachait la nuit de Son inconscience.

Nous nous sommes provisoirement éloigné du virus. Revenons-y. Virus, mot latin, du genre neutre, n’a pas de pluriel. Ce mot signifie « suc des plantes » mais aussi « sperme », « humeur», « venin » (des animaux). Par suite : « poison » et « âcreté, amertume ». Le mot grec pour virus est ῑός, « venin, rouille ». L’étymologie de ces deux motsii remonte au sanskrit विष viṣa, qui signifie, au genre neutre : « poison, venin ». Mais la racine de ce mot sanskrit, viṣ-, n’a aucune connotation négative… La racine verbale viṣ- signifie fondamentalement « être actif, agir, faire, accomplir»iii.

Originairement, donc, pas de négativité attachée à la racine sanskrite  viṣ-, mais il y a une idée fondamentale d’action, d’efficacité, d’accomplissement. D’ailleurs, le mot विष viṣa, lorsqu’il est au genre masculin, signifie « serviteur » (sous-entendu ‘actif, zélé’).

Une leçon politique et une leçon métaphysique en découlent, me semble-t-il.

Ce nouveau virus, qui est en train de nous faire muter (génétiquement), nous oblige aussi à faire muter (politiquement) la race humaine vers un niveau d’efficacité (politique) supérieur à l’efficacité (génétique) du virus lui-même.

Mais ce virus, considéré comme révélant aussi un aspect (redoutable) de l’inconscient cosmique, nous incite, également, à viser un niveau d’accomplissement (métaphysique) dont nous commençons lentement d’apercevoir l’infinie portée…

iC.G. Jung. Le Divin dans l’homme. Albin Michel. 1999, p.134

iiCf. Alfred Ernout et Antoine Meillet. Dictionnaire étymologique de la langue latine. Klincksieck, Paris, 2001, p.740, et cf.Pierre Chantraine. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Klincksieck, Paris, 1977, p.466

iiiGérard Huet. Dictionnaire sanskrit-français. 2013. p. 559

L’ivresse et l’ivraie. Une métaphysique de la fermentation


Le sens inné du ‘mystère’ a toujours été l’un des traits constitutifs de la condition humaine. L’apparition de ce trait, il y a bien longtemps, coïncide avec l’émergence obscure de la conscience du ‘Soi’, – la conscience de l’inconscient.

Ces deux phénomènes, l’intuition du mystère et l’intuition de l’inconscient, ouvrent la voie au jaillissement progressif de la conscience du Moi.

L’apparition de la conscience du ‘Soi’ a sans doute été favorisée par la répétition (encouragée par les rites) d’expériences individuelles, ‘proto-mystiques’, aiguës, inouïes, aux implications littéralement indicibles, dont l’essence est de révéler inopinément au moi les profondeurs du Soi.

Leur accumulation, par d’innombrables générations successives, non seulement par les individus mais aussi lors de transes collectives, suggère que ces états de conscience extatique ont été traduits et partagés selon des formes socialisées (proto-religions, rites cultuels, cérémonies d’initatiation).

L’expérience progressive de la conscience du soi et l’expérience proto-mystique sont en fait indissolublement liées, et elles se renforcent l’une l’autre. Elles doivent toutes deux avoir été rendues possibles et encouragées par des faisceaux de conditions favorables (milieu, environnement, climat, faune, flore). Par effet d’épigenèse, elles ont eu un impact sur l’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, du cerveau (chez les hominidés, puis chez les humains), produisant un terrain organique et psychique de plus en plus adapté à une augmentation continue des ‘niveaux de conscience’.

.

Pendant d’innombrables générations, et lors de multiples expériences de transe, voulues ou hasardeuses, préparées ou subies, provoquées lors de rites cultuels, ou fondant comme l’éclair à la suite de découvertes personnelles, le terrain mental des cerveaux du genre Homo ne cesse de s’ensemencer, puis de bourgeonner, comme sous l’action d’une levure psychique intimement mêlée à la pâte neuronale.

De puissantes expériences proto-mystiques accélèrent l’adaptation neurochimique et neuro-synaptique des cerveaux des hommes du Paléolithique, et leur dévoilent par là-même l’immensité incalculable et l’indicibilité radicale de ‘mystères’ sous-jacents, immanents, et qui régnent dans les profondeurs.

Ces mystères habitent non seulement dans le cerveau lui-même, et dans sa conscience semblant encore à peine éveillée, mais encore tout autour, dans la Nature, dans le vaste monde, mais aussi au-delà du cosmos lui-même, dans la Nuit des origines, – donc non seulement dans le Soi, mais aussi dans l’Autre et dans l’Ailleurs.

L’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, est évidemment la condition essentielle d’une évolution mentale, psychique, spirituelle. On peut penser que cette évolution est accélérée par des boucles de rétroaction de plus en plus puissantes et complexes, entre les modifications physiologiques soudain disponibles, et les effets ‘neuro-systémiques’, culturels et psychiques, qu’elles peuvent entraîner chez les individus, puis par propagation génétique dans des groupes humains, catalysant toujours plus l’appropriation de voies nouvelles d’exploration d’un vaste ensemble de résistants et insondables mystères.

On peut sans crainte postuler l’existence d’un lien immanent et sans cesse évolutif, épigénétique, entre l’évolution de la structure du cerveau, du réseau de ses neurones, de ses synapses et de ses neurotransmetteurs, de leurs facteurs inhibiteurs et agoniques, avec sa capacité croissante à être le support d’expériences ‘proto-mystiques’, spirituelles et religieuses.

Qu’est-ce qu’une expérience proto-mystique ?

Il en est sans doute de nombreuses… Mais pour fixer les idées, on peut évoquer l’expérience rapportée par de nombreux chamanes d’une sortie du corps (‘extase’), suivie de la perception d’un grand éclair, puis accompagnée de visions sur-réelles, doublées d’un développement aigu de la conscience du Soi, et du spectacle intérieur créé par l’excitation simultanée de toutes les parties du cerveau.

Imaginons un Homo, chasseur-cueilleur dans quelque région d’Eurasie, qui consomme, par hasard ou par tradition, tel ou tel un champignon, parmi les dizaines d’espèces possédant des propriétés psychotropes, dans son milieu de vie. Soudain un ‘grand éclair de conscience’ l’envahit et l’abasourdit, à la suite de la stimulation simultanée d’une quantité massive de neurotransmetteurs affectant le fonctionnement de ses neurones et de ses synapses cérébraux. Se produit alors, en quelques instants, un écart radical entre son état de ‘conscience’ (ou de ‘subconscience’) habituel et l’état de ‘sur-conscience’ brutalement survenu. La nouveauté et la vigueur inouïe de l’expérience le marquera à vie.

Il aura désormais la certitude d’avoir vécu un moment de conscience double, un moment où sa conscience habituelle a été comme transcendée par une sur-conscience. En lui s’est révélé avec puissance un véritable ‘dimorphisme’ de la conscience, qui n’est pas sans comparaison avec le dimorphisme journalier de la veille et du sommeil, et le dimorphisme ontologique de la vie et de la mort, deux catégories sans doute parfaitement perceptibles par le cerveau de Homo.

Ajoutons que, depuis des temps fort anciens, remontant sans doute aux débuts du Paléolithique, il y a plus de trois millions d’années, les chasseurs-cueilleurs du genre Homo devaient déjà connaître l’usage de plantes psycho-actives, et les consommer régulièrement. Bien avant l’apparition d’Homo d’ailleurs, nombre d’espèces animales (comme les rennes, les singes, les éléphants, les mouflons ou les félins…) en connaissaient elles-mêmes les effetsi.

Leur exemple quotidien devait intriguer et troubler les humains vivant en symbiose étroite avec eux, et, ne serait-ce que pour accroître leurs performances de chasse, les inciter à imiter le comportement si étrange d’animaux se mettant en danger en se livrant à l’emprise de substances psycho-actives, – par ailleurs (et cela est en soi un mystère supplémentaire) fort répandues dans la nature environnante, et dans le monde entier…

On dénombre, aujourd’hui encore, une centaine d’espèces de champignons psychoactifs en Amérique du Nord, et les vastes territoires de l’Eurasie devaient en posséder au moins autant au Paléolithique, – bien que de nos jours on n’y recense plus qu’une dizaine d’espèces de champignons aux propriétés hallucinogènes.

L’Homo du Paléolithique a été donc quotidiennement confronté au témoignage d’animaux subissant l’effet de substances psycho-actives, renouvelant régulièrement l’expérience de leur ingestion, affectant leur comportement ‘normal’, et se mettant ainsi en danger d’être tués par des chasseurs à l’affût, prompts à saisir leur avantage.

Nul doute que l’Homo a imité ces animaux ‘ravis’, ‘drogués’, ‘assommés’ par des substances puissantes, et ‘errants’ dans leurs rêves propres. Voulant comprendre leur indifférence au danger, l’Homo a ingéré les mêmes baies ou les mêmes champignons, ne serait-ce que pour ‘ressentir’ à son tour ce que pouvaient ‘ressentir’ ces proies si familières, qui, contre toute attente, s’offraient alors s’y facilement à leurs silex et à leurs flèches…

On observe aujourd’hui encore, dans des régions allant du nord de l’Europe à la Sibérie extrême-orientale, que les rennes font une forte consommation d’amanites tue-mouches lors de leurs migrations, – tout comme d’ailleurs les chamans qui vivent sur les mêmes territoires.

Ce n’est certes pas une coïncidence.

En Sibérie, le renne et le chasseur-éleveur vivent tous deux, pourrait-on dire, en symbiose étroite avec le champignon Amanita muscaria.

Les mêmes molécules de l’Amanita muscaria (muscimoleii, acide iboténoque) qui affectent de façon si intense hommes et bêtes, comment peuvent-elles se trouver produites par des formes de vie apparemment si élémentaires, par de ‘simples’ champignons ? Et d’ailleurs pourquoi ces champignons produisent-ils ces molécules, à quelles fins propres?

Il y a là un mystère digne de considération, car c’est un phénomène qui relie objectivement – et mystiquement, le champignon et le cerveau, l’éclair et la lumière, l’animal et l’humain, le ciel et la terre, par le biais de quelques molécules, communes et actives, quoique appartenant à des règnes différents…

C’est un fait avéré, et largement documenté, que dans tous les continents du monde, en Eurasie, en Amérique, en Afrique, en Océanie, et depuis des temps immémoriaux, des chamanes consomment des substances psycho-actives facilitant l’entrée en transe, – une transe accompagnée d’effets psychologiques profonds, comme l’expérience de ‘visions divines’.

Comment concevoir que ces expériences inouïes peuvent être aussi mystérieusement ‘partagées’, ne serait-ce que par analogie, avec des animaux ? Comment expliquer que ces puissants effets, si universels, aient pour simple cause la consommation d’humbles champignons, et que les principes actifs se résument à un ou deux types de molécules agissant sur les neurotransmetteurs ?

R. Gordon Wasson, dans son livre Divine Mushroom of Immortalityiii, a savamment documenté l’universalité de ces phénomènes, et il n’a pas hésité à établir un lien entre ces pratiques ‘originelles’, chamaniques, et la consommation du Soma védique (dès le 3ème millénaire avant notre ère), dont les anciens hymnes du Ṛg Veda décrivent avec précision les rites, et célèbrent l’essence divine, – occupant le cœur du sacrifice védique.iv

Lors de l’exode continu, et plusieurs fois millénaire, des peuples qui ont migré du Nord de l’Eurasie vers le « Sud », le chamanisme a naturellement continué de faire partie des rites sacrés et des cérémonies d’initiation de ces peuples en errance.

Au cours des temps, l’Amanita muscaria a sans doute dû être remplacée par d’autres plantes, disponibles endémiquement dans les divers milieux géographiques traversés, mais possédant des effets psychotropes analogues.

Ces peuples migrateurs se désignaient eux-mêmes comme āryas, mot signifiant ‘nobles’ ou ‘seigneurs’. Ce terme sanskrit fort ancien, utilisé dès le 3ème millénaire avant notre ère, est aujourd’hui devenu sulfureux, depuis le détournement qui en a été fait par les idéologues nazis.

Ces peuples parlaient des langues indo-européennes, et se déplaçaient lentement mais sûrement de l’Europe du Nord vers l’Inde et l’Iran, mais aussi vers le Proche et le Moyen-Orient, en passant par le sud de la Russie. Une partie d’entre eux passa par les alentours de la mer Caspienne et de la mer d’Aral, par la Bactriane et la Margiane (comme l’attestent les restes de la ‘civilisation de l’Oxus’), par l’Afghanistan, pour finir par s’établir durablement dans la vallée de l’Indus ou sur les hauts plateaux iraniens.

D’autres se dirigèrent vers la mer Noire, la Thrace, la Macédoine, la Grèce actuelle et vers la Phrygie, l’Ionie (Turquie actuelle) et le Proche-Orient.

Arrivée en Grèce, la branche hellénique de ces peuples indo-européens n’oublia pas les anciennes croyances chamaniques. Les mystères d’Éleusis et les autres religions à mystères de la Grèce antique peuvent être interprétés comme d’anciennes cérémonies chamaniques hellénisées, pendant lesquelles l’ingestion de breuvages aux propriétés psychotropesv induisaient des visions mystiques.

Lors des Grands Mystères d’Éleusis, ce breuvage, le cycéôn, à base de lait de chèvre, de menthe et d’épices, comportait aussi vraisemblablement comme principe actif un champignon parasite, l’ergot de seigle, ou encore un champignon endophyte vivant en symbiose avec des herbes comme Lolium temulentum, plus connue en français sous le nom d’‘ivraie’ ou de ‘zizanie’. L’ergot de seigle produit naturellement un alcaloïde psychoactif, l’acide lysergique dont est dérivé le LSD.vi

Albert Hofmann, célèbre pour avoir synthétisé le LSD, écrit dansThe Road to Eleusis que les prêtres d’Éleusis devaient traiter l’ergot de seigle Claviceps purpurea par simple dissolution dans l’eau, ce qui permettait d’extraire les alcaloïdes actifs, l’ergonovine et la méthylergonovine. Hofmann suggéra une autre hypothèse, à savoir que le cycéôn pouvait être préparé à l’aide d’une autre espèce d’ergot, Claviceps paspali, qui pousse sur des herbes sauvages comme Paspalum distichum, et dont les effets ‘psychédéliques’ sont plus intenses encore, et d’ailleurs similaires à ceux de la plante ololiuhqui des Aztèques, endémique dans l’hémisphère occidental.

Notre esprit, à l’état d’éveil, est constamment tiraillé entre deux formes très différentes (et complémentaires) de conscience, l’une tournée vers le monde extérieur, celui des sensations physiques et de l’action, et l’autre tournée vers le monde intérieur, la réflexion et les ressentis inconscients.

Il y a bien entendu divers degrés d’intensité pour ces deux types de ‘conscience’, extérieure et intérieure. Rêver les yeux ouverts n’est pas du même ordre que les ‘rêves’ vécus sous l’emprise de l’Amanite tue-mouches, du Peyotl ou de quelque autre des nombreuses plantes hallucinogènes contenant de la psilocybine.

Lors de l’ingestion de ces puissants principes psychoactifs, ces deux formes de consciences semblent simultanément être excitées au dernier degré, et peuvent même alterner très rapidement. Elles ‘fusionnent’ et entrent en ‘résonance’, tout à la fois.

D’un côté, les sensations ressenties par le corps sont portées à l’extrême, parce qu’elles sont, non pas relayées par le système nerveux, mais produites directement au centre même du cerveau.

D’un autre côté, les effets mentaux, psychiques, ou intellectifs, sont eux aussi extrêmement puissants, parce que d’innombrables neurones peuvent être stimulés ou inhibés simultanément. Sous l’effet soudain des molécules psychoactives, l’action de neurotransmetteurs inhibiteurs (comme le GABA) est massivement accrue. Le potentiel d’action des neurones post-synaptiques ou des cellules gliales est tout aussi soudainement, et fortement, diminué.

Cette inhibition massive des neurones post-synaptiques se traduit, subjectivement, par une sorte de découplage radical entre le niveau habituel de conscience, celui de la conscience de la réalité extérieure, et un niveau de conscience tout autre, ‘intérieur’, complètement détaché de la réalité environnante, mais par ce fait même, également plus aisément aspiré par un univers psychique, indépendant, que C.G. Jung nomme le ‘Soi’, et auquel d’innombrables traditions font référence sous diverses appellations.

L’ensemble des processus neurochimiques complexes qui interviennent dans le cerveau dans ces moments peut être résumé ainsi.

Les molécules psycho-actives (comme la psilocybine) sont très proches structurellement de composés organiques (indolesvii) présents naturellement dans le cerveau. Elles mettent soudainement tout le cerveau dans un état d’isolation quasi-absolue par rapport au monde immédiatement proche, le monde fait de sensations extérieures.

La conscience habituelle est soudainement privée de tout accès à son monde propre, et le cerveau se voit presque instantanément plongé dans un univers infiniment riche de formes, de mouvements, et surtout de ‘niveaux de conscience’ absolument sans équivalents avec ceux de la conscience quotidienne.

Mais il y a encore plus surprenant…

Selon des recherches effectuées par le Dr Joel Elkes, à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore, la conscience subjective d’un sujet sous l’influence de la psilocybine peut ‘alterner’ entre deux états, – un état de conscience ‘externe’ et un état de conscience ‘interne’.

L’alternance des deux états de conscience s’observe couramment, et elle peut même être provoquée simplement lorsque le sujet ouvre et ferme les yeux…

On peut donc faire l’hypothèse que l’émergence originaire de la conscience, chez les hominidés et développée plus encore chez les hommes du Paléolithique, a pu résulter d’un phénomène analogue de ‘résonance’ entre ces deux types de conscience, résonance elle-même fortement accentuée à l’occasion de l’ingestion de substances psycho-actives.

L’aller-retour entre une conscience ‘extérieure’ (s’appuyant sur le monde des perceptions et de l’action) et une conscience ‘intérieure’, ‘inhibée’ par rapport au monde extérieur, mais par conséquent ‘désinhibée’ par rapport au monde ‘sur-réel’ ou ‘méta-physique’, renforce également l’hypothèse d’un ‘cerveau-antenne’, proposée par William James.

La psilocybine, en l’occurrence, ferait ‘clignoter’ la conscience entre deux états fondamentaux, totalement différents, et par là-même, elle ferait apparaître comme en surplomb le sujet même capable de ces deux sortes de conscience, un sujet capable de naviguer entre plusieurs mondes, et plusieurs états de conscience…

Dans l’ivraie se cache l’ergot de l’ivresse (divine)…

Concluons par deux paraboles. Celle de l’ivraie et celle du levain..

« Comme les gens dormaient, son ennemi vint et sema de l’ivraie au milieu du blé, et s’en alla. Quand l’herbe eut poussé et fait du fruit, alors parut aussi l’ivraie. »viii

Faut-il la déraciner ? Non! « De peur que, ramassant l’ivraie, vous ne déraciniez avec elle le blé. Laissez les deux grandir ensemble jusqu’à la moisson. Et au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs : ‘Ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes pour la consumer ; mais le blé recueillez-le dans mon grenier’. »ix

L’interprétation est claire. L’ivraie doit rester dans le blé jusqu’à la ‘moisson’. Elle est aussi obscure, car l’ivraie doit être brûlée, comme elle est un feu qui consume l’esprit, et qui lui ouvre le monde des visions.

Et il y a la parabole du levainx, qui est ‘caché’ dans la farine, mais dont une infime quantité fait fermenter toute la pâte…

Le levain fermente et fait ‘lever’ la pâte. De même l’ergot, l’ivraie, fait fermenter l’esprit, et l’élève dans les mondes supérieurs…

Les esprits peuvent brûler dans la voie de l’ivraie, se rendre infiniment ivres de divin. Ils peuvent comprendre en eux-mêmes comment la conscience advint, grâce à l’humble et éclatant pouvoir des plantes, le pouvoir de l’herbe et du ciel, par la profondeur secrète des racines et par la hauteur de l’au-delà de la nature…

i David Linden, The Compass of Pleasure: How Our Brains Make Fatty Foods, Orgasm, Exercise, Marijuana, Generosity, Vodka, Learning, and Gambling Feel So Good.  Penguin Books, 2011

iiLe muscimole est structurellement proche d’un neurotransmetteur majeur du système nerveux central : le GABA (acide gamma-aminobutyrique), dont il mime les effets. Le muscimole est un puissant agoniste des récepteurs GABA de type A . Le muscimole est hallucinogène à des doses de 10 à 15 mg.

iiiRichard Gordon Wasson, Soma : Divine Mushroom of Immortality, Harcourt, Brace, Jovanovich Inc, 1968

iv Wikipédia rapporte dans l’article Amanite tue-mouches que l’enquête Hallucinogens and Culture, (1976) de l’anthropologue Peter T. Furst, a analysé les éléments pouvant ou non identifier l’amanite tue-mouches comme le Soma védique, et qu’elle a (prudemment) conclu en faveur de cette hypothèse.

v Peter Webster, Daniel M. Perrine, Carl A. P. Ruck, « Mixing the Kykeon » [archive], 2000.

viDans leur livre The Road to Eleusis, R. Gordon Wasson, Albert Hofmann et Carl A. P. Ruck estiment que les prêtres hiérophantes utilisaient l’ergot de seigle Claviceps purpurea, disponible en abondance aux alentours Éleusis.

viiComposés organiques aromatiques hétérocycliques.

viiiMt 13, 25-26

ixMt 13, 29-30

xMc 4, 33-34

« Nous vivons leur mort »


– S’il y a une chose à retenir de tous les livres prophétiques, c’est que rien ne peut être dit de ce qui transcende le dire. S’il y a une chose que nous font comprendre les paroles et les visions des prophètes, c’est que l’on ne peut rien savoir de l’Inconnaissable.

– Soit. Mais alors de quoi parlera-t-on, si l’on s’intéresse au mystère, au numineux ?

– On peut parler de l’inconscient, – tout en sachant qu’on n’en viendra jamais à bout. Par définition, l’inconscient c’est ce qui échappe à la conscience, sauf peut-être aux marges…

– Quel rapport entre les prophètes et l’inconscient ?

– L’inconscient est une des figures de l’inconnaissable, et donc, peut-être est-ce aussi une bonne métaphore de ce que nous ne pouvons pas savoir à propos du divin.

– Ah ! C’est une référence à Jung, et à tout ce qui s’agite dans notre inconscient? « La religion est une relation vivante aux événements de l’âme qui ne relèvent pas de la conscience, mais qui se produisent en-deçà d’elle, dans le fond obscur de l’âme. »i Facile de se cacher dans l’obscur, de revendiquer l’épaisseur de la nuit pour faire aisément luire de fausses clartés !

– Fausses clartés ? Pourquoi nécessairement fausses ?

– A beau mentir qui revient du fond de l’abîme, ou supposé tel…

– Jung ne ment pas. Il propose des pistes. L’idée est puissante, d’un Dieu qui serait (pour nous du moins) comme un « contenu psychique autonome »ii.

– C’est presque du panthéisme ! Dieu ne serait ni être ni essence, mais seulement un « contenu psychique » ? Quelle infini ratatinement !

– Ce qui importe n’est pas de prétendre donner le fin mot sur ce qu’est Dieu en « réalité », ou ce qu’il est censé être, en « théorie ». D’ailleurs, le doute à son sujet est et sera toujours là. Tout le monde n’est pas Moïse ou Élie, ou Paul de Tarse… Pour nous, pauvres mortels, le « vrai Dieu » n’intervient jamais dans notre vie, directement du moins. Donc, en pratique, tout se passe comme s’il n’existait pas concrètement… Ce qui importe, c’est de reconnaître l’existence d’une relation intime, active, et même interactive, réciproque, réfléchie, entre l’homme et son propre inconscient, relation dont il ne peut jamais imaginer les limites, parce que tout simplement il n’y en a pas. Après, qu’il appelle son inconscient un ça, ou un signe, ou une parole venue d’ailleurs, qu’importe !

– Oui, mais Jung va plus loin ! D’après lui il faut à la fois considérer l’homme comme une « fonction psychologique de Dieu », et Dieu comme une « fonction psychologique de l’homme ».iii C’est pousser l’immanence un peu trop loin…

– Oui, c’est une idée bizarre, en effet. Dieu aurait donc une « psyché » et une « psychologie » ? Cette position choquait beaucoup des « vrais croyants » comme Martin Buberiv. Mais il y a une autre manière de voir la chose. Jung cherche surtout à s’opposer à la conception orthodoxe selon laquelle ‘Dieu est Dieu’, et n’existe qu’en et pour Lui-même, en son propre « Soi » donc. Ce que Jung essaye de dire, c’est qu’il y a vraisemblablement une analogie possible entre le processus divin et notre propre intérioritév.

– Une « analogie » ! Mais c’est là le fond du problème. D’un côté Dieu, par essence, est l’Autre, l’absolument Autre. Et d’un autre côté (précisément!), Dieu se laisserait saisir par des « analogies » ? Et comment parler d’un « processus divin », pour un Dieu, « moteur immobile » ?

– Bonnes questions… D’abord, sur la question du processus, Thomas d’Aquin a écrit de fort belles pages à ce sujet sur la « procession des personnes divines ».vi Le judaïsme aussi a des formules fort étranges, qui donnent à réfléchir : « Je veux proclamer ce qui est une loi immuable : ‘L’Éternel m’a dit, c’est moi qui, aujourd’hui, t’ai engendré’. » (Ps 2,7). L’engendrement, la génération, c’est bien un « processus », en même temps qu’une « loi immuable », n’est-ce pas ?

Quant à la question de l’analogie, je dirais que fondamentalement, l’Autre et l’Analogie font bon ménage, c’est un couple qui marche ! Mais cela ne va pas sans conséquences dérangeantes… Jung va jusqu’à affirmer que « le croyant doit situer l’origine de Dieu dans son âme propre »vii, et, sans doute pour se donner une caution de poids, du moins dans le monde germanophone, il dit même partager cette opinion avec Kant. Martin Buber, évidemment, si on le prend comme type du « vrai croyant » (une espèce rare de nos jours…) ne peut d’aucune manière accepter ce point de vue, qui consiste à dire que « Dieu n’existe pas de façon ‘absolue’, indépendamment du sujet humain. »viii

– Oui, Buber est bien le représentant de l’orthodoxie. Jung en revanche est iconoclaste, panthéiste, ou comme il le dit lui-même, «gnostique », c’est-à-dire hérésiarque, du point de vue orthodoxe…

– Buber est fidèle à la foi de ses pères. Il ne faut pas compter sur lui pour plonger sans filet dans les gouffres et se jeter aveuglément dans les abîmes, les tohu et bohu de telles ou telles spéculations dévoyées…

– Buber est fidèle, c’est sûr. Il est toujours fidèle au mystère. Il dit que l’âme individuelle ne peut en aucun cas être saisie par la métaphysique.

– Oui, Buber est un mystique… Il fuit les pseudo-lumières de la raison, mais c’est pour s’avancer, un peu à l’aveugle semble-t-il, au milieu des lueurs vacillantes de l’imagination… Ces lueurs, d’ailleurs, ne seraient-elles pas autant de vessies qu’il prend pour des lanternes ? Ne dit-il pas que l’essentiel de la vie de l’âme tient « dans ses rencontres réelles avec d’autres réalités, qu’il s’agisse d’autres âmes réelles ou des choses, qui sont semblables aux ‘monades’ de Leibniz. »ix Il prodigue vraiment trop facilement l’adjectif « réel » et le substantif « réalité » à ce qu’il s’agit précisément de « réaliser » ! L’âme ! L’âme ! Pour tant d’autres penseurs, depuis que le monde est monde, l’âme ne reste jamais qu’une ombre fugace. Buber a la foi certes, mais ce n’est pas une raison pour décerner à sa propre âme un diplôme de réalité, et a fortiori, de divinité !

– Au moins sur ce point, il y a ‘réelle’ convergence entre Jung et Buber. Cela vaut d’être noté ! Jung est un homme du XXe siècle, et ayant vécu en Suisse allemande, pas très loin de la frontière avec l’État nazi, un témoin effaré des horreurs qu’il a engendrées. Aussi se croit-il en mesure de proclamer la nécessité d’une aube nouvelle : « A l’inverse du XIXe siècle, la conscience moderne se tourne dans ses attentes les plus intimes et les plus fortes, vers l’âme. »x

– L’âme, invention de la conscience moderne ? Vous voulez rire ?

– Non. C’est très sérieux. C’est exactement ce que pense Jung. Il ajoute même : « La conscience [moderne] repousse avec horreur la foi et par conséquent les religions qui se fondent sur elle. »xi

– Repousser avec horreur la foi ? C’est assez bien vu, sauf pour les tenants du Jihad, naturellement.

– Ah ! C’est là une tout autre histoire. Il ne faut pas confondre ! Sur ce sujet Luther, et avant lui Paul et Augustin, nous avaient prévenus : la foi dans la grâce doit supplanter la foi dans les œuvres, — même si l’on peut douter de pouvoir appeler « œuvre » l’assassinat ou la guerre « sainte »…

– Ne pas se fier aux œuvres, je veux bien. Mais ‘foi dans la grâce’ ? De quoi parle-t-on ? Qu’est-ce que cela veut dire ? D’ailleurs, d’après ceux qui peuvent en témoigner, la foi même est une grâce ! C’est donc vraiment une formule pléonastique…

– Peut-être. Mais là n’est pas la question. Foi ou grâce renvoient au Tout Autre. Or Jung est dans l’immanence, l’immanence psychologique… Il nomme « Soi » ce centre de l’âme, ce Tout interne qui symbolise le Divin. Il ne va pas cependant jusqu’à affirmer que le Soi a pris la place de la divinité dans l’inconscient de l’homme moderne. Comment cela serait-il seulement possible ? L’homme moderne ne nie ni ne renie un Dieu transcendant. Il n’en a tout simplement pas cure ! Il n’en a rien à faire ! Il l’a abandonné tout simplement quelque part, il ne sait d’ailleurs plus où, à la cave ? ou au fond d’un grenier ? – comme une poupée disloquée, un mannequin éventré.

– Le « Soi », temple moderne du divin, version 3.0 ?

– Vois ironisez ? Vous préféreriez voir reconstruit au XXIe siècle, et pour la 3ème fois, le « Temple » qu’un certain Oint de Galilée pouvait déjà se dire capable de reconstruire pour sa part en trois jours, et cela il y a vingt siècles ? Vous voulez vraiment créer les conditions d’un nouvel Armageddon ? Au moins l’idée de Jung, l’idée d’un Soi divin, me semble-t-il, n’est pas si potentiellement sanglante. Du moins en première analyse… Car si l’on suit Jung, il faut aussi revendiquer l’épanouissement des instincts, de tous les instincts, de toutes ambitions, de toutes passions, justement afin de s’en libérer. Car « celui qui vit ses instincts est en mesure de s’en détacher », dit-il.

– Se détacher de ses instincts? Est-ce possible ? Qu’en sait-il ? C’est son expérience de psychologue célèbre, disposant d’une clientèle huppée, suisse et bien élevée, qui l’a conduit à ce genre d’optimisme ?

– Oui, sans doute. La Suisse est un pays qui sait se délivrer sans trop de douleurs de ses passions les plus infâmes…La bonne conscience y efface jusqu’au souvenir de l’inconscient…

– Trop facile. Tout le monde est suisse, si l’on va par là. Regardez l’Europe. L’Europe qui a récemment déversé sur le monde les pires horreurs est devenue une grosse Suisse, replète, grassouillette, édentée…

– Peut-être. Mais rien n’est moins sûr. Tous les démons peuvent se réveiller très rapidement. Il ne faudrait pas beaucoup de « bonnes » raisons pour que la barbarie, à nouveau, viennent habiter les villes et les campagnes européennes.

– On s’est clairement éloigné du sujet.

– En apparence. Mais tout y ramène. Prenez Heidegger, dont tout le monde aujourd’hui a bien compris qu’il a adhéré à l’idéologie « nazie », et même dès la première heure. Son « Discours de rectorat » est manifestement une infamie… Mais dans ses « Cahiers noirs », il change assez vite de ton, il a compris dans quelle satanée aventure il s’est laissé embarquer… Eh bien ! Cet Heidegger-là est aussi celui qui a écrit :« Jamais l’être humain ne pourra se mettre à la place de Dieu, parce que l’être de l’homme n’atteint jamais le domaine de Dieu. A la mesure de cette impossibilité, quelque chose de beaucoup plus important et dont nous avons à peine commencé de penser l’être, peut se produire. »xii

– Qu’est-ce donc que ce « quelque chose qui peut se produire » ?

– Le remplissement d’un vide ? Ou l’évidement d’un trop-plein ? L’apparition de quelque chose à la place de Dieu ? Ou tout cela à la fois ? Heidegger continue : « La place que la métaphysique attribue à Dieu est le lieu où s’exerce l’action originelle et où subsiste l’étant en tant qu’être créé. Ce lieu de Dieu peut rester vide. On peut inaugurer à sa place un autre lieu, de nature également métaphysique, qui n’est ni identique au domaine propre de l’être de Dieu ni à celui de l’homme, mais avec lequel l’homme entre d’emblée dans une relation remarquable. Le Sur-Humain ne prend pas et ne prendra jamais la place de Dieu. Mais la place que prend le désir du Sur-Humain est un autre domaine où l’étant se fonde autrement, dans un autre être. »xiii

– C’est donc ça ? Ni lard, ni cochon, mais entre les deux ? Ni Dieu, ni homme, mais une resucée du surhomme nietzschéen ? Pour un penseur ex-nazi, la ficelle est un peu grosse…

– Je comprends votre réaction. Mais il y a bien autre chose, me semble-t-il dans cette idée de désir de dépassement, maladroitement exprimée par la notion de Sur-Humain. En réalité c’est une idée extrêmement ancienne, formulée il y a plus de 4000 ans par les penseurs védiques, et reprise par les penseurs pré-socratiques. C’est l’idée que les Dieux et les hommes forment une société, et un ordre unique, l’ordre de la ‘justice’. Tout est lié dans cet ordre.

Anaximandre de Milet disait pour sa part que tous les êtres doivent faire pénitence, pour toutes les injustices commisesxiv. Plus techniquement, Simplicius développe : « Anaximandre a dit que l’Illimité est le principe des choses qui sont (…) Ce dont la génération procède pour les choses qui sont, est aussi ce vers quoi elles retournent sous l’effet de la corruption, selon la nécessité; car elles se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l’ordre du temps, dit-il lui-même en termes poétiques. »xv

– Tout le monde est coupable ? Hommes et Dieux ?

– Coupables ? En un sens, peut-être. Mais qu’ils soient tous mutuellement reliés, assurément ! Héraclite a dit : « Nous vivons leur mort et celles-ci vivent notre mort. » xvi. Et, plus loin vers l’Orient, Confucius : « Est homme celui qui se reconnaît une responsabilité par rapport au Tao, qui unit le ciel et la terre. »

iC.G. Jung. Introduction à l’essence de la mythologie. Trad. H. del Medico. Payot. 1968.

iiCf. C.G. Jung. Dialectique du moi et de l’inconscient. Gallimard. 1964

iiiCf. C.G. Jung, Types psychologiques. Trad. Y. Lelay. Buchet-Chastel. 1958

ivMartin Buber. Eclipse de Dieu. Ed. Nouvelle Cité. Paris, 1987, p. 82

vC.G. Jung, Types psychologiques. Trad. Y. Lelay. Buchet-Chastel. 1958,

viS. Thomas d’Aquin. Somme théologique. I. Questions 27 à 43

viiMartin Buber. Eclipse de Dieu. Ed. Nouvelle Cité. Paris, 1987, p. 83

viiiIbid.

ixMartin Buber. Eclipse de Dieu. Ed. Nouvelle Cité. Paris, 1987, p. 85

xC.G. Jung. Problèmes de l’âme moderne. Buchet-Chastel. 1961

xiC.G. Jung. Problèmes de l’âme moderne. Buchet-Chastel. 1961

xiiHeidegger. Chemins qui ne mènent nulle part. Gallimard, 1962

xiiiHeidegger. Chemins qui ne mènent nulle part. Gallimard, 1962

xivCf. Les Présocratiques. La Pléiade. Gallimard, 1988. p. 39

xvSimplicius. Commentaire sur la Physique d’Aristote. 24,13

xviHéraclite, Fragment 77. Cf. Nouménios. Fragment 35, cité par Porphyre. Antre des Nymphes, 10. In Les Présocratique, op.cit. p. 164

De la Mystique Quantique et de la Mort d’Empédocle


Ce n’est pas parce que le mystique n’a rien à dire qu’il se tait. Il se tait parce qu’il sait qu’il a beaucoup à dire, et qu’il ne sait pas comment le dire, tant son expérience le « dépasse ».

L’ineffabilité de l’expérience et le silence de l’expérimentateur ne sont pas de même nature.

Comment parler de l’ineffable ?

La réalité du monde est déjà, à l’évidence, ineffable. Comment la dire ?

L’âme paraît plus ineffable encore… Qu’en dire ?

Alors, qui dira ce qui les dépasse absolument, et les transcende infiniment?

Un certain Parménide s’est fait jadis une réputation durable en identifiant (philosophiquement) la pensée à l’être.

Mais la pensée, rétorquerons-nous, n’est pas en mesure de concevoir la nature de ce qui lui échappe, par nature. Et l’être (pris dans toute sa totalité) n’est certes pas de même nature que la pensée, dont l’être (ou l’essence) n’est que l’une des modalités de l’être.

Pour le dire en style biblique : il y a de nombreuses demeures dans la maison de l’être.

La pensée (consciente) n’habite que l’une des nombreuses « demeures » de l’être, et la « maison » de l’être elle-même est bien plus vaste que tous les rêves pensés, et bien plus haute que ses plus profonds sommeils.

Les deux métaphores de la « demeure » et de la « maison », dans le passage de Jean qui les a rendues célèbres, loin d’asseoir notre mental, de lui donner une sorte d’assurance (foncière), de certitude (immobilière), d’ancrage dans un « lieu » (sédentaire), introduisent immédiatement dans le texte original un ballet tournoyant de mouvements, une valse d’images mobiles, mêlant « départ », « aller », « retour », « chemin », et « passage » :

« Dans la maison de mon Père, il y a beaucoup de demeures ; sinon, est-ce que je vous aurais dit : ‘Je pars vous préparer une place’ ? Quand je serai allé vous la préparer, je reviendrai vous prendre avec moi ; et là où je suis, vous y serez aussi. Pour aller où je m’en vais, vous savez le chemin. » Thomas lui dit : « Seigneur, nous ne savons même pas où tu vas ; comment pourrions-nous savoir le chemin ? » Jésus lui répond : « Moi, je suis le chemin, la vérité et la vie ; personne ne va vers le Père sans passer par moi. »i

Si Jésus est le « chemin », on est en droit de demander où sont alors les « demeures » de l’être et de la pensée ?

Et, désormais pénétrés de la dialectique de l’Évangile johannique, on pourrait aussi légitimement demander si ces « demeures » ne sont pas plutôt le « chemin » lui-même, ou la « vérité », ou encore la « vie » même – et réciproquement, si « chemin », « vérité » et « vie » ne sont pas nos mouvantes, véritables et vivantes « demeures »?

On voit ici que les métaphores, philosophiques ou théologiques, du « lieu », de la « maison », ou de la « demeure », créent instantanément dans l’esprit les idées, nécessairement duales, de « mouvement », de « déplacement », de « cheminement ».

De cela, l’on déduira qu’un « lieu » (en latin locus, en grec topos) habité par la pensée biblique (ou par la conscience spirituelle) renvoie illico à la nécessité (métaphorique) d’un « départ » (subreptice), d’un « exode » (« hors d’Égypte »), d’un « passage » (de la « Mer rouge »), ou d’une « fuite » (« en Égypte »)…

Dans les mondes psychiques, un lieu crée un mouvement; le locus engendre le motus; le topos génère le tropos

Ces métaphores sont intrinsèquement « intriquées ». On ne peut concevoir les unes sans les autres. Elles se propagent dès lors, liées en groupe, dans l’esprit, et révèlent par là une propriété fondamentale du monde psychique : la solidarité et l’unité fusionnelle de tous les phénomènes qu’il fait naître.

Pour donner une analogie de la ‘mécanique’ de ce monde psychique, de ce monde de métaphores vivantes, on dira qu’elle semble être ‘quantique’ : le dualisme des « tropes » est formellement analogue aux dualités onde/corpuscule ou position/quantité de mouvement de la mécanique quantique…

De cela, l’on déduira aussi que les « lieux » que sont le « monde », ou le «Cosmos» tout entier, ou encore « l’être » ou « l’âme » de l’homme, ne sont pas simplement des « lieux », mais sont aussi, nécessairement, des « chemins », des « vérités », des « vies ».

De cela, l’on pourra encore conclure que l’on est en droit de comparer la nature des « lieux » et des « cheminements » que sont (métaphoriquement) le monde (le Cosmos) et l’homme (l’Anthropos), avec la nature des « lieux » et des « chemins » de l’Être divin (le Theos).

D’où la question : d’un tel « Être divin », quel est le « Lieu » ? Quel est le « Chemin » ?

Que peut-on réellement dire de ce « Lieu », de ce « Chemin », du point de vue cosmique et anthropique, et en vertu de quelle connaissance ?

Que ce « Lieu » est celui du « Très-Haut », puisqu’on le nomme Elyon ou Elohim ? Et donc que ce « Lieu » n’est pas celui d’un « Très-Bas », d’un « Très-Humble »?

Que ce « Chemin » est celui qui transcende toutes les voies, toutes les voix, comme l’indique le nom imprononçable YHVH ?

Que ce « Lieu » n’est présent que dans sa « Présence », sa Shekinah seule?

Que ce « Lieu » vit dans la permanence incarnée des 600.000 lettres de sa Torah ?

Que ce « Chemin » vit et fourmille de l’innombrable mobilité, de l’infinie voix des commentaires auxquels la Loi donne « lieu » ?

Toutes ces métaphores sont juives.

Les chrétiens en ont d’autres, un peu analogues :

Le « Lieu » est à l’Origine, au Commencement. Il est le «Verbe» du Dieu créateur (le « Père »).

Le « Chemin » est celui de son « Esprit » (le « Vent » de Dieu qui souffle où il veut), et celui de son Logos, ou encore celui de son « Incarnation » dans le Monde, celui de Son « Fils ».

De toutes ces images, théologico-poétiques, on retiendra que la Vie (de l’esprit) est bien plus large, bien plus haute, bien plus profonde que la Réalité. On en induira que la Vie n’est certes pas « dans » la Réalité. C’est bien plutôt la Réalité qui est en quelque sorte « dans » la Vie.

La Vie dépasse de tous les côtés ce que l’on appelle la Pensée, la Conscience ou la Connaissance, dont il faut voir l’impuissante inadéquation à rendre compte de ce qui les dépasse, et l’incapacité à appréhender effectivement la Totalité de ce qui leur échappe.

Il faut prendre toute la « mesure » des écarts (a priori in-comblables) entre Vie, Réalité, Conscience et Pensée, non pour s’en désoler, mais pour situer ces concepts à leur vraie place, les assigner à leurs « lieux » propres.

C’est seulement alors, quand la Vie, la Réalité, la Conscience et la Pensée occupent respectivement leurs « lieux » essentiels, que l’on peut commencer de rêver des voies autres, de tenter de nouveaux « exodes », de « cheminer » par l’esprit hors de ces « lieux ».

Quelles autres voies seraient-elles alors possibles? Quels nouveaux exodes impensables, ou seulement encore impensés?

Une telle voie serait-elle « l’expérience mystique » d’un chacun, par exemple, un passage renouvelé, démocratisé, de la « Mer rouge », loin des pharaons du réel ?

Peut-être. Mais aussitôt les maîtres à penser nous mettent en garde : l’expérience mystique, disent ceux qui en parlent philosophiquement (mais pas toujours en connaissance de cause), est certainement une « expérience », mais ajoutent-ils, sûrs d’eux-mêmes, assertoriques, « ce n’est pas une connaissance »ii.

On reste libre cependant d’imaginer qu’une expérience (mystique) des confins des mondes et de leurs au-delà, des hauteurs indicibles, du divin même, possède intrinsèquement quelque forme de connaissance, parfaitement réelle, irréfutable.

Certes, une telle « forme de connaissance » ne serait pas une connaissance formelle ou formulable, mais ce serait une connaissance tout de même, et en tout cas largement supérieure au babil sans fin des fats, et aux rodomontades des cuistres et des arrogants.

L’expérience (mystique) aux limites est d’abord une expérience des limites de toute connaissance, et donc, en tant que telle, c’est une connaissance claire, nette, de ce qui dans toute connaissance, quelle qu’elle soit, est foncièrement limitée, et donc intrinsèquement surpassable.

Ce premier résultat est déjà en soi une excellente entrée en matière, dans les sentiers difficultueux que nous devons emprunter…

Mais il est loin d’être acquis… Raimon Panikkar, pour sa part, préfère cloisonner radicalement l’expérience, la réalité, la conscience et la « mystique » :

« J’ai dit que l’expérience n’a pas d’intermédiaires et nous met en contact immédiat avec la réalité, mais au moment où nous devenons conscient de cette expérience, de telle sorte que nous pouvons en parler, alors nous entrons dans le champ de la conscience, et nous abandonnons la mystique. »iii

Contre ce point de vue, je voudrais affirmer que la séparation dichotomique entre « conscience » et « mystique » est arbitraire, et à mon avis injustifiée, du point de vue du bénéficiaire de l’expérience mystique elle-même.

L’expérience mystique est bien une « expérience », mais sui generis, hors de tout repère réel, hors de tout « contact immédiat avec la réalité ».

Au moment où l’expérimentateur (mystique) devient « conscient » de cette expérience, on ne peut pas dire qu’il entre alors « dans le champ de la conscience », comme le suggère Panikkar.

En effet, il est alors « conscient » de son expérience ineffable, mais il est aussi « conscient » que cette expérience est et restera ineffable. Il est « conscient » qu’elle est d’ailleurs seulement en train de commencer, et que le voyage qui s’annonce sera périlleux, – et peut-être même sans retour (dans la « conscience »).

Au moment où l’expérience (mystique) commence, la conscience de ce commencement commence. Mais on ne peut pas appeler cela une simple «entrée dans le champ de la conscience ».

L’expérience ne fait en effet que seulement « commencer ». C’est le point zéro. Il reste à affronter l’infini, c’est une longue route, et on ne le sait pas encore. L’expérience va encore durer longtemps (toute une nuit, par exemple) et pendant tout ce temps, la conscience de l’expérimentateur sera totalement submergée par des flots, des océans, des galaxies liquides, puis des ultra-cieux et des méta-mondes.

Jamais il ne reprend pied, dans cette noyade par le haut, dans cette brûlure immense de l’âme, dans cette sublimation de l’être.

Mais à aucun moment, il ne peut se dire à lui-même qu’il entre alors, simplement, « dans le champ de la conscience ».

Tout ce qu’il peut dire, à la rigueur, c’est qu’il entre dans le champ de la conscience de son ineffable inconscience (métaphysique, absolue, et dont il ne sait absolument pas où elle va le mener).

Il est certes nominalement « conscient » (ou plutôt « non totalement inconscient »), et à partir de cette conscience nominale, minimale, il voit qu’il est en réalité presque totalement réduit à l’inconscience fusionnelle avec des forces qui le dépassent, l’écrasent, l’élèvent, le transcendent, et l’illuminent.

Contrairement à ce qu’affirme Panikkar, il est donc possible pour le mystique de se trouver dans un état paradoxal où se mêlent intimement et simultanément, quoique avec des proportions variées, l’« expérience » (mystique ), la « conscience » (de cette expérience), la « réalité » (qui les « contient » toutes les deux) et l’« inconscient » (qui les « dépasse » toutes les trois).

Cet état si particulier, si exceptionnel, on peut l’appeler la « découverte de l’état originel du Soi ».

Le « Soi » : C.G. Jung en a beaucoup parlé. La tradition védique l’appelle ātman.

Une célèbre Upaniṣad dit à propos du « Soi » qu’il est « le connaisseur de tout, le maître intérieur, l’origine et la fin des êtres » et précise ainsi sa paradoxale essence:

« Ne connaissant ce qui est intérieur, ni connaissant ce qui est extérieur, ni connaissant l’un et l’autre ensemble, ni connaissant leur totalité compacte, ni connaissant ni non-connaissant, ni visible ni inapprochable, insaisissable, indéfinissable, impensable, innommable, essence de la connaissance de l’unique Soi, ce en quoi le monde se fond, en paix, bienveillant, unifié, on l’appelle Turīya [le ‘Quatrième’]. C’est lui, le Soi, qu’il faut percevoir. »iv

Pourquoi l’appelle-t-on le « Quatrième » ? Parce que cet état vient après le « premier » qui correspond à l’état de veille, après le « deuxième » qui définit l’état de rêve, et après le « troisième » qui désigne l’état de sommeil profond.

Mais comment diable peut-on savoir tout cela, toutes ces choses incroyables, tous ces mystères supérieurs, et les exposer ainsi, sans fards, au public ?

En fait rien n’est vraiment dit, assené. Tout est plutôt non-dit, tout ce qui est dit est présenté d’abord comme une négation. Rien n’est expliqué. Il nous reste à faire le principal du cheminement, et à comprendre de nous-mêmes. Tout repose sur la possible convergence de ce qui est « dit » (on plutôt « non dit ») avec l’intuition et la compréhension intérieure de « celui qui a des oreilles pour entendre ».

Entre des « univers » si éloignés, des « réalités » si difficilement compatibles (la veille, le rêve, le sommeil profond, le Soi), l’humble « conscience » est l’entité médiatrice à qui l’on peut tenter de se fier, pour établir la condition de ce cheminement, de cet entendement.

Mais l’expérience mystique, on l’a vu, a beaucoup de mal à se laisser réduire au champ étroit de « l’humble conscience ». L’« humble conscience » (en tant que sujet actif du champ de conscience de l’individu) ne peut recevoir que quelques rayons de ce soleil éruptif, aveuglant, et fort peu de son énergie outre-humaine, tant une irradiation pleine et totale lui serait fatale.

L’expérience mystique montre surtout, de façon incandescente, que l’Être, pour sa plus grande part, et dans son essence, n’est pas intelligible. Elle disperse et vaporise la pensée humaine, en myriades d’images sublimées, comme un peu d’eau jetée dans la fournaise du volcan.

Dans le cratère de la fusion mystique, des pans inimaginables de la Totalité bouillonnent et échappent (presque totalement) à la conscience humaine, écrasée par son insignifiance.

Empédocle, pour découvrir ces amères et brûlantes vérités, paya de sa vie. Suicide philosophique ? Transe extatique ? Fureur gnostique ?

Il est cependant fort probable qu’Empédocle ne soit pas mort en vain, et que d’infimes particules infra-quantiques, transportant quelque infinitésimale portion de sa conscience, ont jailli pour toujours, au moment où elle s’illumina dans la lave de l’Etna.

Il est vraisembable qu’elles continuent, aujourd’hui et demain, de voyager vers les confins.

Une âme vive, aux ailes ardemment séraphiques, mue ou motivée par des chérubins, pourrait même, le cas échéant, se lancer à leur poursuite.

iJn 14, 2-6

iiCf. par exemple : « The mystical is certainly also an experience, but it is not knowledge. » Raimon Panikkar. The Rythm of Being. The Unbroken Trinity. Ed. Orbis Books. NY. 2013, p. 247

iiiRaimon Panikkar. The Rythm of Being. The Unbroken Trinity. Ed. Orbis Books. NY. 2013, p. 247

ivMaU 7. Trad. Alyette Degrâces (modifiée), Ed. Fayard, 2014, p.507-508.

Le sacrifice du Soi


Profonde et mêlée, la psyché. Variés, les avatars de la conscience. Infinies, ineffables, les manifestations de l’inconscient. Et innombrables, les intrications et les enchevêtrements, les liens et les dé-liaisons entre toutes ces entités, les unes « psychiques » et les autres « psychoïdes »…

Des noms leur sont donnés, pour ce qu’ils valent. Moi, Surmoi, ça, Soi… Mais la langue et ses mots sont à la peine. On appelle le latin à la rescousse avec l’Ego ou l’Id et cela ajoute seulement des mots aux mots. Les hellénistes entrent aussi en scène et évoquent le noûs, le phrên ou le thumos. Les hébraïsants ne manquent pas de souligner pour leur part le rôle unique et les nuances particulières du néphesh, de la ruah ou de la neshamah. Des mots encore.

Sur ce sujet sans objet (clair), les psychologues tiennent le haut du pavé, sous l’ombre tutélaire de Freud ou de Jung, et les contributions de leurs quelques successeurs. Les philosophes ne se tiennent pas non plus pour battus. Ils ont de grands anciens, Platon, Aristote, Descartes, Leibniz, Spinoza, Kant, Hegel… Mais la vague moderniste, nominaliste et matérialiste a tué, paraît-il, la métaphysique, et éviscéré tout ce qui se rapporte à la philosophie de l’esprit.

Certains cependant tentent encore, comme Heidegger, des voies propres, et jouent sur la langue et l’obscur pour réclamer une place au soleil. En français, c’est l’Être-là (à moins que ce ne soit l’Être-le-Là) qui tente de traduire la présence du Dasein au monde et son ouverture au mystère de l’Être, qu’il faut « garder » (non le mystère, mais l’Être).

Voilà toute la métaphysique de l’époque: Être-là!

Peut-on se contenter de ce Là-là?

S’il faut, pour qualifier l’Être, se résoudre à ouvrir la corme d’abondance (ou la boite de Pandore) des adverbes, et des adjectifs qualificatifs, pourquoi ne pas dès lors s’autoriser à faire fleurir sans limite toutes sortes de modes d’ « être »: les êtres de pensée, les êtres virtuels, les êtres-autre, les êtres-ailleurs, les êtres-‘peut-être’, les êtres angéliques ou démoniques, et toutes les variations possibles des semi-êtres, des quasi-êtres et des innombrables êtres « intermédiaires » (les « metaxa » initialement introduits par Diotime, et fidèlement décrits par Platon), dont la prolifération ne fait que commencer, en ces temps de manipulation génétique, d’hybridation entre le vivant et l’artifice (‘intelligent’) ou d’engendrement de chimères humaine-animales.

Parmi les mots techniques, mais finalement imprécis, définissant tel ou tel aspect de la psyché, le « Soi » concentre particulièrement l’ambiguïté, en laissant deviner un réseau dense de correspondances entre des mondes a priori inaccessibles et peut-être incompatibles.

C.G. Jung, qui s’y est spécialement attelé, définit le « Soi »de nombreuses manières, — parfois de façon délibérément brutale, mais le plus souvent dans une langue non dénuée de subtiles roueries et d’ambivalences calculées. Il vaut la peine d’en citer ici un petit florilège, pour s’en faire une idée:

« Le Soi est un équivalent de Dieu. »i

« Le Soi est une représentation limite figurant la totalité inconnue de l’être humain. »ii

« Le Soi est par définition une donnée transcendantale à laquelle le moi est confronté. »iii

« Le Soi est une image psychique de la totalité de l’être humain, totalité transcendante, parce que indescriptible et inconcevable. »iv

« Le Soi représente par définition une unification virtuelle de tous les opposés. »v

« Le Christ est ‘le Soi de tous les Soi’. »vi

Ce que je qualifie de « rouerie » présumée de Jung tient au fait qu’il donne au Soi une exceptionnelle aura, celle de la Divinité elle-même, tout en évitant soigneusement d’affirmer l’identité du « Soi » et de « Dieu ».

« Je ne peux pas démontrer que le Soi et Dieu sont identiques, bien qu’ils se manifestent pratiquement comme tels. »vii

Jung répète et martèle sans cesse que le Soi n’est pas « Dieu », mais seulement « une image de Dieu ». Il pense sans doute réfuter par là toutes les critiques et attaques qui lui parviennent de nombreux horizons, quant à son supposé « athéisme », notamment de la part de théologiens chrétiens.

Il n’est pas sûr que remplacer « Dieu » par son « image » suffise, tant l’artifice semble patent.

Car de Dieu, de toute façon, comment parler autrement que par images?

De Dieu Lui-même, Jung dit seulement que l’on ne peut rien en dire, du fait de son ineffabilité, de sa transcendance.

En revanche, il est beaucoup plus prolixe quant à « l’image de Dieu », qui se laisse observer, dit-il, « scientifiquement » et « empiriquement », notamment par le biais de l’anthropologie, ou par les moyens de la psychologie analytique, — science dont il est le fondateur (après sa rupture avec Freud) et le spécialiste mondialement renommé.

Les multiples « images » ou « représentations » de Dieu, telles que léguées par la Tradition, peuvent se prêter à interprétation, permettre d’ inférer des hypothèses et de formuler des thèses et des propositions.

Il est possible en particulier de tirer des constats « empiriques » à partir des nombreuses manifestations psychiques de l’ « image de Dieu », telles qu’elles apparaissent parmi les hommes depuis l’origine des temps.

Pour ce faire, Jung tire avantage de sa grande expérience de thérapeute confronté aux maladies de l’inconscient et aux souffrances de la psyché humaine.

L’un des constats « empiriques » de Jung, c’est que le Soi doit se définir comme une « totalité », qui inclut toute la conscience et tout l’inconscient.

« Le Soi (conscience + inconscient) nous recueille dans sa plus vaste amplitude, où nous sommes alors « entiers » et, du fait de notre relative totalité, proches de la Totalité véritable. »viii

De la prééminence de l’inconscient dans la « totalité » du Soi, Jung tire une intéressante conjecture.

« Le Soi dans sa divinité (c’est-à-dire l’archétype) n’est pas conscient de cette divinité. Il ne peut en devenir conscient qu’à l’intérieur de notre conscience. Et il ne le peut que si le Moi tient bon. Il (le Soi) doit devenir aussi petit que le Moi et même encore plus petit, bien qu’il soit la mer de la divinité: ‘Dieu, en tant que Moi, est si petit’, dit Angelus Silesius. »ix

On peut alors en inférer, puisque le Soi est une « image de Dieu », que Dieu semble également « inconscient » de lui-même.

Il s’en déduit que c’est justement le rôle de l’homme, disposant de sa propre conscience, que de donner à Dieu la forme de conscience qui Lui manque.

« Dans l’homme, Dieu se voit de l’ « extérieur » et devient ainsi conscient de sa propre forme. »x

Mais comme l’on ne peut absolument rien dire de Dieu, selon les assertions répétées de Jung, on est en droit de se demander si la manière dont il arrive à cette conclusion est vraiment fondée.

Il se pourrait, en effet, que Dieu soit de quelque manière « conscient » de son Soi, dans Sa solitude éternelle. Si tel était le cas, de quoi serait-Il « inconscient »? Avant que la Création ne fût, on peut penser qu’Il ne pourrait certes pas être « conscient » (dans Sa solitude) de la « forme » ou de la « représentation » que d’autres consciences (encore à créer) pourraient hypothétiquement avoir de Lui, ou que d’autres Soi (encore inexistants) pourraient avoir de Son Soi.

Il faut peut-être trouver là l’une des raisons conduisant Dieu à devenir Créateur… Un désir de compléter son « manque » de conscience.

Dieu paraît avoir décidé de créer des mondes, des univers, des multiplicités et des individualités participant à son Soi, afin de sortir de sa relative « inconscience », par leur intermédiaire.

Mais créer ne suffit pas: il Lui reste à pénétrer ces Soi créés pour pouvoir devenir alors « conscient » de la « conscience » qu’ils ont de Lui ou de son divin Soi.

Mais comment Dieu, avec toute Sa propre puissance, pourrait-il pénétrer la conscience du Soi d’une individualité particulière sans détruire du même coup son intégrité, sa spécificité, sa liberté?

Jung propose une solution à ce problème:

« Dieu, ce qu’il y a de plus grand, devient en l’homme ce qu’il y a de plus petit et de plus invisible, car sinon l’homme ne peut pas le supporter. »xi

Mais si Dieu devient si « petit », si « invisible », reste-t-il encore quelque « image » de Lui se donnant à « voir »? Sa petitesse, Son invisibilité n’est-elle pas au fond aussi ineffable que l’étaient Sa grandeur et Sa puissance? Ne doit-on pas reprendre le constat (déjà fait) de l’ineffabilité de Dieu et l’appliquer au Soi?

C’est en effet ce que Jung concède: le Soi est aussi inconnaissable, aussi ineffable, que Dieu même.

« L’Ego reçoit la lumière du Soi. Bien que nous sachions que le Soi existe, nous ne Le connaissons pas. »xii

Nous ne connaissons rien de notre Soi, sauf son caractère « illimité » et « Son infinitude »…

« Bien que nous recevions du Soi la lumière de la conscience et bien que nous sachions qu’il est la source de notre illumination, nous ne savons pas s’Il possède quelque chose, quoi que ce soit, que nous appellerions conscience. Même si le Soi apparaissait à l’expérience comme une totalité, ce ne serait encore qu’une expérience limitée. La véritable expérience de Sa réalité (la réalité du Soi) serait illimitée et infinie. La conscience de notre Moi n’est capable que d’une expérience limitée. Nous pouvons seulement dire que le Soi est illimité, nous ne pouvons pas faire l’expérience de Son infinitude. »xiii

Mais comment peut-on être sûr que le Moi, qui possède, on vient de le dire, un Soi par nature « illimité », et qui est par ailleurs à « l’image de Dieu », n’est en rien capable de faire l’expérience de sa propre infinitude?

Puisque le Moi porte déjà, virtuellement, dans le Soi, ce potentiel divin, illimité, infini, comment peut-on affirmer, comme le fait Jung, qu’il est absolument incapable de dépasser ses propres « limites »?

Comment peut-on affirmer que le Moi, dans certaines conditions exceptionnelles, n’est pas capable de faire la véritable « expérience » de la réalité illimitée qui est en lui, sous les espèces du Soi ?

D’autant que c’est précisément ce que Dieu attend de Sa créature: la prise de conscience de son infini potentiel de conscience, gisant inexploré dans son inconscient.

Cette tâche est d’autant plus nécessaire, d’autant plus urgente, que seul l’Homme est en mesure de la mener à bien, de par la nature de son Soi, cette « totalité » composée de conscience et d’inconscient.

Jung dit à ce sujet que Dieu a « besoin » de l’Homme.

« Selon Isaïe 48,10 sq. la volonté divine elle-même, la volonté de Jahvé lui-même, a besoin de l’homme. »xiv

Que dit Jahvé exactement en Isaïe 48,10-11?

« Certes, je t’ai éprouvé mais non comme on éprouve l’argent, je t’ai fait passer par le creuset du malheur. C’est à cause de moi, à cause de moi seul que je le fais, car comment pourrais-je me laisser déshonorer? Je ne donnerai pas ma gloire à un autre ! »

Jung commente ces versets ainsi:

« Jahvé est certes gardien du droit et de la morale mais injuste lui-même (de là Job 16,19 sq.). Selon Isaïe 48,10 sq., Jahvé tourmente les hommes pour l’amour de lui-même: ‘propter me, propter me faciam!’ [‘C’est à cause de moi, à cause de moi seul que je le fais !’] C’est compréhensible à partir de Sa nature paradoxale, mais pas à partir du Summum Bonum (…) C’est pourquoi le Summum Bonum n’a pas besoin de l’homme, au contraire de Jahvé. »xv

Le Dieu Jahvé est totalement incompréhensible, absolument paradoxal.

Job se plaint amèrement de ce Dieu qui l’a « livré au pouvoir des méchants », qui l’a « brisé », alors qu’il n’avait « commis aucune violence » et que « sa prière avait toujours été pure ». Mais malgré tout, ô paradoxe!, Job continue de faire appel à Lui, pour qu’Il lui vienne en aide contre Dieu lui-même, pour que Dieu s’interpose et le défende enfin contre Dieu!

« Mes amis se moquent de moi? C’est Dieu que j’implore avec larmes. Puisse-t-il être l’arbitre entre l’homme et Dieu, entre le fils de l’homme et son semblable! » (Job 16, 20-21)

Ce Dieu fait souffrir injustement le juste, et le juste implore Dieu de lui venir en aide contre Dieu…

Où est la plus élémentaire logique en cela, et la plus simple morale?

Nous arrivons là à la frontière de la raison. Si nous voulons franchir cette frontière, et nous élever vers la transcendance, la raison ne peut plus nous venir en aide. Nous devons nous reposer entièrement sur un Dieu fantasque, illogique, paradoxal et immoral, et qui de plus ne se préoccupe que de Lui [‘C’est à cause de moi, à cause de moi seul que je le fais !’].

Toute la « matière archétypique » qui afflue dans ces moments aigus de crise (ou de révélation?) est « celle dont sont faites les maladies mentales ».xvi D’où le danger extrême… Jung s’y connaît, c’est de cela qu’il tire son propre savoir (empirique). « Dans le processus d’individuation, le Moi est toujours au seuil d’une puissance supérieure inconnue qui menace de lui faire perdre pied et de démembrer la conscience (…) L’archétype est quelque chose par quoi l’on est empoigné et que je ne saurais comparer à rien d’autre. En raison de la terreur qui accompagne cette confrontation, il ne me viendrait pas à l’idée de m’adresser à ce vis-à-vis constamment fascinant et menaçant en usant de la familiarité du ‘tu’. « xvii

Que faire alors, quand on est confronté à cette terreur, cette fascination, cette menace?

Se taire, terré dans son silence?

Ou parler à un « Il »? à un « ça »? à un « Soi »?

Mais cet « Il », ce « ça », ce « Soi » ne sont jamais que des représentations d’une réalité dont « l’essentiel est caché dans un arrière-plan ténébreux. »xviii

Toute interpellation métaphysique comporte un risque de se tromper lourdement et surtout de tomber dans la « malhonnêteté », d’attenter à la « vérité ».

Jung l’assure: « Je dois avouer que pour moi toute affirmation métaphysique est liée à un certain sentiment de malhonnêteté — on a le droit de spéculer, certes, mais pas d’émettre des affirmations. On ne peut pas s’élever au-dessus de soi-même, et lorsque quelqu’un nous assure qu’il peut se dépasser lui-même et dépasser ses limites naturelles, il va trop loin, et manque à la modestie et à la vérité. »xix

Tout cela est très « suisse », « protestant », « puritain ». Et pourtant il y a dans le monde infiniment plus de choses que ce que toute la « modestie » suisse peut seulement imaginer. Il faut sortir de la Suisse. Sortir des mots, du langage, de la pensée même.

La crise intellectuelle, spirituelle et noétique est aujourd’hui si totale, y compris dans les sphères religieuses les mieux intentionnées, que l’on s’y sent asphyxié, ou au bord de l’apoplexie…

Il faut se préparer à des défis d’une tout autre ampleur que ceux que posent la pensée suisse, la modestie ou la « vérité » même.

Six mois avant sa mort, Jung lui-même nous y invite, pris dans ses propres paradoxes et ses aspirations contradictoires. « Le déplorable vide spirituel que nous vivons aujourd’hui ne saurait être rempli par des mots mais seulement par notre engagement total, c’est-à-dire, en termes mythologiques, par le libre sacrifice de nous-mêmes ou du moins par notre disposition à accepter un tel sacrifice. Nous ne sommes en effet même pas en mesure de déterminer la nature de ce sacrifice. La décision revient à l’autre partie. »xx

Qu’est-ce qu’un homme couvert de gloire, mais revêtu de « modestie », et quelque part inconsciemment conscient de sa mort prochaine, peut avoir encore à librement « sacrifier »?

Jung avoue ne même pas savoir le sacrifice que « l’autre partie » attend de lui.

Tentons de conjecturer, à sa place, ce que pourrait bien être la nature du sacrifice attendu.

D’abord, il faudrait en théorie que Jung se résolve au sacrifice de toutes les certitudes accumulées lors d’une longue vie passée à la recherche de la connaissance et de la « gnose » ultime (celle que recèlent les mythes et les archétypes).

Ensuite il faudrait qu’il soit prêt au sacrifice de la « totalité » de son « Soi », totalité qu’il a si difficilement constituée à partir de tout ce que la conscience et l’inconscient de ses patients lui ont donné à « voir ».

Enfin, et surtout il lui faudrait être prêt au sacrifice de sa propre raison, de sa « modestie » et de son « honnêteté ».

Il lui faudrait être prêt à sacrifier tout ce qu’il est au plus profond de lui-même, lui l’homme du Soi, le navigateur de l’inconscient, pour se jeter sans aucune assurance dans un infini dépassement de ce qu’il est (ou pense être).

Pas de lamelles d’or pour guider Jung, ou quiconque d’ailleurs, dans cette expérience suprême, inouïe, orphique.

En attendant le moment où viendra l’exigence du « sacrifice », plutôt que vers Jung, il faut se tourner vers Socrate, pour se préparer:

« Mettre le plus possible l’âme à part du corps, l’habituer à se ramener, à se ramasser sur elle-même en partant de chacun des points du corps, à vivre autant qu’elle peut, dans les circonstances actuelles aussi bien que dans celles qui suivront, isolée et par elle-même, entièrement détachée du corps comme si elle l’était de ses liens. » (Phédon 67 c-d)

Voilà la meilleure préparation au « sacrifice », venant de quelqu’un qui sut l’effectuer le moment venu.

Mais notons bien que même ces belles et sages paroles de Socrate ne nous disent rien, et pour cause, sur la nature profonde du sacrifice qui nous sera effectivement « demandé » au moment décidé par « l’autre partie ».

Décidément, la « partie » ne fait que commencer.

iC.G. Jung. Lettre au Pr. Gebhard Frei, 13 janvier 1948. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.191

iiC.G. Jung. Lettre au Révérend David Cox. 25 septembre 1957. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.215

iiiC.G. Jung. Lettre au Pasteur Dorothée Hoch, 30 avril 1953. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.195

ivC.G. Jung. Lettre au Pr. Gebhard Frei, 13 janvier 1948. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.191

vC.G. Jung. Lettre à Armin Kesser, 18 juin 1949. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.194

viC.G. Jung. Lettre au Pasteur Dorothée Hoch, 30 avril 1953. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.195

viiC.G. Jung. Lettre à Hélène Kiener. 15 juin 1955. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.211

viiiC.G. Jung. Lettre au Père Lucas Menz. 28 mars 1955. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.200

ixC.G. Jung. Lettre à Aniéla Jaffé, 3 septembre 1943. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.185

xC.G. Jung. Lettre à Aniéla Jaffé, 3 septembre 1943. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.186

xiC.G. Jung. Lettre à Aniéla Jaffé, 3 septembre 1943. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.186

xiiC.G. Jung. Lettre au Prof. Arvind Vasavada, 22 novembre 1954. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.196

xiiiC.G. Jung. Lettre au Prof. Arvind Vasavada, 22 novembre 1954. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.197

xivC.G. Jung. Lettre au Père Lucas Menz. 28 mars 1955. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.201

xvC.G. Jung. Lettre au Père Lucas Menz. 28 mars 1955. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.200

xviC.G. Jung. Lettre au Pasteur Walter Bernet. 13 juin 1955. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.209

xviiC.G. Jung. Lettre au Pasteur Walter Bernet. 13 juin 1955. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.209

xviiiC.G. Jung. Lettre à une correspondante non nommée. 2 janvier 1957. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.213

xixC.G. Jung. Lettre au Révérend David Cox. 25 septembre 1957. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.213

xxC.G. Jung. Lettre au Dr Albert Jung. 21 décembre 1960. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.219

Le poulpe et le Soi.


Le poulpe est un animal fort intelligent. Ce n’est pas tellement le nombre de ses neurones qui importe (il en a autant qu’un chat, dit-on), mais plutôt la manière dont ils sont répartis dans tout son corps et notamment dans ses tentacules. Celles-ci disposent manifestement d’une sorte de délégation d’autonomie consentie par le cerveau central. Cette décentralisation de l’intelligence (et peut-être de la conscience) implique quelques paradoxes utiles à méditer sur l’expérience du soi et du non-soi, du moins telle que le poulpe semble l’éprouver.

« Les poulpes ont opté pour une délégation partielle d’autonomie à leurs bras . En conséquence ces bras sont pleins de neurones et semblent pouvoir contrôler certaines actions localement. Compte tenu de ce fait quelle peut être l’expérience du poulpe? Le poulpe est peut-être dans une situation hybride. Pour lui les bras sont partiellement soi, ils peuvent être dirigés et utilisés pour manipuler des choses. Mais du point de vue du cerveau central, ils sont en partie non-soi, des agents pour leur propre compte. (…) Chez le poulpe, il y a un chef d’orchestre, le cerveau central. Mais les joueurs qu’il dirige sont des jazzmen, enclins à l’improvisation, qui ne tolèrent sa direction que jusqu’à un certain point. »i

Ces observations et les hypothèses qui s’en dégagent ne font que confirmer l’ancienne intuition de quelques poètes, plus voyants que d’autres. Le poulpe s’impose à leur imagination, et parle à leur âme.

« Jetant son encre vers les cieux

Suçant le sang de ce qu’il aime

Et le trouvant délicieux

Ce monstre inhumain, c’est moi-même. »ii

Un demi-siècle avant Apollinaire, le comte de Lautréamont, ce génie surréaliste avant l’heure, mort phtisique à 24 ans, avait déjà perçu, lors de sa courte et dense vie, l’ intelligence exceptionnelle des poulpes. Il avait même, n’hésitons pas à franchir le pas, subodoré leurs capacités métaphysiques sans pareilles.

 » Ô poulpe au regard de soie! Toi, dont l’âme est inséparable de la mienne; toi, le plus beau des habitants du globe terrestre et qui commandes à un sérail de quatre cent ventouses; toi, en qui siègent noblement, comme dans leur résidence naturelle, par un commun accord, d’un lien indestructible, la douce vertu communicative et les grâces divines, pourquoi n’es-tu pas avec moi, ton ventre de mercure contre ma poitrine d’aluminium, assis tous les deux sur quelque rocher du rivage, pour contempler ce spectacle que j’adore! »iii

Deux questions se posent. Qui est ce poulpe? Et quel est le spectacle que Ducasse « adore »?

Le poulpe c’est Maldoror même, – figure du Diableiv.

Quant au spectacle, c’est le « vieil Océan »…

Il y a en effet de quoi s’abîmer dans la contemplation.

Le vieil Océan, ce « grand célibataire », donne immensément, infiniment, à voir:

« Ta grandeur morale, image de l’infini, est immense comme la réflexion du philosophe, comme l’amour de la femme, comme la beauté divine de l’oiseau, comme les méditations du poète. Tu es plus beau que la nuit. »v

Il faut se représenter le poète, dont l’âme est « inséparable » de celle du poulpe, et dont le corps s’enlace aussi au sien, assis sur le rivage, face à l’océan.

Mais ce rêve désiré semble impossible!

Comment en effet convaincre l’ Océan de se laisser trépaner, de se laisser exciser même d’un seul poulpe, d’un seul morceau vivant de conscience et d’inconscience océanique?

Un Océan qui consentirait volontiers à un tel sacrifice, une telle ablation, serait-il moralement aussi grand, après coup? Non.

Un seul poulpe est aussi précieux qu’un Messie, car il est une image vivante de la conscience océanique, et ses quelques quatre cent ventouses, aux caresses incessantes, sont le symbole numineux de l’ inconscient de l’Océan, toujours à l’œuvre, depuis l’origine du monde, et donnant force matière aux rêves abyssaux du très vieux « célibataire ».

Ô poulpe! Toi dont le soi semble si mêlé de nonsoi....

Si le cerveau est une sorte d’océan, notre glande pinéale est peut-être bien une sorte de poulpe.

Bien loin alors d’être le siège de l’âme, comme le voulait Descartes, cette glande aux puissances tentaculaires, et aux ventouses labiles, sera donc, si nous filons correctement la métaphore, composée d’autant ou même bien plus de non-soi que de soi, tant ils s’entrelacent, tant ils s’intriquent…

Le soi et le non-soi, le conscient et l’inconscient, sont des divisions artificielles, sans doute utiles aux psychologues analytiques. Mais quand il s’agit de synthèse, alors ils faut les mêler intimement, ce soi et ce non-soi, comme des ventouses de poulpe collées au ventre du poète.

« Le signe incontestable du grand poète c’est l’inconscience prophétique, la troublante faculté de proférer par-dessus les hommes et le temps, des paroles inouïes dont il ignore lui-même la portée. Cela c’est la mystérieuse estampille de l’Esprit-Saint sur des fronts sacrés ou profanes. »vi

Ces lignes élogieuses de Léon Bloy (connu pour être avare de compliments!) s’appliquent justement au cas Lautréamont, qu’il eut le génie de découvrir, bien avant que les surréalistes ne s’en emparent, alors que le poète impublié était parfaitement oublié.

Et Lautréamont n’en a cure, justement, de la conscience :il exècre tant l’homme que le Créateur et ses dons douteux, trompeurs. vii

« Comme la conscience avait été envoyée par le Créateur, je crus convenable de ne pas me laisser barrer le passage par elle. Si elle s’était présentée avec la modestie ou l’humilité propre à son rang, et dont elle n’aurait jamais dû se départir, je l’aurais écoutée. Je n’aimais pas son orgueil. »viii

Si la conscience est orgueilleuse, l’inconscient est-il humble? Sans doute, oui. Il n’ose pas s’afficher au soleil du jour, et aux yeux du monde. Il préfère l’ombre et la nuit.

Mais, pour agréable au poète qu’elle soit, c’est là une dichotomie trop simple, que celle qui opposerait le jour et la nuit, la conscience et l’inconscient.

Le poulpe nous fait mille signes de ses longs bras.

Tout est intimement mêlé en lui, et l’Océan, le Vieil Océan, lui aussi est plein de flux mélangés.

Peut-être leur exemple nous guidera-t-il?

Un spécialiste de l’inconscient, C.G. Jung, nous dit qu’il ne peut rien en dire. Ce mystère le dépasse absolument. Même lacunaire, c’est de sa part une information précieuse. Quoique ne pouvant rien en dire, on peut néanmoins tirer des leçons (empiriques) de ses manifestations, et surtout proposer des inférences, des rebonds, vers d’autres idées, comme celle de « totalité ».

« La totalité ne peut pas être consciente car elle inclut l’inconscient aussi. Elle est donc dans un état au moins à demi-transcendant, donc religieux, numineux. L’individuation est un but transcendant: l’incarnation de l’ ἂνθρωποϛ [l’ « anthropos »]. Rationnellement, on ne peut comprendre que l’effort religieux de la conscience vers la totalité, c’est-à-dire le « religiose observare » de la tendance totalisante de l’inconscient, et non pas l’être même de la totalité, du Soi, qui est préfiguré par l’εῖναι εν χριστῶ. »ix

Ces lignes évoquent des flux, des forces, des tendances, elles font miroiter des buts à atteindre, quoique l’on sache bien qu’ils sont a priori transcendants.

Mais surtout, elles posent en filigrane la question fondamentale: la nature de la « Totalité », l’essence du « Soi ».

M’enlaçant à mon tour, oniriquement, aux souples et pulpeuses muqueuses du poulpe, et par la pensée lové dans le confort eidétique de la rêverie, je dirais ceci, en forme d’humble paraphrase:

« Le Soi ne peut pas être conscient, car il inclut l’inconscient aussi. Bien qu’il soit le « Soi », il inclut aussi le « Non-Soi ». Par quel mystère? Difficile à dire. Mais le poulpe nous donne l’exemple. Il nous sert de métaphore et de guide ondulatoire.

Le Soi est un être véritablement transcendant, il n’est pas sûr qu’il s’intéresse spécialement à nos misérables logiques. Il cherche à réaliser ses propres aspirations, dont nous n’avons qu’une très faible idée.

De même que les tentacules du poulpe semblent ravies de leur vie propre, il est possible d’imaginer que le Soi est une sorte de poulpe, dont les tentacules sont pleines de Non-Soi, vivant aussi de leur vie propre

Il est possible même de généraliser cette idée, tant la liberté de penser importe au libre poète.

Il est possible de rêver que le Soi (qui est aussi une « image de Dieu », pour mettre un point sur au moins un »i ») est plein de Non-Soi. De même que nombre d’entités quantiques sont à la fois onde et particule, réalité et probabilité, de même, et par analogie, on pourrait dire que le Soi est marbré, veiné, strié, de Non-Soi.

Ô regard du Soi, tissé de Non-Soi!

iPeter Godfrey-Smith. « Other minds: The Octopus, the Sea, and the Deep Origins« . Trad. française: »Le prince des profondeurs: L’intelligence exceptionnelle des poulpes. » Flammarion. 2018. Cette citation m’a été personnellement et aimablement communiquée par le Prof.Dr. M. Sendyub (ULB).

iiGuillaume Apollinaire.Le Bestiaire, ou Cortège d’Orphée. 1911

iiiLautréamont. Les chants de Maldoror. Ch. 1

iv« Le Créateur, conservant un sang-froid admirable (…), quel ne fut pas son étonnement quand il vit Maldoror changé en poulpe, avancer contre son corps ses huit pattes monstrueuses, dont chacune, lanière solide, aurait pu embrasser facilement la circonférence d’une planète. » Lautréamont. Les chants de Maldoror. Ch. 2

vLautréamont. Les chants de Maldoror. Ch. 1

viLéon Bloy. Belluaires et porchers. « Essais et pamphlets ». Ed. Robert Laffont. Paris, 2017, p.267

vii« Ma poésie ne consistera qu’à attaquer, par tous les moyens, l’homme, cette bête fauve, et le Créateur, qui n’aurait pas dû engendrer une pareille vermine. » Lautréamont. Les chants de Maldoror. Ch. 2

viiiLautréamont. Les chants de Maldoror. Ch. 2

ixC.G. Jung. Le divin dans l’homme. Lettre au pasteur Werner Niederer. Lundi de Pâques 1951 [26 mars]. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p. 161

L’inconscience de Dieu


« L’image de Dieu » est d’une « effrayante imperfection »i affirme C.G. Jung.

Il ajoute: « L’absence de morale humaine chez Jahvé constitue la pierre d’achoppement » »ii.

Comme on reconnaît l’arbre à ses fruits, on peut reconnaître le Créateur à ses œuvres.

Et là, Dieu déçoit nettement Jung:

« La nature, c’est-à-dire la création de Dieu, ne nous donne pas de raison de croire qu’elle est dotée de quelque finalité, ou qu’elle est raisonnable au sens humain de ce terme. Raison et valeurs morales font défaut et ce sont là deux caractéristiques principales d’un être humain qui a atteint la maturité. Il est donc manifeste que l’image — ou la conception — que nous avons de Dieu avec Jahvé est inférieure à ce que sont bien des humains: c’est l’image d’une force brutale personnifiée et d’un esprit sans éthique ni spiritualité, c’est-à-dire assez incohérent pour manifester des traits de bonté et de générosité en même temps qu’une violente volonté de puissance. »iii

Dieu en prend pour son (très haut) grade!

Plus exactement, ce n’est pas de Lui dont il s’agit, mais plutôt de son « image ».

Jung ne critique pas ce que Dieu « est », vu que personne ne peut connaître son essence.

Mais il critique « l’image » qu’il donne de Lui, du moins celle qui s’est installée dans l’esprit des hommes depuis que la Tradition accumule les références à Ses faits, Ses dires, Ses gestes, et à leur confrontation avec l’état du monde et la marche de l’Humanité.

Le résultat de cette confrontation entre la théorie et la pratique est un constat d’une telle « effrayante imperfection », qu’il ne peut que provoquer l’étonnement et susciter des questions radicales.

Ces questions se posent depuis des temps anciens. Le Livre de Job en témoigne.

Comment expliquer « l’imperfection » de Dieu, telle que manifestée par sa « force brutale », sa « violente volonté de puissance », son « incohérence », son esprit « sans éthique ni spiritualité »?

Pour tenter de comprendre cette image divine rien moins que parfaite, Jung propose l’analogie de l’inconscient, qui en est « l’analogue le plus proche », et dont il se trouve être, lui Jung, un grand connaisseur:

« L’inconscient est une psyché dont on ne peut décrire la nature qu’avec des paradoxes: il est personnel aussi bien qu’impersonnel, moral et immoral, juste et injuste, éthique et non éthique, d’une intelligence rusée et en même temps aveugle, immensément fort et extrêmement faible, etc. Tel est le fondement psychique qui constitue la matière première de nos structures et constructions conceptuelles. L’inconscient est un morceau de nature que notre esprit ne peut saisir. »iv

Tous les qualificatifs que Jung emploie à propos de l’inconscient (à partir de son expérience empirique) sont susceptibles de s’appliquer aussi à « l’image de Dieu », estime-t-il, ce qui n’est pas une petite généralisation.

Que ces qualificatifs soient ‘positifs’ ou ‘négatifs’ importe beaucoup moins que l’ensemble qu’ils forment, la somme totale de leurs paradoxes, et des antinomies et des contradictions qu’ils induisent.

Mais comment justifier une aussi forte « analogie » entre l’inconscient et l’image de Dieu?

Par l’idée du « paradoxe ».

Dieu présente une image foncièrement « analogue » à celle de l’inconscient, parce que ces deux entités sont essentiellement « paradoxales ».

Si l’on ne peut connaître Dieu, on peut au moins observer empiriquement les manifestations (paradoxales) de l’inconscient, qui sont en soi des « analogies » possibles pour la « connaissance » de la divinité (ou de son image).

Jung n’en reste pas là. Il va plus loin que la simple analogie, et laisse entendre que l’inconscient est lui-même, en tant que « totalité » (inconnaissable) une « image de Dieu ».

Jung prend soin de préciser à de nombreuses reprises qu’il s’exprime en tant que « scientifique » et non comme « théologien » (une engeance qu’il semble d’ailleurs tenir en relatif mépris).

Il ne parle donc pas de « Dieu », dont, encore une fois, on ne peut rien dire et dont on ne peut rien savoirv. Il ne parle que de son « image » (empirique, et telle qu’elle se révèle dans et par l’inconscient).

Quand il dit que Dieu paraît être « immoral », « injuste », « non éthique », « aveugle », « extrêmement faible », il s’agit surtout de son « image », du moins celle que nous avons héritée de la Tradition.

Muni de son expertise sur la nature éminemment paradoxale de l’inconscient, Jung trouve peu intéressante l’idée que Dieu pourrait être « un Summum Bonum, si bon, si haut, si accompli, » qui serait alors « si éloigné » qu’il serait « absolument hors de portée. »

Jung préfère une autre piste de recherche.

« Il est également loisible de penser que la réalité ultime est un être représentant toutes les qualités de sa création, le courage, la raison, l’intelligence, la bonté, la conscience, et leurs opposés, c’est-à-dire qu’il est un paradoxe absolu pour notre esprit. »vi

Toutes les qualités, et leurs opposés

Cette essence de la divinité comme « paradoxe absolu » offre par ailleurs une bonne réponse à la question immémoriale de l’existence du mal et de la souffrance.

« Cette question millénaire restera sans réponse tant que vous n’accepterez pas l’existence d’un être [suprême] qui pour l’essentiel est inconscient. Un tel modèle expliquerait pourquoi Dieu a créé un homme doté de conscience et pourquoi Il cherche à atteindre Son but en lui. Sur ce point l’Ancien Testament, le Nouveau Testament et le bouddhisme concordent. Maître Eckhart dit que ‘Dieu n’est pas heureux dans sa divinité. Il lui faut naître en l’homme.’ C’est ce qui s’est passé avec Job: le créateur se voit lui-même à travers les yeux de la conscience humaine. »vii

Mais alors, Dieu n’est-il plus l’entité omnisciente que la Tradition nous a léguée?

Il faut admettre que non.

Comment est-ce possible que le Dieu Tout-puissant ne soit pas aussi omniscient?

Il faut en inférer que ce Dieu-là n’est pas non plus Tout-puissant.

C’est bien pourquoi il a eu besoin de créer le monde, et de créer l’homme pour L’aider à arriver à Ses fins.

Et ce n’est pas fini. « L’homme est poussé par des forces divines à aller de l’avant pour accroître sa conscience et sa connaissance, pour se développer de plus en plus loin de son arrière-plan religieux car il ne le comprend plus. »viii

L’homme ne se comprend pas lui-même, et il ne comprend pas non plus d’où il vient, ni la nature de la divinité qui l’a créé, ni les fins que cette dernière poursuit avec sa création. Mais il est poussé vers l’avant par des « forces divines », qu’il ne comprend pas non plus. Il est poussé à « accroître sa conscience et sa connaissance ». Pourquoi?

Parce que Dieu semble manquer de cette forme de conscience et de cette forme de connaissance dont l’homme semble être le dépositaire.

Jung conclut alors, d’une étrange manière.

« La vraie histoire du monde semble être celle de la progressive incarnation de la divinité. Je dois m’arrêter ici, même si c’est bien volontiers que je développerais encore mon argumentation. Je suis fatigué, et quand on est âgé, cela signifie quelque chose. »ix

Tout se passe comme si Dieu avait délégué à l’homme la tâche surhumaine (et divine) non de remplacer Dieu, mais de devenir une sorte de conscience (supplétive? supplémentaire? complémentaire?) chargée d’incarner une part de l’inconscient divin.

C’est dans et par cet accroissement de conscience que l’homme, progressivement, doit s’efforcer d’incarner la divinité, tout au long de l’Histoire du monde.

On aimerait en savoir plus. Mais Jung, à 83 ans, se trouvait trop fatigué pour continuer.

On a cependant acquis les idées suivantes:

Dieu est un être éminemment paradoxal.

Il possède en Lui tous les « opposés ».

Il n’est ni omnipotent, ni omniscient.

Mais d’une autre façon, sans doute, dans un autre sens, et de façon incompréhensible pour nous, il doit être aussi ‘omnipotent’ et ‘omniscient’.

Il n’est pas entièrement ou totalement « conscient » de lui-même.

Mais là encore, étant essentiellement paradoxal, il doit en même temps être la « conscience » même, dans un autre sens, non contradictoire avec l' »inconscience » qu’on vient de citer.

Difficile de s’y retrouver.

Mais on peut chercher à glaner ici et là des indices pour aider notre quête.

Dans son mythe fondateur, le Véda évoque le « Sacrifice » de Prajapāti, — le « Dieu suprême », le « Créateur des Mondes », le « Seigneur des créatures ».

Idée, là encore, éminemment paradoxale! Et cela 2000 ans avant Abraham, 3000 ans avant Jésus-Christ!

Le Véda dit que c’est par son « Sacrifice » que Prajapāti rend la Création possible et donne vie à toutes les créatures.

Je ne ferai pas ici l’analyse de ce mythe. Je ne l’évoque que comme une alternative et stimulante « image » de l’idée jungienne d’un Dieu « inconscient », ou ce qui revient au même, d’un Inconscient (collectif) élevé à la position d’entité divine.

Tout se passe comme si Dieu, ou Prajapāti, ou quelque Suprême Entité avait « sacrifié » une partie de Sa propre conscience (existante ou encore à venir) pour en faire don à sa Création.

Pourquoi un tel Sacrifice divin?

Pourquoi Dieu aurait-il « besoin » de sacrifier sa propre « conscience » (acceptant par là de plonger dans une forme d’inconscience, et, partant, d’inconnaissance et d’impotence) au profit d’autres formes de conscience par Lui déléguées au Monde, à la Création et à l’Homme?

En fait, il n’est pas sûr qu’Il en ait eu « besoin ».

Il a peut-être inféré, dans son infinie Sagesse, que la somme totale de sa propre Conscience (ainsi amputée et « sacrifiée » pour donner lieu à une Inconscience partielle), et des multiples consciences encore à « réaliser » (la « conscience » de la Création, la « conscience » de l’Humanité, la « conscience » de toutes les entités vivantes capables d’accéder à telle ou telle forme de conscience, etc.), que cette somme totale formait en un sens une plus Haute Conscience que la sienne propre, seule et solitaire, et par là-même menait vers un Plus Grand Bien.

Hypothèse fantastique, certes.

Mais qui offre une explication assez rationnelle, logique, à l’existence du Cosmos, à l’apparition de la Vie sous toutes ses formes dans l’Univers entier, à la notion même de « Conscience », et même à l’existence du Mal et de la souffrance…

La Conscience (même divine) ne peut se limiter à un JE, aussi divin soit-il. Pour que la Conscience se magnifie au-delà de tous les possibles, elle a « besoin » d’un TU et elle a besoin d’un IL, ainsi que d’un NOUS et d’un VOUS.

Nous n’avons pas fini de commencer à comprendre les règles élémentaires de la grammaire de Dieu…

iC.G. Jung. Lettre au Révérend Morton T. Kelsey, du 3 juin 1958 In Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel 1999, p. 133

iiC.G. Jung. Lettre au Révérend Morton T. Kelsey, du 3 juin 1958 In Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel 1999, p. 132

iiiC.G. Jung. Lettre au Révérend Morton T. Kelsey, du 3 juin 1958 In Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel 1999, p. 132

ivC.G. Jung. Lettre au Révérend Morton T. Kelsey, du 3 juin 1958 In Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel 1999, p. 133

v« Nous en savons aussi peu sur ce que serait un Être suprême que sur la matière. Mais il n’y a pas davantage de doute sur l’existence d’un tel Être que sur celle de la matière Qu’il existe un monde au-delà [de notre appréhension consciente], c’est une réalité, un fait d’expérience. Mais nous ne le comprenons pas. » C.G. Jung. Lettre au Révérend Morton T. Kelsey, du 3 juin 1958 In Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel 1999, p.133.

viC.G. Jung. Lettre au Révérend Morton T. Kelsey, du 3 juin 1958 In Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel 1999, p. 133

viiC.G. Jung. Lettre au Révérend Morton T. Kelsey, du 3 juin 1958 In Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel 1999, p. 133

viiiC.G. Jung. Lettre au Révérend Morton T. Kelsey, du 3 juin 1958 In Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel 1999, p. 134

ixC.G. Jung. Lettre au Révérend Morton T. Kelsey, du 3 juin 1958 In Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel 1999, p. 134

La « liquidation » du christianisme


En 1959, deux ans avant sa mort, C.G. Jung évoquait comme fort possible la perspective de la « destruction définitive » du « mythe chrétien ».

Il ajoutait que seule la psychologie pouvait encore « sauver » ce mythe.

Il disait que, par une nouvelle « compréhension de la mythologie » et de son rôle dans les « processus intrapsychiques », « il serait possible d’arriver à une nouvelle compréhension du mythe chrétien, et tout particulièrement de ses déclarations apparemment choquantes et par trop incompatibles avec la raison. Si le mythe chrétien ne doit finalement pas devenir obsolète, ce qui signifierait une liquidation d’une portée imprévisible, l’idée d’une interprétation plus orientée par la psychologie s’impose pour sauver le sens et la teneur du mythe. Le danger d’une destruction définitive est considérable. »i

Le christianisme, dès l’origine, avait déjà été considéré comme « scandale pour les Juifs, et folie pour les Grecs »ii. Deux mille ans plus tard, voilà qu’il devient même « choquant » pour les Suisses (et « obsolète » pour les psychologues)…

La chute des vocations religieuses, la désertion des fidèles et le déclin du denier commençaient déjà à se faire sentir à la fin des années 50 du siècle dernier. Tout cela semblait donner quelque consistance à ces prophéties de « destruction » et de « liquidation » du « mythe chrétien », suite logique à sa supposée « obsolescence ».

Le mouvement de désaffection à l’égard du christianisme n’a pas cessé de progresser depuis les six dernières décennies, pourrait-on ajouter, du moins si l’on s’en tient aux indicateurs déjà mentionnés.

Le « mythe chrétien », pour reprendre l’expression de Jung, est-il donc désormais agonisant, ou même « mort »?

Et si oui, peut-on encore le « ressusciter »?

Et s’il pouvait en effet être ressuscité, ce serait sous quelle forme, et pour faire quoi?

Tel un saint Georges terrassant le dragon de l’obsolescence, cette obsolescence moins flamboyante que sournoise, silencieuse, mais avaleuse de mythes, Jung brandit en son temps la lance victorieuse de la psychologie, seule capable selon lui de redonner vie au mythe chrétien.

Pour comprendre l’idée de Jung (l’idée de l’assimilation du christianisme à un « mythe » – et à un mythe en voie d’obsolescence), il faut en revenir à ce qui fonde toute sa compréhension du monde, l’existence de l’inconscient, et le caractère « créateur » de la psyché.

Pour Jung, toute « représentation » est nécessairement « psychique ». « Lorsque nous déclarons que quelque chose existe, c’est que nous en avons nécessairement une représentation (…) et la « représentation » est un acte psychique. De nos jours pourtant, « seulement psychique » veut tout simplement dire « rien ». En dehors de la psychologie, seule la physique contemporaine a dû reconnaître qu’aucune science ne peut être pratiquée sans psyché. »iii

Cette dernière assertion semble faire allusion à l’ opinioniv de l’École de Copenhague, durement combattue par Einstein et consorts, mais opinion à laquelle les derniers développements conceptuels et expérimentaux paraissent aujourd’hui donner raison.

Malgré de telles assurances, au plus haut niveau théorique et expérimental de la science contemporaine, et malgré les succès flatteurs de la psychologie analytique, C.G. Jung, tout en étant au sommet de sa carrière éclatante, semblait cependant amer d’avoir à se battre encore et encore contre le cliché éculé (typique des temps modernes) selon lequel le « seulement psychique » veut dire « rien ».

Sans doute blessé cruellement au fond de son âme, C.G. Jung a peut-être voulu prendre une terrible revanche, en montrant que ce « rien » peut tout de même, et en peu de temps, mettre à bas l’une des plus importantes fondations de la civilisation européenne, et même mondiale…

L’inconscient existe, c’est une certitude pour Jung, et pour beaucoup de monde. Mais peu nombreux sont ceux qui ont compris l’immense pouvoir, quasi-divin, ou même divin tout court, de cette entité.

« Personne n’a remarqué, explique Jung, que, sans psyché réflexive, il n’existe pour ainsi dire aucun monde, que donc la conscience représente un second créateur et que les mythes cosmogoniques ne décrivent pas le commencement absolu du monde mais bien plutôt la naissance de la conscience comme second créateur. »v

Avant Jung: Au commencement Dieu a créé la terre, etc.

Après Jung: L’Inconscient a créé l’idée que « Dieu a créé la terre etc. ».

Les mythes correspondent à des développements psychiques. Ils peuvent croître et mourir, tout comme ces derniers. « Les archétypes ont tous une vie propre qui se déroule selon un modèle biologique. »vi

Cette métaphore du « modèle biologique » doit être prise au sens propre, incluant la naissance, la maturité et la mort.

 » Un mythe reste un mythe, même si certains le tiennent pour la révélation littérale d’une vérité éternelle; mais il est voué à la mort si la vérité vivante qu’il contient cesse d’être un objet de la foi. Il est nécessaire, en conséquence, de rénover sa vie de temps en temps par une réinterprétation. Cela signifie qu’il faut le réadapter à l’esprit du temps, qui change (…) Aujourd’hui le christianisme est affaibli par la distance qui le sépare de l’esprit du temps. Il a besoin de rétablir l’union ou la relation avec l’âge atomique, qui représente dans l’histoire une nouveauté sans précédent. Il faut que le mythe fasse l’objet d’un nouveau récit dans un nouveau langage spirituel. »vii

Toutes les nuances du modèle biologique peuvent être subsumées sous un concept de vie bien plus large, une puissance de sens bien plus globale, incluant en particulier l’idée de résurrection (– idée, on le rappelle, « scandaleuse », « folle » et « choquante »).

Si on applique en particulier l’idée de résurrection au mythe chrétien lui-même, il est possible que ce dernier échappe en fait à son destin naturel, « biologique », et à sa mort inévitable, à condition qu’on le soumette à une « rénovation » totale, à une inouïe réinterprétation, condition sine qua non de sa « résurrection ».

L’idée de la « résurrection » d’un mythe incarné par un Sauveur mort, et dont les apôtres fondent leur foi sur la certitude de sa résurrection (ainsi que le rappelle Paul), ne manque pas de sel.

Mais pour goûter ce sel, encore faudrait-il pouvoir réinterpréter la résurrection du Christ sous les espèces d’une nouvelle « résurrection », qui soit plus en accord avec l’esprit du temps (atomique).

L’idée d’un esprit du temps ‘atomique’ était sans doute évidente pour un psychologue vivant dans les années 50, après Hiroshima, Nagasaki, et la montée des menaces d’hiver nucléaire rendues tangibles par les arsenaux de la guerre froide.

De nos jours, l’ ‘esprit du temps’ (de notre temps) est un peu moins ‘atomique’, semble-t-il, et davantage ‘climatique’ ou ‘planétaire’. Il est porté à se laisser influencer par de nouvelles menaces globales, celles vers lesquelles pointent le réchauffement planétaire et l’extinction prévisible de pans entiers de la biosphère.

Dans ce nouveau contexte, que signifient « rénover » ou « ressusciter » le mythe chrétien de la « résurrection » – en tant qu’il se distingue par exemple des mythes de la résurrection d’Osiris ou de Dionysos ?

Une première réponse serait de l’appliquer (assez littéralement) à la résurrection putative des millions d’espèces animales et végétales désormais disparues.

Mais l’idée d’un christianisme ‘écologique’ s’appuyant pour renaître lui-même sur la résurrection effective de milliards d’insectes ou d’amphibiens suffirait-elle à faire revenir les fidèles dans les paroisses et à ressusciter les vocations?

On peut en douter.

Ce n’est pas qu’il ne faille pas s’efforcer de faire revenir à la vie les espèces défuntes, si cela est encore humainement (ou divinement ?) possible. Le mythe moderne qui se constitue sous nos yeux laisse d’ailleurs imaginer qu’un jour quelques traces d’ADN suffiront à recréer des mondes disparus.

Une telle recréation par quelques savants prêtres futurs, compassés et engoncés dans leurs blouses blanches, serait alors en soi une sorte de miracle, susceptible de faire fondre les cœurs les plus durs, les plus fermés.

Mais l’on peut aussi supputer que ce serait encore insuffisant pour exfiltrer le « mythe chrétien » hors de sa spirale d’obsolescence, dans laquelle des millénaires accumulés semblent l’enfermer.

Mais quoi? s’insurgera-t-on, la résurrection d’une immense quantité de faune et de flore, abolie de la surface du globe, ne serait-elle pas une sorte de symbole vivant, une image (panthéiste) de la résurrection d’un Sauveur (monothéiste) mort il y a deux mille ans?

Cela ne suffirait-il pas à annoncer au monde, urbi et orbi, que l’idée même de résurrection n’est pas morte, mais à nouveau bien vivante?

Non cela ne suffirait pas, doit-on arguer avec regret.

Comment mettre en balance la résurrection de seulement la moitié de la biodiversité terrestre avec celle du seul Messie universel?

Les enchères montent, on le voit.

Si Jung dit vrai, l’Humanité dans sa majorité ne peut plus croire au mythe même du salut et de la résurrection (tel qu’incarné par le Christ, dans l’Histoire, il y a deux mille ans).

Pourquoi? Parce que ce Messie-là semble trop daté, trop local, trop galiléen, trop nazaréen même.

Le récit d’un tel Messie ne vit plus comme auparavant, il semble n’avoir plus la même résonance.

Pourquoi? On ne sait. L’esprit du temps « a changé ».

Et ce n’est pas les récits de l’agonie et de l’extinction de la faune et de la flore mondiales, aussi émouvants soient-ils, qui sauraient « convertir » des esprits déjà privés de toute perspective cosmique, et plus encore de vision eschatologique, ou de les rendre attentifs à l’appel d’un mythe chrétien « rénové ».

Dans le meilleur des cas, le sauvetage et la résurrection (qui pourrait n’être que momentanée?) de la moitié ou même des neuf dixièmes de l’Anthropocène ne sauraient jamais être qu’un bip bref sur le radar des temps longs.

Nous ne vivons plus dans la Judée romaine. Il faudrait à un nouveau Messie, pour être audible aujourd’hui, un peu plus que la multiplication de quelques pains, la marche sur des eaux calmées ou la résurrection de deux ou trois comateux. Il faudrait même beaucoup plus que la résurrection, « adaptée » à l’esprit du temps, d’un Fils de l’Homme, ou d’un Fils de Dieu, à la fois descendu aux Enfers et monté aux Cieux.

Après une saison 1, qui se termine en apparence avec une audience en forte baisse, la saison 2 du christianisme, si l’on veut qu’elle attire un public résolument planétaire, doit repartir sur des bases surprenantes pour l’imagination et fascinantes pour l’intelligence.

Pour que les foules planétaires prennent conscience de l’ampleur du ‘royaume’ à bâtir, la raison et la foi doivent être réellement bouleversées, saisies, pétrifiées de stupeur, puis transportées d' »enthousiasme » par les perspectives nouvelles, celles qui veulent déjà s’ouvrir, et celles qui doivent encore s’ouvrir.

Il faut donc changer de mots, changer de mondes, changer d’époques, et changer de noms.

La petite Galilée doit désormais pouvoir prendre la place des Galaxies et des Mondes.

Le Charpentier ressuscité doit pouvoir équarrir les trous noirs, raboter les constantes universelles et balayer l’énergie sombre, comme une simple sciure cosmique.

Le Messie jadis mort doit maintenant ‘vraiment’ revivre devant nous, et d’un seul coup déchirer tous les voiles, les voiles de tous les Temples, de tous les Âges, et de tous les esprits, dans tous les temps, que ce soit au fin fond des super-amas galactiques, comme au cœur des quarks.

Vaste programme.

iLettre de C.G. Jung au Pasteur Tanner Kronbühl (12 février 1959). In C.G. Jung. Le divin dans l’homme. 1999. p.136

ii1 Co 1,23

iiiLettre de C.G. Jung au Pasteur Tanner Kronbühl (12 février 1959). In C.G. Jung. Le divin dans l’homme. 1999. p.135

ivL’École de Copenhague, menée par Niels Bohr, met en scène le rôle intrinsèque de « l’observateur » dans la définition expérimentale de la « réalité » observée.

vLettre de C.G. Jung au Pasteur Tanner Kronbühl (12 février 1959). In C.G. Jung. Le divin dans l’homme. 1999. p.135

viLettre de C.G. Jung au Révérend David Cox (12 Novembre 1957). In C.G. Jung. Le divin dans l’homme. 1999. p.128

viiLettre de C.G. Jung au Révérend David Cox (25 Septembre 1957). In C.G. Jung. Le divin dans l’homme. 1999. p.126