Ātman, Brahman, YHVH, Zeus, Al-Lah…


« L’Un et le Multiple »  ©Philippe Quéau 2023 ©Art Kéo 2023

Pour le comparatiste, il apparaît que les monothéismes, malgré qu’ils en aient, ont aussi des tendances panthéistes. Ils mettent volontiers en scène des représentations plurielles du divin. On trouve par exemple, dans les textes sacrés du judaïsme, des « anges », dont on ne distingue pas clairement, comme lors de leur apparition dans les plaines de Mamré, s’ils sont de simples messagers de Dieu, distincts de Lui, ou s’ils représentent divers aspects de Son essence même. On multiplie dans ces mêmes textes les « noms de Dieu », dont on trouve plus d’une dizaine de variations dans la Torah. Comment expliquer un Dieu essentiellement « un », dont la pure unicité s’accommode si aisément d’une multiplicité de ses « noms » ? De même, dans le christianisme, des théologiens arborant des tendances néo-platoniciennes aiment à considérer les nombreuses « émanations » de l’essence du Dieu « un ». Quant au concept de Trinité, qui donne lieu à de nombreuses incompréhensions de la part des autres monothéismes, se mêle-t-il à l’idée de l’Un, pour mieux en glorifier l’essence même, et la transcender – ou pour en compliquer et obscurcir la notion?

Réciproquement, les religions censées être polythéistes, à commencer par la védique ou l’hindouiste, mais aussi la religion de l’Égypte ancienne ou encore les religions grecques et romaines, possèdent généralement une réelle intuition de l’Un. Elles portent haut le sentiment d’une Divinité suprême, et en cela « unique », dont l’essence est suréminente, et bien au-delà des autres « dieux ». Ceux-ci ont d’ailleurs été considérés, par exemple dans les Mystères, comme autant d’avatars de la Divinité, des symboles de ses attributs, des images de son intelligence ou de sa sagesse, de sa puissance ou de sa justice.

L’Hymne de Cléanthe à Zeus, écrit au 3ème siècle avant J.-C., me semble parfaitement illustrer les relations possibles entre un panthéisme de façade et un monothéisme immanent, sous-jacent. Aucun adorateur du Dieu des monothéismes ne pourra nier, me semble-t-il, que le Dieu de Cléanthe ne possède une essentielle ressemblance avec le « Zeus », le « Jupiter », le « Roi suprême de l’univers », appelé « Père » par ceux qui le louent :

« Salut à toi, ô le plus glorieux des immortels, être qu’on adore sous mille noms, Jupiter éternellement puissant ; à toi, maître de la nature ; à toi, qui gouvernes avec loi toutes choses ! C’est le devoir de tout mortel de t’adresser sa prière ; car c’est de toi que nous sommes nés, et c’est toi qui nous as doués du don de la parole, seuls entre tous les êtres qui vivent et rampent sur la terre. À toi donc mes louanges, à toi l’éternel hommage de mes chants ! Ce monde immense qui roule autour de la terre conforme à ton gré ses mouvements, et obéit sans murmure à tes ordres… Roi suprême de l’univers, ton empire s’étend sur toutes choses. Rien sur la terre, Dieu bienfaisant, rien ne s’accomplit sans toi, rien dans le ciel éthéré et divin, rien dans la mer ; hormis les crimes que commettent les méchants par leur folie… Jupiter, auteur de tous les biens, Dieu que cachent les sombres nuages, maître du tonnerre, retire les hommes de leur funeste ignorance ; dissipe les ténèbres de leur âme, ô notre père, et donne-leur de comprendre la pensée qui te sert à gouverner le monde avec justice. Alors nous te rendrons en hommages le prix de tes bienfaits, célébrant sans cesse tes œuvres ; car il n’est pas de plus noble prérogative, et pour les mortels et pour les dieux, que de chanter éternellement, par de dignes accents, la loi commune de tous les êtresi. »

La démarche comparatiste invite à considérer les analogies et les ressemblances. Plutôt que de se cantonner à ressasser les chiasmes et les différences, elle encourage à chercher des synthèses supérieures, à explorer des voies de compréhension plus larges, plus universelles. À tout le moins, une opposition irréconciliable entre le monothéisme, d’une part, et les polythéismes ou les panthéismes, d’autre part, ne lui paraît pas si pertinente, ni adéquate à la progression dans la compréhension d’un mystère, qui dépasse l’intelligence humaine.

La démarche comparatiste permet de rapprocher les cultures, de comprendre leurs liens cachés, profonds, et de révéler par là même l’existence de constantes anthropologiques. Le fait religieux est l’un des phénomènes les plus anciens qui soit apparu avec Homo Sapiens, sur cette Terre. Et ce fait a pris de multiples formes. Il serait vain de vouloir ramener cette miroitante diversité à des idées (trop) simples, et arbitrairement exclusives. Il vaut la peine de rechercher patiemment les points communs entre des religions qui ont traversé les millénaires. D’autres niveaux de compréhension apparaissent alors.

Il y a des religions qui continuent de vivre aujourd’hui, et qui témoignent encore (un peu) de ce qu’elles furent jadis, sans toutefois indiquer toujours clairement ce qu’elles pourraient être appelées à devenir, dans les prochains chapitres de l’histoire (que nous espérons longue) de l’espèce humaine. Il y a aussi des religions fort anciennes, maintenant disparues, mais qui continuent de vivre virtuellement, du moins si on fait l’effort de recréer par la pensée, par l’imagination, la nature essentielle de leurs intuitions, la beauté sombre de leurs cultes, et si on voit en elles, pour les magnifier, des symboles de passions et de pulsions humaines, peut-être oubliées, mais immanentes, et sans doute toujours à l’œuvre dans la psyché humaine. Sous d’autres formes, sous d’autres noms, elles ne cesseront de vivre, dans une éternité qui dépasse l’humain, et le divin lui-même.

_______________

iHymne de Cléanthe. Traduction d’ Alfred Fouillée

Burning Hurqalyâ


« Henry Corbin »

In matters of religion, one of the common errors is to want to choose with whom one can talk, and to exclude from one’s field of vision extreme ideologues, stubborn minds, closed mentalities. This is human.

It is incomparably easier to begin detailed debates or circumstantial glosses if there is already an a priori agreement on the substance. This avoids infinite misunderstandings and deadlocked dead ends. Who thinks it possible, indeed, to ever agree, on any point whatsoever, with such and such an ultra tendency of such and such a monotheistic religion?

It’s human, and it’s easier, but, on the other hand, the ultras of all acabits, irreconcilably ‘other’, absolutely ‘foreign’ to any dialectic, remain in the landscape. They continue, and for a long time, to be part of the problem to be solved, even if they don’t seem to be part of the solution. Precisely because they have nothing in common with the proponents of the very idea of ‘dialogue’, they can be interesting to observe, and must be, in every respect, if one considers the long-term destiny of a small Humankind, standing on its dewclaws, on the surface of a drop of mud, lost in the cosmic night.

Nevertheless, it is infinitely easier to speak to ‘open’ minds when trying to cross cultural, traditional or religious barriers.

« The conditions of the Christian-Islamic dialogue change completely if the interlocutor is not legal Islam but spiritual Islam, whether it is Sufism or Shî’ite Gnosis. » i

Henry Corbin was an exceptional personality. But he admitted that he did not want to waste his time with the ‘legitarians’. This is understandable. And yet, they are basically the key lock. If world peace and universal understanding are to be achieved, ‘spiritualists’ and ‘legitarians’ must find, whatever the difficulties to be overcome, a common ground…

Dialogue with the ‘other’ begins with mastering the other’s language.

In theory, we should be able to understand all of them, or at least decipher them, particularly these chosen languages, chosen for conveying this or that sacred message.

Sanskrit, for example, should be part of the minimal baggage of any researcher interested in a comparative anthropology of the religious fact through time. It is the oldest and most complex language, which still testifies to the wonders of the human spirit, trying to approach mysteries that are seemingly beyond its reach.

I hasten to add (biblical) Hebrew, which is much simpler, grammatically speaking, but full of a subtle delicacy that can be seen in the play on words, the etymological shifts, the radical drifts, the subliminal evocations, and the breadth of the semantic fields, allowing for the most daring and creative interpretations.

Koranic Arabic is also a necessary acquisition. The Koran is a book with a very ‘literary’ and sophisticated writing that no translation can really render, as it requires immersion in the musicality of classical Arabic, now a dead language. Puns and alliterations abound, as in Hebrew, another Semitic language.

The famous Louis Massignon sought in good faith « how to bring back to a common base the textual study of the two cultures, Arabic and Greco-Latin »ii.

For our part, we would also like to be able to bring the study of Vedic, Egyptian, Sumerian, Assyrian, Zoroastrian and Avestic cultures, at least in theory if not in practice, to a « common base ».

And, still in theory, one should particularly have solid notions of Ancient Egyptian (very useful if one wants to understand the distant foundations of the ancient ‘mosaic’ religion), and Avesta (indispensable to get an idea of the progressive, ‘harmonic’, transitioniii in ancient Iran from Zoroastrianism and Mazdeism to Muslim Shî’ism).

In the absence of these indispensable add-ons, one can minimally rely on a few genius smugglers. Henry Corbin is an incomparable pedagogue of Shî’ite Islam. Who else but him could have allowed the discovery of a concept like the one of Ḥûrqalyâ?

Ḥûrqalyâ is the land of visions, the place where mind and body become one, explains Henry Corbin. « Each one of us, volens nolens, is the author of events in ‘Ḥûrqalyâ‘, whether they abort or bear fruit in its paradise or its hell. We believe we are contemplating the past and the unchanging, as we consume our own future. » iv

His explanation of Ḥûrqalyâ is rather short and somewhat obscure. We would like to know more.

Looking in the famous Kazimirsky dictionaryv, I discovered the meaning of the verbal root حرق (ḥaraqa): « To be burned, to burn. To set on fire, to ignite; to burn with great fire. To burn each other (or to sleep with a woman). To reduce to ashes. »

It is also the word used to designate migrants who ‘burn’ their identity papers.

With different vocalizations of the same verbal root, the semantic spectrum of the resulting nouns widens considerably:

ḥirq « the tallest branch of the male palm tree, which fertilizes the flowers of a female palm tree »;

ḥourq « avarice »;

ḥaraq « fire, flame, burn »;

ḥariq « which loses its hair; which produces violent lightning (cloud); « fire;

ḥourqa « burning heat in the intestines »;

al- ḥâriq « the tooth (of a ferocious beast) »;

ḥâriqa « burning (said to be a very sensual woman in the carnal trade) »;

ḥâroûqa « very sensual woman », or in the plural: »who cuts (swords) »;

ḥirâq « who destroys, who consumes »; « who burns the path, who runs very fast (horse) »;

ḥourrâq « burning firebrand »;

ḥârraqa « vessel to be set on fire ».

You get the idea…

But in the context that interests us here, it is the noun حَرْقً (ḥarq), used by mystics, that we must highlight. It means « the state of burning », that is, an intermediate state between برق (barq), which is only the « lightning of the manifestations of God », and الطمس فى الذات, al-tams fi-l-dhat, « annihilation in the ‘that’, in the divine essence »vi.

The etymology of the word ḥûrqalyâ, shows that it means a state that lies between the lightning flash and the ash or annihilation .

Let us return to the glossary proposed by Corbin.

« A whole region of Hûrqalyâ is populated, post mortem, byour imperatives and our vows, that is to say, by what makes the very meaning of our acts of understanding as well as our behaviors. As well as all the underlying metaphysics is that of an incessant recurrence of Creation (tajaddod), it is not a metaphysics of the Ens or the Esse, but of the Estovii, ofbe !’ in the imperative. But the event is put to the imperative only because it is itself the iterative form of the being for which it is promoted to the reality of event. » viii

We learn here that Creation is a continuous act, a continuous iteration, an imperative to be, a ‘be!’ infinitely repeated, implying a ‘become!’ no less perpetual.

Esto! Or the unceasing burning of the moment, that is to say of the presence (to oneself, or in oneself ?).

Perhaps we can read in these ever-changing, ever-challenging moments « the mystery of the primordial Theophany, of the revelation of the divine Being, who can only reveal himself to himself in another self, but can only recognize himself as other, and recognize this other as himself only because he is God in himself. » ix

Another image, often used in the Psalms, is that of clothing. It is necessary to reach this state where the body is no more than a ‘garment’ that one can freely undress or put on, because it is really the other in oneself that is the true garment of oneself.

___________________________

iHenry Corbin. Heavenly earth and resurrection body. From Mazdean Iran to Shî’ite Iran. Ed. The boat of the sun. Buchet/Chastel. 1960. p.12

ii Louis Massignon. Lettres d’humanité tome II, 1943, p.137

iiiAccording to the expression of H. Corbin. op.cit. p. 111

ivHenry Corbin. Heavenly earth and resurrection body. From Mazdean Iran to Shî’ite Iran. Ed. The boat of the sun. Buchet/Chastel. 1960. p.13

vA. de Biberstein Kazimirski. Arab-French dictionary. Volume I. Ed Al Bouraq. Beirut. 2004, pp. 411-412.

vi The mystical meaning of the word tams is precisely the annihilation of the individuality of man’s attributes in the attributes of God. The word dhat means « that » and, in context, the very essence of God.

viiIn Latin: ens = « being », esse = « to be », esto = « Be! »

viiiHenry Corbin. Heavenly earth and resurrection body. From Mazdean Iran to Shî’ite Iran. Ed. The boat of the sun. Buchet/Chastel. 1960. p.16

ixHenry Corbin. Heavenly earth and resurrection body. From Mazdean Iran to Shî’ite Iran. Ed. The boat of the sun. Buchet/Chastel. 1960. p.111

The Original Language


« Gershom Scholem, circa 1970 »

According to Gershom Scholem: « Hebrew is the original language »i. For the sake of a sound debate, one could perhaps argue that Sanskrit, the « perfect » language (according to the Veda), was formed several millennia before Hebrew began to incarnate the word of God. However, such historical and linguistic arguments may have no bearing on the zealots of the « sacred language », the language that God Himself is supposed to have spoken, with His own words, even before the creation of the world.

Where does this supposedly unique status of the Hebrew language come from?

A first explanation can be found in the relationship between the Torah and the name of God. The Torah is, literally, the name of God. Scholem explains: « The Torah is not only made up of the names of God, but forms in its entirety the one great name of God. » In support of this thesis, the opinion of the Kabbalistic cenacle of Gerona is quoted: « The five books of the Torah are the name of the Holy One, blessed be He.» ii

How can this be? Here and there in the Torah, we find various names of God, such as the name Yahveh (YHVH) or the name Ehyeh (« I shall be »). But there are also many other (non divine) names, and many other words, that are perfectly profane in the Torah. The four letters aleph, he, waw and yod (אהוי), which are present in Yahveh (יהוה) and Ehyeh ( אֶֽהְיֶ֑ה) are also the letters that serve in Hebrew as matres lectionis (the « mothers of reading »), and as such, they are spread throughout the text, they structure it, and make it intelligible.

From that consideration, some Kabbalists, such as Abraham Aboulafia, draw the conclusion that the true name of God is neither Yahveh nor Ehyeh. Aboulafia goes so far as to say that the true original name of God is EHWY (אהוי), that is, a name composed of the four fundamental letters, without repetition. « The tetragrammaton of the Torah is thus only an expedient, behind which the true original name is hidden. In each of two four-letter names there are only three of the consonants that make up the original name, the fourth being only a repetition of one of them, namely, he (ה). » iii

It was, without a doubt, a thesis of « unheard-of radicality » to affirm that the name of God does not even appear in the Torah, but only some of his pseudonyms… Moses Cordovero of Safed rose with indignation against this maximalist thesis. Yet a similar idea resurfaces elsewhere, in the Kabbalistic work entitled Temunah. It evokes « the conception of a divine name containing, in a different order these four letters, yod, he, waw, aleph, and which would constitute the true name of God before the creation of the world, for which the usual tetragram was substituted only for the creation of this world.» iv

Not surprisingly, there are many more other ideas on the matter. There is, for example, the idea of the existence of seventy-two divine names formed from the seventy-two consonants contained in each of the three verses of Exodus 14:19-21. « Know that the seventy-two sacred names serve the Merkavah and are united with the essence of the Merkavah. They are like columns of shining light, called in the Bible bne elohim, and all the heavenly host pays homage to them. (…) The divine names are the essence itself, they are the powers of the divinity, and their substance is the substance of the light of life.» v

There are also technical methods « to expand the tetragram, writing the name of each of the consonants that make up the tetragram in full letters so as to obtain four names with numerical values of 45, 52, 63 and 72, respectively ».vi Far from being a simple set of letters and numbers, this is a mechanism that is at the foundation of the worlds. « The Torah is formed in the supreme world, as in this original garment, only from a series of combinations, each of which unites two consonants of the Hebrew alphabet. It is only in the second world that the Torah manifests itself as a series of mystical divine names formed from new combinations of the first elements. It has the same letters, but in a different order than the Torah we know. In the third world the letters appear as angelic beings whose names, or at least their initials, are suggested. It is only in the ultimate world that the Torah becomes visible in the form in which it is transmitted to us.» vii

From all of this, one may be tempted to draw the fundamental idea that Hebrew is indeed the original language, the divine language. « Hence the conventional character of secular languages as opposed to the sacred character of Hebrew. »viii

However, there was the catastrophic episode of the Tower of Babel and the confusion of languages, which spared none of them – including Hebrew! « But to the sacred language itself have since then mingled profane elements, just as profane languages still contain here and there elements or remnants of the sacred language.» ix

One is always happy to learn, when one has a somewhat universalist sensibility, that « remnants » of the sacred still exist, « here and there », in other languages. To lovers of languages and dictionaries then comes the thankless but promising task of discovering these sacred snags, which are perhaps still hidden in Greek or Arabic, Avestic or Sanskrit, or even Fulani, Wolof and Chinese, who knows?

From a perhaps more polemical point of view, one may wonder whether this is not a kind of idolatry of the letter, — an « idolettry » , then, or a « grapho-latry »…

We may need to go up to a higher level of understanding, to see things from a higher perspective. « Wisdom is contained and gathered in letters, in sefirot and in names, all of which are mutually composed from each other.» x

We need to broaden the vision. These tiny sacred traces present in the languages of the world are like living germs. « All languages derive their origin by corruption from the original sacred language, in which the world of names immediately unfolds, and they all relate to it in a mediated way. As every language has its home in the divine name, it can be brought back to this center.» xi

All languages then have a vocation to return to the divine « center ». Every word and every letter contain, perhaps, by extension, a tiny bit of sacredness…

« Each singular letter of the Kabbalah constitutes a world in itself » xii, Gershom Scholem adds in a note that in the Zohar (1:4b) it is said that every new and authentic word that man utters in the Torah stands before God, who embraces it and sets it with seventy mystical crowns. And this word then expands in its own motion to form a new world, a new heaven and a new earth.

Let’s be a little more generous, and give the goyim a chance. When the poet says, for example, « O million golden birds, O future vigor!  » , is there any chance that these inspired words, though not present in the Torah, will one day appear trembling before God, and that God will deign to grant them one or two mystical crowns? I do not know. But maybe so. In the eyes of Aboulafia himself, « the knowledge that can be attained by following the path of the mysticism of language prevails over that which follows the path of the ten sefirot. xiii

So let’s make a wager that all languages have their own « mystical » way, certainly well hidden.

Scholem concludes: « What will be the dignity of a language from which God has withdrawn? This is the question that must be asked by those who still believe that they perceive, in the immanence of the world, the echo of the creative word that has now disappeared. It is a question that, in our time, can only be answered by poets, who do not share the despair of most mystics with regard to language. One thing connects them to the masters of Kabbalah, even though they reject its theological formulation, which is still too explicit: the belief in language thought as an absolute, however dialectically torn, – the belief in the secret that has become audible in language. » xiv

For my part, I believe that no human language is totally deserted of all creative speech, of all sacred flavor. I believe that poets all over the world may hear the disturbing echoes, may perceive infinitesimal vibrations, guess the celestial chords present in their languages.

Whether they are whispered, spoken, dreamed, revealed, words from all origins only approach the mystery. It is already a lot, but it is still very little.

There is much more to be said about silence than about words.

« It is indeed quite striking in view of the sacramental meaning that speech had in a decisive manner in contemporary paganism, that it does not play any role in the Israelite religion, nor especially in its rite. This silence is so complete that it can only be interpreted as intentional silence. The Israelite priest fulfills all his offices entirely without any words, with the exception of the blessing which he must pronounce aloud [Numbers 6:24]. In none of his ceremonial acts is he prescribed a word that he must pronounce. He makes all sacrifices and performs his duties without uttering a single word »xv.

The opposition thus made by Benno Jacob between « Israelite worship » and « paganism » may be be easily contradicted, for that matter. During the Vedic sacrifice of the soma, the high priest also remains absolutely silent throughout the ceremony, while his acolytes chant, sing, or recite the hymns.

It is true, however, that the Veda is certainly not a « pagan » religion, since more than a millennium before Abraham left Ur in Chaldea, Veda was already celebrating the unspeakable unity of the Divine.

______________

iGershom Scholem. The name of God and the Kabbalistic theory of language. Ed. Alia. 2018, p. 100.

iiIbid. p.48

iiiAbraham Aboulafia. Gold ha-Sekel. Ms. Munich Heb. 92 Fol.54 a-b. Quoted in Gershom Scholem. The name of God and the Kabbalistic theory of language. Ed. Alia. 2018, p. 71

ivGershom Scholem. Op. cit. p. 72

vJacob ben Jacob Cohen of Soria (~1260-1270) quoted in op.cit. p.77

viGershom Scholem. Op. cit. p. 88

viiIbid. p.88

viiiIbid. p. 91

ixIbid. p. 91

xNer Elohim. Ms. Munich 10, fol. 164B quoted in op.cit. p. 91

xiIbid. p. 106

xiiSefer ha-Melits. Ms. Munich 285, fol. 10a

xiiiGershom Scholem. Op. cit. p.109

xivIbid. p.115

xvBenno Jacob. In the Name of God. Eine sprachliche und religiongeschichtliche Untersuchung zum Alten und Neuen Testament. Berlin, 1903, p. 64. Quoted in G. Scholem, op.cit. p. 19-20.

The « churning » of East and West


 « The Churning of the Ocean of Milk ». Dasavastra manuscript, ca. 1690 – 1700, Mankot court, Pahari School (India)

In India at the end of the 19th century, some Indian intellectuals wanted to better understand the culture of England, the country that had colonized them. For instance, D.K. Gokhale took it as a duty to memorize Milton’s Paradise Lost, Walter Scott’s Rokeby, and the speeches of Edmund Burke and John Bright.

However, he was quite surprised by the spiritual emptiness of these texts, seemingly representative of the « culture » of the occupying power.

Perhaps he should have read Dante, Master Eckhart, Juan de la Cruz, or Pascal instead, to get a broader view of Europe’s capabilities in matters of spirituality?

In any case, Gokhale, tired of so much superficiality, decided to return to his Vedic roots. Striving to show the world what India had to offer, he translated Taittirīya-Upaniṣad into English with the famous commentary from Śaṃkara.

At the time of Śaṃkara, in the 8th century AD, the Veda was not yet preserved in written form. But for five thousand years already, it had been transmitted orally through the Indian souls, from age to age, with extraordinary fidelity.i

The Veda heritage had lived on in the brains of priests, during five millenia, generation after generation. Yet it was never communicated in public, except very partially, selectively, in the form of short fragments recited during sacrifices. The integral Veda existed only in oral form, kept in private memories.

Never before the (rather late) time of Śaṃkara had the Veda been presented in writing, and as a whole, in its entirety.

During the millenia when the Veda was only conserved orally, it would have been necessary to assemble many priests, of various origins, just to recite a complete version of it, because the whole Veda was divided into distinct parts, of which various families of Brahmins had the exclusive responsibility.

The complete recitation of the hymns would have taken days and days. Even then, their chanting would not have allowed a synoptic representation of the Veda.

Certainly, the Veda was not a « Book ». It was a living assembly of words.

At the time the Taittirīya-Upaniṣad was composed, the Indo-Gangetic region had cultural areas with a different approach to the sacred « word » of Veda.

In the Indus basin, the Vedic religion has always affirmed itself as a religion of the « Word ». Vāc (the Sanskrit word for « Word ») is a vedic Divinity. Vāc breathes its Breath into the Sacrifice, and the Sacrifice is entirely, essentially, Vāc, — « Word ».

But in the eastern region, in Magadha and Bihar, south of the Ganges, the Deity remains ‘silent’.

Moreover, in northeast India, Buddhism, born in the 6th century B.C., is concerned only with meaning, and feels no need to divinize the « Word ».

These very different attitudes can be compared, it seems to me, to the way in which the so-called « religions of the Book » also deal with the « Word ».

The « word » of the Torah is swarming, bushy, contradictory. It requires, as history has shown, generations of rabbis, commentators and Talmudists to search for all its possible meanings, in the permanent feeling of the incompleteness of its ultimate understanding. Interpretation has no end, and cannot have an end.

The Christian Gospels also have their variations and their obscurities. They were composed some time after the events they recount, by four very different men, of different culture and origin: Matthew, Mark, Luke and John.

As human works, the Gospels have not been « revealed » by God, but only « written » by men, who were also witnesses. In contrast, at least if we follow the Jewish tradition, the Torah has been (supposedly) directly revealed to Moses by God Himself.

For Christianity, the « Word » is then not « incarnated » in a « Book » (the Gospels). The « Word » is incarnated in Jesus.

Islam respects the very letter of the Qur’an, « uncreated », fully « descended » into the ear of the Prophet. Illiterate, Muhammad, however, was its faithful mediator, transmitting the words of the angel of God, spoken in Arabic, to those of his disciples who were able to note them down.

Let us summarize. For some, the « Word » is Silence, or Breath, or Sacrifice. For others, the « Word » is Law. For others, the « Word » is Christ. For others, the « Word » is a ‘Descent‘.

How can such variations be explained? National « Genius »? Historical and cultural circumstances? Chances of the times?

Perhaps one day, in a world where culture and « religion » will have become truly global, and where the mind will have reached a very high level of consciousness, in the majority of humans, the « Word » will present itself in still other forms, in still other appearances?

For the moment, let us jealously preserve the magic and power of the vast, rich and diverse religious heritage, coming from East and West.

Let us consider its fundamental elevation, its common aspiration, and let us really begin its churning.

________

i Cf. Lokamanya Bâl Gangâdhar Tilak, Orion ou Recherche sur l’antiquité des Védas, French translation by Claire et Jean Rémy, éditions Edidit & Archè, Milan et Paris, 1989



Yōḥ, Jove, Yah and Yahweh


Mars Ciel ©Philippe Quéau 2020

In the ancient Umbrian language, the word « man » is expressed in two ways: ner– and veiro-, which denote the place occupied in society and the social role. This differentiation is entirely consistent with that observed in the ancient languages of India and Iran: nar– and vīrā.

In Rome, traces of these ancient names can also be found in the vocabulary used in relation to the Gods Mars (Nerio) and Quirinus (Quirites, Viriles), as noted by G. Dumézili.

If there are two distinct words for « man » in these various languages, or to differentiate the god of war (Mars) and the god of peace (Quirinus, – whose name, derived from *covirino– or *co-uirio-, means « the god of all men »), it is perhaps because man is fundamentally double, or dual, and the Gods he gives himself translate this duality?

If man is double, the Gods are triple. The pre-capitoline triad, or « archaic triad » – Jupiter, Mars, Quirinus -, in fact proposes a third God, Jupiter, who dominates the first two.

What does the name Jupiter tell us?

This name is very close, phonetically and semantically, to that of the Vedic God Dyaus Pitar, literally « God the Father », in Sanskrit द्यौष् पिता / Dyauṣ Pitā or द्यौष्पितृ / Dyauṣpitṛ.

The Sanskrit root of Dyaus (« God ») is दिव् div-, « heaven ». The God Dyau is the personified « Heaven-Light ».

The Latin Jupiter therefore means « Father-God ». The short form in Latin is Jove, (genitive Jovis).

The linguistic closeness between Latin, Avestic and Vedic – which is extended in cultural analogies between Rome, Iran and India – is confirmed when referring to the three words « law », « faith » and « divination », – respectively, in Latin: iūs, credo, augur. In the Vedic language, the similarity of these words is striking: yōḥ, ṡṛad-dhā, ōjas. In Avestic (ancient Iranian), the first two terms are yaoš and zraz-dā, also quite similar.

Dumézil states that iūs is a contraction of *ioves-, close to Jove /Jovis. and he adds that this word etymologically refers to Vedic yōḥ (or yos) and Avestic yaoš.

The three words yaoš, yōḥ (or yos) and iūs have the same etymological origin, therefore, but their meanings have subsequently varied significantly.

In Avestic, the word yaoš has three uses, according to Dumézil :

-To sanctify an invisible entity or a mythical state. Thus this verse attributed to Zoroaster: « The religious conscience that I must sanctify [yaoš-dā].”ii

-To consecrate, to perform a ritual act, as in the expression: « The consecrated liquor » [yaoš-dātam zaotram].iii

-To purify what has been soiled.

These concepts (« sanctification », « consecration », « purification ») refer to the three forms of medicine that prevailed at the time: herbal medicine, knife medicine and incantations.

Incidentally, these three forms of medicine are based respectively on the vitality of the plant world and its power of regeneration, on the life forces associated with the blood shed during the « sacrifice », and on the mystical power of prayers and orations.

In the Vedic language, yōḥ (or yos) is associated with prosperity, health, happiness, fortune, but also with the mystical, ritual universe, as the Sanskrit root yaj testifies, « to offer the sacrifice, to honor the divinity, to sanctify a place ».

But in Latin, iūs takes on a more concrete, legal and « verbal » rather than religious meaning. Iūs can be ´said´: « iū-dic« , – hence the word iūdex, justice.

The Romans socialised, personalised, legalised and ‘secularised’ iūs in a way. They make iūs an attribute of everyone. One person’s iūs is equivalent to another person’s iūs, hence the possible confrontations, but also the search for balance and equilibrium, – war or peace.

The idea of « right » (jus) thus comes from a conception of iūs, founded in the original Rome, but itself inherited from a mystical and religious tradition, much older, and coming from a more distant (Indo-Aryan) East. But in Rome it was the juridical spirit of justice that finally prevailed over the mystical and religious spirit.

The idea of justice reached modern times, but what about the spirit carried in three Indo-Aryan languages by the words iūs, yaoš-dā, yōs, originally associated with the root *ioves– ?

One last thing. We will notice that the words yōḥ and Jove, seem to be phonetically and poetically close to two Hebrew names of God: Yah and YHVH (Yahweh).

iG. Dumézil. Idées romaines. 1969

iiYasna 44,9

iiiYast X. 120

The Divine, – Long Before Abraham


More than two millennia B.C., in the middle of the Bronze Age, so-called « Indo-Aryan » peoples were settled in Bactria, between present-day Uzbekistan and Afghanistan. They left traces of a civilisation known as the Oxus civilisation (-2200, -1700). Then they migrated southwards, branching off to the left, towards the Indus plains, or to the right, towards the high plateau of Iran.

These migrant peoples, who had long shared a common culture, then began to differentiate themselves, linguistically and religiously, without losing their fundamental intuitions. This is evidenced by the analogies and differences between their respective languages, Sanskrit and Zend, and their religions, the religion of the Vedas and that of Zend-Avesta.

In the Vedic cult, the sacrifice of the Soma, composed of clarified butter, fermented juice and decoctions of hallucinogenic plants, plays an essential role. The Vedic Soma has its close equivalent in Haoma, in Zend-Avesta. The two words are in fact the same, if we take into account that the Zend language of the ancient Persians puts an aspirated h where the Sanskrit puts an s.

Soma and Haoma have a deep meaning. These liquids are transformed by fire during the sacrifice, and then rise towards the sky. Water, milk, clarified butter are symbols of the cosmic cycles. At the same time, the juice of hallucinogenic plants and their emanations contribute to ecstasy, trance and divination, revealing an intimate link between the chemistry of nature, the powers of the brain and the insight into divine realities.

The divine names are very close, in the Avesta and the Veda. For example, the solar God is called Mitra in Sanskrit and Mithra in Avesta. The symbolism linked to Mitra/Mithra is not limited to identification with the sun. It is the whole cosmic cycle that is targeted.

An Avestic prayer says: « In Mithra, in the rich pastures, I want to sacrifice through Haoma.”i

Mithra, the divine « Sun », reigns over the « pastures » that designate all the expanses of Heaven, and the entire Cosmos. In the celestial « pastures », the clouds are the « cows of the Sun ». They provide the milk of Heaven, the water that makes plants grow and that waters all life on earth. Water, milk and Soma, all liquid, have their common origin in the solar, celestial cows.

The Soma and Haoma cults are inspired by this cycle. The components of the sacred liquid (water, clarified butter, vegetable juices) are carefully mixed in a sacred vase, the samoudra. But the contents of the vase only take on their full meaning through the divine word, the sacred hymn.

« Mortar, vase, Haoma, as well as the words coming out of Ahura-Mazda‘s mouth, these are my best weapons.”ii

Soma and Haoma are destined for the Altar Fire. Fire gives a life of its own to everything it burns. It reveals the nature of things, illuminates them from within by its light, its incandescence.

« Listen to the soul of the earth; contemplate the rays of Fire with devotion.”iii

Fire originally comes from the earth, and its role is to make the link with Heaven, as says the Yaçna.iv

« The earth has won the victory, because it has lit the flame that repels evil.”v

Nothing naturalistic in these images. These ancient religions were not idolatrous, as they were made to believe, with a myopia mixed with profound ignorance. They were penetrated by a cosmic spirituality.

« In the midst of those who honor your flame, I will stand in the way of Truth « vi said the officiant during the sacrifice.

The Fire is stirred by the Wind (which is called Vāyou in Avestic as in Sanskrit). Vāyou is not a simple breath, a breeze, it is the Holy Spirit, the treasure of wisdom.

 » Vāyou raises up pure light and directs it against the dark ones.”vii

Water, Fire, Wind are means of mediation, means to link up with the one God, the « Living » God that the Avesta calls Ahura Mazda.

« In the pure light of Heaven, Ahura Mazda exists. »viii

The name of Ahura (the « Living »), calls the supreme Lord. This name is identical to the Sanskrit Asura (we have already seen the equivalence h/s). The root of Asura is asu, “life”.

The Avestic word mazda means « wise ».

« It is you, Ahura Mazda (« the Living Wise One »), whom I have recognized as the primordial principle, the father of the Good Spirit, the source of truth, the author of existence, living eternally in your works.”ix

Clearly, the « Living » is infinitely above all its creatures.

« All luminous bodies, the stars and the Sun, messenger of the day, move in your honor, O Wise One, living and true. »x

I call attention to the alliance of the three words, « wise », « living » and « true », to define the supreme God.

The Vedic priest as well as the Avestic priest addressed God in this way more than four thousand years ago: « To you, O Living and True One, we consecrate this living flame, pure and powerful, the support of the world.”xi

I like to think that the use of these three attributes (« Wise », « Living » and « True »), already defining the essence of the supreme God more than four thousand years ago, is the oldest proven trace of an original theology of monotheism.

It is important to stress that this theology of Life, Wisdom and Truth of a supreme God, unique in His supremacy, precedes the tradition of Abrahamic monotheism by more than a thousand years.

Four millennia later, at the beginning of the 21st century, the world landscape of religions offers us at least three monotheisms, particularly assertorical: Judaism, Christianity, Islam…

« Monotheisms! Monotheisms! », – I would wish wish to apostrophe them, – « A little modesty! Consider with attention and respect the depth of the times that preceded the late emergence of your own dogmas!”

The hidden roots and ancient visions of primeval and deep humanity still show to whoever will see them, our essential, unfailing unity and our unique origin…

iKhorda. Prayer to Mithra.

iiVend. Farg. 19 quoted in Émile Burnouf. Le Vase sacré. 1896

iiiYaçna 30.2

ivYaçna 30.2

vYaçna 32.14

viYaçna 43.9

viiYaçna 53.6

viiiVisp 31.8

ixYaçna 31.8

xYaçna 50.30

xiYaçna 34.4

The « Book » and the « Word ».


The high antiquity of the Zend language, contemporary to the language of the Vedas, is well established. Eugène Burnoufi even considers that it presents certain characteristics of anteriority, which the vocal system testifies to. But this thesis remains controversial. Avestic science was still in its infancy in the 19th century. It was necessary to use conjectures. For example, Burnouf tried to explain the supposed meaning of the name Zarathustra, not without taking risks. According to him, zarath means « yellow » in zend, and uchtra, « camel ». The name of Zarathustra, the founder of Zoroastrianism, would thus mean: « He who has yellow camels »?

Burnouf, with all his young science, thus contradicts Aristotle who, in his Treatise on Magic, says that the word Ζωροάστρην (Zoroaster) means « who sacrifices to the stars ».

It seems that Aristotle was right. Indeed, the old Persian word Uchtra can be related to the Indo-European word ashtar, which gave « astre » in French and « star » in English. And zarath can mean « golden ». Zarathustra would then mean « golden star », which is perhaps more appropriate to the founder of a thriving religion.

These questions of names are not so essential. Whether he is the happy owner of yellow camels, or the incarnation of a star shining like gold, Zoroaster is above all the mythical author of the Zend Avesta, of which the Vendidad and the Yaçna are part.

The name Vendidad is a contraction of Vîdaêvo dâta, « given against demons (dêvas) ».

The Yaçna (« sacrifice with prayers ») is a collection of Avestic prayers.

Here is an extract, quite significant.

« As a worshipper of Mazda [Wisdom], a sectarian of Zoroaster, an enemy of the devils [demons], an observer of the precepts of Ahura [the « Lord »], I pay homage to him who is given here, given against the devils, and to Zoroaster, pure, master of purity, and to the yazna [sacrifice], and to the prayer that makes favorable, and to the blessing of the masters, and to the days, and the hours, and the months, and the seasons, and the years, and to the yazna, and to the prayer that makes favorable, and to the blessing!”

This prayer is addressed to the Lord, Ahura. But it is also addressed to the prayer itself.

In a repetitive, self-referential way, it is a prayer to the yaçna, a ‘prayer praying the prayer’, an invocation to the invocation, a blessing of the blessing. A homage from mediation to mediation.

This stylistic formula, « prayer to prayer », is interesting to analyze.

Let us note from the outset that the Zend Avesta clearly recognises the existence of a supreme God, to whom every prayer is addressed.

« I pray and invoke the great Ormuzd [= Ahura Mazda, the « Lord of Wisdom »], brilliant, radiant with light, very perfect, very excellent, very pure, very strong, very intelligent, who is purest, above all that which is holy, who thinks only of the good, who is a source of pleasure, who gives gifts, who is strong and active, who nourishes, who is sovereignly absorbed in excellence.”ii

But Avestic prayer can also be addressed not only to the supreme God, but also to the mediation that make it possible to reach Him, like the sacred Book itself: « I pray and invoke the Vendidad given to Zoroaster, holy, pure and great.”iii

The prayer is addressed to God and all his manifestations, of which the Book (the Vendidad) is a part.

« I invoke and celebrate you Fire, son of Ormuzd, with all the fires.

I invoke and celebrate the excellent, pure and perfect Word that the Vendidad gave to Zoroaster, the sublime, pure and ancient Law of the Mazdeans.”

It is important to note that it is the Sacred Book (the Vendidad) that gives the divine Word to Zoroaster, and not the other way round. The Zend Avesta sees this Book as sacred and divine, and recognizes it as an actor of divine revelation.

It is tempting to compare this divine status of the Book in the Zend Avesta with the divine status of the Torah in Judaism and the Koran in Islam.

The divine status of sacred texts (Zend Avesta, Torah, Koran) in these monotheisms incites to consider a link between the affirmation of the absolute transcendence of a supreme God and the need for mediation between the divine and the human, – a mediation which must itself be « divine ».

It is interesting to underline, by contrast, the human origin of evangelical testimonies in Christianity. The Gospels were written by men, Matthew, Mark, Luke, John. The Gospels are not divine emanations, but human testimonies. They are therefore not of the same essence as the Torah (« revealed » to Moses), or the Koran (« dictated » to Muhammad, who was otherwise illiterate) or the Zend Avesta (« given » to Zoroaster).

In Christianity, on the other hand, it is Christ himself who embodies divine mediation in his person. He, the Anointed One, Christ, the Messiah, incarnates the divine Word, the Verb.

Following this line of thought, one would have to conclude that Christianity is not a « religion of the Book », as the oversimplified formula that usually encompasses the three monotheisms under the same expression would suggest.

This formula certainly suits Judaism and Islam, as it does Zend Avesta. But Christianity is not a religion of the « Book », it is a religion of the « Word ».

iEugène Burnouf, Commentaire sur le Yaçna, l’un des livres religieux des Parses. Ouvrage contenant le texte zend. 1833

iiZend Avesta, I, 2

iiiZend Avesta, I, 2

A God with no Name


The intuition of mystery has touched humanity from the earliest ages. Eight hundred thousand years ago, men carried out religious rites accompanying the death of their loved ones, in a cave near Beijing, at Chou Kou Tien. Skulls were found there, placed in a circle and painted in red ochre. They bear witness to the fact that almost a million years ago, men believed that death was a passage.

Fascination with other worlds, a sense of mystery, confrontation with the weakness of life and the rigor of death, seem to be part of the human genetic heritage, since the dawn of time, inhabiting the unconscious, sculpting cultures, knotting myths, informing languages.

The idea of the power of the divine is an extremely ancient idea, as old as humanity itself. It is equally obvious that the minds of men all over the world have, since extremely ancient times, turned towards forms of animism, religions of immanence or even religions of ecstasy and transcendent trance, long before being able to speculate and refine « theological » questions such as the formal opposition between « polytheism » and « monotheism ».

Brains and cultures, minds and languages, were not yet mature.

Animism, shamanism, polytheism, monotheism, and the religions of the immanence try to designate what cannot be said. In the high period, the time of human dawn, all these religions in -isms obviously came together in a single intuition, a single vision: the absolute weakness of man, the irremediable fleetingness of his life, and the infinite greatness and power of the unknown.

Feeling, guessing, fearing, worshipping, revering, this power was one and multiple. Innumerable names throughout the world have tried to express this power, without ever reaching its intrinsic unity.

This is why the assertion of the monotheisms that « God is One » is both a door that has been open for millions of years and at the same time, in a certain way, is also a saying that closes our understanding of the very nature of the « mystery », our understanding of how this « mystery » has taken root in the heart of the human soul, since Homo knew himself to be a sapiens

In the 17th century, Ralph Cudworth was already tackling the « great prejudice » that all primitive and ancient religions had been polytheistic, and that only « a small, insignificant handful of Jews »i had developed the idea of a single God.

A « small insignificant handful of Jews »? Compared to the Nations, number is not always the best indicator. Another way to put the question is: was the idea of the One God invented by the Jews? If so, when and why? If not, who invented it, and for how long was it there around the world?

If we analyse the available sources, it would seem that this idea appeared very early among the nations, perhaps even before the so-called « historical » times. But it must be recognized that the Jews brought the idea to its incandescence, and above all that they « published » it, and « democratized » it, making it the essential idea of their people. Elsewhere, and for millennia, the idea was present, but reserved in a way to an elite.

Greek polytheism, the Sibylline oracles, Zoroastrianism, the Chaldean religion, Orphism, all these « ancient » religions distinguished a radical difference between multiple born and mortal gods, and a Single God, not created and existing by Himself. The Orphic cabal had a great secret, a mystery reserved for the initiated, namely: « God is the Whole ».

Cudworth deduced from the testimonies of Clement of Alexandria, Plutarch, Iamblichus, Horapollo, or Damascius, that it was indisputably clear that Orpheus and all the other Greek pagans knew a single universal deity who was « the One », and « the Whole ». But this knowledge was secret, reserved for the initiated.

Clement of Alexandria wrote that « All the barbarian and Greek theologians had kept the principles of reality secret and had only transmitted the truth in the form of enigmas, symbols, allegories, metaphors and other tropes and similar figures. « ii And Clement made a comparison between the Egyptians and the Hebrews in this respect: « The Egyptians represented the truly secret Logos, which they kept deep in the sanctuary of truth, by what they called ‘Adyta’, and the Hebrews by the curtain in the Temple. As far as concealment is concerned, the secrets of the Hebrews and those of the Egyptians are very similar.”iii

Hieroglyphics (as sacred writing) and allegories (the meaning of symbols and images) were used to transmit the secret arcana of the Egyptian religion to those who were worthy of it, to the most qualified priests and to those chosen to succeed the king.

The « hieroglyphic science » was entirely responsible for expressing the mysteries of theology and religion in such a way that they remained hidden from the profane crowd. The highest of these mysteries was that of the revelation of « the One and Universal Divinity, the Creator of the whole world, » Cudworth added.

Plutarch noted several times in his famous work, On Isis and Osiris, that the Egyptians called their supreme God « the First God » and considered him a « dark and hidden God ».

Cudworth points out that Horapollo tells us that the Egyptians knew a Pantokrator (Universal Sovereign) and a Kosmokrator (Cosmic Sovereign), and that the Egyptian notion of ‘God’ referred to a « spirit that spreads throughout the world, and penetrates into all things to the deepest depths.

The « divine Iamblichus » made similar analyses in his De Mysteriis Aegyptiorum.

Finally, Damascius, in his Treatise on First Principles, wrote that the Egyptian philosophers said that there is a single principle of all things, which is revered under the name of ‘invisible darkness’. This « invisible darkness » is an allegory of this supreme deity, namely that it is inconceivable.

This supreme deity has the name « Ammon », which means « that which is hidden », as explained by Manetho of Sebennytos.

Cudworth, to whom we owe this compilation of quotations, deduced that « among the Egyptians, Ammon was not only the name of the supreme Deity, but also the name of the hidden, invisible and corporeal Deity ».

Cudworth concludes that long before Moses, himself of Egyptian culture, and brought up in the knowledge of ‘Egyptian wisdom’, the Egyptians were already worshipping a Supreme God, conceived as invisible, hidden, outside the world and independent of it.

The One (to Hen, in Greek) is the invisible origin of all things and he manifests himself, or rather « hides » himself in the Whole (to Pan, in Greek).

The same anthropological descent towards the mysterious depths of belief can be undertaken systematically, notably with the oldest texts we have, those of Zend Avesta, the Vedas and their commentaries on Upaniṣad.

« Beyond the senses is the mind, higher than the mind is the essence, above the essence is the great Self, higher than the great [Self] is the unmanifested.

But beyond the unmanifested is Man, the Puruṣa, passing through all and without sign in truth. By knowing Him, the human being is liberated and attains immortality.

His form does not exist to be seen, no one can see it through the eye. Through the heart, through the intelligence, through the mind He is apprehended – those who know Him become immortal. (…)

Not even by speech, not even by the mind can He be reached, not even by the eye. How can He be perceived other than by saying: « He is »?

And by saying « He is » (in Sanskrit asti), He can be perceived in two ways according to His true nature. And by saying « He is », for the one who perceives Him, His true nature is established.

When all the desires established in one’s heart are liberated, then the mortal becomes immortal, he reaches here the Brahman.”iv

The Zohar also affirms: « The Holy One blessed be He has a hidden aspect and a revealed aspect. »

Aren’t these not « two ways » of perceiving the true nature of « He is »? Rabbi Hayyim of Volozhyn affirms: « The essence of the En-Sof (Infinite) is hidden more than any secret; it must not be named by any name, not even the Tetragrammaton, not even the end of the smallest letter, the Yod.” v

So what do all these names of God mean in the purest monotheism?

« R. ‘Abba bar Mamel says: The Holy One blessed be He says to Moshe: Do you want to know my Name? I name Myself after my deeds. Sometimes my name is El Shadday, Tsebaoth, Elohim, YHVY. When I judge creatures my name is Elohim, when I fight the wicked I am called Tsebaoth, when I suspend the faults of men I am El Shadday and when I take pity on the worlds I am YHVH. This Name is the attribute of mercy, as it is said: « YHVY, YHVH, merciful and compassionate God » (Ex. 34:6). Likewise: ‘Ehyeh, asher ‘Ehyeh (I am who I am) (Ex. 3:14) – I name myself after my deeds.”vi

These are very wise words, which invite us to ask ourselves what was the name of YHVH, 800,000 years ago, at Chou Kou Tien, when He saw the sorrow of these men and women, a small group of Homo sapiens in affliction and grief, assembled at the bottom of a cave.

iRalph Cudworth, True Intellectual System of the Universe (1678), quoted in Jan Assmann, Moïse l’Égyptien, 2001, p.138

iiClement of Alexandria, Stromata V, ch. 4, 21,4

iiiClement of Alexandria, Stromata V, ch.3, 19,3 and Stromata V, ch.6, 41,2

ivKaha-upaniad 2.3. 7-9 and 12-14. Upaniad. My translation into English from the French Translation by Alyette Degrâces. Fayard. 2014. p. 390-391

vRabbi Hayyim de Volozhyn. L’âme de la vie. 2ème Portique, ch. 2. Trad. Benjamin Gross. Verdier. Lagrasse, 1986, p.74

viIbid. 2ème Portique, ch. 3, p. 75.

Ammon au Caucase


Il fut un temps où l’idée d’un Dieu suprême finit par impliquer logiquement son unicité, parmi les nations diverses. C’est ainsi que le Dieu suprême de l’Égypte, Amon, fusionna dans la conscience des peuples d’Europe et d’Asie mineure avec le Dieu grec Zeus. Les Grecs lui donnèrent le nom syncrétiste de Zeus-Ammon (Άμμωνα Δία / Ámmôna Día).

Des écrits anciens rapportent qu’un petit peuple de prêtres (de cet Ammon) s’établit, bien avant les temps historiques, sur les rives du Pont-Euxin (Mer Noire), et y fonda une colonie portant fièrement le nom de « Nome d’Ammon ». Hérodote et Pline les localisent assez précisément dans le Palus Méotide, dans les zones marécageuses à proximité de la Mer d’Azov, et sur les bords du fleuve Kouban, lequel prend sa source dans le Caucase, au pied du mont Elbrouz, le plus haut sommet d’Europe.

Hellanicus dit aussi qu’ils habitaient au-delà des monts Riphées, c’est-à-dire dans le Caucase, et qu’ils étaient une nation pieuse.

A.C. Moreau de Jonnèsi rapporte que Pline y a fait allusion en en parlant comme d’un peuple ‘céleste’, Ætheria gens, appelé aussi Atlantes. Orphée les a évoqués quand il cite la sagesse des Macrobes, qui habitent près des Cimmériens. Selon Onomacrite, ils étaient vertueux, se nourrissaient de plantes, et vivaient d’une fort longue vie, pouvant atteindre mille ans. Leur mort subvenait dans un sommeil tranquille.

Les peuples vivant aux alentours, et jusqu’en Grèce, les appelèrent les Hyperboréens, nom qui devait connaître une grande fortune. Hérodote, qui emploie ce nom, souligne que les Hyperboréens sont pacifiques, isolés au milieu d’une multitude de nations belliqueusesii.

De la Grèce jusqu’au Pont-Euxin, de nombreux peuples entretenaient des rapports religieux (et philosophiques) avec les Hyperboréens. Ils leur devaient le nom de leurs divinités, la science des oracles et des mystères. « Tout ce qu’il y eut de sacré en Grèce venait de ce peuple qui se disait issu de la race des vieux Titansiii, et qui existait encore du temps d’Hécatée. »iv

Moreau de Jonnès déduit de ces indices que « ce n’est donc point en Égypte que les Grecs avaient appris à connaître les dieux des Égyptiens, et on peut en conclure que ces premiers princes à qui les Athéniens durent leur éducation sociale et religieuse, Cécrops, Erichthon, Erechthée, s’étaient détachés du nome sacré pour venir s’établir sur le littoral sud de la Tauride. »v

La réputation des Hyperboréens était immense dans l’Antiquité, pour leur magistère moral. « Ce peuple est savant, il possède la sagesse et sait prédire l’avenir. L’on reconnaît les principaux caractères du druidisme dans cette science des choses futures, dans le droit d’asile et l’habitation au fond des forêts.»vi

Les Hyperboréens envoyaient des offrandes au Dieu en les faisant passer de peuples en peuples, qui les transmettaient fidèlement jusqu’au temple de Délos …

« Les Déliens racontent que les offrandes des Hyperboréens leur venaient enveloppées dans de la paille de froment. Elles passaient chez les Scythes : transmises ensuite de peuple en peuple, elles étaient portées le plus loin possible vers l’occident, jusqu’à la mer Adriatique. De là, on les envoyait du côté du midi. Les Dodonéens étaient les premiers Grecs qui les recevaient. Elles descendaient de Dodone jusqu’au golfe Maliaque, d’où elles passaient en Eubée, et, de ville en ville, jusqu’à Caryste. De là, sans toucher à Andros, les Carystiens les portaient à Ténos, et les Téniens à Délos. Si l’on en croit les Déliens, ces offrandes parviennent de cette manière dans leur île. »vii

De cette estime, de cette réputation et de cette reconnaissance universelle, Alexandre César Moreau de Jonnès va jusqu’à supputer que « les mythes fondamentaux du druidisme émanèrent jadis des enseignements que les Scythes, pères des Kimris et des Germains, avaient reçu du nome égyptien aux bords de la Mer Noire »viii.

Quelle sacrée effusion du sacré, du Caucase à l’Europe du Nord !

Ce qui est certain c’est que le nom même du « nome » d’Ammon, le nom noum, a bénéficié d’une diffusion quasi-universelle. Noum a signifié la ‘loi’ (divine), et cela sur un territoire immense, allant de l’Europe du Nord à la Sibérie, de la Mongolie à la Perse, de la Chaldée à l’Arabie…

« Dans tout le nord de l’Asie, en Chine et dans la Tartarie, namoun signifie loi. Noum chez les Chaldéens, nomos parmi les Grecs a le même sens ; les Sibériens, dit Klaproth, adorent un dieu Noum. Les Parses, selon l’Avesta, durent leur civilisation à Anhouma. Les Romains personnifient de même la loi dans Numa, le second de leurs rois mythiques, et chez eux, de ce même vocable, se sont formés les termes exprimant les premières notions nécessaires à toute société policée : numen, nomen, numerus. »ix

Si l’on partage la première partie de l’opinion de Moreau de Jonnès à propos de la diffusion du concept de noum, en revanche sur son dernier point (le rapprochement de noum avec numen, nomen, et numerus), il se peut qu’il ait ici commis une catachrèse malencontreuse, bien qu’on partage aussi son enthousiasme pour les allitérations, les polyptotes ou les homéotéleutes…

Certes, l’adage romain ‘nomen est numen’ est dans toutes les têtes.

Mais ce célèbre jeu de mots n’est pas une preuve de parenté étymologique. Il témoigne plutôt du contraire, puisqu’il ne pouvait certes pas passer pour une simple tautologie pour les locuteurs latins, faute de perdre tout son sel…

Quelques recherches étymologiques peuvent éclairer ce point délicat.

Nomen vient d’une très ancienne racine indo-européenne, attestée en sanskrit, नामन् nāman, ‘nom, appellation’.

Numen vient du verbe latin nuo, ‘faire un signe de tête’, lui-même dérivé de la racine sanskrite नम् nam-, ‘pencher, incliner, courber ; saluer, honorer, rendre hommage’. Il existe sans doute un rapport entre ces deux racines sanskrites nam– et nāman, mais rien qui atteste un rapport avec noum

Numerus vient du grec νέμω, nemo, ‘attribuer, répartir, distribuer’ selon le dictionnaire étymologique d’Arnout/Meillet. Des trois mots cités, c’est le seul qui semble avoir un réel rapport avec noum et nomos, ‘loi’.

Le mot nemo est particulièrement riche de résonancesx. Nemo peut décrire l’action de ‘faire paître’ (utiliser la part attribuée à la pâture), mais il peut aussi signifier ‘croire, reconnaître pour vrai’ (c’est-à-dire conforme à la vérité reconnue de tous). Parmi les nombreux mots qui en sont dérivés, on peut citer nomeus ‘pâtre’, nomas (gén. nomados), ‘bergers, nomades’, nomos ‘usage, loi’, nemesis ‘distribution, partage’, nomisma, ‘monnaie, nomizo ‘reconnaître pour vrai, croire’. Comme nom propre il désigne les Numides.

Emile Benveniste note pour sa part que la racine *nem– trouve un correspondant avec le gotique niman, ‘prendre’, au sens de ‘recevoir légalement’xi, et l’allemand nehmen. Il conclut à l’existence d’une racine germanique nem– qui rejoint le groupe abondant des formes indo-européennes de *nem-.

Cependant, fort malheureusement pour la thèse noum/nomen/numen/numerus de Moreau de Jonnès que nous citions plus haut, Chantaine remet en cause le lien étymologique entre numerus et nemo. « On est tenté de faire entrer dans la famille de nemo le latin numerus, ce qui reste douteux. xii»

On conclura ici que ni le ‘nom’ (nomen), ni le ‘numineux’ (numen), ni le ‘nombre’ (numerus), n’ont quelque lien avec noum et le nomos.

Il y a de fortes raisons de supposer, en revanche, que noum se rattache, ainsi que nomos, à un groupe très riche de formes indo-européennes venant de la racine *nem-.

De fait, il est même permis de supposer un usage bien plus universel de ces mots, touchant à des sphères linguistiques plus larges encore, si l’on tient compte des remarques de Jean-Pierre Abel-Rémusat, qui fut le premier titulaire de la chaire de langues et littératures chinoises et tartares-mandchoues du Collège de France:

« Nomoun, mot récemment adopté pour rendre le 經 jīng des Chinois, terme qui signifie ‘doctrine certaine, constante, livre classique’, est dérivé du mot Mongol et Ouïgour noum, qui a le même sens. Le grec νόμος, nomos, d’où s’est formé en chaldéen נמסא, en arabe ناموس (namous) et en syriaque ܢܰܡܳܘܣܰ (namous) paroît être la racine de ces mots Tartares qui ont gardé la signification primitive. Il y a sûrement quelque confusion dans le récit que fait Aboulfaradjexiii d’une controverse ordonnée par Tchinggis-Khan, entre les prêtres idolâtres des Ouïgours nommés Kami, et ceux du Khatai qui, dit-il, avoient apporté avec eux le livre de leur loi qu’ils nommoient Noum. Suivant toute apparence, l’auteur Syrien attribue aux Khitayens ou Chinois ce qui appartenoit aux Ouïgours. De tels mots sont de ceux qu’il est naturel qu’une nation emprunte de celle dont elle reçoit son écriture et ses livres.»xiv

Revenons aux Hyperboréens, inventeurs du noum, et sans doute, par là même, les penseurs et les philosophes de la religion les plus anciens dont on ait aujourd’hui la trace en Europe et en Asie mineure…

Leur réputation morale et philosophique fut telle que leur nom d’hyperboréen fut emprunté et revendiqué, beaucoup plus tard, par un groupe de penseurs, de mages et de chamans eux-mêmes bien antérieurs à Socrate et même au premier des présocratiques (Thalès) : Aristée de Proconnèse (vers 600 av. J.-C.), Épiménide de Crète (vers 595 av. J.-C.), Phérécyde de Syros (vers 550 av. J.-C.), Abaris le Scythe (vers 540 av. J.-C.), Hermotime de Clazomènes (vers 500 av. J.-C.). Ils formaient une école « hyperboréenne » ou « apollinienne », qui anticipait le pythagorisme.

Selon Wikipedia, Apollonios Dyscole (vers 130) a écrit « À Épiménide, Aristée, Hermotime, Abaris et Phérécyde a succédé Pythagore (…) qui ne voulut jamais renoncer à l’art de faiseur de miracles. »xv 

Nicomaque de Gérase (vers 180) déclare : « Marchant sur les traces de Pythagore, Empédocle d’Agrigente, Épiménide le Crétois et Abaris l’Hyperboréen accomplirent souvent des miracles semblables. » 

Clément d’Alexandrie regroupe ensemble Pythagore, Abaris, Aristée, Épiménide, Zoroastre, Empédoclexvi, et Pline rapproche Hermotime, Aristée, Épiménide, Empédoclexvii.

Walter Burkert énumère comme « faiseurs de miracles » : Aristée, Abaris, Épiménide, Hermotime, Phormio, Léonymos, Stésichore, Empédocle, Zalmoxis.xviii

Ces nouveaux ‘hyperboréens’ étaient à la fois des chamans, des penseurs et des philosophes.

Selon Giorgio Colli, cité par Wikipédia, Abaris et Aristée, c’est « le délire d’Apollon à l’ouvrage. L’extase apollinienne est un sortir hors de soi : l’âme abandonne le corps et, libérée, elle se transporte au dehors. Cela est attesté par Aristée, et on dit de son âme qu’elle ‘volait’xix . À Abaris, en revanche, on attribue la flèche, symbole transparent d’Apollon, et Platon fait allusion à ses sortilèges. Il est permis de conjecturer qu’ils ont réellement vécu. (…) Ce que relate Hérodote à propos de la transformation d’Aristée en corbeau est aussi digne d’intérêt : le vol est un symbole apollinien. (…) D’autres renseignements sur Épiménide en donnent une représentation chamanique qui est à mettre en relation avec Apollon Hyperborée. Dans ce cadre prennent place sa vie ascétique, sa diète végétarienne, voire son fabuleux détachement vis-à-vis de la nécessité de se nourrir. (…) C’est chez Épiménide que l’on peut saisir pour la première fois les deux aspects de la sagesse individuelle archaïque de source apollinienne : l’extase divinatoire et l’interprétation directe de la parole oraculaire du dieuxx. Le premier aspect est déjà repérable chez Abaris et Aristée. (…) Phérécyde de Syros se présente à première vue comme un personnage apollinien. En effet, de Phérécyde est attestée l’excellence dans la divination, et Aristote lui-mêmexxi  lui attribue une pratique miraculeuse de la magie, qualité récurrente dans le chamanisme hyperboréen. »xxii 

Aristote classe Phérécyde de Syros comme proches des Magesxxiii.

Selon Élien, vers 530 av. J.-C., « les habitants de Crotone ont appelé Pythagore Apollon Hyperboréenxxiv. » 

Enfin, beaucoup plus proche de nous, et combien inactuelle, l’idée hyperboréenne revient dans la modernité avec Nietzsche :

« Regardons-nous en face. Nous sommes des hyperboréens, — nous savons assez combien nous vivons à l’écart. ‘Ni par terre, ni par mer, tu ne trouveras le chemin qui mène chez les Hyperboréens’ : Pindare l’a déjà dit de nous. Par delà le Nord, les glaces et la mort — notre vie, notre bonheur… Nous avons découvert le bonheur, nous en savons le chemin, nous avons trouvé l’issue à travers des milliers d’années de labyrinthe. Qui donc d’autre l’aurait trouvé ? — L’homme moderne peut-être ? — ‘Je ne sais ni entrer ni sortir ; je suis tout ce qui ne sait ni entrer ni sortir’ — soupire l’homme moderne… Nous sommes malades de cette modernité  malades de cette paix malsaine, de cette lâche compromission, de toute cette vertueuse malpropreté du moderne oui et non. Cette tolérance et cette largeur du cœur, (…) est pour nous quelque chose comme un sirocco. Plutôt vivre parmi les glaces.»xxv

Vivre parmi les glaces, dans la chaleur des Hyperboréens…

iAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.134

iiHérodote note la nature pacifique des Hyperboréens : « Aristée de Proconnèse, fils de Caystrobius, écrit dans son poème épique qu’inspiré par Phébus, il alla jusque chez les Issédons ; qu’au-dessus de ces peuples on trouve les Arimaspes, qui n’ont qu’un œil ; qu’au delà sont les Gryplions, qui gardent l’or ; que plus loin encore demeurent les Hyperboréens, qui s’étendent vers la mer; que toutes ces nations, excepté les Hyperboréens, font continuellement la guerre à leurs voisins, à commencer par les Arimaspes ; que les Issédons ont été chassés de leur pays par les Arimaspes, les Scythes par les Issédons; et les Cimmériens, qui habitaient les côtes de la mer au midi, l’ont été par les Scythes. Ainsi Aristée ne s’accorde pas même avec les Scythes sur cette contrée. » Hérodote, Histoire, Trad. du grec par Larcher avec des notes de Bochard, Wesseling, Scaliger.. [et al.]   Paris. Charpentier, 1850. Livre IV, XIII

iiiPindare, Olymp., schol. III, 28 cité par Alexandre César Moreau de Jonnès, in op. cit.

ivAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.135

vIbid.p.135

viIbid.p.135

viiHérodote, Histoire, Trad. du grec par Larcher avec des notes de Bochard, Wesseling, Scaliger.. [et al.]   Paris. Charpentier, 1850. Livre IV, XXXIII

viiiIbid. p.136

ixAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.136

xUn livre entier a été consacré à cette famille de mots : Ε. LarocheHistoire de la racine NEM- en grec ancien. Paris, Klincksieck, 1949.

xiCf. E. Benveniste, Le vocabulaire des Institutions indo-européennes I, Paris Éditions de Minuit, 1969, p. 85

xiiPierre Chantraine. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Paris, Klincksieck, 1977, p.744

xiiiAlboufaradj (897-967), Chron. Bar. Hebr. text Syr. p. 441, vers. Lat. p. 451 et 452

xivAbel Rémusat, Recherches sur les langues tartares, Paris, 1820, T. 1, p.137

xvApollonios Dyscole, Histoires merveilleuses, 6.

xviClément d’AlexandrieStromates, I, 133.

xviiPline l’AncienHistoire naturelle, VII, 174

xviiiWalter Burkert, Lore and Science in Ancient Pythagoreanism, Harvard University Press, 1972, p. 147-158.

xix SoudaMaxime de Tyr, X, 2 e ; 38, 3 d.

xxPlaton, Les Lois, 642 d-643 a ; 677 d-e.

xxiAristote, Sur les Pythagoriciens, fragment 1, trad. an. : The Complete Works of Aristotle, J. Barnes édi., Princeton University Press, 1984, p. 2441-2446.

xxiiGiorgio Colli, La sagesse grecque (1977-1978), trad., Éditions de l’Éclat, t. I : Dionysos. Apollon. Éleusis. Musée. Hyperboréens. Énigme, 1990, p. 46, 427 ; t. II : Épiménide. Phérécyde. Thalès. Anaximandre. Anaximène. Onomacrite, 1991, p. 15, 264, 19.

xxiiiAristote, Métaphysique, 1091 b 10.

xxivÉlienHistoires variées, II, 26.

xxvNietzsche. L’Antéchrist. Essai d’une critique du christianisme. §1

De deux choses Lune


L’autre c’est le soleil.

Lorsque, jouant avec les mots, Jacques Prévert célébra la lune ‘une’, et le soleil ‘autre’, il n’avait peut-être pas entièrement à l’esprit le fait qu’il effleurait ainsi le souvenir de l’un des mythes premiers de la Mésopotamie ancienne, et qu’il rendait (involontairement) hommage à la prééminence de la lune sur le soleil, conformément aux croyances des peuples d’Assyrie, de Babylonie, et bien avant eux, d’Akkad.

Dans les récits épiques assyriens, le Soleil, Šamaš (Shamash), nom dont la trace se lit encore dans les appellations du soleil en arabe et en hébreu, est aussi nommé rituellement ‘Fils de Sîn’. Le père de Šamaš est Sîn, le Dieu Lune. En sumérien, le Dieu Lune porte des noms plus anciens encore, Nanna ou Su’en, d’où vient d’ailleurs le nom Sîn. Le Dieu Lune est le fils du Dieu suprême, le Seigneur, le Créateur unique, le roi des mondes, dont le nom est Enlil, en sumérien,ʿĒllil ou ʿĪlue, en akkadien.

Le nom sumérien Enlil est constitué des termes ‘en’, « seigneur », et ‘líl’, «air, vent, souffle ».

Le terme líl dénote aussi l’atmosphère, l’espace entre le ciel et la terre, dans la cosmologie sumérienne.

Les plus anciennes attestations du nom Enlil écrit en cunéiforme ne se lisent pas ‘en-líl’, mais ‘en-é’, ce qui pourrait signifier littéralement « Maître de la maison ». Le nom courant du Dieu suprême en pays sémitique est Ellil, qui donnera plus tard l’hébreu El et l’arabe Ilah, et pourrait avoir été formé par un dédoublement de majesté du terme signifiant ‘dieu’ (ilu, donnant illilu) impliquant par là l’idée d’un Dieu suprême et universel, d’un Dieu des dieux. Il semble assuré que le nom originel, Enlil, est sumérien, et la forme ‘Ellil’ est une forme tardive, sémitisée par assimilation du n au l.

L’Hymne à Enlil affirme qu’il est la Divinité suprême, le Seigneur des mondes, le Juge et le Roi des dieux et des hommes.

« Tu es, ô Enlil, un seigneur, un dieu, un roi. Tu es le juge qui prend les décisions pour le ciel et la terre. Ta parole élevée est lourde comme le ciel, et il n’y a personne qui puisse la soulever. »i « Enlil ! son autorité porte loin, sa parole est sublime et sainte ! Ce qu’il décide est imprescriptible : il assigne à jamais les destinées des êtres ! Ses yeux scrutent la terre entière, et son éclat pénètre au fin fond du pays ! Lorsque le vénérable Enlil s’installe en majesté sur son trône sacré et sublime, lorsqu’il exerce à la perfection ses pouvoirs de Seigneur et de Roi, spontanément les autres dieux se prosternent devant lui et obéissent sans discuter à ses ordre ! Il est le grand et puissant souverain, qui domine le Ciel et la Terre, qui sait tout et comprend tout ! » — Hymne à Enlil, l. 1-12.ii

Un autre hymne évoque le Dieu Lune sous son nom sumérien, Nanna.

« Puis il (Marduk) fit apparaître Nanna
À qui il confia la Nuit.
Il lui assigna le Joyau nocturne
Pour définir les jours :
Chaque mois, sans interruption,
Mets-toi en marche avec ton Disque.
Au premier du mois,
Allume-toi au-dessus de la Terre ;
Puis garde tes cornes brillantes
Pour marquer les six premiers jours ;
Au septième jour,
Ton Disque devra être à moitié ;
Au quinzième, chaque mi-mois,
Mets-toi en conjonction avec Shamash (le Soleil).
Et quand Shamash, de l’horizon,
Se dirigera vers toi,
À convenance
Diminue et décrois.
Au jour de l’Obscurcissement,
Rapproche-toi de la trajectoire de Shamash,
Pour qu’au trentième, derechef,
Tu te trouves en conjonction avec lui.
En suivant ce chemin,
Définis les Présages :
Conjoignez-vous
Pour rendre les sentences divinatoires. »iii

Ce que nous apprennent les nombreux textes cunéiformes qui ont commencé d’être déchiffrés au 19ème siècle, c’est que les nations sémitiques de la Babylonie et d’Assyrie ont reçu de fortes influences culturelles et religieuses des anciens peuples touraniens de Chaldée, et cela plus de trois millénaires av. J.-C., et donc plus de deux millénaire avant qu’Abraham quitte la ville d’Ur (en Chaldée). Cette influence touranienne, akkadienne et chaldéenne, s’est ensuite disséminée vers le sud, la Phénicie et la Palestine, et vers l’ouest, l’Asie mineure, l’Ionie et la Grèce ancienne.

Le peuple akkadien, « né le premier à la civilisation »iv, n’était ni ‘chamitique’, ni ‘sémitique’, ni ‘aryen’, mais ‘touranien’, et venait des profondeurs de la Haute Asie, s’apparentant aux peuples tartaro-finnois et ouralo-altaïques.

La civilisation akkadienne forme donc le substrat de civilisations plus tard venues, tant celles des indo-aryens que celles des divers peuples sémitiques.

Suite aux travaux pionniers du baron d’Eckstein, on pouvait affirmer dès le 19ème siècle, ce fait capital : « Une Asie kouschite et touranienne était parvenue à un haut degré de progrès matériel et scientifique, bien avant qu’il ne fut question des Sémites et des Aryens. »v

Ces peuples disposaient déjà de l’écriture, de la numération, ils pratiquaient des cultes chamaniques et mystico-religieux, et leurs mythes fécondèrent la mythologie chaldéo-babylonienne qui leur succéda, et influença sa poésie lyrique.

Huit siècles avant notre ère, les bibliothèques de Chaldée conservaient encore des hymnes aux divinités, des incantations théurgiques, et des rites magico-religieux, traduits en assyrien à partir de l’akkadien, et dont l’origine remontait au 3ème millénaire av. J.-C. Or l’akkadien était déjà une langue morte au 18ème siècle avant notre ère. Mais Sargon d’Akkad (22ème siècle av. J.-C.), roi d’Assur, qui régnait sur la Babylonie et la Chaldée, avait ordonné la traduction des textes akkadiens en assyrien. On sait aussi que Sargon II (8ème siècle av. J.-C.) fit copier des livres pour son palais de Calach par Nabou-Zouqoub-Kinou, chef des bibliothécaires.vi Un siècle plus tard, à Ninive, Assurbanipal créa deux bibliothèques dans laquelle il fit conserver plus de 20 000 tablettes et documents en cunéiformes. Le même Assurbanipal, connu aussi en français sous le nom sulfureux de ‘Sardanapale’, transforma la religion assyrienne de son temps en l’émancipant des antiques traditions chaldéennes.

L’assyriologue français du 19ème siècle, François Lenormant, estime avoir découvert dans ces textes « un véritable Atharva Veda chaldéen »vii, ce qui n’est certes pas une comparaison anachronique, puisque les plus anciens textes du Veda remontent eux aussi au moins au 3ème millénaire av. J.-C.

Lenormant cite en exemple les formules d’un hiératique hymne au Dieu Lune, conservé au Bristish Museumviii. Le nom assyrien du Dieu Lune est Sîn, on l’a dit. En akkadien, son nom est Hour-Ki, que l’on peut traduire par : « Qui illumine (hour) la terre (ki). »ix

Il est le Dieu tutélaire d’Our (ou Ur), la plus ancienne capitale d’Akkad, la ville sacrée par excellence, fondée en 3800 ans av. J.-C., nommée Mougheir au début du 20ème siècle, et aujourd’hui Nassiriya, située au sud de l’Irak, sur la rive droite de l’Euphrate.

L’Hymne au Dieu Lune, texte surprenant, possède des accents qui rappellent certains versets de la Genèse, des Psaumes, du Livre de Job, – tout en ayant plus de deux millénaires d’antériorité sur ces textes bibliques…

« Seigneur, prince des dieux du ciel, et de la terre, dont le commandement est sublime,

Père, Dieu qui illumine la terre,

Seigneur, Dieu bonx, prince des dieux, Seigneur d’Our,

Père, Dieu qui illumine la terre, qui dans l’abaissement des puissants se dilate, prince des dieux,

Croissant périodiquement, aux cornes puissantesxi, qui distribue la justice, splendide quand il remplit son orbe,

Rejetonxii qui s’engendre de lui-même, sortant de sa demeure, propice, n’interrompant pas les gouttières par lesquelles il verse l’abondancexiii,

Très-Haut, qui engendre tout, qui par le développement de la vie exalte les demeures d’En-haut,

Père qui renouvelle les générations, qui fait circuler la vie dans tous les pays,

Seigneur Dieu, comme les cieux étendus et la vaste mer tu répands une terreur respectueuse,

Père, générateur des dieux et des hommes,

Prophète du commencement, rémunérateur, qui fixe les destinées pour des jours lointains,

Chef inébranlable qui ne garde pas de longues rancunes, (…)

De qui le flux de ses bénédictions ne se repose pas, qui ouvre le chemin aux dieux ses compagnons,

Qui, du plus profond au plus haut des cieux, pénètre brillant, qui ouvre la porte du ciel.

Père qui m’a engendré, qui produit et favorise la vie.

Seigneur, qui étend sa puissance sur le ciel et la terre, (…)

Dans le ciel, qui est sublime ? Toi. Ta Loi est sublime.

Toi ! Ta volonté dans le ciel, tu la manifestes. Les Esprits célestes s’élèvent.

Toi ! Ta volonté sur la terre, tu la manifestes. Tu fais s’y conformer les Esprits de la terre.

Toi ! Ta volonté dans la magnificence, dans l’espérance et dans l’admiration, étend largement le développement de la vie.

Toi ! Ta volonté fait exister les pactes et la justice, établissant les alliances pour les hommes.

Toi ! Dans ta volonté tu répands le bonheur parmi les cieux étendus et la vate mer, tu ne gardes rancune à personne.

Toi ! Ta volonté, qui la connaît ? Qui peut l’égaler ?

Rois des Rois, qui (…), Divinité, Dieu incomparable. »xiv

Dans un autre hymne, à propos de la déesse Anounitxv, on trouve un lyrisme de l’humilité volontaire du croyant :

« Je ne m’attache pas à ma volonté.

Je ne me glorifie pas moi-même.

Comme une fleur des eaux, jour et nuit, je me flétris.

Je suis ton serviteur, je m’attache à toi.

Le rebelle puissant, comme un simple roseau tu le ploies. »xvi

Un autre hymne s’adresse à Mardouk, Dieu suprême du panthéon sumérien et babylonien :

« Devant la grêle, qui se soustrait ?

Ta volonté est un décret sublime que tu établis dans le ciel et sur la terre.

Vers la mer je me suis tourné et la mer s’est aplanie,

Vers la plante je me suis tourné et la plante s’est flétrie ;

Vers la ceinture de l’Euphrate, je me suis tourné et la volonté de Mardouk a bouleversé son lit.

Mardouk, par mille dieux, prophète de toute gloire (…) Seigneur des batailles

Devant son froid, qui peut résister ?

Il envoie sa parole et fait fondre les glacesxvii.

Il fait souffler son vent et les eaux coulent. »xviii

De ces quelques citations, on pourra retenir que les idées des hommes ne tombent pas du ciel comme la grêle ou le froid, mais qu’elles surgissent ici ou là, indépendamment les unes des autres jusqu’à un certain point, ou bien se ressemblant étrangement selon d’autres points de vue. Les idées sont aussi comme un vent qui souffle, ou une parole qui parle, et qui fait fondre les cœurs, s’épancher les âmes.

Le Dieu suprême Enlil, Dieu des dieux, le Dieu suprême Mardouk, créateur des mondes, ou le Dieu suprême YHVH, Dieu unique régnant sur de multiples « Elohim », dont leur pluralité finira par s’identifier à son unicité, peuvent envoyer leurs paroles dans différentes parties du monde, à différentes périodes de l’histoire. L’archéologie et l’histoire enseignent la variété des traditions et la similitude des attitudes.

On en tire la leçon qu’aucun peuple n’a par essence le monopole d’une ‘révélation’ qui peut prend des formes variées, dépendant des contextes culturels et cultuels, et du génie propre de nations plus ou moins sensibles à la présence du mystère, et cela depuis des âges extrêmement reculés, il y a des centaines de milliers d’années, depuis que l’homme cultive le feu, et contemple la nuit étoilée.

Que le Dieu Enlil ait pu être une source d’inspiration pour l’intuition divine de l’hébraïque El est sans doute une question qui mérite considération.

Il est fort possible qu’Abraham, après avoir quitté Ur en Chaldée, et rencontré Melchisedech, à qui il demanda sa bénédiction, et à qui il rendit tribut, ait été tout-à-fait insensible aux influences culturelles et cultuelles de la fort ancienne civilisation chaldéenne.

Il est possible que le Dieu qui s’est présenté à Abraham, sous une forme trine, près du chêne de Mambré, ait été dans son esprit, malgré l’évidence de la trinité des anges, un Dieu absolument unique.

Mais il est aussi possible que des formes et des idées aient transité pendant des millénaires, entre cultures, et entre religions.

Il est aussi possible que le Zoroastre de l’ancienne tradition avestique ait pu influencer le Juif hellénisé et néoplatonicien, Philon d’Alexandrie, presque un millénaire plus tard.

Il est aussi possible que Philon ait trouvé toute sa philosophie du logos par lui-même, plus ou moins aidé de ses connaissances de la philosophie néo-platonicienne et des ressources de sa propre culture juive.

Tout est possible.

En l’occurrence il a même été possible à un savant orientaliste du 19ème siècle d’oser établir avec conviction le lien entre les idées de Zoroastre et celles du philosophe juif alexandrin, Philon.

« I do not hesitate to assert that, beyond all question, it was the Zarathustrian which was the source of the Philonian ideas. »xix

Il est aussi possible de remarquer des coïncidences formelles et des analogies remarquables entre le concept de ta et de vāc dans le Veda, celui d’asha, d’amesha-spenta et de vohu manah et dans l’Avesta de Zoroastre/Zarathoustra, l’idée du Logos et de νοῦς d’abord présentées par Héraclite et Anaxagore puis développées par Platon.

Le Logos est une force ‘raisonnable’ qui est immanente à la substance-matière du monde cosmique. Rien de ce qui est matériel ne pourrait subsister sans elle. Sextus Empiricus l’appelle ‘Divin Logos’.

Mais c’est dans l’Avesta, et non dans la Bible, dont l’élaboration fut initiée un millénaire plus tard, que l’on trouve la plus ancienne mention, conservée par la tradition, de l’auto-mouvement moral de l’âme, et de sa volonté de progression spirituelle « en pensée, en parole et en acte ».

Héraclite d’Éphèse vivait au confluent de l’Asie mineure et de l’Europe. Nul doute qu’il ait pu être sensible à des influences perses, et ait eu connaissance des principaux traits philosophiques du mazdéisme. Nul doute, non plus, qu’il ait pu être frappé par les idées de lutte et de conflit entre deux formidables armées antagonistes, sous l’égide de deux Esprits originels, le Bien et le Mal.

Les antithèses abondent chez Zoroastre : Ahura Mazda (Seigneur de la Sagesse) et Aṅgra Mainyu (Esprit du Mal), Asha (Vérité) et Drūj (Fausseté), Vohu Manah (Bonne Pensée) et Aka Manah (Mauvaise Pensée), Garô-dmān (ciel) et Drūjô- dmān (enfer) sont autant de dualismes qui influencèrent Anaxagore, Héraclite, Platon, Philon.

Mais il est possible enfin, qu’indo-aryens et perses, védiques et avestiques, sumériens et akkadiens, babyloniens et assyriens, juifs et phéniciens, grecs et alexandrins, ont pu contempler « le » Lune et « la » Soleil, et qu’ils ont commencé à percevoir dans les jeux sidéraux qui les mystifiaient, les premières intuitions d’une philosophie dualiste de l’opposition, ou au contraire, d’une théologie de l’unité cosmique, du divin et de l’humain.

i Hymne à Enlil, l. 139-149 . J. Bottéro, Mésopotamie, L’écriture, la raison et les dieux, Paris, 1997, p. 377-378

ii J. Bottéro, Mésopotamie, L’écriture, la raison et les dieux, Paris, 1997, p. 377-378

iiiÉpopée de la Création, traduction de J. Bottéro. In J. Bottéro et S. N. Kramer, Lorsque les Dieux faisaient l’Homme, Paris, 1989, p. 632

ivFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 147.

vFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 148.

viIbid. p.148

viiIbid. p.155

viiiRéférence K 2861

ixEn akkadien, An-hur-ki signifie « Dieu qui illumine la terre, ce qui se traduit en assyrien par nannur (le « Dieu lumineux »). Cf. F. Lenormant, op.cit. p. 164

xL’expression « Dieu bon » s’écrit avec des signes qui servent aussi à écrire le nom du Dieu Assur.

xiAllusion aux croissants de la lune montante et descendante.

xiiLe mot original porte le sens de « fruit »

xiiiOn retrouve une formule comparable dans Job 38,25-27 : « Qui a creusé des rigoles à l’averse, une route à l’éclair sonore, pour arroser des régions inhabitées, le désert où il n’y a pas d’hommes, pour abreuver les terres incultes et sauvages et faire pousser l’herbe nouvelle des prairies? »

xivFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 168

xvTablette conservée au British Museum, référence K 4608

xviFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 159-162

xvii Deux mille ans plus tard, le Psalmiste a écrit ces versets d’une ressemblance troublante avec l’original akkadien:

« Il lance des glaçons par morceaux: qui peut tenir devant ses frimas? 

 Il émet un ordre, et le dégel s’opère; il fait souffler le vent: les eaux reprennent leur cours. »  (Ps 147, 17-18)

xviii Tablette du British Museum K 3132. Trad. François Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 168

xix« Je n’hésite pas à affirmer que, au-delà de tout doute, ce sont les idées zarathoustriennes qui ont été la source des idées philoniennes. » Lawrence H. Mills. Zoroaster, Philo, the Achaemenids and Israel. The Open Court Publishing. Chicago, 1906, p. 84.

xxIgnaz Goldziher. Mythology among the Hebrews. Trad. Russell Martineau (de l’allemand vers l’anglais). Ed. Longmans, Green and co. London, 1877, p. 28

xxiCf. SB XI.5.6.4

xxiiIbid., p. 29

xxiiiIbid., p. 35

xxivIbid., p. 37-38

xxvIbid., p. 54

The true name of God (from Enlil and Ilu to El, Ilah and Allah)


On the plain of words, a worn-out ziggurat casts its shadow – the world of ideas is deeper than memory. Who measures its angles? Who discerns its diagonals? Who calculates the effect of rain and dust on it? Who can see the hollow that time leaves in it?

Towards the end of the 3rd millennium B.C., in Sumer, a poem celebrated the sovereign God, the God of gods. Enlil, his name Sumerian name, is its oldest written name, ever.

« Enlil! His authority is far-reaching,

His word is sublime, holy!

What he decides is imprescriptible.

He assigns forever the destiny of beings.

His eyes scan the entire earth.

His radiance penetrates to the farthest reaches of the land.

When the venerable Enlil takes his place in majesty..,

On his sacred and sublime throne,

When he exercises his powers as Lord and King in perfection,

The other gods spontaneously prostrate themselves before him and obey his orders without question.

He is the great and powerful ruler who dominates Heaven and Earth,

Who knows everything and understands everything.»i

A millennium later, a prayer in the Akkadian language was composed for the supreme God. His Akkadian name was Marduk.

« Lord Marduk, O supreme God, of unsurpassed intelligence..,

When you go to war, the heavens falter,

When you raise your voice, the sea is disturbed.

When you brandish your sword, the gods turn around.

Not a single one can resist your furious shock.

Fearful Lord, in the Assembly of the Gods, there is none like you! »ii

The language of the Sumerians does not belong to any known language family. As for the language of the Akkadians, which included Hebrew, Aramaic and Arabic peoples, it was Semitic.

Sumerians and Akkadians began to mix in Mesopotamia from the 4th millennium BC. Jean Bottéroiii notes that the Akkadians arrived in the north and centre of Mesopotamia, whereas the Sumerians were already present in the south.

The mixing of these peoples took place gradually. A common cultural capital was formed over time.

The Sumerians were « the most active and inventive, » according to Jean Bottéro. They were the ones who invented writing, around ~3000. Sumerian is therefore the oldest language ever written.

From the 2nd millennium BC, the Sumerians were « absorbed » by the Semites. Akkadian remains the only spoken language, but the Sumerian language, a language of culture, liturgy and scholarship, does not disappear and continues to be written.

There is an enormous amount of documentation about this period. More than 500,000 documents written in Sumerian make it possible to study the religious world of these peoples, their prayers, hymns, rituals and myths.

In this mass of documents, there is no dogmatic, normative text. There are no « holy writings », no « revealed text ».

Yet religion permeated life. The sacred penetrated daily life.

In this multitude of assembled peoples, no one claimed the monopoly of a cognitive election, the supremacy of knowledge.

These peoples, these myriads, of diverse origins, shared together a sense of the sacred, an intuition of mystery.

In Babylonia, beliefs were humble, and the high priests remained modest in their formulas:

« The thoughts of the gods are as far from us as the depths of heaven.

It is impossible for us to penetrate them,

No one can understand them! »iv

To represent the idea of the divine in the Sumerian language, the cuneiform sign used was an eight-pointed star:

(pronunciation: dingir).

In Akkadian, this representation was simplified and stylized as follows:

(pronunciation: ilu).

 

This original Ilu later became El (God) among the Hebrews and Ilah (the Divinity) among the Arabs, who took the proper name of Allah, literally al Ilah: « the God ».

God, therefore, was written for the first time in Sumerian, Enlil, in four corner strokes, forming two crosses together, or a star.

Then the Akkadian, Semitic language, wrote it Ilu, in three cuneiform strokes, forming a cross or a star – with six branches.

i Source : A. Kalkenstein, Sumerischr Götterlieder

ii Source : E. Ebeling, Die Akkadische Gebetserie « Handerhebung »

iii Cf. J.Bottéro, Mésopotamie. L’écriture, la raison et les dieux. Folio. Paris, 1997

iv Source : W.G. Lambert. Babylonian Wisdom Literature. Cit. in J. Bottéro, Mésopotamie. L’écriture, la raison et les dieux. Folio. Paris, 1997

Une voix crie dans le désert


 

Henri Meschonnici fut un polémiste redoutable, et même, à cet égard, un « serial killer », selon Michel Deguy. Il a proposé « qu’on laisse le mot ‘Shoah’ aux poubelles de l’histoire. »ii Ce mot était, selon lui, « intolérable », il représenterait « une pollution de l’esprit », et aggraverait un « contresens généralisé ». Car ce mot hébreu, qui apparaît treize fois dans la Bible, ne désigne que l’orage ou la tempête, « un phénomène naturel, simplement ». « Le scandale est d’abord d’employer un mot qui désigne un phénomène de la nature pour dire une barbarie tout humaine. »iii Un autre scandale serait que Claude Lanzmann se soit approprié l’usage très médiatisé du mot ‘shoah’, tout en en détournant le sens: « L’auteur de la Shoah, c’est Hitler, Lanzmann c’est l’auteur de Shoah. »iv

Henri Meschonnic s’est aussi attaqué à « l’idolâtrie » de la kabbale : « Le langage n’est plus nulle part, dans la kabbale. Il n’est plus qu’une illusion, une utopie. Il est remplacé par les lettres de l’écriture prises pour des hiéroglyphes du monde. Un cosmisme. Et un théisme. Alors, paradoxalement, on doit y reconnaître le sacré, plus que le divin. Une forme d’idolâtrie.»v De façon analogue, il s’en est pris à Léon Askénazi (le célèbre rabbin ‘Manitou’), pour ses jeux de lettres dans la Torah, cet « idolettrisme qui passe pour de la pensée »vi .

Idolâtrie. Idolettrisme. La pointe est aiguë. Mais, d’un autre côté, tempère-t-il, cette « idolâtrie » est aussi une « utopie » : « La kabbale est une utopie du langage. Une utopie du Juif. Puisque son allégorisation indéfinie et auto-référentielle est supposée avoir l’effet suivant : ‘Un lien particulier est ainsi établi entre la lettre yod, la 10ème de l’alphabet hébraïque, qui représente les dix séfirot et le peuple juif, les yehudimvii. »viii

Quelle est cette « utopie du Juif », selon Meschonnic ? Une formule fuse et la résume: l’hébreu est la « langue sainte » par excellence (lechon ha-qodech).

On est dans du lourd, du très lourd. Meschonnic cite en appui le célèbre cabaliste du Moyen-Âge, Aboulafia, et l’un de ses thuriféraires actuels, Elliot Wolfson :

« La cabale sera le bien exclusif du peuple juif, (…) la seule nation à avoir un accès réel à la langue sacrée de la création, de la révélation et de la rédemption. »ix

Pour le comparatiste, ce type de formule (« la seule nation à… », la « langue sacrée de »,…) paraissent des clichés rebattus, que l’on trouve sous toutes les latitudes, à toutes les époques, dans la plupart des cultures, tellement l’exceptionnalisme semble rien moins qu’exceptionnel…

Plus de mille ans avant Abraham, et bien avant que la Torah ait seulement commencé à être mise par écrit, la tradition védique faisait déjà du sanskrit une langue « parfaite » (c’est le sens du mot ‘samskta’ en sanskrit), et elle considérait l’ensemble du corpus védique comme une pure révélation, divine.

Plus récemment, pour des centaines de millions de croyants, le Coran, lui aussi, est considéré comme « descendu » directement dans la langue arabe, une langue « claire » et « parfaite ».

Il y a donc, manifestement, sur cette planète, une certaine abondance de « langues parfaites » et de « révélations divines ».

Que faut-il conclure de cette cohue ? Que ces révélations, et ces langues, se contredisent et s’excluent les unes les autres ? Que seule l’une d’entre elles est la véritable, l’unique « élue » ? Ou bien, pour adopter une formulation plus diplomatique, qu’elles contiennent toutes une part de vérité ? Ou encore, pour être plus pessimiste, qu’elles manquent, d’une manière ou d’une autre, leur but supposé, dont la transcendance leur échappe ?

Ce qui frappe, dans ces immenses aventures religieuses et intellectuelles, qui arborent souvent, en théorie et en pratique, des ambitions d’une portée universelle, c’est le côté paradoxalement provincial, nombriliste, un peu étriqué, de leurs commentateurs ultérieurs. Ne manquent pas les voix tardives, venant, quelques millénaires après les fondateurs, s’ériger en défenseurs auto-proclamés, s’arrogeant le monopole de l’exception et de l’élection.

Dans la Babel des langues, l’hébreu n’échappe certes pas aux déclarations fracassantes sur sa spécificité absolue, et son intrinsèque supériorité sur toutes les autres langues.

« Consonnes divines, voyelles humaines, c’est la haute révélation de l’hébreu. »x

La « sainteté » de la langue hébraïque est contagieuse. Elle s’étend au peuple qui la parle. D’où une alternative tranchante :

« La vérité, que l’hébreu est la langue sainte d’un peuple saint, et la non-vérité qu’elle est la langue parlée d’un peuple comme tous les peuples, semblent inconciliables. »xi

Franz Rosenzweig pose là une question binaire. Pas d’échappatoire.

D’un côté une « langue sainte » et un « peuple saint », et de l’autre côté « tous les peuples »  et toutes les autres langues, plongées dans le no man’s land de la « non-vérité » (et de la non-sainteté). Devant cette alternative, que répondre?

La question mérite attention.

Franz Rosenzweig semble très sûr de son fait : il fournit quelques éléments d’argumentation idiosyncrasique, dont la cinglante leçon pourrait peut-être intéresser aussi les locuteurs de l’anglais, de l’allemand ou du latin… et pourquoi pas, pour faire bonne mesure, du grec, de l’arabe ou du sanskrit ?

« Lire l’hébreu cela veut dire : être prêt à recueillir l’intégralité du patrimoine de la langue ; à lire de l’allemand, de l’anglais ou du latin, on ne récolte que la moisson donnée par les sillons de la langue d’une saison : d’une génération.»xii

Franz Rosenzweig ne paraît pas soupçonner que les quelques ‘langues d’une saison’ qu’il cite ne sont que les plus récentes, parmi une large et immémoriale « moisson » d’autres langues indo-européennes, bien plus originaires, et certaines d’ailleurs dotées de grammaires sophistiquées, et accessoirement d’un vocabulaire vingt fois plus riche que le lexique bibliquexiii. Parmi ces langues, l’avestique et le sanskrit remontent à plusieurs millénaires avant notre ère, et ont servi l’une et l’autre à composer des textes « sacrés » (respectivement l’Avesta et le Véda), qui témoignent de fort antiques « révélations », plus anciennes assurément que la révélation «mosaïque».

On arguera peut-être que l’avestique et le sanskrit ne sont plus aujourd’hui que des « langues mortes », et que l’Avesta ou le Véda n’irriguent plus des fois vivantes, mais ne célèbrent plus que des Dieux oubliés…

Par contraste, notera-t-on aussi, l’hébreu biblique a, quant à lui, « ressuscité » avec l’hébreu moderne, pendant que la Torah continue de vivre à travers le peuple qui la porte, et les religions qui s’en inspirent.

Ce sont en effet des points cruciaux.

On pourrait cependant répondre que la religion du Véda n’a pas complètement disparu de la conscience mondiale… ou des profondeurs de l’inconscient collectif. L’histoire de l’Esprit ne fait que commencer. Le Védanta, les Upanishads, la Baghavad Gîta, – à jamais sous le boisseau ? L’avenir, le lointain avenir, le dira.

Par ailleurs, on pourra aussi arguer que « l’esprit » du sanskrit n’est pas vraiment mort, mais qu’il est aujourd’hui encore bien vivant, et qu’il se régénère sans cesse dans le vaste ensemble des langues indo-européennes qui sont parlées de par le monde, et à travers leur génie propre.

« L’esprit » du sanskrit. « L’esprit » des langues indo-européennes.

Y a-t-il un « esprit » des langues ? Et quel est-il ?

Franz Rosenzweig posa la question dans une conférence sur « l’esprit de la langue hébraïque ».

« Quel est l’esprit de la langue allemande ? Est-ce qu’une langue a un ‘esprit’ ? La réponse est : seule la langue a un esprit. Autant de langues on connaît, autant de fois on est un homme. Peut-on ‘savoir’ plus d’une langue ? Notre ‘savoir’ est précisément aussi plat que le français ‘savoir’. On vit dans une langue. »xiv

Le mot ‘savoir’, – un mot « plat » ?

Le mot français ‘savoir’ vient du latin sapio, sapere, « avoir de la saveur », et figurativement « avoir du goût, du sens, de la raison ». Ce mot latin a donné en français les mots ‘sapience’, ‘saveur’, ‘sève’, ‘sapide’ (et son antonyme ‘insipide’). Son origine étymologique remonte au sanskrit सबर् sabar, « nectar, suc, lait », dont dérivent aussi les mots Saft en allemand, sap en anglais, sapor en latin.

Il y a ici une ironie, en quelque sorte ‘méta-linguistique’, à rappeler que les mots ‘saveur’, ‘goût’, se disent ta’am en hébreu, au pluriel te’amim.

Or il se trouve justement que Henri Meschonnic prônait une attention suraiguë à la présence dans la langue biblique des signes de cantillation, les טְעָמִים, les te’amim, censés éclairer le sens profond des versets en leur donnant leur véritable rythme, leur mélodie. « Le mot, déjà employé par Rabbi Akiva, de te’amim, (…) est le pluriel de ta’am, qui signifie le goût, au sens gustatif, le goût de ce qu’on a en bouche.xv En hébreu médiéval, le mot a aussi désigné la ratio. Il est capital que ce mot qui désigne les jonctions-disjonctions, groupements et dégroupements du discours, avec pour chaque ‘accent’ une ligne mélodique, soit un mot du corps et de la bouche. La bouche, c’est ce qui parle. »xvi

L’ironie, donc, c’est que le mot français ‘savoir’ (que Rosenzweig trouvait « plat ») et le mot hébreu te’amim partagent les mêmes connotations, associant le « goût », la « saveur » et la « ratio »…

On en revient vite au provincialisme et au nombrilisme, comme on voit. Il faut se résoudre à comprendre, une fois pour toutes, qu’en dehors de l’hébreu, point de salut. Littéralement. La langue hébraïque tient le divin en elle...

Rosenzweig le formule ainsi :

« L’esprit de la langue hébraïque est ‘l’esprit de Dieu’. (Es ist Geist Gottes). »xvii

Difficile de faire plus synthétique et plus exclusif.

A la recherche de cet ‘esprit’, et intéressé par la puissance interprétative attribuée aux te’amim, j’ai quêté quelques possibles exemples de référence dans les écrits de Meschonnic.

Il met particulièrement en exergue un verset d’Isaïe, habituellement traduit, depuis des siècles, dans les Évangiles :

« Une voix crie dans le désert : préparez un chemin au Seigneur. » (Is. 40,3)

Méschonnic précise, à propos de cette traduction: « C’est la ‘manière chrétienne’, comme dit James Kugel. En dépendait l’identification avec Jean le Baptiste dans Matthieu (3,3), Marc (1,3) et Jean (1,23). »

Il est exact qu’il y a un écart d’interprétation entre les passages des Évangiles cités et ce qu’on lit dans la Bible de Jérusalem (aux éditions du Cerf), laquelle donne la traduction suivante :

« Une voix crie : ‘Dans le désert, frayez le chemin de Yahvé’. »

Alors ? « Une voix crie dans le désert » ? Ou : « Une voix crie : ‘dans le désert etc.’ » ?

Meschonnic note que dans l’original hébreu, il y a un accent disjonctif majeur (zaqef qatan) après « une voix crie » (qol qoré) :

« Donc ‘dans le désert’ porte sur ‘ouvrez’, non sur le verbe qui précède. Je traduis : ‘Une voix crie                dans le désert              ouvrez une voie à Adonaï.’ Texte lié à l’exil de Babylone, et qui appelle un retour à Jérusalem. Sens terrestre et historique, selon son rythme, en hébreu. Coupé après ‘désert’, c’est l’appel chrétien eschatologique. Toute (sic) une autre théologie. C’est le rythme qui fait, ou défait, le sens. »xviii

Meschonnic conclut son développement avec une formule choc :

« Le rythme n’est pas seulement le juif du signe, il est aussi le juif du juif, et il partage l’utopie du poème en étant l’utopie du sens. »xix

Le rythme, le ta’am, c’est le « juif du juif ». Difficile de faire moins goy.

Et difficile de faire plus irréfutable…

Pourtant, le rythme ne suffit pas.

Si l’on replace le même verset (Is 40,3) dans le contexte immédiat des dix premiers versets du « second » Isaïe (Is 40, 1-10), on voit soudainement proliférer une riche densité de sens possibles, allusifs, élusifs, portés par des voix, des mots, des dires, des cris, des répétitions, des variations, des ellipses, des obscurités et des ouvertures.

Une critique textuelle, visant la sémantique, la syntaxe, les allégories et les anagogies, inciterait à multiplier les questions – bien au-delà de ce que le ta’am tait.

Pourquoi Dieu est-il nommé deux fois « notre Dieu » (אלֹהֵינוּ Elohéï-nou)xx en Is 40,3 et Is 40,8, et deux fois « votre Dieu » (אֱלֹהֵיכֶם Elohéï-khem)xxi , en Is 40,1 et Is 40,9 ?

Le « nôtre » est-il aussi le « vôtre », ou ne l’est-il pas ?

Pourquoi Dieu est-il nommé cinq fois ‘YHVH’ en Is 40,2, Is 40,3, Is 40,5 (deux fois), et Is 40,7, mais une fois seulement ‘YHVH Adonaï’, en Is 40,10xxii ? Autrement dit, pourquoi Dieu est-il ici nommé six fois YHVH, et une fois Adonaï ?

En quoi l’expression « toute chair », כָלבָּשָׂר khol-bachar, en Is 40,5 , et l’expression « toute la chair » כָּלהַבָּשָׂר kol-ha-bachar, en Is 40,6, se différencient-elles ?xxiii

Pourquoi l’article défini dans un cas, et pas dans l’autre ?

Serait-ce que l’expression « toute chair la verra » וְרָאוּ כָלבָּשָׂר vé-raou khol-bachar, implique une universalité (totale, inclusive) de la vision de la gloire de YHVH, – « toute chair » signifiant alors « toutes les créatures faites de chair » ?

Alors que l’expression « toute la chair, – de l’herbe », כָּלהַבָּשָׂר חָצִיר kol-ha-bachar ḥatsir, implique seulement que « tout », dans la chair, est comme « de l’herbe » ?

Pourquoi deux voix, non définies, viennent-elles de bouches non nommées (Is 40,3 et Is 40,6), – alors que la parole parlée de « la bouche de YHVH », כִּי פִּי יְהוָה דִּבֵּר, ki pi YHVH dibber (Is 40,5), et « la parole de notre Dieu »,וּדְבַראֱלֹהֵינוּ devar Elohéïnou, (Is 40,8), sont-elles dûment et nommément attribuées à Dieu ?

Pourquoi la première de ces deux voix (non définies) crie-t-elle :

« Une voix crie : ‘Dans le désert, frayez le chemin de YHVH ; dans la steppe, aplanissez une route pour notre Dieu. » (Is 40,3)

Pourquoi la seconde voix non définie dit-elle d’abord : ‘Crie’, – avant de dire ce qu’il faut crier ?

« Une voix dit : ‘Crie’, et je dis : ‘Que crierai-je ?’ – ‘Toute la chair est de l’herbe et toute sa grâce est comme la fleur des champs. » (Is 40,6)

A qui « votre Dieu » s’adresse-t-il, quand il dit :

« Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu ».

נַחֲמוּ נַחֲמוּ, עַמִּייֹאמַר, אֱלֹהֵיכֶם (Is 40,1)

Qui parle ici? Qui ‘dit’ ce que « votre Dieu » dit ?

Qui est exactement « mon peuple » ? Est-ce que « mon peuple » est le peuple de « votre Dieu » ou le peuple de « notre Dieu » ?

Est-ce que « mon peuple », c’est « de l’herbe » ?xxiv

Ou est-ce seulement « le peuple », qui est « de l’herbe » ?

Dernière question, non la moindre : Qui console qui, au nom de qui?

iHenri Meschonnic (1932-2009), essayiste, linguiste, poète, traducteur.

iiHenri Meschonnic. « Pour en finir avec le mot « Shoah », Le Monde daté 20-21 février 2005. cf.https://www.larevuedesressources.org/pour-en-finir-avec-le-mot-shoah,1193.html

iiiHenri Meschonnic. « Pour en finir avec le mot « Shoah », Le Monde daté 20-21 février 2005. cf.https://www.larevuedesressources.org/pour-en-finir-avec-le-mot-shoah,1193.html

iv Claude Lanzmann écrit : « Je me suis battu pour imposer « Shoah » sans savoir que je procédais ainsi à un acte radical de nomination, puisque presque aussitôt le titre du film est devenu, en de nombreuses langues, le nom même de l’événement dans son absolue singularité. Le film a été d’emblée éponyme, on s’est mis partout à dire « la Shoah ». L’identification entre le film et ce qu’il représente va si loin que des téméraires parlent de moi comme de « l’auteur de la Shoah », ce à quoi je ne puis que répondre : « Non, moi, c’est « Shoah », la Shoah, c’est Hitler. » Le Monde, 26 février 2005

vHenri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.127

viHenri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.132

viiH. Meschonnic cite ici Elliot R. Wolfson. Abraham Aboulafia cabaliste et prophète. Herméneutique, théosophie et théurgie. Trad. J.F. Sené. Ed. de l’Eclat, 1999, p.123

viiiHenri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.128

ixElliot R. Wolfson. Abraham Aboulafia cabaliste et prophète. Herméneutique, théosophie et théurgie. Trad. J.F. Sené. Ed. de l’Eclat, 1999, p.57, cité par H. Meschonnic, op. cit. p. 128

xRaymond Abelio. Dans une âme et un corps. Gallimard, 1973, p.259. Cité par Henri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.137

xiFranz Rosenzweig. Neu hebräisch ? Anlässlich der Übersetzung von Spinozas Ethik. Gesammelte Schriften III p. 725. Cité par Henri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.138

xiiFranz Rosenzweig. « Néo-hébreu » dans L’écriture, le verbe et autres essais. p.28. Cité par Henri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.138

xiiiPour s’en faire une idée il suffit de comparer le dictionnaire sanskrit-anglais de Monier Monier-Williams et le dictionnaire hébreu-anglais de Brown-Driver-Briggs, l’un et l’autre considérés comme références dans l’étude du sanskrit et de l’hébreu biblique.

xivFranz Rosenzweig. « Vom Geist der hebräische Sprache. – Hat eine Sprache einen ‘Geist’ ? Die Antwort ist : nur die Sprache hat Geist. Soviel Sprachen man kann, sovielman est man Mensch. Kann man mehr als eine Sprache ‘können’ ? Unser ‘können’ ist genau so flach wir das französische ‘savoir’. Man lebt in einer Sprache. » Gesammelte Schriften III p. 719. Cité par Henri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.139-140

xvMeschonnic met en note qu’en arabe, mat’am signifie « resaturant ».

xviHenri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.147-148

xviiFranz Rosenzweig. « Vom Geist der hebräische Sprache. » Gesammelte Schriften III p. 721. Cité par Henri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.140

xviiiHenri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.165

xixHenri Meschonnic. L’utopie du Juif. Desclée de Brouwer. Paris, 2001, p.171

xx« Une voie crie : ‘Dans le désert, frayez le chemin de YHVH ; dans la steppe, aplanissez une route pour notre Dieu. » קוֹל קוֹרֵאבַּמִּדְבָּר, פַּנּוּ דֶּרֶךְ יְהוָה; יַשְּׁרוּ, בָּעֲרָבָה, מְסִלָּה, לֵאלֹהֵינוּ (Is 40,3)

« L’herbe se dessèche, la fleur se fane, mais la parole de notre Dieu subsiste à jamais. » יָבֵשׁ חָצִיר, נָבֵל צִיץ; וּדְבַראֱלֹהֵינוּ, יָקוּם לְעוֹלָם (Is 40,8)

xxi« Consolez, consolez mon peuple, dit votre Dieu ». נַחֲמוּ נַחֲמוּ, עַמִּייֹאמַר, אֱלֹהֵיכֶם (Is 40,1)

« Élève la voix, ne crains pas, dis aux villes de Juda : ‘Voici votre Dieu !’»הָרִימִי, אַלתִּירָאִי, אִמְרִי לְעָרֵי יְהוּדָה, הִנֵּה אֱלֹהֵיכֶם (Is 40,9)

xxii« Voici le Seigneur YHVH qui vient »  הִנֵּה אֲדֹנָי יְהוִה (Is 40,10)

xxiii« Alors la gloire de YHVH se révélera et toute chair la verra, ensemble, car la bouche de YHVH a parlé. »

וְנִגְלָה, כְּבוֹד יְהוָה; וְרָאוּ כָלבָּשָׂר יַחְדָּו, כִּי פִּי יְהוָה דִּבֵּר (Is 40,5)

« Une voix dit : ‘Crie’, et je dis : ‘Que crierai-je ?’ – ‘Toute la chair est de l’herbe et toute sa grâce est comme la fleur des champs. » קוֹל אֹמֵר קְרָא, וְאָמַר מָה אֶקְרָא; כָּלהַבָּשָׂר חָצִיר, וְכָלחַסְדּוֹ כְּצִיץ הַשָּׂדֶה (Is 40,6)

xxiv« L’herbe se dessèche, la fleur se fane, quand le soufle de YHVH passe sur elles ; oui, le peuple, c’est de l’herbe. »

יָבֵשׁ חָצִיר נָבֵל צִיץ, כִּי רוּחַ יְהוָה נָשְׁבָה בּוֹ; אָכֵן חָצִיר, הָעָם (Is 40,7)

Circumcised Ears


Rationalist, materialist minds generally consider the sacred texts of Egypt, China, India, Mesopotamia, Persia, Israel, Chaldea, as esoteric reveries, compiled by counterfeiters to mislead the common public.

For them, treasures such as the Book of the Dead, the texts of the Pyramids, the Vedas, the Upanishads, the Zend Avesta, the Tao Te King, the Torah, the Gospels, the Apocalypse, are only vast mystifications, settling down over the centuries, across the continents.

They are the expression of tribal or clan practices, or a desire for temporal and spiritual power. The social illusion they encourage would be fostered by the staging of artificially composed « secrets » that leave a lasting impression on the minds of peoples, generation after generation.

But broader, more open minds, may see all these ancient testimonies, so diverse, but tainted by the same central intuition, as a whole, – coming from the human soul, and not as a collection of heterogeneous attempts, all of them unsuccessful.

History has recorded the failure of some of them, after a few millennia of local supremacy, and the apparent success of some others, for a time more sustainable, seemingly better placed in the universal march.

With a little hindsight and detachment, the total sum of these testimonies seems to be nestled in a common drive, a dark energy, a specific genius.

This drive, this energy, this genius, are not very easy to distinguish today, in a sceptical environment, where miracles are rare, crowds cold, passions exacerbated.

Not easy but not impossible.

One can always walk between the flowers of human thought, smelling their unique scent, sensitive to the continuous rise of sap in their flexible stems.

The word « esotericism » has become malignant. Whoever is interested is considered a marginal in rational society.

But this word also has several divergent, and even contradictory, meanings that may enlighten us, for that matter.

For example, the Jewish Kabbalah is intended to be a revelation or explanation of the « esoteric » meaning of Moses’ Books. It is even doubly esoteric.

It is esoteric in a first sense in so far as it opposes exotericism. In this sense, esotericism is a search for protection. There are ideas, secrets, that must not be disclosed to the crowd.

It would deeply distort its meaning, or project mud, contempt, lazzis, spit, hatred against them.

It is also esoteric in that it deepens the secret. The text is said to contain profound meanings, which only initiation, prepared under strict conditions, can reveal to hand-picked entrants after long trials. Esotericism is not there prudence or protection, but a conscious, characterized method, elite aspiration.

There is yet another form of esotericism.

R.A. Schwaller de Lubicz defines it as follows: « Esoteric teaching is therefore only an « Evocation » and can only be that. Initiation does not reside in the text, whatever it may be, but in the culture of the Intelligence of the Heart. Then nothing is more « occult » or « secret », because the intention of the « Enlightened », the « Prophets » and the « Envoys from Heaven » is never to hide, on the contrary. »i

 

In this sense, esotericism has nothing in common with a desire for secrecy. On the contrary, it is a question of revealing and publishing what several minds can, through a common, sincere effort, discover about the nature of the Spirit.

The Spirit is discovered through the Spirit. It seems to be a flat tautology. But no. Matter is incapable of understanding the mind. The mind is probably better equipped, however, to understand matter. And if matter can merge with itself, only the spirit can take the measure of the infinite depth and understand the height of the Spirit without merging with it, undoubtedly relying on analogies with what it knows about itself.

Mind is, at the very least, a metaphor of Spirit, while matter is never a metaphor of Matter. The material, at most, is only an image, invisible to itself, drowned in the shadows, in its own immanence.

Jewish Kabbalah developed in the European Middle Ages, assuming obvious filiation links with the former Egyptian « Kabbalah », which also has links with the Brahmanic « Kabbalah ». I hasten to concede that the nature of the Jewish mission reflects its specificity in the Jewish Kabbalah. Nevertheless, the links of filiation with older “Kabbalahs” appear to be valuable subjects of reflection for the comparativist.

 

The various « Kabbalahs » of the world, developed in different climates, at times unrelated to each other, are esoteric according to the three meanings proposed above. The most interesting of these meanings is the last. It expresses in action the sincere Intelligence, the Intelligence of the heart, the intuition of the causes, the over-consciousness, the metamorphosis, the ex-stasis, the radial vision of the mythical nucleus, the intelligence of the beginnings and the perception of the ends.

Other metaphors are needed to express what needs to be expressed here.

 

Pharaonic Egypt is no more. But the Book of the Dead still speaks to a few living people. The end of ancient Egypt was only the end of a cycle, not the end of a world.

Osiris and Isis were taken out of their graves and put into museum display cases.

But Osiris, Isis, their son Horus, still produce strange scents, subtle emanations, for the poet, the traveller and the metaphysician.

There are always dreamers in the world to think of the birth of a Child God, a Child of the Spirit. The Spirit never ceases to be born. The fall of the Word into matter is a transparent metaphor.

 

Where does the thought that assails and fertilizes us come from? From a neural imbroglio? From a synaptic chaos?

The deep rotation of the worlds is not finished, other Egypts will still give birth, new Jerusalems too. In the future other countries and cities will appear, made not of land and streets, but of spirit.

The Spirit has not said his last word, for the Word is endless.

In the meantime, it is better to open one’s ears, and to have them circumcised, as once was said.

 

iR. Schwaller de Lubicz. Propos sur ésotérisme et symbole. Ed. Poche. 1990

A Religion for the Future


The Mazdayasna religion appeared in Persia several centuries before Christ. Its followers, worshippers of Mithra, multiplied in Rome under the Caesars, but they failed to make Mazdeism a dominant, significant, world religion. Why is that so?

The Roman armies had strongly helped to spread the cult of Mithra throughout Europe. Mithra was worshipped in Germany in the 2nd century AD. The soldiers of the 15th Legion, the Apollinaris, celebrated its mysteries at Carnuntum on the Danube at the beginning of Vespasian’s reign.

Remains of temples dedicated to Mithra, the Mithraea, have been found in North Africa, in Rome (in the crypt of the Basilica of St. Clement of the Lateran), in Romania, in France (Angers, Nuits-Saint-Georges and other places), in England (London and along Hadrian’s wall).

But Christianity finally prevailed over Mazdeism, though only from the 4th century onwards, when it became the official religion of the Empire under Theodosius.

The origins of the Mithra cult go back to the earliest times. The epic of Gilgamesh (2500 BC) refers to the sacrifice of the Primordial Bull, which is also depicted in the cult of Mithra with the Tauroctonus Mithra. A scene in the British Museum shows that three ears of wheat come out of the bull’s slit throat, – not streams of blood. At the same time, a crayfish grabs the Taurus’ testicles.

These metaphors may now be obscure. It is the nature of sacred symbols to demand the light of initiation.

The name of the God Mithra is of Chaldeo-Iranian origin, and clearly has links with that of the God Mitra, celebrated in the Vedic religion, and who is the god of Light and Truth.

Mithraism is a very ancient religion, with distant roots, but eventually died out in Rome, at the time of the decline of the Empire, and was replaced by a more recent religion. Why?

Mithraism had reached its peak in the 3rd century AD, but the barbaric invasions in 275 caused the loss of Dacia, between the Carpathians and the Danube, and the temples of Mazdeism were destroyed.

Destruction and defeat were not good publicity for a cult celebrating the Invincible Sun (Sol Invictus) that Aurelian had just added (in the year 273) to the divinities of the Mithraic rites. The Sun was still shining, but now its bright light reminded everyone that it had allowed the Barbarians to win, without taking sides with its worshippers.

When Constantine converted to Christianity in 312, the ‘sun’ had such bad press that no one dared to observe it at dawn or dusk. Sailors were even reluctant to look up at the stars, it is reported.

Another explanation, according to Franz Cumont (The mysteries of Mithra, 1903), is that the priests of Mithra, the Magi, formed a very exclusive caste, very jealous of its hereditary secrets, and concerned to keep them carefully hidden, away from the eyes of the profane. The secret knowledge of the mysteries of their religion gave them a high awareness of their moral superiority. They considered themselves to be the representatives of the chosen nation, destined to ensure the final victory of the religion of the invincible God.

The complete revelation of sacred beliefs was reserved for a few privileged and hand-picked individuals. The small fry was allowed to pass through a few degrees of initiation, but never went very far in penetrating the ultimate secrets.

Of course, all this could impress simple people. The occult lives on the prestige of the mystery, but dissolves in the public light. When the mystery no longer fascinates, everything quickly falls into disinheritance.

Ideas that have fascinated people for millennia can collapse in a few years, – but there may still be gestures, symbols, truly immemorial.

In the Mazdean cult, the officiant consecrated the bread and juice of Haoma (this intoxicating drink similar to Vedic Soma), and consumed them during the sacrifice. The Mithraic cult did the same, replacing Haoma with wine. This is naturally reminiscent of the actions followed during the Jewish Sabbath ritual and Christian communion.

In fact, there are many symbolic analogies between Mithraism and the religion that was to supplant it, Christianity. Let it be judged:

The cult of Mithra is a monotheism. The initiation includes a « baptism » by immersion. The faithful are called « Brothers ». There is a « communion » with bread and wine. Sunday, the day of the Sun, is the sacred day. The « birth » of the Sun is celebrated on December 25. Moral rules advocate abstinence, asceticism, continence. There is a Heaven, populated by beatified souls, and a Hell with its demons. Good is opposed to evil. The initial source of religion comes from a primordial revelation, preserved from age to age. One remembers an ancient, major, Flood. The soul is immortal. There will be a final judgment, after the resurrection of the dead, followed by a final conflagration of the Universe.

Mithra is the « Mediator », the intermediary between the heavenly Father (the God Ahura Mazda of Avestic Persia) and men. Mithra is a Sun of Justice, just as Christ is the Light of the world.

All these striking analogies point to a promising avenue of research. The great religions that still dominate the world today are new compositions, nourished by images, ideas and symbols several thousand years old, and constantly crushed, reused and revisited. There is no pure religion. They are all mixed, crossed by reminiscences, trans-pollinated by layers of cultures and multi-directional imports.

This observation should encourage humility, distance and criticism. It invites to broaden one’s mind.

Nowadays, the fanaticism, the blindness, the tensions abound among the vociferous supporters of religions A, B, C, or D.

But one may desire to dive into the depths of ancient souls, into the abysses of time, and feel the slow pulsations of vital, rich, immemorial blood beating through human veins.

By listening to these hidden rhythms, one may then conjecture that the religion of the future will, though not without some contradictions, be humble, close, warm, distanced, critical, broad, elevated and profound.

La naissance du Dieu ‘Qui ?’


Plus de deux millénaires avant Melchisédechi et Abraham, des hommes errants et pieux chantaient déjà les hymnes du Ṛg Veda. Les transmettant fidèlement, génération après génération, ils célébraient, non dans le sang, mais par le chant, les mystères d’un Dieu Suprême, un Seigneur créateur des mondes, de toutes les créatures, de toutes les vies.

L’intelligence n’a pas commencé à Ur en Chaldée, ni la sagesse à Salem.

Elles régnaient déjà sans doute, il y a plus de cinq mille ans, parmi des esprits choisis, attentifs, dédiés. Ces hommes ont laissé en héritage les hymnes qu’ils psalmodiaient, en phrases sonores et ciselées, évoquant les mystères saillants, qui les assaillaient sans cesse :

Du Créateur de toutes choses, que peut-on dire ? Quel est seulement son nom?

Quelle est la source première de l’ « Être » ? Comment nommer le soleil primordial, d’où le Cosmos tout entier émergea ?

‘Qui ?’ est le Seigneur imposant sa seigneurie à tous les êtres, – et à l’« Être » même. Mais qui est ‘Qui ?’ ?

Quel est le rôle de l’Homme, quelle est sa véritable part dans le Mystère ?

Toutes ces difficiles questions, un hymne védique, fameux entre tous, les résume et les condense en une seule d’entre elles, à la fois limpide et obscure :

« À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice? »

On a souvent donné pour titre à l’Hymne X, 121 du Ṛg Veda, cette dédicace: « Au Dieu inconnu ».

Il vaudrait mieux, me semble-t-il, la dédier plus littéralement au Dieu que le Véda appelle ‘Qui ?’.

Au Dieu ‘Qui ?ii

1. Au commencement parut le Germe d’or.

Aussitôt né, il devint le Seigneur de l’Être,

Le soutien de la Terre et de ce Ciel.

À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?

2. Lui, qui donne force de vie et dure vigueur,

Lui, dont les commandements sont des lois pour les Dieux,

Lui, dont l’ombre est Vie immortelle, – et Mort.

À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?

3. ‘Qui ?iii – dans Sa grandeur est apparu, seul souverain

De tout ce qui vit, de tout ce qui respire et dort,

Lui, le Seigneur de l’Homme et de toutes les créatures à quatre membres.

À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?

4. À Lui, appartient de droit, par Sa propre puissance,

Les monts enneigés, les flux du monde et la mer.

Ses bras embrassent les quatre quartiers du ciel.

À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?

5. ‘Qui ?’ tient en sûreté les Cieux puissants et la Terre,

Il a formé la lumière, et au-dessus la vaste voûte du Ciel.

Qui ?’ a mesuré l’éther des mondes intermédiaires.

À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?

6. Vers Lui, tremblantes, les forces écrasées,

Soumises à sa gloire, lèvent leurs regards.

Par Lui, le soleil de l’aube projette sa lumière.

À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?

7. Quand vinrent les Eaux puissantes, charriant

Le Germe universel d’où jaillit le Feu,

L’Esprit Unique du Dieu naquit à l’être.

À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?

8. Cette Unité, qui, dans sa puissance, veillait sur les Eaux,

Enceinte des forces de vie engendrant le Sacrifice,

Elle est le Dieu des Dieux, et il n’y a rien à Son côté.

À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?

9. Ô Père de la Terre, gouvernant par des lois immuables,

Ô Père des Cieux, nous Te prions de nous garder,

Ô Père des amples et divines Eaux!

À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice?

10. Ô Seigneur des créaturesiv, Père de toutes choses,

Toi seul pénètres tout ce qui vient à naître,

Ce sacrifice que nous t’offrons, nous le désirons,

Donne-le nous, et puissions-nous devenir seigneurs de l’oblation!

Quel est ce Germe divin, cité aux vers 1, 7 et 8 ? On ne sait, mais on le pressent. Le Divin n’est pas le résultat d’une création, ni d’une évolution, ou d’un devenir, comme s’il n’était pas, – puis était. Le Véda tente ici une percée dans la nature même de la divinité, à travers l’image du ‘germe’, image de vie pure. L’idée d’un ‘Dieu’ ne vaut en effet que par rapport au point de vue de la créature. L’idée de ‘Dieu’ ne paraît que par sa relation à l’idée de ‘créature’. Pour Lui-même, Dieu n’est pas ‘Dieu’, – Il est à Ses yeux tout autre chose, qui n’a rien à voir avec le pathos de la création et de la créature.

Il en est de même de l’être. L’être ne paraît que lorsque paraissent les êtres. Dieu crée les êtres et l’Être en même temps. Lui-même est au-delà de l’Être, puisque c’est par Lui que l’Être advient. Et avant les êtres, avant l’Être même, il semble bien qu’une vie divine, mystérieuse ‘avait lieu’. Non qu’elle ‘fût’, puisque l’être n’était pas encore, mais elle ‘vivait’, cachée, pour arriver ensuite à ‘naître’. Mais de quelle matrice ? De quel utérus préalable, primordial ? On ne sait. On sait seulement que, dans le mystère (et non dans le temps, ni dans l’espace), croissait, mais dans sa profondeur même, un mystère plus profond encore, un mystère sui generis, qui devait advenir à l’être, sans pour autant que le Mystère Lui-même ne se révèle par là.

Le lieu de la provenance du mystère n’est pas connu, mais le Véda l’appelle ‘Germe d’Or’ (hiraṇyagarbha). Ce ‘Germe’ suppose quelque ovaire, quelque matrice, quelque désir, quelque vie plus ancienne que toute vie, et plus ancienne que l’Être même.

La Vie vint de ce Vivant, en Qui, par Qui et de Qui, elle fut donnée à l’Être, elle fut donnée à être, et elle fut donnée par là aux êtres, à tous les êtres.

Ce processus mystérieux, que le mot ’Germe’ évoque, est aussi appelé ‘Sacrifice’, mot qui apparaît au vers 8 : Yajña ( यज्ञ). Le Germe meurt à Lui-même, Il se sacrifie, pour que de Sa propre Vie, naisse la vie, toutes les vies.

Que Dieu naisse à Lui-même, de par Son sacrifice… Quelle étrange chose !

En naissant, Dieu devient ‘Dieu’, Il devient pour l’Être le Seigneur de l’Être, et le Seigneur des êtres. L’hymne 121 prend son envol mystique, et célèbre un Dieu Père des créatures, et aussi toujours transcendant à l’Être, au monde et à sa propre ‘divinité’ (en tant que celle-ci se laisse voir dans sa Création, et se laisse saisir dans l’Unité qu’elle fonde).

Mais qui est donc ce Dieu si transcendant ? Qui est ce Dieu qui se cache, derrière l’apparence de l’Origine, en-deça ou au-delà du Commencement même ?

Il n’y pas de meilleur nom, peut-on penser, que ce pronom, interrogatif : ‘Qui ?’

Ce ‘Qui ?’ n’appelle pas de réponse. Il appelle plutôt une autre question, que l’Homme s’adresse à lui-même : À Qui ? À Qui l’Homme, saisi par la profondeur inouïe du mystère, doit-il, à son tour, offrir son propre sacrifice ?

Lancinante litanie : « À quel Dieu offrirons-nous notre sacrifice? »

Ce n’est pas que le nom de ce Dieu soit à proprement parler inconnu. Le vers 10 emploie l’expression Prajāpati , ‘Seigneur des créatures’. On la retrouve dans d’autres textes, par exemple dans ce passage de la Taittirīya Sahitā :

« Indra, le dernier-né de Prajāpati, fut nommé ‘Seigneur des Dieux’ par son Père, mais ceux-ci ne l’acceptèrent pas. Indra demanda à son Père de lui donner la splendeur qui est dans le soleil, de façon à pouvoir être ‘Seigneur des Dieux’. Prajāpati lui répondit :

– Si je te la donne, alors qui serai-je ?

– Tu seras ce que Tu dis, qui ? (ka).

Et depuis lors, ce fut Son nom. »v

Mais ces deux noms, Prajāpati , ou Ka, ne désignent que quelque chose de relatif aux créatures, se référant soit à leur Créateur, soit simplement à leur ignorance ou leur perplexité.

Ces noms ne disent rien de l’essence même du Dieu. Cette essence est sans doute au-dessus de tout intelligible, et de toute essence.

Ce ka, ‘qui ?’, dans le texte sanskrit original, est en réalité employé dans la forme du datif singulier du pronom, kasmai (à qui?).

On ne peut pas poser la question ‘qui ?’ à l’égard du Dieu, mais seulement ‘à qui ?’. On ne peut chercher à interroger son essence, mais seulement chercher à le distinguer parmi tous les autres objets possibles d’adoration.

Le Dieu est mentalement inconnaissable. Sauf peut-être en cela que nous savons qu’Il est ‘sacrifice’. Mais nous ne savons rien de l’essence de Son ‘sacrifice’. Nous pouvons seulement ‘participer’ à l’essence de ce sacrifice divin (mais non la connaître), plus ou moins activement, — et cela à partir d’une meilleure compréhension de l’essence de notre propre sacrifice, de notre ‘oblation’ . En effet, nous sommes à la fois sujet et objet de notre oblation. De même, le Dieu est sujet et objet de Son sacrifice. Nous pouvons alors tenter de comprendre, par anagogie, l’essence de Son sacrifice par l’essence notre oblation.

C’est cela que Raimundo Panikkar qualifie d’ ‘expérience védique’. Il ne s’agit certes pas de l’expérience personnelle de ces prêtres et de ces prophètes védiques qui psalmodiaient leurs hymnes, deux mille ans avant Abraham, mais il pourrait s’agir du moins d’une certaine expérience du sacré, – dont nous pourrions encore, nous ‘modernes’, ou ‘post-modernes’, sentir encore le souffle, et la brûlure.

iמַלְכֵּי־צֶדֶק , (malkî-ṣedeq) : ‘Roi de Salem’ et ‘Prêtre du Très-Haut (El-Elyôn)

iiṚg Veda X, 121. Trad. Philippe Quéau

iii En sanskit :  Ka

ivPrajāpati : « Seigneur des créatures ». Cette expression, si souvent citée dans les textes plus tardifs de l’Atharva Veda et des Brāhmaṇa, n’est jamais utilisée dans le Ṛg Veda, excepté à cet unique endroit (RV X,121,10). Il a donc peut-être été interpolé plus tardivement. Ou bien, – plus vraisemblablement à mon sens, il représente ici, effectivement, et spontanément, la première apparition historiquement consignée (dans la plus ancienne tradition religieuse du monde qui soit formellement parvenue jusqu’à nous), ou la ‘naissance’ du concept de ‘Seigneur de la Création’, de ‘Seigneur des créatures’,– Prajāpati .

vTB II, 2, 10, 1-2 cité par Raimundo Panikkar, The Vedic Experience. Mantramañjarī. Darton, Longman & Todd, London, 1977, p.69

Moses and Zoroaster. Or: A Descent to the Underworld and into the Virginal Womb


The angels « trembled » when Moses ascended into heaven, writes Baruch Ben Neriah in his Book of Apocalypse. « Those who are near the throne of the Most High trembled when He took Moses near him. He taught him the letters of the Law, showed him the measures of fire, the depths of the abyss and the weight of the winds, the number of raindrops, the end of anger, the multitude of great sufferings and the truth of judgment, the root of wisdom, the treasures of intelligence, the fountain of knowledge, the height of the air, the greatness of Paradise, the consumption of time, the beginning of the day of judgment, the number of offerings, the lands that have not yet come, and the mouth of Gehenna, the place of vengeance, the region of faith and the land of hope. »

The Jewish Encyclopaedia (1906) states that Baruch Ben Neriah was a Jew who mastered Haggadah, Greek mythology and Eastern wisdom. The Apocalypse of Baruch also shows influences from India. This is evidenced by the reference to the Phoenix bird, companion of the sun, an image similar to the role of the Garuda bird, companion of the god Vishnu.

In chapters 11 to 16, the Archangel Michael has a role as mediator between God and men, similar to that of Jesus.

Baruch was undoubtedly exposed to the Gnostic and « oriental » teachings.

In the first centuries of our era, times were indeed favourable for research and the fusion of ideas and contributions from diverse cultures and countries.

Judaism did not escape these influences from elsewhere.

The elements of Moses’ life, which are recorded in the Apocalypse of Baruch, are attested to by other Jewish authors, Philo and Josephus, and before them by the Alexandrian Jew Artanapas.

These elements do not correspond to the biblical model.

They are inspired by the Life of Pythagoras, as reported by the Alexandrian tradition. There is a description of the descent of Moses to the Underworld, which is based on the descent of Pythagoras to Hades. Isidore Lévy makes the following diagnosis in this regard: « These borrowings from the Judaism of Egypt to the successive Romans of Pythagoras do not constitute a superficial fact of transmission of wonderful tales, but reveal a profound influence of the religious system of the Pythagoricians: Alexandrian Judaism, Pharisaism (whose first manifestation does not appear before Herod’s entry on the scene) and Essenism, offer, compared to biblical mosaicism, new characters, signs of the conquest of the Jewish world by the conceptions whose legend of Pythagoras was the narrative expression and the vehicle.»i

The multi-cultural fusion of these kinds of themes is manifested by the strong similarities and analogies between the legends of Pythagoras and Zoroaster, and the legends attached by Jewish literature to Moses, to the « journeys in the Other World » and to the « infernal visions » that were brought back.

These legends and stories are obviously borrowed in all their details from the « pythagorean katabase » whose adventures Luciano and Virgil described.

Isidore Lévy reviewed it. Moses is led through Eden and Hell. Isaiah is instructed by the Spirit of God on the five regions of Gehenna. Elijah is led by the Angel. The Anonymous of the Darké Teschuba is led by Elijah. Joshua son of Levi is accompanied by the Angels or by Elijah, which reproduces the theme of the Visitor of the Katabase of Pythagoras.

These cross-cultural similarities extend to divine visions and the deep nature of the soul.

In the language of Zend Avesta, which corresponds to the sacred text of the ancient religion of ancient Iran, the « Divine Glory », the very one that Moses saw from behind, is called Hravenô.

James Darmesteter, a specialist in Zend Avesta, reports in detail how the Zoroastrians described the coming of their prophet. This story is not without evoking other virgin births, reported for example in the Christian tradition:

« A ray of Divine Glory, destined through Zoroaster to enlighten the world, descends from near Ormuzd, into the bosom of the young Dughdo, who later married Pourushaspo. Zoroaster’s genius (Frohar) is trapped in a Haoma plant that the Amshaspand carry up a tree that rises on the banks of the Daitya River on Ismuwidjar Mountain. The Haoma picked by Pourushaspo is mixed by himself and Dughdo with milk of miraculous origin, and the liquid is absorbed by Pourushaspo. From the union of the depositary of Divine Glory with the holder of the Frohar, who descended into Haoma, the Prophet was born. The Frohar contained in the Haoma absorbed by Pourushaspo corresponds to the soul entered into the schoenante assimilated by Khamoïs (=Mnésarque, father of Pythagoras), and the Hravenô corresponds to the mysterious Apollonian element »ii.

The spiritual being of Zoroaster has two distinct elements, the Hravenô, which is the most sublime, and even properly divine, part, and the Frohar, an immanent principle contained in the Haoma.

It can be inferred that Hravenô and Frohar correspond respectively to the Greek concepts of Noos and Psychè. « Intelligence » and « Soul ». The Hebrew equivalents would be Nephesh and Ruah.

What do these comparisons show?

It shows the persistence of a continuous intuition, spanning several thousands years and covering a geographical area from the Indus basin to the Nile valley. This intuition seems common to the religions of India, Iran, Israel and Egypt.

What common intuition? That of the « descent » to Earth of a being, « sent » by a God, – differently named according to different languages and different cultures.

i Isidore Lévy. La légende de Pythagore de Grèce en Palestine, 1927

iiJames Darmesteter, Le Zend Avesta, 1892-1893

The Sad Fate of Oriental Theosophy


In Aleppo, Syria, on July 29, 1191, Saladin had a philosopher, Sohravardî, killed.

Why? He was too subversive. Rulers do not like ideas that do not comfort them.

Sohravardî had been searching all his life for what he called the « True Reality ». He recorded the results of his investigations in his book: Oriental Theosophy. Henry Corbin wrote that he had « resurrected the ancient wisdom that the Imams of India, Persia, Chaldea, Egypt and the Ancient Greeks up to Plato never ceased to take as their pivot, from which they drew their own theosophy; this wisdom is eternal leaven. »i

This short sentence, full of names, has immense implications. It summarizes the dream, the common aspiration of many minds, that fly from century to century, leaping through space and time, or creeping in discreetly, invisibly, in a few chosen minds.

It evokes the idea of a shared intuition, a unique wisdom, a common thread linking the Indus to the Aegean Sea through the Oxus, the Tigris, the Euphrates, the Jordan and the Nile.

These rivers have been irrigating the nations that crowd their shores for thousands of years. The roads that cross them from East to West never ceased to transport words, cultures and ideas.

But today, the dream of a common wisdom shared by all humanity seems more chimeric than ever.

Nothing has been learned.

Dead is the idea of a common wisdom, spread among countless peoples.

Diverse religions, during millennia, Vedism, Avestism, Mazdeism, Zoroastrianism, Chaldean Magism, Hermetism, Orphism, Judaism, Christianity, and Islam (be it Sufi, Shi’ite or Sunni), all bear witness in their own specific and unique way to the fundamental unity of the human spirit. They are as many yeast in the same dough.

But they all failed, in their own way, since none of them succeeded in bringing real peace and lasting wisdom in the minds of men.

A universal cradle of ancient visions, the Middle East is still or again devastated by war.

Universal hatred, encouraged by specific interests, seems unabated.

We need to reassert what Sohravardî pointed out in Aleppo, eight centuries ago.

But the Powers, the Rulers, and their diplomats, the Sykes, the Picots, or the men of the day, have been playing their own Great Game in this vast region all over again. They laid the groundwork for today’s suffering. New corrupt leaders, men of little meaning and wisdom, have brought more harm on this part of the world, but they will not be judged by some International Court for all the suffering they have inflicted, after deliberately provoking endless disruptions, wars and mass migration.

i Henry Corbin, En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques, t.2, p.35

The God of Israel had a Wife


« It is difficult to admit, but it is clear to researchers today that the people of Israel did not stay in Egypt, that they did not wander in the desert, that they did not conquer the Promised Land in a military campaign, that they did not share it among the twelve tribes of Israel. More difficult to digest is the now clear fact that the unified kingdom of David and Solomon, described by the Bible as a regional power, was at most a small tribal kingdom. Moreover, it is with a certain unease that we will have to live, when one knows that the Lord, the God of Israel, had a wife, and that the ancient Israelite religion did not adopt monotheism until the end of the monarchical period, and not on Mount Sinai. »

These provocative lines, not devoid of a kind of transgressive jubilation, were published in the Haaretz newspaper, on 29 October 1999 by Israeli archaeologist Zeev Herzog, professor at Tel Aviv University.

Archaeology is a discipline that requires a lot of rigor, both in the treatment of discoveries in the field and in the interpretation that makes them.

It is interesting to analyze the way in which this archaeologist prioritizes his conclusions. What seems to him « the most difficult to digest », among the revelations he is entitled to make, is that the kingdom of David and Solomon was not a « regional power » at that time, but only « a small tribal kingdom ».

Why is this more difficult to « digest » than, for example, the revelation that the account of the Exodus has no historical or archaeological basis? Would the political power of the moment be more important than the symbolic power of the myth and epic guided by Moses?

Or does this imply that the « Great Story » that Israel gives to itself may vary according to time and circumstances?

Now that Israel has at least two hundred nuclear warheads, a huge qualitative and quantitative leap has been made in terms of ‘regional power’ since the days of David and Solomon. On the other hand, with regard to the « Great Story », it remains to be seen whether the progress made since that distant time has been comparable.

As for the very late adoption of monotheism by the people of Israel, around the 8th century BC, the period corresponding to the end of the Kingdom of Israel, it is worth noting that, more than a millennium before, the Aryas of the Indus basin already worshipped a single God, a supreme Creator, Master and Lord of all universes.

In ancient Iran, the Zend Avesta, a religion that derives in part from the Veda, professed the same belief in a good, unique God in the second half of the 2nd millennium BC.

With regard to the alleged « wife of God », it should be pointed out that in the ancient religion of Israel, this « wife » could be just be interpreted as a metaphor, and assimilated to Wisdom (Hokhmah). In another interpretative configuration, this « wife » was Israel itself.

It should also be noted that in the Veda and Zend Avesta, metaphors such as « the spouse of the Divinity » were widely used since very ancient times.

Conceptually, then, it is legitimate to argue that a form of Vedic or Zoroastrian monotheism existed long before Abraham left Ur in the Chaldea.

But it must also be noted that Israel’s faith in one God is still alive today, after three millennia.

The Veda or Zend Avesta have apparently had less success in the long term.

But these religions have left a huge memory, which still irrigates the minds of entire continents today, with Buddhism and Hinduism.

Life is proven by life, like the cake by the eating. This is true of life as of ideas. And the memory of what was « life » also has its own « life », from which we can expect anything to be born, some day.

The ‘God of the Gods’ and the’ Idolaters’


Secrets are to be kept untold, and to remain so. But what about their very existence? The owners of essential (or even divine) secrets, though not allowed to reveal any of their content, sometimes give in to the temptation to allude to the fact that they are the custodians of them.

They cannot and will not reveal anything, of course, but they maybe inclined to leak that they know ‘something’, that could be revealed some day, though it has to remain secret, for the time being.

Of course, this attitude is childish, and dangerous.

Exciting the curiosity of outsiders brings problems, and can turn sour.

If a secret is a secret, then it has to be absolutely kept secret, and its very existence has also to be kept hidden.

Voltaire points out the problem that those claiming big, ‘magical’ secrets may encounter: « Let us see some secret of your art, or agree to be burned with good grace, » he writes in the article « Magic » of his Philosophical Dictionary.

Secrecy, magic and religion have had, over the centuries, chaotic, contradictory and confrontational relationships. Those who openly claimed knowledge of higher levels of understanding, but who refused to share them, were exposed to jealousy, anger, hatred and ultimately violence. They could be accused of fraud or heresy, so much the vaunted knowledge of ultimate secrets could be a source of cleavage, of suspicion.

The famous Magi kings came from Mesopotamia, or present-day Iran, to pay tribute to a newborn child, in Bethlehem, bringing gold, incense and myrrh in their luggage. Undoubtedly, they were also carriers of deep secrets. As Magi, they must have known the mysteries of Mithra, the achievements of the Zoroastrian tradition and maybe some other teachings from further East.

In those days, ideas, mystical traditions and mysteries were traveling fast.

There is no doubt for instance that the Latin word ‘deus’ (god) came all the way from the vedic ‘deva’, which is a Sanskrit word.

According to Franz Cumont, a ‘deva’, in the Veda, is first and foremost, a « being of light », and by a metaphorical extension a « god ». One also finds, in Avestic texts of Zend-Avesta, attributed to Zoroaster, the very similar term of ‘daêva’, but with a very different meaning.

« Daêvas » are not « gods », they are « devils », evil spirits, hostile to the beneficial power of Ahura Mazda, the Good and Almighty God of Zoroastrianism. This inversion of meaning, « gods » (deva) being turned into « devils » (daêva), is striking.

The peoples of ancient Iran borrowed their gods and much of their religion from the neighboring people in the Indus basin, but reversed the meaning of some key words, probably to better distinguish themselves from their original tribes.

Why this need to stand out, to differentiate oneself?

Jan Assman in his book, Moses the Egyptian, points to the fact that the Hebrews reportedly borrowed a number of major ideas from the ancient Egyptian religion, such as monotheism, as well as the practice of sacrifice, but then « inverted » the meaning of some of these fundamental ideas.

Assmann calls this borrowing followed by an inversion, the « Mosaic distinction ».

For example, the ‘Bull’ stands for a sacred representation of the God Apis among Egyptians, and the bull is thus a ‘sacred’ animal, just as in India cows are.

But, following the « Mosaic distinction’, the Hebrews sacrificed without restraint cattle and sheep, which were considered sacred in Egypt.

The Veda and the Zend Avesta keep track of the genesis and decadence of almost forgotten beliefs. These texts form an essential milestone for the understanding of religions that were later developed further west, in the Chaldea, Babylon, Judea-Samaria. The clues are fragile, but there are many avenues for reflection.

For example, the Avestic god Mithra is a « God of the Hosts », which reminds us of the Elohim Tsabaoth of the Hebrews. He is the Husband and Son of a Virgin and Immaculate Mother. Mithra is a Mediator, close to the Logos, the word by which Philo of Alexandria, Jewish and Hellenophone, translates Wisdom (Hokhmah), celebrated by the Hebrew religion, and also close to the Evangelical Logos.

As such, Mithra is the Intermediary between the Almighty Divine Power and the created world. This idea has been taken up by Christianity and Jewish Kabbalah. In the cult of Mithra, sacraments are used, where wine, water and bread are the occasion for a mystical banquet. This is close to the rites of the Jewish Sabbath or Christian Communion.

These few observations indicate that there is no lack of continuity in the wide geographical area from Indus to Oxus, Tigris, Euphrates, Jordan and Nile to Greece and Rome. On this immense arc, fundamental beliefs, first intuitions, sowing seeds among peoples, intersect and meet.

The Vedic Mitra, the Avestic Mithra are figures that announce Orpheus and Dionysus. According to an etymology that borrows its sources from the language of Avesta, Dionysus must be understood as an Avestic name : div-an-aosha, that is: « the God of the drink of immortality ».

The Jews themselves, guardians of the tradition of the one God, bear witness to the antiquity of the belief, common to all the peoples of this vast region, in the God of the Gods. « As our masters note, the Name of the God of the Gods has always been a common tradition among idolaters.»i

The prophet Malachi also said: « For from sunrise to sunset, my Name is great among the nations. »ii

One can assume that ‘monotheism’, whatever the exact meaning given to this relatively recent concept, therefore has a very long history, and extremely old roots.

The intuition of a God of the gods has undoubtedly occupied the minds of men for thousands of years, long before it took on the monotheistic form that we know today.

iRabbi Hayyim de Volozhin. L’âme de la vie

iiMalachie 1, 11

Leaving aside Joy and Sorrow


All religions, all beliefs, play their part in this world.

They are all quite different in a sense, But they all play a role in the current global, political and moral crisis.

Whether Vedic, Egyptian, Zend, Chaldean, Jewish, Buddhist, Hinduist, Christian, Islamic, all religions have something essential in common: they all have some kind of responsibility for the misfortune of the world.

Whether they say they are « outside » the world, or « inside » the world, they are responsible for what they say or let say, for what they do or let do on their behalf.

They are part of the world, taking on the most eminent place, that of judge, master and sage.

How could they not be linked to the actions and speeches of their followers?

How can we not judge them as much on what they say as on what they don’t say?

How can we not bring their great witnesses to the public arena and ask their opinion on the state of the world, as we would on election night or on a day of disaster?

We don’t really know where the chain of prophets began or when it will end.

Is the seal of the word sealed for eternity? Who will tell?

Will the Messiah return? Who will see that day?

Will eschatology come to an end? Who will hear the final Word?

If ten thousand years is not enough to lower the pride of the presumptuous, let us give ourselves a hundred centuries or a million millennia, just to see what will remain of the dust of words once tables, once stones, once laws.

Lists of names can be listed, to stimulate memories. How far back do we go?

Agni, Osiris, Melchizedek, Zoroaster, Moses, Hermes, Buddha, Pythagoras, Isaiah, Jesus, Muhammad…

In a few million years, we will see that they all shared their differences, their aspirations, their visions, their breaths, their ends.

What does the « religion » of these prophets have to do with « entities » now called Palestine, Israel, Saudi Arabia, Kuwait, the United States, Afghanistan, Iraq, Iran, Syria, Egypt, India, Greece, China, France, Germany?

Will History teach us some day the essence of the difference between the « religion » of the Khârijites, the Zaydites, the Imâmites, the Ismaili Shi’ites and the Sunni ‘majority’ of Islam?

What was really the origin of the « religion » of the Nizarrians, and that of Hassan ibn al-Sabbah’s Assassiyoun?

What is the « religion » of the Taliban?

These questions are pointless, useless, apparently. There are better things to do, as it seems, such as fighting, killing people, bombing cities, beheading bodies, murdering children.

The religions of the past illuminate the wanderings of the present and those of the future with a special light, a premonitory aura.

Their slow epigenesis must be observed.

Their (implicit, slow) convergence must not be excluded, in the long run, beyond their differences.

Memory is necessary for understanding the present, as time takes its time.

But who still has time to remember?

Religions highlight, with words, curses and targeted blessings, much of the world’s misfortune.

They reveal the fragility, weakness, instability, irreducible fracture of Man.

They encourage us to take a long and global perspective, to observe the events of the day, to understand them, to anticipate their consequences, and to overcome pain, anxiety, fatigue and the desire for revenge, the drive for hatred.

For more than fifty-five centuries, several religions have been born and deployed in a limited geographical area, it is worth noting.

This privileged area, this node of beliefs and passions, extends from the Nile Valley to the Ganges basin, via the Tigris and Euphrates, the Oxus, and the Indus.

Geography changes more slowly than the hearts of mortals….

Between the Indus and the Oxus, which country best reflects today the past millennia, the erased glories?

Pakistan? Afghanistan?

How can we forget that Iran and Iraq (like Ireland) take their names from the ancient Aryas, attesting to the ancient Indo-European ties of Persia, Elam and Europe?

The Aryas, long before they even received their « Aryan » name, founded two major religions, the Veda in India, and the Zend Avesta in Iran.

Colossal forces! Immaculate memories!

Antoine Fabre d’Olivet reports that Diagoras de Melos (5th century BC), nicknamed « the atheist », a mocking and irreverent character, discredited the Mysteries by disclosing and ‘explaining’ them. He even went so far as to imitate them in public. He recited the Orphic Logos, he shamelessly revealed the Mysteries of Eleusis and those of the Cabires.

Who will dare to unveil today, like Diagoras, the actual mysteries of the world to the amazed crowds?

« Religion » is a prism, a magnifying glass, a telescope and a microscope at the same time.

« Religion » is above all an anthropological phenomenon.

Dogma bring nothing to this debate, or rather ignite it without benefit to the heart or the mind.

A global anthropology of « religion » could possibly reveal some constants of the human mind.

These constants do exist. Thus, the latent, impalpable or fleeting feeling of « mystery ».

This « mystery » is not defined. It escapes any categorization. But implicitly, indirectly, by multiplying approaches, by varying angles, by accumulating references, by evoking the memory of peoples, their sacredness, perhaps we sometimes manage to see the shadow of its trace, its attenuated effluvium.

There is also the idea of a unique, principal, creative divinity. It is found in various forms, in ancient times, long before Abraham’s time, before the Zend, even before the Veda.

Constant again is the question of origin and death, the question of knowledge of what we cannot know.

What breath then goes through the pages of the Book of the Dead, the manuscripts of Nag Hammadi, the hymns of Ṛg Véda or the Gāthās of Zend Avesta? What breath, even today, runs through the world, in a time so different from the origins?

This breath, it is still possible to perceive it, to breathe its smell.

A world of ideas and beliefs, distant, astonishing, serves as a foundation for today’s world, filled with violence and lies, populated by « saints » and murderers, wise men and prophets, fools and crooks, death cries and « divine winds » (kami-kaze).

Who, today, thinks the world’s destiny?

When reading the Upaniṣad, let us also think of the « masters of the world », the « gnomes » enslaved to the banks, the political « dwarves » governing the peoples, perched on the shoulders of centuries?

« Those who are agitated in ignorance consider themselves wise. They run wildly around like blind people, led by a blind man. »i

It is a fact that we often observe, at the highest level, hypocrisy, lies, baseness, cowardice, and much more rarely wisdom, courage, truth.

But it is also a fact that anything can happen, always., at any time.

Anything is possible, on principle. The worst. The best. The mediocre. The unspeakable. The unheard of.

The world is saturated with ideas from all ages. Sometimes, from nowhere, new forms are born, shimmering above the rubble and catacombs, relics and hypogoria, crypts and hidden treasures.

Who will see these incredible visions, yet to appear?

Those who will be able to « meditate on what is difficult to perceive, penetrate the secret that is deposited in the hidden place, that resides in the ancient abyss ».

Those who « leave aside the joy and sorrow. »ii

i KU. 2.5

iiKU. 2.12

An « automatic » prophet


As its name suggests, surrealism wanted to transcend a little bit the reality, but not too much. That is, surrealism wanted to establish itself, modestly, just a little « above » the common reality.

André Breton, who coined the word, had considered for a moment the word « supernaturalism« , but it was too close to the adjective « supernatural », and its metaphysical connotations: then it was not okay at all. The Surrealists weren’t going to let us think that they were interested to deal with the back worlds and supernatural entities…

In this temporary elevation above reality, the surrealist poet only seeks to occupy unexpected points of view, to produce symbols, to collect images — not falling from above, but spontaneously rising from below: surrealism really is a materialism.

Arcane 17 by André Breton gives some indications on the surrealist way to penetrate the « great secret »:

« This was for me the very key to this revelation I spoke of and that I could only owe to you alone, on the threshold of this last winter. In the icy street, I see you moulded on a shiver, your eyes alone exposed. With the collar high up, the scarf tightened with your hand over your mouth, you were the very image of the secret, one of nature’s great secrets when it was revealed, and in your eyes at the end of a storm you could see a very pale rainbow rising. »

We cannot believe for a moment that this so-called ‘revelation’ belongs to the anecdote, the banal memory, the autobiographical emotion. This would not be worthy of a ‘pope’ like Breton (even if he were to be a surreal one).

« The very image of the secret », it is obvious, cannot just be the figure of a beloved woman, – such as a Jacqueline Lamba, so revealed, so nude in her nautical dance, or an Elisa Claro, so naked in her mystery.

« The very image of the secret » is really a figure of ‘revelation’, of the « great secrets of nature at the moment when it is revealed ».

What is this « great secret »? What is this image « molded on a shiver »?

In a letter dated March 8, 1944, Breton confided: « I am thinking of writing a book around Arcanum 17 (the Star, Eternal Youth, Isis, the myth of the Resurrection, etc.) taking as a model a lady I love and who, unfortunately, is currently in Santiago. »

The « great secret » is therefore that of Arcanum 17, the metaphor of the Star, the (surreal) vision of the resurrection, the intuition of Isis, a dream of dawn and rainbow.

No woman of remembrance, no spectre of the future, no « godmother of God », no « ambassador of saltpetre » or « of the white curve on a black background that we call thought » …

Then who is this Star?

Who is this Isis?

Isis is here, as already in ancient Egypt, a metaphor (‘surreal’ or ‘supernatural’?) of Wisdom, even if Breton, an automatic poet, a Marxist and a Freudian, was probably voluntarily overtaken by his writing process.

Let’s see.

Only the eyes of the « revelation » are exposed. Everything else is wrapped, hidden – like Wisdom, all of it « vision ».

The scarf is tightened from hand to mouth, – like Wisdom, with a rare speech.

His gaze is between the storm and the dawn. Wisdom remains between the past and the future.

The « icy » street is a world without warmth, slippery, without foundation; only Wisdom announces the end of the storm, a saving sign (the very pale rainbow).

Three quarters of a century earlier, Verlaine had already used the adjective « icy ».

« In the old lonely and icy park

Two forms have just passed.

Their eyes are dead and their lips are soft,

And you can barely hear their words. »

Two past shapes, dead-eyed. Two indistinct spectra – unreal.

The « icy street », the revelation « molded on a shiver » – as for them, surreal.

When will the « last winter » end?

When will appear the miracle of heat and light that « pale eyes » provide?

The poet recognized the sign of mystery, he goes back to the source.

« This mysterious sign, which I knew only to you, presides over a kind of exciting questioning that gives at the same time its answer and brings me to the very source of the spiritual life. (…) This key radiates such a light that one begins to worship the very fire in which it was forged. »

Breton, surrealist and materialistic, thus brought to « the very source of the spiritual life »!

Breton, immersed in the light of the mind!

Breton, fire worshipper!

Breton, a Zoroaster from the left bank!

Breton, declaiming the Zend, in a bistro in the Vieux Portof Marseilles!

Why not?

The church of Saint Germain des Prés was built on the site of an old temple of Isis, just like in Marseilles, the Cathedral of the Major.

Always the poet must conclude – with precise words.

« The virtue among all singular that emerges from your being and that, without hesitation, I found myself referred to by these words: « Eternal youth », before having recognized their scope. »

Breton spoke too quickly. He concedes it a posteriori. « Eternal youth », the « virtue among all singular » is still a metaphor, imperfect and surreal.

Carried away by the automatic momentum, Breton finally recognized its scope, and its essence.

The « Eternal youth », this Isis, shouts loudly: Breton is only an automatic prophet of Wisdom.

Le Dieu « Qui ? », le Dieu « Quoi » et le Dieu « Cela ». (A propos des noms « grammaticaux » de Dieu, dans le Véda et dans le Zohar).


 

L’idée d’un Dieu unique est extrêmement ancienne. Elle n’est certes pas apparue dans un seul peuple, ou dans une seule nation. Il y a plus de quatre mille ans, – bien avant qu’Abraham ne quitte Ur en Chaldée, le Dieu unique était déjà célébré par des peuples nomades transhumant en Transoxiane pour s’établir dans le bassin de l’Indus, comme l’atteste le Véda, puis, quelques siècles plus tard, par les peuples de l’Iran ancien, ce dont témoignent les textes sacrés de l’Avesta.

Mais le plus étrange c’est que ces peuples très divers, appartenant à des cultures séparées par plusieurs millénaires et distantes de milliers de kilomètres ont appelé le Dieu, de façon analogue, dans certains occasions, du pronom interrogatif : « Qui ? ».

Plus surprenant encore, quelques trois mille cinq cent ans plus tard après que soit apparue cette innovation, la Kabbale juive a repris en plein Moyen Âge européen, cette idée de l’usage du pronom interrogatif comme Nom de Dieu, en la développant et la commentant en détails dans le Zohar.

Il me semble qu’il y a là une matière riche pour une approche anthropologique comparée des religions célébrant le Dieu « Qui ? ».

Les prêtres védiques priaient le Dieu unique et suprême, créateur des mondes, Prajāpati, – le « Seigneur (pati) des créatures (prajā)».

Dans le Rig Veda, Prajāpati est évoqué sous le nom (Ka), dans l’hymne 121 du 10ème Mandala.

« Au commencement paraît le germe doré de la lumière.

Seul il fut le souverain-né du monde.

Il remplit la terre et le ciel.

A quel Dieu offrirons-nous le sacrifice ?

Lui qui donne la vie et la force,

lui dont tous les dieux eux-mêmes invoquent la bénédiction,

l’immortalité et la mort ne sont que son ombre !

A quel Dieu offrirons-nous le sacrifice ?

(…)

Lui dont le regard puissant s’étendit sur ces eaux,

qui portent la force et engendrent le Salut,

lui qui, au-dessus des dieux, fut seul Dieu !

A quel Dieu offrirons-nous le sacrifice ? »i

Müller affirme la prééminence du Véda dans l’invention du nom « Qui ? » de Dieu: « Les Brâhmans ont effectivement inventé le nom Ka de Dieu. Les auteurs des Brahmaṇas ont si complètement rompu avec le passé qu’oublieux du caractère poétique des hymnes, et du désir exprimé par les poètes envers le Dieu inconnu, ils ont promu un pronom interrogatif au rang de déité »ii.

Dans la Taittirîya-samhitâiii, la Kaushîtaki-brâhmaaiv, la ṇdya-brâhmaav et la Satapatha-brâhmaavi, chaque fois qu’un verset se présente sous une forme interrogative, les auteurs disent que le pronom Ka qui porte l’interrogation désigne Prajāpati. Tous les hymnes dans lesquels se trouvait le pronom interrogatif Ka furent appelés Kadvat, c’est-à-dire ‘possédant le kad’,  – ou ‘possédant le « qui ? »’. Les Brahmans formèrent même un nouvel adjectif s’appliquant à tout ce qui était associé au mot Ka. Non seulement les hymnes mais aussi les sacrifices offerts au Dieu Ka furent qualifiés de ‘Kâya’ vii.

L’emploi du pronom interrogatif Ka pour désigner Dieu, loin d’être une sorte d’artifice rhétorique limité, était devenu l’équivalent d’une tradition théologique.

Une autre question se pose. Si l’on sait que Ka se réfère en fait à Prajāpati, pourquoi employer avec sa charge d’incertitude un pronom interrogatif, qui semble indiquer que l’on ne peut pas se contenter de la réponse attendue et connue ?

Plus à l’ouest, vers les hauts-plateaux de l’Iran, et un demi-millénaire avant l’Exode des Hébreux hors d’Égypte, les Yashts, qui font partie des hymnes les plus anciens de l’Avesta, proclament aussi cette affirmation du Dieu unique à propos de lui-même : « Ahmi yat ahmi » (« Je suis qui je suis »)viii.

Dieu se nomme ainsi dans la langue avestique par l’entremise du pronom relatif yat, « qui », ce qui est une autre manière de traiter grammaticalement de l’incertitude sur le nom réel du Dieu.

Un millénaire avant Moïse, Zarathushtra demande au Dieu unique: « Révèle moi Ton Nom, ô Ahura Mazda !, Ton Nom le plus haut, le meilleur, le plus juste, le plus puissant».

Ahura Mazda répond alors: « Mon Nom est l’Un, – et il est en ‘question’, ô saint Zarathushtra ! »ix.

Le texte avestique dit littéralement: « Frakhshtya nâma ahmi », ce qui peut se traduire mot-à-mot : « Celui qui est en question (Frakhshtya), quant au nom (nâma), je suis (ahmi) » .x

Fort curieusement, bien après le Véda et l’Avesta, la Bible hébraïque donne également au Dieu unique ces mêmes noms « grammaticaux », « qui ?» ou « celui qui ».

On trouve cet usage du pronom interrogatif « qui? » (מִי , mi ) dans le verset d’Isaïe xi: מִיבָרָא אֵלֶּה (mi bara éleh), « Qui a créé cela ? ».

Quant au pronom relatif « qui, celui qui » (אֲשֶׁר , asher), il est mis en scène dans un célèbre passage de l’Exodexii : אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה (éhyeh asher éhyeh), « Je suis celui qui est», traduit aussi par : « Je suis qui je suis ».

En fait, la grammaire hébraïque ne distingue pas entre le présent et le futur. Le mot éhyeh signifie à la fois « Je suis » et « Je serai ». D’où cette autre possible traduction : «  Je serai qui je serai. »

Cette dernière option laisse ouverte la possibilité d’une révélation à venir, d’un autre Nom encore, ou d’une essence divine dont l’essence est de ne pas avoir d’essence grammaticalement formulable ou linguistiquement dicible, sinon approximativement, par exemple par le biais d’un pronom relatif et d’une forme verbale au futur…

Deux millénaires après Isaïe, en plein Moyen Âge européen, le célèbre livre de la Kabbale juive, le Zohar, attribué à Moïse de Léon, s’est attaché à une étude détaillée du nom Mi (« Qui ? ») de Dieu.

L’une des pistes nouvelles qui en découle est le rapport intrinsèquement divin du Mi , le « Qui ? », au , le « Quoi » et au Éléh , le « Cela ».

« Il est écrit : « Au commencement. » Rabbi Éléazar ouvrit une de ses conférences par l’exorde suivant : « Levez (Is 40, 28) les yeux en haut et considérez qui a créé cela. » « Levez les yeux en haut », vers quel endroit ? Vers l’endroit où tous les regards sont tournés. Et quel est cet endroit? C’est l’ « ouverture des yeux ». Là vous apprendrez que le mystérieux Ancien, éternel objet des recherches, a créé cela. Et qui est-il ? – « Mi » (= Qui). C’est celui qui est appelé l’ « Extrémité du ciel », en haut, car tout est en son pouvoir. Et c’est parce qu’il est l’éternel objet des recherches, parce qu’il est dans une voie mystérieuse et parce qu’il ne se dévoile point qu’il est appelé « Mi » (= Qui) ; et au delà il ne faut point approfondir. Cette Extrémité supérieure du ciel est appelée « Mi » (= Qui). Mais il y a une autre extrémité en bas, appelée « Mâ » (= Quoi). Quelle différence y a-t-il entre l’une et l’autre ? La première, mystérieuse, appelée « Mi » est l’éternel objet des recherches ; et, après que l’homme a fait des recherches, après qu’il s’est efforcé de méditer et de remonter d’échelon en échelon jusqu’au dernier, il finit par arriver à « Mâ » (= Quoi). Qu’est-ce que tu as appris ? Qu’est-ce que tu as compris ? Qu’est-ce que tu as cherché ? Car tout est aussi mystérieux qu’auparavant. C’est à ce mystère que font allusion les paroles de l’Écriture : ‘Mâ (= Quoi), je te prendrai à témoin, Mâ (= Quoi), je te ressemblerai.’ »xiii

Qu’est-ce que nous apprenons, en effet ? Qu’avons-nous compris ?

Mi est un Nom de Dieu. C’est un éternel objet de recherche.

Peut-on l’atteindre ? Non.

On peut seulement atteindre cet autre nom, qui n’est encore qu’un pronom, (= Quoi).

On cherche « Qui ? » et l’on atteint « Quoi ».

Ce n’est pas le Mi cherché, mais de lui on peut dire, comme l’Écriture en témoigne : « Mâ, je te prendrai à témoin, je te ressemblerai. »xiv

Le Zohar indique en effet:

« Lorsque le Temple de Jérusalem fut détruit, une voix céleste se fit entendre et dit : « Mâ (= Quoi) te donnera un témoignage », car chaque jour, dès les premiers jours de la création, j’ai témoigné, ainsi qu’il est écrit : «Je prends aujourd’hui à témoin le ciel et la terre. » « Mâ te ressemblera », c’est-à-dire te conférera des couronnes sacrées, tout à fait semblables aux siennes, et te rendra maître du monde. »xv

Le Dieu dont le Nom est Mi n’est pas le Dieu dont le Nom est , et pourtant ils ne font qu’un.

Et surtout, sous le Nom de , il sera un jour l’égal de celui qui le cherche en toutes choses :

« ‘Mâ (= Quoi) deviendra ton égal’, c’est-à-dire il prendra en haut la même attitude que tu observeras en bas ; de même que le peuple sacré n’entre plus aujourd’hui dans les murs saints, de même je te promets de ne pas entrer dans ma résidence en haut avant que toutes les troupes soient entrées dans tes murs en bas. Que cela te serve de consolation, puisque sous cette forme de «Quoi » (Mâ) je serai ton égal en toutes choses. »xvi

L’homme qui cherche est placé entre Mi et , dans une position intermédiaire, tout comme jadis Jacob.

« Car (Mi), celui qui est l’échelon supérieur du mystère et dont tout dépend, te guérira et te rétablira ; Mi, extrémité du ciel d’en haut, et Mâ, extrémité du ciel d’en bas. Et c’est là l’héritage de Jacob qui forme le trait d’union entre l’extrémité supérieure Mi et l’extrémité inférieure Mâ, car il se tient au milieu d’elles. Telle est la signification du verset : « Mi (= Qui) a créé cela» (Is 40, 26). »xvii

Mais ce n’est pas tout. Le verset d’Isaïe n’a pas encore livré tout son poids de sens. Que signifie « Cela »?

« Rabbi Siméon dit : Éléazar, que signifie le mot « Éléh » (= Cela)? Il ne peut pas désigner les étoiles et autres astres, puisqu’on les voit toujours et puisque les corps célestes sont créés par « Mâ », ainsi qu’il est écrit (Ps 33, 6) : « Par le Verbe de Dieu, les cieux ont été créés. » Il ne peut pas non plus désigner des objets secrets, attendu que le mot « Éléh » ne peut se rapporter qu’à des choses visibles. Ce mystère ne m’avait pas encore été révélé avant le jour où, comme je me trouvais au bord de la mer, le prophète Élie m’apparut. Il me dit : Rabbi, sais-tu ce que signifient les mots : « Qui (Mi) a créé cela (Éléh) ? » Je lui répondis : Le mot « Éléh » désigne les cieux et les corps célestes ; l’Écriture recommande à l’homme de contempler les œuvres du Saint, béni soit-il, ainsi qu’il est écrit (Ps 8, 4) : « Quand je considère tes cieux, œuvre de tes doigts, etc. » , et un peu plus loin (Ibid., 10) :« Dieu, notre maître, que ton nom est admirable sur toute la terre. » Élie me répliqua : Rabbi, ce mot renfermant un secret a été prononcé devant le Saint, béni soit-il, et la signification en fut dévoilée dans l’École céleste, la voici : Lorsque le Mystère de tous les Mystères voulut se manifester, il créa d’abord un point, qui devint la Pensée divine ; ensuite il y dessina toutes espèces d’images, y grava toutes sortes de figures et y grava enfin la lampe sacrée et mystérieuse, image représentant le mystère le plus sacré, œuvre profonde sortie de la Pensée divine. Mais cela n’était que le commencement de l’édifice, existant sans toutefois exister encore, caché dans le Nom, et ne s’appelant à ce moment que « Mi ». Alors, voulant se manifester et être appelé par son nom, Dieu s’est revêtu d’un vêtement précieux et resplendissant et créa « Éléh » (Cela), qui s’ajouta à son nom.

« Éléh », ajouté à« Mi » renversé, a formé « Elohim ». Ainsi le mot « Élohim » n’existait pas avant que fut créé « Éléh ». C’est à ce mystère que les coupables qui adorèrent le veau d’or firent allusion lorsqu’ils s’écrièrent (Ex 32, 4) : « Éléh » est ton Dieu, ô Israël. »xviii

Je trouve ce passage du Zohar absolument génial !

On y apprend que la véritable essence du veau d’or n’était ni d’être un veau, ni d’être en or. Le veau d’or n’était qu’un prétexte, certes « païen », mais c’est aussi là une part importante du sel de l’histoire.

Il n’était là que pour être désigné comme l’essence de «Éléh» (Cela), troisième instanciation de l’essence divine, après celle du « Mi » et celle du « Mâ »…

Cela on peut le déduire en associant le Nom « Mi » (Qui?) au Nom «Éléh» (Cela), ce qui permet d’obtenir le Nom « Elohim » (Dieu), après avoir inversé le Mi en im…

Le Nom Mi, le Nom et le Nom Éléh n’étaient pas d’abord des noms (divins), mais seulement des pronoms (interrogatif, relatif, démonstratif).

Ces pronoms divins, en qui réside une puissante part de mystère de par leur nature grammaticale, entrent aussi en interaction. Ils se renvoient l’un à l’autre une part de leur sens profond. Le « Qui ? » appelle le « Quoi ? », et ils désignent aussi tous deux un « Cela » immanent, grammaticalement parlant.

Le plan grammatical de l’interprétation est riche. Mais peut-on en tenter une lecture plus théologique ? Je le pense.

Ces trois Noms divins, « Qui ? », « Quoi » et « Cela », forment une sorte de proto-trinité.

Cette proto-trinité évoque trois qualités de Dieu :

C’est un Dieu personnel, puisque à propos de lui on peut poser la question « Qui ? ».

C’est un Dieu qui entre en mouvement, en relation, puisque des pronoms relatifs (« Celui qui », « Quoi ») peuvent le désigner.

Enfin c’est un Dieu immanent, puisque un pronom démonstratif (« Cela ») peut l’évoquer.

Même si le judaïsme revendique une absolue « unité » du divin, il ne peut s’empêcher de faire éclore en son propre sein des formulations trinitaires, – ici, en l’occurrence, sous une forme grammaticale.

Cette phénoménologie trinitaire du divin dans le judaïsme, sous la forme grammaticale qu’elle emprunte, ne la rend pas moins profonde ni moins éternellement pérenne. Car s’il y a bien un symbole toujours présent, toujours à l’œuvre, du câblage originaire de l’esprit humain, c’est la grammaire…

Dans un million d’années, ou même dans sept cent millions d’années, et quelle que soit l’idée du divin qui régnera alors, il y a aura toujours une grammaire transhumaine pour évoquer les catégories du Qui ?, du Quoi ?, et du Cela !… et pour en faire des visages du divin.

iRig Veda. 121ème Hymne. Livre X.

iiMax Müller. History of Ancient Sanskrit Literature. 1860, p. 433

iii I, 7, 6, 6

iv XXIV, 4

v XV, 10

vii Le mot Kâya est utilisé dans la Taittirîya-samhitâ (I, 8, 3, 1) et la Vâgasaneyi-samhitâ (XXIV, 15).

viii Max Müller, Theosophy or Psychological Religion. Ed. Longmans, Green. London, 1895, p.52

ix « My name is the One of whom questions are asked, O Holy Zarathushtra ! ». Cité par Max Müller, Theosophy or Psychological Religion. Ed. Longmans, Green & Co. London, 1895, p. 55

x Cf. cette autre traduction proposée par Max Müller : « One to be asked by name am I », in Max Müller. Theosophy or Psychological Religion. Ed. Longmans, Green & Co. London, 1895, p. 55

xiIs 40,26

xiiEx 3,14

xiiiZohar I,1b. Trad. Jean de Pauly.

xivZohar I,1b. Trad. Jean de Pauly.

xvZohar I,1b. Trad. Jean de Pauly.

xviZohar I,1b. Trad. Jean de Pauly.

xviiZohar I,1b. Trad. Jean de Pauly.

xviiiZohar I,1b-2a. Trad. Jean de Pauly.

L’Occident comprend-il l’Orient ?


L’Occident comprend-il l’Orient? La réponse courte est: non, pas encore.

Depuis plus de deux siècles, l’Occident a produit une phalange (réduite mais fort engagée) d’indianistes, de sanskritistes et de spécialistes du Véda. Leurs traductions, leurs commentaires, leurs recensions et leurs savantes thèses, sont généralement de bonne facture, et font montre d’une érudition de haut niveau. Les départements spécialisés des universités occidentales ont su promouvoir, bon an mal an, d’excellentes contributions à la connaissance de l’énorme masse de documents et de textes, védiques et post-védiques, appartenant à une tradition dont l’origine remonte il y a plus de quatre mille ans.

On est vite frappé cependant par l’éclatante diversité des points de vue exprimés par ces spécialistes sur le sens profond et la nature même du Véda. On est surpris par les différences remarquables des interprétations fournies, et au bout du compte, malgré une onctueuse harmonie de façade, par leur incompatibilité foncière, et leur irréconciliable cacophonie.

.

Pour donner une rapide idée du spectre des opinions, je voudrais citer brièvement certains des meilleurs spécialistes de l’Inde védique.

Il faudrait bien sûr, si l’on voulait être complet, faire un travail de recension systématique de l’ensemble de la recherche en indologie depuis le début du 19ème siècle, pour en déterminer les biais structurels, les failles interprétatives, les cécités et les surdités culturelles…

Faute de temps, je me contenterai de seulement effleurer la question en évoquant quelques travaux significatifs de spécialistes bien connus : Émile Burnouf, Sylvain Lévi, Henri Hubert, Marcel Mauss, Louis Renou, Frits Staal, Charles Malamoud, Raimon Panikkar.

On y trouvera pêle-mêle les idées suivantes, – étonnamment éclectiques et contradictoires…

La Parole védique (Vāk) équivaut au Logos grec et au Verbe johannique.

-La « Bible aryenne » est « grossière » et issue de peuples « demi-sauvages ».

-Le sacrifice du Dieu n’est qu’un « fait social »

-Le Véda s’est perdu en Inde de bonne heure.

-Les rites (notamment védiques ) n’ont aucun sens.

-Le sacrifice représente l’union du Mâle et de la Femelle.

-Le sacrifice est le Nombril de l’Univers.

Émile Burnoufi : le Vāk est le Logos

Actif dans la 2ème moitié du 19ème siècle, Émile Burnouf affirmait que les Aryâs védiques avaient une conscience très claire de la valeur de leur culte, et de leur rôle à cet égard. « Les poètes védiques déclarent qu’ils ont eux-mêmes créé les dieux :‘Les ancêtres ont façonné les formes des dieux, comme l’ouvrier façonne le fer’ (Vāmadéva II,108), et que sans l’Hymne, les divinités du ciel et de la terre ne seraient pas. »ii

L’Hymne védique « accroît la puissance des dieux, élargit leur domaine et les fait régner. »iii

Or l’Hymne, c’est aussi, par excellence, la Parole (Vāk).

Dans le Ṛg-Veda, un hymne célèbreiv porte d’ailleurs ce nom de « Parole ».

En voici des extraits, traduits par Burnouf :

« Je suis sage; je suis la première de celles qu’honore le Sacrifice.

Celui que j’aime, je le fais terrible, pieux, sage, éclairé.

J’enfante le Père. Ma demeure est sur sa tête même, au milieu des ondes (…)

J’existe dans tous les mondes et je m’étends jusqu’au ciel.

Telle que le vent, je respire dans tous les mondes. Ma grandeur s’élève au-dessus de cette terre, au-dessus du ciel même. »

Emile Burnouf commente et conclut:

« Ce n’est pas encore la théorie du Logos, mais cet hymne et ceux qui lui ressemblent peuvent être considérés comme le point de départ de la théorie du Logos. »v

Du Vāk au Logos ! Du Véda au Verbe de l’Évangile de Jean !

Saut plurimillénaire, interculturel, méta-philosophique, trans-religieux !

Rappelons que le Vāk est apparu au moins mille ans avant le Logos platonicien et au moins mille cinq cents ans avant que Jean l’évangéliste utilise le Logos comme métaphore du Verbe divin.

Burnouf force-t-il le trait au-delà de toute mesure?

N’est-ce pas là de sa part un anachronisme, ou pis, un biais fondamental, de nature idéologique, rapprochant indûment des traditions religieuses sans aucun rapport entre elles?

Ou bien, n’est-ce pas plutôt de sa part une intuition géniale ?

Qui le dira ?

Voyons ce qu’en pensent d’autres indianistes…

Sylvain Lévivi : la « Bible aryenne » est « grossière »

Curieuse figure que celle de Sylvain Lévi, célèbre indologue, élève de l’indianiste Abel Bergaigne. D’un côté il semble allègrement mépriser les Brāhmaṇas, qui furent pourtant l’objet de ses études, longues, savantes et approfondies. De l’autre, il leur reconnaît du bout des lèvres une certaine valeur, toute relative.

Qu’on en juge :

« La morale n’a pas trouvé de place dans ce système [des Brāhmaṇas] : le sacrifice qui règle les rapports de l’homme avec les divinités est une opération mécanique qui agit par son énergie intime ; caché au sein de la nature, il ne s’en dégage que sous l’action magique du prêtre. Les dieux inquiets et malveillants se voient obligés de capituler, vaincus et soumis par la force même qui leur a donné la grandeur. En dépit d’eux le sacrifiant s’élève jusqu’au monde céleste et s’y assure pour l’avenir une place définitive : l’homme se fait surhumain. »vii

Nous pourrions ici nous demander pourquoi d’éminents spécialistes comme Sylvain Lévi passent tant de temps, dépensent autant d’énergie, pour un sujet qu’ils dénigrent, au fond d’eux-mêmes?

L’analyse de Sylvain Lévi surprend en effet par la vigueur de l’attaque, le vitriol de certaines épithètes (« religion grossière », « peuple de demi-sauvages »), mêlées, il est vrai, de quelques vues plus positives :

« Le sacrifice est une opération magique ; l’initiation qui régénère est une reproduction fidèle de la conception, de la gestation et de l’enfantement ; la foi n’est que la confiance dans la vertu des rites ; le passage au ciel est une ascension par étages ; le bien est l’exactitude rituelle. Une religion aussi grossière suppose un peuple de demi-sauvages ; mais les sorciers, les magiciens ou les chamanes de ces tribus ont su analyser leur système, en démonter les pièces, en fixer les lois ; ils sont les véritables pères de la philosophie hindoue. »viii

Le mépris pour les « demi-sauvages » se double d’une sorte de dédain plus ciblé pour ce que Lévi appelle, avec quelque ironie, la « Bible aryenne » de la religion védique (rappel : le texte de Lévi date de 1898)  :

«Les  défenseurs de la Bible aryenne, qui ont l’heureux privilège de goûter la fraîcheur et la naïveté des hymnes, sont libres d’imaginer une longue et profonde décadence du sentiment religieux entre les poètes et les docteurs de la religion védique ; d’autres se refuseront à admettre une évolution aussi surprenante des croyances et des doctrines, qui fait succéder un stage de grossière barbarie à une période de délicatesse exquise. En fait il est difficile de concevoir rien de plus brutal et de plus matériel que la théologie des Brāhmaṇas ; les notions que l’usage a lentement affinée et qu’il a revêtues d’un aspect moral, surprennent par leur réalisme sauvage. »ix

Sylvain Lévi condescend cependant à donner une appréciation plus positive, lorsqu’il s’avise de souligner que les prêtres védiques semblent aussi reconnaître l’existence d’une divinité « unique » :

« Les spéculations sur le sacrifice n’ont pas seulement amené le génie hindou à reconnaître comme un dogme fondamental l’existence d’un être unique ; elles l’ont initié peut-être à l’idée des transmigrations.»x

Curieux mot que celui de transmigration, nettement anachronique dans un contexte védique… Tout se passe comme si le Véda (qui n’emploie jamais ce mot très bouddhiste de transmigration…) avait aux yeux de Lévi pour seul véritable intérêt, faute de valeur intrinsèque, le fait de porter en lui les germes épars d’un Bouddhisme qui restait encore à advenir, plus d’un millénaire plus tard…

« Les Brāhmaṇas ignorent la multiplicité des existences successives de l’homme ; l’idée d’une mort répétée n’y paraît que pour former contraste avec la vie infinie des habitants du ciel. Mais l’éternité du Sacrifice se répartit en périodes infiniment nombreuses ; qui l’offre le tue et chaque mort le ressuscite. Le Mâle suprême, l’Homme par excellence (Puruṣa) meurt et renaît sans cesse (…) La destinée du Mâle devait aboutir aisément à passer pour le type idéal de l’existence humaine. Le sacrifice a fait l’homme a son image. Le « voyant » qui découvre par la seule force de son intelligence, sans l’aide des dieux et souvent contre leur gré, le rite ou la formule qui assure le succès, est le précurseur immédiat des Buddhas et des Jinas qui découvrent, par une intuition directe et par une illumination spontanée, la voie du salut. »xi

Le Véda, on le voit, ne serait guère qu’une voie vers le Bouddha, selon Lévi.

Henri Hubert et Marcel Maussxii : Le sacrifice divin n’est qu’un « fait social »

Dans leur célèbre Essai sur la nature et la fonction du sacrifice (1899), Henri Hubert et Marcel Mauss ont entrepris l’ambitieuse et périlleuse entreprise de comparer diverses formes de sacrifices, telles que révélées par des études historiques, religieuses, anthropologiques, sociologiques, touchant l’humanité entière.

Persuadés d’être parvenus à formuler une « explication générale », ils pensent pouvoir affirmer « l’unité du système sacrificiel » à travers toutes les cultures et toutes les époques.

« C’est qu’au fond, sous la diversité des formes qu’il revêt, [le sacrifice] est toujours fait d’un même procédé qui peut être employé pour les buts les plus différents. Ce procédé consiste à établir une communication entre le monde sacré et le monde profane par l’intermédiaire d’une victime, c’est-à-dire d’une chose détruite au cours de la cérémonie. »xiii

L’unité du « système sacrificiel » se révèle principalement comme un « fait social », par l’intermédiaire de « la sacralisation de la victime », laquelle devient une « chose sociale »: « Les notions religieuses, parce qu’elles sont crues, sont ; elles existent objectivement, comme faits sociaux. Les choses sacrées, par rapport auxquelles fonctionne le sacrifice sont des choses sociales, Et cela suffit pour expliquer le sacrifice. »xiv

L’étude d’Hubert et Mauss s’appuie en particulier sur l’analyse comparée des sacrifices védiques et des sacrifices chez les anciens Hébreux.

Ces auteurs s’efforcent de déterminer un principe commun, unifiant des types de sacrifice extrêmement divers. « Au cours de l’évolution religieuse, la notion du sacrifice a rejoint les notions qui concernent l’immortalité de l’âme. Nous n’avons rien à ajouter sur ce point aux théories de Rohde, de MM. Jevons et Nutt sur les mystères grecs, dont il faut rapprocher les faits cités par M. S. Lévi, empruntés aux doctrines des Brahmanasxv et ceux que Bergaigne et Darmesteter avaient déjà dégagés des textes védiquesxviet avestiquesxvii. Mentionnons aussi la relation qui unit la communion chrétienne au salut éternelxviii. (…) Le trait caractéristique des sacrifices objectifs est que l’effet principal du rite porte, par définition, sur un objet autre que le sacrifiant. En effet, le sacrifice ne revient pas à son point de départ ; les choses qu’il a pour but de modifier sont en dehors du sacrifiant. L’effet produit sur ce dernier est donc secondaire. C’est la phase centrale, la sacrification, qui tend à prendre le plus de place. Il s’agit avant tout de créer de l’esprit. »xix

Ce principe d’unité prend toute sa résonance avec le sacrifice du dieu.

« Les types de sacrifice du dieu que nous venons de passer en revue se trouvent réalisés in concreto et réunis ensemble à propos d’un seul et même rite hindou : le sacrifice du soma. On y peut voir tout d’abord ce qu’est dans le rituel un véritable sacrifice du dieu. Nous ne pouvons exposer ici comment Soma dieu se confond avec la plante soma, comment il y est réellement présent, ni décrire les cérémonies au milieu desquelles on l’amène et on le reçoit sur le lieu du sacrifice. On le porte sur un pavois, on l’adore, puis on le presse et on le tue.»xx

Le « sacrifice du dieu », quelle que soit son éventuelle portée métaphysique, dont il n’est ici absolument pas question, n’est jamais au fond qu’un « fait social »…

Louis Renouxxi : Le Véda s’est perdu en Inde de bonne heure.

Louis Renou souligne dans ses Études védiques ce qu’il considère comme un « paradoxe frappant » à propos du Véda.

« D’une part, on le révère, on reconnaît en lui un principe omniscient, infaillible, éternel – quelque chose comme Dieu à forme de « Savoir », Dieu fait Livre (Bible), Logos indien – on s’y réfère comme à la source même du dharma, à l’autorité dont relèvent l’ensemble des disciplines brahmaniques. Et d’autre part, les traditions, disons philologiques, relatives au Véda, la substance même des textes qui le composent, tout cela s’est de bonne heure affaibli, sinon altéré ou perdu. »xxii

En fait, Renou montre que les ennemis les plus aiguisés du Véda ont très tôt proliféré en Inde même. Il énumère par exemple les « attitudes anti-védiques » des Jaïna, des Ājīvika et des Bouddhistes, les « tendances semi-védiques » des Viṣṇuïtes et des Śivaïtes, ou encore les positions « a-védiques » des Śākta et des Tāntrika. Renou rappelle que Rāmakrisna a enseigné : « La vérité n’est pas dans les Véda ; il faut agir selon les Tantra, non selon les Véda ; ceux-ci sont impurs du fait même qu’on les prononce etc… »xxiii et que Tukārām a dit: « Du rabâchage des syllabes du Véda naît l’orgueil »xxiv.

C’est avec l’apparition des Tantra que la période védique a vu sa fin s’amorcer, explique Renou. Elle s’est accélérée avec une réaction générale de la société indienne contre l’ancienne culture védique, et avec le développement de la religiosité populaire brimée jusqu’alors par les cultes védiques, ainsi qu’avec l’apparition du Viṣṇuïsme et du Śivaïsme et le développement des pratiques anti-ritualistes et ascétiques.

La fin du Véda semble s’expliquer par des causes profondes. Il était depuis des temps immémoriaux confié à la mémoire orale de Brahmanes, apparemment plus experts à en mémoriser le plus fidèlement possible la prononciation et le rythme de cantillation qu’à en connaître le sens ou à en perfectionner les interprétations.

D’où ce jugement définitif, en forme de condamnation : « Les représentations védiques ont cessé de bonne heure d’être un ferment de la religiosité indienne, elle ne s’y est plus reconnue là-même où elle leur demeurait fidèle. »xxv

Dès lors, le monde védique n’est plus qu’un « objet lointain, livré aux aléas d’une adoration privée de sa substance textuelle. »

Et Renou de conclure, avec un brin de fatalisme :

« C’est d’ailleurs là un sort assez fréquent pour les grands textes sacrés fondateurs des religions. »xxvi

Frits Staalxxvii : Les rites (védiques) n’ont aucun sens

Frits Staal a une théorie simple et ravageuse : le rite n’a aucun sens. Il est « meaningless ».

Ce qui importe dans le rituel, c’est ce que l’on fait, – non pas ce que l’on pense, ce que l’on croit ou ce que l’on dit. Le rituel n’a pas de sens intrinsèque, de but ni de finalité. Il est son propre but. « Dans l’activité rituelle, les règles comptent, mais pas le résultat. Dans une activité ordinaire, c’est le contraire. »xxviii

Staal donne l’exemple du rituel juif de « la vache rousse »xxix, qui surprenait Salomon lui-même, et qui était considéré comme l’exemple classique d’un commandement divin pour lequel aucune explication rationnelle ne pouvait être donnée.

Les animaux d’ailleurs ont aussi des « rituels », comme celui de l’« aspersion », et pourtant ils ne disposent pas du langage, explique Staal.

Les rites sont cependant chargés d’un langage propre, mais c’est un langage qui ne véhicule pas de sens à proprement parler, c’est seulement une « structure » permettant de mémoriser et d’enchaîner les actions rituelles.

L’existence des rituels remonte à la nuit des temps, bien avant la création de langages structurés, de la syntaxe et de la grammaire. De là l’idée que l’existence même de la syntaxe pourrait venir du rite.

L’absence de sens du rite voit son corollaire dans l’absence de sens (ou la contingence radicale) de la syntaxe.

Frits Staal applique cette intuition générale aux rites du Véda. Il note l’extrême ritualisation du Yajurveda et du Samaveda. Dans les chants du Samaveda, on trouve une grande variété de sons apparemment sans aucun sens, des séries de O prolongés, se terminant parfois par des M, qui évoquent la mantra OM.

Staal ouvre alors une autre piste pour la réflexion. Il remarque que l’effet de certaines puissances psychoactives, comme celles qui sont associées à la consommation rituelle du soma, est en quelque sorte analogue aux effets du chant, de la récitation et de la psalmodie, qui impliquent un contrôle rigoureux du souffle. Ce type d’effet que l’on peut à bon droit qualifier de psychosomatique s’étend même à la méditation silencieuse, telle que recommandée par les Upaniad et le Bouddhisme.

Ainsi les pratiques d’inspiration et d’expiration contrôlées dans les exercices fortement ritualisés de respiration, peuvent aider à expliquer comment l’ingestion d’une substance psychoactive peut aussi devenir un rituel.

Dans un article précédent j’évoquais le fait que de nombreux animaux se plaisent à consommer des plantes psychoactives. De même, on peut noter que l’on trouve dans de nombreuses espèces animales des sortes de pratiques ritualisées.

Il y aurait donc un lien possible à souligner entre ces pratiques animales, qui n’ont apparemment aucun « sens », et les pratiques humaines fortement ritualisées comme celles que l’on observe dans les grands rites sacrificiels du Véda.

D’où cette hypothèse, que je tenterai d’explorer dans un prochain article sur la « métaphysique du singe » : l’ingestion de certaines plantes, l’observation obsessionnelle des rites et l’enfoncement dans des croyances religieuses possèdent un point commun, celui de pouvoir engendrer des effets psychoactifs.

Or les animaux sont aussi capables de ressentir certains effets analogues.

Il y a là une piste pour une réflexion plus fondamentale sur la structure même de l’univers, son intime harmonie et sa capacité de produire des résonances, notamment avec le monde vivant. L’existence de ces résonances est particulièrement saillante dans le monde animal.

Sans doute également, ce sont ces résonances qui sont à l’origine du phénomène (certes pas réservé à l’Homme) de la « conscience ».

Des rites apparemment « sans sens » ont au moins cet immense avantage qu’ils sont capables d’engendre plus de « conscience »…

Détournant ironiquement la célèbre formule rabelaisienne, je voudrais exprimer le fond de ma pensée ainsi :

« Sens sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

Et j’ajouterai immédiatement :

« Une conscience sans sens est, – elle est purement et simplement. »

Laissant là ce sujet pour le moment, j’ajoute encore que cette voie de recherche ouvre des perspectives inimaginables, par l’amplitude et l’universalité de ses implications, en divers niveaux, du minéral à l’animal, du cosmique à l’anthropique…

Charles Malamoudxxx : Le sacrifice est l’union du Mâle et de la Femelle.

Par un contraste marqué et même radical avec les positions déjà exposées de Sylvain Lévi, Charles Malamoud place, quant à lui, le Véda au pinacle. Le Véda n’est plus un paganisme « grossièrement barbare » ou « demi-sauvage », c’est à ses yeux un « monothéisme », non seulement « authentique », mais le monothéisme « le plus authentique » qui soit, bien au-dessus du judaïsme ou du christianisme !…

« Le Véda n’est pas un polythéisme, ni même un ‘hénothéisme’, comme le pensait Max Müller. C’est le plus authentique des monothéismes. Et il est infiniment plus ancien que les monothéismes enseignés par les religions du Livre. »xxxi

Ce compliment d’ensemble une fois fait, Charles Malamoud s’attaque à son tour au nœud du problème, la question du sacrifice védique, de son sens et de sa nature.

D’un côté, « le rite est routine, et répétition, et il est peut-être une prison pour l’esprit »xxxii. De l’autre, « le rite est à lui-même sa propre transcendance »xxxiii. Cela revient à dire que c’est le rite seul qui importe en réalité, malgré les apparences, et non la croyance ou la mythologie qu’il est censé incarner…

« Les rites deviennent des dieux, le dieu mythologique est menacé d’effacement et ne subsiste que s’il parvient à être recréé par le rite. Les rites peuvent se passer des dieux, les dieux ne sont rien sans les rites. »xxxiv

Cette position correspond en effet à la thèse fondamentale (et fondatrice) du Véda, selon laquelle le Sacrifice est le Dieu suprême lui-même (Prajāpati), et réciproquement, le Dieu est le Sacrifice.

Mais Charles Malamoud ne s’intéresse pas en priorité aux profondes implications métaphysiques de cette double identification de Prajāpati au Sacrifice.

La question qui l’intéresse, plus prosaïquement, est d’une tout autre nature : «Quel est le sexe du Sacrifice ?»xxxv demande-t-il…

Et la réponse vient, parfaitement claire :

« Le sacrifice védique, quand il est assimilé à un corps, est indubitablement et superlativement un mâle. »xxxvi

En témoigne le fait, selon Malamoud, que les séquences des « offrandes d’accompagnement », qui sont en quelque sorte des « appendices » de l’offrande principale, appelées anuyajā, sont comparées à des pénis (śiśna). Les textes glosent même sur le fait que le Sacrifice a trois pénis, alors que l’homme n’en a qu’un.xxxvii

Du corps « mâle » du sacrifice, le partenaire « féminin » est la Parole.

Malamoud cite à ce propos un passage significatif des Brāhmaṇas.

« Le Sacrifice fut pris de désir pour la Parole. Il pensa : ‘Ah ! Comme je voudrais faire l’amour avec elle !’ Et il s’unit à elle. Indra se dit alors : ‘Sûrement un être prodigieux naîtra de cette union entre le Sacrifice et la Parole, et cet être sera plus fort que moi !’ Indra se transforma en embryon et se glissa dans l’étreinte du Sacrifice et de la Parole (…) Il saisit la matrice de la Parole, la serra étroitement, l’arracha et la plaça sur la tête du Sacrifice. »xxxviii

Malamoud qualifie cette scène fort étrange « d’inceste anticipé » de la part d’Indra, désireux apparemment de faire du Sacrifice et de la Parole ses parents de substitution…

Pour nous autres « occidentaux, nous paraissons confrontés ici à une véritable « scène primitive », à la façon de Freud… Il ne manque plus que le meurtre…

Or, justement le meurtre n’est pas loin.

Écraser les tiges de soma avec des pierres est explicitement considéré dans les textes védiques comme un « meurtre », insiste Malamoud.

« Mettre à mort » des tiges de soma peut semble une métaphore poussée.

C’est pourtant la métaphore védique par excellence, celle du « sacrifice du Dieu », en l’occurrence le sacrifice du Dieu Soma. Le Soma divinisé est vu comme une victime qu’on immole, que l’on met à mort par écrasement à coup de pierres, ce qui implique une « fragmentation » de son « corps », et l’écoulement de sa substance, ensuite recueillie pour constituer la base essentielle de l’oblation…

Cette idée du « meurtre » sacrificiel ne se limite pas au soma. Elle s’applique aussi au sacrifice lui-même, pris dans son ensemble.

Le sacrifice est vu comme un « corps », soumis à la fragmentation, à la dilacération, au démembrement…

« Les textes védiques disent qu’on tue le sacrifice lui-même dès lors qu’on le déploie. C’est-à-dire quand on passe du projet sacrificiel, qui en tant que projet forme un tout, à sa mise en acte, on le fragmente en séquences temporelles distinctes, et on le tue. Les cailloux dont on fait l’éloge dans cet hymne Ṛg-Veda X 94 sont les instruments de ce meurtre. »xxxix

Si la Parole fait couple avec le Sacrifice, elle peut aussi faire couple avec le Silence, comme l’explique Malamoud: « il y a affinité entre le silence et le sperme : l’émission de sperme (netasaḥ siktiḥ) se fait silencieusement. »xl

On tire de ce constat une leçon pour la manière d’accomplir le rite, – avec un mélange de paroles, de murmures et de silences :

« Telle puisée de soma doit être effectuée avec récitation inaudible de la formule afférente, parce qu’elle symbolise le sperme qui se répand dans une matrice »xli.

La métaphore est explicite : il s’agit de « verser le Souffle-sperme dans la Parole-matrice ». Malamoud précise : « Pratiquement, féconder la Parole par le Souffle-Sperme-Silence, cela veut dire diviser un même rite en deux phases successives : l’une comportant récitation de textes à voix haute, l’autre récitation inaudible. »xlii

Tout ceci est généralisable. La métaphore de la distinction masculin/féminin s’applique aux dieux eux-mêmes.

« Agni lui-même est féminin, il est proprement une matrice quand, lors du sacrifice, on verse dans le feu oblatoire, ce sperme auquel est assimilé la liqueur du soma. »xliii

Permanence et universalité de la métaphore de la copulation, dans le Véda… selon Malamoud.

Raimon Panikkarxliv : Le sacrifice est le nombril de l’univers

Panikkar dit qu’un seul mot exprime la quintessence de la révélation védique : yajña, le sacrifice.

Le sacrifice est l’acte primordial, l’Acte qui fait être les êtres, et qui est donc responsable de leur devenir, sans qu’il y ait besoin d’invoquer l’hypothèse d’un Être précédent dont ils proviendraient. Au commencement, « était » le Sacrifice. Le commencement, donc, n’était ni l’Être, ni le Non-Être, ni le Plein ni le Vide.

Non seulement le Sacrifice donne son Être au monde, mais il en assure la subsistance. Le Sacrifice est ce qui maintient l’univers dans son être, ce qui donne vie et espoir à la vie. « Le sacrifice est le dynamisme interne de l’Univers. »xlv

De cette idée en découle une autre, plus fondamentale encore : c’est que le Dieu créateur dépend en réalité de sa propre Création.

« L’être suprême n’est pas Dieu par lui-même, mais par les créatures. En réalité il n’est jamais seul. Il est relation et appartient à la réalité ».xlvi

« Les Dieux n’existent pas de façon autonome ; ils existent dans, avec, au-dessus et aussi par les hommes. Leur sacrifice suprême est l’homme, l’homme primordial. (…) L’homme est le sacrificateur mais aussi le sacrifié ; les Dieux dans leur rôle d’agents premiers du sacrifice, offrent leur oblation avec l’homme. L’homme n’est pas seulement le prêtre cosmique ; il est aussi la victime cosmique. »xlvii

Le Véda décrit la Création comme résultant du Sacrifice du Dieu (devayajña), et de l’auto-immolation du Créateur. C’est seulement parce que Prajāpati se sacrifie totalement lui-même qu’il peut donner à la Création son propre Soi.

Ce faisant, le Sacrifice divin devient le paradigme central (ou le « nombril ») de l’univers :

« Cette enceinte sacrée est le commencement de la terre ; ce sacrifice est le centre du monde. Ce soma est la semence du coursier fécond. Ce prêtre est le premier patron de la parole. »xlviii

Le commentateur écrit à ce sujet :

« Tout ce qui existe, quel qu’il soit, est fait pour participer au sacrifice. »xlix

« En vérité, à la fois les Dieux, les hommes et les Pères boivent ensemble, et ceci est leur banquet. Jadis, ils buvaient ouvertement, mais maintenant ils boivent cachés. »

Conclusion (provisoire).

La compétence des savants indianistes et sanskritistes ici cités n’est pas en cause.

L’étalage de leurs divergences, loin de les diminuer, augmente surtout à mes yeux la haute idée que je me fais de leurs capacités d’analyse et d’interprétation.

Mais sans doute, n’aura pas échappé non plus au lecteur la sorte de sourde ironie que j’ai tenté d’instiller à travers le choix des citations accumulées.

Il m’a paru que, décidément, l’Occident avait encore beaucoup de chemin à faire pour commencer à « comprendre » l’Orient (ici védique), – et réciproquement.

Le seul fait de s’en rendre compte pourrait nous faire collectivement progresser, à la vitesse de la lumière…

Mon intérêt profond pour le Véda est difficile à expliquer en quelques mots. Mais il a quelque chose à voir avec le phénomène de résonance.

Il se trouve que parfois, dans la lecture de quelques textes védiques (par exemple les hymnes du 10ème Mandala du Ṛg Veda, ou certaines Upaniṣad), mon âme entre en résonance avec des penseurs ayant vécu il y a plusieurs milliers d’années.

Ce seul indice devrait suffire.

iEmile Burnouf. Essai sur le Véda. Ed. Dezobry, Tandou et Cie, Paris, 1863.

iiEmile Burnouf. Essai sur le Véda. Ed. Dezobry, Tandou et Cie, Paris, 1863. p.113

iiiEmile Burnouf. Essai sur le Véda. Ed. Dezobry, Tandou et Cie, Paris, 1863. p.112

ivRV iV,415

vEmile Burnouf. Essai sur le Véda. Ed. Dezobry, Tandou et Cie, Paris, 1863. p.115

viSylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmanas. Ed. Ernest Leroux.1898.

viiSylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmanas. Ed. Ernest Leroux.1898.p. 9

viiiSylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmanas. Ed. Ernest Leroux.1898.p. 10

ixSylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmanas. Ed. Ernest Leroux.1898.p. 9

xSylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmanas. Ed. Ernest Leroux.1898. p.10-11

xiSylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmanas. Ed. Ernest Leroux.1898. p.11

xii Henri Hubert et Marcel Mauss. Mélanges d’histoire des religions. De quelques résultats de la sociologie religieuse; Le sacrifice; L’origine des pouvoirs magiques; La représentation du temps. Collection : Travaux de l’Année sociologique. Paris : Librairie Félix Alcan, 1929, 2e édition, 236 pages.

xiiiHenri Hubert et Marcel Mauss. Essai sur la nature et la fonction du sacrifice. Article paru dans la revue Année sociologique, tome II, 1899, p.76

xivHenri Hubert et Marcel Mauss. Essai sur la nature et la fonction du sacrifice. Article paru dans la revue Année sociologique, tome II, 1899, p.78

xvDoctr., pp. 93-95. Nous nous rattachons absolument au rapprochement proposé par M. L., entre la théorie brahmanique de l’échappement à la mort par le sacrifice et la théorie bouddhiste de la moksà, de la délivrance. Cf. Oldenberg, Le Bouddha, p. 40

xviVoir Bergaigne, Rel. Véd., sur l’amrtam « essence immortelle » que confère le scma (I, p. 254 suiv., etc.). Mais là, comme dans le livre de M. Hillebr. Ved. Myth., I, p. 289 et sqq. passim, les interprétations de mythologie pure ont un peu envahi les explications des textes. V. Kuhn, Herabkunft des Feuers und des Göttertranks. Cf. Roscher, Nektar und Ambrosia.

xvii Voir Darmesteter, Haurvetât et Amretât, p. 16, p. 41.

xviiiTant dans le dogme (ex. Irénée Ad Haer. IV, 4, 8, 5) que dans les rites les plus connus; ainsi la consécration l’hostie se fait par une formule où est mentionné l’effet du sacrifice sur le salut, V. Magani l’Antica Liturgia Romana II, p. 268, etc. – On pourrait encore rapprocher de ces faits l’Aggada Talmudique suivant laquelle les tribus disparues au désert et qui n’ont pas sacrifié n’auront pas part à la vie éternelle (Gem. à Sanhedrin, X, 4, 5 et 6 in. Talm. J.), ni les gens d’une ville devenue interdite pour s’être livrée à l’idolâtrie, ni Cora l’impie. Ce passage talmudique s’appuie sur le verset Ps. L, 5 : « Assemblez-moi mes justes qui ont conclu avec moi alliance par le sacrifice. »

xix Henri Hubert et Marcel Mauss. Essai sur la nature et la fonction du sacrifice. Article paru dans la revue Année sociologique, tome II, 1899, p.55-56.

xx Henri Hubert et Marcel Mauss. Essai sur la nature et la fonction du sacrifice. Article paru dans la revue Année sociologique, tome II, 1899, p.72-73

xxiLouis Renou. Le destin du Véda dans l’Inde. Études védiques et paninéennes. Tome 6. Ed. de Boccard. Paris. 1960

xxiiLouis Renou. Le destin du Véda dans l’Inde. Études védiques et paninéennes. Tome 6. Ed. de Boccard. Paris. 1960, p.1

xxiiiL’enseignement de Ramakrisna. p. 467, cité in Louis Renou. Le destin du Véda dans l’Inde. Études védiques et paninéennes. Tome 6. Ed. de Boccard. Paris. 1960, p4.

xxivTrad. des Psaumes du pèlerin par G.-A. Deleury p.17

xxvLouis Renou. Le destin du Véda dans l’Inde. Études védiques et paninéennes. Tome 6. Ed. de Boccard. Paris. 1960, p.77

xxviIbid.

xxviiFrits Staal. Rituals and Mantras. Rules without meaning. Motilar Banasidarss Publishers. Delhi,1996

xxviiiFrits Staal. Rituals and Mantras. Rules without meaning. Motilar Banasidarss Publishers. Delhi,1996, p.8

xxixNb. 19, 1-22

xxxCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005.

xxxiCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.109

xxxiiCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.45

xxxiiiCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.45

xxxivCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.58

xxxvCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.62

xxxviCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.64

xxxvii SB XI,1,6,31

xxxviiiSB III,2,1,25-28, cité in Charles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.55

xxxixCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.146

xlCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.74

xliCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.74

xliiCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.74

xliiiCharles Malamoud. La danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005. p.78

xlivRaimon Panikkar. I Veda. Mantra mañjari. Ed. Bur Rizzali, 2001

xlvRaimon Panikkar. I Veda. Mantra mañjari. Ed. Bur Rizzali, 2001, p. 472

xlviRaimon Panikkar. I Veda. Mantra mañjari. Ed. Bur Rizzali, 2001, p. 472

xlviiRaimon Panikkar. I Veda. Mantra mañjari. Ed. Bur Rizzali, 2001, p. 480

xlviiiRV I,164,35

xlixSB III,6,2,26

Anthropologie de la trinité


Les traces historiques les plus reculées du sentiment monothéiste remontent au temps d’Aménophis IV, né vers 1364 av. J.-C. Ce pharaon adorait le Dieu unique Aton. Il prit le nom d’Akhenaton et initia une révolution religieuse, qui ne lui survécut pas.

Deux siècles plus tard, l’idée monothéiste réapparut avec la figure étrange de Melchisedech, roi de Salem. C’est à Melchisedech qu’Abraham vint rendre tribut en échange de sa bénédiction.

L’idée monothéiste existait latente, depuis des millénaires, dans la conscience des peuples.

Pure, dure, elle possède une beauté austère, chatoyante, brûlante, qui se résume à l’intuition de l’Un mêlée à l’idée du Tout.

Cette simplicité de conception et cette abstraction essentielle n’ont pas pu émerger en un endroit particulier de la planète, à un instant précis de l’histoire. Très vraisemblablement, des préfigurations préhistoriques de cette idée ont sans doute hanté les cerveaux des chamanes du Pléistocène.

Les paysages ont joué leur rôle. Les lignes coupantes des déserts, la clarté des nuits et des nébuleuses, la touffeur des forêts foisonnantes, la richesse exubérante de la faune et de la flore, ont pu, à leur manière, simplifier le regard, aiguiser la pensée, approfondir l’intuition, favoriser la multiplicité des impressions, – préparant ainsi la conscience et la révélation de leur unité ultime, unité dont la raison humaine est un symbole.

Le monothéisme contient des ferments révolutionnaires, comme l’indique le sort tragique réservé à Akhenaton.

L’idée d’un Dieu unique conduit à celle d’universel, ce qui a sans doute dérangé nombre d’habitudes acquises, et gêné les intérêts des pouvoirs, au long des siècles.

Tout « universel » démode et écrase les cultures « locales ». Un Dieu « unique » froisse et démonétise les croyances « tribales ».

C’est un étonnant et profond paradoxe qu’Abraham ou Moïse surent accoupler l’idée d’un Dieu unique, transcendant, « universel », à l’idée d’un Dieu « tribal », un « Seigneur des Armées », un Yahvé Tsabaoth veillant jalousement sur Israël, s’engageant aux côtés de « son » peuple contre ses ennemis.

L’alliance d’un Dieu universel avec un peuple particulier est a priori un oxymore. Pourtant, cette idée superficiellement illogique fut la condition du déploiement de sa révélation et de son témoignage dans l’histoire.

L’« élection » d’Israël semble en surface contredire la vocation universelle d’un Dieu transcendant les petitesses des divisions humaines. Et pourtant, c’est bien ainsi que l’idée monothéiste a réussi son épigenèse, malgré une apparente contradiction, dont il faut supputer la possible résolution dans le déploiement continuel de l’histoire du monde.

L’idée monothéiste peut mener, par dérivation naturelle, à l’idée d’un Dieu Personnel, un Dieu à qui un « je » peut dire « tu », un Dieu qui parle et qui répond, qui paraît ou qui se tait, qui se présente dans sa gloire, ou qui reste absent.

Le Dieu « personnel » s’oppose à un Dieu abstrait, un principe inconcevable, perpendiculaire, inénarrable, transcendant ce que l’esprit humain peut concevoir.

Quoi de plus anthropomorphique que la « personne » ?

Comment un Dieu « personnel » peut-il être aussi un Dieu absolument « Autre » ?

Quand, au sein du judaïsme, apparut un rabbin de Galilée, un charpentier de village versé dans les Écritures, préférant l’esprit à la lettre, le monothéisme abrahamique se dota illico d’une nouvelle couche conceptuelle. Le Dieu Un pouvait, si l’on en croyait ce rabbin Yehoshua de Nazareth, s’incarner librement, se révéler autrement, être à la fois un et trine, sans contradiction.

L’idée d’une nature « trinitaire » du Dieu Un remonte elle aussi à des âges éloignés. On la voit apparaître dans l’histoire des religions, bien avant les temps abrahamiques, dans des contrées fort distantes de la Judée.

Le grammairien indien Yāska rapporte dans son Nirukta, – le plus ancien traité sur la langue des Véda, que les auteurs védiques des origines admettaient trois dieux, Savitri, Agni et Vâyu. Le nom du premier d’entre eux, Savitri, signifie « producteur » ou « Père ». Son symbole est le Soleil. Agni, son Fils, est le Feu. Vâyu est l’Esprit, c’est-à-dire le Vent.

La première forme historiquement enregistrée sous laquelle apparaît l’idée de « trinité » divine repose sur une analogie, terme à terme, entre le monde matériel (le soleil, le feu, et le vent) et le monde métaphysique (le Créateur, la Création, et l’Esprit).

Le sanskritiste Émile Burnouf rapporte qu’au moment où le prêtre védique répand le beurre clarifié dans le Feu (Agni), celui-ci prend le nom d’« Oint » (en sanskrit : akta).

Le mot « Oint » traduit littéralement le mot hébreu mashia’h, c’est-à-dire « messie ».

Agni, akta, l’Oint, devient, à l’instant de l’« onction » par le beurre sacré, le médiateur du sacrifice. Agni est à la fois le feu, le sacrifice, et le sacrificateur.

Franchissant un nouveau pas, Burnouf affirmer l’analogie structurelle du sacrifice védique avec la figure du sacrifice christique. « Le centre duquel ont rayonné toutes les grandes religions de la terre, est donc la théorie d’Agni, dont le Christ Jésus a été la plus parfaite incarnation. »i

Agni, paradigme universel ?

Agni est pour les Aryas le principe de toute vie. Tous les mouvements des choses inanimées procèdent de la chaleur, et la chaleur procède du Soleil, qui est le « Moteur universel », mais aussi le « Voyageur céleste ». Lors du sacrifice védique, on allume un feu sacré qui est l’image de l’agent universel de la Vie, et par extension, l’image de la Pensée, le symbole de l’Esprit.

Cette intuition originaire pourrait être qualifiée d’ « idée-mère ». Si cette idée est autant « mère » que Dieu est « père », sa vocation est d’imprégner en profondeur toutes les religions du monde, d’une manière ou d’une autre.

Bien longtemps après les premières prières védiques psalmodiées autour du feu d’Agni, les judéo-chrétiens prononçaient il y a deux mille ans des paroles similaires: « Je crois au Père, au Fils et à l’Esprit ».

Cette formule trinitaire n’était pas « juive », puisque le judaïsme se veut farouchement monothéiste. Mais elle n’était pourtant pas incompatible, en théorie, avec le monothéisme.

Elle était issue en partie de l’influence zoroastrienne, de la liturgie avestique. Plus originairement encore, elle était d’essence védique.

Dans l’aire chinoise, l’intuition trinitaire du divin est aussi avérée. Les trois dieux les plus élevés du taoïsme forment la trinité des « Trois Purs » (Sān Qīng , 三清 ).

Le premier membre de la triade suprême, s’appelle Vénéré Céleste du Commencement Originel (元始天尊 Yuanshi Tianzun). Ce Dieu possède d’autres noms: Dieu Suprême Empereur de Jade (玉皇上帝 Yuhuang Shangdi), Grand Dieu Empereur de Jade (玉皇大帝 Yuhuang Dadi), Trésor Céleste (天寶 Tianbao),et Dieu du Mystère (玄帝 Xuandi), – qui est une abréviation de Dieu Suprême-Mystère Céleste (玄天上帝 Xuantian Shangdi).

De ces noms, on déduit que le Dieu premier est au « commencement », qu’il est à « l’origine », qu’il est « suprême », qu’il est « mystère ».

Ce Dieu premier de la trinité taoïste pourrait aisément ressembler au Dieu « Père », du système trinitaire chrétien.

Le second membre de la triade suprême, Vénéré Céleste du Trésor Spirituel (靈寶天尊 Lingbao Tianzun), est appelé également Seigneur de la Voie (道君 Daojun).

Dans le christianisme, Dieu le « Fils » a dit qu’il était lui-même « la Voie, la Vérité, la Vie ». L’analogie du « Fils » avec le « Seigneur de la Voie » s’impose.

Le troisième Dieu de la triade suprême est Vénéré Céleste du Trésor Divin (神寶天尊 ShenbaoTianzun). Il est appelé aussi le Très Haut Prince Patriarche ou le Vieux Seigneur de la Hauteur Suprême (太上老君 TaishangLaojun), plus connu sous le nom de Vieil Enfant (老子 Laozi).

Dans la symbolique chrétienne, l’Esprit saint est représenté par une colombe, volant haut dans le ciel, lors du baptême de Jésus. On peut faire un rapprochement entre l’Esprit saint et le Seigneur de la Hauteur Suprême.

Le judéo-christianisme, le taoïsme et les Véda partagent l’intuition d’une divinité suprême qui peut se diffracter en trois rayons.

Ce seul fait, anthropologique, est en soi un mystère, échappant aux dichotomies habituelles, basées sur des idiosyncrasies étroites, locales.

iEmile Burnouf. La science des religions. 1872

Des génies uniques et ombreux, des sagesses inaudibles, des pensées à venir.


Certains peuples ont poussé loin l’amour de la sagesse, de la maïeutique ou du commerce. D’autres ont préféré la prophétie ou le mystère, le travail de l’esprit ou celui de la langue. Il y a des cultures qui valorisent la prose, l’argument, la dialectique, dans la recherche de la vérité. D’autres louent l’hymne, le psaume, l’énigme.

Les voies sont multiples. Les variations, légion.

Des climats durs, des étés courts, des paysages ouverts, influencent sans doute la vue, la vie, et tout le reste. Des archipels épars, des vallées hautes, des plaines alluviales, des déserts fauves, des bassins humides, tous ces lieux éclectiques ne se ressemblent guère. Ils ont eu, en leur temps, à leur tour, des affinités respectives, des élans soudains, pour des pensées venues d’ailleurs, ou nées en leur sein. La Grèce a sa lumière. Sur l’Indus coule un air lourd et sucré. Le Nil n’est pas l’Oxus. La Seine n’est pas le Tigre.

Les peuples ont leur manière à eux de voir la mer et les étoiles, de suivre le soleil et la course des montagnes, de dire le feu et le lait, de raconter la vache et la nuit.

Leurs langues en gardent parfois le témoignage, par-delà les siècles.

Des images, devenues apparemment banales, ont fondé hier de grandioses métaphores, et ont nourri pendant des millénaires des intuitions originaires. L’aride pierre du désert enfante un monothéisme minéral. Les riantes myriades des vagues marines sont d’une nature plus panthéiste – elles diffractent à foison l’unité solaire, en milliards d’éclats labiles.

Un peuple seul ne crée pas l’idée du divin; le climat l’exsude, le paysage le dessine, et la langue l’accueille.

D’ailleurs, l’Un a trop de noms. Prajāpati, El, Adonaï, Eloh, Baal, Elion, El Shaddaï, YHVH, Deus, Allah, les Elohim mêmes, cet Un au pluriel… Tous ces noms n’en forment qu’un. Ces noms si multiples disent tous que l’Un est, mais ils ne sont pas un pour le dire.

On en déduit que tous ces noms et tous ces nombres, ce ne sont que des voiles.

Un, un, un, … Un, seulement un, pas deux, ni trois, mille ou des milliards.

Comment l’un pourrait-il côtoyer le deux ? Ou engendrer le trois ? Ou animer l’infini ?

Non, non, non. Un, un, un… Rien que l’un, il n’y a que de l’un !

L’Un est un. Le Divin est infini. Comment limiter l’infini par l’un ? Question oiseuse. Le monde est plus vaste que tous les déserts, plus profond que tous les cosmos : qu’importe les querelles de mots éculés…

Là-bas, depuis des millénaires, vers l’Indus, au-delà de l’Oxus, des peuples anciens voyaient du divin partout où ils portaient le regard. Ils le buvaient des yeux, quand la lumière posait son aile éblouie, et lui offraient en sacrifice cette lumière même.

La grammaire, les mots, le style, le rythme, la liberté, la critique, leur étaient d’autres ailes encore, faisant miroiter d’autres prismes dans leur intelligence déliée.

L’esprit alors prenait conscience de sa destinée, unique et bariolée.

Le nord habite encore au sud de lui-même. L’est et l’ouest se serrent aux extrémités du jour. L’un et l’infini sont deux… ce qui ouvre la voie aux possibles et à l’unité de l’être.

Aujourd’hui, il est temps de penser l’unification de l’humain, après tant de sang versé pour l’unité du divin.

Renan provoque: « Qui osera dire qu’en révélant l’unité divine et en supprimant définitivement les religions locales, la race sémitique n’a pas posé la pierre fondamentale de l’unité et du progrès de l’humanité ? »i

Le Dieu sémite est loin de l’homme, immensément éloigné. Mais à l’occasion il s’approche. Il choisit un Nabi, un Oint, un prophète, un élu, ou une âme pure, et il se révèle, absolument élevé, tout autre, infiniment indicible.

A côté, tout près, ailleurs, le multiple, le divers, le proche, l’autre, ne sont ni « un », ni « loin ».

Un jour, l’homme du futur liera l’Un et le multiple, le lointain et le prochain, la terre et le ciel.

Des déserts, des mers, des montagnes et des vallées, souffleront des vents divers, des génies uniques et ombreux, des sagesses inaudibles, des pensées à venir.

 

 

iErnest Renan. Histoire générale et système comparé des langues sémitiques. (1863)

De l’inconscient du monde


Toutes les langues humaines sont animées d’un esprit secret, d’une âme immanente. Elles ont développé en leur sein, au long des des millénaires, des puissances propres, à l’insu même des peuples fugaces qui les parlaient. Dans le cas de langues anciennes, comme le sanskrit, l’égyptien, l’avestique, l’hébreu (biblique), le grec (homérique), le latin ou l’arabe, cet esprit, cette âme, ces puissances, sont toujours à l’œuvre, de nombreux siècles après leur apogée, quoique sous une forme souvent celée. L’observateur affûté, patient, peut encore tâcher d’en retrouver le souffle, la force, le feu, tapis dans des pages célèbres ou des œuvres délaissées. Il réussit parfois, inopinément, et contemple alors comblé, leur aura spéciale, leur énergie sui generis.

Les innombrables locuteurs de ces langues, tous tard apparus et tôt disparus au regard de la longue histoire, pourraient être comparés à des insectes éphémères, butinant brièvement la forêt des fleurs langagières, odorantes, indépendantes et fécondes, avant de disparaître, les uns sans avoir produit le moindre miel verbal, d’autres ayant pu par chance distiller à l’occasion, quelque suc rare, quelque sens suave.

De cela découle, assez logiquement, ce qu’il faut bien appeler la phénoménale indépendance des langues par rapport aux hommes qui les parlent et qui les pensent.

Les hommes paraissent souvent n’être que des parasites de leur langue. Ce sont les langues qui « parlent » les peuples, plus que ceux-ci ne les parlent. Turgot dit : « Les langues ne sont pas l’ouvrage d’une raison présente à elle-même. ».

L’origine incertaine du mystère des langues remonte aux âges les plus anciens, bien au-delà de l’horizon limité dont l’histoire et l’anthropologie se contentent, bien obligées.

Les langues peuvent être comparées à des anges de l’histoire. Elles hantent l’inconscient des hommes, et comme des messagers zélés, elles les aident à prendre conscience d’un mystère profond, celui de la manifestation de l’esprit dans le monde et dans l’homme.

L’essence d’une langue, ou son ADN, c’est sa grammaire. La grammaire incorpore l’âme de la langue, et elle structure son esprit, sans d’ailleurs pouvoir en comprendre le génie propre. L’ADN grammatical ne suffit pas à expliquer l’origine du génie de la langue. Il faudrait prendre aussi toute la mesure du lent travail de l’épigenèse, et la sculpture du temps.

Les langues sémitiques, pour prendre un exemple, s’organisent autour de racines verbales, que l’on appelle « trilitères » parce qu’elles sont composées de trois lettres radicales. Mais ces verbes (concaves, géminés, faibles, imparfaits,…)  ne sont pas réellement « trilitères ». Les appeler ainsi n’est qu’une « fiction grammaticale », disait Renan.i En réalité, les racines trilitères peuvent se ramener étymologiquement à deux lettres radicales, essentielles, la troisième lettre radicale ne faisant qu’apporter une nuance marginale.

En hébreu, la racine bilitère פר (PR) traduit l’idée de séparation, de coupure, de rupture. L’ajout d’une troisième lettre radicale à la suite de פר modifie ce sens premier, et apporte comme un bouquet de nuances.

Ainsi, les verbes : פּרד (parada, diviser), פּרה (paraa, porter un fruit), פּרח (paraha, fleurir, bourgeonner, faire irruption),ּפּרט (paratha, briser, diviser), פּרך (parakha, émietter, pulvériser), פּרם (parama, déchirer, effiler), פּרס (paraça, casser, diviser), פּרע (para’a, se détacher de, exceller), פּרץ (paratsa, briser, éclater), פּרק (paraqa, déchirer, fragmenter, mettre en pièces), פּרר (parara, casser, violer, déchirer, diviser), פּרשׂ (parassa, s’étendre, se déployer), פּרשׁ (parasha, distinguer, déclarer).

Les deux lettres etר forment aussi un mot, פּר, par, signifiant : « jeune taureau, victime sacrificielle ». C’est là sans doute un sens inconscient associé à l’idée de séparation, un sens plus originaire, plus symbolique, dont la langue porte encore le souvenir : la victime sacrificielle est celle que l’on ‘sépare’ du troupeau, que l’on ‘met à part’.

Le jeu des substitutions n’est pas fini.

L’hébreu accepte volontiers de permuter certaines lettres proches phonétiquement. Ainsi , (P) se transmute avec les autres labiales, telles le (B) ou le מ (M). Après transmutation, le mot פּר, ‘par’, se transforme alors en בּר, ‘bar’, en substituant le au . Or בּר, ‘bar’, signifie « fils ». L’hébreu permet donc d’associer à l’idée de « fils » une autre idée, phonétiquement proche, celle de « victime sacrificielle ». Cela peut paraître contre-intuitif, ou au contraire bien corrélé à certaines coutumes anciennes du ‘sacrifice du fils’. Ceci ajoute d’ailleurs un autre niveau de compréhension à ce qui faillit être le sort d’ Isaac, fils d’Abraham, que le Dieu YHVH demanda en sacrifice.

De même que (P) permute avec le (B), de même la première victime sacrificielle (le fils, ‘bar’) a permuté avec une autre victime sacrificielle (‘par’), en l’occurrence un bélier.

La racine bilitère בּר, BR, ‘bar’, a donné plusieurs verbes. On relève :בּרא (bara’, ‘créer, former’; ‘être gras’), בּרה (baraa, ‘manger’), בּרח (baraha, ‘passer à travers, fuir’), בּרך (barakha, ‘s’agenouiller, bénir’), בּרק (baraq, ‘éclair’), בּרר (barara, ‘purifier, choisir’).

Le spectre de ces sens, tout en ouvrant l’esprit vers d’autres dimensions, élargit la compréhension symbolique du contexte sacrificiel. Ainsi le verbe bara’, ‘il créa’, est utilisé dès le début de la Genèse, Berechit bara’ Elohim, « Au commencement créa Dieu… ». L’acte de ‘créer’ (bara’) la Terre est assimilé à l’engendrement d’un ‘fils’ (bar), mais aussi, dans un sens dérivé, au fait d’engraisser un animal (‘le veau gras’) en vue de son futur sacrifice. Après redoublement du R final, on a le verbe barara qui connote les idées d’élection et de purification, lesquelles correspondent à la justification initiale du sacrifice (l’élection) et sa visée finale (la purification). La même racine, légèrement modifiée, barakha, désigne le fait de mettre l’animal à genou, avant de l’égorger, position plus pratique. De là, sans doute, la raison inconsciente du glissement métonymique vers le mot ‘bénir’. Le fait de s’agenouiller, position d’humilité, dans l’attente de la bénédiction, évoque la position prise par l’animal sur l’autel du sacrifice.

L’hébreu permet d’autres permutations encore avec la deuxième lettre radicale du mot, par exemple dans le cas cité, en substituant le ר en la sifflante צ. Cela donne :פּצה (patsaa, ‘fendre, ouvrir largement’), פּצח (patsaha, ‘éclater, faire entendre’), פּצל (patsala, ‘ôter l’écorce, peler’), פּצם (patsama, ‘fendre’), פצע (patsa’a, ‘blesser, meurtrir’). Tous ces sens ont quelque connotation avec l’égorgement que le sacrifice de la religion ancienne des Hébreux requiert, à la différence notable d’avec le sacrifice de la religion védique, qui est initié par le broiement de plantes et leur mélange au beurre clarifié.

Les amoureux des dictionnaires d’hébreu, de sanskrit, de grec, ou d’arabe, peuvent faire aisément mille découvertes de cette nature. Ils contemplent curieux, puis abasourdis, les miroitements, les chatoiements de ces langues anciennes sédimentant du sens par d’infinis glissements, et se nourrissant de multiples métaphores, depuis des milliers d’années.

A la différence des langues sémitiques, les racines sémantiques du chinois ou de l’ancienne langue de l’Égypte sont monosyllabiques, mais les règles d’agglutination et de coagulation de ces racines produisent aussi, d’une autre façon, des myriades de variations. D’autres finesses, d’autres nuances se découvrent et se déploient dans un contexte grammatical entièrement différent.

Ces questions de grammaire, de racines et de variations réglées sont passionnantes, mais il faut bien dire qu’en s’y cantonnant, nous ne restons jamais qu’à la surface des choses.

Il faudrait aller plus profond, comprendre la texture même des mots, leur origine fondamentale, dont l’étymologie ne rend jamais assez compte. La remontée dans le temps que l’étymologie permet, s’arrête toujours trop tôt, à quelque sens ‘originaire’, mais qui n’épuise pas la curiosité. Au-delà ne règnent que des brouillards denses.

On a pu remarquer avec raison que l’arabe est, en essence, une langue du désert, une langue de nomades. Toutes les racines en témoignent de façon vivante, crue, poétique.

De même, il faudrait pouvoir comprendre pourquoi et comment la langue védique, le sanskrit, qui est peut-être la langue la plus riche, la plus élaborée que l’homme ait jamais conçue, est une langue qui s’est presque tout entière construite à partir de racines et de concepts philosophique et religieux (védiques). Il suffit de compulser un dictionnaire comme celui de Monier-Williams pour constater qu’une très grande majorité de mots sanskrits sont liés d’une manière métaphorique ou métonymique à ce qui fut jadis une image, un symbole ou une intuition védiques.

Il faut se représenter, aujourd’hui, ces hommes d’il y a six, douze ou vingt mille ans, dont certains d’entre eux possédaient une intelligence aussi pénétrante et aussi puissante qu’un Homère, un Platon, un Dante ou un Kant, si on la rapporte à leur expérience particulière de la vie.

Ces hommes éclairés de la Préhistoire furent les premiers rêveurs, les premiers penseurs du langage. Leurs cerveaux avides, profonds et lents, tissèrent des cocons denses, d’où naquirent des papillons éternels et brefs, qui volettent encore dans la lumière de l’origine, insouciants, dessinant des arabesques, au-dessus de l’abîme, où se meut l’inconscient du monde.

 

iErnest Renan. De l’origine du langage. 1848

Une très ancienne invention, toujours plagiée


 

Les fables que les peuples racontent, les mythes qu’ils élaborent, les récits qu’ils inventent, les aident à façonner de l’identité, à fabriquer de la mémoire, à se distinguer des autres peuples.

Fables, mythes, récits, produisent abondance de « barbares » et de « païens », d’« incroyants » et d’« idolâtres », distillent des multiplicités de genres d’étrangeté, – tout cela afin de renforcer l’illusion de l’unité, la cohésion du groupe, la persuasion de l’exception, l’arrogance de l’élection.

Pour qui a le goût de l’histoire et de l’anthropologie, il est aisé de trouver ressemblances, analogies, emprunts croisés, dans les croyances diverses de peuples se croyant uniques.

Mais les peuples se ressemblent plus qu’ils ne dissemblent. Ils se ressemblent notamment en ceci qu’ils croient être seuls à croire ce qu’ils croient, qu’ils se pensent uniques à penser ce qu’ils pensent.

Le « monothéisme », par exemple, n’est pas apparu dans une seule culture, il n’est pas l’apanage d’un seul peuple. On associe volontiers, en Occident, le culte monothéiste à l’ancienne religion des Hébreux. Mais une autre forme de monothéisme avait été inventée en Égypte, dès avant la période pré-dynastique, il y a plus de cinq mille cinq cent ans. Des rituels funéraires et de nombreuses inscriptions hiéroglyphiques en témoignent, dont une impressionnante compilation a été en son temps rassemblée et traduite par l’égyptologue Emmanuel de Rougéi. De multiples dieux secondaires ont pu sans véritable contradiction cohabiter avec l’idée d’un Dieu unique et suprême, d’autant que nombre d’entre ces dieux n’étaient en réalité que des « noms » incarnant tel ou tel attribut du Dieu unique. Le fait qu’après une période de décadence de l’idée, il ait été possible au pharaon Aménophis IV (Akhenaton) de la réintroduire avec force, plusieurs siècles avant Abraham, montre seulement que le passage du temps produit variations et interprétations à propos d’idées jadis conçues dans leur évidence première. Quelques siècles après Akhenaton, Moïse lui-même reprit le schème monothéiste, selon Freud qui initia ce genre de révisionnisme, confirmé en cela d’ailleurs par les récentes conclusions des égyptologues les mieux informés. Moïse n’a certes pas inventé l’idée monothéiste, puisque la Bible atteste qu’avant Abraham, Melchisedech, et bien plus avant encore, d’autres patriarches comme Noé, l’avaient cultivée.

Freud estime que Moïse aurait été un prêtre défroqué du culte du Dieu Aton. Moïse a initié une nouvelle forme de monothéisme à partir de l’idée ancienne toujours latente dans l’âme égyptienne, la modulant toutefois par des lois et des coutumes tribales, en réaction à ce qu’il jugeait sans doute une forme de décadence due à la puissance politico-religieuse du moment.

L’idée « monothéiste », loin d’être réservée à la vallée du Nil, a beaucoup voyagé, dans le temps et dans l’espace. On la retrouve aisément dans d’autres cultures anciennes, comme celle du Véda et celle de l’Avesta.

La lecture de l’Essai sur l’histoire des religions (1879) de Max Müller, qui consacre un chapitre à l’étude du Zend Avesta, et celle des Essais sur la langue sacrée, sur les écritures et la religion des Parsis de Martin Haug (Bombay, 1862), fournit des exemples des curieuses et frappantes ressemblances entre certaines formules avestiques et des formules bibliques.

Dans le Zend Avesta, Zarathustra prie Ahura Mazda de lui révéler ses noms cachés. Le Dieu accepte et lui en livra vingt.

Le premier de ces noms est Ahmi, « Je suis ».

Le quatrième est Asha-Vahista, « la meilleure pureté ».

Le sixième signifie « Je suis la Sagesse ».

Le huitième se traduit en « Je suis la Connaissance ».

Le douzième est Ahura, « le Vivant ».

Le vingtième est Mazdao, qui signifie : « Je suis celui qui suis».

Ces formules se trouvent presque mot pour mot dans différents passages de la Bible. Est-ce pur hasard, rencontre inopinée de grands esprits ou emprunt délibéré? La plus notable équivalence de formulation est sans doute « Je suis celui qui suis », que l’on trouve dans le texte de l’Exode (Ex. 3,14).

Max Müller conclut: « Nous trouvons une parfaite identité entre certains articles de la religion zoroastrienne et quelques doctrines importantes du mosaïsme et du christianisme. »

On peut aussi remarquer les analogies entre la conception que les auteurs de la Genèse se faisaient de la « création » du monde et les idées qui prévalaient à ce propos chez les Égyptiens, les Babyloniens, les Perses ou les Indiens. Ces analogies se traduisent jusque dans le choix des mots désignant la « création ».

Ainsi, dans le premier verset de la Genèse (« Au commencement Dieu créa les cieux et la terre »), le verbe « créer » traduit l’hébreu בר, qui ne signifie pas « créer » au sens de « tirer du néant », mais plutôt au sens de « couper, tailler, sculpter, aplanir, polir », donc de créer à partir d’une substance préexistante. De même, le verbe sanskrit tvaksh qui est utilisé pour décrire la création du monde dans le contexte védique, signifie « façonner, arranger », tout comme le grec poiein, qui sera utilisé dans la version de la Septante.

Plus troublant encore, certains noms propres évoquent des emprunts par delà les barrières des langues. Le nom Asmodée, ce mauvais esprit que l’on trouve dans le livre biblique de Tobie, assez tardif, a certainement été emprunté à la Perse. Il vient du parsi, Eshem-dev , qui est le démon de la concupiscence, et qui est lui-même emprunté au démon Aeshma-daeva, plusieurs fois cité dans le Zend Avesta.

Autre curieuse coïncidence : Zoroastre est né dans Arran (en avestique Airayana Vaêga, « Semence de l’Aryen »), lieu identifié comme étant Haran en Chaldée, région de départ du peuple hébreu. Haran devint aussi, bien plus tard, la capitale du sabéisme (courant judéo-chrétien attesté dans le Coran).

Au 3ème siècle avant J.-C., on procéda à Alexandrie à la fameuse traduction de la Bible en grec (Septante). Dans cette même ville, au même moment, on traduisait également en grec le texte du Zend Avesta. Ceci prouve qu’alors des échanges intellectuels nourris existaient entre l’Iran, la Babylonie et l’Égypte judéo-hellénistique.

Il paraît évident que plusieurs millénaires auparavant, un courant continuel d’influences et d’échanges baignait déjà les peuples et les cultures, faisant circuler les idées, les images et les mythes entre l’Inde, la Perse, la Mésopotamie, la Judée, l’Égypte.

Cette litanie prestigieuse de noms célèbres témoigne d’ailleurs que des cultures plus anciennes encore, venant d’âges antérieurs, plus originaires, « pré-historiques », n’ont précisément guère laissé de traces, puisqu’on les a oubliées.

Je crois qu’il est de la plus haute importance philosophique et anthropologique de considérer, aujourd’hui, face à ce faisceau d’indices, que les penseurs, les prophètes et les mages du Paléolithique, avaient déjà une intuition de l’Un, et du Tout.

Les seules traces que l’on ait de ces croyances extrêmement anciennes, se trouve dans les formules de rituels égyptiens et d’hymnes védiques datant de plus de deux millénaires avant Abraham.

Il faut prendre conscience que l’idée monothéiste est originaire. Elle fait partie du patrimoine le plus ancien de l’humanité tout entière.

Aujourd’hui, tristement, et contrairement à son essence même, elle est devenue l’un des facteurs les plus subversifs et les plus explosifs de la division humaine, sur la face d’une planète étroite et surpeuplée.

  • iRituel funéraire des anciens égyptiens (1861-1863). Recherches sur les monuments qu’on peut attribuer aux six premières dynasties de Manéthon (1865). Œuvres diverses (6 volumes, 1907-1918)

L’Esprit, la Vérité et la Justice – de l’Égypte à l’Inde


L’islam a treize siècles d’existence. Le christianisme est né il y a vingt siècles. Le judaïsme mosaïque est apparu il y a environ trois mille ans. L’origine de la religion du Véda remonte à plus de quatre mille deux cent ans. Il y a cinquante cinq siècles, soit plus de deux mille ans avant l’apparition du judaïsme, la religion de l’Égypte pré-dynastique vénérait déjà un Dieu unique, créateur, ainsi que les myriades de ses manifestations divines, la multitude de ses Noms. Elle célébrait la divinité, en tant qu’Une et Multiple, à la fois.

Des chercheurs ont consacré leur vie à l’étude de la représentation du divin telle qu’elle se laisse percevoir à travers les textes égyptiens les plus originels, et ils sont arrivés à des conclusions ébouriffantes. Par exemple, il semble qu’il faille renoncer à l’opposition, toute artificielle, entre « monothéisme » et « polythéisme », qui n’est vraiment pas applicable à l’Égypte ancienne, laquelle conjugue les deux systèmes sans contradictions.

En 1857, dans un Mémoire adressé à l’Académie, Emmanuel de Rougé a compilé les principales qualifications du Dieu suprême qu’il a trouvées dans les textes égyptiens les plus anciens. Elles sont indubitablement monothéistes : « Dieu UN, vivant en vérité, qui a fait les choses qui sont, a créé les choses existantes. – Générateur, existant SEUL, qui a fait le ciel, créé la terre. – SEULE substance éternelle, CRÉATEUR qui a engendré les dieux. – UNIQUE générateur dans le ciel et sur la terre, non engendré. – Dieu qui s’engendre lui-même. »i

En 1851, il avait déjà noté que « Neith, la grande Mère génératrice d’un Dieu, qui est un premier-né, et qui n’est pas engendré, mais enfanté, sans génération paternelle ou masculine. Ce Dieu est appelé le ‘Seigneur des siècles’. C’est le seul Dieu vivant en vérité… Le générateur des autres dieux… Celui qui s’engendre lui-même… Celui qui existe dans le commencement… ‘Les dieux de la demeure céleste n’ont point eux-mêmes engendré leurs membres, c’est Toi qui les a enfantés dans leur ensemble’ »ii

Dans sa Conférence sur la religion des anciens Égyptiens, Emmanuel de Rougé synthétise tout ce qu’il a appris après avoir exploré les textes sacrés, les hymnes et les prières funéraires les plus anciennes.

« Aujourd’hui, [ces textes] sont devenus classiques et personne n’a contredit le sens fondamental des principaux passages à l’aide desquels nous pouvons établir ce que l’Égypte antique a enseigné sur Dieu, sur le monde et sur l’homme. J’ai dit Dieu et non les dieux. Premier caractère ; c’est l’unité la plus énergiquement exprimée : Dieu un, seul, unique, pas d’autres avec lui. – Il est le seul être vivant en vérité. – Tu es un, et des millions d’êtres sortent de toi. – Il a tout fait et seul il n’a pas été fait. Notion la plus claire, la plus simple, la plus précise. Mais comment concilier l’unité de Dieu avec le polythéisme égyptien ? Peut-être l’histoire et la géographie éclaireront-elles la question. La religion égyptienne comprend une quantité de cultes locaux. L’Égypte, que Ménès réunit tout entière sous son sceptre, était divisée en nomes ayant chacun une ville capitale : chacune de ces régions avait son Dieu principal désigné par un nom spécial, mais c’est toujours la même doctrine qui revient sous des noms différents. Une idée y domine : celle d’un Dieu un et primordial : c’est toujours et partout une substance qui existe par elle-même et un Dieu inaccessible. (…) Toujours à Thèbes on adorera Ammon, dieu caché, père des dieux et des hommes, avec Ammon-Ra (dieu soleil), première forme où apparaît la matérialisation de l’idée divine. »iii

Pour quiconque est un peu familiarisé avec les concepts chrétiens, il est pour le moins extraordinaire de découvrir que les Égyptiens réfléchissaient, plus de trois mille ans av. J.-C., à des questions théologiques traitant de Dieu le Père et de Dieu le Fils, que E. de Rougé résume de la façon suivante:

« Dieu existe par lui-même, c’est le seul être qui n’ait pas été engendré. [Les Égyptiens] conçoivent Dieu comme la cause active, la source perpétuelle de sa propre existence ; il s’engendre lui-même perpétuellement. Dieu se faisant Dieu et s’engendrant perpétuellement lui-même, de là l’idée d’avoir considéré Dieu sous deux faces : le père et le fils. (…) Jamblique nous disait bien que le Dieu des Égyptiens était Πρῶτος τού πρωτοῦ, « Premier de premier ». Un hymne du musée de Leyde dit plus encore : il l’appelle le Un de un, pour attester l’Unité qui persiste malgré la notion de génération, d’où résultait une dualité apparente. »iv

La représentation du Dieu Un sous forme ‘trinitaire’ est aussi évoquée dans les anciens textes égyptiens. A Hiéropolis, E. de Rougé voit la même figure divine prendre trois formes différentes, celle du Dieu inaccessible, Atoum, celle du Père divin, Choper, représenté par l’image du dieu-scarabée, s’engendrant lui-même, et le Dieu Ra, qui en est la manifestation visible, solaire.

S’appuyant sur les idées de E. de Rougé et sur ses propres recherches, Peter le Page Renouf écrit un peu plus tard: « Dans l’ensemble de la littérature égyptienne (ancienne), nuls faits ne paraissent mieux établis que les deux points suivants : 1° la doctrine du Dieu unique et celle des dieux multiples étaient enseignées par les mêmes hommes ; 2° on ne percevait aucune incohérence entre ces deux doctrines. Il va de soi que rien n’aurait été plus absurde si les Égyptiens avaient attaché la même signification que nous au mot Dieu. Mais il existait peut-être un sens du mot qui permettait son usage tant pour la multitude que pour l’unique. Nous ne pouvons mieux faire pour commencer que de nous efforcer de préciser la signification exacte qu’avait pour les Égyptiens le mot nutar (nr)v que nous traduisons par ‘dieu’ »vi.

Plus récemment, analysant les Textes des sarcophages, qui sont parmi les plus anciens documents écrits de l’humanité, l’égyptologue Erik Hornung montre qu’on y voit mis en scène le Dieu créateur, lequel déclare : « Je n’ai pas ordonné que (l’humanité) fasse le mal (jzft) ; leurs cœurs ont désobéi à mes propos. »vii Une interprétation immédiate en découle: ce sont les êtres humains qui sont responsables du mal, non les Dieux. Leur naissance dans l’obscurité a permis au mal de s’insérer dans leurs cœurs.

Les Dieux de l’Égypte peuvent se montrer terrifiants, imprévisibles, mais contrairement aux hommes, ils ne font pas le mal, ils ne sont pas le Mal. Même Seth, le meurtrier d’Osiris, n’est pas un Dieu du Mal, il n’incarne pas le Mal absolu. Seth joue seulement sa partition dans l’ordre du monde vivant, et il contribue par ses actions à soutenir cet ordre du monde. « La bataille, la confrontation constante, la confusion, et la remise en question de l’ordre établi, actions dans lesquelles s’engagea Seth, sont des caractéristiques nécessaires du monde existant et du désordre limité qui est essentiel à un ordre vivant. Les dieux et les hommes doivent cependant veiller à ce que le désordre n’en arrive jamais à renverser la justice et l’ordre ; telle est la signification de leur obligation commune à l’égard de maât. »viii

Le concept de maât dans l’Égypte ancienne est d’une très grande importance et d’une grande complexité. Erik Hornung explique: « maât est l’ordre, la juste mesure des choses, qui sous-tend le monde ; c’est l’état parfait vers lequel nous devons tendre et qui est en harmonie avec les intentions du Dieu créateur (…) Tel l’ « œil d’Horus » blessé et perpétuellement soigné, maât symbolise cet état premier du monde. »ix

Maât, cette idée fondamentale d’un ordre du monde, d’une juste mesure à l’échelle universelle, évoque irrésistiblement, me semble-t-il, l’idée de ṛta dans le Véda et celle d’arta dans l’Avesta.

Dans le Véda, ṛta (ऋत ) signifie « loi divine, ordre cosmique » ou encore « vérité suprême ».

Dans l’Avesta, et en particulier dans les Gâthâs, on trouve le même concept sous un nom presque identique : arta.

« ta est le Kosmos, c’est l’ordre éternel de la nature et l’ordre établi par le culte des dieux et dans le sacrifice, parce que le culte pratiqué selon les prescriptions rituelles est un élément de première importance dans l’ordre universel ; c’est enfin la bonne conduite dictée par les bons sentiments, et le bon ordre moral, la vérité, le droit. »x

Selon Jacques Duchesne-Guillemin, l’ancienneté de la notion de ṛta est attestée par la présence de ce terme dans des noms propres de chefs aryens en Mitanni, en Syrie et en Palestine, connus dès 1400 av. J.-C., par l’intermédiaire des tablettes d’El Amarna, ainsi que dans des noms propres de l’Iran historique. Chez les Mèdes des textes cunéiformes parlent d’un Artasari et d’un Artasiraru. En Perse, Artaxerxès s’appelait plus exactement Arta-Khshathra.

La notion de ṛta a une triple valeur de sens: l’« ordre naturel », l’« ordre rituel », et la « vérité ».

Dans le Ṛg Veda et dans les Gâthâs, le ṛta s’applique au retour des saisons, à la succession des jours, aux déplacements réguliers des corps célestes :

« Qui a été, à l’origine, le père premier d’Arta ? Qui a assigné leur chemin au soleil et aux étoiles ? »xi

Mais le ṛta est aussi associé aux rites du Sacrifice :

« Quiconque, ô Agni, honore avec vénération ton sacrifice, celui-là garde le ta. »xii.

Le troisième sens de ṛta, « vérité », est sans doute le plus fondamental et le plus abstrait. « Dire le ta », tam vad, c’est « dire la vérité ». « Aller au ta », tam i, c’est « aller à la vérité » c’est-à-dire « faire le bien ».

Duchesne-Guillemin note à ce propos : « La religion indo-iranienne se rencontre ici avec l’Ancien Testament, en particulier avec les Psaumes, qui parlent du ‘chemin de la Justice’xiii. L’image devait se présenter naturellement. Elle figure aussi en Égypte, chez Pétosiris. »xiv

L’image est si ‘naturelle’, si ‘universelle’, qu’elle figure aussi, et c’est essentiel de le noter, dans le Nouveau Testament, – seulement enrichie d’un troisième terme, celui de ‘vie’ : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie »xv.

L’idée sous-jacente, étonnamment précoce et féconde au regard des cinquante-cinq siècles qui devaient suivre, est que la bonne conduite de l’homme, suivant la ‘voie de la vérité’, renforce l’ordre cosmique, universel, et in fine, l’ordre divin.

Les Dieux comme les hommes doivent ‘garder le ta’. Mitra et Varuna « gardent le ta par le ta »xvi  dit le Ṛg Veda à plusieurs reprises.

Un traducteur allemand utilise, pour rendre ta dans ce verset, le mot Gesetz, « loi ».

Un autre traducteur, persan et zoroastrien, rend le mot avestique arta par « justesse ». Mais dans les Gâthâs le mot arta n’est plus simplement un concept abstrait, c’est une personne divine, à laquelle le Dieu suprême (Ahura) s’adresse et auprès de qui il prend conseil :

« Ahura demande conseil à la Justesse : « Connais-tu un sauveur capable de mener la terre opprimée vers le bonheur ? »xvii

La ‘Justesse’ est souvent associée à une autre abstraction personnalisée, la ‘Sagesse’ :

« Que mon admiration s’adresse à Ahura et à la Pensée juste, ainsi qu’à la Sagesse et à la Justesse. »xviii

Le mot ta (ou Arta) est donc riche d’une vaste palette de sens : ordre, rite, vérité, loi, justesse.

Il me paraît que ce mot, appartenant à la civilisation indo-aryenne (védique, avestique, indo-iranienne), peut donc fort bien soutenir la comparaison avec le maât de l’Égypte antique.

Les Égyptiens considéraient que le maât était une substance par laquelle vivait le monde entier, les vivants et les morts, les dieux et les hommes. Dans les Textes des Sarcophages on trouve cette expression : les dieux « vivent sur maât »xix.

Concept abstrait, le maât disposait aussi d’une représentation symbolique, sous la forme d’une déesse assise portant sur la tête le hiéroglyphe d’une plume d’autruche. Le pharaon Ramsès II est représenté offrant cette image de maât au Dieu Ptah.

L’offrande de maât a une forte charge de sens, même si les dieux n’ont pas besoin des dons des hommes. Ce que les dieux veulent c’est être ressentis dans le cœur des hommes, car c’est ainsi que leur œuvre de création peut acquérir sa véritable signification.

Le maât émane du Dieu créateur lors de la création, et c’est par l’intermédiaire des hommes que maât peut et doit revenir à la divinité. C’est ainsi que maât représente, dans la religion égyptienne, l’association, ou « l’alliance » originaire de Dieu et de l’homme.xx

Le maât : une « Alliance entre Dieu et l’homme » , inventée sur les bords du Nil, il y a plus de cinq mille ans? Sans doute, le mot, et le concept, apparaissent chargés de résonances…

Franchissons un nouveau pas.

La symbolique la plus profonde de l’Égypte ancienne rejoint, on le voit, les croyances védiques, avestiques et gâthiques, et elle préfigure, on le pressent, les croyances juives et chrétiennes.

Maât, ta, Arta, sont, on peut le concevoir, des sortes de préfigurations (avec un ou deux millénaires d’avance) de la « Loi » et de l’« Alliance » que Moïse rapporta à son peuple du sommet de la montagne.

Aujourd’hui encore, pour des raisons auxquelles contribuent des croyances diverses et variées au sujet du Dieu Un, des flots de sang coulent des bords du Nil à ceux de l’Euphrate, et du bassin de l’Oxus (l’Amou-Daria) à celui du Gange.

Aujourd’hui, plus que jamais, il est temps de revenir à ce que les sages et les génies anciens d’Égypte, de Chaldée, d’Assur, d’Elam, de Trans-Oxiane, de Perse et d’Inde surent discerner, il y a de nombreux millénaires : l’Esprit de Maât, la Vérité de ta, la Justice d’Arta.

iCité par A. Bonnetty in Annales de philosophie chrétienne, t. XV, p.112 (4ème série). Bibliothèque égyptologique contenant les œuvres des égyptologues français, Tome XXVI. Emmanuel de Rougé. Œuvres diverses, publiées sous la direction de G. Maspéro et Ed. Naville. 1907-1918. Tome sixième, p. 226-227

iiEmmanuel de Rougé. Mémoire sur la Statuette naophore du Musée grégorien du Vatican. Œuvres diverses, t. II, pp.364, 358, 366

iiiEmmanuel de Rougé. Œuvres diverses, publiées sous la direction de G. Maspéro et Ed. Naville. Bibliothèque égyptologique contenant les œuvres des égyptologues français, Tome XXVI. 1907-1918. Tome sixième, p.232

ivIbid. p. 232

vErik Hornung note que les égyptologues contemporains donnent aujourd’hui la prononciation ‘netjer’ pour le hiéroglyphe nr.

viPeter le Page Renouf. Lectures on the Origin and Growth of Religion as Illustrated by the Religion of Ancient Egypt delivered in May and June 1879. London, Williams and Norgate, 2nd Edition, 1884, p. 94

viiErik Hornung. Der Eine und die Vielen. 1971. Trad. Paul Couturiau. Les Dieux de l’Égypte. L’Un et le multiple. Flammarion 1992, p195

viiiIbid. p.195

ixIbid. p.195

xArthur Christensen, Acta Orientalia, article cité par G. Dumézil, Naissances d’archanges, p.317, et également cité par Jacques Duchesne-Guillemin, Zoroastre, Robert Laffont, 1975, p. 57

xiYasna 44, 3 sq. Cité par J. Duchesne-Guillemin, op.cit. p. 58

xii Ṛg Veda V,12, 6

xiiiPs. 85,14. צֶדֶק, לְפָנָיו יְהַלֵּךְ; וְיָשֵׂם לְדֶרֶךְ פְּעָמָיו. « La justice marche au-devant de lui, et trace la route devant ses pas ».

xivJacques Duchesne-Guillemin, Zoroastre, Robert Laffont, 1975, p. 59, n.1.

xvJn, 14, 6

xviṚg Veda V, 62, 1 et 68, 4

xviiLes Gâthâs. Yasna hat 29. Trad. Khosro Khazaï Pardis. Albin Michel, 2011, p.122

xviiiLes Gâthâs. Yasna hat 30. Trad. Khosro Khazaï Pardis. Albin Michel, 2011, p.127

xixErik Hornung. Der Eine und die Vielen. 1971. Trad. Paul Couturiau. Les Dieux de l’Égypte. L’Un et le multiple. Flammarion 1992, p.195

xx Erik Hornung. Der Eine und die Vielen. 1971. Trad. Paul Couturiau. Les Dieux de l’Égypte. L’Un et le multiple. Flammarion 1992, p.196

Le Dieu « Qui ?» ( क ) – et le Dieu « Qui !» ( אֲשֶׁר )


 

Ne se contentant pas de douze dieux, les Grecs anciens adoraient également le « Dieu Inconnu » (Ἄγνωστος Θεός, Agnostos Theos ). Paul de Tarse s’avisa de la chose et décida d’en tirer parti, suivant ses propres fins. Il fit un discours sur l’agora d’Athènes :

« Athéniens, à tous égards vous êtes, je le vois, les plus religieux des hommes. Parcourant en effet votre ville et considérant vos monuments sacrés, j’ai trouvé jusqu’à un autel avec l’inscription : « Au Dieu inconnu ». Eh bien ! ce que vous adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l’annoncer.»i

Paul faisait preuve d’audace, mais pas de présomption, en affirmant ainsi implicitement l’identité du « Dieu inconnu » des Grecs et du Dieu unique dont il se voulait l’apôtre.

La tradition du ‘Dieu inconnu’ n’était certes pas une invention grecque. Elle remonte sans doute à la nuit des temps, et fut célébrée par plusieurs religions anciennes. On la trouve ainsi dans le Véda, plus de deux mille ans avant que Paul ne l’ait croisée lui-même, par hasard, dans les rues d’Athènes, et plus d’un millénaire avant Abraham. A cette époque reculée, les prêtres védiques priaient déjà un Dieu unique et suprême, créateur des mondes, appelé Prajāpati, littéralement le « Seigneur (pati) des créatures (prajā)».

Dans le Rig Veda, ce Dieu est évoqué sous le nom (Ka), dans l’hymne 121 du 10ème Mandala. En sanskrit, ka correspond aussi au pronom interrogatif « qui ? ».

Le Dieu Ka. Le Dieu « Qui ? ». Économie de moyens. Puissance d’évocation, subsumant tous les possibles, enveloppant les âges, les peuples, les cultures. C’était là peut-être une manière toute grammaticale de souligner l’ignorance des hommes quant à la nature du Dieu suprême, ou bien encore une subtile façon d’ouvrir grandes les portes des interprétations possibles à quiconque rencontrait subrepticement ce nom ambigu, – qui était aussi un pronom interrogatif.

En psalmodiant l’Hymne 121, les sacrifiants védiques reprenaient comme un refrain, à la fin des neuf premiers versets, cette mystérieuse formule :

कस्मै देवायहविषा विधेम

kasmai devāya haviṣā vidhema.

La phrase est brève, et la traduction n’en est pas aisée.

Mot-à-mot, on peut la décomposer ainsi :

kasmai = « à qui ? » (kasmai est le datif de ka, lorsque ce pronom est à la forme interrogative).

devāya = « à Dieu » (le mot deva, « brillant », « dieu », est aussi mis au datif).

haviṣā = « le sacrifice ».

vidhema = « nous offrirons ».

Une brève revue de traductions marquantes donnera une idée des problèmes rencontrés.

Dans sa traduction de ce verset, Alexandre Langlois, premier traducteur du Rig Veda en français, a décidé d’ajouter (entre parenthèses) un mot supplémentaire, le mot « autre », dont il a pensé sans doute qu’il permettait de clarifier l’intention de l’auteur de l’hymne:

« A quel (autre) Dieu offririons-nous l’holocauste ? »ii

John Muir propose simplement (et assez platement) : « To what god shall we offer our oblation? »iii (« A quel dieu offrirons-nous notre oblation? »)

Max Müller traduit en ajoutant également un mot, « who » (qui ?), redoublant « whom », (à qui ?): « Who is the God to whom we shall offer sacrifice? »iv, soit : « Qui est le Dieu à qui nous offrirons le sacrifice ? »

Alfred Ludwig, l’un des premiers traducteurs du Rig Veda en allemand, n’ajoute pas de mot supplétif. En revanche il ne traduit pas le mot « k», ni d’ailleurs le mot havis (« sacrifice »). Il préfère laisser au nom Ka tout son mystère. La phrase prend alors une tournure affirmative :

« Ka, dem Gotte, möchten wir mit havis aufwarten. » Soit en français: « À Ka, au Dieu, nous offrirons le sacrifice. »

Un autre traducteur allemand de la même époque, Hermann Grassmann, traduit quant à lui : « Wem sollen wir als Gott mit Opfer dienen ? »v, soit : «À quel Dieu devons-nous offrir le sacrifice? ».

Une traduction allemande datant des années 1920, celle de Karl Friedrich Geldnervi, change la tournure de la phrase en tirant partie de la grammaire allemande, et en reléguant le datif dans une proposition relative, ce qui donne:

« Wer ist der Gott, dem wir mit Opfer dienen sollen? », soit : « Qui est le Dieu à qui nous devons offrir le sacrifice ? ».

Les nombreux traducteurs s’étant attaqués à ce célèbre texte peuvent être regroupés en deux types, les « linguistes » et les « indologues ». Les premiers s’attachent littéralement au texte, et s’efforcent de respecter les contraintes très précises de la grammaire sanskrite. Les seconds visent surtout à pénétrer la signification profonde des versets en s’appuyant sur des références plus larges, fournies par des textes ultérieurs, comme les Brahmaas.

Max Müller avait quant à lui une double compétence, en linguistique et en indologie. Dans la question ‘Kasmai devâya havishâ vidhema’, il reconnaît avant tout l’expression d’un désir sincère de trouver le vrai Dieu. Aux yeux du poète védique, ce Dieu reste toujours inconnu, malgré tout ce qui a déjà pu être dit à son sujet. Müller note aussi que seul le dixième et dernier verset de l’Hymne X,121 donne au Dieu son nom Prajāpati. Vendre la mèche à la fin de l’hymne en révélant que Ka est en réalité Prajāpati peut paraître un peu étrange. Cela peut sembler naturel d’un point de vue théologique, mais ce n’est pas du tout approprié poétiquement, souligne Müller (« To finish such a hymn with a statement that Pragâpati is the god who deserves our sacrifice, may be very natural theologically, but it is entirely uncalled for poetically. »vii)

Il pense aussi que cette phrase en forme de ritournelle devait être familière aux prêtres védiques, car une formulation analogue se trouve dans un hymne adressé au Vent, lequel se conclut ainsi : « On peut entendre son ‘son’, mais on ne le voit pas – à ce Vâta, offrons le sacrifice »viii.

Müller ajoute encore : « Les Brâhmans ont effectivement inventé le nom Ka de Dieu. Les auteurs des Brahmaas ont si complètement rompu avec le passé qu’oublieux du caractère poétique des hymnes, et du désir exprimé par les poètes envers le Dieu inconnu, ils ont promu un pronom interrogatif au rang de déité »ix.

Dans la Taittirîya-samhitâx, la Kaushîtaki-brâhmanaxi, la Tândya-brâhmanaxii et la Satapatha-brâhmanaxiii, chaque fois qu’un verset se présente sous une forme interrogative, les auteurs disent que le Ka en question est Prajapati. D’ailleurs tous les hymnes dans lesquels se trouvait le pronom interrogatif Ka furent appelés Kadvat, c’est-à-dire ‘possédant le kad – ou le « quid »’. Les Brahmans formèrent même un nouvel adjectif s’appliquant à tout ce qui était associé au mot Ka. Non seulement les hymnes mais aussi les sacrifices offerts au Dieu Ka furent qualifiés de ‘Kâya’,xiv ce qui revenait à former un adjectif à partir d’un pronom…

C’est comme si l’on disait en français : « Des versets ou des sacrifices ‘Qui-iques’, ou ‘Qui-eux’, ou encore ‘à la Qui ?’ »

Au temps de Pāṇini, célèbre grammairien du sanskrit, le mot Kâya n’était plus depuis longtemps un néologisme et faisait l’objet d’une règle grammaticale expliquant sa formationxv. Les commentateurs n’hésitaient pas alors à expliquer que Ka était Brahman. Mais cette période tardive (deux millénaires après les premiers hymnes transmis oralement) ne peut suffire à nous assurer du bien-fondé de ces extrapolations.

Remarquons encore que du point de vue strictement grammatical, ka ne se met à la forme dative kasmai que s’il s’agit d’un pronom interrogatif. Si Ka est considéré comme un nom propre, alors, il devrait prendre au datif la forme Kâya. Est-ce à dire que kasmai dans l’hymne X,121 serait un solécisme ? Ou est-ce à dire que kasmai, par son datif, prouve que Ka n’est pas le nom de Dieu, mais un simple pronom ? C’est une alternative embarrassante…

Il arrive que les plus grands poètes fassent des fautes de grammaire, tout comme d’ailleurs les plus grands prophètes, y compris ceux qui transcrivent des paroles divines. Cette question de « grammaire » appliquée aux sujets les plus élevés me semble une transition toute trouvée pour aborder la question du « Qui ? » à travers une autre religion, un autre prophète, et un autre Dieu, apparus quelques mille ans plus tard…

Le Dieu « Qui ? » du Véda n’est pas sans évoquer, en effet, le Dieu unique de l’Avesta qui déclare dans les Yashts : « Ahmi yat ahmi » (« Je suis qui je suis »)xvi. Max Müller explique que Zarathushtra s’adressa ainsi au Dieu suprême : « Révèle moi Ton Nom, ô Ahura Mazda !, Ton Nom le plus haut, le meilleur, le plus juste, le plus puissant (…) ». Et Ahura Mazda répondit : « Mon Nom est l’Un, qui est en question, ô saint Zarathushtra ! »xvii. Le texte avestique dit : « Frakhshtya nâma ahmi », ce qui signifie « One to be asked by name am I », selon la traduction de Max Müllerxviii. Je propose cet équivalent : « Je suis l’Un, dont un nom est ‘question’ »…

Ces étranges formulations, tant védiques qu’avestiques, font irrésistiblement penser au Dieu de l’Exode, qui répondit à la question de Moïse lui demandant son Nom : אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה , ehyeh asher ehyeh, « Je suis qui je suis ».

La grammaire hébraïque ne distingue pas entre le présent et le futur. On pourrait donc comprendre également : « Je serai qui je serai. » Mais la question principale n’est pas là.

Voici Dieu qui prononce trois mots, chargé de tout le poids de la puissance, de l’intelligence et de la sagesse divines.

D’abord, אֶהְיֶה, ehyeh, « Je suis ». Signe de la Puissance éternelle.

Ensuite, אֲשֶׁר, asher, « Qui ». Avançons qu’il s’agit là du symbole de l’Intelligence divine, en acte.

Et enfin, אֶהְיֶה, ehyeh, « Je suis », prononcé une seconde fois par Dieu. Mais Dieu se répète-t-il ? Je ne pense pas. Il me semble donc que ce second ‘ehyeh’ signifie une efflorescence de la Sagesse infinie de Dieu, se réfléchissant elle-même.

Trois noms de Dieu, dans la bouche même de Dieu, évoquant, horresco referens, une sorte de trinité grammaticale… Non, non, just kidding…

La presque totalité des commentateurs de cette célèbre formule met l’accent sur le verbe אֶהְיֶה, ehyeh. Je propose un parti tout autre : c’est אֲשֶׁר, asher, qui est le véritable ‘centre’ du « Nom de Dieu », et qui est accompagné, à sa droite et à sa gauche, par deux ailes éblouissantes, les deux אֶהְיֶה, ehyeh.

Nous sommes aidés en cette hypothèse audacieuse par ce que nous venons d’exposer à propos de l’enseignement du Véda, dont on a entrevu le soin pris pour aborder cette matière ancienne et délicate.

Nous sommes aussi aidés par la logique. En effet, Dieu dit : « Je suis Qui ». C’est donc que son véritable nom est « Qui ». Le second « Je suis », qui vient juste après, n’est vraiment pas un verbe, mais une sorte de locution adjectivale. De même que le Véda, on l’a vu, a transformé un pronom en nom puis en adjectif, je propose de voir dans ce second ehyeh un « adjectif » qui qualifie le nom divin. Le nom divin est אֲשֶׁר, asher, et ce qui le « qualifie » est אֶהְיֶה, ehyeh.

Autrement dit l’essence de Dieu est tout entière dans ce « Qui ». Le « Je suis » qui suit n’est qu’un attribut divin, en l’occurrence l’« être ».

L’essence est le « Qui », l’être n’est qu’un épithète, ou un attribut…

Pourquoi oser cette hypothèse hardie ? Parce qu’elle nous offre un magnifique prétexte de comparer une religion extrêmement ancienne qui n’hésite pas à nommer son Dieu « Ka », ou « Qui ? »,  et une religion (relativement) récente, qui nomme son Dieu « Asher » ou « Qui ».

Poussons encore un peu la pointe. Quand Dieu dit à Moïse : « Je suis ‘Qui je suis’ », je pense qu’il faut ajouter à cette phrase mystérieuse un peu du « ton », de l’« intonation » avec lesquels Dieu s’est exprimé. Il faut à l’évidence, dans cette situation extraordinaire, comprendre cette phrase rare comme étant une phrase exclamative !

Il faut lire: « Je suis ‘Qui je suis’! »

Pour le Véda, le Dieu suprême a pour nom : « Qui ? ».

Pour ce qu’en rapporte Moïse, le Dieu qui se révèle à lui a pour nom : « Qui ! ».

Résumons : ? ou !… ?

Ou bien : ? et ! … !

iActes des Apôtres 17.22-24

iiLanglois. Rig Veda. Section VIII, Lecture 7ème, Hymne II. Firmin-Didot, Paris, 1851, p.409

iii John Muir, History of Ancient Sanskrit Literature, 1859, p. 569

iv Max Müller, Vedic Hymns, Part I (SBE32),1891

vHermann Grassmann, Rig Veda, Brockhaus, Leipzig, 1877

viKarl Friedrich Geldner. Der Rig-Veda. Aus dem Sanskrit ins Deutsche übersetzt. Harvard Oriental Series, 33-36, Bd.1-3, 1951

viiMax Müller, Vedic Hymns, Part I (SBE32),1891. Cf. http://www.sacred-texts.com/hin/sbe32/sbe3215.htm#fn_78

viiiRigVeda X, 168, 4

ixMax Müller. History of Ancient Sanskrit Literature. 1860, p. 433

xI, 7, 6, 6

xiXXIV, 4

xiiXV, 10

xiiihttp://www.sacred-texts.com/hin/sbe32/sbe3215.htm#fn_77

xivLe mot Kâya est utilisé dans la Taittirîya-samhitâ (I, 8, 3, 1) et la Vâgasaneyi-samhitâ (XXIV, 15).

xvPân. IV, 2, 25

xviCf. Max Müller, Theosophy or Psychological Religion. Ed. Longmans, Green. London, 1895, p. 52

xvii« My name is the One of whom questions are asked, O Holy Zarathushtra ! ». Cité par Max Müller, Theosophy or Psychological Religion. Ed. Longmans, Green & Co. London, 1895, p. 55

xviiiIbid. p.55

De trois métaphores, védique, juive et chrétienne. La « flèche dans la cible », le « doux murmure » et la « touche suave ».


Dans la vision des Upanishads, tout se tient et s’embrasse étroitement, les éléments, les couleurs, les sons, les corps, les Dieux.

L’Air est noir et l’Éther est bleu. La Terre est jaune, l’Eau blanche, le Feu rouge.

Le corps humain leur est entièrement lié. La Terre, entre les pieds et les genoux, et l’Eau entre les genoux et l’anus. Entre l’anus et le cœur, se tient le Feu. Entre le cœur et les sourcils, réside l’Air. Entre les sourcils et le sommet du crâne, règne l’Éther.

Ces symboles vont au-delà de la nature. Ils indiquent que le macrocosme et le corps humain entrent en correspondance avec le divin.

La Terre se lie à Brahman, et l’Eau à Viṣṇu. Le Feu va vers Rudra, et l’Air s’inspire d’Iṥvara. Quant à l’Éther, Ṥiva le régit.

L’univers entier est strié de réseaux serrés, de relations vives, et de liens avec les Dieux. Le cosmos et tous les mondes sont ‘multiples’, et ils sont ‘un’ – tout comme l’ensemble des Dieux ne sont qu’Un en Brahman, – réalité cosmique primordiale, ultime.

On appelle Iṥvara le « Seigneur suprême ». Contradiction ? Non, ce n’est que l’un des noms de Brahman, l’une de ses manifestations.

Il est aisé de multiplier les questions. Si Brahman est si ‘cosmique’, si ‘primordial’, pourquoi le trouve-t-on associé à la Terre, et non à l’Air ou à l’Éther? Pourquoi se trouve-t-il en correspondance avec les pieds et les genoux, plutôt qu’avec le cœur ou l’âme?

Ces questions sont intéressantes, mais elles ne touchent pas à l’essence.

Les systèmes symboliques ont une logique propre. Ils se comprennent seulement par leur forme d’ensemble. Ils visent, autant qu’il est possible, à saisir le Tout, tâche difficile. Ce qui importe, c’est de suivre le mouvement de la pensée symbolique, de comprendre sa manière d’attaquer l’essence des choses.

Aptes à désigner les essences, les symboles cèlent des profondeurs insondables. Les plus simples d’entre eux sont les plus universels, – comme le 1, qui a fait tant couler de sang, animal ou humain, ou le 2, qui en a fait couler peut-être plus encore.

Il y a aussi le 3, – le symbolisme de la triade, qui, dans les textes védiques, joue une partition systémique.

« Trois sont les mondes, trois les Védas, trois les fonctions du Rite, tous ils sont trois. Trois sont les Feux du sacrifice, trois les qualités naturelles. Et toutes ces triades ont pour fondement les trois phonèmes de la syllabe AUṀ. Qui connaît cette triade à laquelle il faut ajouter la résonance nasale, connaît cela sur quoi l’univers entier est tissé. Cela qui est la vérité et la réalité suprême. »i

L’idée de triade symbolise dans le Véda une idée relevée, celle de trinité divine, – la trinité du Créateur, du Protecteur et du Destructeur.

Brahman, Viṣṇu, Ṥiva.

Ces trois noms représentent trois fonctions abstraites du Divin, la création, la conservation, le renouvellement, indissolublement liées.

Une brève interprétation théologico-poétique en montrera la compénétration symphonique. Tous les niveaux de sens (philosophique, théologique, symbolique, poétique) concourent à saisir l’essence:

« Ceux qui désirent la délivrance méditent sur le Tout, le brahman, la syllabe AUṀ. Dans le phonème A, première partie de la syllabe, sont nés et se dissoudront la Terre, le Feu, le Rig Veda, l’exclamation « Bhūr » et Brahman, le créateur. Dans le phonème U, deuxième partie de la syllabe, sont nés et se dissoudront l’Espace, l’Air, le Yajur-Veda, l’exclamation « Bhuvaḥ » et Viṣṇu, le Protecteur. Dans le phonème Ṁ sont nés et se dissoudront le Ciel, la Lumière, le Sama-Veda, l’exclamation « Suvar » et Ṥiva, le Seigneur. »ii

La Parole, les Védas, les Mondes, les Dieux sont tissés des mêmes nœuds, finement et triplement noués. Mais pourquoi ‘triplement’ ? Pourquoi le Trois, la Triade, la Trinité ?

Pourquoi pas simplement l’Un, ou bien le Deux, le Quatre, le Cinq ou le Six ?

De l’Un, certes, tout provient, mais que peut-on en dire ? L’idée de l’Un est toujours la première. Comment pourrait-elle n’être que la seconde ou la troisième ? Mais son unité insécable la rend opaque, infiniment, à toute intelligence. Les farouches monothéistes eux-mêmes, si désireux de clamer son unicité, restent fort cois sur son essence.

Un, Un, Un, répètent-ils. En effet, que peuvent-ils en dire d’autre ?

Le Deux est la métaphore du combat ou celle du couple. Le Quatre est un double Deux, un double couple ou un double duel. Le Cinq est l’addition du Deux et du Trois, du couple et de la triade. Le Six est un couple de triades, ou une triade de couples… et ainsi de suite…

Il reste donc le Trois à considérer, parmi les essences singulières, avec celle de l’Un.

Le Véda est la première religion mondiale à avoir vu l’Un, plus de mille ans avant Melchisédech et Abraham. Mais cela n’a pas suffi. Il fallait avancer dans la réflexion.

D’où l’idée du Trois. Dans sa complexe simplicité, le Trois est aussi un paradigme de l’Un. Il représente une unité supérieure : l’idée d’unité associée à celle du dualité.

Bien longtemps après le Véda, la Kabbale juive n’a-t-elle pas associé à l’Un, Hokhmah et Binah, la Sagesse et l’Intelligence ?

Le christianisme a vu pour sa part la Trinité indénouable du Créateur, du Verbe et de l’Esprit.

Un esprit facétieux, quelque peu provocateur, pourrait voir aisément des analogies, des correspondances entre Viṣṇu, le Verbe et Binah, ainsi qu’entre Ṥiva, l’Esprit et Hokhmah.

Où cela nous mènerait-il ultimement ? A la conclusion que toutes les religions se rejoignent ? Est-ce bien utile ?

Les monothéismes intransigeants refusent en apparence toute idée d’« association » avec l’Un. Le judaïsme proclame ainsi avec force que Dieu est Un, mais après la seconde destruction du Temple, le judaïsme rabbinique et la Kabbale n’ont pas hésité à multiplier les attributs divins, les Sephiroth et les émanations. Contradiction ? Non, nécessité structurelle de la médiation entre l’In-fini (Ein sof) et le créé. Conséquence, nécessaire aussi, de l’Alliance et de la Loi.

Le Dieu de la Genèse est créateur, comme Brahman. Mais la Bible annonce ailleurs un Dieu de miséricorde et de tendresse, dont l’essence rappelle étrangement celle de Viṣṇu, le Protecteur.

La Bible proclame également le nom terrible de Yahvé Sabbaoth, le Seigneur des Armées, qui renvoie à Ṥiva, le Seigneur Destructeur.

On pourrait multiplier les analogies et s’en servir pour faire l’hypothèse que des religions relativement récentes à l’échelle anthropologique, comme le judaïsme ou le christianisme, doivent beaucoup plus qu’elles ne l’admettent à l’expérience acquise lors des millénaires antérieurs par des peuples, des cultures, des civilisations éloignées.

Quiconque s’intéresse à la paléo-anthropologie sait que la profondeur des temps recèle des secrets plus amples encore, même pas effleurés.

Que signifiaient donc l’Un, le Deux ou le Trois, il y a 800.000 ans, pour le Sinanthropus pekinensis ? Nul ne le sait, mais on peut avancer la conjecture que le cerveau des hommes du Pleistocène n’était pas si éloigné du nôtre, et que leur conscience émergente avaient déjà été saisie par la puissance de plusieurs abstractions, comme l’Obscur et le Lumineux, le Vide et le Plein, l’En-Soi et le Hors-Soi,…

Quant à l’Un, au Deux, au Trois, qu’en était-il ? Avaient-ils déjà structuré leur pensée ?

A minima, on peut avancer que le Trois ou la triade, – tout comme l’Un et l’unité, le Deux et le couple, appartiennent à ces paradigmes qui, sans doute depuis des temps extrêmement reculés, ont façonné et sculpté en profondeur la psyché humaine.

Ces paradigmes, d’où viennent-ils ? Que signifie réellement l’« Un », au regard de l’inconscient, trouble et multiple ?

Plusieurs religions anciennes, comme le Véda ou l’Avesta, ont ouvert les esprits à cette idée que l’Un n’est pas tout l’Être, et que l’Un n’est pas seulement « un », mais qu’il peut être aussi « deux » ou « trois », par certains aspects.

On a pu commencer de penser, simultanément et sans contradiction, que l’Un se double de sa « Parole », ou de son « Esprit ».

L’idée de l’Un s’est révélé être une puissance : elle s’est révélée être ‘en puissance’.

Dans le judaïsme, l’idée de l’Un s’est révélée en puissance de ‘vie’ ou de ‘spiration’ (comme le suggère la métaphore de l’Esprit qui souffle sur les Eaux). Elle s’est révélée être en ‘gésine’ ou en ‘genèse’, par la Parole qui se matérialise dans la ‘divine’ Torah, ou qui s’incarne dans l’Oint , le Messie.

Au fond, l’Un, le Trois, le Dieu, la Création, la Parole, l’Esprit, ne sont, face au Mystère même, que des images à usage humain, des métaphores adaptées à certains niveaux de conscience.

L’important n’est pas la métaphore, mais ce vers quoi elle pointe, ce qu’elle induit à chercher, ce qu’elle vise.

Concluons par une métaphore védique et triadique :

«  AUṀ est l’arc, l’esprit est la flèche, et le brahman la cible. »iii

L’arc, la flèche, la cible, ce ne sont d’ailleurs jamais que des mots. Et les meilleures images ont leur propre impuissance, leurs limites étroites.

Le tir à l’arc, que serait-il sans l’archer, son désir tendu, et son souffle arrêté ? Et sans sa vue, ou sa ‘vision’ ?

Moïse a ‘vu’ la Gloire, mais seulement ‘par-derrière’ (אֶתאֲחֹרָי )iv. Élie, lui, n’a rien ‘vu’. Il s’est couvert le visage, et il a seulement entendu la « voix d’un doux murmure » (קוֹל דְּמָמָה דַקָּה )v.

Pas plus qu’on ne saurait tirer à l’arc « par derrière », ou bien viser d’une flèche aiguë un « doux murmure », l’arc de l’entendement ne peut atteindre les substances spirituelles, en cette vie.

On ne peut les atteindre, mais tout n’est pas perdu. « Elles peuvent se faire sentir à la substance de l’âme, par des touches et des contacts pleins de suavité. »vi

La Gloire et la Nuit. Un doux murmure et une touche suave. Élie et Juan. Cela fait-il six entités? Ou trois ? Ou seulement Une ?

iYogatattva Upanishad, 134. Trad. Jean Varenne. Upanishads du Yoga. 1971

iiDhyānabindu Upanishad, 1.Trad. Jean Varenne, Ibid.

iiiDhyānabindu Upanishad, 14.Trad. Jean Varenne, Ibid.

iv Ex. 33,23

v1 R, 19,12

viJean de la Croix. La Montée du Carmel. Livre 2, 24, 4. Œuvres complètes, Ed. du Cerf, 1990, p. 749