Ce qui est le plus manifeste


« Faille » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

C’est une question qui peut, au premier abord, sembler naïve, ou obsessive, ou inadéquate, ou controuvée. Ce qui est sûr, c’est qu’elle est purement spéculative, mais ses implications ultimes pourraient se révéler très concrètes, s’enlaçant comme des hyphes avides au sein de la vie même, pénétrant finement le terreau des mondes les plus matérialistes, pulvérisant les paradigmes du réel et du naturel, métamorphosant la nature de l’être, et l’essence de l’étant. Cette question, la voici : un Dieu, quel qu’il soiti, pense-t-Il ? Si la réponse est négative, doit-on penser que l’homme est seul à penser, dans cet univers ? Si la réponse est positive, ou du moins ouvre la possibilité d’une probabilité supérieure à zéro, la pensée de ce Dieu vit-elle en silence d’un mouvement sans fin, sous l’impulsion d’une sagesse immobile, contemplant les entrelacs de ses jeux intérieurs, et se dévoilant en Soi toute la puissance de ses possibles ? Ou bien, se satisfait-elle, paisible, de la jouissance d’un savoir absolu, sans limite et sans mélange ? Ou encore, s’enivre-t-elle de plongées continuelles dans les abîmes de sa lumière, et se glorifie-t-elle d’innombrables sauts de l’ange, en l’abysse de sa quantique obscurité ? Quoique purement spéculatives, il n’est peut-être pas absolument impossible de répondre à ces questions – s’il est donné à l’âme humaine, un jour, non de commencer de penser cette pensée, mais, beaucoup plus modestement, de seulement la simuler, ou encore de la mimerii, en quelque sorte, comme le rêve d’une ombre peut mimer l’éclat du soleil. Platon dit, dans le Phèdre, que toute âme a déjà contemplé les réalités absoluesiii, lorsqu’elle a appartenu à la compagnie du Dieu, et elle a alors vu quelques-unes des essences véritables. Elle a pu porter, par exemple, ses regards sur la Justice, sur la Sagesse ; elle a pu considérer quelle était l’essence de la vie des Dieuxiv, et elle a compris la réalité des Idées qui participent à la nature de leur divinité. C’est en se ressouvenant (de ces Idées) qu’un homme, en quelque sorte déjà initié, peut chercher à s’initier toujours davantage, et visant une parfaite initiation, peut devenir réellement parfaitv. Mais, pour ce faire, il lui faut s’écarter des préoccupations habituelles des hommes, il lui faut s’en extraire, s’en exfiltrer, et s’appliquer seulement à ce qui, en lui, relève du divin. Alors il pourrait paraître « possédé » du Dieu, si d’aventure il attirait l’attention. Mais en général, la foule affairée n’en soupçonne rien. Cependant, cette « ressouvenance » n’est jamais aisée. Les visions de jadis tendent à s’effacer. En réalité, fort peu nombreux sont ceux qui possèdent une capacité suffisante de se ressouvenir. S’il arrive à des âmes rares, point trop oublieuses, de voir dans cette vie-ci quelque image, ou de rencontrer quelque idée qui ressemblent à ces objets ou ces idées de là-bas, elles tombent en extase, elles ne s’appartiennent plus, elles se mettent hors d’elles-mêmes. Et ce qu’elles éprouvent alors, elles sont loin de le comprendre, car les images de la ressouvenance ne leur sont jamais assez distinctesvi. La Justice et de la Sagesse divines, qu’ont-elles de commun, d’ailleurs, avec la justice ou la sagesse d’ici-bas ? Celles-ci ne peuvent donc que les induire en erreur, à moins de s’efforcer de les concevoir dans leur essence même.

La ressouvenance du mystère, à nous qui vivons exilés sur cette terre de passage, n’est pas cependant si brumeuse que nous n’en percevions quelques précieux éclats : la simplicité, l’unité, la félicité, la totalité, l’universalité, baignées dans la massive, intégrale et pure lumière. Nous sommes enchaînés à nos corps éphémères, « comme l’huître l’est à sa coquillevii ». Et comment l’huître, même libérée de son sépulcre nacré, verrait-elle l’étendue de la mer, et la profondeur océane ? Par la vue, nous les humains, à la différence des huîtres, nous voyons le monde et tout ce qui l’emplit. Mais, dit Platon, « par la vue nous ne voyons pas la Penséeviii ».

À quoi l’on peut ajouter qu’on ne peut voir la vue par la pensée. On peut moins encore voir, en un même regard, le Voyant, Tout Cela qui serait à voir, et la Vision. On ne peut pas non plus voir, rassemblés en une même image, le Penseur, le Pensé et la Pensée. Mais peut-être, dira-t-on, peut-on penser, sinon simultanément du moins successivement, le Penseur (l’ego qui cogite), le Pensé (ce que l’on pense quand on pense), et la Pensée (ce qui relève, par exemple, de la conscience du Penseur pensant à l’essence de sa conscience pensante) ? Oui, sans doute peut-on le penser. L’homme qui se met à penser ainsi peut aller plus loin encore. Il peut n’avoir point trop de peine à découvrir dans sa propre conscience un peu de la nature du Dieu qu’il a un jour vu, comme dit Platon, considérant l’effort constant pour regarder dans la direction de cette vision ancienne, et bénéficiant de la ressouvenance à elle attachée. De cette ressouvenance même, il atteint alors l’essence, et ce faisant, si peu que ce soit, il atteint aussi une certaine idée de Son essence. Quelle est cette essence ? Platon répond que le Divin est « ce qui est beau, savant, bonix ». De ces trois adjectifs, seul le premier peut être vu, directement, sans intermédiaire. La vue est entre tous les sens celui qui a le plus de « clarté ». « Seule, la Beauté a eu cette prérogative, d’être à la fois la chose la plus manifeste, et ce qui le plus attire l’amourx. » L’expression « la chose la plus manifeste » traduit approximativement le mot grec ἐκφανέστατον, ekphanéstaton, qui signifie littéralement « ce qui sort (ek-) de ce qui se montre ». La monstration n’est jamais une démonstration, mais la manifestation se révèle comme ex-monstration. Heidegger, relevant le mot ἐκφανέστατον, affirma dans ses Carnets noirs qu’il représentait chez Platon « la dernière lueur de la φύσις dont la braise couve encore sous la cendre. Toute ardeur est sombre ardeur. Et si l’apparaissant renonce à sa part d’ombre, il perd son fond, et il lui faut dès lors, pour demeurer constant, s’en tenir aux causes et aux moyens de ce qui l’a provoquéxi. » La φύσις (phusis), la « nature » en grec, s’interprète chez Heidegger comme étant fondamentalement « ce qui apparaît », « ce qui se montre ». Par contraste, et en complète opposition avec l’interprétation de Heidegger, j’aimerais affirmer que « ce qui se montre » n’est jamais ce qui se dit dans le mot de Platon, ἐκφανέστατον. Ce qui se montre vraiment alors sort (ek-) de ce qui se montre. L’ἐκφανέστατον désigne en réalité la première aube d’un matin divin, une aube non issue de la nature mais d’une surnature. C’est l’aube d’une nature surréelle, dont le brasier immense ne se donne qu’à pressentir, de loin, d’immensément loin. Son incendie insensé y consume tous les sens, il annihile toutes les ténèbres, néantise tous les êtres, et rend humbles leurs ardeurs. Il est si éloigné de notre vue, et de notre pensée, qu’il ne nous apparaît que par son ombre, et ne se montre que par son absence. Serait-il un peu plus proche que nos yeux flamberaient instantanément, rendant notre cécité totale. Mais cet incendie est si loin que plusieurs abîmes nous en séparent. De ces abîmes nous ne voyons pas le fond. Mais il faut savoir que nous sommes tissés de leurs fonds mêmes. Et de ces fonds, il nous faut faire fond, pour monter toujours.

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iJe me place ici à un point de vue résolument philosophique et même métaphysique, et non théologique. Il ne s’agit pas de discuter de l’existence d’un Dieu (qui serait « inconnu »), ou du Dieu (des monothéismes). Il s’agit de réfléchir à la question de la cohérence systémique entre l’existence putative d’un Dieu hypothétique et l’existence de certaines qualités ou attributs anthropomorphiques, comme celles de la « pensée ». Si l’homme « est » parce qu’il « pense » (Descartes), le Dieu « pense-t-il », parce qu’il « est » ?

iiOn pourrait, en théorie, imaginer d’innombrables « expériences de pensée » par lesquelles on s’efforcerait de distinguer des types de pensées « divines » qui seraient philosophiquement compatibles avec les types recensés de pensées « humaines ». Dans un futur proche, on pourra utiliser les ressources de l’IA pour décliner toutes les manières imaginables de penser, et s’aider ensuite de programmes d’IA plus avancés encore, pour distinguer alors parmi toutes ces « manières de penser », celles qui sont décidément « non-humaines » (c’est-à-dire « non-humainement concevables » a priori) et les pensées décidément « humaines », « trop humaines ».

iii«Toute âme d’homme a, en vertu de sa nature, contemplé les réalités absolues : autrement, elle ne serait pas venu en lui animer sa vie. » Platon. Phèdre, 249e

ivPlaton. Phèdre, 247d-248a

vIbid. 249c

viIbid. 250a

viiIbid. 250c

viiiIbid. 250d

ix« Le Divin, c’est ce qui est beau, savant, bon. » Platon. Phèdre, 246d

xνῦν δὲ κάλλος μόνον ταύτην ἔσχε μοῖραν, ὥστ᾽ ἐκφανέστατον εἶναι καὶ ἐρασμιώτατον. Ibid. 250d

xiMarin Heidegger. Réfexions VII. § 48. Trad. Pascal David. Gallimard. 2018. p.59

Le Dieu dépris


« Une idole au crépuscule »  ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Dans le Crépuscule des idoles, Nietzsche posa cette question : « Que dire ? L’homme n’est-il qu’une méprise de Dieu ? Ou bien Dieu – une méprise de l’hommei ? » Heidegger, qui rapporta l’aphorisme, ajouta une troisième option : « Ou bien les deux seraient-ils une mé-prise de l’estreii ». C’était peut-être là une façon assez désinvolte de botter « Dieu » en touche, en mettant l’« estre » à sa place, ou plutôt en position de surplomb par rapport « aux deux » [l’Homme et Dieu]. La date de rédaction (en automne 1932) n’est pas non plus sans importance: Hitler s’apprêtait à prendre le pouvoir, et Heidegger était déjà membre du parti nazi. L’« estre », d’ailleurs, qu’est-ce que c’est, philosophiquement parlant ? Dans l’original allemand, on lit : Seyn. Heidegger a choisi de changer la graphie du verbe Sein (« être ») en Seyn pour signifier, par le réemploi de cette ancienne orthographe, sa volonté d’une nouvelle orientation philosophique. Il pensait ainsi effacer la question de la différence ontologique entre l’être de l’étant et l’être tout court, pour la remplacer directement par une nouvelle question, celle de l’estre, censé symboliser le fondement de la vérité qui restait à éclaircir. Mis à part ce jeu de mot Sein/Seyn, rendu en français par une astuce de traduction (l’emploi d’un s pour l’accent circonflexe), quelle valeur sémantique attacher à l’estre ? L’estre est en réalité le « métal », qu’il faut fondre « en un seul magma », pour asseoir la Terre et fonder le nouveau mondeiii

L’idée philosophique de méprise ou de mé-prise invite, me semble-t-il, à penser d’abord celle de la prise. Dans le contexte de la relation entre le Dieu créateur et sa création, la notion de prise est d’emblée fort prégnante, et cela, dans tous les sens du terme. Les mystiques, qui, en cette matière, ont peut-être quelque longueurs d’avance, vont fort loin en ce sens. Ils sont pris, c’est-à-dire, ravis, transportés, emportésiv. Mais cette prise est-elle bien réelle ? Ou n’est-elle que symbolique, ou encore imaginaire ? Ne peut-elle donner lieu, précisément, à une méprise, ou même une fausse prise, une mé-prise, comme le laissent entendre Nietzsche et Heidegger, partageant une même sorte de distanciation et d’ironie ?

Pour ma part, j’aimerais moduler l’idée de prise, à l’aide d’autres préfixes : dé-prise, re-prise, sur-prise, entre-prise. Ces substantifs sont associés à des verbes qui indiquent un mouvement, une direction de l’action ou du sentiment : entre-prendre, dé-prendre, re-prendre, sur-prendre. On pourrait ajouter les verbes ap-prendre et com-prendre, qui évoquent aussi un mouvement, celui de cueillir, ramasser, regrouper.

Notre Temps, si vide, à la fois de pensée et d’être, préfère simplement « prendre » plutôt que de tenter de « comprendre », ou de chercher à « apprendre » (à penser et à être). C’est un temps, où l’important est la prise. Peu importe le risque de méprise ou de mé-prise. On relègue désormais ces nuances aux deux penseurs allemands déjà cités, et plus ou moins discrédités, d’ailleurs. Pour le « moderne », une prise est toujours bonne à prendre.

Face à cette modernité avaleuse, avide, attrape-tout, le philosophe, ou l’anthropologue, ou le poète , ou le théologien, peut se sentir en droit de reposer, à nouveau, la question de l’être ou de l’estre, ou de l’aître, et cela sur le mode apophatique. Si prendre, prendre le plus possible, est l’ordre du jour, ne faut-il pas envisager plutôt de déprendre, de se dé-prendre pour se sur-prendre ?

Dieu, on le sait, est un Dieu jaloux. El qanna(Ex. 34,14). S’il est jaloux, c’est que les tourments de l’amour ne lui sont pas inconnus. La question que Nietzsche posait, sans d’ailleurs y répondre, et que Heidegger reprenait laborieusement, pourrait être alors reformulée ainsi : Dieu s’est-il dépris de l’être humain ? Dépris après s’en être épris, et s’en éloignant, comme un amant déçu ?

Vu l’actualité, les tueries, le sang, la haine, tout cela au nom de ce « Dieu jaloux », je crois que je pourrais comprendre un autre Dieu, qui se déprendrait de l’Homme.

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iNietzsche. Crépuscule des idoles ou Comment philosopher à coups de marteau (« Maximes et traits », n° 7). Galliamrd, 1974, p.14

iiMartin Heidegger. Réflexions VI. Cahiers noirs (1931-1938).Traduit de l’allemand par François Fédier. Gallimard, 2018, § 63, p. 461. Le traducteur signale que Nietzsche emploie ici le mot Fehlgriff, alors que Heidegger emploie le mot Mißgriff. Griff se traduit par « prise ». Fédier ajoute : « Fehlgriff est la prise qui lâche la proie pour l’ombre. Mißgriff accentue l’idée du manquement, au point qu’il faut presque entendre « mé-prise » comme disant l’échec de la tentative qui entendait se saisir de l’estre. »

iiiEn automne 1932, Heidegger écrit : « Nous sommes à l’aube d’un temps au sein duquel toutes les autorités et organisations, tous les élans et toutes les mesures vont être fondus en un seul magma ; et là, ce qui importe surtout, c’est que nous mettions en œuvre le vrai feu original et rendions fluide dans l’existence à venir le vrai métal idoine pour la refonte. Ce feu, c’est la ‘vérité’ en sa fervescence d’origine et l’incandescence alerte, avide et clarifiante du questionnement. Le métal, et la fermeté d’assise de la Terre, c’est l’estre. » Martin Heidegger. Réflexions III. Cahiers noirs (1931-1938).Traduit de l’allemand par François Fédier. Gallimard, 2018, § 163, p. 189

ivThérèse d’Avila explique que dans le ravissement, « vous vous trouvez saisi par un mouvement d’une force et d’une impétuosité inouïes. Vous voyez, vous sentez s’élever cette nuée ou, si vous voulez, cet aigle puissant vous emporter sur ses ailes […] De fait, on est emporté malgré soi. » (Vie, 20)

Dans la course vers l’abîme, philosopher.


« Heidegger »

Heidegger est resté adhérent du parti national-socialiste de 1933 à 1944. Il avait cependant démissionné de son poste de Recteur de l’Université de Fribourg le 28 avril 1934, « parce qu’aucune responsabilité n’y était plus possiblei », – remarque suivie de cette simple phrase, dans ses Cahiers noirs : « Vive la médiocrité et le tapage ! ». Il avait aussi écrit un peu plus tard, en 1937, dans ces mêmes Carnets noirs : « Le national-socialisme est un principe barbareii. » Mais ce jugement abrupt n’était pas forcément a priori négatif dans l’esprit de Heidegger. Il se pourrait même qu’il y vît « sa possible grandeur » (voir la note 2). Pourquoi donc s’intéresser à Heidegger, ce philosophe nazi, aujourd’hui, dans le contexte actueliii ? Réponse courte : parce que dans les époques de complet bouleversement (politique et moral), il faut s’efforcer de continuer de penser, et de s’astreindre à penser d’une façon d’autant plus critique que les périls montentiv.

J’ai, ci-après, sélectionné quelques fragments textuels, écrits par un philosophe (philosophe mais nazi, et nazi mais philosophe) dans les années 1937-1938. Ils méritent d’être exposés à notre réflexion (critique), je pense. Non pas pour sauver le soldat Heidegger, bien sûr. Mais pour sauver, en nos temps de troubles, un principe dont nous ne pouvons pas nous priver, si nous voulons continuer de vivre, – le principe de la pensée critique.

« Pourquoi l’être humain devient-il toujours plus petit ? Parce qu’il se refuse l’espace de jeu où a lieu la croissance vers la grandeurv. »

Quel est cet « espace de jeu » ? C’est ce que Heidegger appelle le « Là ». Mais que désigne ce « là » ? C’est « le lieu où l’indétournable est sauvegardé en toute retenue, et ainsi déployé en liberté par les chemins de la créationvi. » On peut interpréter l’« indétournable » comme une puissance métaphysique, qui ne se laisse pas « détourner » de ses fins dernières, et peut-être même comme une sorte de figure cryptique du divin, qui se trouverait menacée par l’inanité, la vacuité et l’incohérence humaines. Le « Là », avec un L majuscule, est le lieu d’une présence celée, mais sauvegardée, et qui a vocation à se déployer en toute liberté, pendant l’éternité à venir. Présence fragile, qu’il faut donc traiter avec retenue, subtilité, délicatesse. Dans ce monde de brutes ? – demandera-t-on ? Oui, cette présence est en fait porteuse de toute la puissance de la création, elle est porteuse de l’avenir, de cette réalité à venir, dont nous ignorons tout. Attention, fragile! C’est un programme prometteur, en un sens. Mais qui garantit que le « Là » est bien ici, et non pas là-bas, ou ailleurs ? Rien, assurément. Il nous suffit peut-être d’affirmer que le « Là » est en nous, que le « Là » est en notre esprit, qu’il en est le fondement, le sol même. Le « Là » n’est rien d’autre que la puissance développement et de création de l’esprit humain.

« Que nous soyons entrés depuis longtemps dans l’époque de la complète absence de question, voilà ce qu’attestent moins tous ceux qui rejettent de manière explicite le questionnement que bien plutôt ceux qui, se prétendant ‘en possession’ d’une ‘vérité’ inébranlable (la vérité ‘chrétienne’), n’en restent pas là, mais se comportent comme s’ils questionnaient, alors qu’ils ne cessent d’avoir à la bouche les mots de ‘risque’ et de ‘décision’vii. »

Innombrables, et de tous bords, ceux qui aujourd’hui se prétendent ‘en possession’ d’une ‘vérité inébranlable’. Paradoxalement, la ‘vérité chrétienne’ à laquelle fait référence Heidegger est aujourd’hui presque complètement inaudible, dans le vacarme mondial. La nouvelle Réforme des institutions cléricales n’a pas eu lieu, malgré l’urgence. Les scandales (notamment pédocriminels) ont durablement affecté la crédibilité de l’Église catholique (bien que des faits comparables ont été condamnés dans des institutions relevant d’autres religions comme le protestantisme, l’islam, le judaïsme et le bouddhisme, mais avec beaucoup moins d’échos médiatiques, semble-t-il). Le grand paradoxe, encore inexpliqué (mais il faudrait y travailler) reste celui-ci : pourquoi, dans un pays comme la France, jadis surnommée « la Fille aînée de l’Église », assiste-t-on à une fuite massive de la population hors du cadre de la religion qui a, culturellement et historiquement, accompagné ce pays depuis deux millénaires ? Assèchement des vocations religieuses, baisse abyssale des pratiques, rejet de toute « foi » en quelque transcendance que ce soit… Je dis « paradoxe », parce que dans le même temps, dans l’étranger proche, sur la rive sud de la méditerranée, mais aussi au Moyen Orient, et plus loin vers l’Est, et jusqu’en Inde, au Japon et en Chine même, on assiste au contraire à des résurgences massives du fait religieux. Le cas d’Israël est à cet égard édifiant. Le projet de création de l’État d’Israël était à l’origine un projet « laïque », si l’on peut dire. Le projet sioniste n’était pas soutenu par les « religieux », qui, bien au contraire, le condamnaient comme étant contraire au projet divin (l’argument étant qu’Israël était en diaspora de par la volonté divine, et que seule la venue du Messie sur terre pouvait y mettre fin). Aujourd’hui, en Israël, le Parti travailliste qui fut l’élément politique actif dans la première phase de la construction du pays, a pour ainsi dire, presque complètement disparu de la carte. Désormais, on voit au pouvoir dans ce pays une coalition de partis farouchement ultra-religieux et de partis que l’on peut qualifier d’extrême-droite. Que s’est-il donc passé ? Je ne sais.

Ce que je vois, plus généralement, c’est que la remarque de Heidegger garde sa pertinence (si l’on prend, bien sûr, le soin de remplacer la notion de ‘vérité’ chrétienne, par les notions de ‘vérités’ juive, islamique, hindouiste ou bouddhiste (eh oui ! Il existe même des bouddhistes d’extrême-droite!).

« La méditation pensive du sens, celle qui s’oriente sur la vérité de l’êtreviii, est d’abord fondamentation d’être le Là à titre de fondement pour l’histoire futureix. »

L’histoire future, tout le monde le sent aujourd’hui, clairement ou confusément, est fondamentalement menacée, et cela sur tous les fronts : climat, biodiversité, épuisement des ressources, surpopulation. Problèmes structurels, auxquels s’ajoutent le nombre croissant de pays « faillis », la décrédibilisation de la démocratie dans le monde, tant dans les pays « autoritaires », bien sûr, que dans les pays plus anciennement et traditionnellement « démocratiques » (du moins en façade). Et c’est précisément à ce moment de crise structurelle, où l’humanité tout entière (Je fais partie de ces idéalistes pour lesquels le concept d’ « humanité tout entière » a encore un sens, malgré les éructations philosophiques, froidement calculées, d’un Thomas Hobbes, qui en niait radicalement la pertinence), c’est donc à ce moment que l’humanité (mais pas tout entière) se paie le luxe de conflits comme celui de la Russie et de l’Ukraine (avec ses implications géopolitiques, en Afrique par exemple, avec la réduction des exportations de blé).

La « fondamentation » est l’un de ces néologismes que le traducteur de Heidegger a estimé utile de forger, pour mettre en valeur, et pour faire mieux sentir ce « sens », cette « vérité de l’être » que le philosophe s’attachait à explorer, juste avant que la 2e Guerre mondiale n’explose. Je pense que la période actuelle, si elle n’est pas « nazie », n’est pas sans exhaler, pour sa propre part, des odeurs franchement nauséabondes. Je pense aussi que les problématiques du « sens », de la « vérité », et de l’« être », doivent rester au cœur de notre pensée critique, précisément parce que le « sens » disparaît aujourd’hui des discours politiques, – ainsi que la « vérité », qui est indubitablement la première victime de tout conflit armé, comme on sait. Quant à l’« être », comment s’en passer ? Dans un monde sans sens et sans vérité, c’est tout ce qui nous reste, à nous, simples humains : l’être. Du moins, à nous qui sommes encore là, en vie, et qui n’avons donc pas péri dans telles ou telles catastrophes faites de main d’homme.

« Qui est l’être humain à venir, à supposer qu’il soit encore à même de fonder une histoire ? Réponse : le gardien qui veille sur le silence dans lequel, au large, passe le Dieu à l’extrêmex. »

Sommes-nous encore capables de fonder une nouvelle « histoire » ? Je le pense, mais il va nous falloir un sursaut historique, et vite. Et je ne le vois pas venir, même si j’en pressens les prémisses… L’éveil des hommes exige une mutation profonde de leur « être », et une mutation de leur relation à la vérité de cet « être ». Autrement dit, c’est en voyant en face de nous la béance de l’abîme qui s’ouvre, que nous prendrons, peut-être, en nous le courage de changer fondamentalement la donne. Autrement dit, c’est en commençant par nous changer nous-mêmes, à notre niveau individuel, personnel, que nous contribuerons à changer significativement le monde. Truisme? Peut-être. Essayez, pour voir.

« Nous sommes en train d’entrer dans cet instant-éclair de l’histoire en lequel, pour la première fois, la vérité de l’être devient une – que dis-je ? – devient l’urgence même et l’origine d’une toute nouvelle nécessité […] et que nous soyons prêts à cela exige de nous une mutation essentielle–d’être humain à être le Là–la nouvelle responsabilité–non le fait de donner réponse à la question : qui sommes-nousxi. »

Oui, cette question: « qui sommes-nous ? », est une question qui ne mérite pas réponse, ici et maintenant. Par contre, la question de la vérité, – la vérité que nous représentons, celle que nous portons en notre être et celle pour laquelle nous sommes prêts à donner notre vie – cette question devient l’urgence absolue.

« La raison la plus profonde de l’état présent du monde, tel que le détermine le destin de l’Occident, état sans plus aucun but, prisonnier de lui-même, parfaitement impitoyable, lancé de progrès en progrès dans la plus effrénée des ‘mobilisations’, celle de tout ce qui existe […] – c’est cela l’abandonnement de l’être –, cette raison, c’est la manière dont on passe loin au large de la vérité de l’êtrexii. »

Ces mots écrits par un philosophe dans l’Allemagne nazie en 1937, on pourrait utilement les réécrire aujourd’hui, non seulement en Occident, mais en Orient, et dans le « Sud global ».

L’être humain, où qu’il soit, court un risque radical, celui d’abandonner son humanité, et cela du fait qu’il se laisse emporter comme un jouet de plastique, dans des maelstroms qui le dépassent (presque entièrement). Il faut résister à notre propre abandon de qui nous sommes.

« Étant donné que l’être humain est celui qui cherche, voilà la raison pour laquelle il y a besoin d’un but. Et comme il a nécessité du but, le but suprême est celui de chercher. C’est bien là un mode de pensée bizarre, déroutant pour tout individu qui ne pense qu’en mots, et ce faisant ne pratique pas le saut au cœur du déferlement de fervescence de l’êtrexiii. »

Encore un néologisme ! « Fervescence » a un petit côté comprimé analgésique. J’aurais préféré ici le simple mot « fièvre ». Ou « transe ». Rêvons un peu… Il faudrait que nous devenions tous un peu chamanes, que nous soyons capables d’entrer en « transe », une transe fiévreuse, pour sauter en esprit vers le lointain avenir, et ensuite, après avoir « vu », pour revenir sur cette terre, et aider sincèrement, sans peur et sans reproche, à le faire advenir, cet avenir.

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iMartin Heidegger. Réflexions III. Cahiers noirs (1932 -1934). Trad. F. Fédier, Gallimard, 2018, §113, p. 174

iiCe jugement, apparemment net et négatif, est cependant immédiatement développé d’une manière oblique, biaisée et contournée, ce qui en rend l’interprétation délicate, et vraisemblablement incriminante pour le professeur de philosophie de Fribourg: « Le national-socialisme est un principe barbare. Voilà ce qui lui est essentiel et constitue sa possible grandeur [sic]. Le péril n’est pas lui-même [re-sic], mais qu’ils soit bagatellisé en prêchi-prêcha du Vrai, du Beau et du Bien (le soir après l’école). Et que ceux qui veulent fabriquer sa philosophie ne trouvent rien d’autre à y mettre que la ‘logique’ de la pensée commune et des sciences exactes, au lieu de se rendre compte qu’aujourd’hui c’est justement la ‘logique’ qui se trouve à nouveau dans l’urgence, et entre du même coup dans la nécessité d’une nouvelle naissance. » Martin Heidegger. Réflexions III. Cahiers noirs (1932 -1934). Trad. F. Fédier, Gallimard, 2018, §206, p. 204

iiiEst-il besoin de réciter la litanie des crises s’accumulant ces derniers temps : la guerre menée par la Russie en Ukraine, le « nettoyage » ethnique du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan, le conflit endémique entre la Serbie et le Kosovo, les nombreuses crises migratoires, et maintenant, les attaques barbares du Hamas contre des civils israéliens, suivies d’une riposte massive d’Israël dans la bande de Gaza. Le « droit international », dans toutes ces situations, est allègrement bafoué, à proportions variées, sans que l’on ne mesure bien les implications à long terme d’une telle défaite de la pensée juridique – c’est-à-dire une défaite de l’idée même de « justice ». Ainsi l’idée même d’une « Cour de justice internationale » est totalement vidée de sens par ceux-là mêmes qui pourraient en ressentir le poids moral et politique. Plus grave encore, à mon sens, le combat (sémantique et rhétorique) sur les ‘appellations’ dont certains acteurs sont affublés (ceux qui sont des « terroristes », pour les uns, sont appelés des « résistants » pour les autres), vient de commencer de dégénérer, et d’atteindre les prodromes de l’abjection (morale). Désormais le mot même « terroriste » n’est plus assez fort. On affirme maintenant leur complète dés-humanisation (« ce sont des animaux, et il faut les traiter comme tels », « il faut les écraser comme des cafards »).

ivA cet égard, l’implosion de la réflexion politique, intellectuelle et morale en Europe est absolument sidérante. La tétanisation des intervenants politiques dans la soi-disant « Union européenne » (laquelle projetait encore récemment, sous la conduite de Madame Von der Leyen, d’imposer sa vision « géostratégique » vis-à-vis des autres « grandes puissances »), est pathétique.

vMartin Heidegger. Réflexions V. Cahiers noirs (1937-1938). Trad. F. Fédier, Gallimard, 2018, §36, p. 333

viIbid.

viiIbid., p. 334

viiiLe traducteur, François Fédier, a choisi de rendre par le mot estre, le concept d’être tel que proposé par Heidegger. Je préfère, pour ma part, éviter, non ce néologisme, puisque le mot estre est un ancien mot français, mais cette substitution, qui est aussi une privation :la privation de l’accent circonflexe sur le mot être, accent qui me semble comme voleter légèrement au-dessus des lettres, – et de l’etre, donc.

ixMartin Heidegger. Réflexions V. Cahiers noirs (1937-1938). Trad. F. Fédier, Gallimard, 2018, §41, p. 336

xIbid., §44, p. 337

xiIbid., §48, p. 340

xiiIbid., §50, p. 342

xiiiIbid., §56, p. 347

Mort ou vie, destruction ou union.


« Nietzsche »

Du monde, ou de l’homme, on ne peut dire qu’ils soient réellement un. Leurs multiplicités internes ne leur tiennent pas lieu d’unité, sinon de façon purement verbale. L’un et l’autre sont assurément divers, divisés, mélangés, mixtes, indéfinis et indéfinissables. Mais cette division, cette mixité, cette indéfinition, sont relatives. Elles trouvent leurs limites, dans les formes, dans le temps et dans l’espace. L’homme, comme le monde, sont relativement indéfinis, mais absolument pas infinis.

Dans l’apparente profusion des étants et des instants qui composent la réalité, des formes de singularités émergent, pour un temps. Ici et là : des quarks étranges, des amas galactiques, des cailloux, des consciences…

Ces singularités, petites ou grandes, sont-elles des unités ? Pour le dire autrement, ces singularités sont-elles aussi ‘unes’ que Dieu est dit ‘un’ ?

Des foules affairées, inconscientes et composites (moléculaires, chromosomiques, microbiennes, neuronales, synaptiques, parasitaires) fourmillent à tout moment en tout homme. Qu’en subsistera-t-il à la fin? Si l’homme pense être un, la mort se charge toujours de mettre à l’épreuve ce sentiment douteux d’unité.

A l’inverse, si l’homme n’est pas un, s’il est autre qu’un, qu’est-il en réalité?

Plusieurs hypothèses valent d’être considérées : la diachronicité, la synchronicité et la distributivité.

L’homme, – un étant diachronique ?

La multiplicité immanente se révèle, sur les temps longs, par le cumul du bigarré, du bizarre et de l’inattendu. Ce que nous étions fœtus, le perdrons-nous agonisants, et mourants ? Ou ne le métamorphoserons-nous pas, plutôt ? La fleur de la jeunesse perd-elle inévitablement ses pétales et ses éclats dans les ombres de la maturité, ou dans la pénombre de la vieillesse, ou n’en révèle-t-elle pas plutôt de nouveaux, subtils, invisibles et irradiants parfums?

Changeons de métaphore.

Si l’homme était une sorte de vaste bibliothèque à la Borgès, quel ouvrage unique, singulier le résumerait-il alors le mieux ? Si un tel livre était impossible à trouver, ne pourrait-on le remplacer par quelques ‘bonnes feuilles’ éparses, extraites de livres divers ? Si cela était encore trop difficile à réaliser, ne pourrait-on se contenter d’une seule ligne, tirée d’un paragraphe oublié, ou même se suffire d’un seul mot, pour en exprimer enfin l’unité supposée, le sens essentiel ?

Si l’homme est bien diachronique, ce mot même devra bientôt changer. Comme tous les mots de passe.

L’homme, – un étant synchronique ?

Une courbe mathématique (infinie, continue et dérivable) peut se résumer par un seul de ses points, – à condition de lui adjoindre l’ensemble (lui-même infini) de ses dérivées en ce point.

De même, on pourrait supposer que l’être de l’homme pourrait se définir tout entier par tout instant t de sa vie, à condition que cet instant contienne aussi l’ensemble (apparemment infini) de ses virtualités en devenir. Toujours en épigenèse, l’homme n’est ni son cerveau, ni son estomac, ni sa rate, ni son pancréas, ni son cœur, ni son sang, ou son sexe, ni son âme même, ni sa mémoire, mais tout cela simultanément et en puissance.

Sa raison lui est sa route et sa ruse, son sang lui tient lieu de vie et de sens. Son âme l’anime, et par son esprit il s’élève, il voisine l’ivresse, loin de la mémoire. Dans sa lymphe baigne parfois la lumière de l’espoir. Sa salive noie les soleils du goût, son souffle tempère les crépuscules de la conscience.

Tout cela, bien serré, bien ficelé, bien intégré, ferait une sorte d’unité simultanée et même synchronique.

L’homme, – un étant distribué ?

Une hypothèse plus fantastique travaille parfois le ‘moi’ qui doute de lui-même. C’est l’idée que n’importe quel ‘moi’ pourrait se définir par l’ensemble des ‘tu’ rencontrés au long de sa vie, ainsi que par la somme de tous les ‘nous’ ressentis, des ‘vous’ désignés, et la foule anonyme des ‘elles’, des ‘ils’ et des ‘eux’ conçus de plus loin. Le ‘moi’ est seul, singulier, mais fait aussi de pluralités indissolubles, de variétés silencieuses, de multitudes extérieures, de sociétés entières, et d’histoires immémoriales.

Se distribuant ainsi dans ses apports et ses rapports passés, il se distribue aussi, en puissance, dans la somme de ses devenirs.

Que l’homme soit diachronique, synchronique ou distribué, ou bien tout cela simultanément, ou bien tout cela tour à tour, revient finalement au même. C’est la mort qui révèle au ‘moi’ ce qu’il est en réalité. Soit il n’est ‘rien’ au fond, vraiment ‘rien de rien’, absolu néant anéanti, nada, – soit il est encore quelque entité admise, après la mort, à continuer à être un autre ‘étant’ sous une forme inconnue, sublimée, de métempsycose, ou bien en tant que fine pointe, consciente, de son âme.

Ce sont, me semble-t-il, les trois seules possibilités : devenir rien, devenir un autre ou devenir le même (mais autrement).

Il ne sert à rien d’argumenter en cette matière, personne ne connaît le fin mot de l’histoire, mais nous le connaîtrons le moment venu. Ou, alors, nous ne le connaîtrons pas, si nous sommes ‘rien’.

Je conclurai sur une ouverture, avec le philosophe présocratique Gorgias :

« Être n’a rien de manifeste puisque cela n’apparaît pas. Paraître est faible, puisque cela ne réussit pas à être. »i

Pour le dire autrement, et pour mettre cette pensée ancienne dans une autre perspective : « La façon dont on a pensé Dieu pendant des siècles ne convainc plus personne ; si quelque chose est mort, ce ne peut être que la façon traditionnelle de le penser. Ce qui est bien mort, c’est la distinction fondamentale entre le domaine sensoriel et le domaine supra-sensoriel ».ii

Nietzsche, cité par Martin Heidegger (lui-même cité par Hannah Arendt) formule cette idée d’une manière un peu différente:

« La destruction du supra-sensible supprime également le purement sensible, et par là, la différence entre les deux. »iii

Dans les deux formulations, ce n’est pas la ‘mort’ ni la ‘destruction’ que je vois, mais bien la vie et l’union qui se dessinent.

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iDie Fragmente des Vorsokratiker. Vol. II, B 26. Hermann Diels et Walther Kranz, 1959.

iiHannah Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.28

iiiMartin Heidegger. Chemins qui ne mènent nulle part. Trad. W. Brokmeier. Paris 1962, p.173. Cité par Hannah Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.29

La Conscience et le « Hors-là ».


La conscience de soi ne peut jamais être complètement assurée de se connaître elle-même, comme étant en soi et pour soi, tant qu’elle ne reconnaît pas l’existence d’autres consciences, et tant qu’elle ne se sait pas aussi reconnue par une autre conscience, qui serait aussi une autre « conscience de soi ».

La conscience « se connaît » certes elle-même et par elle-même, dans une certaine mesure, qui reste insuffisante. Il lui faut aussi se savoir « reconnue » par quelque autre conscience, qu’elle-même peut « reconnaître » comme conscience.

La conscience ne peut pas connaître sa propre essence, simplement en soi et pour soi. Elle ne peut véritablement se connaître, que par l’existence et la médiation d’autres consciences, qui en quelque sorte attestent de son existence par leurs existences propres.

Ces autres consciences, quelles qu’elles soient, simplement parce qu’elles sont des consciences, inscrivent la conscience dans un monde plus large, plus dense, plus profond, où le fait de la conscience devient possible en tant qu’essence.

Dans un monde partagé par d’autres consciences, toute conscience s’avère appartenir à un monde « commun », au monde de la conscience.

Il y a un double aspect dans toute conscience: il y ce qu’elle connaît d’elle-même, en tant que conscience de soi, et il y a aussi tout ce qu’elle ignore d’elle-même, en tant que toute conscience est fondamentalement obscure.

Ce qu’elle connaît d’elle-même peut servir de point de départ, pour explorer tout ce qui est caché en elle. Elle peut s’aventurer fort loin, au-delà des horizons, sachant qu’elle a son port d’attache, son petit Liré. Si l’envie lui prend de céder à l’acédie, de sombrer dans l’aboulie, « Plus me plaît mon petit Liré que le mont Palatin », pourra alors dire le marin métaphysique, trop las de courses vaines.

Mais la conscience ne peut pas ne pas avoir conscience qu’il y a aussi bien d’autres consciences qu’elle, tout autour d’elle, plus ou moins proches, dont elle reconnaît l’existence, mais dont elle ne connaît pas l’essence intime, bien qu’elle puisse en inférer les possibles similitudes.

Elle peut aussi supputer l’existence d’autres consciences, très lointaines, dans l’espace et dans le temps; elle peut concevoir même des consciences qui seraient essentiellement autres qu’elle (celle du chat ou de l’ange par exemple), dont elle ignore plus encore de quoi elles sont conscientes, et quelles sont leurs fins propres.

Rassemblant ces quelques fils, on peut maintenant faire l’hypothèse que la conscience est en partie une substance propre, et qu’elle est en partie constituée d’entrelacements opératoires, de tissages actifs, d’interactions permanentes avec bien d’autres consciences, partageant avec elles un espace commun, un terrain de communication mutuelle.

La conscience est faite de tous les moments qui lui sont propres, de tous ses moments de présence à soi, mais elle est aussi faite de moments de communication (consciente ou inconsciente) avec de multiples consciences, des consciences « autres ».

La conscience ne pourrait pas subsister longtemps comme « conscience », si elle devait se persuader qu’elle est absolument, radicalement seule, vivant isolée dans le vaste univers. Elle serait alors écrasée par le poids de son isolement absurde, anéantie d’être seule à assumer d’avoir (pour elle-même) un sens si vain, si ténu, dans un monde privé de sens.

Aussi bien, ce cas ne se présente pour ainsi dire pas, sauf peut-être dans quelque forme de folie.

Il est frappant que, dès la naissance, la conscience soit en quelque sorte enveloppée par une autre conscience, la conscience « autre » de la mère d’abord, mais aussi du père, et qu’elle soit plus généralement plongée dans la conscience d’un brouhaha porteur de sens audibles mais incompréhensibles, un brouhaha qui progressivement dissipe son nuage, s’ensoleille de sens.

La conscience, toujours, se forme et naît à elle-même, en s’appuyant sur cette intuition originaire qu’il y a autour d’elle, et même tout près d’elle, des consciences à l’œuvre, vigilantes, bienveillantes (dans la plupart des cas). Le bébé meurt à lui-même s’il n’est pas nourri de caresses et de baisers, de paroles douces et de comptines, qui sont autant de preuves qu’existent en dehors de lui d’autres consciences que la sienne, et qui sont là pour le nourrir, et le fortifier dans la naissance lente de son moi.

Elle a pu d’ailleurs commencer par sembler se perdre, sa conscience en gésine, dans cette altérité attentive. Suis-je bien un moi? se demande-t-elle dans le silence confus d’un cerveau embryonnaire. Ou ne suis-je pas seulement cette chaleur autre, cette bouche douce, ce sein lacté?

La conscience se perd elle-même de vue, pendant un certain temps, avant d’expérimenter les étapes de sa séparation inéluctable, lente, progressive mais décisive, d’avec ce qui n’est pas elle-même, mais autre. Le sein se tarit, ou il se refuse, les mains n’ont plus la même odeur, les paroles prennent d’autres couleurs, d’autres tonalités. Le proche et le lointain se distinguent de plus en plus nettement, et le centre du moi, progressivement, s’établit, comme seul véritable refuge, devant un monde extérieur, d’où à tout instant peuvent faire irruption toutes sortes d’altérités, toutes sortes de forces, ou de coups de hasard, des lumières, des sons, des goûts, des touchers, des odeurs. Alors qu’en soi, dans la profondeur du moi, gît toujours semblable à elle-même, une conscience en dormition, mais qui est aussi consciente de vouloir davantage s’éveiller à elle-même.

C’est par l’avalanche continuelle de l’autre en elle, que la conscience constitue, jour après jour, le glacier nécessaire de ses perceptions, de ses intuition, de ses habitudes.

Plus la conscience devient elle-même, plus elle sort de l’altérité dont elle était tissée. Plus elle se recentre sur elle-même, plus cette altérité s’éloigne et s’opacifie. Ce qui était pour elle son propre Soi en tant qu’il était bercé, chéri, nourri de cet Autre, devient plus étrange, plus étranger, — un étranger proche certes, très proche même, mais un étrange étranger cependant, si on le compare avec le sentiment interne du Soi, ce seul Soi qui reste, quand tout fait silence, quand les bruits autres se sont dissipés ou dissous, et que ne restent plus que les pulsions lentes de son propre sang.

Ce n’est plus alors cet Autre, qui semblait être son Soi même, qui refait surface. C’est l’inverse, qui progressivement appert. C’est elle, la conscience, qui se révèle le seul Soi, et l’Autre lui-même n’est plus désormais que le Soi. Il lui est identique, mais caché en son fond, et son image est brouillée comme par le crépuscule des sens, quand la nuit vient.

Alors la conscience se trouve à mi-chemin de cet Autre, quelque peu inconstant mais continuant de faire irruption, toujours autrement, et de ce Soi, qui lentement s’établit comme le même, comme le centre lui-même, comme un point inamovible dans le flux incessant de tout ce qui ne peut se fixer en Soi.

A ce moment commence la conscience de l’embrassement, de l’enlacement, de l’entrelacement de l’Autre et du Soi. Le Soi se sait tissé de cet Autre qui l’a fait naître, qui l’a soutenu et qui l’a sustenté. Il se sait tissé, mais le temps est venu de dénouer un à un les fils mêlés, pour les renouer autrement, les tisser à nouveau, de ses propres mains, de ses doigts encore gourds, mais chaque jour moins malhabiles.

L’Autre que le Soi voyait comme le plus proche, ou même comme le « même », se mue lentement et devient comme un Autre chaque jour plus lointain; et le Soi, qui était depuis l’origine loin de lui-même, ne cesse de se rapprocher de son propre foyer, il ne cesse de s’approcher de ce qu’il ne sait pas encore être lui-même.

Les métaphores appartenant à la naissance et à l’enfance, dont on vient d’explorer quelques résonances, bien qu’éclairantes, ont leurs limites.

Il y a d’autres illuminations qui attendent la conscience. Plus fortes, plus solaires.

Plus tard, quand la conscience aura su marquer ses limites dans un monde dur, elle pourra vouloir s’en libérer et tenter son aventure, côtoyer d’autres abîmes, frôler d’inouïs sommets.

Elle s’oubliera momentanément, dans des extases totales, et parfois même absolues. Il s’agit non d’extases dont on dit qu’elles sont des « petites morts », ou des « visions » éthérées, mais bien de l’extase des gouffres, dont le Poète a dit qu’on y trouvait du « nouveau ».

Et la « grande mort », non la « petite », est l’un de ces gouffres, mais non le seul.

Le « nouveau », dans ce contexte, est un mot qui cache son véritable, son indicible sens, sous l’aspect de son innocence apparente.

Car il y a le seulement « nouveau », et l’absolument « nouveau ».

Et l’absolument nouveau est à la fois un gouffre pour les sens, et une infinie cime pour le sens.

De même, il y a le seulement « autre », et l’absolument « Autre ».

L’absolument Autre est un abysse si profond que nul mont, nulle colline, ne semblent pouvoir jamais en émerger.

Alors l’être-Autre, l’être-absolument-Autre, l’abysse infini de l’autre absolu, qui peut y plonger sans retour? Le Soi est rétif à ces élans, il se suscite des réserves, des prudences. Il se retire de l’idée de cette Mort profonde, qui cache peut-être une autre Vie, mais qui n’est pas assurément la sienne, la maigre sienne. Le Soi veut du continu, de la substance, non du possible, de l’aléa, du nuage.

Le risque de la mort vaut-il d’être vécu?, se demande le Soi.

Si l’Autre signifie la mort, le Soi se dit qu’il lui faut peut-être rester le même, enfoncé dans sa vie même, et non la dépasser, l’outrepasser.

La conscience sait qu’elle est d’abord elle-même, pour elle-même. Comme elle a nécessairement grandi de par les soins d’une conscience-autre, et qu’elle s’en souvient dans ses profondeurs, elle n’a pas oublié, et n’oubliera jamais, qu’il y a eu et qu’il y a encore de l’autre au fond d’elle-même et autour d’elle-même.

La conscience sait bien qu’elle a aussi de l’autre en soi, et qu’elle a jadis été un être-autre dans un autre être, dans cet être qui lui a donné la vie, et le sang et le lait.

La conscience sait aussi qu’elle n’est pas seulement restée un être-autre dans cet autre être, mais qu’elle est devenue à son tour un être elle-même dans cet être autre, qu’elle devenue un être en soi dans cet autre.

Elle sait enfin qu’elle a pris conscience qu’elle était un être absolument en soi, face à cet être absolument-autre, dont jadis elle était comme la chair et le sang.

De là, est née en elle, ce fut son tour de concevoir, l’idée absolument métaphysique de l’Autre en Soi.

Ce n’était pas seulement une idée, d’ailleurs, mais une réelle expérience.

Le virtuel de l’idée ne peut pas rendre compte de l’incroyable actualité du réel.

Et cette expérience, cette conscience de l’existence de l’absolument Autre s’accompagne d’un autre fait de conscience encore. L’absolument Autre est le même que le Soi: tous deux sont « conscience ». La conscience de l’Autre est absolument « autre », mais elle est encore, a minima, « conscience » en soi et pour soi.

Avec la conscience de l’Autre, la conscience du Soi atteint le bord de l’abîme (de sa propre réflexion).

Il reste à faire le pas décisif. Il faut résolument y plonger.

Sans filet, ni parachute. S’appuyant seulement sur la force de ses ailes.

Car de la force, et des forces, il en faut, dans l’abysse de la conscience. Comme en physique, et en métaphysique, il y a des forces faibles et des forces fortes, des forces intérieures et des forces extérieures, des forces connues et d’autres inconnaissables.

La conscience se meut à l’intérieur d’elle-même, mais tout la pousse à explorer aussi ce qui est à l’extérieur d’elle-même. Elle se sait constituée de nœuds d’énergie, mais elle sait aussi que d’autres énergies, infinies ou constellées, la voisinent, sans qu’elle en ait pleine conscience. Elle sait que ses forces intérieures l’empêchent de sortir tout à fait d’elle-même, et elle sait aussi qu’elle peut décider malgré tout du grand voyage, du saut de l’ange dans l’abîme ouvert et sans limite.

Elle sait tout cela. Maintenant il lui reste à le voir. Il lui reste à le vivre, ce saut.

Il reste à aller à l’extérieur de soi, pour voir si l’Autre y est, et si cet Autre, quel qu’il soit, est aussi tenté de s’y montrer, comme jamais il ne se montre au Soi, à l’intérieur de soi.

Il lui reste à commencer de « faire connaissance » avec ce qui est à l’extérieur du Soi. Cette connaissance, en effet, est un « fait », avant d’être un concept ou une idée. C’est un fait, brut, irréfutable, têtu. Comme le granit d’une île, au-delà de la mer.

Un fait brut, su par quiconque sait que l’aventure ne fait toujours que seulement commencer.

Et ce fait qui reste à faire, ce saut de la connaissance ne peut se faire sans lutter. C’est la lutte entre une conscience qui veut « faire connaissance », et une conscience qui veut peut-être être connue.

Pourquoi ce mot: « lutte »? Parce que la conscience qui prétend vouloir connaître ne préfère (souvent) que le « même », et que la conscience qui (parfois) veut être connue reste irrémédiablement autre, seulement autre, et non le « même ». D’où cette lutte pour la reconnaissance, des deux côtés. Le même doit lutter (contre lui-même) pour enfin reconnaître l’autre, et l’autre doit aussi lutter pour ne pas se laisser prendre dans l’apparence du même.

Cette lutte est une lutte des opposés. Comme jadis Jacob.

La conscience, de prime abord, se croit assez simple à ses propres yeux, elle se voit assez « unie ». Mais a-t-elle seulement des « yeux »? Et même si elle en a , sait-elle de quels autres sens elle aurait nécessairement besoin pour se voir telle qu’elle est vraiment? Ou l’ignore-t-elle complètement? Ce qui est sûr, c’est que la conscience, au commencement de son voyage, dès le début de son errance, au moment de se lancer dans l’abysse, ne sait presque rien de ce qu’elle est elle-même, et absolument rien de ce que cet abysse recèle.

Elle sait seulement qu’elle est un Moi, et qu’elle a un Soi. Elle se sait aussi singulière, et c’est à peu près tout, c’est-à-dire fort peu.

De l’Autre elle ne sait rien de son essence. Dans cette essentielle et inconnue essence, la conscience peut-elle supputer qu’existe aussi une conscience? Elle le peut, mais rien ne l’en assure. Car la conscience, qui est le seul trésor dont elle-même se sente riche, ne sait pas si ce trésor ne vaut plus qu’un kopeck, par temps troublé.

Peut-être en effet la conscience n’est-elle qu’une luciole, que des soleils puissants anéantissent en un instant, comme la flamme le phalène. Et si la conscience est si fragile, si éphémère, il faudra peut-être un autre nom pour qualifier ce qui la brûle, ou ce qui l’élève, dans la profondeur de la nuit.

Quel pourrait être cet autre nom?

Proposons le nom de « présence », comme on dit « présence d’esprit », « présence à soi », ou le « présent » de la présence, ce don. Ce mot dit peu, dans sa simplicité, mais il a le mérite d’évoquer d’anciennes intuitions: « Marche en ma présence ».i

L’hébreu utilise le mot ‘face’ pour signifier la « présence », mais ce mot a la particularité de ne s’employer qu’au pluriel: panim.

Cela implique qu’un visage n’est jamais singulier, mais toujours pluriel. Et cela laisse entendre qu’un visage est toujours en quelque sorte face à lui-même mais aussi appelé à faire face à tous les visages du monde. Et, éventuellement, d’être amené à faire face à l’Autre même.

Toute conscience bien née est presque certaine d’être elle-même, et non une autre qu’elle-même. Pourtant, on vient de le voir avec le mot panim, tout visage est intrinsèquement pluriel, et l’on peut en inférer que toute conscience l’est aussi. Si toute conscience est fondamentalement plurielle, il ne faut pas l’entendre seulement dans le sens où toute conscience peut varier, s’approfondir ou se diversifier, mais il faut l’entendre dans un sens beaucoup plus radical. Toute conscience est fondamentalement à la fois « même » et « autre ». Elle est en essence tissée d’autre qu’elle. Elle est nouée en elle-même avec le fil de l’Autre.

Alors, convaincue de l’altérité essentielle de son essence même, il est temps pour la conscience de prendre enfin son envol.

Il est temps qu’elle s’abstraie d’elle-même, pour plonger au fond de son abyssal antre, de son Autre. Et cet Autre est si autre qu’il est même autre que la vie et que l’être même.

La vie nous est chère, infiniment chère, c’est la sagesse commune. Et l’être, qui le juge un néant?

Pourtant le saut l’enseigne: il faut jouer sa vie pour ne pas la perdre. Il faut jouer son être pour vivre.

Il faut faire de cet être et de cette vie un enjeu, pour aller au-dessus de la vie même, la dépasser en une « sur-vie », non pour survivre, mais pour sauter au-dessus de la vie, « sur-la-vie », comme en une métanoïa, un outrepassement.

« Sur-vivre » c’est se détacher de notre être-là, ce Dasein, tant chanté par les philosophes, de Schelling à Heidegger, qui s’y complurent, et voulurent en être le « gardien ».

Il faut se détacher de cet « être-là », ou de cet « être-le-là », décidément trop glaiseux, trop boueux, trop adamique, trop humain (c’est le même mot, אָדָם, adam, ou, en latin, homo, humus).

Il faut se détacher de l’être-là, pour s’attacher à être hors-là.

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iGen 17,1: הִתְהַלֵּךְ לְפָנַי

L’être, le néant et la mauvaise foi


« Sartre »

Sartre se prenait probablement pour un génie, si on l’en croit. « J’ai même parfois l’impression d’être au-dessous de mon exigence en m’attribuant du génie. C’est déjà déchoir que de m’en contenter. Cet orgueil en fait, n’est pas autre chose que la fierté d’avoir une conscience absolue en face du monde. (…) Je suis orgueilleux d’être une conscience qui assume sa condition de conscience humaine; je suis orgueilleux d’être un absolu. »i

Dans son orgueil assumé d’être un « absolu », je suis tenté de déceler une exagération délibérément emphatique, ou une provocation tragi-comique, destinée à épater le « bourgeois », — que ce bourgeois corresponde à la part intime de Sartre qui était parfaitement consciente de son intrinsèque « mauvaise foi » (sur laquelle on va revenir dans un instant), ou bien qu’il (ce bourgeois) représente son lectorat au sens large, c’est-à-dire vous et moi, — un public avide de frissons moelleux, d’éphémères dédains, de pulsions pusillanimes, de molles révoltes contre des maîtres à penser sous le joug desquels, tout ébaubi, il (ce bourgeois) a une tendance irrémissible à se mettre avec masochisme.

Mais Sartre, ce « génie », cet « orgueilleux », cet « absolu », avait bien plus d’un tour dans son sac. Il savait que si plein d’absolu qu’il fût, il fallait qu’il en rabattît, qu’il perdît de sa superbe, qu’il craquât la coque de son considérable ego.

« Vis-à-vis de Gauguin, Van Gogh et Rimbaud, j’ai un net complexe d’infériorité parce qu’ils ont su se perdre. Gauguin par son exil, Van Gogh par sa folie, et Rimbaud, plus qu’eux tous, parce qu’il a su renoncer même à écrire. Je pense de plus en plus que, pour atteindre l’authenticité, il faut que quelque chose craque. »ii

Cette conscience qui craque mimait en un sens celle d’autres aventuriers que Gauguin, Van Gogh ou Rimbaud, des penseurs plus artistes, peut-être, quant à l’art de l’absolu, — comme Eckhart.

« Détache-toi de toi-même et de toutes choses, et de tout ce que tu es en toi-même. (…) Détache-toi de ce qui est homme en toi et de ce que tu es, et assume-toi seulement selon la nature humaine. »iii

Ce que dit Eckhart, c’est qu’il faut rejeter ce qui est particulier, si l’on veut viser à l’universel.

Cela se discute, évidemment. Quel est cet universel? Et en quoi vaut-il mieux que le particulier?

L’universel, c’est ce qui est commun à tous et à toutiv . Plus une chose est noble, élevée, plus elle est universelle, et donc « commune » à tous. L’homme, par exemple, a en commun la perception, les sens, avec les animaux. Montant d’un degré, il a aussi la vie en commun avec les plantes, les arbres, et tout le règne des fungi. Et, plus fondamentalement encore, c’est l’être même qu’il a en commun avec tout ce qui existe, les pierres, les quarks, et les nébuleuses.

Dans cette gradation, l’esprit élargit progressivement sa compréhension de l’unité profonde de tout ce qui sent, ce qui vit et ce qui est.

Mais pourquoi s’arrêter aux quarks ou aux nébuleuses? Ne peut-on aller plus au-delà encore?

Plus au-delà ou plus en-deçà. Il suffit de faire retour sur soi, pour déceler d’autres voies d’exploration.

« Il est dans l’âme une chose où Dieu est dans sa nudité, et les maîtres disent que c’est innommé et n’a pas de nom particulier. Cela est et n’a pas cependant d’être propre, car ce n’est ni ceci ni cela, ni ici ni là, car c’est ce que c’est en un autre, et cela en ceci, car ce que c’est, ce l’est en cela, et cela en ceci, car cela flue en ceci, et ceci en cela. »v

Le style c’est l’homme. Mais c’est aussi l’idée. Et si Eckhart semble ainsi jouer avec les mots, c’est que les mots n’ont plus assez de substance à son goût. Il lui faut monter vers plus d’abstraction pour trouver le fond le plus concret, le plus commun, et le plus universel. Seuls ici, le « ceci » et le « cela », et là-bas ou là-haut, ce qui pourrait encore être appelé des « ceci » ou des « cela » parmi les vastitudes des univers créés, pourraient être vus comme des abstractions capables de se mouvoir en présence de la nudité innommée. Tout autre singularité, tout particulier, tout ego, quel qu’il soit, ne serait pas assez « commun » pour être admis à la table des dieux, ou plus crûment encore, dans leur couche, où, nommément nus, ils s’aiment pour engendrer les mondes.

Et si l’on trouvait Eckhart encore trop elliptique à ce sujet, ou trop moderne, ou trop allemand, ou trop moyenâgeux, il serait possible de convoquer d’autres figures, plus classiques, plus hellènes, mais capables de plus de verdeur encore.

Hermès Trismégiste, par exemple, quand il veut éclairer l’esprit de son fils Tat quant aux fondements originels, n’hésite pas à utiliser les mots ‘matrice’ et ‘semence’ pour définir la nature des ébats divins qui ont préludé au commencement de tout ce qui est :

« J’ignore, ô Trismégiste, de quelle matrice l’Homme est né et de quelle semence.

— Mon enfant, c’est la Sagesse intelligente dans le Silence, et la semence est le vrai Bien.

— Mais qui ensemence, ô père? car me voilà tout à fait perplexe.

— C’est le Vouloir de Dieu, mon enfant. »vi

Le Vouloir de Dieu (τοῦ θελήματος τοῦ θεοῦ, toû télèmatos toû theoû) fait donc l’amour avec la Sagesse intelligente (σοφία νοερὰ, sophia noerà), pour engendrer l’Homme (Ἄνθρωπος, Anthropos).

Beaucoup plus tard, la Cabale juive osera elle aussi des images similaires, quoique plus graphiques, avec l’union de l’ י (Yod) et du ה (), ou encore la fécondation du ד (Daleth) par le י. Voir à ce sujet mes articles La Sagesse et le י, et Yod-Vav-Hé.

Le style d’Eckhart est indubitablement plus flou que celui d’Hermès sur le plan grammatical (« cela flue en ceci, et ceci en cela »), mais l’image est au fond la même. Que l’on appelle la Sagesse « ceci », ou la Volonté « cela », ne change rien au fait qu’il s’agit bien d’une copulation mystique et cosmique, dont le théâtre se trouve aussi en chaque âme, et que celle-ci en est précisément le fruit.

Sartre n’était pas bégueule, et la liste de ses conquêtes, complaisamment compilée par ses biographes avec plus d’indiscrétion que d’exhaustivité, en fait foi. Mais sur le plan philosophique, il était tenu à une certaine réserve d’expression.

Sous sa plume, le « cela flue en ceci, et ceci en cela » d’Eckhart prend donc une forme analogue, tout aussi abstraite:

« L’être du pour soi se définit comme étant ce qu’il n’est pas et n’étant pas ce qu’il est. »vii

Traduit et parodié en style hermétique, cela donnerait peut-être quelque chose comme:

« Pour l’Homme, la Sagesse intelligente n’est pas ce qu’elle est, et le vrai Bien est ce qu’il n’est pas ».

De cela, on pourrait induire que la pensée sartrienne, pour « existentialiste » et « athée » qu’elle paraisse, reste profondément imbibée d’hermétisme essentialiste, et de mystique rhénane…

Lorsque Sartre écrit: « Il faut opposer cette formule : l’être en soi est ce qu’il est, à celle qui désigne l’être de la conscience : celle-ci, en effet, nous le verrons, a à être ce qu’elle est »viii, il marche en tâtonnant sur les traces de Maître Eckhart, tout en se gardant bien de révéler le fond de sa pensée, s’efforçant de rester aussi cryptique que possible, tant l’environnement idéologique (et matérialiste) du 20ème siècle était lui-même d’essence totalitaire (et anti-idéaliste).

Sartre, cependant, était un esprit libre, du moins autant qu’on pouvait l’être dans une époque qui s’est constamment trompée sur tout, et qui a payé cet aveuglement de plusieurs dizaines de millions de morts.

Il était un intellectuel reflétant bien son siècle. Il a considéré que la guerre était « drôle ». Il en a fait le titre d’un livre (Carnets de la drôle de guerre) relatant sa participation (météorique et météorologiqueix) à l’effondrement militaire de la France, devant la montée, à l’échelle planétaire, de la haine brute et de la bestialité blonde.

Au moment de cette montée, il a établi que sa propre conscience était « pure apparence », « vide total », « pure néantisation »x « reflet »xi, « manque »xii, « pente glissante »xiii, « interrogative »xiv, et « conscience d’être autre »xv.

Rassemblant toutes ces épithètes en une formule qui les subsume et les résume, il a fait de la « mauvaise foi » l’un des sujets de son principal livre philosophique, « L’Être et le Néant ».

Mauvaise foi

La question de la mauvaise foi ouvre une mine inépuisable de paradoxes au philosophe, et plus encore au sophiste. Mise au cœur d’une interrogation censée exhumer quelque sorte de vérité, elle permet de forger autant de sophismes et de paradoxes qu’il en est besoin pour s’en jouer. Pour commencer, il ne manque pas de piquant de reconnaître d’emblée que toute sincérité est déjà entachée de mauvaise foi.

« Qu’est-ce donc alors que la sincérité, sinon précisément un phénomène de mauvaise foi ? N’avions-nous pas montré en effet qu’il s’agit, dans la mauvaise foi, de constituer la réalité-humaine comme un être qui est ce qu’il n’est pas et qui n’est pas ce qu’il est ? »xvi

Par ailleurs, comment écrire sincèrement sur la « mauvaise foi » en général, sans reconnaître plus particulièrement la propre mauvaise foi de celui qui veut s’en faire le sincère interprète?

« Celui qui s’affecte de mauvaise foi doit avoir conscience de sa mauvaise foi puisque l’être de la conscience est conscience d’être. Il semble donc que je doive être de bonne foi au moins en ceci que je suis conscient de ma mauvaise foi. »xvii

Plus grave, cette découverte étant faite, on voit qu’elle mène à une sorte de néant, qui se tiendrait à l’affût, celé au fond de la conscience, et qui aspirerait, comme un trou noir, tout ce qu’il y a d’être en elle, pour lui substituer du « n’être pas« .

« Si la mauvaise foi doit être possible, il faut donc que nous puissions rencontrer dans une même conscience l’unité de l’être et du n’être-pas, l’être-pour-n’être-pas »xviii.

Mais cette unité de l’être et du n’être-pas n’est-elle pas fondamentalement contre nature?

Il ne semble pas.

En parfait sophiste, Sartre montre bien que la vérité de la conscience qui est de mauvaise foi ne peut pas consister à se rédimer, en décidant de se mettre soudain à la recherche de la bonne foi, mais qu’elle consiste seulement à reconnaître, avec une sincère duplicité, que son essence est de nier précisément, et de bonne foi, qu’elle est de mauvaise foi.

« Mais l’acte premier de mauvaise foi est pour fuir ce qu’on ne peut pas fuir, pour fuir ce qu’on est. Or, le projet même de fuite révèle à la mauvaise foi une intime désagrégation au sein de l’être, et c’est cette désagrégation qu’elle veut être. C’est que, à vrai dire, les deux attitudes immédiates que nous pouvons prendre en face de notre être sont conditionnées par la nature même de cet être et son rapport immédiat avec l’en-soi. La bonne foi cherche à fuir la désagrégation intime de mon être vers l’en-soi qu’elle devrait être et n’est point. La mauvaise foi cherche à fuir l’en-soi dans la désagrégation intime de mon être. Mais cette désagrégation même, elle la nie comme elle nie d’elle-même qu’elle soit mauvaise foi. »xix

De plus, Sartre, d’une façon un peu circulaire, note que la mauvaise foi est possible au sein même de la conscience, parce que celle-ci présente, en quelque sorte structurellement, un risque permanent de mauvaise foi.

Comment expliquer cette permanence?

Fondamentalement, la conscience est capable de « mauvaise foi » parce qu’elle est ce qu’elle n’est pas et qu’elle n’est pas ce qu’elle est, explique Sartre.

De ce fait, elle porte en elle, en puissance, une menace permanente de destruction de tout projet de l’être humain, conclut-il.

L’Être et le Néant comporte de nombreuses références aux principaux philosophes idéalistes allemands, notamment Kant (cité 28 fois), Hegel (cité 29 fois), Husserl (cité 42 fois), Heidegger (cité 49 fois).

Curieusement, la personnalité de Schelling, unique et singulière dans le paysage philosophique dans l’Allemagne du 19ème siècle, n’est jamais citée ni même seulement évoquée par Sartre.

Or, et c’est là le paradoxe, Schelling me paraît avoir beaucoup de points communs avec la façon dont Sartre pose le problème du rapport entre l’être et le néant. Mais beaucoup moins avec sa manière de le résoudre.

Il faut en effet constater que Schelling s’écarte nettement de l’aporie répétitive et sophistique dans laquelle Sartre se cantonne (« la conscience est ce qu’elle n’est pas et elle n’est pas ce qu’elle est »). J’imagine que cela aurait valu d’être mentionné, au moins une fois, dans un ouvrage de 700 pages qui vise à dépasser l’idéalisme allemand…

Schelling avait en effet formulé, un siècle avant Sartre, que les créatures sont constituées comme un mélange d’être et de non-être, en relation réciproque:

« L’être des choses en Dieu, c’est leur non-être en relation réciproque, de même qu’inversement leur être en relation réciproque enveloppe nécessairement leur non-être-en-Dieu ou leur non-être à l’égard de Dieu. »xx

De cette phrase un peu opaque, à la structure en miroir, je propose cette glose:

Les choses « sont » (en Dieu) dans une sorte de « non-être », car elles sont toutes « tissées » de leurs relations réciproques (tout en étant aveugles à la réalité divine). Elles ne « sont » que des néants liés à d’autres néants. Elles « sont » donc ce qu’elles ne sont pas — car elles ne sont en réalité que des relations, — vides de Dieu, évidées de divin.

Inversement, ces mêmes choses qui « sont » en relation réciproque les unes avec les autres, obscurcissent, voilent, enveloppent, le fait plus fondamental qu’elles « sont » surtout une sorte de non-être (en Dieu). Elles ne sont donc pas réellement ce qu’elles sont, mais elles sont réellement une non-réalité.

On voit par là, me semble-t-il, que Schelling a fait du Sartre plus d’un siècle avant Jean-Paul.

A moins que ce ne soit Sartre qui ait fait du Schelling, à sa manière, un siècle après lui?

D’ailleurs, si on enlève le mot « Dieu » dans la phrase citée plus haut de Schelling, on obtient une formulation à l’allure parfaitement sartrienne.

Autrement dit, il me semble que Sartre, pour tenter de dépasser Heidegger, a simplement retrouvé ou réinventé une idée-clé de Schelling, en lui ajoutant seulement le retrait de Dieu.

Ne pouvant m’étendre davantage sur ce point, dans le cadre de cet article, je conclurai (provisoirement) avec un célèbre passage de Platon, opposant le sophiste et le véritable philosophe, et qui me semble correspondre à la situation:

« Autre est la difficulté du sophiste, autre celle du philosophe.

Celui-là, fuyant dans l’obscurité du non-étant, et habitué à lui par un long séjour, ne se laisse point aisément reconnaître à cause de l’obscurité du lieu.

« Mais le philosophe, qui ne cesse par la considération rationnelle de s’approcher de l’idée de l’étant, n’est pas aisé à voir à cause de l’éclat de cette contrée. Car se tenir droit les yeux fixés sur le divin, c’est là quelque chose dont sont incapables les yeux de l’âme de la foule. »xxi

Je voudrais suggérer que cette comparaison du sophiste et du philosophe pourrait s’appliquer à Sartre et Schelling, respectivement.

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iJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Vendredi 13 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.235-236

iiJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet III, Mercredi 22 novembre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.307

iiiMaître Eckhart, Sermons, Traités, Poème. Les Écrits allemands.Trad. Jeanne Ancelet-Hustache et Eric Mangin. Seuil, 2015, Sermon 2, p.57

ivCf. Maître Eckhart, Sermons, Traités, Poème. Les Écrits allemands.Trad. Jeanne Ancelet-Hustache et Eric Mangin. Seuil, 2015, Sermon 41, p.293

vMaître Eckhart, Sermons, Traités, Poème. Les Écrits allemands.Trad. Jeanne Ancelet-Hustache et Eric Mangin. Seuil, 2015, Sermon 2, p.56

viHermès Trismégiste. Corpus Hermeticum. Traité XIII, 2. Trad. A.-J. Festugière. Les Belles Lettres, 1973, p.200-201

viiJean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, p.32

viiiJean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, p.32

ixSartre a été enrôlé en 1939 dans une unité « météorologique », et il fut quelque temps préoccupé de ce que cela pouvait impliquer qu’il avait cherché à « se planquer ».

x« Le pour-soi, en effet, n’est pas autre chose que la pure néantisation de l’en-soi , il est comme un trou d’être au sein de l’Être. Le pour-soi n’a d’autre réalité que d’être la néantisation de l’être. » Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, p.665

xi« Ainsi, conscience (de) croyance et croyance sont un seul et même être dont la caractéristique est l’immanence absolue . Mais dès qu’on veut saisir cet être, il glisse entre les doigts et nous nous trouvons en face d’une ébauche de dualité, d’un jeu de reflets, car la conscience est reflet ; mais justement en tant que reflet elle est le réfléchissant et, si nous tentons de la saisir comme réfléchissant, elle s’évanouit et nous retombons sur le reflet. » Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, p.112

xii« Le pour-soi se détermine dans son être comme manque. » Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, p.674

xiii« Si le cogito conduit nécessairement hors de soi, si la conscience est une pente glissante sur laquelle on ne peut s’installer sans se trouver aussitôt déversé dehors sur l’être-en-soi, c’est qu’elle n’a par elle-même aucune suffisance d’être comme subjectivité absolue, elle renvoie d’abord à la chose. Il n’y a pas d’être pour la conscience en dehors de cette obligation précise d’être intuition révélante de quelque chose. Qu’est-ce à dire, sinon que la conscience est l’Autre platonicien ? » Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, p.665

xiv« Ainsi, le pour-soi est un absolu « unselbststandig » ce que nous avons appelé un absolu non substantiel. Sa réalité est purement interrogative. S’il peut poser des questions, c’est que lui-même est toujours en question ; son être n’est jamais donné, mais interrogé, puisqu’il est toujours séparé de lui-même par le néant de l’altérité ; le pour-soi est toujours en suspens parce que son être est un perpétuel sursis. » Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, p.666

xv « Être autre que l’être, c’est être conscience (de) soi dans l’unité des ek-stases temporalisantes. Et que peut être, en effet, l’altérité, sinon le chassé-croisé de reflété et de reflétant que nous avons décrit au sein du pour-soi, car la seule façon dont l’autre puisse exister comme autre, c’est d’être conscience (d’) être autre. » Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, p.666

xviJean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, p.98

xviiJean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, p.84

xviiiJean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, p.80

xixJean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, p.105

xxF.W.J. von Schelling. Œuvres métaphysiques. ‘Aphorismes pour introduire à la philosophie de la nature’. Trad de l’allemand par J.F. Courtine et E. Martineau, Gallimard, 1980, p. 72

xxiPlaton. Le Sophiste. 254 a,b

Les consciences de Sartre


« Jean-Paul Sartre »

Dans ses Carnets de la drôle de guerre, Sartre dit, tour à tour, que la conscience est « captive », « nue », « inhumaine », « absurde », « empoisonnée », « duplice » et « menteuse ». Elle est « non-thétique ».

D’un autre côté, Sartre dit que la conscience est « infinie » et « transcendantale » — elle enveloppe l’infini, et elle se transcende elle-même.

Point d’orgue, peut-être, de cette transcendance: Sartre dit aussi qu’elle est « absolue ».

Dans L’Être et le Néant, son œuvre maîtresse, parue quatre ans plus tard (en 1943), la question de la conscience est traitée en quelques 700 pages, drues, sèches et ciselées.

On y glane, ici et là, que la conscience est « pure apparence », « vide total », « reflet », « exhaustive », « manque », « pente glissante », « interrogative », « conscience d’être autre ».

En un mot, elle est « mauvaise foi ».

D’un autre point de vue elle est « révélation-révélée », et même « ontico-ontologique » (c’est-à-dire qu’elle est essentiellement en mouvement, partant de l’être vers un savoir toujours plus profond sur l’être).

Elle est un « infini »; elle est le « soi », et aussi la « néantisation d’en-soi »; elle est « présence à soi » et aussi « à distance de soi comme présence à soi ».

Une formule bien frappée résume toutes ces apparentes contradictions:

Pour Sartre, contrairement à l’être qui est ce qu’il est, la conscience est ce qu’elle n’est pas et elle n’est pas ce qu’elle est, — ce qui est une autre façon de dire qu’elle est de « mauvaise foi ».

Ce n’est pas dire là que la conscience est, puisqu’elle n’est pas (ce qu’elle est).

Ce n’est pas là dire non plus que la conscience n’est pas, puisqu’elle est ce qu’elle n’est pas.

Alors qu’est-elle? demandera-t-on.

Excellente question. Pour commencer d’y répondre, voyons quelques-uns des qualificatifs que Sarte lui attribue.

Captive

« Or l’homme que je suis est à la fois la conscience captive dans le corps et le corps même et les actes-objets de la conscience et la culture-objet et la spontanéité créatrice de ses actes. En tant que tel, il est à la fois délaissé dans le monde infini et créateur de sa propre transcendance infinie. (…) C’est par la conscience transcendantale que l’homme est délaissé dans le monde.i

Au sujet de ce que je viens d’écrire: un facteur manque, la mort. Si la conscience n’existe que par sa transcendance, elle renvoie à l’infini d’elle-même. Mais précisément le fait de la mort entraîne un arrêt dans le renvoi infini. A chaque instant la conscience n’a de sens que par cet infini mais le fait de la mort barre cet infini et ôte à la conscience son sens même. Toutefois le fait de la mort n’est point appris de la même façon que la transcendance infinie de la conscience. Celle-ci est vécue; le fait de la mort est appris. Nous ne connaissons que la mort d’autrui, par suite notre mort est objet de croyance. Aussi c’est, pour finir, la transcendance qui triomphe ».ii

La conscience est « captive » du corps, mais elle est aussi captive de la finitude que lui impose la mort. Elle est captive du non-sens que la mort lui présente. Cependant cette captivité n’est que relative, car la conscience se sait aussi infiniment transcendante, donc infiniment capable de briser tous les liens dont la mort ou la finitude semblent la lier.

Le passage cité se termine glorieusement par une plaisante pirouette: « C’est pour finir, la transcendance qui triomphe. »

Est-ce à dire qu’à la fin (dans la mort?), on doit trouver la transcendance, et l’infini triomphant?

Mais Sartre n’est-il pas athée, etc. ? Certes, mais c’est un athée ambigu, qui aime faire « triompher », à la fin, contre toute attente, la « transcendance ».

Serait-ce une transcendance athée? Sans doute, oui. Mais qu’est-ce qu’une transcendance athée? Sans doute une transcendance non théiste, non embarrassée de tout le bagage théologique dont les millénaires ont alourdi les croyances.

En tout cas cette transcendance transcende la conscience, mais la constitue aussi.

Nue

« C’est là ce qui me frappe chez Dostoïevski, j’ai tout le temps l’impression d’être en face non du ‘cœur’ ni de ‘l’inconscient profond’ de ses personnages mais de leur conscience nue, empêtrée en elle-même et se débattant contre elle-même. En ce sens R.B., folle, faisait sans le vouloir du meilleur Dostoïevski. Elle nous disait, très simple: « Eh bien, je mets mon chapeau et je descends avec vous, j’achèterai les journaux pour lire les petites annonces » (elle venait de nous annoncer qu’elle avait démissionné et se cherchait un nouvel emploi). Elle faisait quelques pas puis jetait son chapeau sur le divan: « Non, je ne sortirai pas, c’est de la comédie. » Puis, égarée et les deux mains au visage: « Mais ce que je viens de dire est aussi de la comédie! Mon Dieu, comment s’en sortir? » Mais ce n’était pas parce qu’elle était folle qu’elle « faisait » du Dostoïevski — mais parce que sa folie avait provisoirement pris la forme d’une grande exigence de pureté qui lui découvrait l’empoisonnement nécessaire de la conscience ».iii

La conscience « nue » est une conscience qui exige la plus grande « pureté » possible vis-à-vis d’elle même. Mais cette recherche est sans fin, ou alors tragique. Ainsi que le comportement de R.B. le révèle, la conscience « empêtrée en elle-même » finit par devenir « folle », autrement dit « empoisonnée ». Elle tourne en rond, veut sortir d’elle-même, puis y renonce, parce qu’elle voit dans le même temps que ce serait une fausse sortie, une sortie de « comédie ». Et dès lors le piège de la conscience à la recherche de sa pureté introuvable se referme. Sa mise à nu n’est jamais qu’apparente, elle reste toujours vêtue de quelque oripeau lui collant à la peau, ou plutôt d’une tunique de Nessus, un cadeau empoisonné et brûlant, donc, dont elle se revêtirait elle-même, sous prétexte de se sauver.

Empoisonnée

« A propos de Nastassia Philippovna, personnage de L’Idiot:

Je pense: quoi de plus grand que ce qu’elle fait? Quelle place aurait-elle dans la Sainte Russie qu’il rêve? Et n’est-elle pas mieux ainsi, passionnée, déchirée, luttant contre sa passion, contre sa conscience empoisonnée, s’empoisonnant à chaque niveau de la lutte et finissant par mourir victorieuse d’elle-même ».iv

La conscience s’empoisonne de sa passion même, qui la déchire, et qui l’incite à lutter toujours davantage contre elle-même. C’est un poison qui ne vient pas de quelque fiole extérieure, versée par un traître. Le poison, comme tout pharmakon, n’est d’abord vu que comme un médicament, et il est censé a priori guérir la conscience d’elle-même. Mais dès qu’il commence d’agir, il révèle sa vraie nature, qui est celle d’un poison mortel.

La conscience en quête de pureté et de nudité est un poison pour elle-même.

Inhumaine et absurde

« Détruire n’est pas anéantir, c’est déshumaniser l’homme et le monde. Homme et monde deviennent ou plutôt se font des objets inertes en face de la conscience transcendantale. Nous trouvons à présent la plénitude absurde de l’existence inhumaine devant la conscience inhumaine et absurde. »v

Cet extrait est tiré d’une réflexion sur la guerre, qui remplit tout de son « plein ». La guerre organise le monde, mais pour le « nier ». En niant le monde, elle ajoute encore au côté « absurde » de l’existence, en « faisant choses » la réalité humaine.

Il y a cependant une conséquence intéressante: plus la réalité humaine se fait « choses », plus la conscience transcendantale se « purifie », par réaction, en quelque sorte.

« L’homme de guerre est pour se réifier en face de la conscience transcendantale, au milieu d’un monde à désorganiser ».vi

L’homme de guerre se réifie et réifie le monde, tout devient « choses » pour la guerre, tout se désorganise, en vue d’organiser la guerre.

Pendant ce temps-là, face à ce monde réifié, la conscience transcendantale prend d’autant plus son envol.

Duplice et menteuse

« Les ‘mensonges’ du fou signifient pour Sartre: toute conscience est en quelque façon duplice et menteuse, mais le fou (se) ment de façon spécifique — qui est elle aussi un mode de conscience et non une nuit absolument opaque. »vii

Cette expression se trouve dans une note rédigée par Juliette Simont à propos d’un texte de Sartre sur sa piqûre de mescaline, en février 1935, à l’hôpital Sainte-Anne. Elle y explique que, selon Sartre, « la conscience ‘normale’ est déjà en elle-même dépersonnalisée, dédoublée, non substantielle, fuyante, propice aux mensonges à soi dont L’Être et le Néant élaborera le concept: il s’agira de la ‘mauvaise foi’. »

Si l’expression « mauvaise foi » est employée 172 fois dans L’Être et le Néant, le mot « duplicité » n’est employé qu’à deux reprises dans ce texte, d’abord à propos d’une femme coquette qui flirte avec un soupirant, sans vouloir vraiment lui céder, mais sans vouloir non plus rompre le charme des « premières approches ».viii On le trouve encore employé à propos du ‘type’ de l’homosexuel qui a du mal à admettre sa condition.ix

Non-thétique

« Il n’y a donc présentement qu’une conscience de l’attitude à blâmer, à châtier, etc. Or cette conscience est elle-même mobile de mon action, elle est dans sa structure noétique appréhension subjective du motif. Soit. Mais si elle n’a d’elle-même qu’une conscience non-thétique, elle ne se connaît pas. Reste le recours à une conscience réflexive dirigée sur la conscience-mobile ».x

Dans une note, Arlette Elkaïm-Sartre précise que la conscience non-thétique (ou non-positionnelle) de quelque chose est « une conscience qui ne revient pas sur elle-même pour poser l’existence de ce dont elle a conscience. »xi

La conscience non-thétique « ne se connaît pas », elle n’a pas de « position » quant à ce qu’elle est ou connaît d’elle-même. Elle ne revient pas sur elle-même pour « poser » (ou peser) sa propre existence, son origine ou sa fin.

En revanche, d’une conscience qui serait « positionnelle », on pourrait dire qu’elle « se pose », en même temps qu’elle « pose » ce dont elle a conscience, c’est-à-dire ce qu’elle perçoit d’extérieur à elle-même.

Et quand elle « se pose », elle revient certes sur elle-même, mais elle ne se connaît pas elle-même, elle ne fait seulement que « poser » ce qu’elle perçoit et ce qu’elle croit connaître.

Mais la véritable essence de la conscience est précisément de pouvoir ne pas se poser, de rester hors du monde, à l’écart de sa présence immédiate au monde. Bref son essence est par conséquent d’être « non-thétique ».

Infinie

« En effet la conscience, telle que nous la concevons intuitivement, après réduction phénoménologique, enveloppe par nature l’infini. Voilà ce qu’il faut d’abord comprendre. La conscience, à chaque instant, ne peut exister qu’en tant qu’elle se renvoie à elle-même (intentionnalité: percevoir ce cendrier, c’est renvoyer à des consciences ultérieures de ce cendrier) et dans la mesure où elle se renvoie à elle-même, elle se transcende elle-même. Ainsi chaque conscience enveloppe en elle-même l’infini dans la mesure où elle se transcende. Elle ne peut exister qu’en se transcendant et elle ne peut se transcender que par l’infini ».xii

La conscience enveloppe l’infini, puisqu’elle se transcende, et qu’elle ne cesse jamais de se transcender toujours.

Mais comment sait-on cela?

On ne peut pas le savoir directement, mais seulement indirectement. Ce qu’on sait, c’est que l’essence de la conscience est de se dépasser, car si elle cesse de se dépasser, alors elle n’est plus « conscience », elle est « chose », elle est réifiée.

Et si elle se transcende toujours, alors, mathématiquement, si j’ose dire, car c’est un raisonnement par récurrence, elle ne peut qu’aller à l’infini, sauf bien sûr si elle est arrêtée par la mort.

Mais qui peut dire ce qu’il advient de la conscience après la mort?

Les matérialistes affirment qu’à la mort, le cerveau s’arrête, et que le flux de la conscience cesse.

Mais il est d’autres thèses, que l’on peut difficilement réfuter a priori. Il est parfaitement possible, en théorie, que la conscience dont nous sommes les dépositaires résulte de l’interaction d’un substrat matériel (les neurones de notre cerveau) avec un principe immatériel (l’âme). A la mort, le support matériel se dissout, mais le principe immatériel s’envole vers l’éther, et qui sait?, peut-être va-t-il interagir avec d’autres types de substrats, soit matériels, soit immatériels?

Mais dira-t-on, comment un principe immatériel peut-il interagir avec un substrat matériel?

A cette objection, on peut répondre que la matière n’est matérialiste que pour les matérialistes.

On peut envisager que la matière est elle-même d’une essence immatérielle, mais simplement dépourvue de la forme spécifique que représente l’âme.

Autrement dit, l’union d’une forme avec la matière est le principe générique qui permet d’expliquer la plausibilité et la possibilité effective de l’union d’une âme singulière avec la matière cérébrale, dans laquelle elle est appelée à s’immerger, pour un temps.

Transcendantale

« Il n’est pas possible de concevoir un objet fini quel qu’il soit, car ce serait un arrêt pour la conscience. Tout objet fini dans sa grandeur sera infini dans sa petitesse, etc. Mais sur ce monde infini, comme je l’ai marqué dans La Psyché, la conscience a besoin d’un point de vue fini. Ce point de vue est le corps. Infini s’il est pris pour objet par autrui, fini si c’est mon corps senti comme mien. Nous retrouvons donc au niveau des choses cette antithèse du fini et de l’infini mais ici elle n’est plus créée mais subie, elle est anti-thèse entre choses et chose elle-même. C’est-à-dire que fini et infini ici s’opposent et se repoussent au lieu de se compléter comme ils le font au niveau de la conscience transcendantale. »xiii

« La sagesse est immortelle. L’authenticité, au contraire, ne peut s’obtenir que dans et par l’historicité. C’est à peu près ce que dit Heidegger. Mais d’où vient cette hésitation toujours possible antre la sagesse et l’authentique, entre l’intemporel et l’Histoire? C’est que nous ne sommes point seulement, comme le croit Heidegger, réalité-humaine. Nous sommes conscience transcendantale qui se fait réalité-humaine ».xiv

On ne peut certes dire, à lire ces phrases, que Sartre soit susceptible d’être considéré comme matérialiste. Ni idéaliste d’ailleurs.

La conscience transcendantale plane en effet bien au-delà de la matière. Donc exit le matérialisme. Mais elle n’est pas pure ou idéale abstraction, donc exit l’idéalisme.

En revanche elle est susceptible de « se faire réalité-humaine ».

On croirait donc plutôt lire sous la plume sartrienne une réécriture du dogme chrétien de l’incarnation du « Fils de Dieu », en un parallèle frappant avec l’incarnation de la conscience transcendantale dans la « réalité-humaine ».

En tout cas, un œil même moyennement exercé peut tout à fait lire d’une manière analogique et anagogique la phrase: « Nous sommes conscience transcendantale qui se fait réalité-humaine ».

Absolue

« J’ai même parfois l’impression d’être au-dessous de mon exigence en m’attribuant du génie. C’est déjà déchoir que de m’en contenter. Cet orgueil en fait, n’est pas autre chose que la fierté d’avoir une conscience absolue en face du monde. Tantôt je m’émerveille d’être une conscience et tantôt de connaître un monde entier. Une conscience supportant le monde, voilà ce que je m’enorgueillis d’être et, finalement, lorsque je me condamne durement et sans émoi, c’est à un état primitif de support du monde que je retourne. Mais, dira-t-on, cet état de support du monde est commun à tous les hommes. Précisément. Aussi cet orgueil oscille-t-il entre la singularité de chaque conscience et la généralité de la condition humaine. Je suis orgueilleux d’être une conscience qui assume sa condition de conscience humaine; je suis orgueilleux d’être un absolu ».xv

Il est possible que Sartre soit en effet un « génie ». Cette question mérite peut-être examen, mais ne touche pas au fond du problème que je voudrais ici tenter d’évoquer. Il est bien plus important pour le but que nous nous fixons que Sartre sente sincèrement qu’il est en effet un « absolu ». Cette seule affirmation, bien comprise, ouvre la porte à toutes les libertés de la pensée, et de l’être. Cela signifie aussi que le moindre des hommes ici-bas est lui aussi un absolu. De ce fait, chacun des milliards d’humains entassés aujourd’hui sur notre goutte bleue d’eau et de boue (et de plus en plus chaude) a droit, par conséquent, à ce nom d’ « absolu », à cette position absolument singulière, et singulièrement absolue.

De cette idée, elle même absolue, se déduisent d’infinies conséquences, dont nous n’avons qu’à peine commencé de percevoir les implications lointaines, pratiquement inimaginables, et les proches, impératives, qui toutes demandent que nous agissions hic et nunc.

Ajoutons qu’il n’y a rien de matérialiste ni d’idéaliste dans « l’absolu », qu’il soit sartrien, métaphysique, ou quelle que soit la forme sous laquelle il nous soit donné de le percevoir ou de le concevoir. L’absolu est au-delà du perceptible et du concevable. Mais il n’est pas au-delà de l’intuition et du sentiment.

L’absolu abolit absolument tout le relatif, et il met le singulier au défi. Il somme toute conscience singulière de se mesurer à l’aune même de son absolue transcendance…

Comment une simple conscience, seule et singulière, peut-elle regarder en face, sans mourir, la lumière absolue de l’absolue transcendance?

Dans l’absolu, il faut le dire, il n’y rien à « voir » d’emblée. Il y a seulement besoin de faire silence. De prendre son souffle. Et puis de commencer à se mouvoir lentement, dans son infinie infinité.

____________________

iJuliette Simont note que « Sartre esquisse ici une tentative de conciliation entre Husserl et Heidegger sur le rapport de l’homme et du monde ». Elle remarque aussi que « le mot d’infini n’apparaît pas sous la plume de Heidegger, ou alors seulement pour être récuser. Le ‘délaissement’ — ‘déréliction’ dans la traduction de Corbin — s’éprouve non pas en présence de l’infini, mais de l’ustensilité, où la réalité humaine « est affectée à un ‘monde’ et […] existe en fait avec d’autres » (Être et temps, p.187). Autrement dit, le délaissement n’est pas dû à ce qui transcende infiniment la conscience, mais à ce qui l’empêche d’être en tête à tête permanent avec sa possibilité la plus propre, la mort. » Ibid. note 181, p.1411-1412

iiJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Mardi 10 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.223-225

iiiJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Lundi 16 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.238-239

ivJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Lundi 16 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.239

vJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Mercredi 18 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.250

viJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Mercredi 18 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.251

viiNote à propos de ‘Notes sur la prise de mescaline’. In Jean-Paul Sartre, Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.1609

viiiJean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, p.92

ix« Voilà assurément un homme d’une mauvaise foi qui touche au comique puisque, reconnaissant tous les faits qui lui sont imputés, il refuse d’en tirer la conséquence qui s’impose. Aussi son ami, qui est son plus sévère censeur, s’agace-t-il de cette duplicité : le censeur ne demande qu’une chose – et peut-être alors se montrera-t-il indulgent : que le coupable se reconnaisse coupable, que l’homosexuel déclare sans détours – dans l’humilité ou la revendication, peu importe – « Je suis un pédéraste ». Nous demandons ici : qui est de mauvaise foi ? L’homosexuel ou le champion de la sincérité ? » Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, p.98

xJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Lundi 16 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.275

xiNote 259, p. 1418, in op.cit.

xiiJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Mardi 10 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.222-223

xiiiJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Mardi 10 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.223

xivJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Mardi 17 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.244

xvJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Vendredi 13 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.235-236

Swarming Souls


« Hannah Arendt »

God indeed is one, – but His forces and His powers (i.e. His elohim and His sefirot) are more than multiple, according to the Jewish Kabbalah.

This idea unites without contradiction monotheistic and polytheistic intuitions.

In contrast, one cannot say that man is really one, – nor the world or the cosmos for that matter. But neither can we say that their abundant multiplicities are a substitute for unity.

Men and worlds are certainly diverse, divided, mixed, undefined and indefinable.

But this diversity, this division, this mixing, this indefinition, are relative. They find their limits, if only in time and space. Men, like worlds, are indefinite, but certainly not infinite.

In the apparent profusion of innumerable beings and the even more abundant moments that compose them, forms of singularities emerge, for a time. Here and there appear strange quarks, galactic clusters, people and consciousnesses…

But are these singularities units? To put it another way, are these singularities as ‘one’ as God is said to be ‘one’?

Busy, unconscious and composite crowds swarm at all times in every and each one man. They are molecular, chromosomal, microbial, neuronal, synaptic, parasitic crowds, you name it.

What will remain of them at the end of time?

If man thinks he will ever be one, death always takes charge, in the end, of testing this dubious sense of unitive dream.

Conversely, if man is not one, if he is other than one, what is he in reality?

Several hypotheses are worth considering.

  1. Man is a diachronic being.

The immanent multiplicity is revealed, over long periods of time, by the accumulation of the diversity. What we were fetus, will we lose it as we die ?  Or will we not rather summarize it?

Does the flower of youth lose only its petals and its radiance in the shadows of maturity, or in the night of agony, or does it not rather reveal its subtle, invisible and irradiant perfumes?

Let’s change metaphors.

If man was a kind of vast library, which book would summarize him best? Or could we only pick out a few scattered ‘good excerpts’? Or, even, shouldn’t we be satisfied with a single chosen line, at the corner of a forgotten paragraph, or a hallucinated word, to finally express his supposed unity, his only essential meaning?

2. Man is a synchronic being.

Just as a (infinite) mathematical curve can be summarized at each of its points by the (itself infinite) set of its derivatives, so one could suppose that at any moment of his life, the being of man could contain the (apparently infinite) set of his virtualities in the making. Always still in epigenesis, man is neither his sex nor his brain, neither his spleen nor his pancreas, neither his heart nor his blood, neither his very soul nor his faulty memory, but all this simultaneously.

Reason is road, cunning and cog, and blood is place and sense. The soul animates, and elevates, she borders on drunkenness, but often sleeps in the darkness of memories. In the lymph bathes the light of hope. Saliva drowns the suns of taste, the breath tempers the twilights of consciousness.

3. Man is a distributed (or swarming) being.

A more fantastic hypothesis assumes a ‘self’ which doubts itself. It is equivalent to the idea that any ‘I’ could be defined by the sum of all the ‘you’ encountered throughout life, as well as by the sum of all the ‘us’ felt, and even the anonymous crowd of all the ‘them’ surrounding the ‘I’, be they effective or only conceived. The human ‘I’ is still alone, singular, but mainly made of indissoluble pluralities, external multitudes, and produced by entire societies, and immemorial histories.

Whether man is diachronic, synchronic, distributed, swarming, or all of them in turn, or all of them simultaneously, winds down to being the same. It is at the time of death that the ‘I’ gets to know what he really is: either ‘nothing’, just ‘nothing’, or some entity allowed to continue ‘being’ in an yet unknown, sublimated form.

There is no point in arguing about this sort of conjecture, nobody knows the end of the story, but we will all know that end, when the evening comes.

To conclude with an opening, I would like to quote a fragment from the pre-Socratic philosopher Gorgias :

« There is nothing obvious about being because it doesn’t appear [dokein]. To appear is weak, since it does not succeed in being. »i

To put it another way, perhaps more clearly, and to fit this ancient and lively thought into a long perspective :

« The way in which God has been thought of for centuries no longer convinces anyone; if something is already dead, it can only be the traditional way of thinking about God. What is really dead is the fundamental distinction between the sensory domain and the supra-sensory domain. »ii

Really dead ?

Then we need to follow up with an essential intuition of Nietzsche, which Martin Heidegger (quoted by Hannah Arendt) re-ormulated as follows:

« The destruction of the supra-sensible also suppresses the purely sensible, and thus the difference between the two.»iii

If the supra-sensible and the sensible are, in the final analysis, no different, then there is also no essential difference between transcendence and immanence.

And, consequently, there is no essential difference between the Creator (either immanent or transcendant) and the Creation…

_____________________________

iDie Fragmente des Vorsokratiker. Vol. II, B 26. Hermann Diels and Walther Kranz, 1959. Quoted by Hannah Arendt. The life of the spirit. Thought. The will. Translated by Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.45

iiHannah Arendt. The life of the spirit. The thought. The will. Translation by Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.28

iiiMartin Heidegger. Paths that lead nowhere. Trad. W. Brokmeier. Paris 1962, p.173. Quoted by Hannah Arendt. The life of the spirit. Thought. The will. Translated by Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.29

La conscience d’ek-sister


« Heidegger »

Nous sommes à la fois « plus », « moins » et « autre » que la conscience que nous avons de nous-mêmes. Et cette différence, notre conscience n’en a pas conscience, tant qu’elle ne se dépasse pas elle-même.

Novalis affirme que l’acte de se dépasser soi-même est partout « l’acte suprême, l’origine, la genèse de la vie. La flamme n’est pas autre chose qu’un tel acte.»i

Innombrables sont les manières de dépassements. L’étincelle ‘dépasse’ le silex, ou la braise. Le Phoenix ‘dépasse’ la cendre. Les poètes ‘dépassent’ les mots.

Au premier chant du Paradis, Dante a forgé un néologisme: ‘trasumanar’.

« Trasumanar significar per verba non si poria. » ii

Littéralement traduit: « Transhumaniser, par des mots ne se peut signifier ».

Selon un traducteur du 19ème siècle: « Qui pourrait exprimer, par des paroles, cette faculté de transhumaner ! »

Une traduction récente propose: « Outrepasser l’humain ne se peut signifier par des mots. »iii

Dante invente un mot pour exprimer ce qui ne peut se signifier par des mots…

De quelle ‘outrepassement’, ou de quel ‘trans-humanisme’ est-il question ? 
Dante vient d’évoquer la vision dans laquelle il était plongé en compagnie de Béatrice. Cette expérience fut si profonde qu’il la compara à la vision de Glaucus, « quand il goûta l’herbe, qui le fit dans la mer parent des dieux », selon le vers d’Ovide, dans les Métamorphoses.

Un commentateur a fait le lien entre ce vers de Dante, le vers d’Ovide, et l’extase de S. Paul qui a dit aux Corinthiens qu’« il fut ravi jusqu’au troisième ciel ; si ce fut dans ce corps, je ne sais, si ce fut hors de ce corps, je ne sais, Dieu seul le sait.»iv

Sept siècles après Dante, les ‘transhumanistes’ ont repris le mot, mais pas l’idée.

Il faut sans doute être poète pour goûter le « dépassement ».

Dans Les paradis artificiels, Baudelaire décrit « le goût de l’infini » de l’homme.

Il dit « ne supporter la condition humaine qu’en plaçant entre elle et lui l’écran ou le filtre de l’opium », pour « expérimenter l’infini dans le fini »v.

Il emploie, pour la première fois, l’expression « homme augmenté », mais dans un sens péjoratif, dépréciateur, critique.

« L’homme a voulu rêver, le rêve gouvernera l’homme. Il s’est ingénié pour introduire artificiellement le surnaturel dans sa vie et dans sa pensée ; mais il n’est, après tout (…) que le même homme augmenté, le même nombre élevé à une très haute puissance. Il est subjugué ; mais, pour son malheur, il ne l’est que par lui-même. »

Poussé à outrance, le « goût de l’infini » de l’homme l’aveugle. Il se prend pour son propre Dieu.

« Personne ne s’étonnera qu’une pensée finale, suprême, jaillisse du cerveau du rêveur : ‘Je suis devenu Dieu !’, qu’un cri sauvage, ardent, (…) culbute les anges disséminés dans les chemins du ciel: ‘Je suis un Dieu!’ ».vi

Rimbaud ouvre une autre piste. Il sait qu’il a « vu », et il sait qu’il est un « autre ».

« Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. (…) Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. (…) Il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! »vii

L’Homme augmenté. L’Homme-Dieu. Le Suprême Savant. Le Voyant…

Un autre poète encore, Henri Michaux, cisèle des formules plus mesurées, ressassées et pleines de sous-entendus.

« Gestes de dépassement
du dépassement

surtout du dépassement »viii

Les mots français ‘dépasser, surpasser, outrepasser’ dénotent des différences de degré et de nature. En latin, en grec, en hébreu, en sanskrit, on trouve d’autres nuances, et des métaphores inattendues.

Le latin transeosignifie ‘aller au-delà, se changer en’. Riche est le latin en synonymes du dépassement. Supero : ‘surpasser, survivre’, antecello : ‘dépasser, s’élever en avant des autres’, excello, ‘dépasser, exceller’, excedo, ‘dépasser, sortir de’.

Dans la langue de la Bible, excessus, ‘départ, sortie’,traduit le grec ἔκστασις, ex-stase, qui est aussi le‘transport’ de l’esprit.

Le grec rend l’idée du dépassement en recourant au préfixe ύπερ, hyper, comme dans: ύπερϐάλλειν, ‘dépasser, l’emporter sur’, ou encore: hyper-anthropos, ‘supérieur à l’homme’.

En hébreu, c’est le mot ‘hébreu’ lui-même, עֵֵבֶר, qui veut dire ‘dépasser’. ‘Hébreu’ vient du nom du patriarche des Hébreux, Héberix, – dont la racine vient du verbeעָבַר, ‘passer, aller au-delà, traverser’.x

Par extension, le verbeעָבַר signifie ‘violer, transgresser (une loi, un ordre, une alliance), mais aussi ‘passer outre, passer devant quelqu’un’xi, ou encore : ‘passer une faute, pardonner’.

Le sanskrit dispose de plusieurs dizaines de verbes qui traduisent de multiples nuances du ’dépassement’. Il possède des racines verbales comme tṝ तॄ ‘traverser, atteindre, accomplir, surpasser, surmonter, échapper’, laṅgh, ‘aller au-delà, exceller, surpasser, briller, transgresser’, ou pṛ पृ ‘surpasser, exceller, être capable de’. Le sanskrit use aussi de nombreux préfixes.

L’un d’eux, ati अति, exprime l’idée d’au-delà, de surpassement, ce qui permet de forger des mots comme : atimānuṣa-, ‘surhumain’, devātideva, un ‘Dieu qui surpasse tous les dieux’.

En résumé, l’idée de ‘dépassement’ se trouve dans tous les peuples, toutes les langues, mais avec leurs biais propres.

Les Latins voient le dépassement comme un excès.

Mais pour les Grecs, le dépassement et l’excès mènent à l’extase.

Les Hébreux portent le ‘dépassement’ dans leur nom même, – ce qui revient peut-être, à l’inclure dans l’essence de leur psyché (nomen est numen).

Dans leur recherche constante du dépassement spirituel, les Indo-āryas ont inventé un mot désigner ce qui ‘surpasse’ (yajñātīta) le rite suprême de leur très ancienne religion (le Sacrifice, yajña).

Les langues, les cultures, les peuples conjuguent l’idée du dépassement sous toutes ses formes.

L’homme toujours cherche, et veut dépasser, l’infini même.

« Je crois fermement qu’on peut l’atteindre »xii, dit Fernando Pessoa.xiii

Idem chez Borgès, qui emprunte à John Donne l’idée d’un infini dépassement de l’âme.

« Nous avons le poème The Progress of the Soul (Le Progrès de l’âme) de John Donne: ‘Je chante le progrès de l’âme infinie’, et cette âme passe d’un corps à un autre. Il projetait d’écrire un livre qui aurait été supérieur à tous les livres y compris l’Écriture sainte. »xiv

D’où vient ce désir d’infini, cette recherche sans fin du ‘dépassement’ ?

Tout commence dans l’inconscient « océanique » de l’embryon humain. Il sait déjà, par mille signaux, qu’il est ici de ‘passage’, en ‘transit’, qu’un autre monde l’attend, tout proche, tangible, à portée de voix. Poussé à terme hors de l’utérus, une sortie difficile, une traversée étroite, une naissance l’attend. Lui revient d’assumer une nouvelle et unique façon d’être conscient, – d’« être-au-monde ».

Borgès explique : « [Gustav] Fechner pense à l’embryon, au corps qui n’est pas encore sorti du ventre maternel. Ce corps a des jambes qui ne servent à rien, des bras qui ne servent à rien, et rien de cela n’a de sens; cela n’aura de sens que dans une vie ultérieure. Nous devons penser qu’il en va de même de nous, que nous sommes pleins d’espoirs, de craintes, de théories dont nous n’avons nul besoin dans une vie purement mortelle. Nous n’avons besoin que de ce qu’ont les animaux et ils peuvent se passer de tout cela qui peut-être nous servira dans une autre vie plus complète. C’est un argument en faveur de l’immortalité. »xv

En devenir, nous continuons toujours de croître et de nous transformer. Les rêves et les idéaux ‘dépassent’ le cadre étroit des vies, ils incitent au dépassement, à grandir vers d’autres états de la conscience ou de l’être.

Il n’y a pas de limites.

Tout est possible.

A la fin de sa vie, Stephen Hawking a prédit l’avènement prochain de ‘super-humains’, résultant de manipulations génétiques, et la création de nouvelles espèces, au risque de la destruction du ‘reste’ de l’humanité.

« Dès que de tels super-humains apparaîtront, de graves problèmes politiques se poseront avec les humains non-augmentés, mis hors compétition. A leur place, une nouvelle race d’êtres auto-conçus, progressant toujours plus rapidement. »xvi

La mission de l’humanité dans le futur sera de répandre la vie dans la galaxie, comme des pollens de conscience dans la jardin cosmique…

« Nous transcenderons la Terre et apprendrons à vivre dans l’espace. »xvii

Le philosophe Hans Jonas va dans le même sens, et affirme que l’homme se trouve désormais en mesure d’user de la technique pour se transformer lui-même.

Dans une conférence au titre provocateur, « Règles pour le parc humain » (1999), Peter Sloterdijk annonça comme inévitable la fin de « l’ère de l’humanisme »xviii, et la nécessaire « réforme des qualités de l’espèce humaine », grâce aux progrès de la science génétique et des biotechnologies.

L’avenir de l’humanité est menacé par les tendances actuelles, « qu’il s’agisse de brutalité guerrière ou de l’abêtissement quotidien de l’homme par les médias ».xix

L’idéologie humaniste est désormais obsolète, et c’est Heidegger qui lui a porté les premiers coups. « Il caractérise l’humanisme – qu’il soit antique, chrétien ou des Lumières – comme l’agent de la non-pensée depuis deux mille ans. Heidegger explique que l’humanisme n’a pas visé suffisamment haut. »xx

La métaphysique avait fameusement défini l’homme comme animal rationale, l’animal rationnel. Mais cela aussi est obsolète. La différence décisive entre l’homme et l’animal n’est plus la raison, c’est le langage.

Le langage est la nouvelle ‘demeure’ de l’homme, car c’est par le langage que l’homme peut ‘ek-sister’.

Cette forme orthographique permet à Heidegger de souligner l’étymologie du verbe ‘exister’, qui a pour sens premier « sortir de », « sortir de là où l’on se tient ».

Il en conclut que c’est dans ‘l’ek-sister’, dans ‘l’extatique de l’ek-sistence’ que se trouve la dimension essentielle de l’Être.

Le moment de la naissance est une sorte de première ‘ek-stase’, de premier ‘dépassement’ de la nature, en apparaissant pour la première fois dans le monde humain, pour s’humaniser toujours davantage.

Heidegger aspire à un humanisme qui vise ‘suffisamment haut’.xxi

« L’humanisme consiste en ceci: réfléchir et veiller à ce que l’homme soit humain et non in-humain, ‘barbare’, c’est-à-dire hors de son essence. Or en quoi consiste l’humanité de l’homme ? »xxii

Quelle est l’essence de l’homme, selon Heidegger ?

La réponse est quasi-mystique :

« L’essence extatique de l’homme repose dans l’ek-sistence. »xxiii

« Ek-sistence signifie ek-stase [Hinaus-stehen] en vue de la vérité de l’Être.»xxiv

Quelle est cette vérité de l’Être?

Un jeu de mots, seul possible dans la langue allemande, l’explique:

« Il est dit dans Sein und Zeit ‘il y a l’Être’ ; « es gibt » das Sein. Cet ‘il y a ‘ ne traduit pas exactement « es gibt ». Car le « es » (ce) qui ici « gibt » (donne) est l’Être lui-même. Le « gibt » (donne) désigne toutefois l’essence de l’Être, essence qui donne, qui accorde sa vérité. Le don de soi [das Sichgeben] dans l’ouvert au moyen de cet ouvert est l’Être même. »xxv

En bon français : la vérité de l’Être, c’est que dans ce qui ‘est’, l’Être donne sa vérité…

L’essence de l’Être est aussi de se dépasser en s’ouvrant, en se ‘donnant’…

« L’Être est essentiellement au-delà de tout étant.(…) L’Être se découvre en un dépassement (Uebersteigen) et en tant que ce dépassement. »xxvi

Pour découvrir l’Être, l’homme doit donc, à son exemple, se dépasser, en un mot : ek-sister.

« L’homme est, et il est homme, pour autant qu’il est l’ek-sistant. Il se tient en extase en direction de l’ouverture de l’Être, ouverture qui est l’Être lui-même’. »xxvii

___________________

iNovalis. Fragments. Ed. José Corti. Paris, 1992, p. 198

iiDante Alighieri. La Divine Comédie. Paradis, Chant I, v. 70-72

iiiTraduction de Jacqueline Risset. Ed. Diane de Selliers, 1996

iv2 Cor. 12,2

vC. Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, éd. de la Pléiade, 1975

viC. Baudelaire, Le poème du haschisch. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, éd. de la Pléiade, 1975

viiLettre de A. Rimbaud à Paul Demeny (Lettre du Voyant), 15 mai 1871

viiiHenri Michaux. Mouvements. NRF/ Le point du jour, 1951

ixHéber, fils de Selah, patriarche des Hébreux (Gen 10,24)

xComme dans les exemples suivants : « Il passa le gué du torrent de Jabbok » (Gn 32,23) . »Lorsque tu traverseras les eaux » (Is. 43,2). « Tu ne passeras pas par mon pays » (Nb 20,18)

xi Par exemple : »L’Éternel passa devant lui » (Ex 34,6)

xii« J’ai concentré et limité mes désirs, pour pouvoir les affiner davantage. Pour atteindre à l’infini — et je crois fermement qu’on peut l’atteindre — il nous faut un port sûr, un seul, et partir de là vers l’Indéfini. » Fernando Pessoa. Le livre de l’intranquillité. Vol. I. § 96. Ed Christian Bourgois, 1988, p.171

xiiiIl dit aussi : « Je n’ai jamais oublié cette phrase de Haeckel: ‘L’homme supérieur (je crois qu’il cite quelque Kant ou quelque Goethe) est beaucoup plus éloigné de l’homme ordinaire que celui-ci ne l’est du singe.’ Je n’ai jamais oublié cette phrase, parce qu’elle est vraie. » Fernando Pessoa. Le livre de l’intranquillité. Vol. I. §140. Ed Christian Bourgois, 1988, p.239-240

xivJ.L. Borgès. Sept nuits. Immortalité. Œuvres complètes II, Gallimard, 2010, p. 749

xvJ.L. Borgès. Sept nuits. Immortalité. Œuvres complètes II, Gallimard, 2010, p. 746

xviStephen Hawking, Brief Answers to the Big Questions, Ed. John Murray, 2018.

xviiStephen Hawking, Brief Answers to the Big Questions, Ed. John Murray, 2018.

xviiiCela se voulait être une allusion et une réponse polémique à la Lettre sur l’humanisme, adressée par Heidegger à Jean Beauffret en 1946. Cette Lettre avait été elle-même initialement conçue comme une réponse à l’ouvrage de Sartre, L’existentialisme est un humanisme (1946).

xixPeter Sloterdijk. Règles pour le parc humain, 1999. Trad.fr. Mille et une nuits, 2000.

xxPeter Sloterdijk. Règles pour le parc humain, 1999. Trad.fr. Mille et une nuits, 2000.

xxi« Les plus hautes déterminations humanistes de l’essence de l’homme n’expérimentent pas encore la dignité propre de l’homme. En ce sens, la pensée qui s’exprime dans Sein und Zeit est contre l’humanisme. Mais cette opposition ne signifie pas qu’une telle pensée s’oriente à l’opposé de l’humain, plaide pour l’inhumain, défende la barbarie et rabaisse la dignité de l’homme. Si l’on pense contre l’humanisme, c’est parce que l’humanisme ne situe pas assez haut l’humanitas de l’homme. » Martin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 75

xxii Martin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 45

xxiiiMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 61

xxivMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 65

xxvMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 87

xxviMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 95

xxviiMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 131

Sémaphores de l’infime


Curieux du monde, de son ordre et de sa fin, je me mis à la recherche de signaux brefs, de signes insignifiants, d’indices discrets, incitatifs mais putatifs ; je partis à leur quête, errant dans la rue.

Le divin, certes, ne se donnait pas à voir sur le trottoir. Traces de pisses délavées, déjections écrasées, asphaltes éventrés, égouts mal cicatrisés, poubelles dégorgeant leurs intestins, odeurs infâmes, caniveaux défoncés, elle est belle la ville l’été. Le quartier a beaucoup changé, disent-ils. C’est l’un des plus bobos, pourtant, soi-disant. ‘La beauté est dans l’œil qui regarde, fais un effort’, ressassai-je in petto, sans conviction.

Mes attentes étaient fort modestes. Il ne s’agissait ni de découvrir le Dieu en gloire, le Pantocrator, le Tout-Puissant, l’Elyôn, l’Adonaï-YHVH, ni le Prajāpati, le Seigneur des créatures, ni le Jupiter tonnant dans les nuées, ni seulement le zéphyr d’Élie.

Je m’étais mis en chasse d’une proie infiniment plus modeste.

Je visais le Dieu des petits, le Dieu des riens, le Dieu de l’infime, le Dieu de l’immanence. Mais on ne le trouve pas non plus ici, ce matin.

Arundhati Roy, Hildegarde de Bingen, François d’Assise, Rainer Maria Rilke, ont eu jadis plus de chance, chacun à sa manière. Mais non, décidément, je ne le distingue pas, le divin du petit rien, dans les pavés disjoints, dans les relents, les effluves nauséabonds, les flétrissures, les vomissures, les avertisseurs de décomposition.

D’où la question : Aurais-je un problème de méthode ? Faudrait-il appliquer la leçon des phénoménologues ?

Faudrait-il se résigner à la « réduction transcendantale » à la façon Husserl, consentir à « la réduction ontologique » à la manière de Heidegger ? Ou s’efforcer de pratiquer la « réduction micro-eschatologique »i ?

Je voulais dès le départ m’augmenter et non me réduire, moi qui me sentais déjà si peu grand, si près du rien…

Et voilà que ces maîtres enseignent bizarrement qu’il faut effacer son soi pour élever l’esprit vers le pinacle de l’essence, pour atteindre l’évidence de l’être, et lui faire don de son dérisoire Dasein ?

Je rêvais de transcender la poussière et la brindille, la tavelure et la souillure, la diaprure et l’éclat, le chatoiement et la moirure.

Je cherchais l’être de l’au-delà dans le là, ou dans l’au-, ou dans l’en de l’en-deçà, dans le ça ou dans le sous de l’au-dessous. Partout, partout. Sauf dans l’au-delà, bondé de bons dieux.

J’égrainais une à une quelques graines de grâce, et je parsemais l’air de levains légers, j’irriguais de buée les pousses du possible.

Je tressais une poétique du commun.

Mais toujours, j’avais conscience de la mort à l’affût, de ses constants clins d’œil (Augenblick), tapis dans les brefs intervalles du présent.

Je guettais les épiphanies de l’inchoatif, je rendais sacré le banal, je voyais sans raison l’extraordinaire dans l’ordinaire.

Je voulais seulement le ‘seulement’ de la chose même ; je désirais que mon soi devienne non-soi, qu’il me révèle la nuit de son propre soi.

J’étais la baleine blanche échouant sur le sable, la bête inéluctable éludée du regard.

J’étais à moi-même un ange nécessaire, me donnant à chaque pas en avant le souffle, j’étais l’esprit voyant par mon regard un monde neuf.

Je cherchais à l’arrêt des bus, l’omni-Dieu, toujours en retard, et le Pan de paix.

J’étais trop seul dans un monde trop plein, et les saints en étaient absents.

Je n’étais rien, en tout cas presque rien, certainement pas grand-chose, pas même une pierre, je n’en avais ni la ruse ni le secret.

Alors je composai ceci.

Je voltige seulement sans fin

autour de Bab El et de Kobé,

au-dessus de l’écume d’Awaji,

ce chemin de lait baratté,

vautour, chant ou nuit,

faucon, zéphyr, ouragan,

rumeur, colombe, ou cri.

J’aime sentir chaque jour les eaux sombres

de mon sang qui s’ouvre

lentement sa voie d’ombre en silence

haletant gluant errant.

Bref écho

d’un passé enfui

je tais à tous le pourquoi

et le rien.

C’est son sourire

il va au loin

et les yeux

et la douceur

aussi s’en vont.

Tu me dis ‘vis’ fort

mais ‘meurs’ comme en passant

tu me dis ‘sois’ aussi souvent

et jamais jamais le néant n’osa

te nier ce droit.

Je vins un jour de la nuit

à la vie

et j’irai un jour dans la nuit

comme larme à la mer

salée silencieuse solitaire absolue

coulant sans étoile sans cieux.

Tu apparais au loin caché

dans des îles englouties

des tavelures de l’horizon

dénuées de mirages

des éboulis brûlants

des sables blancs, pourpres et or.

Tu es celé dans les silences

des chœurs tonnants

d’anges géants aux ailes à l’arrêt.

Je te trouve dans toutes ces choses.

Ich finde dich in allen diesen Dingenii.

Dans tous ces signes infimes et ténus

je déterre l’impossibilité de l’impossible.

Au cœur de chaque moment, au centre du futur, il y a une petite porte qui bat.

La porte des épiphanies éparpillées.

La porte des possibilités suréminentes, se projetant sans cesse, au-delà même de l’être.iii

La porte qui ouvre sur le dessein dormant de Dieu,

les cieux possibles,

le véritable petit,

la poussière de la comète, l’éclat du plancton,

la nuit du germe, la kénose incréée,

contenant le non-contenable.

Je serai.iv

Qui ?

Le témoin de la périchorèse, et de la chora achoraton.

L’Ancien de l’ein sof et du tsimtsoum.

Je serai « Je serai ».

iRichard Kearney. « Epiphanies of the Everyday : Toward a Micro-Eschatology ». In After God. Richard Kearney and the Religious Turn in Continental Philosophy. Fordham University Press. New York. 2006, p.6

iiRainer Maria Rilke. Das Stunden-Buch I, 22

iii« Toute vie, quelle qu’elle soit, purement intellectuelle, raisonnable, animale, végétative; tout principe de vie, toute chose vivante enfin, empruntent leur vie et leur activité à cette vie suréminente, et préexistent en sa simplicité féconde. Elle est la vie suprême, primitive, la cause puissante qui produit, perfectionne et distingue tous genres de vie. »  Denys l’Aréopagite. Traité des noms divins. Ch.VII, 3

ivCf. Ex 3,14 : אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה

Un Logos ‘profond’ et une âme ‘sans fond’


Depuis un million d’années au moins, l’homme use de la parole, plus moins habilement. Depuis des temps reculés, infinis en ont été les usages, des plus vains aux plus élevés, – et les modes d’expression. L’enfant balbutiant, le poète mobile, le sage sûr, le prophète inspiré, tous tentent à leur manière leurs voies/voix propres.

D’un même souffle d’air expulsé, ils génèrent des gutturales de la glotte, des fricatives du pharynx, des chuintantes sur la langue, des sifflantes et des labiales par les lèvres.

De ces sons incessants, quel sens sort-il ?

Héraclite, maître en ces matières obscures, grand seigneur du sens, porte ce jugement aigu:

ἀνὴρ νήπιος ἤκουσε πρὸς δαίμονος ὅκωσπερ παῖς πρὸς ἀνδρός.

« L’homme est tenu pour un petit garçon par la divinité, comme l’enfant par l’homme. »i

Fragment à la fois pessimiste et optimiste, proposant un rapport de proportion : ce que l’enfant est à l’homme, l’homme l’est à la divinité. Le constat d’une impuissance de l’homme par rapport au divin n’y est pas dissocié de la perspective, naturelle et attendue, d’un passage de l’enfance à l’âge adulte.

Dans sa traduction de ce fragment, Marcel Conche met curieusement l’accent sur la parole, bien que le mot logos soit clairement absent du texte héraclitéen:

« Un marmot qui n’a pas la parole ! L’homme s’entend ainsi appeler par l’être divin (δαίμων), comme l’enfant par l’homme. »ii

La périphrase ‘un marmot qui n’a pas la parole’ est le choix (audacieux et bavard) fait par Marcel Conche pour rendre le sens du simple mot grec νήπιος, mis en apposition par Héraclite au mot ‘homme’ (ἀνὴρ).

Homère emploie le mot νήπιος en divers sens, comme l’indique le Bailly : ‘qui est en bas âge’, ‘jeune enfant’, mais aussi ‘naïf’, ‘sot’, ‘dénué de raison’.

Conche évoque ces diverses acceptions, et justifie sa propre traduction, périphrastique, donc peu fidèle, de la manière suivante :

« Traduire par ‘enfant dénué de raison’ paraît juste, quoique non suffisamment précis : si νήπιος s’applique à l’enfant ‘en bas âge’, il faut songer au tout petit enfant, qui ne parle pas encore. De là la traduction par ‘marmot’, qui vient probablement de ‘marmotter’, lequel a pour origine une onomatopée exprimant le murmure, l’absence de parole distincte. »iii

S’ensuit une glose sur le sens supposé du fragment :

« Il s’agit de devenir un autre être, qui juge en raison, et non plus comme le veulent l’habitude et la tradition. Cette transformation de l’être se traduit par la capacité de parler un nouveau langage : non plus langage particulier – langage du désir et de la tradition –, mais discours qui développe des raisons renvoyant à d’autres raisons (…) Or, de ce discours logique ou philosophique, de ce logos, les hommes n’ont pas l’intelligence, et, par rapport à l’être démonique – au philosophe –, qui le parle, ils sont comme des marmots n’ayant pas la parole (…) Parler comme ils parlent, c’est parler comme s’ils étaient dénués de raison (de la puissance de dire le vrai). »iv

Bien que ce fragment d’Héraclite ne comporte aucune allusion au logos, la principale leçon qu’en retire Conche est celle-ci : « l’homme est incapable du logos pour l’être démonique ».

Dans un second départ d’avec le sens communément reçu pour ce fragment, Marcel Conche considère que la divinité ou l’être démonique (δαίμων) évoquée par Héraclite est en réalité le ‘philosophe’. Pour Conche, c’est le philosophe qui est l’être démonique par excellence, et c’est lui justement qui est en mesure de déterminer pour cette raison que « l’homme est incapable du logos ».

Contre Conche, constatons qu’Héraclite n’a pas dit : « l’homme est incapable du logos. »

Le marmot marmotte, l’homme marmonne. Mais il parle aussi. Et il a même, en lui, le logos.

En effet, si le mot logos est absent du fragment D.K. 79, on le trouve en revanche dans dix autres fragments d’Héraclite, avec des sens variés : ‘mot’, ‘parole’, ‘discours’, ‘mesure’, ‘raison’…

Parmi ces dix fragments, il y en a cinq qui emploient le mot logos dans un sens si original, si difficilement traduisible, que la solution courante consiste à ne le traduire pas…

Voici ces cinq fragments :

« Le Logos, ce qui est, toujours les hommes sont incapables de le comprendre, aussi bien avant de l’entendre qu’après l’avoir entendu pour la première fois, car bien que toutes choses naissent et meurent selon ce Logos-ci, les hommes sont inexpérimentés quand ils s’essaient à des paroles ou à des actes. »v

« Si ce n’est moi, mais le Logos, que vous avez écouté, il est sage de convenir qu’est l’Un-Tout ».vi

« A Priène vivait Bias, fils de Teutamès, davantage pourvu de Logos que les autres. »vii

Dans ces trois fragments, le Logos semble doté d’une essence autonome, d’une puissance de croître, et d’une capacité à dire la naissance, la vie, la mort, l’Être, l’Un et le Tout.

Dans les deux fragments suivants, le Logos est intimement associé à la substance de l’âme même.

« Il appartient à l’âme un Logos qui s’accroît lui-même. »viii

« Limites de l’âme, tu ne saurais les trouver en poursuivant ton chemin, si longue que soit toute la route, tant est profond le Logos qu’elle renferme. »ix

Pour mémoire, voici le texte original de ce dernier fragment :

ψυχῇ πείρατα ἰὼν οὐκ ἂν ἐξεύροιο, πᾶσαν ἐπιπορευόμενος ὁδόν· οὕτω βαθὺν λόγον ἔχει.

Bizarrement, Conche, qui a ajouté l’idée de parole dans un fragment ne comprenant pas le mot logos, évite ici d’employer le mot logos, dans un fragment qui le contient pourtant explicitement :

« Tu ne trouverais pas les limites de l’âme, même parcourant toutes les routes, tant elle a un discours profond. »x

Faut-il traduire ici le mot logos ? Et, si oui, comment ?

Aucune des acceptions suivantes n’est satisfaisante : cause, raison, essence, fondement, sens, mesure, rapport. La moins mauvaise des acceptions envisageables reste ‘parole, discours’xi, selon Conche, qui opte on l’a vu pour ce dernier mot.

Or Héraclite emploie ici une expression étrange : ‘un logos profond’, – un logos si ‘profond’ qu’on n’en atteint pas la ‘limite’.

Qu’est-ce qu’un logos dont on n’atteint jamais ni la profondeur ni la limite ?

Pour sa part, Clémence Ramnoux décide ne pas traduire le mot logos, et propose même de le mettre entre parenthèses, c’est-à-dire de le considérer comme une interpolation, un ajout tardif ou une glose étrangère:

« Tu ne trouverais pas de limite à l’âme, même en voyageant sur toutes les routes, (tant elle a un logos profond). »xii

Elle commente ainsi sa réticence :

« L’expression mise entre parenthèses pourrait avoir été glosée. Si elle a été glosée, elle l’a été par quelqu’un qui connaissait l’expression logos de la psyché. Mais elle ne fournirait pas un témoignage pour sa formation à l’âge d’Héraclite. »xiii

En note, elle présente l’état de la discussion savante à ce sujet :

« ‘Tant elle a un logos profond’. Est-ce rajouté de la main de Diogène Laërce (IX,7) ?

Argument pour : texte d’Hippolyte référant probablement à celui-ci (V,7) : l’âme est difficile à trouver et difficile à comprendre. Difficile à trouver parce qu’elle n’a pas de frontières. Dans l’esprit d’Hippolyte elle n’est pas spatiale. Difficile à comprendre parce que son logos est trop profond.

Argument contre : un texte de Tertullien semble traduire celui-ci : « terminos anime nequaquam invenies omnem vitam ingrediens » (De Anima 2). Il ne comporte pas la phrase du logos.

Parmi les modernes, Bywater l’a supprimée – Kranz l’a retenue – Fränkel l’a retenue et interprétée avec le fragment 3. »xiv

De son côté, Marcel Conche dont on a vu qu’il a opté pour la traduction de logos par ‘discours’, se justifie ainsi : « Nous pensons, avec Diano, que logos doit être traduit, ici comme ailleurs, par ‘discours’. L’âme est limitée puisqu’elle est mortelle. Les peirata sont les ‘limites jusqu’où va l’âme’ dit Zeller avec raison. Mais il ajoute : ‘les limites de son être’. »xv

L’âme serait donc limitée dans son être ? Plutôt que limitée dans son parcours, ou dans son discours? Ou dans son Logos ?

Conche développe : « Si précisément il n’y a pas de telles limites, c’est que l’âme est ‘cette partie infinie de l’être humain’. »

Et il ajoute : «  Snell comprend βαθὺς [bathus] comme la Grenzenlosigkeit, l’infinité de l’âme. On objectera que ce qui est ‘profond’ ce n’est pas l’âme mais le logos (βαθὺν λόγον). (…) En quel sens l’âme est-elle ‘infinie’ ? Son pouvoir est sans limites. Il s’agit du pouvoir de connaissance. Le pouvoir de connaître de la ψυχὴ [psyché] est sans limites en tant qu’elle est capable du logos, du discours vrai. Pourquoi cela ? Le logos ne peut dire la réalité de manière seulement partielle, comme s’il y avait quelque part du réel qui soit hors de la vérité. Son objet est nécessairement la réalité dans son ensemble, le Tout de la réalité. Or le Tout est sans limites, étant tout le réel, et le réel ne pouvant être limité par l’irréel. Par la connaissance, l’âme s’égale au Tout, c’est-à-dire au monde. »xvi

Selon cette interprétation, la réalité est entièrement offerte au pouvoir de la raison, au pouvoir de l’âme. Elle n’a aucun ‘fond’ qui reste potentiellement obscur, pour l’âme.

« La ‘profondeur’ du logos est la vastité, la capacité, par laquelle il s’égale au monde et établit en droit la profondeur (l’immensité) de la réalité. Βαθὺς : le discours s’étend tellement en profondeur vers le haut ou le bas qu’il peut tout accueillir en lui, comme un abîme dans lequel toute la réalité peut trouver place. De quelque côté que l’âme aille sur le chemin de connaissance vers le dedans ou le dehors, le haut ou le bas, elle ne rencontre pas de limite à sa capacité de faire la lumière. Tout est clair en droit. Le rationalisme de Héraclite est un rationalisme absolu. »xvii

Est surtout absolue, ici, l’incapacité à comprendre le logos dans sa profondeur infinie, dans sa si profonde infinité.

On commence à le voir. Le Logos ne peut être pour Héraclite ni la raison, ni la mesure, ni le discours.

L’âme (psyché) n’a pas de ‘limites’, parce qu’elle a un ‘logos profond’ (βαθὺν λόγον).

L’âme est illimitée, elle est infinie, parce qu’elle est si vaste, si profonde, si large et si élevée que le Logos lui-même peut y demeurer toujours, sans y trouver jamais sa fin, – quel que soit le nombre des parcours ou des discours qu’il peut y tenir…

Pas étonnant que le Logos soit ‘intraduisible’. Il faudrait en théorie, et en bonne logique, pour le ‘traduire’, une périphrase comportant un nombre infini de mots, faits de lettres infinies, et infiniment profondes…

iHéraclite. Fragment D.K. 79. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 164

iiFragment D.K. 79. Traduction de Marcel Conche, in Héraclite PUF, 1986, p.77.

iiiMarcel Conche, Héraclite PUF, 1986, p.77.

ivMarcel Conche, Héraclite PUF, 1986, p.80.

vHéraclite. Fragment D.K. 1. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 145

viHéraclite. Fragment D.K. 50. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 157

viiHéraclite. Fragment D.K. 39. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 155

viiiHéraclite. Fragment D.K. 115. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 172

ixHéraclite. Fragment D.K. 45. Trad. Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard 1988, p. 156

xMarcel Conche, Héraclite PUF, 1986, p.357

xiMarcel Conche, in Héraclite PUF, 1986, p.357.

xiiClémence Ramnoux, Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 119

xiiiClémence Ramnoux, Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 119

xivClémence Ramnoux, Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 119, note 1.

xvMarcel Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.357.

xviMarcel Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.357-359

xviiMarcel Conche, Héraclite PUF, Paris, 1986, p.359-360

L’homme fourmille. Ou : Du sensible et du supra-sensible.


Dieu est un, – mais ses forces et ses puissances (elohim et sefirot) sont plus que multiples. Cette idée (de la Cabale juive) conjoint sans contradictions les intuitions monothéistes et polythéistes.

Par contraste, on ne peut dire que l’homme soit réellement un, – ni le monde d’ailleurs. Mais de leurs abondantes multiplicités, on ne peut dire non plus qu’elles leur tiennent lieu d’unité.

L’un et l’autre sont assurément divers, divisés, mélangés, mixtes, indéfinis et indéfinissables.

Mais cette division, ce mélange, cette mixité, cette indéfinition, sont relatives. Elles trouvent leurs limites, ne serait-ce que dans le temps et l’espace. L’homme, comme le monde, sont indéfinis, mais certes pas infinis.

Dans l’apparente profusion des innombrables étants et des instants qui les composent, des formes de singularités émergent, pour un temps. Ici et là : des quarks étranges, des amas galactiques, des personnes et des consciences…

Mais ces singularités sont-elles des unités ? Pour le dire autrement, ces singularités sont-elles aussi ‘unes’ que Dieu est dit ‘un’ ?

Des foules affairées, inconscientes et composites (moléculaires, chromosomiques, microbiennes, neuronales, synaptiques, parasitaires) fourmillent à tout moment en tout homme. Qu’en subsistera-t-il au soir des temps ?

Si l’homme pense être jamais un, la mort se charge toujours, à la fin, de mettre à l’épreuve ce sentiment douteux de puissance unitive.

A l’inverse, si l’homme n’est pas un, s’il est autre qu’un, qu’est-il en réalité?

Plusieurs hypothèses valent d’être considérées.

L’homme, – un étant diachronique.

La multiplicité immanente se révèle, sur les temps longs, par le cumul du bigarré. Ce que nous étions fœtus, le perdrons-nous mourants, ou ne le résumerons-nous pas plutôt ? La fleur de la jeunesse perd-elle seulement ses pétales et ses éclats dans les ombres de la maturité, ou dans la nuit de l’agonie, ou n’en révèle-t-elle pas plutôt alors ses subtils, invisibles et irradiants parfums?

Changeons de métaphores. Si l’homme était une sorte de vaste bibliothèque, quel ouvrage le résumerait-il le mieux ? Ou ne pourrait-on retenir pour le désigner que quelques ‘bonnes feuilles’ éparses ? Ou, même, ne devrait-on pas se contenter d’une seule ligne élue, au coin d’un paragraphe oublié, ou d’un mot halluciné, pour en exprimer enfin l’unité supposée, le sens essentiel ?

L’homme, – un étant synchronique.

De même qu’une courbe mathématique (infinie) peut se résumer en chacun de ses points par l’ensemble (lui-même infini) de ses dérivées, de même on pourrait supposer qu’à tout instant de sa vie, l’être de l’homme pourrait contenir l’ensemble (apparemment infini) de ses virtualités en devenir. Toujours en épigenèse, l’homme n’est ni son sexe ni son cerveau, ni sa rate ni son pancréas, ni son cœur ni son sang, ni son âme même ni sa défaillante mémoire, mais tout cela simultanément.

La raison est route, ruse et rouage, et le sang, lieu et sens. L’âme anime, et l’esprit élève, il voisine l’ivresse, mais dort souvent dans l’obscurité des souvenirs. Dans la lymphe baigne la lumière de l’espoir. La salive noie les soleils du goût, le souffle tempère les crépuscules de la conscience.

L’homme, – un étant distribué.

Une hypothèse plus fantastique travaille parfois le ‘moi’ qui doute de lui-même. C’est l’idée que n’importe quel ‘moi’ pourrait se définir par l’ensemble des ‘tu’ rencontrés au long de la vie, ainsi que par la somme de tous les ‘nous’ ressentis, ou même la foule anonyme des ‘ils’ assumés ou conçus. Le ‘moi’ humain est seul, mais fait de pluralités indissolubles, de singularités silencieuses, de multitudes extérieures, de sociétés entières, et d’histoires immémoriales.

Qu’il soit diachronique, synchronique ou distribué, ou tout cela tour à tour, ou tout cela simultanément, revient au même. C’est la mort qui révèle au ‘moi’ ce qu’il est en réalité : soit ‘rien’, vraiment ‘rien de rien’, ou bien quelque entité admise à continuer son ‘étant’ sous une forme inconnue, sublimée.

Il ne sert à rien d’argumenter en cette matière, personne ne connaît le fin mot de l’histoire, mais tous nous le connaîtrons le soir venu, ce fin mot-là.

Pour conclure sur une ouverture, je voudrais citer ce fragment du philosophe présocratique Gorgias :

« Être n’a rien de manifeste puisque cela n’apparaît pas [aux hommes : dokein]. Paraître [aux hommes] est faible, puisque cela ne réussit pas à être. »i

Pour le dire autrement, de manière plus nette peut-être, et pour mettre cette pensée ancienne et vive en perspective longue, « la façon dont on a pensé Dieu pendant des siècles ne convainc plus personne ; si quelque chose est mort, ce ne peut être que la façon traditionnelle de le penser. Ce qui est bien mort, c’est la distinction fondamentale entre le domaine sensoriel et le domaine supra-sensoriel ».ii

On devrait revenir à une intuition fondamentale de Nietzsche, que Martin Heidegger (cité par Hannah Arendt) formule ainsi: « la destruction du supra-sensible supprime également le purement sensible, et par là, la différence entre les deux. »iii

iDie Fragmente des Vorsokratiker. Vol. II, B 26. Hermann Diels et Walther Kranz, 1959. Cité par Hannah Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.45

iiHannah Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.28

iiiMartin Heidegger. Chemins qui ne mènent nulle part. Trad. W. Brokmeier. Paris 1962, p.173. Cité par Hannah Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.29

« Nous vivons leur mort »


– S’il y a une chose à retenir de tous les livres prophétiques, c’est que rien ne peut être dit de ce qui transcende le dire. S’il y a une chose que nous font comprendre les paroles et les visions des prophètes, c’est que l’on ne peut rien savoir de l’Inconnaissable.

– Soit. Mais alors de quoi parlera-t-on, si l’on s’intéresse au mystère, au numineux ?

– On peut parler de l’inconscient, – tout en sachant qu’on n’en viendra jamais à bout. Par définition, l’inconscient c’est ce qui échappe à la conscience, sauf peut-être aux marges…

– Quel rapport entre les prophètes et l’inconscient ?

– L’inconscient est une des figures de l’inconnaissable, et donc, peut-être est-ce aussi une bonne métaphore de ce que nous ne pouvons pas savoir à propos du divin.

– Ah ! C’est une référence à Jung, et à tout ce qui s’agite dans notre inconscient? « La religion est une relation vivante aux événements de l’âme qui ne relèvent pas de la conscience, mais qui se produisent en-deçà d’elle, dans le fond obscur de l’âme. »i Facile de se cacher dans l’obscur, de revendiquer l’épaisseur de la nuit pour faire aisément luire de fausses clartés !

– Fausses clartés ? Pourquoi nécessairement fausses ?

– A beau mentir qui revient du fond de l’abîme, ou supposé tel…

– Jung ne ment pas. Il propose des pistes. L’idée est puissante, d’un Dieu qui serait (pour nous du moins) comme un « contenu psychique autonome »ii.

– C’est presque du panthéisme ! Dieu ne serait ni être ni essence, mais seulement un « contenu psychique » ? Quelle infini ratatinement !

– Ce qui importe n’est pas de prétendre donner le fin mot sur ce qu’est Dieu en « réalité », ou ce qu’il est censé être, en « théorie ». D’ailleurs, le doute à son sujet est et sera toujours là. Tout le monde n’est pas Moïse ou Élie, ou Paul de Tarse… Pour nous, pauvres mortels, le « vrai Dieu » n’intervient jamais dans notre vie, directement du moins. Donc, en pratique, tout se passe comme s’il n’existait pas concrètement… Ce qui importe, c’est de reconnaître l’existence d’une relation intime, active, et même interactive, réciproque, réfléchie, entre l’homme et son propre inconscient, relation dont il ne peut jamais imaginer les limites, parce que tout simplement il n’y en a pas. Après, qu’il appelle son inconscient un ça, ou un signe, ou une parole venue d’ailleurs, qu’importe !

– Oui, mais Jung va plus loin ! D’après lui il faut à la fois considérer l’homme comme une « fonction psychologique de Dieu », et Dieu comme une « fonction psychologique de l’homme ».iii C’est pousser l’immanence un peu trop loin…

– Oui, c’est une idée bizarre, en effet. Dieu aurait donc une « psyché » et une « psychologie » ? Cette position choquait beaucoup des « vrais croyants » comme Martin Buberiv. Mais il y a une autre manière de voir la chose. Jung cherche surtout à s’opposer à la conception orthodoxe selon laquelle ‘Dieu est Dieu’, et n’existe qu’en et pour Lui-même, en son propre « Soi » donc. Ce que Jung essaye de dire, c’est qu’il y a vraisemblablement une analogie possible entre le processus divin et notre propre intérioritév.

– Une « analogie » ! Mais c’est là le fond du problème. D’un côté Dieu, par essence, est l’Autre, l’absolument Autre. Et d’un autre côté (précisément!), Dieu se laisserait saisir par des « analogies » ? Et comment parler d’un « processus divin », pour un Dieu, « moteur immobile » ?

– Bonnes questions… D’abord, sur la question du processus, Thomas d’Aquin a écrit de fort belles pages à ce sujet sur la « procession des personnes divines ».vi Le judaïsme aussi a des formules fort étranges, qui donnent à réfléchir : « Je veux proclamer ce qui est une loi immuable : ‘L’Éternel m’a dit, c’est moi qui, aujourd’hui, t’ai engendré’. » (Ps 2,7). L’engendrement, la génération, c’est bien un « processus », en même temps qu’une « loi immuable », n’est-ce pas ?

Quant à la question de l’analogie, je dirais que fondamentalement, l’Autre et l’Analogie font bon ménage, c’est un couple qui marche ! Mais cela ne va pas sans conséquences dérangeantes… Jung va jusqu’à affirmer que « le croyant doit situer l’origine de Dieu dans son âme propre »vii, et, sans doute pour se donner une caution de poids, du moins dans le monde germanophone, il dit même partager cette opinion avec Kant. Martin Buber, évidemment, si on le prend comme type du « vrai croyant » (une espèce rare de nos jours…) ne peut d’aucune manière accepter ce point de vue, qui consiste à dire que « Dieu n’existe pas de façon ‘absolue’, indépendamment du sujet humain. »viii

– Oui, Buber est bien le représentant de l’orthodoxie. Jung en revanche est iconoclaste, panthéiste, ou comme il le dit lui-même, «gnostique », c’est-à-dire hérésiarque, du point de vue orthodoxe…

– Buber est fidèle à la foi de ses pères. Il ne faut pas compter sur lui pour plonger sans filet dans les gouffres et se jeter aveuglément dans les abîmes, les tohu et bohu de telles ou telles spéculations dévoyées…

– Buber est fidèle, c’est sûr. Il est toujours fidèle au mystère. Il dit que l’âme individuelle ne peut en aucun cas être saisie par la métaphysique.

– Oui, Buber est un mystique… Il fuit les pseudo-lumières de la raison, mais c’est pour s’avancer, un peu à l’aveugle semble-t-il, au milieu des lueurs vacillantes de l’imagination… Ces lueurs, d’ailleurs, ne seraient-elles pas autant de vessies qu’il prend pour des lanternes ? Ne dit-il pas que l’essentiel de la vie de l’âme tient « dans ses rencontres réelles avec d’autres réalités, qu’il s’agisse d’autres âmes réelles ou des choses, qui sont semblables aux ‘monades’ de Leibniz. »ix Il prodigue vraiment trop facilement l’adjectif « réel » et le substantif « réalité » à ce qu’il s’agit précisément de « réaliser » ! L’âme ! L’âme ! Pour tant d’autres penseurs, depuis que le monde est monde, l’âme ne reste jamais qu’une ombre fugace. Buber a la foi certes, mais ce n’est pas une raison pour décerner à sa propre âme un diplôme de réalité, et a fortiori, de divinité !

– Au moins sur ce point, il y a ‘réelle’ convergence entre Jung et Buber. Cela vaut d’être noté ! Jung est un homme du XXe siècle, et ayant vécu en Suisse allemande, pas très loin de la frontière avec l’État nazi, un témoin effaré des horreurs qu’il a engendrées. Aussi se croit-il en mesure de proclamer la nécessité d’une aube nouvelle : « A l’inverse du XIXe siècle, la conscience moderne se tourne dans ses attentes les plus intimes et les plus fortes, vers l’âme. »x

– L’âme, invention de la conscience moderne ? Vous voulez rire ?

– Non. C’est très sérieux. C’est exactement ce que pense Jung. Il ajoute même : « La conscience [moderne] repousse avec horreur la foi et par conséquent les religions qui se fondent sur elle. »xi

– Repousser avec horreur la foi ? C’est assez bien vu, sauf pour les tenants du Jihad, naturellement.

– Ah ! C’est là une tout autre histoire. Il ne faut pas confondre ! Sur ce sujet Luther, et avant lui Paul et Augustin, nous avaient prévenus : la foi dans la grâce doit supplanter la foi dans les œuvres, — même si l’on peut douter de pouvoir appeler « œuvre » l’assassinat ou la guerre « sainte »…

– Ne pas se fier aux œuvres, je veux bien. Mais ‘foi dans la grâce’ ? De quoi parle-t-on ? Qu’est-ce que cela veut dire ? D’ailleurs, d’après ceux qui peuvent en témoigner, la foi même est une grâce ! C’est donc vraiment une formule pléonastique…

– Peut-être. Mais là n’est pas la question. Foi ou grâce renvoient au Tout Autre. Or Jung est dans l’immanence, l’immanence psychologique… Il nomme « Soi » ce centre de l’âme, ce Tout interne qui symbolise le Divin. Il ne va pas cependant jusqu’à affirmer que le Soi a pris la place de la divinité dans l’inconscient de l’homme moderne. Comment cela serait-il seulement possible ? L’homme moderne ne nie ni ne renie un Dieu transcendant. Il n’en a tout simplement pas cure ! Il n’en a rien à faire ! Il l’a abandonné tout simplement quelque part, il ne sait d’ailleurs plus où, à la cave ? ou au fond d’un grenier ? – comme une poupée disloquée, un mannequin éventré.

– Le « Soi », temple moderne du divin, version 3.0 ?

– Vois ironisez ? Vous préféreriez voir reconstruit au XXIe siècle, et pour la 3ème fois, le « Temple » qu’un certain Oint de Galilée pouvait déjà se dire capable de reconstruire pour sa part en trois jours, et cela il y a vingt siècles ? Vous voulez vraiment créer les conditions d’un nouvel Armageddon ? Au moins l’idée de Jung, l’idée d’un Soi divin, me semble-t-il, n’est pas si potentiellement sanglante. Du moins en première analyse… Car si l’on suit Jung, il faut aussi revendiquer l’épanouissement des instincts, de tous les instincts, de toutes ambitions, de toutes passions, justement afin de s’en libérer. Car « celui qui vit ses instincts est en mesure de s’en détacher », dit-il.

– Se détacher de ses instincts? Est-ce possible ? Qu’en sait-il ? C’est son expérience de psychologue célèbre, disposant d’une clientèle huppée, suisse et bien élevée, qui l’a conduit à ce genre d’optimisme ?

– Oui, sans doute. La Suisse est un pays qui sait se délivrer sans trop de douleurs de ses passions les plus infâmes…La bonne conscience y efface jusqu’au souvenir de l’inconscient…

– Trop facile. Tout le monde est suisse, si l’on va par là. Regardez l’Europe. L’Europe qui a récemment déversé sur le monde les pires horreurs est devenue une grosse Suisse, replète, grassouillette, édentée…

– Peut-être. Mais rien n’est moins sûr. Tous les démons peuvent se réveiller très rapidement. Il ne faudrait pas beaucoup de « bonnes » raisons pour que la barbarie, à nouveau, viennent habiter les villes et les campagnes européennes.

– On s’est clairement éloigné du sujet.

– En apparence. Mais tout y ramène. Prenez Heidegger, dont tout le monde aujourd’hui a bien compris qu’il a adhéré à l’idéologie « nazie », et même dès la première heure. Son « Discours de rectorat » est manifestement une infamie… Mais dans ses « Cahiers noirs », il change assez vite de ton, il a compris dans quelle satanée aventure il s’est laissé embarquer… Eh bien ! Cet Heidegger-là est aussi celui qui a écrit :« Jamais l’être humain ne pourra se mettre à la place de Dieu, parce que l’être de l’homme n’atteint jamais le domaine de Dieu. A la mesure de cette impossibilité, quelque chose de beaucoup plus important et dont nous avons à peine commencé de penser l’être, peut se produire. »xii

– Qu’est-ce donc que ce « quelque chose qui peut se produire » ?

– Le remplissement d’un vide ? Ou l’évidement d’un trop-plein ? L’apparition de quelque chose à la place de Dieu ? Ou tout cela à la fois ? Heidegger continue : « La place que la métaphysique attribue à Dieu est le lieu où s’exerce l’action originelle et où subsiste l’étant en tant qu’être créé. Ce lieu de Dieu peut rester vide. On peut inaugurer à sa place un autre lieu, de nature également métaphysique, qui n’est ni identique au domaine propre de l’être de Dieu ni à celui de l’homme, mais avec lequel l’homme entre d’emblée dans une relation remarquable. Le Sur-Humain ne prend pas et ne prendra jamais la place de Dieu. Mais la place que prend le désir du Sur-Humain est un autre domaine où l’étant se fonde autrement, dans un autre être. »xiii

– C’est donc ça ? Ni lard, ni cochon, mais entre les deux ? Ni Dieu, ni homme, mais une resucée du surhomme nietzschéen ? Pour un penseur ex-nazi, la ficelle est un peu grosse…

– Je comprends votre réaction. Mais il y a bien autre chose, me semble-t-il dans cette idée de désir de dépassement, maladroitement exprimée par la notion de Sur-Humain. En réalité c’est une idée extrêmement ancienne, formulée il y a plus de 4000 ans par les penseurs védiques, et reprise par les penseurs pré-socratiques. C’est l’idée que les Dieux et les hommes forment une société, et un ordre unique, l’ordre de la ‘justice’. Tout est lié dans cet ordre.

Anaximandre de Milet disait pour sa part que tous les êtres doivent faire pénitence, pour toutes les injustices commisesxiv. Plus techniquement, Simplicius développe : « Anaximandre a dit que l’Illimité est le principe des choses qui sont (…) Ce dont la génération procède pour les choses qui sont, est aussi ce vers quoi elles retournent sous l’effet de la corruption, selon la nécessité; car elles se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l’ordre du temps, dit-il lui-même en termes poétiques. »xv

– Tout le monde est coupable ? Hommes et Dieux ?

– Coupables ? En un sens, peut-être. Mais qu’ils soient tous mutuellement reliés, assurément ! Héraclite a dit : « Nous vivons leur mort et celles-ci vivent notre mort. » xvi. Et, plus loin vers l’Orient, Confucius : « Est homme celui qui se reconnaît une responsabilité par rapport au Tao, qui unit le ciel et la terre. »

iC.G. Jung. Introduction à l’essence de la mythologie. Trad. H. del Medico. Payot. 1968.

iiCf. C.G. Jung. Dialectique du moi et de l’inconscient. Gallimard. 1964

iiiCf. C.G. Jung, Types psychologiques. Trad. Y. Lelay. Buchet-Chastel. 1958

ivMartin Buber. Eclipse de Dieu. Ed. Nouvelle Cité. Paris, 1987, p. 82

vC.G. Jung, Types psychologiques. Trad. Y. Lelay. Buchet-Chastel. 1958,

viS. Thomas d’Aquin. Somme théologique. I. Questions 27 à 43

viiMartin Buber. Eclipse de Dieu. Ed. Nouvelle Cité. Paris, 1987, p. 83

viiiIbid.

ixMartin Buber. Eclipse de Dieu. Ed. Nouvelle Cité. Paris, 1987, p. 85

xC.G. Jung. Problèmes de l’âme moderne. Buchet-Chastel. 1961

xiC.G. Jung. Problèmes de l’âme moderne. Buchet-Chastel. 1961

xiiHeidegger. Chemins qui ne mènent nulle part. Gallimard, 1962

xiiiHeidegger. Chemins qui ne mènent nulle part. Gallimard, 1962

xivCf. Les Présocratiques. La Pléiade. Gallimard, 1988. p. 39

xvSimplicius. Commentaire sur la Physique d’Aristote. 24,13

xviHéraclite, Fragment 77. Cf. Nouménios. Fragment 35, cité par Porphyre. Antre des Nymphes, 10. In Les Présocratique, op.cit. p. 164

Le sacrifice du Soi


Profonde et mêlée, la psyché. Variés, les avatars de la conscience. Infinies, ineffables, les manifestations de l’inconscient. Et innombrables, les intrications et les enchevêtrements, les liens et les dé-liaisons entre toutes ces entités, les unes « psychiques » et les autres « psychoïdes »…

Des noms leur sont donnés, pour ce qu’ils valent. Moi, Surmoi, ça, Soi… Mais la langue et ses mots sont à la peine. On appelle le latin à la rescousse avec l’Ego ou l’Id et cela ajoute seulement des mots aux mots. Les hellénistes entrent aussi en scène et évoquent le noûs, le phrên ou le thumos. Les hébraïsants ne manquent pas de souligner pour leur part le rôle unique et les nuances particulières du néphesh, de la ruah ou de la neshamah. Des mots encore.

Sur ce sujet sans objet (clair), les psychologues tiennent le haut du pavé, sous l’ombre tutélaire de Freud ou de Jung, et les contributions de leurs quelques successeurs. Les philosophes ne se tiennent pas non plus pour battus. Ils ont de grands anciens, Platon, Aristote, Descartes, Leibniz, Spinoza, Kant, Hegel… Mais la vague moderniste, nominaliste et matérialiste a tué, paraît-il, la métaphysique, et éviscéré tout ce qui se rapporte à la philosophie de l’esprit.

Certains cependant tentent encore, comme Heidegger, des voies propres, et jouent sur la langue et l’obscur pour réclamer une place au soleil. En français, c’est l’Être-là (à moins que ce ne soit l’Être-le-Là) qui tente de traduire la présence du Dasein au monde et son ouverture au mystère de l’Être, qu’il faut « garder » (non le mystère, mais l’Être).

Voilà toute la métaphysique de l’époque: Être-là!

Peut-on se contenter de ce Là-là?

S’il faut, pour qualifier l’Être, se résoudre à ouvrir la corme d’abondance (ou la boite de Pandore) des adverbes, et des adjectifs qualificatifs, pourquoi ne pas dès lors s’autoriser à faire fleurir sans limite toutes sortes de modes d’ « être »: les êtres de pensée, les êtres virtuels, les êtres-autre, les êtres-ailleurs, les êtres-‘peut-être’, les êtres angéliques ou démoniques, et toutes les variations possibles des semi-êtres, des quasi-êtres et des innombrables êtres « intermédiaires » (les « metaxa » initialement introduits par Diotime, et fidèlement décrits par Platon), dont la prolifération ne fait que commencer, en ces temps de manipulation génétique, d’hybridation entre le vivant et l’artifice (‘intelligent’) ou d’engendrement de chimères humaine-animales.

Parmi les mots techniques, mais finalement imprécis, définissant tel ou tel aspect de la psyché, le « Soi » concentre particulièrement l’ambiguïté, en laissant deviner un réseau dense de correspondances entre des mondes a priori inaccessibles et peut-être incompatibles.

C.G. Jung, qui s’y est spécialement attelé, définit le « Soi »de nombreuses manières, — parfois de façon délibérément brutale, mais le plus souvent dans une langue non dénuée de subtiles roueries et d’ambivalences calculées. Il vaut la peine d’en citer ici un petit florilège, pour s’en faire une idée:

« Le Soi est un équivalent de Dieu. »i

« Le Soi est une représentation limite figurant la totalité inconnue de l’être humain. »ii

« Le Soi est par définition une donnée transcendantale à laquelle le moi est confronté. »iii

« Le Soi est une image psychique de la totalité de l’être humain, totalité transcendante, parce que indescriptible et inconcevable. »iv

« Le Soi représente par définition une unification virtuelle de tous les opposés. »v

« Le Christ est ‘le Soi de tous les Soi’. »vi

Ce que je qualifie de « rouerie » présumée de Jung tient au fait qu’il donne au Soi une exceptionnelle aura, celle de la Divinité elle-même, tout en évitant soigneusement d’affirmer l’identité du « Soi » et de « Dieu ».

« Je ne peux pas démontrer que le Soi et Dieu sont identiques, bien qu’ils se manifestent pratiquement comme tels. »vii

Jung répète et martèle sans cesse que le Soi n’est pas « Dieu », mais seulement « une image de Dieu ». Il pense sans doute réfuter par là toutes les critiques et attaques qui lui parviennent de nombreux horizons, quant à son supposé « athéisme », notamment de la part de théologiens chrétiens.

Il n’est pas sûr que remplacer « Dieu » par son « image » suffise, tant l’artifice semble patent.

Car de Dieu, de toute façon, comment parler autrement que par images?

De Dieu Lui-même, Jung dit seulement que l’on ne peut rien en dire, du fait de son ineffabilité, de sa transcendance.

En revanche, il est beaucoup plus prolixe quant à « l’image de Dieu », qui se laisse observer, dit-il, « scientifiquement » et « empiriquement », notamment par le biais de l’anthropologie, ou par les moyens de la psychologie analytique, — science dont il est le fondateur (après sa rupture avec Freud) et le spécialiste mondialement renommé.

Les multiples « images » ou « représentations » de Dieu, telles que léguées par la Tradition, peuvent se prêter à interprétation, permettre d’ inférer des hypothèses et de formuler des thèses et des propositions.

Il est possible en particulier de tirer des constats « empiriques » à partir des nombreuses manifestations psychiques de l’ « image de Dieu », telles qu’elles apparaissent parmi les hommes depuis l’origine des temps.

Pour ce faire, Jung tire avantage de sa grande expérience de thérapeute confronté aux maladies de l’inconscient et aux souffrances de la psyché humaine.

L’un des constats « empiriques » de Jung, c’est que le Soi doit se définir comme une « totalité », qui inclut toute la conscience et tout l’inconscient.

« Le Soi (conscience + inconscient) nous recueille dans sa plus vaste amplitude, où nous sommes alors « entiers » et, du fait de notre relative totalité, proches de la Totalité véritable. »viii

De la prééminence de l’inconscient dans la « totalité » du Soi, Jung tire une intéressante conjecture.

« Le Soi dans sa divinité (c’est-à-dire l’archétype) n’est pas conscient de cette divinité. Il ne peut en devenir conscient qu’à l’intérieur de notre conscience. Et il ne le peut que si le Moi tient bon. Il (le Soi) doit devenir aussi petit que le Moi et même encore plus petit, bien qu’il soit la mer de la divinité: ‘Dieu, en tant que Moi, est si petit’, dit Angelus Silesius. »ix

On peut alors en inférer, puisque le Soi est une « image de Dieu », que Dieu semble également « inconscient » de lui-même.

Il s’en déduit que c’est justement le rôle de l’homme, disposant de sa propre conscience, que de donner à Dieu la forme de conscience qui Lui manque.

« Dans l’homme, Dieu se voit de l’ « extérieur » et devient ainsi conscient de sa propre forme. »x

Mais comme l’on ne peut absolument rien dire de Dieu, selon les assertions répétées de Jung, on est en droit de se demander si la manière dont il arrive à cette conclusion est vraiment fondée.

Il se pourrait, en effet, que Dieu soit de quelque manière « conscient » de son Soi, dans Sa solitude éternelle. Si tel était le cas, de quoi serait-Il « inconscient »? Avant que la Création ne fût, on peut penser qu’Il ne pourrait certes pas être « conscient » (dans Sa solitude) de la « forme » ou de la « représentation » que d’autres consciences (encore à créer) pourraient hypothétiquement avoir de Lui, ou que d’autres Soi (encore inexistants) pourraient avoir de Son Soi.

Il faut peut-être trouver là l’une des raisons conduisant Dieu à devenir Créateur… Un désir de compléter son « manque » de conscience.

Dieu paraît avoir décidé de créer des mondes, des univers, des multiplicités et des individualités participant à son Soi, afin de sortir de sa relative « inconscience », par leur intermédiaire.

Mais créer ne suffit pas: il Lui reste à pénétrer ces Soi créés pour pouvoir devenir alors « conscient » de la « conscience » qu’ils ont de Lui ou de son divin Soi.

Mais comment Dieu, avec toute Sa propre puissance, pourrait-il pénétrer la conscience du Soi d’une individualité particulière sans détruire du même coup son intégrité, sa spécificité, sa liberté?

Jung propose une solution à ce problème:

« Dieu, ce qu’il y a de plus grand, devient en l’homme ce qu’il y a de plus petit et de plus invisible, car sinon l’homme ne peut pas le supporter. »xi

Mais si Dieu devient si « petit », si « invisible », reste-t-il encore quelque « image » de Lui se donnant à « voir »? Sa petitesse, Son invisibilité n’est-elle pas au fond aussi ineffable que l’étaient Sa grandeur et Sa puissance? Ne doit-on pas reprendre le constat (déjà fait) de l’ineffabilité de Dieu et l’appliquer au Soi?

C’est en effet ce que Jung concède: le Soi est aussi inconnaissable, aussi ineffable, que Dieu même.

« L’Ego reçoit la lumière du Soi. Bien que nous sachions que le Soi existe, nous ne Le connaissons pas. »xii

Nous ne connaissons rien de notre Soi, sauf son caractère « illimité » et « Son infinitude »…

« Bien que nous recevions du Soi la lumière de la conscience et bien que nous sachions qu’il est la source de notre illumination, nous ne savons pas s’Il possède quelque chose, quoi que ce soit, que nous appellerions conscience. Même si le Soi apparaissait à l’expérience comme une totalité, ce ne serait encore qu’une expérience limitée. La véritable expérience de Sa réalité (la réalité du Soi) serait illimitée et infinie. La conscience de notre Moi n’est capable que d’une expérience limitée. Nous pouvons seulement dire que le Soi est illimité, nous ne pouvons pas faire l’expérience de Son infinitude. »xiii

Mais comment peut-on être sûr que le Moi, qui possède, on vient de le dire, un Soi par nature « illimité », et qui est par ailleurs à « l’image de Dieu », n’est en rien capable de faire l’expérience de sa propre infinitude?

Puisque le Moi porte déjà, virtuellement, dans le Soi, ce potentiel divin, illimité, infini, comment peut-on affirmer, comme le fait Jung, qu’il est absolument incapable de dépasser ses propres « limites »?

Comment peut-on affirmer que le Moi, dans certaines conditions exceptionnelles, n’est pas capable de faire la véritable « expérience » de la réalité illimitée qui est en lui, sous les espèces du Soi ?

D’autant que c’est précisément ce que Dieu attend de Sa créature: la prise de conscience de son infini potentiel de conscience, gisant inexploré dans son inconscient.

Cette tâche est d’autant plus nécessaire, d’autant plus urgente, que seul l’Homme est en mesure de la mener à bien, de par la nature de son Soi, cette « totalité » composée de conscience et d’inconscient.

Jung dit à ce sujet que Dieu a « besoin » de l’Homme.

« Selon Isaïe 48,10 sq. la volonté divine elle-même, la volonté de Jahvé lui-même, a besoin de l’homme. »xiv

Que dit Jahvé exactement en Isaïe 48,10-11?

« Certes, je t’ai éprouvé mais non comme on éprouve l’argent, je t’ai fait passer par le creuset du malheur. C’est à cause de moi, à cause de moi seul que je le fais, car comment pourrais-je me laisser déshonorer? Je ne donnerai pas ma gloire à un autre ! »

Jung commente ces versets ainsi:

« Jahvé est certes gardien du droit et de la morale mais injuste lui-même (de là Job 16,19 sq.). Selon Isaïe 48,10 sq., Jahvé tourmente les hommes pour l’amour de lui-même: ‘propter me, propter me faciam!’ [‘C’est à cause de moi, à cause de moi seul que je le fais !’] C’est compréhensible à partir de Sa nature paradoxale, mais pas à partir du Summum Bonum (…) C’est pourquoi le Summum Bonum n’a pas besoin de l’homme, au contraire de Jahvé. »xv

Le Dieu Jahvé est totalement incompréhensible, absolument paradoxal.

Job se plaint amèrement de ce Dieu qui l’a « livré au pouvoir des méchants », qui l’a « brisé », alors qu’il n’avait « commis aucune violence » et que « sa prière avait toujours été pure ». Mais malgré tout, ô paradoxe!, Job continue de faire appel à Lui, pour qu’Il lui vienne en aide contre Dieu lui-même, pour que Dieu s’interpose et le défende enfin contre Dieu!

« Mes amis se moquent de moi? C’est Dieu que j’implore avec larmes. Puisse-t-il être l’arbitre entre l’homme et Dieu, entre le fils de l’homme et son semblable! » (Job 16, 20-21)

Ce Dieu fait souffrir injustement le juste, et le juste implore Dieu de lui venir en aide contre Dieu…

Où est la plus élémentaire logique en cela, et la plus simple morale?

Nous arrivons là à la frontière de la raison. Si nous voulons franchir cette frontière, et nous élever vers la transcendance, la raison ne peut plus nous venir en aide. Nous devons nous reposer entièrement sur un Dieu fantasque, illogique, paradoxal et immoral, et qui de plus ne se préoccupe que de Lui [‘C’est à cause de moi, à cause de moi seul que je le fais !’].

Toute la « matière archétypique » qui afflue dans ces moments aigus de crise (ou de révélation?) est « celle dont sont faites les maladies mentales ».xvi D’où le danger extrême… Jung s’y connaît, c’est de cela qu’il tire son propre savoir (empirique). « Dans le processus d’individuation, le Moi est toujours au seuil d’une puissance supérieure inconnue qui menace de lui faire perdre pied et de démembrer la conscience (…) L’archétype est quelque chose par quoi l’on est empoigné et que je ne saurais comparer à rien d’autre. En raison de la terreur qui accompagne cette confrontation, il ne me viendrait pas à l’idée de m’adresser à ce vis-à-vis constamment fascinant et menaçant en usant de la familiarité du ‘tu’. « xvii

Que faire alors, quand on est confronté à cette terreur, cette fascination, cette menace?

Se taire, terré dans son silence?

Ou parler à un « Il »? à un « ça »? à un « Soi »?

Mais cet « Il », ce « ça », ce « Soi » ne sont jamais que des représentations d’une réalité dont « l’essentiel est caché dans un arrière-plan ténébreux. »xviii

Toute interpellation métaphysique comporte un risque de se tromper lourdement et surtout de tomber dans la « malhonnêteté », d’attenter à la « vérité ».

Jung l’assure: « Je dois avouer que pour moi toute affirmation métaphysique est liée à un certain sentiment de malhonnêteté — on a le droit de spéculer, certes, mais pas d’émettre des affirmations. On ne peut pas s’élever au-dessus de soi-même, et lorsque quelqu’un nous assure qu’il peut se dépasser lui-même et dépasser ses limites naturelles, il va trop loin, et manque à la modestie et à la vérité. »xix

Tout cela est très « suisse », « protestant », « puritain ». Et pourtant il y a dans le monde infiniment plus de choses que ce que toute la « modestie » suisse peut seulement imaginer. Il faut sortir de la Suisse. Sortir des mots, du langage, de la pensée même.

La crise intellectuelle, spirituelle et noétique est aujourd’hui si totale, y compris dans les sphères religieuses les mieux intentionnées, que l’on s’y sent asphyxié, ou au bord de l’apoplexie…

Il faut se préparer à des défis d’une tout autre ampleur que ceux que posent la pensée suisse, la modestie ou la « vérité » même.

Six mois avant sa mort, Jung lui-même nous y invite, pris dans ses propres paradoxes et ses aspirations contradictoires. « Le déplorable vide spirituel que nous vivons aujourd’hui ne saurait être rempli par des mots mais seulement par notre engagement total, c’est-à-dire, en termes mythologiques, par le libre sacrifice de nous-mêmes ou du moins par notre disposition à accepter un tel sacrifice. Nous ne sommes en effet même pas en mesure de déterminer la nature de ce sacrifice. La décision revient à l’autre partie. »xx

Qu’est-ce qu’un homme couvert de gloire, mais revêtu de « modestie », et quelque part inconsciemment conscient de sa mort prochaine, peut avoir encore à librement « sacrifier »?

Jung avoue ne même pas savoir le sacrifice que « l’autre partie » attend de lui.

Tentons de conjecturer, à sa place, ce que pourrait bien être la nature du sacrifice attendu.

D’abord, il faudrait en théorie que Jung se résolve au sacrifice de toutes les certitudes accumulées lors d’une longue vie passée à la recherche de la connaissance et de la « gnose » ultime (celle que recèlent les mythes et les archétypes).

Ensuite il faudrait qu’il soit prêt au sacrifice de la « totalité » de son « Soi », totalité qu’il a si difficilement constituée à partir de tout ce que la conscience et l’inconscient de ses patients lui ont donné à « voir ».

Enfin, et surtout il lui faudrait être prêt au sacrifice de sa propre raison, de sa « modestie » et de son « honnêteté ».

Il lui faudrait être prêt à sacrifier tout ce qu’il est au plus profond de lui-même, lui l’homme du Soi, le navigateur de l’inconscient, pour se jeter sans aucune assurance dans un infini dépassement de ce qu’il est (ou pense être).

Pas de lamelles d’or pour guider Jung, ou quiconque d’ailleurs, dans cette expérience suprême, inouïe, orphique.

En attendant le moment où viendra l’exigence du « sacrifice », plutôt que vers Jung, il faut se tourner vers Socrate, pour se préparer:

« Mettre le plus possible l’âme à part du corps, l’habituer à se ramener, à se ramasser sur elle-même en partant de chacun des points du corps, à vivre autant qu’elle peut, dans les circonstances actuelles aussi bien que dans celles qui suivront, isolée et par elle-même, entièrement détachée du corps comme si elle l’était de ses liens. » (Phédon 67 c-d)

Voilà la meilleure préparation au « sacrifice », venant de quelqu’un qui sut l’effectuer le moment venu.

Mais notons bien que même ces belles et sages paroles de Socrate ne nous disent rien, et pour cause, sur la nature profonde du sacrifice qui nous sera effectivement « demandé » au moment décidé par « l’autre partie ».

Décidément, la « partie » ne fait que commencer.

iC.G. Jung. Lettre au Pr. Gebhard Frei, 13 janvier 1948. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.191

iiC.G. Jung. Lettre au Révérend David Cox. 25 septembre 1957. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.215

iiiC.G. Jung. Lettre au Pasteur Dorothée Hoch, 30 avril 1953. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.195

ivC.G. Jung. Lettre au Pr. Gebhard Frei, 13 janvier 1948. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.191

vC.G. Jung. Lettre à Armin Kesser, 18 juin 1949. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.194

viC.G. Jung. Lettre au Pasteur Dorothée Hoch, 30 avril 1953. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.195

viiC.G. Jung. Lettre à Hélène Kiener. 15 juin 1955. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.211

viiiC.G. Jung. Lettre au Père Lucas Menz. 28 mars 1955. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.200

ixC.G. Jung. Lettre à Aniéla Jaffé, 3 septembre 1943. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.185

xC.G. Jung. Lettre à Aniéla Jaffé, 3 septembre 1943. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.186

xiC.G. Jung. Lettre à Aniéla Jaffé, 3 septembre 1943. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.186

xiiC.G. Jung. Lettre au Prof. Arvind Vasavada, 22 novembre 1954. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.196

xiiiC.G. Jung. Lettre au Prof. Arvind Vasavada, 22 novembre 1954. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.197

xivC.G. Jung. Lettre au Père Lucas Menz. 28 mars 1955. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.201

xvC.G. Jung. Lettre au Père Lucas Menz. 28 mars 1955. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.200

xviC.G. Jung. Lettre au Pasteur Walter Bernet. 13 juin 1955. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.209

xviiC.G. Jung. Lettre au Pasteur Walter Bernet. 13 juin 1955. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.209

xviiiC.G. Jung. Lettre à une correspondante non nommée. 2 janvier 1957. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.213

xixC.G. Jung. Lettre au Révérend David Cox. 25 septembre 1957. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.213

xxC.G. Jung. Lettre au Dr Albert Jung. 21 décembre 1960. Le divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.219

L’humanisme est-il dépassé?


En 1999, Peter Sloterdijk prononça une conférence intitulée « Règles pour le parc humain », qui se voulait une réponse à la fameuse Lettre sur l’humanisme, de Heideggeri.

Il y annonce comme inévitable « la réforme des qualités de l’espèce humaine » et la fin de « l’ère de l’humanisme », suite aux progrès de la science génétique et des biotechnologies.

Selon lui, l’avenir de l’humanité est menacé par les tendances actuelles, « qu’il s’agisse de brutalité guerrière ou de l’abêtissement quotidien de l’homme par les médias ».ii

Il affirme que l’idéologie humaniste est obsolète. C’est d’ailleurs Heidegger qui a porté les premiers coups contre elle: « Il caractérise l’humanisme – qu’il soit antique, chrétien ou des Lumières – comme l’agent de la non-pensée depuis deux mille ans. Heidegger explique que l’humanisme n’a pas visé suffisamment haut. »iii

La métaphysique européenne avait défini l’homme comme animal rationale. Mais, selon Heidegger, la différence décisive entre l’homme et l’animal n’est pas la raison, c’est le langage,. « Le langage est la maison de l’Être en laquelle l’homme habite et de la sorte ‘ek-siste’… » Il en ressort que « ce qui est essentiel, ce n’est pas l’homme, mais l’Être comme dimension de l’extatique de l’ek-sistence.  » Le devoir de l’homme, c’est d’habiter le langage, afin d’ek-sister et dans cette ek-stase, trouver la vérité de l’Être…

Mais le problème, avertit Sloterdijk, c’est que pour cette ek-stasesoit possible, «Heidegger exige un homme plus domestiqué.(…) En définissant l’homme comme gardien et voisin de l’Être, il lui impose un recueillement radical, et une réflexion qui exige d’avantage de calme et de placidité que l’éducation la plus complète ne pourrait le faire. »iv

Or on sait maintenant que l’homme ‘humaniste’, ‘domestiqué’, a été historiquement le complice objectif de toutes les horreurs commises pour le bien-être de l’humanité. « L’humanisme est le complice naturel de toute horreur commise sous le prétexte du bien-être de l’humanité. Dans ce combat de titans tragique entre le bolchévisme, le fascisme et l’américanisme au milieu du siècle s’étaient affrontées – selon l’opinion de Heidegger – trois variantes de la même violence anthropocentrique, trois candidats pour un règne mondial enjolivé par des idéaux humanitaires. Le fascisme s’est singularisé en démontrant plus ouvertement son mépris des valeurs inhibantes que sont la paix et l’éducation. »v

La domestication renvoie à la très ancienne aventure de l’hominisation par laquelle les hommes, dès l’origine, se rassemblent pour former une société. Pendant la longue préhistoire humaine est apparue une nouvelle espèce de créatures « nées trop tôt », imparfaites, mais perfectibles.

Le fœtus humain naît dans un état d’immaturité et de fragilité durable. Le nouveau-né est à la merci de son environnement humain, pendant de nombreuses années. Dès la naissance, il doit apprendre à ne pas cesser d’apprendre, à ne pas cesser de ‘dépasser sa nature’ en la ‘domestiquant’.

Il n’est jamais ‘naturellement’ dans un ‘environnement naturel’. Créature indéfinie, il échappe à toute définition naturelle, mais il gagne en revanche l’accès à une culture, au langage, au monde humain.

La naissance humaine est une première ‘ekstase’, un premier ‘dépassement’ de la nature dans le monde humain, que Sloterdijk appelle une « hyper-naissance qui fait du nouveau-né un habitant du monde. »

L’homme naît au monde, et lui est ‘exposé’; alors il entre aussitôt dans une bulle de « domestication ».

Sloterdijk s’élève contre cette domestication, cet apprivoisement, ce domptage, ce dressage, cette éducation, et en général contre « l’humanisme ». Il reprend les thèses de Nietzsche, en faveur d’un « super-humanisme » qui doit dépasser l’humanisme ‘domestiqué’.

« Nietzsche, qui a étudié Darwin et Paul avec la même attention, perçoit, derrière l’horizon serein de la domestication scolaire de l’homme, un second horizon, plus sombre.»

« Nietzsche postule ici le conflit de base pour l’avenir : la lutte entre petits et grands éleveurs de l’homme – que l’on pourrait également définir comme la lutte entre humanistes et super-humanistes, entre amis de l’homme et amis du surhomme.»

De même que la généralisation de l’alphabétisation et de la culture lettrée ont créé « entre lettrés et illettrés un fossé si infranchissable qu’il en faisait presque des espèces différentes«  , de même le futur ‘super-humanisme’ fera de même, à travers de nouvelles formes de ‘domestication’.

L’avenir de l’espèce humaine se jouera là, dans ce « super-humanisme ».

«  Qu’il soit bien clair que les prochaines longues périodes seront pour l’humanité celles des décisions politiques concernant l’espèce. Ce qui se décidera, c’est si l’humanité ou ses principales parties seront capables d’introduire des procédures efficaces d’auto-apprivoisement. (…) Il faut savoir si le développement va conduire à une réforme génétique de l’espèce ; si l’anthropo-technologie du futur ira jusqu’à une planification explicite des caractères génétiques ; si l’humanité dans son entier sera capable de passer du fatalisme de la naissance à la naissance choisie et à la sélection pré-natale. »vi

Toutes ces questions sont radicales, insurmontables, impossibles à résoudre par l’humanisme classique, mais elles restent inévitables pour le futur « super-humanisme » qui devra dépasser l’« humanisme » obsolète.

Sloterdijk pense déjà à l’organisation politique de la future « super-humanité. » Il s’agit de créer un « zoo humain », des « parcs humains », dans le cadre d’un projet  » zoo-politique ». Zoo, parc, camp, — ou goulag?

Il est parfaitement conscient de l’énormité de l’enjeu: « Le lecteur moderne qui tourne son regard tout à fois vers l’éducation humaniste de l’époque bourgeoise, vers l’eugénisme fasciste, et vers l’avenir biotechnologique, reconnaît inévitablement le caractère explosif de ces réflexions ».

Mais il n’est plus temps de reculer. L’homme politique doit devenir un « véritable éleveur », dont « l’action consciente le rapproche davantage des Dieux que des créatures confuses placées sous sa protection. » Le devoir de ce seigneur « sur-humaniste » sera « la planification des caractéristiques de l’élite, que l’on devrait reproduire par respect pour le tout. »

Le « sur-humanisme » sera seul capable d’apprivoiser le « parc humain ». – prenant appui sur le potentiel des biotechnologies et des manipulations génétiques, et nonobstant l’obsolescence de l’humanisme chrétien ou celui des lumières.

On sait que Heidegger n’a plus bonne presse aujourd’hui. Mais reconnaissons au moins que, à la différence de Sloterdijk, il ne voulait pas d’un tel ‘sur-humanisme’ ou d’un tel ‘trans-humanisme’, il aspirait à un humanisme qui vise « suffisamment haut ».vii Heidegger donnait cette définition de l’humanisme: « L’humanisme consiste en ceci: réfléchir et veiller à ce que l’homme soit humain et non in-humain, « barbare », c’est-à-dire hors de son essence. Or en quoi consiste l’humanité de l’homme ? »viii

A cette question, Heidegger répond de façon quasi-mystique: « L’essence extatique de l’homme repose dans l’ek-sistence. »ix

Nouvelle question: qu’est-ce que l’ek-sistence? « Ek-sistence signifie ek-stase [Hinaus-stehen] en vue de la vérité de l’Être.»x

Mais quelle est la vérité de l’Être? Un jeu de mots, seul possible dans la langue allemande, met sur la piste. Heidegger explique: « Il est dit dans Sein und Zeit ‘il y a l’Être’ ; « es gibt » das Sein. Cet ‘il y a ‘ ne traduit pas exactement « es gibt ». Car le « es » (ce) qui ici « gibt » (donne) est l’Être lui-même. Le « gibt » (donne) désigne toutefois l’essence de l’Être, essence qui donne, qui accorde sa vérité. Le don de soi [das Sichgeben] dans l’ouvert au moyen de cet ouvert est l’Être même. »xi

L’essence de l’Être est de se dépasser en s’ouvrant, en se ‘donnant’… « L’Être est essentiellement au-delà de tout étant.(…) L’Être se découvre en un dépassement (Uebersteigen) et en tant que ce dépassement. »xii

Pour découvrir l’Être, l’homme doit se dépasser, ek-sister. « L’homme est, et il est homme, pour autant qu’il est l’ek-sistant. Il se tient en extase en direction de l’ouverture de l’Être, ouverture qui est l’Être lui-même’.»xiii

L’avenir choisira peut-être une autre voie, entre le zoo humain de Sloterdijk et l’ek-sistence de Heidegger.

Dans un prochain billet, je me propose d’explorer plusieurs autres voies …

iLettre sur l’humanisme, adressée par Heidegger à Jean Beauffret en 1946. Cette Lettre fut conçue aussi comme une réponse à l’ouvrage de Sartre, L’existentialisme est un humanisme (1946).

iiPeter Sloterdijk. Règles pour le parc humain, 1999. Trad.fr. Mille et une nuits, 2000.

iiiPeter Sloterdijk. Règles pour le parc humain, 1999. Trad.fr. Mille et une nuits, 2000.

ivPeter Sloterdijk. Règles pour le parc humain, 1999. Trad.fr. Mille et une nuits, 2000.

vIbid.

viIbid.

vii« Les plus hautes déterminations humanistes de l’essence de l’homme n’expérimentent pas encore la dignité propre de l’homme. En ce sens, la pensée qui s’exprime dans Sein und Zeit est contre l’humanisme. Mais cette opposition ne signifie pas qu’une telle pensée s’oriente à l’opposé de l’humain, plaide pour l’inhumain, défende la barbarie et rabaisse la dignité de l’homme. Si l’on pense contre l’humanisme, c’est parce que l’humanisme ne situe pas assez haut l’humanitas de l’homme. » Martin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 75

viii Martin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 45

ixMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 61

xMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 65

xiMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 87

xiiMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 95

xiiiMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 131

Levinas, Derrida, et le blitzkrieg


 

Sous des abords urbains, employant force compliments mielleux, mais à double tranchant, Emmanuel Levinas critique férocement le système philosophique de Jacques Derrida. Du bout des lèvres, il en reconnaît, fielleusement, la « poésie », qui offre, dit-il, un « frisson nouveau ». L’ironie totale, dévastatrice, de Levinas s’exerçant contre Derrida, ne serait-elle qu’un effet de l’étroitesse touffue du marigot parisien ? L’excès même de la métaphore finale empêche de le penser, qui évoque, pour conclure de façon totalement inattendue, le souvenir du premier choc de la seconde guerre mondiale.

« Dans La Voix et le Phénomène  qui bouleverse le discours logo-centrique, aucun bout de phrase n’est contingent. Merveilleuse rigueur apprise certes à l’école phénoménologique, dans l’attention extrême prêtée aux gestes discrets de Husserl, aux larges mouvements de Heidegger, mais pratiquée avec un esprit de suite et un art consommé : retournement de la ‘notion limite’ en préalable, du défaut en source, de l’abîme en condition, du discours en lieu, retournement de ces retournements mêmes en destin : les concepts épurés de leur résonance ontique, affranchis de l’alternative du vrai et du faux. Au départ, tout est en place, au bout de quelques pages ou de quelques alinéas, sous l’effet d’une redoutable mise en question, rien n’est plus habitable pour la pensée. C’est là, en-dehors de la portée philosophique des propositions, un effet purement littéraire, le frisson nouveau, la poésie de Derrida. Je revois toujours en le lisant l’exode de 1940.i»

Ce passage fut lu par Maurizio Ferraris à Derrida en janvier 1994, lors d’une série d’entretiensii. L’intéressé répondit du tac au tac. « C’est un texte sur lequel un ami, Samuel Weber, a attiré mon attention il y a quelques semaines. Il m’a dit : « ça ne te gêne pas, ce texte, de quoi il t’accuse en ce moment ? Tu es comme l’armée ennemie ». J’ai alors relu le texte de Levinas, qui est un texte généreux ; mais quand on voit ce qu’il dit, à savoir qu’en somme, quand je suis passé, c’est comme quand l’armée allemande est passée : il ne reste plus rien… C’est bizarre, je n’y avais pas prêté attention de ce point de vue-là ; quel est l’inconscient de cette image ? Et puis l’envahisseur nazi… »iii

On peut comprendre que Derrida, juif sépharade, trouve « bizarre » que Levinas, juif ashkenaze, compare son travail à une invasion « nazie ».

La question reste posée. Quel est l’inconscient de cette image ? Pourquoi Levinas ressent-il le besoin de porter d’emblée la polémique au point Godwin ? Qu’est-ce qui l’indisposait à ce point dans la « déconstruction » ? Ou dans la personne de Derrida ?

Ou s’agirait-il en fin de compte pour Levinas, par Derrida interposé, de régler paradoxalement quelque compte avec la philosophie allemande, et son contexte ? Ou bien encore, serait-ce l’effet de la résurgence inconsciente d’une plus profonde haine à la fois mémorielle et immémoriale, à l’évidence impitoyable ?

S’attaquer au logos, comme le font les dé-constructeurs, n’est-ce pas s’attaquer aussi à la Loi ? Si l’on ajoute que Derrida a dit de lui-même, par ailleurs: « Je suis la fin du judaïsme », n’avait-il pas dépassé toutes les bornes – comme une armée en plein blitzkrieg?

 

iE. Levinas, Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p.82

iiJacques Derrida, Maurizio Ferraris. Le goût du secret. Hermman. 2018, p.63

iiiIbid. p.63-64

Être « hébreu » c’est « migrer » (עָבַר), au-delà.


 

Les anges, les puissances, les vertus, les dominations, du fait de leurs fines et incessantes interconnexions, ne reconnaissent pas toujours la pertinence des classements, les ordres de préséance, malgré les efforts savants de la Kabbale ou des Scolastiques.

En matière de contemplation, la montée dans la vision n’est pas détachée de celle de la descente. Y compris au plus haut niveau.

« Chaque Personne divine aperçoit, dans l’Autre, Dieu, le Dieu plus grand que toute compréhension et éternellement digne d’adoration. Ainsi, « l’entretien trinitaire » revêt la forme de la « prière originelle ». » Cette analyse de l’interpénétration continue des niveaux divins, due à Hans U. V. Balthasar, illustre la réalité de la montée et de la descente au sein de la Trinité elle-même, laquelle est Dieu lui-même…

Dans l’« entretien trinitaire », on peut imaginer la complexité des zéphyrs, l’enchevêtrement des chuchotements séphirotiques, et d’atonaux chœurs des anges.

Il s’agit là, bien entendu, de métaphores. Il n’est pas donné à tous de percevoir les échos lointains, les paroles évanescentes, les symphonies systémiques, dans ces réalités hautes.

En ces matières élevées et délicates, les métaphores sont une invitation au cheminement. Il faut se mouvoir, toujours à nouveau. Aller au-delà.

Aller au-delà se dit habar, עָבַר, en hébreu. Le mot français hébreu vient lui-même de ce mot habar. L’hébreu est littéralement celui que se trouve au-delà. Être hébreu, c’est aller au-delà du fleuve, du pays, et du monde même.

Cette leçon sémantique a une portée symbolique générale : « La destinée de l’homme est tout entière dans le problème d’une vie future. »i

Migrants. Les hommes sont naturellement des migrants. Les hommes ont pour destin la migration.

Les indices abondent, venant d’horizons improbables.

Par exemple dans la philosophie de Heidegger. On y trouve « la grande pensée de la migration et de la métamorphose, la grande pensée de l’imagination ontologique »ii selon C. Malabou.

Où va l’âme quand elle s’en va, quand elle émigre ? « Nous ignorons où le Dasein s’en va quand il quitte l’homme. Mais entre être-là (da-sein) et être parti (weg-sein), nous pouvons aimer ce chemin pour lui-même, veiller sur lui. »iii.

La philosophie de Heidegger est une philosophie « fantastique », au sens que Platon donnait au mot « phantasmos » dans le Sophiste.

Elle porte aussi la question moderne de la fin de la métaphysique.

Il faut regarder en face « la balafre non blessante de la destruction de la métaphysique que nous portons en plein visage. »iv

Sous la balafre, la faille. Sous la faille, un autre visage.

Certains parlent du Dieu transcendant et immanent avec les mots d’étincelle et de coquille, comme Martin Buber. On peut se servir d’autres métaphores. Éclairs, tonnerres, zéphyrs, murmures.

Les métaphores invitent à changer de langue, à naviguer entre les grammaires et les racines.

La prochaine mutation se prépare dans ces migrations. « L’homme se métamorphose ». L’auto-transformation de l’espèce humaine est en cours.

Cet enfantement surgit celé. Une nouvelle langue, symphonique, concertante, est nécessaire. Il faudra la parler, pour aller au-delà.

iFrédéric Ozanam, Philosophie de la mort (1834)

ii Catherine Malabou. Le change Heidegger

iii Catherine Malabou. Le change Heidegger

ivC. Malabou, Ibid.

La présence absente שְׁכִינָה


Judah Halevi interprète la shekhinah, la « présence divine », comme étant un « intermédiaire » entre Dieu et l’homme.

Pour Maïmonide, la shekhinah est l’intellect actif, et elle est placée à la dixième et dernière place de la liste des dix « intellects » ou « esprits » divins.

Ceci est aussi attesté par la kabbalah, qui appelle la shekhinah : « malkhut », c’est-à-dire la princesse, la fille du roi, ou encore le principe féminin, et la place également à la dernière et dixième place dans la hiérarchie des Sephirot.

Pour Hermann Cohen, la shekhinah est « le repos absolu qui est le terrain éternel pour le mouvement »i. On l’appelle aussi Ruah ha-kodesh (Saint Esprit) ou Kevod ha-shem (la Gloire de Dieu).

Résumons. La shekhinah est à la fois l’intermédiaire entre le divin et l’humain, et une sorte de « principe féminin », certes placé fort bas dans les hiérarchies célestes, mais ayant la particularité toute spéciale d’être exactement au point de rencontre entre les puissances divines et les mondes créés. Son immobilité tranquille sert de base à tous les mondes et rend possible leur mouvement.

La shekhinah peut être comparée, me semble-t-il, à une autre forme de principe divin, la kénose, que l’on trouve dans le contexte chrétien. La kénose est une disposition de Dieu à l’anéantissement, qui consiste à « se vider à l’intérieur de sa puissance » ( Hilaire de Poitiers).

Si le féminin est à la dernière place des Séphirot, dans la tradition juive de la kabbalah, est-ce à dire que le masculin serait quelque part dans les hauteurs ? Il est dangereux de prendre au pied de la lettre la notion kabbalistique de hiérarchie. Les premiers seront les derniers, disait un fameux rabbin du 1er siècle de notre ère. Il faut prendre en compte le système des esprits, leur fine interconnexion, qui brouille considérablement la pertinence des classements et des ordres de préséance.

Hans U. V. Balthasar formule ainsi un aspect de cette interaction, de cette interpénétration des plans spirituels: « Chaque Personne divine aperçoit, dans l’Autre, Dieu, le Dieu plus grand que toute compréhension et éternellement digne d’adoration. Ainsi, « l’entretien trinitaire » revêt la forme de la « prière originelle ». »

Autrement dit, plus on monte haut, plus on doit descendre – en matière de contemplation. La réciproque est également vraie.

Si « entretien trinitaire » il y a, on peut imaginer la complexité des murmures et chuchotements séphirotiques, les infinis accords des chœurs des anges.

Il s’agit là, bien entendu, de métaphores. Il n’est pas donné à tous de percevoir ces échos lointains, ces paroles évanescentes, ces symphonies systémiques. Mais les métaphores peuvent en donner quelque idée.

Elles sont une invitation au voyage, au cheminement. Il faut se déplacer sans fin, partir, toujours à nouveau. Nous devons aller au-delà (habar), du fleuve, du pays, ou du monde. « La destinée de l’homme est tout entière dans le problème d’une vie future. »ii

Migrants. Les hommes ont un destin de migration éternelle.

Les indices abondent, venant d’horizons improbables. Ainsi Catherine Malabou résume la philosophie de Heidegger comme étant « la grande pensée de la migration et de la métamorphose, la grande pensée de l’imagination ontologique ». Elle propose cette interprétation du voyage de l’homme : « Nous ignorons où le Dasein s’en va quand il quitte l’homme. Mais entre être-là (da-sein) et être parti (weg-sein), nous pouvons aimer ce chemin pour lui-même, veiller sur lui. »iii.

Toutes ces questions, difficiles d’accès, relèvent en quelque sorte d’une philosophie du « fantastique ». Je donne ici au mot « fantastique » le sens que Platon donnait au mot « phantasmos » dans le Sophiste.

L’inénarrable mise au rebut de toute métaphysique dans l’époque dite « moderne » oblige à de telles contorsions de vocabulaire…

Il faut accepter de regarder en face « la balafre non blessante de la destruction de la métaphysique que nous portons en plein visage. »iv Sous la balafre, s’ouvre une faille. Elle fait deviner un autre visage.

Martin Buber parlait du Dieu transcendant et immanent en employant ces mots : étincelle et coquille. On peut se servir de toutes les métaphores. Elles ont toutes leur propre puissance. Elles ouvrent à leur manière des voies nouvelles. Qu’est-ce qui parle le mieux ? Éclairs et tonnerres, ou zéphyrs et murmures ? Les meilleures métaphores parlent tout bas. Ce sont celles qui nous incitent à changer notre langue.

Il faut aimer changer de langue, naviguer entre les grammaires et les racines. La mutation se prépare aussi dans ces migrations langagières. « L’homme se métamorphose » dit Heidegger. L’auto-transformation de l’espèce humaine est en cours, ajoute Habermas.

Une partie de ce travail a lieu sous nos yeux dans le surgissement celé de la langue mondiale, symphonique, et concertante, du futur.

iReligion der Vernumft, 1929

iiFrédéric Ozanam, Philosophie de la mort (1834)

iii Catherine Malabou. Le change Heidegger

ivC. Malabou, Ibid.