De la transhumance de l’humanité


« Pierre Teilhard de Chardin ».

Dante, poète prolixe en métaphores étincelantes, généreux peintre d’images frappantes, s’en trouva une fois à court. Faute d’une figure capable d’évoquer une certaine « expérience », il dut recourir à un néologisme, ‘trasumanar’, forgé pour l’occasion, au premier chant du Paradis.

« Trasumanar significar per verba 
non si poria; però l’essemplo basti 
a cui esperienza grazia serba ». i

« Qui pourrait exprimer, par des paroles, cette faculté de transhumaner ! Que cet exemple encourage celui à qui la grâce permettra de connaître, par l’expérience, une si haute félicité ! »ii

Comment traduire trasumanar en français, sinon par un autre néologisme ? ‘Transhumaner’ ferait-il ici l’affaire ?

Dans une autre traduction de ces vers, une expression composée a été préférée:

« Outrepasser l’humain ne se peut signifier par des mots ; Que l’exemple suffise à ceux à qui la grâce réserve l’expérience. »iii

Quelle était donc cette expérience d’outrepassement de l’humain ? Que recouvrait cette faculté de transhumaner ? A qui la grâce en était-elle réservée ?

Dante venait d’évoquer la vision dans laquelle il avait été plongé en compagnie de Béatrice. Les effets de sa contemplation étaient si profonds que les mots lui manquaient pour la décrire. Il avait dû, pour se faire mieux comprendre, la comparer à celle de Glaucus, « quand il goûta l’herbe, qui le fit dans la mer parent des dieux. »

Dante faisait là une brève et puissante allusion à un célèbre passage des Métamorphoses d’Ovide. Il y est question d’une herbe assez spéciale, dont la consommation entraîne une extase divine. Glaucus, qui en fit l’expérience, y raconte les circonstances qui la provoquèrent, la rencontre avec les Dieux qui s’ensuivit, et la manière dont ceux-ci purifièrent tout ce qu’il y avait de mortel en lui :

« Il est un rivage que d’un côté borne l’onde amère et de l’autre une riante prairie. Ni la génisse, ni la brebis, ni la chèvre au long poil, n’offensèrent jamais de leurs dents son herbe verdoyante (…) Le premier de tous les mortels je m’assis sur ce gazon. Tandis que je fais sécher mes filets, et que je m’occupe à ranger, à compter sur l’herbe les poissons que le hasard a conduits dans mes rets, et ceux que leur crédulité a fait mordre à l’appât trompeur, ô prodige inouï, qu’on prendrait pour une fable ! Mais que me servirait de l’inventer ! À peine mes poissons ont touché l’herbe de la prairie, ils commencent à se mouvoir, à sauter sur le gazon comme s’ils nageaient dans l’élément liquide; et, tandis que je regarde et que j’admire, ils abandonnent tous le rivage et leur nouveau maître, et s’élancent dans la mer.

« Ma surprise est extrême, et je cherche longtemps à expliquer ce prodige. Quel en est l’auteur ? Est-ce un dieu, ou le suc de cette herbe ? ‘Cependant, disais-je, quelle herbe eut jamais une telle vertu ?’ et ma main cueille quelques plantes de la prairie. Mais à peine en ai-je exprimé sous ma dent les sucs inconnus, je sens dans mon sein une agitation extraordinaire. Je suis entraîné par le désir et l’instinct d’une forme nouvelle. Je ne puis rester plus longtemps sur le gazon : ‘Adieu, m’écriai-je, terre que j’abandonne pour toujours !’ Et je m’élance dans là profonde mer.

« Les Dieux qui l’habitent me reçoivent et m’associent à leurs honneurs. Ils prient le vieil Océan et Téthys de me dépouiller de tout ce que j’ai de mortel. Je suis purifié par ces deux divinités. Neuf fois elles prononcent des mots sacrés, pour effacer en moi toute souillure humaine. Elles ordonnent que mon corps soit lavé par les eaux de cent fleuves, et soudain cent fleuves roulent leurs flots sur ma tête. Voilà ce que je puis te raconter de cet événement, ce dont je me souviens encore : tout ce qui suivit m’est inconnu. »iv

Glaucus rencontra en effet les Dieux, mais il ne put rapporter qu’une partie de ce qui se passa alors, du fait d’une sorte de défaillance de sa mémoire et d’une perte de connaissance (« tout ce qui suivit m’est inconnu »). En évoquant Glaucus, Dante donnait-il à entendre avoir fait lui-même une telle expérience, suivie d’un flottement comparable de sa conscience ? Cela semble être le cas, puisqu’il précise avoir été élevé par la lumière (divine), sans toutefois pouvoir affirmer ce que ressentait son âme quant à sa propre nature:

« Si je n’étais qu’âme, plus récemment créée,

Amour qui gouverne le ciel, tu le sais,

toi qui m’élevas par ta lumière. »v

On peut conjecturer que Dante faisait aussi allusion à l’extase qui avait saisi S. Paul, ainsi qu’au doute qui s’ensuivit :

« Je connais un homme dans le Christ qui, il y a quatorze ans, fut ravi jusqu’au troisième ciel ; si ce fut dans son corps, je ne sais, si ce fut hors de son corps, je ne sais, Dieu seul le sait. »vi

Glaucus avait été métamorphosé en « parent des Dieux ». Paul avait été ravi au « troisième ciel ». Dante ne fut pas moins comblé. Il se vit élever par la « lumière » de l’« Amour qui gouverne le ciel ».

Le mot choisi par Dante pour transcrire cette élévation, trasumanar, contient l’idée d’un au-delà de la nature et de la conscience humaine, et peut-être même l’idée d’une possible métamorphose de l’essence de l’Homme.

Ce mot a récemment reparu sous une autre forme, celle du substantif « transhumanisme ». Certes, le contenu sémantique n’est plus le même. Le « transhumanisme » du 21ème siècle, qu’a-t-il de commun avec les visions de Glaucus, de Paul ou Dante ?

Il est probable que ce néologisme (déjà vieux de sept siècles), ‘trasumanar’, garde longtemps encore sa profonde force expressive, et que ce mot, ou les formes verbales qui lui seront associées dans toutes les langues, traverseront les millénaires. Il est également vraisemblable que les significations qui y seront attachées ne cesseront de changer, tout en gardant l’idée générale d’un « outrepassement » de la condition humaine actuelle.

Trasumanar a été et continue d’être une sorte de symptôme lexical. C’est le symptôme d’un désir de l’inconscient humain, actif, virulent, travaillant depuis des millénaires les fondements de la conscience. C’est un symptôme du désir permanent de dépassement, d’outrepassement. Le désir infini d’outrepasser ses limites. Toujours, l’homme cherchera à se dépasser, puis continuera de désirer outrepasser ce dépassement même.

Il y a un siècle environ, Pierre Teilhard de Chardin, alors qu’il était brancardier dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, confronté à l’horreur de tueries massives, cruelles et inutiles, symptômes d’une folie politique et aveugle, fut le premier à y lire un signe d’espérance. Il a vu, dans toute cette purulence, émerger dans la douleur les conditions de ce qu’il appela la « Noosphère », le monde de l’Esprit.

Il voyait émerger une nouvelle nappe de conscience et de vie, comme prémisse de la Noosphère toujours en genèse, dans l’histoire de l’humanité.

Après deux guerres mondiales, et en présence des menaces potentielles d’une troisième guerre mondiale, qui pourrait être à la fois nucléaire et terminale, on pourrait douter de l’optimisme de Teilhard, ou n’en considérer que la naïveté.

On pourrait aussi en admirer la prescience, et décider de mettre toutes ses forces, tout son esprit, toute son âme, au service de cette grande vision.

L’humanité est encore dans sa toute petite enfance, du moins si l’on en juge à l’échelle des temps géologiques. Elle a encore une longue route devant elle, doit-on croire.

Elle est, en essence, en perpétuelle transhumance. Elle a vocation à atteindre, un jour peut-être, des mondes inouïs, des niveaux de conscience dont nous n’avons aujourd’hui aucune idée. Tout ne fait que commencer. Le monde humain est encore effroyablement peu développé, sur les plans politique et social, à l’évidence, mais aussi religieux, philosophique et moral.

Il ne faut pas confondre le «trasumanar» dantesque, le « transhumanisme » moderne et les futures « transhumances » qui se préparent pour l’humanité dans l’avenir. Le « transhumanisme » est une idéologie matérialiste qui n’a rien à voir avec la métaphore métaphysique de la Divine Comédie.

Le « transhumanisme », dont Vernor Vinge ou Ray Kurzweil sont les prophètes, affirme que l’évolution technique et scientifique permettra bientôt l’apparition d’une « singularité », c’est-à-dire d’un basculement brusque vers une autre humanité, une humanité intellectuellement et organiquement « augmentée » par les technologies.

Ce « transhumanisme »-là est, à mon sens, platement réducteur. La science et la technique sont porteuses d’ouvertures considérables, mais il est naïf de croire qu’elles détermineront à elles seules les conditions de la transformation à venir de l’humanité, et la possibilité de son passage vers une nouvelle essence, une « transhumanité ». Il est d’ailleurs probable que la science et la technique seront plus des freins que des moteurs de la métamorphose des désirs de l’âme humaine. C’est dans l’âme, non dans le corps ou ses prothèses, que dort, encore inconscient, l’embryon de la transhumanité.

Pour le comprendre, revenons quelque peu en arrière. Il y a plus de quarante mille ans, au Paléolithique, de nombreuses grottes étaient déjà des sanctuaires cachés, profonds, difficiles d’accès. Elles étaient fréquentées par des artistes incomparables, mais aussi par des maîtres de la vision et de l’extase chamanique (si l’on prend ce mot dans un sens très large), des maîtres de la sortie de l’esprit hors du corps.

Certes, une pleine compréhension des peintures pariétales échappe encore aujourd’hui aux analyses les mieux informées. Mais si l’on considère l’ensemble des peintures du Paléolithique, dont la réalisation s’étale sans discontinuité sur une période de plus de trente mille ans, on peut avoir l’intuition d’une conscience active, d’un sens de la transcendance, d’un éveil de l’Homme à un Mystère qui le dépasse entièrement. L’Homme de Cro-Magnon était déjà un Homo Sapiens, et il était plus sage peut-être que l’homme moderne. Il était plus sage, peut-être, d’une sagesse dont le monde aujourd’hui n’a plus aucune idée.

Pendant trente mille ans d’expériences et de visions, dont la trace est conservée sur des parois profondes, l’âme humaine a acquis une immense mémoire, non pas oubliée, mais toujours à l’œuvre, secrètement, dans l’inconscient des peuples. Des trésors ont été découverts, millénaires après millénaires, par des générations d’Homo Sapiens, et ont été conservés et transmis, par le moyen de traditions cultuelles et culturelles, mais aussi sans doute à travers l’enrichissement du patrimoine génétique.

Demain, ce trésor archéo-biologique sera peut-être en partie identifiable.

Mais ce n’est pas le plus important.

Le matérialisme scientifique est, aujourd’hui encore, bien incapable d’expliquer l’apparition de la conscience humaine, qui reste un mystère absolu. Surtout, il est incapable de comprendre la nature de la sidération de la conscience, en tant qu’elle est plongée depuis l’Origine dans une sorte de clarté obscure, à la fois renvoyée vers son propre abîme, et confrontée aux mystères cosmiques et numineux qui l’enveloppent, et la submergent.

De la contemplation de cette sidération, multipliée à travers les âges, sous toutes ses formes, et de la puissance inchoative des mythes les plus anciens, les plus durables, comme celui du ‘Sacrifice’, naîtront demain les conditions d’une nouvelle épigenèse, les conditions d’une nouvelle transhumance de l’humanité tout entière.

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iDante Alighieri. La Divine Comédie. Paradis, Chant I, v. 70-72

iiDans la traduction d’Artaud de Montor. Ed. Garnier. Paris, 1879. Le traducteur note à propos de ‘transhumaner’ : « Cette expression, trasumanar, est très belle et très majestueuse. J’ai osé faire présent d’un mot à notre langue. »

iiiTraduction de Jacqueline Risset. Ed. Diane de Selliers, 1996

ivOvide, Métamorphoses, XIII, 917-956

vDante Alighieri. La Divine Comédie. Paradis, Chant I, v. 73-75

vi2 Cor. 12,2

La conscience à la deuxième puissance


« Pierre Teilhard de Chardin »

L’espèce humaine, prise dans sa totalité, peut être considérée comme une somme mouvante d’espoirs et d’effrois, de savoirs et d’ignorances, de vertus et de manques. Les individus offrent telles ou telles combinaisons singulières, au cours d’une vie brève, mais pris comme un tout, ils les ajoutent au fonds commun de l’espèce, qui, dans la durée longue, en fait un tout autre usage et poursuit de tout autres fins.

L’espèce humaine est un animal assez étrange, doté d’une âme et d’un destin, qui n’apparaissent pas clairement à ceux-là mêmes qui en font partie.

Les hommes ne savent vraiment pas qui ils sont, ni quelle est l’essence de leur espèce.

Génération après génération, ils y contribuent pourtant, comme des lucioles à la nuit, ou des étoiles au jour. Leurs lumières vacillantes n’éclairent pas les confins de l’espace, ni la fin des temps.

Ils sont tissés d’obscur et d’absence.

Ils se voient égarés dans un monde beaucoup plus grand que leur petitesse, plus indifférent que leurs désirs, plus inflexible que leur indolence.

Ils sont de plus en plus piégés par eux-mêmes, cernés par leur propre nombre, l’épuisement des ressources et la torpeur des volontés.

De leurs fourmillements actifs, de leurs mobilités contingentes, n’émergent en fin de compte qu’inertie, exténuation. Leurs consciences isolées, séparées, limitées, et même « terrorisées », ont renoncé à la montée de la Conscience.

Ils se savent enfermés dans un monde clos, serré, muré, et ils s’y découvrent plus séquestrés que leur CO2.

Malgré tout, les hommes ont des soifs.

Soif d’être distingués (dans leur foule), d’être accomplis (dans leur inachèvement), d’être justifiés (dans leur infirmité).

Ils ont aussi des puissances.

Puissance de réfléchir, de s’allier, et point critique, puissance de se dépasser, de franchir par la pensée ou le rêve des limites censées indépassables.

Jadis, l’Homme, déjà « moderne » en un sens, aimait encore se croire, cosmiquement et ontologiquement, au centre de l’Univers…

Aujourd’hui, l’Humanité dessoulée se sait reléguée dans un coin reculé d’une galaxie insignifiante, elle-même perdue dans quelque superamas.

Que signifie cette insignifiance? Est-elle relative ou absolue ?

Peut-être que la notion de « place », dans un univers sans centre, n’a pas de sens.

Peut-être faudrait-il la remplacer par une autre idée, une autre métaphore, comme celle de mouvement intérieur? Un anthropocentrisme du mouvement de l’esprit plutôt qu’une cosmologie des lieux et des corps?

L’Homme peut se considérer comme un éternel migrant, s’orientant par quelque étoile interne, vers d’autres centres de l’être, d’autres géographies ignorées du cosmos même.

Cette émigration perpétuelle s’explique par l’élan même de l’âme.

L’âme se meut toujours, et l’un de ces mouvements est celui de la critique.

Il y a aussi l’effervescence biologique et sociale résultant de la compression accrue, par le resserrement, la contraction, l’écrasement dus au nombre, à l’afflux des foules.

Sans se rendre coupable d’aucun anthropocentrisme, on pourrait faire l’hypothèse que les forces actives derrière le processus de l’hominisation sont de nature « universelle ».

Quoi de plus universels que le mouvement, la totalisation, la compression?

On peut en inférer qu’il y a sans doute, de par les vastes mondes, d’innombrables formes d’évolution, fort différentes peut-être, mais aussi analogues dans leur principe même à celles qui façonnent l’Anthropocène : accroissement, complexité, conscience – qui toutes en somme tendent à la convergence.

De cela découle peut-être la capacité de l’Univers à fabriquer son propre sens.

Trop souvent la science moderne, et la philosophie trop complaisante à elle associée, traite l’Homme comme une simple machine aux rouages neuronaux et biochimiques, certes éminemment complexes, mais une machine.

Dans la mode du jour, dans les laboratoires, les universités et les centres de la doxa épistémologique, sont méprisées ou ignorées comme non pertinentes les leçons des grandes traditions religieuses (par exemple la chamanique, la védique, l’égyptienne, la juive, la bouddhiste, la chrétienne, pour n’en citer que les plus saillantes), mais aussi les intuitions visionnaires des poètes, des philosophes et des mystiques.

Tout cela n’est que bavardage futile, disent les « modernes », comparé aux certitudes apportées par des images et aux théories fondées sur des équations.

Le « phénomène humain » n’aurait pas de Grand Récit justifiant sa fondation et sa Genèse.

L’Homme ne serait rien de plus que le résultat d’une suite de hasards convergents, entièrement explicables par la logique du matérialisme et le mors du déterminisme.

On ne voit plus la singularité de l’espèce humaine, sa particularité, son exception, mais seulement sa banalité supposée, sa trivialité relative dans le monde bariolé de la Biosphère.

On ne préfère lire que sa ressemblance avec les autres êtres vivants, dont il partage nombre de gènes, et tant de traits comportementaux, liés à la structure fondamentale des vivants : à savoir la génération, la croissance, le dépérissement, la mort.

On peut se rappeler quelques-unes des dernières étapes de l’évolution du vivant, dont notre planète garde la trace. Dès la fin du Tertiaire apparut sur la Terre des animaux « pensants », c’est-à-dire doté d’une proto-conscience, préparant la voie des premiers Primates puis des Hominidés et des Hominiens.

La conscience est sans doute, sous ses différentes formes, les plus modestes, comme les plus aiguës, chose universellement partagée.

Il faut voir en chaque homme sa spécificité, son essence propre, qui est dans son esprit invisible, dans sa conscience tapie, à l’affût. Toutes ces consciences peuvent en puissance s’agréger comme une Toile mentale, mondiale. La Noosphère commence à recouvrir la Biosphère de son voile de conscience…

Il faut se rendre à l’évidence, l’Homme n’est pas un « accident », mais l’un des infimes résultats de forces immenses, à l’échelle cosmologique, et, au cœur de la matière, il est le produit de fins mécanismes de transformation énergétique et de mutations continues, à l’œuvre depuis des milliards d’années, à des échelles que nous ne soupçonnons pas, et à des fins dont nous n’avons aucune idée…

Parmi ces « mécanismes » fondateurs, qui sont pourtant rien moins que mécaniques, il y eut d’abord la quantification de l’énergie.

Depuis l’aube du monde , l’énergie primordiale, celle qui devait irradier l’ensemble de l’existant, prit des formes granulaires, corpusculaires, photoniques, atomiques.

Des premiers états quantiques, produisant particules, corpuscules , atomes, devaient découler dans la suite des temps une infinie variété de combinaisons et de recombinaisons, une valse sans fin de ré-arrangements, une danse continue d’ultra-mixtions.

D’autre part, les forces de la Gravité, d’une autre nature que quantique, jouèrent leur partition sur d’immenses nuages de gaz. La Matière s’agrégea progressivement en galaxies, en étoiles, en planètes.

Les forces électro-magnétiques, quant à elles, agirent sans relâche dans les soupes chimiques. S’y formèrent des molécules toujours plus longues, plus entortillées, plus enveloppantes, comme si elles cherchaient à se faire le nid souple, vibrant, de leur propre couvaison. S’ouvrit le riche royaume de la chimie organique, où se complurent à l’association et à l’interaction des myriades d’atomes et de molécules, se liant organiquement en gigantesques macromolécules et en protéines de plus en plus protéiformes (c’est le cas de le dire).

De celles-ci, inévitablement, comme disent les déterministes, surgirent les premières sortes de proto-vie, et les composants nécessaires de ce qui devait alimenter d’autres formes de vie naissantes, dans une inépuisable variété, du ciron au potiron, de la phalène à la baleine.

On a mis en parallèle la complexification propre au vivant, à l’échelle biologique, et la complexité propre à l’univers, à l’échelle cosmologique.

On a constaté que les ordres de grandeur qui interviennent dans la gamme des entités biologiques, depuis les plus simples (les virus) jusqu’aux plus complexes (le cerveau humain), est en quelque sorte analogue aux ordres de grandeur qui séparent les particules élémentaires des superamas galactiques.

Autrement dit, on découvre que la « complexité » d’un cerveau humain par rapport à un simple virus est analogue à celle de l’univers entier par rapport à un seul électronii

In L’Apparition de l’Homme, p.301

De là, il est aisé de supposer que les phénomènes de la vie et de la conscience observés ici-bas dépendent de forces qui intéressent le cosmos tout entier, dans une sorte d’intégration totale, — des forces universelles (et non pas accidentelles), capables de porter la matière à de très hauts degrés de concentration et d’arrangement internes.

Il est également aisé de supposer que, partout dans l’univers où de tels degrés de concentration pourraient apparaître, il faudrait légitimement s’attendre qu’existent des formes de vie et de conscience semblables, ou plus vraisemblablement encore, pour une forte proportion d’entre elles, très supérieures à celles que nous connaissons sur cette Terre.

Il ressort également de tout ceci que le niveau de conscience est en quelque sorte le marqueur principal du niveau de complexité atteint par son substrat provisoire, dans le système nerveux et cérébral.

La compression générale, que la Gravité rend possible et entretient, est un moyen de garder à l’intérieur d’un monde ainsi de facto refermé, gravitationnellement clos, un nombre astronomique d’éléments constamment réorganisés, pendant des temporalités immenses, leur permettant d’innombrables arrangements et recombinaisons, comme on l’a dit.

Mais comment expliquer que les combinaisons les plus complexes et, de ce fait, les plus prometteuses pour d’autres combinaisons à venir, puissent se conserver, perdurer et continuer d’évoluer dans un monde soumis à tant de forces et à tant de pressions, en dépit de leur rareté et de leur fragilité intrinsèques ?

Les expressions de « gravité de deuxième espèce » et de « gravité de complexité » ont été proposées pour dénommer cette ténacité à survivre et à subsister de molécules puis de cellules et d’organismes toujours plus complexes, nonobstant leur fragilité intrinsèque.

La science moderne vit encore sous le signe trop exclusif de l’entropie, de l’usure et de la désintégration universelle. Il serait temps de reconnaître que, perpendiculairement à cette immanence de l’entropie, s’élève toujours plus un courant irrésistible de complexification et de conscience croissantes.

Ce courant, cet axe de « complexité-conscience », se traduit dans l’espèce humaine par les phénomènes de croissance des capacités neuronales et cognitives, mises en évidence par le cerveau humain, et plus généralement par toutes les autres formes de conscience que les systèmes nerveux présents dans la Nature rendent conjecturables.

Le vivant diverge et converge.

Avant que la vie n’apparaisse, les plus grosses molécules que l’on pouvait rencontrer dans les eaux ou dans la terre, n’étaient encore que des amas, des agglomérats, des assemblages physico-chimiques. Sinon inertes, du moins plutôt inactives par elles-mêmes, ces grosses molécules étaient livrées aux lois de la physique et de la chimie. Elles n’étaient encore que matière anonyme, substance répétée, soumise à ces lois inflexibles.

Par contraste, dès que la vie est apparue, ces molécules standards, jusqu’alors constamment réitérées, se mettent à muter et à se reproduire toujours plus efficacement, multipliant les individualités et formant des groupes, des familles, et des bassins d’espèces zoologiques, faisant croître par là leurs possibilités de tâtonnements, d’essais et d’erreurs, de regroupements et de clivages, de mutations et d’apparitions de nouvelles spéciations.

La complexification du vivant, cette ruée vers l’avenir, se fait désormais en réseau, selon plusieurs axes simultanés, et elle est d’autant plus exponentielle. Ainsi se constituent de nouveaux phyla, de nouvelles « unités zoologiques », chacune comprenant une « population » composée d’espèces proches, à la fois légèrement différentes, et aussi potentiellement divergentes.

Toutes ces formes, dans leur bouillonnement, continuent de se développer en faisceau, par des successions de mutations s’additionnant les unes aux autres toujours dans le même sens, comme s’il s’agissait de confirmer une percée dans les murailles du possible, ou de confirmer une sorte de « préférence » de l’évolution pour une direction privilégiée, à l’échelle de durées dépassant le million d’années.

Cette « préférence » pourrait s’interpréter comme une force fondamentale, orientant « toute Matière vers le plus compliqué et le plus conscient »iii.

La forêt de la Vie sur terre semble une jungle impénétrable à l’analyse. La place de notre espèce ne peut s’y trouver aisément du point de vue morphologique, même si du point de vie comportemental, elle semble la forme qui se sera révélée la plus mortifère et la plus délétère pour toutes les autres formes de vie.

N’y a-t-il pas cependant un moyen de démêler dans ce fouillis inextricable de phyla une sorte de principe majeur d’évolution, d’axe explicatif?

La loi de « complexité-conscience » déjà évoquée pourrait aider à formuler une hypothèse à ce sujet.

Chez les vivants supérieurs, le système nerveux a tendance à se regrouper ici et là en ganglions de plus en plus importants, qui ne sont pas sans rapports avec la tendance à la céphalisation et la cérébralisation. D’âge en âge la masse de matière « cérébralisée » n’a pas cessé d’augmenter au sein de la Biosphère. Cela s’observe dans le cas des Primates, d’abord apparus au Tertiaire inférieur sous la forme de très petits animaux, puis séparés en deux groupes au Tertiaire moyen, dont l’un, centré sur l’Afrique, devait connaître un destin mondial. A partir du Miocène, la culmination des Primates de type anthropoïde se confirma, avec l’Afrique pour foyer principal. Après plus de deux milliards d’années d’exploration dans toutes sortes de direction, et bien avant l’apparition du genre Homo, la singularité fondamentale du groupe des Primates éclata : elle fut de diriger toujours son évolution selon l’axe d’une « complexité-conscience » croissante.

Pendant le dernier million d’années de l’évolution sur Terre, a été crevé le plafond nocturne qui empêchait encore d’atteindre le vrai soleil de la conscience. A la fin du Pliocène, la Terre était encore entièrement « sauvage », sans trace de civilisation ou de culture.

Aujourd’hui, c’est la nature sauvage qui a presque disparu, remplacée par la « civilisation humaine » qui occupe intégralement la Terre.

Tout cela en un temps très court à l’échelle du Cosmos : un seul petit million d’années.

Quelque chose de majeur, d’inouï a donc dû se passer au début du Quaternaire dans le domaine de la vie.

Mais quoi ? Où ? Au sein de quelle espèce?

Chez les Australopithèques, ces Singes à petites canines, se tenant debout ?

Chez les Pithécanthropes, déjà des Hommes, mais au crâne aplati et simiesque ?

La différence entre les pré- ou para-hominiens et les proto-hominiens peut être difficile à objectiver, tant elle ne semble pas plus significative qu’entre deux familles hominoïdes voisines.

Il faut se résoudre à ce constat. Le facteur-clé qui a permis l’explosion du phylum hominien, lui donnant la souveraineté de la Terre, reste encore inconnu, invisible, inexplicable en essence.

C’est pourquoi nombre de paléontologues soutiennent encore qu’entre Hominiens et Anthropoïdes, il n’y a aucune différence de « nature », mais seulement une différence de « degré ».

Dans cette explication qui n’explique rien, l’Homme ne serait qu’un Singe se tenant plus souvent debout, mais peut-être un peu plus malin que les autres…

Teilhard de Chardin s’est élevé avec véhémence contre cette lecture de l’évolution. Il a supposé qu’eut lieu en ce début du Quaternaire un moment capital. L’Anthropoïde que l’on devait plus tard appeler l’Homme, soudain n’a plus été seulement « un être qui sait », mais il est devenu « un être qui sait qu’il sait ». Il s’est découvert « une conscience à la deuxième puissance »iv.

Par cette « conscience au carré », l’Hominidé accéda d’un seul coup, et non par « degrés », à un monde totalement nouveau, son monde intérieur, le monde de la pensée, qui faisait de l’Univers, un Univers pensé.

Ce n’était plus là seulement le monde de l’espace et du temps soudainement accessible à la pensée et à la conscience. C’était surtout les premières itérations du tissage, jamais cessées depuis, d’un nuage de conscience pensante, enveloppant la Terre, mais aussi s’élevant vers le Ciel, et s’enfonçant, par la puissance des mythes, dans les antres du lointain passé et dans les cavernes de la mort.

La « conscience au carré », phénomène inouï, imprévisible, livrait d’un seul coup à l’Homme ainsi oint, le monde terrestre tout entier, mais aussi l’Univers total, comme un butin nouveau.

La suite a montré que l’au-delà même de l’Univers, et ce qui était avant sa Genèse, n’étaient plus dès lors hors des limites de son intelligence.

Son intelligence s’est doublement éveillée, elle s’est éveillée à elle-même par la lumière de la conscience, et éveillée à tout ce qui n’est pas elle-même, par le truchement de tout ce que la conscience peut pressentir en elle d’inconscient.

L’apparition de la conscience, ce savoir du fait que l’on sait, a été l’élément déclencheur. Et les ondes réverbérantes de cette explosion initiale ne font jamais que commencer à s’étendre de par l’univers…

On n’a encore rien vu. Tout reste à accomplir.

Qu’on en juge. « Un être qui sait » ne peut s’arrêter en si bon chemin.

Il peut se mettre illico à réfléchir sur le fait qu’il est aussi « un être qui sait qu’il ne sait pas » (ce qui fut le privilège de Socrate de l’avoir formulé en langue claire).

Il peut se mettre à se douter qu’il est aussi « un être qui ne sait pas qu’il ne sait pas », ignorance fatale, que l’on peut cependant quelque peu corriger en méditant sur l’essence de l’infinité des choses dont on sait qu’on les ignore, et plus encore sur l’infinité des choses dont on ignore absolument le fait même qu’on les ignore…

Mais comment expliquer que cette rupture décisive, ce saut de l’ange de l’Homme dans l’immense univers de la pensée et de la conscience ne se soit pas traduit également par une rupture analogue du point de vue morphologique ?

Quelque artifice génial de connexion et d’arrangements de neurones (que les bons professeurs de neurosciences décèleront un jour peut-être dans leurs imageries?) a-t-il permis de faire le pas crucial séparant le cerveau « réfléchissant » de l’homme de celui « non réfléchissant » du Chimpanzé ?

Il est fascinant que l’apparition d’une précieuse mutation neuronale, peut-être apparemment minimale, a permis une telle explosion macro-évolutive de la « pensée se pensant », de « la conscience consciente de soi ».

Il ne faut pas cesser de marteler le point.

Il y a seulement quelques centaines de milliers d’années, l’Homme est apparu soudainement au milieu des Pongidés, ces Primates hominoïdes aujourd’hui en voie de disparition terminale.

Cela fut un événement comparable à l’émergence, il y a deux ou trois milliards d’années, des premières molécules « vivantes » au milieu de la soupe primordiale des protéines « mortes », ou du moins inertes.

La conscience au carré, cette conscience de la conscience, n’est pas simplement un nouvel attribut permettant plus tard à Homo de se nommer (fort improprement) Sapiens.

Il s’agit de beaucoup plus que cela.

Dans le sein bouillonnant de la vie, est apparue une autre espèce de Vie.

Ce sera la gloire ineffaçable du Pliocène d’avoir vu naître cette nouvelle espèce de vie, la Vie de la Conscience.

On n’a pas fini de mesurer les implications de cette révolution, non copernicienne, mais sapientiale. L’Homme, inexplicablement, s’est ouvert la voie vers les étoiles, dont les plus brillantes brillent dans des cieux inaccessibles à la simple vision.

Avec l’Homme, a donc été révélé un nouvel élément fondamentale quant à la nature même de ce monde.

L’Homme n’est objectivement qu’une sorte de bref néant, face à l’amplitude de l’univers et à la radicalité des mystères.

Mais s’il peut, d’un seul coup, atteindre à la conscience même de son propre néant, sans renoncer à la puissance de son esprit, alors cela incite à penser que, statistiquement, de par le monde, de vastes esprits, sages comme mille Messies, moins provinciaux que les prophètes des âges passés, sont déjà à l’œuvre, ailleurs.

Comment s’en assurer ? Il faut faire confiance en la puissance future de la conscience pour s’en persuader effectivement, par la pensée ou par l’intuition, par le sentiment ou par la sensation.

L’Homme n’est sans doute qu’un pion minuscule dans l’échiquier d’infinies dimensions qu’est l’Évolution. Mais c’est un pion qui peut aller à dame.

Et pour prendre une autre métaphore, empruntée au jeu de go, plus démocratique par ses règles car toutes les pierres y sont égales entre elles, l’Homme est une pierre vivante, dans le grand jeu de l’Univers, et il peut le faire « vivre par ko » .

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iPierre Teilhard de Chardin. L’Apparition de l’Homme. « Les trois peurs de l’espèce humaine et leur remède ». Ed. du Seuil, Paris, 1956, p. 295

iiCf.P. Teilhard de Chardin. L’Apparition de l’Homme. « Les trois peurs de l’espèce humaine et leur remède ». Ed. du Seuil, Paris, 1956, p. 301

iiiP. Teilhard de Chardin. L’Apparition de l’Homme. « Les trois peurs de l’espèce humaine et leur remède ». Ed. du Seuil, Paris, 1956, p. 308

ivP. Teilhard de Chardin. L’Apparition de l’Homme. « Les trois peurs de l’espèce humaine et leur remède ». Ed. du Seuil, Paris, 1956, p. 314

Des questions qui méritent réflexion…


« Le Penseur de Rodin »

Dans un récent article sur le phénomène de la NDE, « Ma mort imminente », j’avais conclu (provisoirement) ceci:

« Tirant avantage des leçons prophétiques de Pierre Teilhard de Chardin sur l’émergence de la Noosphère et son évolution à très long terme vers ce qu’il appelle le « point Oméga », j’ai le sentiment que le groupe des ‘expérienceurs’ (NDEr), que l’on peut évaluer à plusieurs dizaines de millions de personnes actuellement, à l’échelle mondiale, pourrait peut-être former la base d’une communauté virtuelle d’esprits ‘initiés’.

Pourrait-elle être capable d’influencer l’avenir de la ‘conscience’, en ces temps incertains? »

La NDE est une expérience profondément personnelle, difficilement partageable, même si de plus en plus de témoignages et de publications sont disponibles. Il existe certes des associations comme l’IANDS. Cependant elles restent relativement confidentielles, et se montrent par ailleurs minées par des divisions internes sur les interprétations possibles des NDE.

Le nombre même des NDE qui sont rapportées croît sans cesse du fait des progrès des techniques médicales, et elles sont assez bien documentées sur le plan phénoménologique. Mais à part un intérêt anecdotique des médias, certes récurrent quoique assez marginal, le champ des études consacrées aux NDE reste encore relativement confidentiel, et peu productif d’idées nouvelles.

Par exemple, il n’y a pas (encore) eu d’impact fondamental des NDE sur l’étude de l’essence de la conscience, ni sur les grandes directions suivies par les neurosciences, qui restent dominées par des approches matérialistes et positivistes.

Pourtant l’approche matérialiste et positiviste des neurosciences actuelles est restée à ce jour entièrement incapable d’expliquer un phénomène aussi essentiel et aussi universel que le fait même de la ‘conscience’.

La réalité, désormais parfaitement avérée, des NDE, aurait pu donner une inflexion et une impulsion nouvelles aux recherches des neurosciences sur la conscience.

Ceci n’a pas encore eu lieu. Pourquoi ?

Tout se passe comme si l’un des phénomènes les plus fondamentaux, et les plus anciennement documentés, parmi l’ensemble des états extrêmes de la conscience humaine, était encore considéré comme marginal, et étiqueté du label (aujourd’hui infamant) de ‘New Age’.

Ce qui manque également, c’est la capacité des ‘expérienceurs’ et de tous les esprits intéressés par ces phénomènes, à créer des liens effectifs, opératoires, à grande échelle.

Ce qui fait défaut c’est la capacité à transformer une expérience indubitable de ‘conscience élargie’, qui se déploie chez quelques individus sur un plan psychologique, spirituel ou même métaphysique, en une ‘conscience élargie’ touchant de vastes ensembles humains, et incluant des niveaux philosophiques, conceptuels, et aussi des capacités d’action coordonnée (aux plans environnemental, social ou politique).

Bref, il y a là un paradoxe : d’un côté, des pistes qui s’ouvrent, de nouveaux paradigmes, révolutionnaires, au potentiel extraordinaire, – et de l’autre, doute, scepticisme, dérision, indifférence, inaction.

Ce paradoxe même est en soi une piste de recherche pour l’avenir.

On pourrait reformuler le problème ainsi : comment transformer des expériences éblouissantes du for intime, qui sont par nature personnelles, en action concrète, collective, politique, à l’échelle de l’humanité ?

On observe que des questions (très anciennes, et même archétypales) apparaissent sous un nouveau jour dans la mouvance des études sur les NDE. Elles touchent à l’essence même du fait humain :

Qu’est-ce que l’Homme ? Quelle est sa raison d’être ? Quels sont les liens de l’humanité avec l’ensemble de la Biosphère ? Quel avenir pour la planète Terre ? Quels liens existent-ils entre l’ensemble des spiritualités qui ont émergé sur cette Terre depuis des millénaires et l’avenir du phénomène humain à moyen et long terme ?

Qu’est-ce qui justifie aujourd’hui, anthropologiquement, l’existence de religions différentes, qui continuent de s’ignorer, quand elles ne se font pas une guerre sournoise ou ouverte, et qui prétendant toutes avoir le monopole de la vérité ?

Vers quoi pourrait tendre l’humanité dans les prochains siècles, dans les prochains millénaires ou dans les centaines de millénaires les plus éloignées ? Quel est le sens même de cette question ?

Et comment notre réflexion, aujourd’hui, peut-elle participer à la formation de la destinée humaine dans les siècles des siècles ?

Voilà des questions qui méritent réflexion, me semble-t-il…

The Transhuman Metaphor


« Scientific revolutions are in fact metaphorical revolutions. »i

I´d like to reverse this assertion and to generalize it. Any metaphorical revolution opens the door to scientific, philosophical and political revolutions.

Any truly new and powerful metaphor bears a vision, a projected, imaginary view of the world, and therefore, in favorable circumstances, can engender new changes in the real world, or even new worlds.

A good metaphor carries the seeds of a new « narrative », of which it is only the first image, the initial élan. Any truly revolutionary vision is the first sign of an archipelago of new concepts in the making, with their potentially disruptive power.

For example, the idea of a « noosphere »ii, coined by Teilhard de Chardin, reveals an « envelope » of thoughts, bathing humanity with its flows and energies, and will have unimaginable implications on the social and political level.

The metaphor of the « transhuman » (trasumanar), first used by Dante in the Divine Comedy, is perhaps even more brilliant, since it points to the actual existence of a « meta-sphere » of consciousness and life.

“Trans-humanity » is in perpetual transhumance. It has a vocation to reach unheard of worlds.

Dantesque « transhuman » and modern « transhumanism » should not be confused. “Transhumanism », a recent word, embedding a new ideology, has nothing to do with the metaphor initially proposed by Dante more than seven centuries ago.

There is nothing metaphysical about “transhumanism”. It only contains the idea that technical and scientific evolution will, it is assumed, favor the appearance of a « singularity ». Vernor Vinge and Ray Kurzweil are its prophets. This « singularity » will embody a tipping point towards an intellectually and physically « augmented » humanity.

This « transhumanism », it seems to me, is flatly reductive. Science and technology are the bearers of considerable openings, but it is naïve to believe that they alone will determine the conditions for a transformation of humanity, its leap, its passage towards transhumanity.

More than forty thousand years ago, the caves of the Palaeolithic were already secret, deep sanctuaries, frequented by shamans, some of whom were also artists.

The Palaeolithic religion, to which the cave paintings bear witness, still escapes the best informed analyses today (the enlightening work of Alain Testart show the intrinsic limits of the modern approach of paleo-anthropology).

All of these paintings, whose execution is spread out without discontinuity over a period of many thousands years, testify to an assumed perception of a ´transcendence´ by men in the Palaeolithic. Cro-Magnon Man, already a Homo Sapiens, was perhaps wiser than modern man, in this regard, — wiser by a wisdom of which the world today has no idea.

BirdMan Lascaux

The former President of the French Republic, François Hollande, was not known to be a specialist in transcendence. But, in a speech delivered before a Freemasonic Lodge, he ventured into a few considerations on the future of humanity.

He declared in particular :

« You also wanted to think about the incredible mutations that the new technologies of the living allow us to guess: this is what is called transhumanism or augmented man. This is a formidable question: how far to allow progress, because progress must not be suspected, we must encourage it. How can we master these serious ethical questions? What is at stake is the very idea of humanity, of choice, of freedom. So in the face of these upheavals that some people hope for, that others fear, the vision of Freemasonry is a very precious compass in these times, and a light that helps to grasp the issues and to respond to them. »

When it comes to metaphors, there is a great deal of freedom allowed, of course, but it is important to maintain a minimum of coherence.

Comparing the « vision » to a « compass » and a « light » seems to be a somewhat twisted trope.

The « gaze » of the pilot is guided in the direction indicated by the « compass ».

But the compass depends on the law of magnetism, not optics.

It is then strange, baroque, to suggest that a « gaze » or a « vision » may be a « compass », as if it could create an imaginary North, at will, and as if it could moreover and ipso facto generate an illuminating light.

Throwing metaphors around without care, just brings more disorder in the great circus of the world.

iMichaël Arbib, Mary Hesse. The Constructions of Reality. 1986

iiCf. The work of Pierre Teilhard de Chardin

La nuit des mages et des sages


Toute métaphore vraiment originale, toute image absolument inouïe, est une puissance, elle porte en germe une vision du monde; elle jette un regard imaginaire vers l’avant, sur le possible. Reprise, déclinée, propagée, amplifiée, elle engendrera, dans des circonstances favorables, un univers de pensée bien réel, une révolution des manières de voir.

Elle sera grosse, par exemple, d’une révolution scientifique, ou philosophique, ou encore politique. Elle permettra l’établissement d’un nouveau « récit », dont elle sera le premier symbole. Elle sera le signe initial d’un archipel en gésine, d’une pensée en puissance.

Par exemple, la métaphore teilhardienne de la « noosphère », baignant l’humanité de ses flux et de ses énergies, a des implications inimaginables, sur le plan social et politique, si on la prend au mot, comme « sphère de pensée, cosmos d’esprit ».

La métaphore du « transhumain », utilisée la première fois par Dante dans la Divine Comédie (avec le mot trasumanar) , est plus géniale encore, puisque elle pointe vers l’existence effective d’une « méta-sphère », de conscience et de vie.

La « trans-humanité » est en perpétuelle transhumance. Elle a vocation à atteindre des mondes inouïs.

Il ne faut pas confondre le « transhumain » dantesque et le «transhumanisme» moderne. Le « transhumanisme » n’a rien à voir avec la métaphore proposée par Dante, il y a plus de sept siècles. Rien de métaphysique dans le transhumanisme. On y trouve seulement l’idée que l’évolution technique et scientifique favorisera, suppose-t-on, l’apparition d’une « singularité ». Vernor Vinge, Ray Kurzweil en sont les prophètes. Cette « singularité » incarnera, disent-ils, un point de basculement vers une humanité intellectuellement et physiquement « augmentée ».

La science et la technique sont porteuses de bien des ouvertures, mais il est naïf de croire qu’elles détermineront à elles seules les conditions d’une transformation psychique et morale de l’humanité, d’un sursaut, d’un passage vers une transhumanité.

Au Paléolithique, il y a plus de quarante mille ans, quelques grottes étaient des sanctuaires écartés, secrets, profonds, fréquentés par des chamanes, dont certains étaient des artistes universels. La religion paléolithique, dont les peintures pariétales témoignent, échappe aujourd’hui encore aux analyses les mieux informées (le travail d’Alain Testart, éclairant, l’illustre bien).

Ces peintures, créées pendant une période de plus de trente mille ans, véhiculent un sens aigu de la transcendance de l’esprit, flottant de par le monde.

L’Homme de Cro-Magnon, un Homo Sapiens, était plus sage peut-être que l’homme moderne. Plus sage d’une sagesse dont le monde de notre temps n’a plus aucune idée.

L’ancien président François Hollande était-il un sage? Il n’est pas connu en tout cas pour être un spécialiste de la transcendance ou de la métaphysique. Mais, dans un discours prononcé devant une Loge franc-maçonne, il s’est risqué à quelques considérations sur le futur de l’humanité. Il a déclaré posément: « Vous avez aussi voulu penser les mutations inouïes que les nouvelles technologies du vivant nous laissent deviner : c’est ce qu’on appelle le transhumanisme ou l’homme augmenté. C’est une question redoutable : jusqu’où permettre le progrès, car le progrès ne doit pas être suspecté, nous devons le favoriser. Comment faire pour que nous puissions maîtriser ces graves questions éthiques ? Ce qui est en jeu, c’est l’idée même d’humanité, de choix, de liberté. Alors face à ces bouleversements que certains espèrent, que d’autres redoutent, le regard de la franc-maçonnerie est une boussole tout à fait précieuse dans cette période, et une lumière qui aide à saisir les enjeux et à y répondre. »

En matière de métaphores, la liberté est très grande, mais il importe de conserver un minimum de de cohérence. Comparer le « regard » à une «boussole» et à une «lumière» me paraît aventureux, malhabile et déplacé.

Le « regard » peut certes être guidé dans la direction indiquée par une «boussole», et il peut être aidé en cela par la « lumière ». Mais, à mon sens, il est bizarre, et même franchement inadéquat, d’affirmer que le «regard» pourrait être une «boussole». Ce serait comme si la charrue tirait les bœufs.

Un « regard » a-t-il vocation à créer un Nord imaginaire, un pôle conceptuel? Un coup d’œil peut-il engendrer toute la lumière de l’univers?

On pourrait évoquer la « licence » poétique… Mais un bon speech-writer ne devrait pas mettre, fût-ce par l’entremise d’une parole présidentielle, des métaphores bancales, des images pseudo-poétiques, en circulation.

C’est encore ajouter au malheur du monde, — comme dit le poète.

Non, non, ce dont nous avons urgemment besoin, ce sont de nouvelles métaphores, polaires, qui font lever au ciel la nuit, les yeux des mages et des sages.

The Transhumance of Humankind


At the last song of Purgatory, Beatrice said to Dante: « Do not speak like a man who dreams anymore ».i If Dante complies with this injunction, the rest of the Divine Comedy can be interpreted as a reference document, as far from the dream as from fiction.

In the immediately following song, which happens to be the first song of Paradise, Dante makes this revelation:

« In the heavens that take most of the light I was, and I saw things that neither knows nor can say again who comes down from above; for when approaching its desire our intellect goes so deep that the memory can no longer follow it there ».ii

Dante didn’t dream, one might think. He really saw what he said he saw « in the heavens », he didn’t make up his visions at all, and he was able to tell us about them after coming down « from up there ».

His memory has kept the memory of light, depth and desire, even if the memory is always behind the spirit that goes, and if it cannot follow it in all conscience, in exceptional, unheard of, unspeakable moments.

Without preparation, the spirit suddenly rises into heavens, sees the light, desires it, sinks into the depths, goes into the abyss.

On the way back, stunned, blinded, without memory, the intelligence begins to doubt what it has seen. Was it only a dream?

In the same song, Dante elliptically explains the true nature of his experience:

« In his contemplation I made myself like Glaucus when he tasted the grass that did it in the sea, the parent of the gods. To go beyond the human cannot be meant by words; that example is enough for those to whom grace reserves experience »iii.

To say « going beyond the human », Dante uses the word trasumanar.

Glaucus’ herb, what was it? Hashish? One of those herbs that are used in shamanic concoctions? Sôma? Haoma?

« Going beyond » implies a disruption. « Overcoming the human being » means leaving humankind behind, leaving it in its supposed state of relative helplessness.

Translated more literally, and playing on the common origin of homo and humus, the word trasumanar could be translated as a sort of ontological, metaphysical « transhumance« .

Like a transhumance out of human nature, an exodus out of inner Egypt, forged by millennia.

This is also the recent dream of « transhumanism ». The accession to a supernatural, a trans-natural, trans-human other state of nature.

The body or soul reaches an extreme point, and with a single pulse they are driven out of themselves, to reach an « Other » state.

Which « Other » state? There are many answers, according to various traditions.

Teilhard de Chardin described this leap towards the Other as a noogenesis.

Akhenaten, Moses, Zoroaster, Hermes, Jesus, Cicero, Nero, Plato, had a brain similar to ours. What did they see that we don’t?

Materialists and skeptics do not believe in visions. Nothing has really changed for thousands of years. But materialism, skepticism, « realism », lack explanatory power, and do not take into account the deep past nor the infinite futures.

Life has evolved since the oyster, the mussel and the sea urchin, and it continues to rise. Where is it going?

The question becomes: when will the next mutation occur? In a few million years? In a few centuries? What will be its form: biological, genetic, psychological? Or all this together? A tiny but decisive genetic mutation, accompanied by a biological transformation and a mental rise, a psychological surge?

The planetary compression is already turning to incandescence. The anthropocene crisis has only just begun. Environmental, societal, political, the crisis is brewing. It remains to mobilize the deep layers of the collective unconscious. There are many warning signs, such as the death drive claimed as such.

The growing forms of an immanent neo-fascism that can already be diagnosed in our times represent a warning.

They indicate the birth of the death drive, the need to bypass the humankind, to leave it behind, perplexed by fears, blinded by false ideas.

Glaucus’s grass, Dante’s trasumanar, will take on other forms from the 21st century onwards. Which ones?

Poetry, the one that reveals, always gives lively leads.

« As the fire that escapes from the cloud, expanding so hard that it no longer holds within itself, and falls to the ground against its nature, so my spirit in this banquet, becoming greater, came out of itself and no longer knows how to remember what it did. »iv

Lightning falls to the ground, and Dante’s spirit rises to heaven. Dante no longer remembers what he does there, but Beatrice guides him in his self-forgetfulness. « Open your eyes, » she said, « look how I am: you have seen things that have given you the power to bear my laughter. »

Dante adds: « I was like a person who feels like a forgotten vision and who strives in vain to remember it. »

I would like to highlight here a crucial relationship between vision, laughter and forgetting. Beatrice’s laughter is difficult to bear. Why? Because this laughter sums up everything Dante has forgotten, and evokes everything he should have seen. This happy laugh of the beloved woman is all she has left. This laughter is also what is necessary to find the thread. Not all the poetry in the world would reach « a thousandth of the truth » of what that « holy laugh » was, Dante adds.

Dense, Dantean laughter. Opaque, obscure. This laughter reopens the eyes and memory.

There are other examples of the power of laughter in history. Homer speaks of the « unquenchable laughter of the gods »v. Nietzsche glosses over Zarathustra’s laughter. There are probably analogies between all these laughter. They burst like lightning without cause.

Dante says, in his own way: « Thus I saw superabundant light, dazzled from above by fiery rays, without seeing the source of the lightning. »

He sees the lightning bolt, but not its source. He sees the laughter, but he has forgotten the reason. He sees the effects, but not the cause.

There is a lesson in this thread: see, forget, laugh. The transhuman must go through this path, and continue beyond it. Laughter is the doorway between memory and the future.

Since his Middle Ages, Dante has warned modernity: « We now preach with jokes and jests, and as long as we laugh well, the hood swells and asks for nothing ».vi

The hood was that of the preachers of the time, the Capuchins.

Nowadays hoods have other forms, and preachers have other ideas. But the jokes and jests continue to fly. And we laugh a lot these days, don’t we?

The transhuman hides away, probably far beyond all these laughter.

i Dante, Purgatory, XXXIII

ii Dante, Paradise, I

iiiIbid.

iv Dante, Paradise, XXIII

v Iliad I, 599, et Odyssey VIII, 326

vi Dante, Paradise, XXIX

Nous sommes co-responsables de tous les mondes futurs


Différentes religions, dont le Véda et le Christianisme, affirment que Dieu s’est ‘sacrifié’ pour l’Homme. Or ce dernier semble n’être rien de plus qu’un peu de boue animée.

Pourquoi un si grand Dieu se sacrifie-t-Il pour une créature qui Lui est si inférieure à tous égards?

La seule réponse (logique), à mon avis, est que Dieu se sacrifie parce que la réalité qu’Il rend possible par son sacrifice Le ‘dépasse’ alors Lui-même, ontologiquement.

Dieu se ‘dépasse’ dans son ‘sacrifice’, et ce ‘dépassement’ semble être la condition sine qua non du dépassement qu’on est alors en droit d’attendre de l’Homme.

Pour introduire plus avant la réflexion sur ce sujet, remarquons que cette question du dépassement divin s’est déjà plusieurs fois posée dans l’histoire des religions, et ailleurs que dans le cadre du monothéisme chrétien.

« Les Orphiques et les Pythagoriciens ont opéré le dépassement du sacrifice par le haut, le dionysisme par le bas. » remarque Marcel Détienne dans son livre Dionysos mis à mort.i

Se tournant résolument ‘vers le haut’, Pierre Teilhard de Chardin remarque que l’Univers se présente désormais, non plus comme un Cosmos (statique), mais comme une Cosmogénèse (dynamique, évolutive).

Il affirme également que l’Évolution de ce Cosmos en gésine ne fait que commencer. Et que l’aventure de l’espèce humaine est encore tout au début d’un stade encore embryonnaire.

Les conséquences cette vision des choses sont radicales.

Si le Monde est de nature évolutive, Dieu ne peut plus être conçu seulement comme une cause ‘initiale’. Il est aussi une cause « formelle », constamment à l’œuvre, et coïncidant (sans se confondre) avec le Centre de convergence de la Cosmogénèse.

On observe, dit Teilhard, « la montée irrésistible d’un Dieu évolutif de l’En-Avant, – antagoniste, à première vue, du Dieu transcendant de l’En-Haut »…

On ne peut que constater « le conflit apparent désormais éclaté entre le Dieu traditionnel de la Révélation et le Dieu « nouveau » de l’Évolution » .ii

La substitution du ‘Dieu d’En-Haut’ par un ‘Dieu de l’En-Avant’ remet en cause les Grands Récits des monothéismes, dont celui de la Genèse, du premier Adam, du paradis terrestre, de la Chute, du Péché originel,… et aussi le mythe de la singularité et de l’élection de l’Humanité, au regard du Cosmos où se pressent des milliards de nébuleuses, à propos desquelles on peut poser la question de savoir combien ont eu aussi leurs Moïses, leurs peuples élus, leurs Terres promises, leurs Bouddhas et leurs Messies…

L’Humanité probablement, n’est ni « unique », ni « singulière » : elle est « une entre mille ».

« L’idée d’une Terre « choisie entre mille » arbitrairement pour foyer de la Rédemption me répugne, dit Teilhard, et d’autre part l’hypothèse d’une Révélation spéciale apprenant, dans quelques millions de siècles, aux habitants du système d’Andromède, que le Verbe s’est incarné sur la Terre, est risible. »iii

Il pense que la religion de l’avenir se définira comme une « religion de l’Évolution », et qu’elle devra « prendre en compte les myriades de possibles révélations dans le Cosmos », et considérer « la possibilité d’un Messie non pas réservé à un peuple élu, ou à l’Humanité, mais d’un Messie universel, cosmique, centre des mondes »…

Au regard du Mouvement cosmique de Complexité-Conscience,  » le Christ, tel que la théologie classique continue à le proposer au Monde, est à la fois trop limité (trop localisé) astronomiquement, et trop excentrique évolutivement, pour pouvoir « céphaliser » l’Univers tel que celui-ci nous apparaît maintenant. « iv

Teilhard théorise l’existence probable, en avant de nous, d’un « Ultra-Humain ».

« L’Humanité, prise dans sa forme actuelle, ne peut être scientifiquement regardée que comme un organisme n’ayant pas encore dépassé la condition de simple embryon. (…) Un vaste domaine d’Ultra-humain se découvre en avant de nous, dans tous les cas. »v

Comment concevoir une issue, — convenable —, à cette Évolution grandiose de l’Humanité vers l’Ultra-humain?

L’alternative est radicale:

« Ou bien la Nature est close à nos exigences d’avenir : et alors la Pensée, fruit de millions d’années d’effort, étouffe mort‑née, dans un Univers absurde, avortant sur lui-même. Ou bien une ouverture existe, — de la sur‑âme au‑dessus de nos âmes : mais alors cette issue, pour que nous consentions à nous y engager, doit s’ouvrir sans restrictions sur des espaces psychiques que rien ne limite, dans un Univers auquel nous puissions éperdument nous fier ».vi

Ce qui est sûr, c’est que la Vie, une fois dotée de la conscience et de la pensée, ne peut pas continuer « sans exiger de monter toujours plus haut. »

C’en est assez pour être assuré « qu’il y a pour nous, dans l’avenir, sous quelque forme, au moins collective, non seulement survivance, mais survie« , et que, « pour attein­dre cette forme supérieure d’existence, nous n’avons qu’à penser et à marcher, toujours plus outre, dans les directions où prennent leur maximum de cohérence les lignes passées de l’Évolution. »

Les signes abondent.

« Peuples et civilisations parvenus à un tel degré, soit de contact périphérique, soit d’interdépendance économique, soit de communion psychique, qu’ils ne peuvent plus croître qu’en s’interpénétrant.(…) Sous l’influence combinée de la Machine et d’un surchauffe­ment de Pensée, nous assistons à un formidable jaillissement de puissances inoccupées. (…) Comment ne pas voir dans ce double phénomène un pas nouveau dans la genèse de l’Esprit ! »vii

La Noogénèse monte irréversiblement vers le point Oméga — et l’Évolution ne peut s’achever sur Terre qu’à travers un point de dissociation radical, « la fin de toute Vie sur notre globe, — la mort de la Planète, — la phase ultime du Phénomène humain. »viii

« Ce que sera, dans ses apparences finales, la Noosphère, nul n’oserait se le représenter. La fin du Monde est inimaginable. Mais comparée aux nappes zoologiques qui la précèdent, et dont la vie moyenne est au moins de l’ordre de 80 millions d’années, l’Humanité est si jeune qu’on peut la dire tout juste née. (…) Entre la Terre finale et notre Terre moderne s’étend donc vraisemblablement une durée immense, marquée, non point par un ralentisse­ment, mais par une accélération, et le définitif épanouisse­ment, suivant la flèche humaine, des forces de l’Évolution. »ix

Tout ce que l’on peut dire c’est que le plus inattendu est peut‑être ce qu’il y a de plus probable…

On peut « se demander sérieusement si la Vie n’arrivera pas un jour à forcer les barrières de sa prison terrestre, — soit en trouvant le moyen d’envahir d’autres astres inhabités, — soit, événement plus vertigineux encore, en établissant une liaison psychique, avec d’autres foyers de conscience à travers l’espace.

La rencontre et la mutuelle fécondation de deux Noosphères… Supposition qui au pre­mier abord peut paraître insensée, mais qui après tout ne fait qu’étendre au Psychique une échelle de grandeur dont personne ne songe plus à contester la validité pour la Matière. La Conscience se construisant finalement par synthèse d’uni­tés planétaires. Pourquoi pas, dans un Univers où l’unité astrale est la galaxie ? »x

« Mort de la planète, matériellement épuisée ; déchirement de la Noosphère partagée sur la forme à donner à son unité. Non pas un progrès indéfini, — hypothèse contredite par la nature convergente de la Noogénèse, mais une extase, hors des dimensions et des cadres de l’Univers visible. »xi

L’aventure de l’Être ne fait que commencer… Dieu lui-même n’est pas « immobile », et il n’a pas fini d’évoluer. « Un énorme événement psychologique est en train de se produire, en ce moment même, dans la Noosphère : rencontre, ni plus ni moins, de l’En-Haut avec l’En-Avant (…) Anticipations conjuguées d’un Surhumain transcendant et d’un Ultra-humain immanent. »xii

C’est la « Plérômisation », ou l’union du monde et de Dieu. Dieu s’achève, se complète, en quelque façon, dans le Plérôme. Son ‘union’ avec le Monde lui apporte, peut-on conjecturer, quelque chose de vitalement nécessaire. Une Métaphysique de l’Union se substitue à l’ancienne Métaphysique de l’Être. Dans une Métaphysique de l’Union, un degré supplémentaire d’unification absolue est possible, qui raménerait au centre divin « une auréole ‘antipodiale’ de multiplicité pure. »xiii

Avec la perspective de l’union de l’Homme, du Cosmos et du Divin, nous nous découvrons « atomiquement responsables d’une cosmogénèse »xiv.

Traduction: Nous sommes tous co-responsables de l’évolution de tous les mondes futurs, dans la moindre de nos actions, dans la moindre de nos pensées, dans le moindre de nos désirs.

iMarcel Détienne .Dionysos mis à mort. Gallimard 1977, p.149

ii Pierre Teilhard de Chardin. Ce que le monde attend en ce moment de l’Église de Dieu (1952).

iii Pierre Teilhard de Chardin. Comment je crois. Paris Seuil, 1969, p.56

iv Pierre Teilhard de Chardin. Comment je crois. Paris Seuil, 1969, p.290

v Pierre Teilhard de Chardin. L‘avenir de l’homme. Œuvres complètes,Tome V. Seuil. 1959, p. 354.

vi Pierre Teilhard de Chardin. Le Phénomène humain. Œuvres complètes,Tome I. Seuil. 1956, p.258 sq.

vii Pierre Teilhard de Chardin. Le Phénomène humain. Œuvres complètes,Tome I. Seuil. 1956, p.280

viiiPierre Teilhard de Chardin. Le Phénomène humain. Œuvres complètes,Tome I. Seuil. 1956, p.304

ix Pierre Teilhard de Chardin. Le Phénomène humain. Œuvres complètes,Tome I. Seuil. 1956, p.308

xPierre Teilhard de Chardin. Le Phénomène humain. Œuvres complètes,Tome I. Seuil. 1956, p.319

xiPierre Teilhard de Chardin. Le Phénomène humain. Œuvres complètes,Tome I. Seuil. 1956, p.322

xiiPierre Teilhard de Chardin. Comment je crois. Paris Seuil, 1969, p.291

xiiiPierre Teilhard de Chardin. Comment je crois. Paris Seuil, 1969, p.208

xivPierre Teilhard de Chardin. Comment je crois. Paris Seuil, 1969, p.131

Le dépassement de l’humain par le « post-humain »


Le dépassement « sur-humain » par amélioration et augmentation génétique, qu’on vient d’évoquer dans un billet récent (« Dépasser l’humain »), garde encore un certain lien avec la « nature humaine », telle qu’elle est définie par l’ADN. Mais voilà qu’une autre forme de dépassement fait irruption: le dépassement « post-humain »; le remplacement de l’homme par ce que d’aucuns ont appelé le « Successeur », à base d’IA et de silicium, et le dépassement des capacités de la pensée humaine, par des formes impensables d’IA…

Je dis ‘impensable’ car l’apprentissage machine (‘machine learning’), le traitement statistique de très grandes bases de données (Big Data), et nombre de programmes d’IA ‘fonctionnent’ et produisent des ‘résultats’ sans qu’on puisse expliquer pourquoi (effet ‘boite noire’).

La raison humaine est ainsi, pour partie, dépossédée par ses propres créations. Elle se voit effectivement dépassée’ par des algorithmes et des ‘programmes’, dont on ne peut pas dominer rationnellement a priori tous leurs cheminements, ni toutes leurs dérives possibles. On peut seulement constater qu’ils ont de meilleurs résultats que les experts humains confrontés aux mêmes problèmes.

Ce ‘dépassement’ (même partiel) de la pensée humaine par quelque IA future influera-t-il l’avenir même de la pensée humaine, son jugement sur sa propre essence?

La pensée humaine est-elle aujourd’hui capable de penser la nature et la complexité des futures interactions avec les formes d’IA qui pourraient émerger à l’avenir, dans un but de ‘prévention’ ou de calcul des risques?

Elle est déjà obligée de se doter de programmes que l’on pourrait appeler de méta-IA pour tenter de suivre et décrypter les cheminements des arbres de décision des apprentissages-machines.

Il en résulte des formes troublantes de métissage ou d’hybridation entre raison humaine et post-humaine, où les deux parties jouent un rôle propre, et dont les interactions à long terme sont paraissent indécidables.

Les neurosciences éclairent ce débat d’une lumière particulière.

Marvin Minsky, pionnier de l’IA a conclu, après des années de recherche et d’expérimentation, à l’inexistence chez l’Homme d’un Soi unifié : il parle d’une « société de l’esprit », composée de millions d’unités diversifiées.

Francisco Varela, spécialiste des neurosciences cognitives et théoricien de la vie artificielle, se veut plus radical encore.« L‘esprit n’est pas une machine», et il est fragmenté, divisé, pluriel…« La vie créesans cesse ses propres formes, par auto-poièse. Une cellule n’existe que parce qu’elle fabriqueen permanence les conditions de son identité et de son autonomie : elle garantit l’invariance de son organisation interne dans un flux constant de perturbations. Elle appréhende le réel qui l’entoure à travers sa propre cohérence interne, qui n’est pas matérielle mais systémique.»i

Varela voit là une forme élémentaire de ‘conscience de soi’, basée sur la reconnaissance entre le dedans et le dehors. De là, on peut induire d’autres formes ‘émergentes’ de conscience aux divers niveaux systémiques composant un organisme complexe Nous sommes composés de « consciences » plurielles

Comment penser la coexistence et la cohérence de ces multiples formes de conscience ? Se hiérarchisent-elles ? Y a-t-il un fondement unifié de ces consciences, les dépassant toutes?

Peut-on garantir l’unité transcendantale du sujet ?

Ou faut-il se résigner à concevoir une conscience éclatée, une multiplicité de points de vue hétérogènes, labiles, autonomes ?

Varela affirme que les sciences cognitives n’ont trouvé qu’une conscience divisée, fragmentée, plurielle, alors qu’elles étaient parties à la recherche d’un Soi fondamental, d’une conscience du soi, fondant l’unité de l’esprit.

Il se dit en conséquence adepte de l’approche bouddhiste – il n’existe pas de Soi unifié, pas de fondement ultime de la conscience, c’est la pensée qui nous pense, et nous sommes victimes de l’illusion de la souveraineté de la conscience et la raison.

Mais si ‘la pensée me pense’, si je ‘suis pensé’ par des processus internes dont ma conscience ne représente qu’une pellicule extérieure, le sentiment de dépassement n’est-il qu’une illusion ? Cette illusion est-elle nécessaire pour affirmer une autre illusion, celle de la souveraineté du Soi, alors que d’autres phénomènes inconscients restent à l’œuvre, plus en profondeur?

Quels sont ces autres phénomènes inconscients, toujours à l’oeuvre?

Varela a expliqué comment il en avait réalisé la permanence: « Ce fut un coup de foudre. Je me suis dit: « Qu’est-ce que tu peux être con ! Tu travailles sur l’esprit, et tu es passé à côté de ton propre esprit ! (…) Observez un cafard, il court sur le sol, puis, sans transition, monte un mur et se retrouve au plafond. Les notions d’horizontale, de verticale, d’envers, n’ont absolument pas le même sens pour lui que pour nous. Son monde mental n’a rien à voir avec le nôtre. Peut-être l’imagine-t-il plat ? Cette différence ne vient pas de son minuscule cerveau. Pour le comprendre, il vaut mieux regarder ses pattes. Pendant des années, j’ai étudié les deux mille cinquante-trois senseurs de la deuxième patte du milieu d’un cafard ! L’insecte agit dans le monde sans aucune prévision sur l’environnement. Il le fabrique, il le construit, et s’y adapte depuis la nuit des temps. Aujourd’hui, dans le cadre de la vie artificielle, on construit des robots sur le modèle de l’insecte, sans cerveau central mais avec des senseurs.»ii

La métaphore du cafard s’applique à l’esprit, selon Varela.

L’esprit est comme un cafard mental, doté de millions de pattes, ou bien comme une myriade de cafards indépendants qui courent, montent, volent et descendent non sur des ‘murs’ et des ‘plafonds’ mais dans diverses représentations ‘immanentes’ du monde… Ces cafards mentaux et multiples contribuent ce faisant à créer de nouveaux murs, de nouveaux plafonds, ou bien creusent des tunnels inattendus dans des représentations mouvantes sans réel cerveau central.

« L’organisme et l’environnement s’enveloppent et se dévoilent mutuellement dans la circularité fondamentale qu’est la vie même. » résume Varela.

Mondes et créatures, environnements et organismes, sont co-dépendants, ils ne cessent de co-évoluer. La réalité est ‘dépassée’ par le jeu libre des créatures qui évoluent en son sein, et qui ‘s’y dépassent’, comme résultat d’une auto-invention, d’un auto-dévoilement, en constant couplage épigénétique avec l’environnement.

« On n’apprend ça nulle part dans la philosophie occidentale, dit Varela. Seul le bouddhisme n’a jamais cherché à trouver un fondement ultime à l’esprit, qui serait le rationalisme. Le bouddhisme ne croit ni en Dieu, ni en un absolu de la pensée humaine. L’expérience bouddhiste de la méditation nous enseigne au contraire que l’ego, le soi, peuvent se désinvestir de leur arrogance et de leur hantise du fondement et du savoir absolu, et qu’ainsi nous vivrons mieux. »iii

Le ‘post-humain’ tel que préfiguré par l’IA, la Vie Artificielle et les neurosciences cognitives, à la façon de Varela, semble conduire à favoriser la métaphore bouddhiste.

Il y a d’autres métaphores possibles.

Par exemple, le mouvement transhumaniste, avec l’appui de moyens médiatiques, techniques et financiers considérables, semble rêver d’une nouvelle conception de l’homme, d’une nouvelle religion, et d’une nouvelle eschatologie…

Google a créé une société de biotechnologies nommée Calico (California Life Company), qui vise explicitement à en finir avec la mort elle-même…

S’il faut en croire Google, les sciences et les technologies seraientsur le point de permettre à l’espèce humaine de « dépasser » la mort, soit en rendant le corps invulnérable (l’homme bionique, la manipulation génomique), soit en s’en débarrassant (cyborg, dématérialisation et téléchargement de la « conscience »).

Les corps humains seraient en sursis, déjà obsolètes : ce ne sont que des carcasses dont il faudra se débarrasser à terme. Ray Kurzweil prédit les débuts de cette épopée pour 2030.

Jean-Michel Besnier, dans son livre Demain les post-humainsiv rappelle que ce type de matérialisme et de réductionnisme n’est pas nouveau. Pour les matérialistes du 18è siècle, « le dualisme âme/corps était une absurdité dont il fallait se débarrasser, la conscience étant selon eux produite exclusivement par la matière. Spontanément les neurobiologistes contemporains rejoignent cette opinion. Il existe une matière cervicale, neuronale, productrice de la conscience, c’est pour eux une donnée positive qui n’amène plus de débat philosophique. » 

« Les transhumanistes souhaitent purement et simplement la disparition de l’humain. Ils sont dans l’attente de quelque chose d’autre, de quelque chose de radicalement nouveau, qu’ils appellent la singularité, un posthumanisme qui succédera à une humanité révolue. Il n’y a plus de place pour une position médiane et une séparation de plus en plus large et irréductible est en train de se faire jour entre d’un côté les technoprogessistes qui attendent le posthumain, et de l’autre les bioconservateurs qui entendent sauver l’humain. »

Besnier conclut qu’il ne faut plus chercher à « dépasser » l’humain. Il prône au contraire une « sagesse ordinaire », « faite de comportements de sobriété, de simplicité, et de méfiance à l’égard des gadgets dont on inonde le marché. »

« Je ne vois de remède que dans une réconciliation de l’homme avec lui-même, dans le fait d’accepter notre fragilité, notre vulnérabilité. L’homme ne peut évidemment rivaliser avec la puissance de calcul informatique mais il jouit d’autres formes d’intelligence. Je pense que nous ne devons pas fuir notre fragilité mais en faire la source-même de notre privilège. »

Cette « sagesse ordinaire » peut-elle l’emporter face aux déchaînements du post-humanisme et du trans-humanisme? Avons-nous besoin de pensées ordinaires ou extraordinaires?

Varela invoquait Bouddha. Les trans-humanistes convoquent Teilhard de Chardin en appui à leurs idées… mais en détournant sa pensée…

Jean-Michel Truong, dont le livre Totalement inhumaine emprunte son titre à une expression de Teilhard de Chardin (en en prenant l’exact contre-pied)v, annonce le proche avènement du ‘Successeur’, un être artificiel doté d’un cerveau planétaire capable de se dupliquer à l’infini et de dépasser l’Homme.

Le ‘Successeur’ sera capable d’embarquer sur « un nouvel esquif »vi intergalactique. «Commencée avec l’homme, son odyssée bientôt se poursuivra sans lui.» La vie a été fondée sur la chimie du carbone, mais rien ne dit qu’elle doive continuer d’être enchaînée à l’ADN. L’intelligence n’a pas nécessairement besoin d’organismes biologiques, pensent les transhumanistes. Pourquoi ne serait-il pas possible de créer d’autres réceptacles pour la recevoir et la propager?

« Je ne dis pas que le Successeur provoquera notre fin, mais seulement qu’il nous « survivra » précise Truong. Mais surtout, l’avènement de ce Successeur est une bonne nouvelle pour l’humanité, qui garde ainsi l’espoir que quelque chose d’humain survive en cette chose totalement inhumaine ».

Teilhard pensait certes que la conscience, une fois apparue dans le Cosmos, devait nécessairement survivre, envers et contre tout, mais pensait-il que l’’évolution devrait continuer la « cosmogénèse » et la formation de la Noosphère  grâce au ‘téléchargement’ de la conscience humaine sur des puces de silicium ? …

Peut-on ‘penser’ que de l’humain puisse survivre et se dépasser dans de l’inhumain?

iFrancisco Varela définit ainsi l’autopoïèse : « Un système autopoïétique est organisé comme un réseau de processus de production de composants qui (a) régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui (b) constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau. Il s’ensuit qu’une machine autopoïétique engendre et spécifie continuellement sa propre organisation. Elle accomplit ce processus incessant de remplacement de ses composants, parce qu’elle est continuellement soumise à des perturbations externes, et constamment forcée de compenser ces perturbations. Ainsi, une machine autopoïétique est un système à relations stables dont l’invariant fondamental est sa propre organisation (le réseau de relations qui la définit). » Autonomie et connaissance. Essai sur le vivant. Seuil, 1889, p. 45

iihttp://fredericjoignot.blog.lemonde.fr/2007/09/19/lesprit-nest-pas-une-machine-rencontre-avec-le-neurobiologiste-francisco-varela-un-des-peres-de-la-recherche-cognitive/

iiiFrancisco Varela. Ibid.

ivGrasset, 1993

vPierre Teilhard de Chardin. Le milieu divin. Œuvres complètes, Tome IV. Seuil. p. 199. « L’attente du Ciel ne saurait vivre que si elle est incarnée. Quel corps donnerons-nous à la nôtre aujourd’hui ? Celui d’une immense espérance totalement humaine. »

viJ.M. Truong cite à ce propos Teilhard de Chardin. « Sauf à supposer le monde absurde, il est nécessaire que la conscience échappe, d’une manière ou d’une autre, à la décomposition dont rien ne saurait préserver, en fin de compte, la tige corporelle ou planétaire qui la porte. » Pierre Teilhard de Chardin. Le phénomène humain. Seuil, 1955

Les mystères du cerveau humain (2)


 

Le cerveau humain est manifestement capable de se corréler (efficacement) avec le « monde »i, et cela selon de multiples modalités, notamment neurobiologique, mentale, spirituelle… Il existe sans doute d’autres modes de corrélation cerveau-monde dont nous n’avons pas nécessairement conscience, – à commencer précisément par les puissances propres de l’inconscient (qu’il soit individuel ou collectif), ou encore celles du rêve ou de la prémonition.

Quoiqu’il en soit, l’important c’est que ces multiples formes de corrélation impliquent un ensemble de liaisons plus ou moins fortes, plus ou moins intégrées, entre le cerveau et le « monde ». On en déduit que le cerveau ne peut être réduit à un organe solipsiste, splendidement isolé, régnant en maître absolu au milieu de certitudes cartésiennes du genre « Je pense donc je suis ».

Le cerveau est naturellement en flux, en tension, en interaction permanente avec de multiples aspects d’une réalité éminemment complexe, riche, et finalement insaisissable dans son essence.

Dans un monde moderne où la communication électronique est devenue ubiquitaire, il peut être plus aisé de proposer ici la métaphore de l’antenne. Le cerveau est comme une sorte d’« antenne », multibandes, multi-fréquences. Il est en mesure de recevoir et de traiter les informations sensorielles (vue, audition, toucher, goût, odorat), mais aussi de « découvrir » d’autres espaces de sens abstraits (comme ceux que les mathématiques donnent abstraitement à « voir »). Ces autres espaces de sens semblent dans un premier temps appartenir uniquement à la sphère humaine, mais ils se révèlent aussi, inopinément, et de façon surprenante et au fond mystérieuse, capables de nous aider à « saisir » de manière spécifique des aspects structurels du « monde ». Ces aspects seraient restés « cachés », si les structures mathématiques que le cerveau est capable d’engendrer n’étaient pas venues à point nommé pour lui permettre de les « comprendre » en quelque manière, c’est-à-dire pour lui permettre de déterminer des formes d’adéquation efficace entre les capacités d’intellection du cerveau et les potentialités intelligibles du « monde ».

L’enfant nouveau-né développe lentement mais sûrement une carte multi-sensorielle du monde, par le toucher, le goût et l’odorat, les sons et les lumières, mais il est d’abord immergé dans un petit monde amniotique, dont il émerge avec quelque difficulté pour être aussitôt plongé dans un autre « monde », le monde affectif, aimant, chaleureux que ses parents lui offrent d’emblée à la naissance. Cette première (et double) expérience, d’immersion « dans » un monde limité, inexplicable, contraignant (par l’étroitesse de l’utérus, et l’impossibilité de déployer des membres apparemment encombrants, inutiles, superfétatoires), et d’émergence, de passage « vers » un autre monde, où se révèlent soudainement des millions de stimulations tout-à-fait autres, est une expérience fondatrice, qui doit rester à jamais gravée dans le cerveau nouvellement né.

Expérience fondatrice, mais aussi formatrice. Elle nous prépare secrètement à affronter d’autres mystères à venir, car le monde nous réserve tout au long de la vie bien d’autres expériences (métaphoriques) de « naissances » et de « passages » d’ordre symbolique ou cognitif. Cette expérience est si bien « engrammée » dans le cerveau que la perspective de la mort, dans de nombreuses traditions spirituelles, semble n’être elle-même qu’une nouvelle « naissance », un nouveau « passage ».

La métaphore du cerveau-antenne a déjà été proposée à la fin du 19ème siècle par William James dans un texte célèbreii. Elle est importante parce qu’elle suggère la possibilité d’un continuum complexe entre le cerveau et le monde (pris dans son acception la plus large possible). Mais elle se prête aussi à une généralisation puissante, allant dans le sens de la noosphère de Teilhard de Chardin, si l’on conçoit que chaque « antenne » peut être mise en communication avec les milliards d’autres cerveaux vivant actuellement sur cette planète, et pourquoi pas, – soyons fous ! –, avec les milliards de milliards de « cerveaux » naviguant probablement dans d’autres galaxies, et d’autres nébuleuses.

Nous avons employé jusqu’à présent le mot « cerveau », sans vraiment chercher à définir ce que l’on peut entendre par ce mot. Les neurosciences ont récemment fait de sensibles progrès dans l’analyse de cet organe essentiel, mais n’ont sans doute pas réussi à expliquer son essence même, c’est-à-dire la nature de la « conscience ». Dans le monde matérialiste et scientiste actuel, les tendances de la recherche visent à démontrer (sans succès notable jusqu’à présent) que la conscience ne serait qu’une propriété émergeant « naturellement » de la « complexité » de l’enchevêtrement neuronal, et résultant de quelque « auto-poièse » neuro-biologique. Cette explication propose sans doute des éléments nécessaires à la compréhension, mais ceux-ci sont loin d’être suffisants.

Ils n’aident pas vraiment à rendre compte de ce que l’humanité a pu engendrer de plus extraordinaire (ici, on peut glisser la liste des Mozart et des Vinci, des Newton et des Einstein, des Platon et des Pascal…).

La métaphore du cerveau-antenne en revanche, loin de se concentrer sur la soupe neurochimique et l’enchevêtrement neuro-synaptique, vise à établir l’existence de liens génésiques, organiques et subtils entre les cerveaux, de toutes natures et de toutes conditions, et le « monde ».

Les perspectives de la réflexion changent alors radicalement.

Le cerveau « normal » d’un être humain devrait dès lors être considéré simplement comme une plate-forme minimale à partir de laquelle peuvent se développer des potentialités extraordinaires, dans certaines conditions (épigénétiques, sociales, circonstancielles, …).

De même que l’immense monde des mathématiques, avec ses puissances incroyables, peut être décrit non comme résultant d’« inventions » brillantes par telles ou telles personnalités particulièrement douées, mais plutôt comme faisant l’objet de véritables « découvertes », – de même l’on peut induire que le monde encore plus vaste des révélations, des visions et des intuitions (spirituelles, mystiques, poétiques,…) n’est pas un monde « inventé » par telles ou telles personnalités (comme des Moïse, des Bouddha ou des Jésus, à l’esprit un peu faible, selon les esprits forts des temps modernes), mais bien un monde « découvert », dont on ne fait qu’entrevoir seulement les infinies virtualités.

Le cerveau peut dès lors être compris comme un organe qui ne cesse d’émerger hors de ses limites initiales (celles posées par sa matérialité neuro-biologique). Il ne cesse de croître en sortant de ses propres confins. Il s’auto-engendre en s’ouvrant au monde, et à tous les mondes. Il est en constante interaction avec le monde tel que les sens nous le donnent à voir, mais aussi avec des univers entiers, tissés de pensées, d’intuitions, de visions, de révélations, dont seuls les « meilleurs d’entre nous » sont capables de percevoir les émanations, les efflorescences, les correspondances…

La conscience émerge dans le cerveau nouveau-né, non pas seulement parce que l’équipement neuro-synaptique le permet, mais aussi et surtout parce que de la conscience pré-existe dans le monde, sous des myriades de formes. La conscience pré-existe dans l’univers parce que l’univers lui-même est doté d’une sorte de conscience. Il est vain de chercher à expliquer l’apparition de la conscience dans le cerveau humain uniquement par un arrangement moléculaire ou synaptique spécialement efficace. Il est plus aisé de concevoir que la conscience individuelle émerge parce qu’elle puise sa jouvence et sa puissance propre à la fontaine de la conscience universelle, laquelle entre en communication avec chacun d’entre nous par l’intermédiaire de nos « antennes ».

Ce que l’on vient de dire sur la conscience, on pourrait le répéter sur l’émergence de la raison en chacun de nous, mais aussi sur la grâce de la révélation (quant à elle réservée à quelques élus).

Dans un prochain article, je parlerai des conséquences possible de cette idée d’émergence de la conscience et de la raison humaines, comme résultant de l’interaction entre le cerveau et le monde.

i Le « monde » est tout ce avec quoi le cerveau peut entrer en corrélation effective. Il va de soi que les limites de cette définition du « monde » pointent aussi vers tous les aspects du « monde » qui restent décidément impénétrables au cerveau humain, jusqu’à plus ample informé…

ii William James. Human Immortality.1898. Ed. Houghton, Mifflin and Company, The Riverside Press, Cambridge.

‘Trasumanar’, transhumanité et transhumance


Il y a des métaphores qui, d’un coup d’aile, transportent, élèvent, inspirent. Par la vertu d’un mot, la magie d’une image, elles résument une vision, elles condensent un regard, elle initient des mondes.
L’œuvre de Dante est truffée de ce type de métaphores étincelantes. Mais l’une d’entre elles les dépasse toutes, c’est le cas de le dire. Il s’agit d’un néologisme, ‘trasumanar’, apparaissant pour la première fois au chant I du Paradis.

Trasumanar significar per verba
non si poria; però l’essemplo basti
a cui esperienza grazia serba. i

Comment traduire trasumanar sinon par un autre néologisme ?
« Qui pourrait exprimer, par des paroles, cette faculté de transhumaner !
Que cet exemple encourage celui à qui la grâce permettra de connaître,
par l’expérience, une si haute félicité ! »ii

Une autre traduction préfère une expression composée :
« Outrepasser l’humain ne se peut signifier par des mots ;
Que l’exemple suffise à ceux à qui la grâce réserve l’expérience. »iii

De quelle expérience s’agit-il ? De quel « outrepassement » est-il ici question ? Et jusqu’où va-t-il ?
Dante vient juste d’évoquer la vision dans laquelle il était plongé en compagnie de Béatrice, contemplation si profonde par les effets qu’elle opère en lui que Dante se compare à Glaucus, « quand il goûta l’herbe, qui le fit dans la mer parent des dieux. »
Il n’est pas sans intérêt de rapporter ce qu’Ovide, dans ses Métamorphoses, raconte à propos de Glaucus. Il y est question d’une herbe très spéciale, dont le suc entraîne une métamorphose divine :
« Il est un rivage que d’un côté borne l’onde amère et de l’autre une riante prairie. Ni la génisse, ni la brebis, ni la chèvre au long poil, n’offensèrent jamais de leurs dents son herbe verdoyante (…) Le premier de tous les mortels je m’assis sur ce gazon. Tandis que je fais sécher mes filets, et que je m’occupe à ranger, à compter sur l’herbe les poissons que le hasard a conduits dans mes rets, et ceux que leur crédulité a fait mordre à l’appât trompeur, ô prodige inouï, qu’on prendrait pour une fable ! Mais que me servirait de l’inventer ! À peine mes poissons ont touché l’herbe de la prairie, ils commencent à se mouvoir, à sauter sur le gazon comme s’ils nageaient dans l’élément liquide; et, tandis que je regarde et que j’admire, ils abandonnent tous le rivage et leur nouveau maître, et s’élancent dans la mer.
« Ma surprise est extrême, et je cherche longtemps à expliquer ce prodige. Quel en est l’auteur ? Est-ce un dieu, ou le suc de cette herbe ? « Mais cependant, disais-je, quelle herbe eut jamais une telle vertu ? » et ma main cueille quelques plantes de la prairie. Mais à peine en ai-je exprimé sous ma dent les sucs inconnus, je sens dans mon sein une agitation extraordinaire. Je suis entraîné par le désir et l’instinct d’une forme nouvelle. Je ne puis rester plus longtemps sur le gazon : « Adieu, m’écriai-je, terre que j’abandonne pour toujours ! » Et je m’élance dans là profonde mer.
« Les Dieux qui l’habitent me reçoivent et m’associent à leurs honneurs. Ils prient le vieil Océan et Téthys de me dépouiller de tout ce que j’ai de mortel. Je suis purifié par ces deux divinités. Neuf fois elles prononcent des mots sacrés, pour effacer en moi toute souillure humaine. Elles ordonnent que mon corps soit lavé par les eaux de cent fleuves, et soudain cent fleuves roulent leurs flots sur ma tête. Voilà ce que je puis te raconter de cet événement, ce dont je me souviens encore : tout ce qui suivit m’est inconnu. »iv

En se comparant si nettement à Glaucus, Dante affirme-t-il, – ne serait-ce que par allusion –, être l’objet lui-même d’une sorte de métamorphose divine ? Probablement, puisqu’il précise immédiatement :
« Si je n’étais qu’âme, plus récemment créée,
Amour qui gouverne le ciel, tu le sais,
toi qui m’élevas par ta lumière. »v

C’est là faire allusion à l’extase qui saisit S. Paul et au doute qui s’ensuivit :
« Je connais un homme dans le Christ qui, il y a quatorze ans, fut ravi jusqu’au troisième ciel ; si ce fut dans son corps, je ne sais, si ce fut hors de son corps, je en sais, Dieu seul le sait. »vi

Glaucus devient un Dieu marin. Paul est ravi au troisième ciel. Dante n’est pas moins comblé. Il voit une « grande lumière » mais Béatrice ne lui donne que des indications fort préliminaires. Nous sommes encore au seuil…

Le mot choisi par Dante, trasumanar, contenait en germe l’idée d’un au-delà de la nature et de la conscience humaine, et peut-être même l’idée de leur possible métamorphose. Sept siècles plus tard, le mot reparaît avec toute sa puissance métaphorique. Mais le ‘transhumanisme’ qui l’a adopté, et s’en est couvert comme d’une bannière, qu’a-t-il de commun avec la vision de Dante ?

Sans doute, dans quelques milliers d’années, le ‘transhumanisme’ du 21ème siècle paraîtra bien désuet ou bien naïf. Mais il est fort probable qu’alors, l’humanité sera encore en mesure de désirer se dépasser elle-même, et de s’appliquer à des défis toujours plus hauts, dont aujourd’hui, naturellement, nous n’avons aucune idée.

Résumons. La métaphore contenue dans le verbe ‘trasumanar’ est indémodable. Elle traversera les millénaires, dans toutes les langues de la terre. Mais son contenu, lui, va changer sans cesse.
Trasumanar est le symptôme d’un inconscient mondial, actif, virulent, travaillant les fondements de l’âme. Le désir humain de dépassement, d’outrepassement, est infini. Il est si fort que toujours il élèvera la barre. Toujours, l’homme cherchera à se dépasser, et ensuite à outrepasser ce dépassement même.

Il y a un siècle environ, Teilhard de Chardin, brancardier dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, contemplant l’horreur des tueries, voyait dans cette purulence émerger, inattendue, la « Noosphère ».
Métaphore encore ! Déplacement de l’intuition. Vision des lointains.
La Noosphère représente une nouvelle nappe de conscience et de vie.
La « transhumanité » est en perpétuelle transhumance. Elle a vocation à atteindre, un jour peut-être, des mondes inouïs. Tout ne fait que commencer. Ce monde est effroyablement peu développé, encore, misérablement « éduqué ».

Il ne faut pas confondre le «trasumanar» dantesque, le « transhumanisme » moderne et les futures « transhumances » qui attendent sans doute l’humanité dans l’avenir. Le « transhumanisme », idéologie matérialiste, n’a rien à voir avec la métaphore métaphysique de la Divine Comédie.
Dans le transhumanisme, on trouve l’idée que l’évolution technique et scientifique favorisera, suppose-t-on, l’apparition d’une « singularité », d’un point de basculement vers une humanité intellectuellement et physiquement « augmentée ». Vernor Vinge, Ray Kurzweil en sont les prophètes.

Ce « transhumanisme » est platement réducteur. La science et la technique sont porteuses d’ouvertures considérables, mais il est naïf de croire qu’elles détermineront à elles seules les conditions de la transformation de l’humanité, la possibilité de son passage vers une ‘transhumanité’. Il est même probable qu’elles soient plus des freins que des moteurs de la nécessaire métamorphose du désir de l’âme. C’est dans l’âme, non dans le corps ou ses prothèses, que dort, inconscient encore, l’embryon transhumain.

Pour le comprendre, revenons quelque peu en arrière. Il y a plus de quarante mille ans, de nombreuses grottes du Paléolithique étaient des sanctuaires cachés, profonds, difficiles d’accès. Elles étaient fréquentées par ce qu’on peut appeler les premiers ‘chamanes’, des maîtres de la ‘vision’ et de la sortie de l’âme hors du corps. Certains d’entre eux étaient aussi des artistes incomparables.
Une compréhension réelle de la religion paléolithique, dont les peintures pariétales témoignent, échappe aujourd’hui aux analyses les mieux informées, dont celles d’Alain Testart, pourtant fort éclairantes.
Mais l’on peut dire au moins que l’ensemble de ces peintures, dont la réalisation s’étale sans discontinuité sur une période de plus de trente mille ans, témoigne d’une conscience active, au Paléolithique, de la transcendance, et d’un éveil assumé de l’Homme à un Mystère qui le dépasse entièrement. L’Homme de Cro-Magnon, qui était déjà un Homo Sapiens, était plus sage peut-être que l’homme moderne, plus sage peut-être d’une sagesse dont le monde aujourd’hui n’a aucune idée.

Pendant trente mille ans d’expériences chamaniques l’âme humaine a acquis une immense mémoire, non pas oubliée, mais bien à l’œuvre, secrètement, quelque part dans les fonds inconscients des peuples. Ces immenses traces ont été accumulées, millénaires après millénaires, lors de la vie d’êtres exceptionnels, conservées et transmises, par les traditions mais aussi par les ressources de l’épigenèse et de ses rétroactions sur le patrimoine génétique.
De même que nos cerveaux sont aujourd’hui encore sensibles à la puissance de substances hallucinogènes, par exemple le Cannabis sativa, apparues sur terre bien avant que des hommes aient jamais vu le jour, de même les gènes de l’humanité entière représentent un trésor insondable, encore inconcevable, et pourtant bien réel substantiel. Demain, ce trésor archéo-biologique sera en partie exhumé.
Mais ce n’est pas tout.
Le matérialisme génétique est bien incapable d’expliquer l’apparition de la conscience. Surtout il est incapable de comprendre la nature même de la sidération de cette ‘conscience’, plongée depuis l’Origine dans une clarté obscure, sans cesse renvoyée vers son propre mystère, et sans cesse confrontée, au surplus, au Mystère qui l’enveloppe, et la submerge absolument.

Je pense que c’est du souvenir de cette sidération, multipliée à travers les âges, sous toutes les formes, et de la puissance inchoative de mythes extrêmement anciens, comme celui du ‘Sacrifice’, que naîtront – après-demain – les conditions d’une nouvelle épigenèse, les conditions d’une nouvelle transhumance, embarquant l’humanité tout entière, et non, seulement, certains de ses sous-ensembles.

iDante Alighieri. La Divine Comédie. Paradis, Chant I, v. 70-72

iiDans la traduction d’Artaud de Montor. Ed. Garnier. Paris, 1879. Le traducteur note à propos de ‘transhumaner’ : « Cette expression, trasumanar, est très belle et très majestueuse. J’ai osé faire présent d’un mot à notre langue. »

iiiTraduction de Jacqueline Risset. Ed. Diane de Selliers, 1996

ivOvide, Métamorphoses, XIII, 917-956

vDante Alighieri. La Divine Comédie. Paradis, Chant I, v. 73-75

vi2 Cor. 12,2

De l’éblouissement, dans la nuit des temps


L’idée d’un Dieu ‘Un’, au-dessus du ‘Tout’, est une idée extrêmement ancienne, qui a de tout temps accompagné, explicitement ou implicitement, les expressions variées de polythéismes divers.

Dès le 17ème siècle, des chercheurs comme Ralph Cudworth ont commencé de s’attaquer au « grand préjugé » qui voulait que toutes les religions primitives et antiques aient été ‘polythéistes’, et que seule « une petite poignée insignifiante de Juifs »i ait élaboré l’idée d’un Dieu unique.

Le polythéisme grec, les oracles sibyllins, le zoroastrisme, la religion chaldéenne, l’orphisme, toutes ces religions antiques distinguaient de multiples dieux nés et mortels, mais admettaient aussi et sans apparente contradiction, un Dieu unique, non créé, existant par lui-même et maître de tous les autres dieux et de l’Univers…

Le grand secret de la cabale orphique, révélé aux initiés à la fin de leur initiation, était l’enseignement de ce mystère ultime : « Dieu est le Tout ».

Cudworth déduit des témoignages de Clément d’Alexandrie, de Plutarque, de Jamblique, d’Horapollon, ou de Damascius, qu’il était « incontestablement clair qu’Orphée et tous les autres païens grecs connaissaient une divinité unique universelle qui était l’Unique, le Tout. »ii

On a la preuve, par les textes, que les initiés de ces religions adoraient cet Unique, ce Tout. Il fallait une certaine capacité de réflexion et d’abstraction, dont seule une certaine élite disposait. Le peuple semblait se contenter de la multiplicité des autres dieux. Effet du tribalisme? Du provincialisme? Politique délibérée des prêtrises intéressées au statu quo ante, favorisant l’illettrisme — avant la lettre?

Clément d’Alexandrie écrit: « Tous les théologiens barbares et grecs avaient tenu secrets les principes de la réalité et n’avaient transmis la vérité que sous forme d’énigmes, de symboles, d’allégories, de métaphores et d’autres tropes et figures analogues. »iii Il fait une comparaison à ce sujet entre Égyptiens et Hébreux : « Les Égyptiens représentaient le Logos véritablement secret, qu’ils conservaient au plus profond du sanctuaire de la vérité, par ce qu’ils appellent ‘Adyta’, et les Hébreux par le rideau dans le Temple. Pour ce qui est de la dissimulation, les secrets des Hébreux et ceux des Égyptiens se ressemblent beaucoup. »iv

Si l’on suit le témoignage de Clément d’Alexandrie, on en infère que les religions des Barbares, des Grecs, des Égyptiens, avaient donc deux visages, l’un public, exotérique et ‘polythéiste’, et l’autre secret, ésotérique et ‘monothéiste’.

Les hiéroglyphes, en tant qu’écriture sacrée, et les allégories étaient utilisés pour transmettre les arcanes les plus profondes de la religion égyptienne à ceux qui en étaient trouvés dignes par les prêtres du rang le plus élevé, et notamment à ceux qui étaient choisis pour gouverner le royaume.

La « science hiéroglyphique » était chargée d’exprimer les mystères de la religion, tout en les gardant dissimulés à l’intelligence de la foule profane. Le plus haut de ces mystères était celui de l’existence de « la Divinité Unique et universelle, du Créateur du monde entier »v.

Plutarque note à plusieurs reprises dans son célèbre ouvrage, Sur Isis et Osiris, que les Égyptiens appelaient leur Dieu suprême « le Premier Dieu » et qu’ils le considéraient comme un « Dieu sombre et caché ».

Cudworth cite Horapollon qui affirme: « Les Égyptiens connaissaient un Pantokrator (Souverain universel) et un Kosmokrator (Souverain cosmique)», et ajoute que la notion égyptienne de Dieu désignait un « esprit qui se diffuse à travers le monde, et pénètre en toutes choses jusqu’au plus profond »vi.

Jamblique procède à des analyses similaires dans son De Mysteriis Aegyptiorum.

Enfin, Damascius, dans son Traité des premiers principes, écrit: « Les philosophes égyptiens disaient qu’il existe un principe unique de toutes choses, qui est révéré sous le nom de « ténèbres invisibles ». Ces « ténèbres invisibles » sont une allégorie de cette divinité suprême, à savoir du fait qu’elle est inconcevable. »vii

Cette divinité suprême a pour nom « Ammon », ce qui signifie « ce qui est caché », ainsi que l’a expliqué Manéthon de Sébennytos.

Cudworth, après avoir compilé et cité nombre d’auteurs anciens, en déduit que « chez les Égyptiens, Ammon n’était pas seulement le nom de la Divinité suprême, mais aussi le nom de la Divinité cachée, invisible et incorporelle ».viii

Il conclut que, bien avant Moïse, lui-même de culture égyptienne, élevé dans la ‘sagesse égyptienne’, les Égyptiens adoraient déjà un Dieu Suprême, conçu comme invisible, caché, extérieur au monde et indépendant de lui.

La sagesse égyptienne précédait donc de très loin la sagesse grecque dans la connaissance que l’Un (to Hen, en grec) est l’origine invisible de toutes choses et qu’il se manifeste, ou plutôt « se dissimule », dans le Tout (to Pan, en grec).

L’existence de cette ancienne sagesse égyptienne, qui avait commencé d’être codifiée dans le Livre des morts, mais qui remonte certainement aux périodes pré-dynastiques, n’enlève rien évidemment à l’originalité, à la puissance et au génie spécifique de la célébration hébraïque de l’Un. Mais elle montre surtout, et de manière éclatante, quoique par induction, que le mystère a toujours été présent dans l’âme des hommes, et cela sans doute depuis leur apparition sur terre.

Cette thèse peut sembler excessive. Je la crois éminemment vraisemblable. En tout cas, elle incite à continuer le travail de recherche anthropologique vers les profondeurs originaires, et le travail de réflexion philosophique sur la nature même des croyances de l’humanité, afin de scruter les origines mêmes du ‘phénomène humain’, pour reprendre l’expression de Pierre Teilhard de Chardin.

Les plus anciens textes dont nous disposions, comme le Zend Avesta et surtout les Védas, sont de précieuses sources pour aider à remonter vers ces origines. Ces textes précèdent les textes bibliques de plus d’un millénaire, mais ils montrent déjà que l’intuition de l’Un subsume la célébration des multiples ‘noms’ du Divin.

Il serait aisé, avec la distance des temps et des mentalités, de ne voir qu’ ‘idolâtrie’ dans le culte des statues de pierre ou de bois. Mais une autre attitude paraît bien plus prometteuse. Il s’agit d’y voir un point de départ et une invitation à remonter par degrés jusqu’aux origines les plus reculées du sentiment du sacré dans l’âme humaine, pour tenter d’en comprendre les fondements. Il y a un million d’années, sans doute, le sentiment du mystère habitait le tréfonds de l’âme de ces hommes, presque seuls au monde, qui parcouraient par petits groupes les savanes immenses et giboyeuses, traversaient des forêts sombres et touffues, franchissaient des gouffres et gravissaient des montagnes escarpées, aux sommets sublimes.

Ces hommes baignaient tout le jour et toutes les nuits dans le mystère de leur propre conscience.

Ils voyaient sans cesse au-dessus d’eux le voile d’un ciel sans fin et ils sentaient la lumière chaude et lointaine des astres, — sauf lorsqu’ils s’enfonçaient dans les ténèbres de grottes pleines d’abîmes, pour célébrer la révélation de leurs éblouissements.

iRalph Cudworth, True Intellectual System of the Universe (1678), cité in Jan Assmann, Moïse l’Égyptien, 2001, p.138

iiIbid.

iiiClément d’Alexandrie, Stromata V, ch. 4, 21,4

ivClément d’Alexandrie, Stromata V, ch.3, 19,3 et Stromata V, ch.6, 41,2

vJan Assmann, Moïse l’Égyptien, 2001

viRalph Cudworth, True Intellectual System of the Universe (1678)

viiCité in Ralph Cudworth, True Intellectual System of the Universe (1678)

viiiIbid.

L’évidence cachée du sens


 

Un fameux « mystique », possédé par la « transcendance », Ludwig Wittgenstein, a écrit ceci : « Le sens du monde doit être en dehors de lui. Dans le monde tout est comme il est, et tout arrive comme il arrive ; il n’y a en lui aucune valeur – et s’il y en avait une, elle serait sans valeur. S’il y a une valeur qui a de la valeur, elle doit être extérieure à tout ce qui arrive, et à tout état particulier. Car tout ce qui arrive et tout état particulier est accidentel. Ce qui le rend non accidentel ne peut être dans le monde, car ce serait retomber dans l’accident. Ce doit être hors du monde.

C’est la raison pour laquelle il ne peut y avoir de propositions éthiques. Les propositions ne peuvent rien exprimer de Supérieur. Il est clair que l’éthique ne se laisse pas énoncer. L’éthique est transcendantale. (Éthique et esthétique sont une seule et même chose.) Comment est le monde, ceci est pour le Supérieur parfaitement indifférent. Dieu ne se révèle pas dans le monde.(…)

Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique. »i

Partant de ces phrases radicales, j’en viens à ambitionner une sorte de sortie, un exode de la pensée hors du monde, une ruée dans l’ailleurs, – non une suspension de la croyance, à la façon de Husserl et des phénoménologues, mais une plongée subite vers le haut, un saut de l’ange inouï, un envol à la Pascal (« Feu ! Feu! »).

L’indicible m’intéresse, comme un plus haut point. De l’indicible, on ne peut rien en dire. Mais on peut au moins en dire qu’on ne peut le faire taire. On peut au moins en dire ceci : «Il se montre ».

C’est maigre, mais c’est un début, infime, et quelque peu tangible.

Il faut s’accrocher à cette prise, commencer de grimper, initier la varappe, sans guide, ni corde.

Les religions, toutes, se basent à leur origine sur quelque chose qui, un jour, s’est « montré ».

Il est vain de hiérarchiser aujourd’hui les anciennes effusions de sens, qui les ont rendu si confiantes en leur destin, plus vain encore de les utiliser, ces mêmes effusions, pour justifier longtemps après la haine et la différence dont leurs affidés font « montre ».

Pour faire voir ce qui s’est « montré » alors, et « ce qui se montre » maintenant encore, les mots ne sont pas complètement inutiles.

Mais les mots ne suffisent pas. Pour tenter une anthropologie du sacré, qui couvrirait un vaste espace de temps, il faut s’appuyer aussi sur les indices trouvés dans les grottes du Paléolithique, y ajouter les révélations concomitantes d’un Akhénaton, d’un Zoroastre, d’un Hermès Trismégiste, d’un Moïse, d’un Bouddha ou d’un Jésus, et intégrer en sus les rêves d’une religion universelle, l’intuition de l’émergence d’une Noos-cèneii.

Si rien d’indicible ne se trouve en effet dans le monde, l’humanité dans son ensemble accueille cependant dans son sein, depuis au moins un million d’années, des preuves continuelles de la monstration subtile de qui ne peut être désigné autrement que par cette épithète.

Le réel n’est donc pas « rien », il n’est pas « vide », sans aucune « valeur ». Il est, c’est certain, fort à court de sens propre. Mais il est aussi capable, sein fécond, ventre chaud, d’accueillir ce qui décidément n’est pas dicible. Le réel se laisser aisément transpercer par la présence d’une absence, ou seulement ses signes.

Karl Barth a eu un jour cette arrogante formule :

« Je tiens l’analogia entis pour une invention de l’Antéchrist. »iii

Refuser « l’analogie de l’être », c’est refuser le principe essentiel de la théologie médiévale, celui de croire possible une « analogie » entre la nature et la sur-nature, le bas et le haut.

Karl Barth révèle ainsi le fond de sa nature : il est « gnostique », – comme tant d’autres penseurs dits « modernes », d’ailleurs.

Bref rappel : pour la « Gnose », le monde est séparé, divisé. Le « bien », le « mal ». Les « élus » qui savent, et le « reste », aveugle et voué au néant. Pas de liens, pas d’analogies possibles. Coupure implacable, mur métaphysique.

Je ne suis pas gnostique. Je ne crois pas en la Gnose.

Il me paraît, en revanche, clair comme mille Voies Lactées, lumineux comme un million d’Orions, que si le monde ne contient en lui aucun sens, et n’en arbore apparemment aucun, il en incarne cependant, et bien malgré lui, par son existence et son entièreté, l’évidence cachée.

i Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (6.41, 6.42, 6.432, 6.522)

ii Cf. Pierre Teilhard de Chardin

iii Karl Barth. Dogmatique de l’Église protestante. T.1 (1953)

De « l’accélération de la noosphère » à la « vraie paix »


Colloque International Teilhard de Chardin. Reims, 13-15 octobre 2017

Intervention de Philippe Quéaui

Devant la montée des menaces, Teilhard écrivait en 1936 : « Ce qui se passe aujourd’hui de si critique en Occident ne saurait être qu’un effet de progrès. Malgré toutes évidences contraires, nous pouvons et nous devons le croire : nous avançons. » Et il ajoutait : « Si nous avançons, dans quelle direction allons-nous ? »ii Quelles sont les conditions de l’Avenir ? « J’en vois trois », dit-il :

– « En avant de nous, s’ouvre un horizon libre, que nous [pouvons] considérer comme illimité. »

– Le Futur doit « n’exclure aucun des éléments positifs actuellement inclus dans l’Univers. Totalité, après irréversibilité et inaltérabilité : voilà le second caractère sans lequel l’Avenir ne serait pas capable de contenir l’espérance humaine. »

– « Le processus irréversible qui nous rassemble en quelque vaste unité organique ne doit pas compromettre, mais exalter, notre personnalité. Telle est la troisième et dernière des conditions. »

« Futurisme, Universalisme et Personnalisme, telles sont les trois caractéristiques du progrès qui nous entraîne. »iii

L’humanité a encore « pour plusieurs millions d’années à vivre et à se développer »iv. L’espèce humaine est encore embryonnaire. En avant de l’Humain s’étend une nappe profonde, obscure, d’« Ultra-Humain », un paroxysme de la Noosphère, conséquence des « effets d’accélération » et de sa Totalisationv.

Accélération illimitée. Noosphère totalisée. « Vraie paix » transfigurant la personne.

→ L’« accélération » : C’est une loi exponentielle. L’accélération modifie la nature même du changement. Elle porte en elle la brisure des continuités. Avec des effets de basculement, des points critiques. Hier : Crise économique des années 30. Chômage de masse. Faillite de la démocratie. Impuissance du politique. Aujourd’hui : Radicalité des bouleversements technologiques, convergence accélérée et disruptive des Nano-Bio-Info-technologies, impact global et transversal de l’Intelligence Artificielle (IA). Chômage de masse, mondialisé. Faillite des démocraties ? Impuissance du politique ?

→ La « noosphère » : étoffe, nappe, réseau, consciences coalescentes. L’internet des objets, les réalités virtuelle, mixte, augmentée, l’IA, les nano-bio-technologies pourraient bien ajouter à l’étoffe de la noosphère des quasi-êtres intermédiaires, des éclats de conscience artificielle.

L’apparition dans la noosphère des « Ultra-humains », « Transhumains », « Super-humains », implique-t-elle une convergence spirituelle? Une seule religion capable d’accompagner cette convergence ? Ou une coalition des religions « convergentes » ?

→ La « vraie paix » : c’est une paix « armée », une paix « en guerre » pour l’avenir. La vraie paix est en chacun de nous et mobilise toute l’énergie, toute la passion.

Accélération

Nous avons un avenir illimité vers l’avant, et tout s’accélère.

La puissance disruptive des nano-bio-infotechnologies et de l’IA affectent l’équilibre mondial des forces dans les domaines militaire, médiatique et de économique.

Avec les applications militaires de l’IA, les grands États disposent de nouvelles capacités de nuisances globales. Le fait nouveau est que la diffusion de ces outils permet à des États faibles ou faillis ou à des groupes terroristes de se procurer des armes de portée globale (sur le modèle des drones de longue portée) ainsi que des armes de cyberguerre du type ‘Advanced Persistent Threat’ – contre lesquelles il est difficile de se protéger. A l’inverse, l’impact de l’IA sur la guerre pourrait aussi avoir un effet pacificateur, sur le modèle de l’équilibre de la terreur.

Dans le domaine de l’information, l’IA va permettre d’augmenter la collecte des données et leur analyse, mais aussi la création de toutes sortes d’informations, y compris forgées de toutes pièces. Il y a aura de plus en plus de sources d’informations permettant des recoupements riches, heuristiques, féconds, mais aussi de plus en plus d’occasions « d’empoisonner » les sources d’information existantes, de les détourner, d’en créer de nouvelles par les médias sociaux et de les utiliser à des fins de mensonge patents ou de propagande insidieuse.

Les fausses nouvelles créées à l’aide de techniques basées sur l’IA vont éroder les critères de fiabilité et de confiance du public, trompant même la vigilance des spécialistes, affaiblissant le tissu social, politique, économique, médiatique,…

Dans le domaine économique, l’IA va accélérer la suppression des emplois moyennement qualifiés.

Des accélérations « transformatrices » ont déjà eu lieu dans le passé avec la révolution industrielle, le nucléaire, l’aéronautique, le cyberespace ou les biotechnologies. Mais l’IA va accélérer les processus disruptifs dans l’ensemble des secteurs d’activité, du fait de sa nature même.

Pour prendre une autre métaphore, qui aurait peut-être trouvé grâce aux yeux de Teilhard, on peut parler d’une « explosion cambrienne » des applications de l’IA.

L’IA va redistribuer les cartes des pouvoirs politiques et économiques. Elle va augmenter le pouvoir des États les plus forts, mais aussi le pouvoir de nuisance de leurs opposants. Se trouveront renforcés les risques structurels d’instabilités.

Mais pour Teilhard, la montée en puissance d’un tel risque structurel, « critique », n’est pas nécessairement « catastrophique ». Bien au contraire…

« Que ne faut-il pas entendre ou lire, en ce moment, sur la décrépitude des civilisations, ou même sur la prochaine fin du Monde !…Un premier motif qui doit nous faire diagnostiquer que la crise actuelle n’est pas un malaise mortel me parait être la forme ou structure nouvelle prise par l’Humanité durant la courte période du siècle dernier. Il y a seulement trois ou quatre générations, le monde se partageait encore en blocs ethniques isolés, dont les potentiels étaient si complètement différents, qu’une destruction mutuelle des uns par les autres pouvait paraître à chaque instant une éventualité redoutable. Aujourd’hui, par-dessus les diversités résiduelles des cultures anciennes, se trouve tendu le réseau d’une psychologie commune. En l’espace de quelques années, la civilisation dite moderne s’est brusquement étalée comme un voile sur la surface entière de la Terre habitée. Dans tous les pays du monde les hommes savent aujourd’hui essentiellement les mêmes choses, et pensent essentiellement suivant les mêmes directions. N’y a-t-il pas, dans cette égalisation des humains sur un plan supérieur, une garantie définitive de stabilité ?

En somme, en se généralisant à la totalité des peuples, la civilisation me paraît avoir franchi un point critique dont elle émerge invulnérable aux attaques où ont pu succomber l’Égypte, Rome et Athènes : tel un grand paquebot qui franchit avec sécurité des mers où sombraient les galères… Ce qui est simplement national peut disparaître ; ce qui est humain ne saurait défaillir. »vi

L’Égypte, Rome, Athènes ont succombé. Que pourrait-il arriver à Washington, Moscou, Pékin ?

Teilhard se dissocie sans hésiter des « prophètes de la faillite humaine ». Ils sont intellectuellement myopes. Ils ne voient pas « la sûreté implacable du mouvement d’ensemble. »

La politique en témoigne, malgré les apparences. Les trois caractères du progrès (Futurisme, Universalisme, Personnalisme) se retrouvent à divers degrés dans les principaux mouvements politiques de l’avant-guerre, – mais incomplets, imparfaits.

« Démocratie, Communisme, Fascisme. : dans chacune des trois masses en présence se reconnaissent distinctement, mais à l’état d’ébauches incomplètes, les trois aspirations mêmes qui nous sont apparues comme les caractéristiques de la foi en l’Avenir. Passion du Futur, passion de l’Universel, passion du Personnel, – toutes les trois mal ou insuffisamment comprises – »

– « La Démocratie, en donnant au peuple la direction du progrès, parait satisfaire l’idée de totalité. Elle n’en présente qu’une contrefaçon. Pour avoir confondu Individualisme et Personnalisme, Foule et Totalité, – par émiettement et nivellement de la masse humaine, – la Démocratie risquait de compromettre les espérances, nées avec elle, d’un Avenir humain. Voilà pourquoi elle a vu se séparer d’elle, à gauche, le Communisme, et se dresser contre elle, à droite, tous les Fascismes. »

– « Dans le Communisme, la foi en un organisme humain universel s’est trouvé, du moins aux origines, magnifiquement exaltée. On ne saurait trop le dire. Ce qui crée, pour une élite, la tentation du néo-marxisme russe, c’est bien moins son évangile humanitaire que sa vision d’une civilisation totalitaire, fortement reliée aux puissances cosmiques de la Matière (…) [Mais] le Communisme en arrive à supprimer virtuellement la Personne, et à faire de l’Homme un termite. »

Enfin, il a cette analyse du fascisme, aux résonances périlleuses.

– « Le fascisme ne manque certes pas d’ardeur. À quel foyer prend-il son feu ? Très clairement à la même triple foi qui anime les courants auxquels il s’oppose avec le plus d’acharnement. Le fascisme est ouvert au Futur. Son ambition est d’englober de vastes ensembles sous son Empire. Et, dans la solide organisation dont il rêve, une place est faite plus soigneusement que partout ailleurs à la conservation et à l’utilisation de l’élite (C’est-à-dire du Personnel et de l’Esprit). Sur le domaine qu’il veut couvrir, ses constructions satisfont donc, plus qu’aucunes autres peut-être, aux conditions que nous avons reconnues comme fondamentales à la cité de l’avenir. Le seul, mais le grand, malheur est que ce domaine qu’il considère est dérisoirement restreint. Le Fascisme, jusqu’ici, paraît vouloir ignorer la transformation humaine critique et les liaisons matérielles irrésistibles qui ont fait accéder d’ores et déjà la civilisation au stade de l’Internationalisme. Il s’obstine à penser et à réaliser le monde moderne qui vit en lui sur des dimensions « néolithiques ».vii

Rien n’arrête l’élan prophétique de Teilhard – en cette année 1936: « En premier lieu, les forces qui s’affrontent autour de nous ne sont pas des puissances destructrices : elles contiennent chacune des composantes positives. En deuxième lieu, par ces composantes mêmes, elles ne s’éloignent pas l’une de l’autre, mais elles convergent secrètement vers une conception commune de l’avenir. En troisième lieu, – et ceci est l’explication de leur nature implacable, – en chacune d’elles c’est le Monde lui-même qui se défend et veut venir à la lumière.

Fragments qui se cherchent et non fragments qui se séparent, Monde qui travaille à se joindre, et non Monde qui se désagrège. Crise de naissance et non symptômes de mort. Affinités essentielles, et non haine définitive…

Voilà ce qui se passe sous nos yeux ; et voilà ce qu’il suffit d’avoir distingué sous les courants et dans la tempête pour apercevoir la manœuvre qui doit nous sauver. »viii

Erreur magistrale d’analyse, cruellement datée ? Cécité fatale avant la venue des années terribles?

Non ! Teilhard est le prophète inspiré d’une « passion supérieure », d’une « synthèse nouvelle alliant le sens démocratique des droits de la Personne ; la vision communiste des puissances de la Matière ; et l’idéal fasciste des élites organisées. (…) Nous sommes pris dans de l’irrespirable. De l’air. Non pas des fronts fascistes, ni un front populaire, – mais un Front Humain. Je le répète. Pour constituer ce front, à la fois de solidarité et de mouvement, les éléments sont partout autour de nous, – disséminés dans les masses en apparence hostiles qui se combattent. Ils n’attendent qu’un choc pour s’orienter et se réunir. Tout au fond, il n’y a que deux groupes d’Hommes dans l’Humanité : ceux qui risquent leur âme sur un Futur plus grand qu’eux-mêmes, et ceux qui, par inertie, égoïsme ou découragement, ne veulent pas avancer. Ceux qui croient en l’Avenir et ceux qui n’y croient pas. (…) Et ainsi, pour la première fois peut-être, « bons » et « mauvais » pourraient se reconnaître et se compter. Entre les deux camps ainsi formés sur la foi, ou la non-foi en un avenir spirituel de l’Univers, ce serait peut-être alors une guerre, – la seule guerre essentielle qui se cherchât sous toutes les autres guerres ; la lutte finale, ouverte, entre l’inertie et le progrès ; le conflit entre ce qui monte et ce qui descend. Du moins ni la beauté ni l’issue d’un pareil combat ne seraient-elle douteuses ; et du moins, aussi, ceux qui le livreraient n’auraient pas à craindre (enfin !) de tirer sur des frères. »ix

Serait-ce cela la « vraie paix » ? Une « guerre essentielle », une « lutte finale » entre ce qui monte et ce qui descend ?

Cette guerre entre « bons » et « mauvais » est aussi le combat du christianisme, et « les directrices de la religion du Christ sont exactement les mêmes que celles où nous avons vu s’exprimer l’essence de l’effort humain : Ciel, Catholicité, Cité des âmes, c’est-à-dire Futurisme, Universalisme, Personnalisme. »

Teilhard attend de cette guerre, qu’il pressent en 1936, un effet de seuil. « Il ne saurait y avoir, si l’on y réfléchit, de véritable Avenir que dans l’hypothèse (et l’espérance) de quelque seuil critique qui ferait passer le Monde, sous l’effet même de son développement psychique, à un état différent de celui que nous lui connaissons. »

Huit décennies plus tard, aujourd’hui, qui pressent les nouveaux seuils critiques, dans l’économie, la politique, la société, la religion ?

Seuils critiques

Une étudex réalisée à la demande de l’Intelligence Advanced Research Projects Activity (IARPA) des États-Unis soutient que l’Intelligence artificielle (IA) se révèle être une technologie puissamment transformatrice, avec un potentiel d’accélération du pas de l’innovation et de la croissance de la productivité, dans un large spectre d’industries. L’IA va accélérer le rythme même de l’invention et de l’innovation.

Comment ?

– Par l’automatisation des expériences scientifiques. Les chercheurs développent des systèmes qui peuvent concevoir et tester de façon autonome des hypothèses scientifiques sur le génome, conduire des expériences biologiques, et formuler des conclusions permettant de concevoir la prochaine génération de nouvelles hypothèses scientifiques.

– Par la capacité de synthétiser les résultats de recherche dans des milliers d’articles scientifiques. Un système IA développé par le Barrow Neurological Institute et IBM utilise des algorithmes de traitement du langage pour analyser des milliers d’articles liés aux maladies neuro-dégénératives et a été capable d’identifier correctement cinq gènes impliqués dans ces maladies, et qui n’avaient été jamais encore été identifiés.

– Par la génération automatique et l’optimisation des schémas et des prototypes industriels, comme des moteurs de voitures, à l’aide d’algorithmes d’apprentissage automatique.

L’IA devient un super-accélérateur d’innovation. Quelles en seront les conséquences ?

En 2016, un rapport de la Maison Blanche (The 2016 White House Report on Artificial Intelligence, Automation and the Economy) a indiqué que les techniques d’automatisation et de robotisation allaient menacer des millions d’emplois aux États-Unis, et que ces destructions d’emplois ne seraient pas compensées par de nouvelles créations.

L’automatisation a toujours été source de destructions d’emplois. Après l’invention du tracteur agricole, par exemple, le nombre d’emplois dans le secteur agricole a connu un fort déclin. En 1920, aux États-Unis, 30 % de la population (soit 32 millions) travaillaient aux champs, contre 1 % de la population d’aujourd’hui, soit 3,2 millions.

Mais ce qui est différent, c’est la vitesse actuelle de la disruption économique.

L’ancien Secrétaire du Trésor Larry Summers a déclaré en juin 2017 : « Si la tendance actuelle continue, un tiers des hommes âgés entre 25 et 54 ans seront au chômage avant 2050, et cette tendance ne montre aucun signe de décélération. Et ces prévisions ne prennent même pas en compte l’impact des véhicules autonomes, et la disparition des emplois de chauffeurs de camion, de conducteurs de taxis ou de livreurs à domicile, qui se prépare.»xi

Notons au passage qu’un taux de chômage de 30 % est plus élevé que celui qui prévalait lors du pic de la Grande Dépression, tant aux États-Unis qu’en Allemagne.

On imagine assez bien les conséquences d’un tel scénario.

La prochaine vague d’automatisation pourrait bien laisser des millions de travailleurs de par le monde dans la même situation que les chevaux, au moment de l’arrivée de l’agriculture mécanisée et de la révolution des transports : incapables de rester compétitifs face aux machines, et incapables d’acquérir des capacités de production nouvelles, économiquement utiles.

Les anciens travailleurs agricoles ont pu se recycler dans l’industrie. Les chevaux, pas.

Si l’IA réduit significativement et durablement la demande pour un travail humain faiblement qualifié les impacts économiques et sociaux seront dévastateurs.

Dans un tel scénario, des pays technologiquement avancés pourraient connaître la « malédiction » que connaissent aujourd’hui les pays de rentes, pétrolière ou minière, où les propriétaires des ressources naturelles sont extrêmement concentrés, et les industries d’extraction demandent de forts capitaux financiers, mais peu de ressources humaines. En conséquence, l’inégalité est forte et la gouvernance faible, corrompue. Un très petit nombre de gens fait main basse sur la majeure partie des profits. Il n’y a presque pas de redistribution. Le reste de la population est soumis à des pressions économiques et politiques considérables.

Teilhard a pour sa part réfléchi à la question du chômage – au moment de la Grande Dépression et après elle. Il en voyait paradoxalement les aspects positifs, découlant du caractère fondamentalement « inoccupé » de l’Humanité . Le chômage n’est pas pour lui le symptôme d’une crise économique, mais surtout d’une crise spirituelle.

« Chômage. Ce mot qui définit, saisie dans son aspect le plus superficiel et le plus tangible, la crise que traverse en ce moment le monde, exprime en même temps la cause profonde du mal dont nous nous inquiétons. Inoccupée, l’Humanité a commencé à l’être (ou du moins à pouvoir l’être) dès le premier instant où son esprit nouveau-né s’est détaché de la perception et de l’action immédiate pour vagabonder dans le domaine des choses lointaines ou possibles. Inoccupée, elle n’a pas senti profondément qu’elle l’était (en fait, et surtout en droit) aussi longtemps qu’une portion dominante d’elle-même est restée assujettie à un travail qui absorbait la majeure partie de sa capacité d’effort.

La crise actuelle est beaucoup plus que la passe difficile rencontrée accidentellement par un type particulier de civilisation. Sous des apparences contingentes et locales, elle exprime l’aboutissement inévitable de la rupture d’équilibre amenée dans la vie animale par l’apparition de la Pensée. Les hommes ne savent pas aujourd’hui à quoi employer la force de leurs bras. Ils ne savent surtout pas vers quel But universel et final ils doivent diriger l’élan de leurs âmes. On l’a déjà dit, mais sans aller assez profond dans la signification des mots : la crise actuelle est une crise spirituelle. L’énergie matérielle ne circule plus assez parce qu’elle ne trouve pas un esprit assez fort pour organiser et entraîner sa masse ; et l’esprit n’est pas assez fort parce qu’il se dissipe continuellement en agitation désordonnée. »xii

On le sait par expérience. Les « puissances inoccupées » ne vont pas le rester longtemps. Vers quoi vont-elles se mobiliser ?

« Peuples et civilisations parvenus à un tel degré, soit de contact périphérique, soit d’interdépendance économique, soit de communion psychique, qu’ils ne peuvent plus croître qu’en s’interpénétrant. Sous l’influence combinée de la Machine et d’un surchauffe­ment de Pensée, nous assistons à un formidable jaillissement de puissances inoccupées. L’Homme moderne ne sait plus que faire du temps et des puissances qu’il a déchaînés entre ses mains. Nous gémissons de cet excès de richesses. Nous crions au « chômage ». Et pour un peu nous essaierions de refouler cette sur‑abondance dans la Matière dont elle est sortie, sans remarquer ce que ce geste contre nature aurait d’impos­sible et de monstrueux. (…) C’est en vain que nous cherchons, pour n’avoir pas à chan­ger nos habitudes, à régler les conflits internationaux par des ajustements de frontières, — ou à traiter comme des « loi­sirs » à distraire, les activités disponibles de l’Humanité. Au train où vont les choses, nous nous écraserons bientôt les uns sur les autres, et quelque chose explosera, si nous nous obsti­nons à vouloir absorber dans le soin donné à nos vieilles masures des forces matérielles et spirituelles taillées désor­mais à la mesure d’un Monde. »xiii

Le « jaillissement des puissances inoccupées » fait exploser la genèse de l’Esprit, la Noosphère.

Noosphère

Étoffe, nappe, réseau, consciences coalescentes d’« Ultra-humains », de « Transhumains », de « Super-humains ».

La noosphère annonce et favorise une convergence mondiale des esprits, des politiques, des cultures…

Implique-t-elle une mondialisation des religions ?

Est-ce possible ? Souhaitable ?

La noosphère : serait-ce le rêve d’une nouvelle Babel, non verticale, mais horizontale, convergeant en un réseau mondial d’intelligences humaines et artificielles se coalisant pour monter jusqu’au méta-humain?

Cette utopie se confronte quotidiennement à l’existence virulente de groupes tribaux ou religieux, qui se définissent par l’auto-exclusion. Ils décrètent le principe de leur séparation métaphysique d’avec le reste de l’humanité, dont ils affirment la « déchéance » et la « chute ».

Ces groupes, ces tribus, tirent un sentiment de singularité absolue à partir d’une « décision », d’une « révélation », faite par un Dieu qui ne reconnaîtrait que les siens.

La pulsion de séparation, d’ostracisme, semble (paradoxalement) autant constitutive de l’essence humaine que l’idée inverse, celle d’union, de communauté, de société (mondiale).

Il y a des tribus « premières » qui se donnent seulement à elles-mêmes le nom d’ « hommes », dans leur langue, impliquant que tous ceux qui ne sont pas de leur tribu, tout le reste des hommes, ne sont pas vraiment humains.

Ce que ces langues d’exclusion traduit symboliquement, le génie génétique et la reprogrammation du génome humain pourront bientôt le faire, réellement, pour quelques richissimes privilégiés, ou même à grande échelle, pour servir l’intérêt de quelques États.

Le rêve d’une « trans-humanité », capable de se modifier génétiquement et neurologiquement, et d’accéder ainsi à une mutation encore impensée de la race humaine, se fait réalité.

Ce rêve tangible est là pour rappeler la brûlante actualité de l’aspiration d’un sous-ensemble privilégié de l’humanité à une forme d’exode, hors des contingences humaines en général.

Cet exode semble, pour le moment, n’être que d’ordre économique, fiscal ou politique, mais il pourrait bientôt devenir génétique, neuronal, anatomique et biologique.

Hollywood nous a déjà présenté maintes fois la perspective d’un exode planétaire, d’une fuite de quelques mutants hors d’une Terre polluée, irradiée et profondément scarifiée par une guerre civile mondiale.

La balkanisation générale et les bantoustans imposés par toutes sortes d’apartheids génétiques et biologiques, en seront la première étape.

Quel shibboleth faudra-t-il murmurer pour monter dans la navette interstellaire ou prendre part à l’aventure méta-génétique de la trans-humanité ?

Les progrès de l’IA et de la bio-génétique sont des symptômes, des indices de la séparation mondiale, de la progressive dislocation culturelle, religieuse et civilisationnelle, à laquelle l’humanité sera un jour confrontée.

Mais dans la nouvelle Babel, l’IA et les bio-technologies peuvent aussi jouer le rôle de technologies de la « traduction », de tout, en tout et partout, de technologies de la convergence générale, à travers des équivalents universels, comme la monnaie, le code génétique, ou les algorithmes.

Alors qui l’emportera ? Les tendances à l’exclusion, l’exode, la balkanisation en bantoustans et « gated communities » ou bien la construction réussie d’une Babel mondiale, la convergence progressive de l’humanité soudée par les menaces planétaires, partageant des langues artificielles, communiant en quelques métaphores dominantes, dans des « grands récits », de nouveaux « mythes », des « fins » communes ?

La mutation de Sapiens vers Trans-Sapiens, la conquête d’une nouvelle essence de l’homme et sa séparation d’avec son ancienne « nature », sont désormais théoriquement possibles par la convergence de la « technique » et de la « nature », la fusion des réalités « mixtes » et « augmentées » avec la réalité « réelle ».

L’IA résume et incarne le lieu planétaire de cette convergence idéologique, politique et économique. Rien ne semble impossible à ses acteurs les plus en vue.

Anthony Levandowski, par ailleurs au centre d’une bataille juridique entre Uber et Google pour la propriété intellectuelle de logiciels de voitures autonomes, vient d’établir une fondation religieuse, « Way of the Future », dont le but affiché est de « développer et promouvoir la réalisation d’une déité (« Godhead ») basée sur l’intelligence artificielle, et de contribuer à l’amélioration de la société, par la compréhension et l’adoration de cette déité.  »

Il ne faut pas, je pense, se laisser distraire par le côté loufoque de l’affaire, mais prendre cela comme un autre symptôme encore du mouvement de fond pressenti par Teilhard.

Christopher Benek, pasteur et fondateur de la « Christian Transhumanist Association » affirme : « L’Église est incapable de se faire entendre des gens de la Silicon Valley. » Or l’IA pourrait être parfaitement compatible avec le christianisme et ses objectifs, ajoute-t-il. Il suffirait de s’assurer que les valeurs chrétiennes soient convenablement programmées dans les algorithmes de décision.

Les idées les plus bizarres se répandent comme une traînée de poudre. Des futuristes comme Ray Kurzweil, pensent que nous serons capables de télécharger nos cerveaux sur des machines, ce qui mènerait à une sorte d’immortalité numérique. Elon Musk pense en revanche que ces projets représentent une menace existentielle pour l’humanité. “L’intelligence artificielle est une invitation lancée au démon », a-t-il déclaré.

 

Le Pape François s’y met aussi. « Si, par exemple, une expédition de Martiens arrivait, et que l’un d’entre eux disait, ‘Je veux être baptisé !’ Qu’est-ce qui arriverait ? Quand le Seigneur nous montre le chemin, qui sommes-nous pour dire : ‘Non, Seigneur, ce n’est pas prudent !’ »xiv

Si le christianisme concerne toutes les formes de vie intelligente, et même les extra-terrestres, quid des machines hyper-intelligentes et autonomes ? Peut-on les laisser réinventer à leur façon une morale, ou faudrait-il penser à les évangéliser, dès leur conception même ?

La plupart des théologiens n’ont aucune considération pour ce genre de questions. Et pourtant, il serait bien possible que l’IA par la nature des questions qu’elle pose à long terme, représente une sérieuse menace pour la théologie chrétienne, dans sa forme actuelle.

Si l’IA peut piloter des avions, faire des diagnostics médicaux, peindre des chefs-d’œuvre à la façon de Rembrandtxv, composer des symphonies dans le style de Beethovenxvi, elle pourrait sans doute inventer des homélies ou entendre des confessions ?

Poussant aux extrêmes, le développement de l’IA pourrait même annoncer la fin de l’espère humaine a déclaré Stephen Hawking à la BBC en 2014xvii. Si l’IA commence à se développer d’elle-même, et de manière accélérée, les humains, limités par la lenteur et les contraintes de l’évolution biologique, ne seront plus compétitifs et finiront par être dominés.

Si le monde est quadrillé de bout en bout par des machines IA, elles sauront mettre de l’ordre dans nombre de comportements déviants ou criminogènes, elles sauront à la fois prévenir et guérir les maux des sociétés et même provoquer une radicale transition démographique, compte tenu de l’imminente inutilité productive de 99 % de l’humanité…

Les révolutions scientifiques et techniques ont souvent eu par le passé un impact religieux. On pense à Giordano Bruno ou Galilée.

Yuval Noah Harari (auteur de Sapiens, et Homo Deus) fait remarquer que les divinités agricoles étaient différentes des esprits des chasseurs-cueilleurs, et que les ouvriers et les paysans imaginaient des paradis différents. Il en conclut que les technologies du 21ème siècle vont probablement engendrer des mouvements religieux sans précédent, qui n’auront rien à voir avec les croyances médiévales.

Si les religions ne peuvent digérer et informer les révolutions de l’époque, elles deviennent obsolètes, par leur incapacité à répondre aux nouvelles questions et aux problèmes tels qu’ils se posent aujourd’hui, et aux choix de sociétés, engageant l’avenir de l’humanité. Il ne s’agit pas seulement de bioéthique ou d’éthique des nanotechnologies. C’est toute la conception de l’homme et du divin qui se trouve remise en question.

La désaffection vis-à-vis des religions classiques, et l’efflorescence de nouveaux mouvements « religieux » prétendant apporter des réponses à des questions que personne n’avait prévues, ne font que commencer. Ce ne serait pas la première fois dans l’histoire du monde qu’un bouleversement complet des conceptions politiques, philosophiques et religieuses s’opérerait.

La création de robots intelligents, autonomes, dotés de valeurs morales pour guider leurs actions, aura sans doute des conséquences disruptives, et cela à une échelle mondiale et même cosmique. Les explorateurs de l’espace seront bien plutôt des robots que des humains et pourront être programmés pour des errances millénaires, des exodes aux frontières des mondes connus…

Si l’on peut imaginer de l’IA basée sur des valeurs chrétiennes, pourquoi pas aussi des robots aux valeurs juives, islamiques, néo-évangéliques ou bouddhistes ?

Faudra-t-il composer des équipages de robots-explorateurs du cosmos qui soient multi-confessionnels ? Ou bien laissera-t-on aux robots eux-mêmes le soin de juger par IA les « valeurs » les mieux adaptées à un voyage de mille ans au fond de la galaxie ?

Des transhumanistes comme Zoltan Istvan, pensent que le mouvement de convergence de la religion et la science est déjà entamé et qu’il culminera dans l’apparition de la « singularité » au sein de l’humanité. Cette « singularité » est l’équivalent d’un « Messie » trans-humaniste.

Pour Istvan, un Dieu incarné dans l’IA aurait l’avantage d’offrir une certaine dose de raison, dont beaucoup de religions manquent.

Dans un futur moins éloigné qu’on pourrait croire, l’IA sera sans conteste capable de démontrer sa supériorité dans nombre de questions d’éthique, de philosophie, de théologie.

Le véritable défi sera alors pour l’Homme de s’inventer un rôle nouveau, s’il en est capable.

Mondialisation et religion(s)

Nous ne nous sommes pas éloignés de Teilhard, par ces considérations. Seul le contexte a quelque peu changé. Mais les idées restent structurellement analogues.

Teilhard propose un « super-christianisme »  visant le point Oméga. Une « religion du progrès universel » . Un « christianisme » révolutionné, mondialisé – qui serait donc quelque peu éloigné de son acception actuelle?

Si la religion mondiale doit être ce futur « super-christianisme », quid du judaïsme ? De l’islam ? Du bouddhisme ? Tout cela absorbé par un super-Christ ? Par miracle, toutes les résistances envolées ?

Y aurait-il d’autres alternatives ? Il peut être intéressant de confronter la vision de Teilhard sur la mondialisation et la religion du futur, avec la pensée de Raimon Panikkar sur ces sujets.

Les idées de convergence, de noosphère, de compression psychique, de coalescence des consciences, impliquent naturellement la formation d’une nouvelle conscience religieuse, caractérisée par la prise en compte, et la synthèse, des divers et multiples rapports des hommes au Divin, au sacré, au mystère. Mais cette nouvelle conscience, Teilhard l’affirme, c’est le christianisme, qui seul, peut sauver le monde.

« En cette phase dangereuse, qui menace l’existence des « âmes », c’est, j’imagine, le Christianisme qui peut et qui va intervenir pour remettre les aspirations humaines dans la seule ligne conforme aux lois structurelles de l’être et de la vie. On pouvait penser, hier encore, que rien n’était aussi démodé, aussi anthropomorphique, que le Dieu personnel chrétien. Or voici que, par ce côté en apparence le plus vieilli, et cependant le plus essentiel de son Credo, l’Évangile chrétien se découvre la plus moderne des religions. »xviii

Pour Teilhard, « le Christianisme peut être appelé à sauver encore une fois, demain, le Monde ». Mais, demande-t-il : «  – D’où vient alors l’espèce de discrédit où, à raison même de ce dogme, il paraît tombé au regard des zélateurs d’une plus grande Humanité ? Pourquoi la suspicion ? et pourquoi la haine ? »

Il y a des éléments d’explication. Le christianisme a fait de graves erreurs. Il s’est « attardé », « assoupi » dans un « moralisme » juridique.

« Le Christianisme est universaliste. Mais ne s’est-il pas attardé dans une cosmologie médiévale, au lieu de faire face résolument aux immensités temporelle et spatiale auxquelles les faits lui demandent d’étendre ses vues de l’Incarnation ? – Le Christianisme est suprêmement futuriste. Mais la transcendance même des perspectives qu’il entretient ne l’a-t-elle pas conduit à se laisser regarder comme extra-terrestre (et donc passif et assoupissant), au lieu que par la logique même de son dogme il devrait être supra-terrestre (et donc générateur d’un maximum d’effort humain) ? Le Christianisme, enfin, est spécifiquement personnaliste. Mais, là encore, est-ce que la dominance accordée aux valeurs de l’âme ne l’a pas incliné à se présenter surtout comme un juridicisme et une morale, au lieu de nous manifester les splendeurs organiques et cosmiques enfermées dans son Christ Universel ? »

Le passif est lourd mais l’avenir radieux. « Le christianisme dans le monde » est la seule solution. Il suffit, pour s’en convaincre, d’examiner ce que propose la concurrence.

« Sont à éliminer d’abord, en bloc, les divers agnosticismes, formels ou implicites, qui ont tenté de fonder la Morale sur un pur empirisme social, ou encore sur un pur esthétisme individuel, – toute foi en quelque consommation à venir du Monde étant positivement exclue. (…)

Ni le Confucianisme, qui assurait un bon roulement sur place de la société, – ni la sagesse d’un Marc-Aurèle, qui embellissait les parterres de l’Humanité, – ni le culte tant prôné aujourd’hui encore de la jouissance et de la perfection intérieure fermées, ne répondent plus, en quoi que ce soit, à notre idéal de constructeurs et de conquérants.

C’est à l’attaque d’un Ciel qu’il faut nous convier à partir. Autrement, nous désarmons.Du groupe islamique, examiné à son tour, rien ne subsiste ; tout se dissout, – et peut-être plus complètement encore. L’Islam a sauvé en lui-même l’idée de l’existence et de la grandeur de Dieu (germe dont tout, il est vrai, peut renaître un jour). Mais, en même temps, il a réalisé le prodige de rendre ce Dieu aussi inefficace et aussi stérile qu’un Néant pour tout ce qui intéresse la connaissance et l’amélioration du Monde. Après avoir beaucoup détruit, et localement créé une beauté éphémère, l’Islam se présente aujourd’hui comme un principe de fixation et de stagnation. À cette impuissance de fait, une amélioration serait parfaitement concevable, et celle-ci, équivalente au fond à une convergence au Christianisme, semble être déjà en cours chez un groupe d’esprits élevés et modernisés. En attendant cette renaissance, l’Allah du Coran est un Dieu pour Bédouins. Il ne pourrait attirer vers lui les efforts d’aucun vrai civilisé. »xix

Teilhard évoque enfin « la grandeur incomparable des religions de l’Orient » qui est « d’avoir vibré autant qu’aucune autre à la passion de l’Unité. (…) Mais, pour atteindre à cette Unité, les sages hindous ont pensé qu’il fallait aux Hommes renier la Terre, ses passions, ses anxiétés, son effort. Le Multiple, au sein duquel nous luttons, ils l’ont déclaré issu d’un mauvais songe. ‘Dissipez cette Maya, étouffez tout bruit’, ont-ils enseigné, ‘et alors vous vous éveillerez dans la Vacuité essentielle, où il n’y a ni son, ni figure, ni amour.’ – Doctrine de passivité, de détente, de retrait des choses, en droit. Doctrine morte ou inopérante, en fait. Juste l’inverse de ce qu’attend, pour pouvoir s’épanouir, la vraie mystique humaine, née en Occident. »xx

Tout le monde en prend pour son grade. Sauf le christianisme.

« Seul, en fait, le Christianisme reste aujourd’hui debout, capable de se mesurer avec le Monde intellectuel et moral né en Occident depuis la Renaissance. Il ne semble pas qu’aucun homme, profondément touché par la culture et les évidences modernes, puisse être sincèrement Confucianiste, Bouddhiste ou Musulman (à moins de mener une vie intérieure double, ou de modifier profondément à son usage les termes de sa Religion). Un tel homme peut au contraire se dire et se croire encore absolument chrétien. À quoi tient cette différence ? »

Teilhard donne cette explication: « Seule entre toutes les formes existantes de croyances, le Christianisme, en dépit de certaines apparences, que ses amis comme ses ennemis semblent prendre plaisir à accentuer, est une religion de progrès universel. »

A titre de contrepoint, et pour évoquer d’autres avenues de recherche, je voudrais citer brièvement les positions d’un autre prêtre catholique, né une génération après Teilhard, en 1918, d’un père indien et hindou et d’une mère catalane et chrétienne, Raimon Panikkar.

Souvent comparé à Teilhard pour ses positions théologiques avancées, Panikkar, sur le point crucial de la « religion de l’avenir », se démarque de notre jésuite. S’il se revendique prêtre – consacré « selon l’ordre de Melchisedech », il se dit aussi bouddhiste, shivaïste et védiste.

Panikkar soutient que l’humanité est entrée dans une « seconde période axiale ». La première « période axiale », Achsenzeit, l’« âge pivot », a été définie, on s’en rappelle, par Karl Jaspers comme étant la période culminant entre le 8ème et le 5ème siècle av. J.-C., pendant laquelle ont vécu en Israël le prophète Élie, le premier et le deuxième Isaïe, en Inde Bouddha et les auteurs des Upanishad, en Chine Confucius, Lao Tseu et Tchouang Tseu, en Iran Zarathoustra, en Grèce Homère, Héraclite, Parménide, Platon…

Les spiritualités ont commencé à se baser sur un « Logos », même si Bouddha se distingue en affirmant qu’on ne peut diviniser quelque « Logos » que ce soit, prônant le « Silence ».

A la nouvelle ère axiale, Panikkar associe la nécessité d’un nouveau Mythos, un « Mythos-monde » (« World-mythos »)xxi .

« Nous avons besoin d’un nouveau mythos, d’un horizon plus profond duquel puissent émerger les mythologoumenon, le Récit pour notre temps. (…) Même si le temps n’est pas tout-à-fait mûr pour un nouveau mythe, nous avons perdu notre innocence avec les anciens mythes, et nous n’y croyons plus. Le progrès, la science, la technologie, l’histoire, la démocratie, et d’autres histoires semblables que la plupart de nos prédécesseurs croyaient, et auxquelles beaucoup de nos contemporains croient encore, ne sont plus tenues pour crédibles par une multitude de gens.»xxii

« Nous ne connaissons pas encore le Nouveau Récit, mais ses acteurs, ses dramatis personae – kosmos, anthropos, theos – sont déjà connus. En supprimer l’un des trois serait tomber dans un réductionnisme, et les éléments de la réalité sont si imbriqués que n’importe lequel de ces personnages est inhérent aux deux autres. »xxiii

Le nouveau Récit se fonde sur une nouvelle « Kosmologie » (avec un K) et un mythe « cosmothéandrique ». Le Kosmos, l’Homme et Dieu, voilà la « Trinité radicale ».

« L’Homme n’est ni un serviteur de Dieu, ni le roi de la création, quelque signifiantes que soient ces expressions dans leurs contextes respectifs. L’Homme peut être les deux, mais seulement à condition que l’humanum retrouve sa place propre dans la réalité, et le rôle unique qu’il doit y jouer. Il y a quelque chose d’unique dans l’Homme, qui est irréductible à Dieu ou à la matière. »xxiv

Si l’Homme est unique, l’univers aussi. « L’univers a un Destin – la dramaturgie théogénique, selon l’expression de Henry Corbin. »xxv. « Je crois que la matière est vivante, quoique d’une autre sorte de vie que celle des plantes et des animaux. Par conséquent, la manière dont on traite la matière et les intentions que l’on a vis-à-vis du monde matériel ont de l’importance. »xxvi

« Le sujet du « Nouveau Récit » n’est ni le cosmos ni l’Homme, mais le Kosmos habité par Dieu et par l’Homme, ce dernier étant compris non comme un produit de la Terre, ni comme un émigrant venu du Ciel, mais comme un membre constitutif de cette réalité. »xxvii

Le monde, l’humanité et Dieu sont incompatibles si on les considère comme des entités séparées, indépendantes. Ils sont « imbriqués ». Un monde sans êtres humains n’aurait pas de sens. Un Dieu sans créatures ne serait plus un Dieu. Une humanité sans monde ne pourrait subsister, et sans Dieu, elle cesserait d’être humaine. Dieu est sublimé, mais cette sublimation doit se condenser quelque part, dans l’esprit humain et dans le monde.

Panikkar cite Abhinavaguptaxxviii et le principe tantrique, trinitaire, du trika, selon lequel « tout est inhérent à tout » (sarvaṁṁ hi sarvātmakam iti). Tout est à la fois Śiva, Śakti et Nara (Dieu, Puissance, Homme). Chaque élément de la triade, sans perdre sa nature, procède des trois formes, singulière, duelle, plurielle.

« La trinité cosmothéandrique n’est pas une idéologie, mais un mythe. Elle ne peut donc prétendre informer une seule foi, une seule religion, un ensemble homogène de croyances, une culture mondiale unifiée, ou quoi que ce soit de ce genre. (…) Par sa nature même, un mythe est polysémique, et donc non incompatible avec le pluralisme. Pour résumer, un nouveau mythos émerge. Les signes sont partout. J’ai donné beaucoup de noms pour des fragments de cette aube : vision cosmothéandrique, sacré séculier (ou laïcité sacrée), kosmologie, ontonomie, trinité radicale, interindépendance, relativité radicale, etc. Je pourrais aussi utiliser un terme consacré advaita, qui est l’équivalent de la Trinité radicale. Tout est relié à Tout, mais sans l’identité moniste ou la séparation dualiste.»xxix

Le Nouveau Récit change aussi le regard sur le Non-Vivant.

Dans ses « Twelve Principles for Understanding the Universe »xxx, Thomas Berry, prêtre catholique, et (ancien) président de l’American Teilhard Association, parle ainsi de l’univers dans « sa réalité psychique autant que physique », et souligne « l’inter-communion de toutes les composantes vivantes et non-vivantes de la communauté de la terre. »xxxi Berry, qui se dit « géologue » – comme Teilhard– plutôt que théologien, semble allègrement se passer des théismes, des religions et des spiritualités.

Disciple de Teilhard de Chardin, Berry ne cherche pas à réconcilier la religion et la science moderne. Ce qu’approuve Panikkar, pour qui « le grand absent dans le mythos scientifique c’est l’Homme. Des Dieux y abondent sous la forme des trous noirs, des galaxies, des infinis grands et petits, des limites, des seuils, etc. Les diables sont légions ; la science biomoléculaire fournit une virologie aussi impressionnante que la démonologie médiévale (…) Seul l’Homme n’entre pas dans le tableau. »

Le nouveau Mythe voit l’Humain, la Matière et le Divin comme une unité trinitaire.

La Vraie Paix

L’accélération de la Noosphère, la mondialisation de la religion, le Nouveau Mythe, ne sont encore que des moyens, des conditions. Il reste à parler des fins, et surtout de celle qui a trait au sujet de ce colloque, la « Vraie Paix »

De quelle paix s’agit-il ?

La paix, selon Teilhard, c’est « le reploiement vital de l’humanité sur elle-même », une convergence et une concentration croissantes, un « grand effort organisé ».

Cela suppose d’éliminer « tous les espoirs de tranquillité bourgeoise, tous les rêves de félicité « millénariste », [dans] une société bien sage où chacun vivrait à l’aise et sans peine dans des cadres définitivement fixés, un monde tranquillement au repos »xxxii.

Les mêmes forces qui poussaient jadis à la guerre poussent maintenant à la paix.

Ces forces viennent de la « prodigieuse affinité, encore dormante, qui attire entre elles les « molécules pensantes » du monde », et de « l’élan même qui jusqu’ici se dispersait en luttes sanguinaires. »

« En somme, la vraie paix, la seule paix biologiquement possible, n’est pas la cessation ni le contraire de la guerre, elle est bien plutôt une forme naturellement sublimée de celle-ci. »xxxiii

La vraie paix ne sera possible que si l’on vainc le démon de l’immobilisme, que si l’on surmonte l’éternel conflit entre une moitié du monde qui bouge et une autre qui ne veut pas avancer.

« La foi en la paix : elle n’est possible, elle n’est justifiable, ne l’oublions pas, que sur une terre où domine la foi en l’avenir, la foi en l’homme. Sous ce rapport, tant que nous ne serons pas tous à une même, à une assez haute température, inutile d’essayer de nous rapprocher et de nous fondre. Nous n’y arriverons pas. »xxxiv

Il faut atteindre à cette haute température de fusion, loin des tranquilles tiédeurs.

Les Allemands en 1939 combattait pour un idéal, même si cet idéal était intrinsèquement vicié. Au contraire, déplorait Teilhard, « la France s’était engagée sans conviction et sans esprit d’idéal : juste pour avoir le droit d’être « tranquille ». Or, s’il est une vérité qui se dégage, c’est que les pacifistes ont fait une énorme erreur en définissant la paix comme l’opposé de la guerre. La vraie paix, la seule paix biologiquement désirable et possible, est dans la direction, mais au-delà de la guerre : c’est l’esprit de conquête transporté sur un objet supra-humain. Lutter, mais tous ensemble et pour un objet qui unisse les efforts au lieu de les diviser. »xxxv

« Lutter tous ensemble », pour quel objet ? Pour quelle croyance commune ?

« Pour la presque totalité des religions anciennes, le renou­vellement des vues cosmiques caractérisant l’ «  esprit moder­ne » a été une crise dont, si elles ne sont pas encore mortes, on peut prévoir qu’elles ne se relèveront pas. Étroitement liées à des mythes intenables, ou engagées dans une mystique de pessimisme et de passivité, il leur est impossible de s’ajuster aux immensités précises, ni aux exigences construc­tives, de l’Espace‑Temps. (…) Or, à l’heure présente, sur la surface entière de la Noosphère, le Christianisme représente l’Unique courant de Pensée assez audacieux et assez progressif pour embrasser pratiquement et efficacement le Monde dans un geste com­plet, et indéfiniment perfectible. »xxxvi

Le Christianisme est pour Teilhard la seule vraie religion de l’Humanité, la seule religion de cette « espèce zoologique », « capable de réaliser ce à quoi avait échoué toute autre espèce avant elle : non pas simplement être cosmopolite, — mais couvrir, sans se rompre, la Terre d’une seule membrane organisée. »

«Le jeu externe des forces cosmiques, combiné avec la nature éminem­ment coalescible de nos âmes pensantes, travaille dans le sens d’une concentration énergique des consciences. »xxxvii

« Et maintenant, comme un germe de dimensions planétaires, la nappe pensante qui, sur toute son étendue, développe et entrecroise ses fibres, (…) dans le sens d’une gigantesque opéra­tion psycho‑biologique, — comme une sorte de méga‑synthèse, — le « super‑arrangement » auquel tous les éléments pensants de la Terre se trouvent aujourd’hui individuellement et collectivement soumis. »

« L’Issue du Monde, les portes de l’Avenir, l’entrée dans le Super‑humain, elles ne s’ouvrent en avant ni à quelques privilégiés, ni à un seul peuple élu entre tous les peuples ! Elles ne céderont qu’à une poussée de tous ensemble, dans une direction où tous ensemble peuvent se rejoindre et s’achever dans une rénovation spirituelle de la Terre, — rénovation dont il s’agit maintenant de préciser les allures, et de méditer le degré physique de réalité ».xxxviii

Un domaine nouveau d’expansion psychique : voilà ce qui est devant nous, si seulement nous levions les yeux, l’édification unanime d’un Esprit de la Terre.

Optimisme inébranlable. Confiance absolue dans l’avenir.

« L’Homme est irremplaçable. Donc, si invraisemblable soit la perspective, c’est qu’il doit aboutir, non pas nécessairement, sans doute, mais infailliblement. (…) D’une part, en effet, comparée aux nappes zoologiques qui la précèdent, et dont la vie moyenne est au moins de l’ordre de 80 millions d’années, l’Humanité est si jeune qu’on peut la dire tout juste née. (…) Entre la Terre finale et notre Terre moderne s’étend donc vraisemblablement une durée immense, marquée, non point par un ralentisse­ment, mais par une accélération, et le définitif épanouisse­ment, suivant la flèche humaine, des forces de l’Évolution. »xxxix

Teilhard remarque « qu’il se peut que, dans ses capacités et sa pénétration individuelles notre cerveau ait atteint ses limites organiques. » Mais le mouvement ne s’arrêtera pas pour autant, l’Évolution est désormais occupée ailleurs, dans un domaine plus riche et plus complexe, à construire, avec tous les esprits mis ensemble, l’Esprit. —

« Nous n’avons encore aucune idée de la grandeur possible des effets « noosphéri­ques ». La résonance de vibrations humaines par millions ! Toute une nappe de conscience pressant sur l’Avenir en même temps ! Le produit collectif et additif d’un million d’années de Pensée !… Avons‑nous jamais essayé d’imaginer ce que ces grandeurs représentent? Dans cette ligne, le plus inattendu est peut‑être ce qu’il y a le plus à attendre. »xl

« Vaincues par la Science, nous n’aurons plus à redouter, sous leurs formes aiguës, ni la maladie ni la faim. Et, vaincues par le sens de la Terre et le Sens humain, la Haine et les Luttes intestines auront disparu aux rayons toujours plus chauds d’Oméga. Quelque unanimité régnant sur la masse entière de la Noosphère. La convergence finale s’opérant dans la paix. Une pareille issue, bien sûr, serait la plus harmonieu­sement conforme à la théorie.

Mais il se peut aussi que, suivant une loi à laquelle rien dans le Passé n’a encore échappé, le Mal, croissant en même temps que le Bien, atteigne à la fin son paroxysme, lui aussi sous forme spécifiquement nouvelle. »xli

Le paroxysme du Mal

Même Teilhard, éternellement optimiste, conçoit la possibilité de la résurgence du Mal, paroxystique.

La noosphère ne suffit pas. Il faut une véritable méta-noïa dit Panikkar, sous peine de guerre totale.

« Ce passage d’une culture de la guerre (…) en une culture de la paix exige un « grand remède », une mutation de civilisation, la seule qui puisse mener à bonne fin un changement dans l’auto-compréhension même de l’homme. »xlii

La mutation de civilisation, la méta-noïa, sont-elles compatibles avec l’accélération et la totalisation de la Noosphère, la « lutte finale » de ce qui monte contre ce qui descend?

Non. La vision de Panikkar est plus pessimiste que celle de Teilhard.

« Nous savons par expérience qu’aujourd’hui et hier, la lutte pour la paix est contre-productive. La lutte pour la paix crée généralement une autre guerre.»xliii

La paix n’est pas seulement politique, elle est une réalité cosmique et anthropologiquexliv.

Le Cosmos et l’Homme doivent jouer leurs rôles, complémentaires à celui du Divin.

« Existaient le monde des dieux, le monde des hommes et le monde des choses ; les mondes divin, humain, terrestre (…) La religion, la, politique et la technique étaient les trois grands arts de la vie. L’homme moderne a créé un « quart-monde » : le monde factice où le divin est banni, l’humain domestiqué et le matériel dompté. (…) Dans un tel monde, la paix aussi, semble-t-il, ne peut qu’être, elle aussi, artificielle. »xlv

Dans un monde dominé par l’Intelligence artificielle, la paix sera artificielle.

Car tout est en relation avec tout. L’ami avec l’ennemi. La balle et la blessure. La bombe et le cosmos. L’intelligence et l’artifice.

La paix ne peut être qu’un fruit de l’Esprit, dit Panikkar dans ses « Neuf sûtra sur la paix ».

« La victoire obtenue en tant que résultat de la défaite violente de l’ennemi ne conduit jamais à la paix. ‘Celui qui vainc engendre la haine’xlvi. La paix n’est pas le contraire de la guerre. Supprimer la guerre n’apporte pas automatiquement la paix. Les vaincus ne peuvent jouir de la paix des vainqueurs. »

En conséquence, « le désarmement militaire a besoin du désarmement culturel. Le temps est venu d’une mutation anthropologique. Par mutation anthropologique, nous entendons la mutation de cet être, l’homme, dont la conscience de soi appartient à sa propre nature. (…)

Aucune culture, religion ou tradition ne peut résoudre isolément les problèmes du monde.

Aucune religion n’est aujourd’hui auto-suffisante ni ne peut fournir de réponses universelles. (…)

Il n’existe pas de concept unique de la paix. Il suffit de connaître les résonances et les connotations des différents termes (pax, eirênê, Frieden, śanti, mir, wa, salam, shalom,…). La paix est polysémique : elle a de nombreux sens. Elle est aussi pluraliste : elle a de nombreuses interprétations incompatibles au niveau doctrinal.

La paix n’est pas un simple concept. La paix est le mythe dominant de notre époque. (…) La paix semble être le mythe unificateur de notre temps. Et on fait aussi des guerres en son nom !

La religion est un chemin vers la paix. Nous assistons aujourd’hui à la transformation de la notion même de « religion », un fait que nous pourrions exprimer en disant que les religions sont les différentes voies par lesquelles on peut approcher et atteindre cette paix qui est en train de devenir, probablement, l’un des rares symboles véritablement universels.

La voie vers la paix n’est pas une voie facile ; c’est une voie révolutionnaire, perturbatrice, provocatrice et qui exige la suppression de l’injustice, de l’égoïsme, de la cupidité.»xlvii

Résumons ces thèses :

La paix est une affaire éminemment religieuse.

La voie qui mène à la paix passe par l’interculturalité – et la religion.

La post-modernité exige une métanoïa.

Il faut abandonner la culture « moderne » d’origine occidentale, et ses valeurs acquises et non négociables, comme le progrès, la technologie, la science, la démocratie, le marché mondial.

Il faut un changement radical du mythe prédominant de l’humanité, actuellement propagé par « cette partie de l’humanité bruyante, influente, riche, qui dirige les destins de la politique ».

Avec la métanoïa, Panikkar marque sa distance avec « l’évolutionnisme » de Teilhard. Panikkar critique l’idée d’un rejet à la fin des temps du salut christique, symbolisé par le point Oméga.

Il y a bien trop de souffrances ici et maintenant sur lesquelles on ne peut faire l’impasse en attendant Godot ou Oméga.

« Le désarmement culturel exige l’abandon de l’évolutionnisme comme forme de pensée. (…) Selon l’évolution universelle, chaque pas d’une forme d’existence vers une autre se fait aux dépens de millions d’êtres qui disparaissent pour que, de leur magma, surgisse la matière inorganique, organique, vivante, sensible, intelligente… jusqu’au surhomme et au divin.

S’il y a dans l’être humain une étincelle divine, l’homme ne peut être le simple maillon d’une chaîne qui devra un jour produire le surhomme ou parvenir au « point Oméga ».

Si l’homme a en lui une dignité personnelle, et non comme un simple moyen pour une fin plus « sublime », la vie humaine doit avoir un sens possible et plénier pour la personne qui la vit. Le dilemme est ultime : ou la paix ou la la guerre. (…) Il faut monter jusqu’au sommet de la pyramide ou se résigner à être chair à canon, travailleur exploité, massa damnata, pour que la construction se poursuive. »xlviii

Si l’on abandonne la culture moderne, quelles sont les alternatives ?

Il n’y a pas une alternative, au singulier! Tout culture d’ordre global nous amène à une dictature.

Il n’y a pas une culture globale ; elle ne serait pas culture.

Il n’y a pas non plus de perspective globale. C’est une contradiction dans les termes. Pas même les anges, pas même Dieu, dit le Talmud, n’ont une perspective globale.

Il n’y a pas et ne peut y avoir de religion universelle. C’est un phénomène très significatif,

même du point de vue de la théologie chrétienne que l’évolution du mot « catholique ». C’est seulement au 16ème siècle que « catholique » a été interprété comme signifiant ‘universel’ au sens géographique. Saint Augustin traduit catholique, du grec kath’olon, par secundum totum : parfait, complet, et non au sens d’universalité géographique.

Une religion universelle ne serait pas religion, à moins d’avoir réduit toute l’espèce humaine à un seul type de pensée, à une forme unique, à un système symbolique unitaire, à une culture uniforme, à une cosmologie univoque.

Il n’y a pas un ordre idéal, politique, économique, humain. Il faut dénoncer l’idée d’ordre idéal.

La culture moderne n’est ni universelle, ni universalisable. Elle porte en elle-même les germes de sa propre destruction. C’est le dynamisme même de sa croissance insatiable qui la fera périr.

La soif humaine d’infini s’y incarne dans un désir d’universalité matérielle. Or on est arrivé aux limites de la terre et de l’homme, et on ne peut plus s’arrêter. Le limité ne peut soutenir un désir infini.

Alors, quelles alternatives ? Il n’y a pas de paradigme unique.

Chacun de nous doit se « con-centrer » et se relier aux autres centres du monde. Nous sommes tous au centre du monde, et la vie vaut la peine d’être vécue parce que chacun est dans une certaine mesure Tout, Dieu, Fils de Dieu, Unique, Brahman, né du Grand Esprit, microcosme, aimé des Dieux, une personne nécessaire, utile pour la construction de la cité…

Chacun est un centre d’intelligence et d’action.

Les idées des uns et des autres peuvent être incompatibles sans pour autant impliquer que certaines soient absolument fausses et d’autres complètement vraies. Il faut apprendre à vivre avec elles.

Conclusion

Une synthèse des idées de Teilhard et de Pannikar est-elle possible?

Est-ce que la massa damnata joue un rôle cosmique de « magma », de « chair à canon », utile pour la montée des élus et l’avènement du point Oméga ? Ou bien est-ce que le « Tout » englobe déjà tout en tous ? Qu’est-ce qu’il est possible de faire et de penser, aujourd’hui et ici-même, pour participer à l’avènement, plus modeste, mais non moins essentiel, d’un point Omicron?

« Je suis l’alpha et l’oméga, dit le Seigneur Dieu, celui qui est, qui était, et qui vient, le Tout-Puissant. » (Ap. 1,8)

Mais quid du Phi, du Khi, du Psi ? Du Thêta, du Iota, du Lambda ? Du Mu, Nu, Xi ? Avant de rêver à l’Oméga divin, dans quelques millions d’années, ne pouvons-nous pas faire advenir un peu plus tôt un Omicron humain?

Faut-il d’ailleurs voir l’Oméga comme un point final dans l’alphabet des Temps? N’aurions-nous pas plutôt besoin de voir les Temps comme des courbes, des plans ou des variétés de l’espace-temps ? Ou comme des « rythmes » qui se laissent entendre dans la symphonie du présent?

Depuis Leibniz, une courbe infinie, aussi complexe soit-elle, peut être tout entière définie en et par n’importe lequel de ses points, grâce à toutes ses dérivées au énième degré.

Comparaison n’est pas raison. Mais l’Oméga est peut-être déjà en puissance ici et maintenant, en tous points de l’univers, en tout homme, en toute pierre, en toute étoile, en tout quark.

Dans cette vue, la massa damnata, n’en déplaise au pessimisme de certaines interprétations exclusives du salut, fait aussi déjà partie de la massa Oméga

iMetaxu.org.

iiPierre Teilhard de Chardin. Sauvons l’humanité. (11 novembre 1936). In Science et Christ. Collection : Œuvres de Pierre Teilhard de Chardin. Tome 9, Seuil (1965).

iiiIbid.

ivRéflexions sur le progrès (1941), In L’avenir de l’homme. Collection : Œuvres de Pierre Teilhard de Chardin. Tome 5, Seuil (1959),tome 5, p.95

vDu Pré-Humain à l’Ultra-Humain (1950), In L’avenir de l’homme. Collection : Œuvres de Pierre Teilhard de Chardin. Tome 5, Seuil (1959), p.383

viPierre Teilhard de Chardin. Sauvons l’humanité (1936), in op.cit. p.172

viiIbid. p.181-182

viiiIbid. p.184

ixIbid. p.186

xGreg Allen et Taniel Chan. Artificial Intelligence and National Security. Belfer Center for Science and International Affairs. Harvard Kennedy School. Cambridge (MA). Juillet 2017

xiMatthews, Christopher. “Summers: Automation is the middle class’ worst enemy.” Axios. June 05, 2017. https://www.axios.com/automation-is-already-the-middle-class-worst-enemy-2413151019.html

xiiPierre Teilhard de Chardin. Le christianisme dans le monde. In Science et Christ. Collection : Œuvres de Pierre Teilhard de Chardin. Tome 9, Seuil (1965). p. 134.

xiiiPierre Teilhard de Chardin. Le phénomène humain (1947). Seuil, 1956., p.280-281

xviiiPierre Teilhard de Chardin. Sauvons l’humanité. 1936, p. 190

xixIbid. p. 138

xxIbid. p. 139

xxiRaimon Panikkar. The Rythm of Being. The Unbroken Trinity. The Gifford Lectures. Orbis Books. New York. 2010, p.368

xxiiIbid. p. 374

xxiiiIbid. p. 375

xxivIbid. p. 383

xxvIbid. p. 376

xxviIbid. p. 397

xxviiIbid. p. 401

xxviiiAbhinavagupta, Parātrīśikā, 72-73

xxixIbid. p. 404

xxxThomas Berry and Brian Swimme, The Universe Story : From the Primordial Flaring Forth to the Ecozoic Era. San Francisco, Harper, 1992

xxxiThomas Berry, The New Story, Chambersburg, Anima Books, 1978, p. 107-8

xxxiiPierre Teilhard de Chardin. La foi en la paix (1947). In L’avenir de l’homme. Collection : Œuvres de Pierre Teilhard de Chardin. Tome 5, Seuil (1959), p.195

xxxiiiIbid. p. 196

xxxivIbid. p. 196

xxxvGeorges-B. Barbour, Teilhard de Chardin sur le terrain, Seuil, 1965, p.127-128

xxxviPierre Teilhard de Chardin. Le phénomène humain (1947). Seuil, 1956., p.330-331

xxxviiIbid. p.267

xxxviiiIbid. p.271

xxxixIbid. p.307-308

xlIbid. p.318

xliIbid. p.321

xliiRaimon Panikkar. Paix et désarmement culturel. Actes Sud, 2008, p.17

xliiiIbid. p.31

xlivRaimon Panikkar. Paix et désarmement culturel. Actes Sud, 2008, p.24

xlvIbid. p.35

xlviDhammapada, XV, 5

xlviiRaimon Panikkar. Paix et désarmement culturel. Actes Sud, 2008, p.52 sq.

xlviiiIbid. p.165

La poésie cèle l’avenir du monde


 

« Les révolutions scientifiques sont en fait des révolutions métaphoriques. »

Cette assertion de Michael Arbib et Mary Hessei, l’un chercheur dans le domaine de l’intelligence artificielle et l’autre philosophe des sciences, pourrait être utilement généralisée, en l’inversant.

On en inférerait que toute réelle révolution métaphorique est potentiellement grosse de révolutions scientifiques, philosophiques ou politiques.

Toute métaphore, véritablement nouvelle, suffisamment puissante, est porteuse d’une vision, d’un autre regard imaginaire sur le monde, et partant, peut même engendrer, dans des circonstances favorables, un nouveau monde bien réel.

Toute métaphore visionnaire porte en germe l’établissement d’un « grand récit », dont elle est la première image. Et toute métaphore révolutionnaire est le premier signe d’un archipel de concepts en gésine, potentiellement disruptifs.

Par exemple, l’idée teilhardienne de « noosphère », cette métaphore d’une « enveloppe » de pensées baignant l’humanité entière de ses puissances, de ses flux et de ses énergies, a des implications fantastiques, pour peu qu’on prenne la peine d’en déduire les conséquences sociales et politiques.

Une autre métaphore, celle de « transhumain », utilisée jadis par Dante (trasumanar), est peut-être plus géniale encore, puisque elle pointe vers l’existence effective une « trans-sphère », ou plutôt, devrions-nous dire, pour éviter le barbarisme qui consiste à adjoindre une préposition latine à un mot grec, une « méta-sphère ».

La métaphore de la « méta-sphère » désigne le monde du « trans-humain », une humanité en état de perpétuelle transhumance, avec vocation à atteindre des mondes inouïs.

Mais attention de ne pas confondre le « trans-humain » dantesque et le « transhumanisme ». Le « transhumanisme », idéologie relativement récente, ne fait pas vraiment honneur à la métaphore initialement inventée par Dante, il y a plus de sept siècles, en proclamant l’idée que l’évolution technique et scientifique favorisera prochainement l’apparition d’une « singularité » (Vernor Vinge, Ray Kurzweil), laquelle incarnera un point de basculement vers une humanité intellectuellement et physiquement « augmentée ».

Ce « transhumanisme »-là est platement réducteur. La science et la technique sont certes porteurs d’ouvertures considérables, mais il est naïf de croire qu’elles détermineront à elles seules les conditions d’une transformation de l’humanité en trans-humanité.

Il y a plus de quarante mille ans, les grottes du Paléolithique étaient déjà des sanctuaires profonds, fréquentées par des artistes-chamanes. La religion paléolithique, dont les peintures pariétales témoignent, échappe encore aux analyses les mieux informées (voir le travail d’Alain Testart).

Mais ce qui est sûr c’est l’ensemble de ces peintures, dont la réalisation s’étale sans discontinuité sur une période de plus de tente mille ans, témoigne d’une transcendance assumée de l’Homme du Paléolithique, l’Homme de Cro-Magnon, homo sapiens indiscutable, plus sage peut-être d’une sagesse et d’une vision dont le monde moderne, technique, scientifique n’a absolument aucune idée.

Par contraste avec les Hommes de Cro-Magnon, le président François Hollande n’est pas un grand penseur de la transcendance. Mais il a voulu, dans une intervention récente dans une Loge franc-maçonne, se risquer à quelques hautes considérations sur le futur de l’humanité.

« Vous avez aussi voulu penser les mutations inouïes que les nouvelles technologies du vivant nous laissent deviner : c’est ce qu’on appelle le transhumanisme ou l’homme augmenté. C’est une question redoutable : jusqu’où permettre le progrès, car le progrès ne doit pas être suspecté, nous devons le favoriser. Comment faire pour que nous puissions maîtriser ces graves questions éthiques ? Ce qui est en jeu, c’est l’idée même d’humanité, de choix, de liberté.

Alors face à ces bouleversements que certains espèrent, que d’autres redoutent, le regard de la franc-maçonnerie est une boussole tout à fait précieuse dans cette période, et une lumière qui aide à saisir les enjeux et à y répondre. »

En matière de métaphores, on peut se permettre beaucoup de choses, mais à condition de conserver un minimum de structure, de cohérence.

Comparer le « regard » à une « boussole » et même à une « lumière » me paraît prodigieusement aventureux et même franchement révolutionnaire pour une homme aussi mesuré que François Hollande.

En effet, on s’attend généralement que le « regard » soit guidé dans la direction indiquée par la « boussole », aidée en cela par la « lumière » qui baigne le jour.

Il est fort étrange de proposer que le « regard » soit lui-même une boussole, comme si jeter un œil permettait de créer des Nords imaginaires, à volonté, et comme si le même coup d’œil pouvait engendrer ipso facto la lumière elle-même.

Même si Hollande n’est pas un maître en métaphores, il reste que l’idée ainsi surgie, presque par hasard, est porteuse d’une vision du monde : jeter un « regard » équivaut métaphoriquement à créer un Nord nouveau.

Jeter une métaphore dans le grand cirque du langage, c’est jeter des mots aux lions, et les empêcher, peut-être, pendant quelques instants, de continuer de dévorer les chrétiens livrés en pâture…

Plus sérieusement, je considère que la poésie, comme atelier de création de vraiment bonnes métaphores, est supérieure à l’arsenal transhumaniste des sciences et des techniques, pour ce qui est de penser l’avenir du monde.

iMichaël Arbib, Mary Hesse. The Constructions of Reality. 1986

La conception de la mort au Paléolithique


 

Selon certaines interprétations transmises par la religion juive, le monde aurait été créé par Dieu il y a environ 6000 ans. La science moderne estime que le Big Bang a eu lieu il y a 13,8 milliards d’années. Ces chiffres ne sont pas nécessairement contradictoires, les années bibliques pouvant être métaphoriques. D’ailleurs, l’âge apparent du Big Bang n’est pas une une référence ultime. L’univers a peut-être eu d’autres formes d’existence bien antérieures encore, mais impossibles à observer, l’horizon cosmologique formant une barrière impénétrable.

Pour qui s’intéresse à la religion, selon un angle anthropologique, – aussi éloigné que possible des passions transitoires des hommes, la profondeur des âges reculés est une source d’inspiration.

L’anthropologie peut prendre utilement appui sur les enseignements de diverses sciences, dont l’archéologie, la géologie, la paléographie ou la climatologie.

Ces sciences jonglent avec des datations longues.

Au moment où Abraham décida d’émigrer d’Ur en Chaldée, vers le 12ème siècle av. J.-C., il y avait plus de deux mille ans déjà que l’Égypte observait une religion tournée vers l’espérance d’une vie après la mort, et vénérait un Dieu créateur du monde, gardien de l’univers. Des traces archéologiques de rites funéraires en font foi, qui ont été découvertes en Haute Égypte, et qui datent du 4ème millénaire av. J.-C..

Ceci renvoie le chercheur à une question récurrente : peut-on remonter plus haut encore dans l’histoire du fait religieux dans l’humanité ?

Pour y répondre, il faut se livrer à une interrogation sur les formes de la « religion préhistorique », dont l’étude est basée sur une mine d’informations précises, éparses, et souvent énigmatiques.

A 42km de Pékin, dans les grottes de Chou-Tou-Kien, ou Zhoukoudian selon la transcription Pinyin, des archéologues (dont un certain Pierre Teilhard de Chardin) ont découvert en 1926 des restes d’hominidés. On leur attribua le nom de Sinanthropus pekinensis, puis d’Homo erectus pekinensis. La datation est estimée à 780 000 ans. Ces hominidés maîtrisaient la chasse, la fabrication d’outils et le feu. Ils ont surtout réussi à survivre, pendant des centaine de milliers d’années, à des périodes successives de glaciation et de réchauffement, ainsi qu’en témoignent les restes d’animaux qui font penser à une Arche de Noé mémorielle et transgénérationnelle.

Quel rapport avec la religion ? Un rapport ténu, mais tenace : on n’a retrouvé sur ce site funéraire que des crânes, et presque aucun des autres os du squelette humain. Il s’agirait donc, selon certaines interprétations autorisées, de restes de festins cannibales, effectués à des fins religieuses.

Cette théorie prend plus de poids si on se représente un ensemble de nombreuses autres découvertes, réparties dans d’autres régions du globe.

Dans les grottes d’Ofnet, en Bavière, on a découvert 33 crânes préhistoriques, rangés « comme des œufs dans un panier », selon la formule d’une des découvreurs. Parmi ces crânes, 27 d’entre eux étaient couverts d’ocre rouge et orientés vers l’ouest. On a pu établir que les crânes avaient été détachées des corps à l’aide de silex taillés.

La manière dont les crânes ont été détachés du squelette et la trace de trépanations permettent l’hypothèse que les cerveaux ont été extraits rituellement et sans doute consommés lors de repas funéraire, en signe de « communion » avec les morts.

Il ne s’agissait pas en effet d’un cannibalisme « sauvage » dirigé contre des hordes ennemies. Sur le même site, ont en effet été trouvés à proximité 20 squelettes d’enfants, parés de coquilles d’escargot, 9 squelettes de femmes avec des colliers de dents de cerf, et 4 squelettes d’homme adultes.

A Jéricho, on a trouvé 7 crânes dont les traits avaient été moulés dans du plâtre, puis soigneusement décorés de coquillages (des cauris et des bivalves représentant les paupières, des fentes verticales simulant la pupille de l’œil)i.

En Suisse, dans les grottes moustériennes de Drachenloch, on a trouvé un ensemble de têtes d’ours regardant l’orient, et en Styrie, à Drachenhöhle, une fosse moustérienne avec 50 fémurs d’ours également tournés vers l’orient.

Des traces similaires d’inhumation rituelle ont été découvertes à Moustier (Dordogne), à La Chapelle-aux-Saints (Corrèze) et à La Ferrassie (Dordogne)ii.

On peut déduire de ces faits et de bien d’autres similaires, qu’au Paléolithique, depuis sans doute un million d’années, et peut-être plus encore, le culte des morts était observé selon des formes rituelles, religieuses. Certains détails révélateurs (présence d’outils et de nourriture près des corps ensevelis) permettent d’inférer que les hominidés du Paléolithique croyaient en une survie après la mort.

Dans ces cavernes, ces grottes, en Chine ou en Europe, des hommes du Paléolithique enterraient leurs morts avec un mélange de vénération, de respect, mais aussi de crainte et d’inquiétude pour leur passage dans un autre monde.

Depuis au moins un million d’années l’humanité se penche sur la question religieuse essentielle : que signifie la mort pour les vivants ? Et comment faut-il vivre avec la pensée de la mort ?

Depuis mille fois mille ans ces questions agitent les hommes. Les religions d’aujourd’hui, fort tard apparues, mais préparées par leurs lointains ancêtres, devraient joindre leurs forces, pour explorer ensemble le mystère.

iKinyar. Antiquity, vol 27, 1953, cité par E.O. James, La religion préhistorique.

iiE.O. James, La religion préhistorique.

Le « transhumain » – au-delà des rires


 

« Ne parle plus comme un homme qui rêve »i dit Béatrice à Dante. Ce conseil séculaire est toujours bon quand on s’attaque aux questions les plus difficiles, les plus hautes. Si on le suit, on peut alors se mettre à lire la Divine Comédie comme un reportage documenté, aussi éloigné du rêve que de la fiction.

Parmi toutes les manières d’interpréter la Divine Comédie, je privilégierais précisément celle qui consiste à prendre Dante pour un homme qui ne rêve pas. Lorsqu’il raconte ses visions infernales et paradisiaques, j’opte volontiers pour la thèse qu’il a vraiment vu ce qu’il dit avoir vu, et qu’il n’a rien imaginé.

« Dans le ciel qui prend le plus de sa lumière je fus, et je vis des choses que ne sait ni ne peut redire qui descend de là-haut ; car en s’approchant de son désir notre intellect va si profond que la mémoire ne peut plus l’y suivre », explique-t-il dans le chant immédiatement suivantii.

Ces vers ont un accent qui ne trompe pas.

Il y a cette idée que la mémoire est toujours en retard sur l’esprit qui va. Cette idée qu’elle ne peut le « suivre », dans les moments cruciaux.

Sans préparation spéciale, l’esprit soudain s’enfonce dans les profondeurs, sans sauvegarde, et s’enfouit dans des moments abyssaux.

Au retour, abasourdi, aveuglé, sans mémoire, l’intellect se prend à douter de ce qu’il a vu : « N’ai-je pas rêvé »? To be or not to be ? Rêve ou non rêve ?

Dans le même chant, Dante révèle de façon cryptique sa propre manière de faire:

« Dans sa contemplation je me fis moi-même pareil à Glaucus quand il goûta de l’herbe qui le fit dans la mer parent des dieux. Outrepasser l’humain ne se peut signifier par des mots ; que l’exemple suffise à ceux à qui la grâce réserve l’expérience ».

L’herbe de Glaucus, c’était quoi ? Du hashish ? Du Sôma ? De l’Haoma ? De la petite fumée ? Une quelconque concoction shamanique ?

Une herbe des dieux en tous cas, qui permet d’« outrepasser » l’humain. Dante forge pour l’occasion un néologisme, trasumanar, afin de signifier adéquatement le dépassement de l’humain par l’humain.

On pourrait aussi traduire trasumanar par « transhumer », à condition de prendre cette « transhumance » dans un sens ontologique, métaphysique.

Une expression forgée par Teilhard de Chardin pourrait en être un équivalent, la noogénèse.

La « noogénèse », dit Teilhard, c’est “l’irremplaçable marée cosmique qui, après avoir soulevé chacun de nous jusqu’à soi-même, travaille maintenant, au cours d’une pulsation nouvelle, à nous chasser hors de nous-mêmes: l’éternelle “montée de l’Autre” au sein de la masse humaine.”

La transhumance, l’exode, la sortie de l’Égypte, cette Égypte métaphorique qu’est chacun pour chacun.

Les films de science fiction abondent en transmutations et autres solutions de continuité dans l’aventure humaine. On peut s’en inspirer, ou tout au moins prendre ces fictions comme de simples symptômes anthropologiques.

Il y a bien sûr une autre théorie, c’est que rien ne change jamais. Akhénaton, Moïse, Zoroastre, Hermès, Jésus, Cicéron, Néron, Platon, avaient un cerveau comme le nôtre. Rien n’a changé depuis, et rien ne changera jamais. Mais cette théorie est courte. Elle manque de puissance explicative, et ne rend pas compte du passé, ni des futurs.

Il faut bien admettre, pourtant, que la vie a évolué depuis l’huître, la moule et l’oursin. Il faut bien admettre qu’elle continue à grandir. L’homme a déjà muté un certain nombre de fois, et ce n’est pas fini.

La question devient alors: quand la prochaine mutation adviendra-t-elle ? Quelle sera sa forme : biologique, génétique, psychique? Pour quel résultat ?

Ces questions ne sont pas théoriques. Il y a urgence à les penser. La question de la « montée de l’Autre », prophétisée par Teilhard dans les tranchées de la Guerre Mondiale, s’est aggravée avec les totalitarismes.

Aujourd’hui, la compression planétaire vire à l’incandescence. La crise de l’anthropocène ne fait que commencer.

Les formes de néo-fascisme que l’on peut déjà diagnostiquer représentent un premier avertissement. La « guerre contre le terrorisme » a abattu toutes les barrières. Les choses peuvent rapidement empirer.

On se met à ressentir un besoin impérieux d’outrepasser cet humain-là, perclus de peurs, aveuglé d’idées fausses.

L’herbe de Glaucus, le trasumanar de Dante, prendront demain d’autres formes. Lesquelles ? Je ne sais. Mais il est évident que quelque chose va arriver.

La poésie, la grande, celle qui révèle, donne des pistes.

Dante incite à le citer ici:

« Comme le feu qui s’échappe du nuage, se dilatant si fort qu’il ne tient plus en soi, et tombe à terre contre sa nature, ainsi mon esprit dans ce banquet, devenu plus grand, sortit de soi-même et ne sait plus se souvenir de ce qu’il fit »iii.

Comme la foudre tombe à terre, l’esprit de Dante monte au ciel. Dante ne se souvient plus de ce qu’il y fait, mais Béatrice est là pour le guider dans son oubli de soi. « Ouvre les yeux, lui dit-elle, regarde comme je suis : tu as vu des choses qui t’ont donné la puissance de supporter mon rire. »

Dante ajoute: « J’étais comme celui qui se ressent d’une vision oubliée et qui s’ingénie en vain à se la remettre en mémoire. »

Il y a un rapport profond entre la vision, le rire et l’oubli. Le rire de Béatrice est difficile à supporter. Pourquoi ? Parce que ce rire incarne tout ce qu’il eût fallu voir et tout ce que Dante a oublié. Ce rire est tout ce qui lui reste. Ce rire est aussi tout ce qui est nécessaire pour retrouver le fil. Toute la poésie du monde n’atteindrait pas « au millième du vrai » de ce qu’était ce « saint rire », dit encore Dante.

Rire dense, dantesque, donc. Opaque, obscur. Il lui faut ré-ouvrir les yeux.

Il y a d’autres exemples de rire métaphysique dans l’histoire. Homère parle du « rire inextinguible des dieux »iv. Nietzsche glose sur le rire de Zarathoustra. Il y a sans doute des analogies entre tous ces rires. Ils fusent comme des éclairs sans cause.

Dante dit, lui aussi : « Ainsi je vis des foisons de lumière, fulgurées d’en haut par des rayons ardents, sans voir la source des éclairs. »

Il voit l’éclair, mais pas la source. Il voit le rire, mais il en a oublié la raison. Il voit les effets, mais pas la cause.

Il y a une leçon dans ce fil : voir, oublier, rire. Le transhumain doit en passer par là, et continuer au-delà. Le rire est la porte entre la mémoire et l’avenir.

Depuis son Moyen Âge, Dante avertit la modernité: « On prêche à présent avec des facéties et des quolibets, et pourvu qu’on rie bien, le capuchon se gonfle et ne demande rien ».v Le capuchon était celui des prêcheurs d’alors.

De nos jours les capuchons ont d’autres formes, et les prêcheurs d’autres idées. Mais les quolibets et les facéties continuent de fuser. Et l’on en rit beaucoup.

Le transhumain est sans doute déjà au-delà de ces rires-là.

i Dante, Purgatoire, XXXIII

ii Dante, Paradis, I

iii Dante, Paradis, XXIII

iv Iliade I, 599, et Odyssée, VIII, 326

v Dante, Paradis, XXIX