En attendant Gödel


« Lave se levant » ©Philippe Quéau 2024 ©Art Κέω 2024

Kurt Gödel est mondialement connu pour ses « théorèmes d’incomplétudei » et ses travaux sur la théorie des ensembles, initialement parus dans sa thèse de doctorat en 1931. Ils lui valurent l’admiration d’Albert Einstein et de John von Neumann, mais surtout, ils changèrent radicalement l’histoire des mathématiques et de la logique, lui donnant un nouveau cours. En revanche, ses idées métaphysiques, et notamment ses vues sur la possibilité d’une vie après la mort, restent largement ignorées, sans doute parce qu’il ne les fit jamais connaître publiquement de son vivant. Moins explorés encore sont les liens souterrains entre les idées de Gödel sur l’essence de la vie humaine et les implications philosophiques de ses « théorèmes d’incomplétude ». La récente découverte de quatre lettres adressées par Gödel à sa mère, et de documents aujourd’hui conservés à la Bibliothèque de Vienne, fournit à ce sujet une source précieuse d’information, ouvrant des perspectives particulièrement stimulantes quant au sens ultime de l’aventure de l’Humanité et quant à l’avenir de la raison.

Gödel partait de l’idée que le monde peut, pour de nombreuses raisons (scientifiques et philosophiques, mais aussi logiques et mathématiques), être considéré comme étant rempli d’ordre et de sens. En témoignent l’existence même de lois physiques ayant une portée universelle, ou encore le fait (par ailleurs éminemment surprenant) que les mathématiques, a priori « inventées » par l’homme, peuvent servir à expliquer et à prédire efficacement certains aspects fondamentaux de l’univers. Si l’on accepte cette prémisse que le monde possède un « ordre » rationnel, et que son existence même porte un « sens » lié à cet ordre implicite, la vie humaine – qui fait partie de ce monde et de cet ordre ‒ devrait en principe posséder, elle aussi, une structure essentiellement rationnelle. Or, on ne peut que constater que les êtres humains, avec leurs vies brèves, éphémères, semblent ne pouvoir s’épanouir que fort partiellement au cours de leur existence terrestre. La vie humaine paraît en réalité structurée de manière plutôt irrationnelle, du moins si on la compare à l’univers qui semble, quant à lui, essentiellement rationnel. Apparues dans un univers structuré par des lois rationnelles, les vies humaines semblent pour leur part franchement inexplicables et irrationnelles. Ce qui est sans doute le plus inexplicable à leur sujet, c’est que toute vie humaine paraît de plus posséder, en essence, un immense potentiel, mais que ce potentiel ne s’exprime pourtant jamais pleinement au cours de la vie, dans la plupart des cas. On devrait en conclure, selon Gödel, que toute existence humaine doit avoir quelque occasion de chercher cette réalisation ou cet accomplissement un peu plus tard, ‒ par exemple après la mort, dans une vie ultérieure et dans un monde futur. En effet, si les êtres humains ne réalisent pas entièrement leur potentiel dans ce monde-ci, ce monde dont la structure est pourtant essentiellement rationnelle, ils devraient (logiquement) pouvoir le faire dans une étape subséquente, ultra-mondaine, dans une prolongation nécessaire de la vie, après la mort, au cours de laquelle ce potentiel pourra enfin se manifester pleinement.

Tout ce raisonnement de Gödel peut se comprendre comme une conséquence logique de la prémisse initialement posée, à savoir celle de l’« ordre » (rationnel) dont l’univers semble être baigné. Cette prémisse est-elle acceptable ? Est-il raisonnable d’affirmer que le monde et la vie humaine (celle-ci en tant que partie intégrante de celui-là) témoignent de l’existence d’un « ordre » universel? Cette hypothèse d’ordre et de rationalité peut sembler difficile à concilier avec ce que l’on observe au cours de l’histoire (et particulièrement à notre époque, où une extrême « rationalité » scientifique côtoie des formes de folie et d’absurdité politiques et sociales). Si l’on a pu poser, philosophiquement, que l’essence de l’être humain est associée à sa « rationalité » (Homo est animal rationale), il faut bien admettre aussi que son histoire, politique, culturelle et civilisationnelle, dément souvent cette assertion.

L’argument de Gödel en faveur d’une vie après la mort est intéressant et original parce qu’il repose sur le constat de l’irrationalité de l’existence humaine, dans un monde qui semble pour sa part imprégné d’une certaine forme de rationalité. On peut aussi interpréter ce constat comme une généralisation du second théorème d’incomplétude (qui affirme qu’« une théorie cohérente ne peut pas démontrer sa propre cohérence »), et comme une tentative d’application de ce théorème à la question du destin de l’humanité, en tant qu’elle est placée dans un univers censé être rationnel et cohérent. Autrement dit, si cet univers possède en effet quelque « cohérence », la raison même de cette « cohérence » ne peut pas se trouver dans l’univers lui-même (ni être comprise par la rationalité humaine – en tant qu’elle fait partie de cet univers). Cette raison d’être, si elle existe, le second théorème d’incomplétude démontre qu’elle ne peut se trouver qu’en dehors de l’univers et de ses lois propres. Au passage, il n’est pas inutile de souligner que le raisonnement de Gödel annihile complètement tout prétention du matérialisme à refermer le monde sur lui-même. Un monde seulement « matérialiste » est fondamentalement « incomplet ». Le théorème d’incomplétude renvoie nécessairement le monde dans son ensemble à une rationalité extérieure au monde, beaucoup plus ample que celle dont la « matière » peut rendre raison.

Au-delà de cet argument « logique », l’omniprésence de la souffrance humaine et la répétition des échecs des sociétés humaines ont donné à Gödel la certitude que ce monde-ci ne peut pas constituer, à lui seul, la fin de l’Histoire, ni contenir les germes de sa propre cohérence ou de sa propre explication. Il doit nécessairement exister un au-delà de ce monde-ci, un ultra-monde capable de donner une cohérence et un sens à ce monde-ci, ce monde dont les théorèmes d’incomplétude démontrent nécessairement et logiquement la nature « incomplète ». Dans une de ses lettres à sa mère, datée de 1961, Gödel formule l’hypothèse de l’altérité radicale et nécessaire d’un monde « autre » : « Ce que j’appelle une Weltanschauung théologique est le point de vue selon lequel le monde et tout ce qu’il contient ont un sens et une raison, et même un sens bon et indubitable. Il s’ensuit immédiatement que notre existence terrestre – qui, en tant que telle, n’a qu’un sens très douteux – peut être un moyen de parvenir à une fin pour une autre existenceii. » C’est précisément le fait que les vies humaines consistent en fin de compte en un potentiel non réalisé, trop tôt avorté (par la mort qui survient toujours trop vite) ou irrémédiablement gâché (par des ratages ou des inaccomplissements), c’est ce fait qui donne à Gödel sa certitude que cette vie n’est seulement qu’une première étape, s’ouvrant après la mort vers d’autres vies à venir.

Comme on l’a déjà noté, le raisonnement de Gödel s’appuie sur le constat de l’irrationalité de la vie humaine noyée dans un monde essentiellement rationnel ; ce raisonnement se fonde en questionnant cette irrationalité même et en la confrontant à la rationalité universelle qui l’entoure. Mais il ne tire évidemment sa force que si le monde est effectivement structuré de manière rationnelle. Or, si l’humanité et son histoire décousue, pleine de fureur, de violence et de folie, ne présentent pas, à l’évidence, les signes d’un ordre rationnel à l’œuvre, pourquoi devrait-on croire que le monde est, pour sa part, « rationnel » ? Dans ses lettres à sa mère, Gödel affirme sa conviction que les sciences naturelles mais aussi les mathématiques présupposent qu’une certaine forme d’intelligibilité est fondamentale pour l’existence même de la réalité. Comme il l’écrit dans sa lettre du 23 juillet 1961 : « A-t-on une raison de supposer que le monde est rationnellement organisé ? Je pense que oui. Car il n’est absolument pas chaotique et arbitraire, mais ‒ comme le démontrent les sciences naturelles ‒ il règne en toute chose la plus grande régularité et le plus grand ordre. L’ordre est une forme de rationalitéiii. » Autrement dit, si le monde était fondamentalement inintelligible, s’il était absurde, ou désordonné, il ne pourrait ni exister, ni subsister…

Le rôle de la rationalité dans le monde est rendu évident lorsque l’on analyse scientifiquement, et logiquement, la structure profonde de la réalité. La science, en tant que méthode systématique d’analyse, démontre cette rationalité en émettant de multiples hypothèses (rationnelles), lesquelles se trouvent effectivement validées (ou invalidées). L’existence même de la science induit qu’un certain ordre intelligible peut être découvert dans le monde, que les faits qu’on y observe sont vérifiables par des expériences répétables, et que les théories qui en émergent s’imposent dans leurs domaines respectifs quels que soient le lieu et le moment où elles sont testées.
Dans la lettre du 6 octobre 1961, Gödel précise sa position : « L’idée que tout dans le monde a un sens est, soit dit en passant, l’analogue exact du principe selon lequel tout a une cause sur lequel toute la science est basée ». En bon héritier intellectuel de Leibniz, Gödel pensait en effet que tout ce qui existe dans le monde a une raison d’être ce qu’il est, et pas autrement. En jargon philosophique, cela s’appelle le principe de raison suffisante. Gottfried Wilhelm Leibniz exprimait déjà cette idée dans ses Principes de la nature et de la grâce, fondés sur la raison (1714) : « Le présent est porteur d’avenir, l’avenir se lit dans le passé, le lointain s’exprime dans le proche ». Lorsque nous cherchons un sens dans le monde, nous sommes amenés à découvrir que le monde est en effet relativement lisible et intelligible (pour l’homme). Et c’est cela même qui devrait nous surprendre le plus ‒ le fait que le monde contienne une part d’intelligibilité qui nous est effectivement accessible. En prêtant attention aux lois que le monde nous suggère de formuler, nous trouvons des modèles de régularité qui nous permettent de prédire réellement l’avenir et de décrire efficacement la structure de pans entiers de l’univers. Pour Gödel, l’existence de la raison dans le monde devient toujours plus évidente, et son rôle d’autant plus nécessaire, précisément parce que cet ordre rationnel peut être effectivement découvert, objectivé, et qu’il peut être rendu intelligible à notre propre raison.
Il importe de souligner ici que la croyance de Gödel en la rationalité du monde, et en une vie après la mort, était intrinsèquement liée aux résultats de ses théorèmes d’incomplétude et à ses réflexions sur les fondements des mathématiques. Gödel pensait aussi que la structure profonde du monde, en tant que fondamentalement rationnelle, ainsi que l’hypothèse de l’existence post mortem de l’âme, impliquaient nécessairement (et logiquement) que le matérialisme était entièrement dans l’erreur. Autrement dit, selon Gödel, la rationalité même des lois de l’univers démontre la fausseté du point de vue philosophique selon lequel toute vérité est nécessairement déterminée par des faits physiques ou matériels. Dans un texte non publié datant de 1961, Gödel affirme que « le matérialisme est enclin à considérer le monde comme un amas d’atomes sans ordre et donc sans signification ». Selon lui, il découle du matérialisme que tout ce qui n’est pas fondé sur des faits physiques doit être dépourvu de sens et de réalité. Par conséquent, du point de vue matérialiste, l’idée de l’existence d’âmes immatérielles ne possède pas le moindre sens. En outre, la mort apparaît clairement [aux yeux des matérialistes] comme un anéantissement final et complet. Le matérialisme s’oppose donc à la fois à l’idée que la nature de la réalité renvoie à un système de sens « complet » et réellement universel, et aussi à l’idée de l’existence d’âmes dont la nature essentielle serait irréductible à la matière physique. Bien que vivant dans une époque déjà décidément matérialiste, Gödel était convaincu que le matérialisme était intrinsèquement dans l’erreur. Ce n’était pas là pour lui une simple opinion : il pensait en outre que ses théorèmes d’incomplétude démontraient que le matérialisme était, logiquement, hautement improbable. Autrement dit, ses théorèmes prouvaient que la thèse matérialiste était elle-même parfaitement indémontrable à l’aide des seuls présupposés matérialistes… Les théorèmes d’incomplétude de Gödel démontrent en effet que, pour tout système formel cohérent (par exemple, tout système mathématique ou logique), il restera toujours des vérités qui ne pourront pas être démontrées au sein de ce système par le seul usage de ses propres axiomes et de ses règles d’inférence. Par conséquent, tout système se présentant comme « cohérent » sera inévitablement incomplet. Il y aura toujours certaines vérités dans le système qui nécessiteront, comme dit Gödel, « des méthodes de preuve qui transcendent le système ». Avec ses théorèmes d’incomplétude, Gödel a donc établi, selon des normes mathématiques incontestables, que les mathématiques elles-mêmes sont, en essence, infinies et que de nouveaux développements et de nouvelles découvertes seront toujours possibles. Cette découverte intellectuelle, faite initialement en 1931, a alors ébranlé fondamentalement, et pour longtemps, la communauté mathématique, et par ricochet tout le monde philosophique… D’un coup de maître, Gödel a soudain mis fin à un objectif central, poursuivi jusqu’alors par de nombreux mathématiciens, inspirés par David Hilbert, et qui cherchaient à établir la cohérence de toute vérité mathématique au moyen d’un système fini de preuves. Gödel a montré de façon irréfutable qu’aucun système mathématique formel ne peut prouver définitivement, en restant dans le cadre de ses propres critères, qu’il est exempt de contradiction. Gödel a tiré de cette démonstration un résultat plus important encore, à savoir que l’esprit humain transcende tout système formel et fini d’axiomes et de règles d’inférence. C’était là une conséquence philosophique majeure des théorèmes d’incomplétude. Gödel pensait que ceux-ci mettent en scène une dichotomie radicale. Soit on accepte que « l’esprit humain (même dans le domaine des mathématiques pures) surpasse infiniment les pouvoirs de toute machine finie », ce qui implique que l’esprit humain est irréductible au cerveau, lequel, « selon toute apparence, est une machine finie avec un nombre fini de parties, à savoir les neurones et leurs connexions ». Soit on doit supposer qu’il existe certains problèmes mathématiques du type de ceux utilisés dans ses théorèmes, qui se révèlent « absolument insolubles ». Mais si tel était le cas, cela « réfuterait l’idée que les mathématiques ne sont que notre propre création ». Par conséquent, les objets mathématiques posséderaient une réalité objective propre, indépendante du monde des faits physiques, « que nous ne pouvons ni créer ni modifier, mais seulement percevoir et décrire ». Ce résultat renvoie naturellement aux idées plurimillénaires de Platon concernant la réalité des vérités mathématiques. Ce qui importe ici, c’est qu’au grand dam des matérialistes, les deux branches de la dichotomie posée par Gödel sont donc, l’une et l’autre, « très résolument opposées à la philosophie matérialiste ». Pire encore, du moins du point de vue matérialiste, Gödel note que ces disjonctions ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Il se pourrait que les deux thèses de la dichotomie ci-dessus soient toutes deux vraies, simultanément.

Quant au lien établi par Gödel entre la rationalité du monde et l’hypothèse de la survie de l’âme après la mort, les théorèmes d’incomplétude et leurs implications philosophiques ne prouvent ni ne montrent en aucune façon le fait que l’âme survit après la mort. Gödel pensait cependant que les résultats de ces théorèmes portaient un coup très dur à la vision matérialiste sur cette question. En effet, si l’esprit est irréductible aux parties physiques du cerveau et si, de plus, les mathématiques révèlent l’existence de structures signifiantes indépendantes du cerveau humain, mais à lui potentiellement et rationnellement accessibles, et se déployant bien au-delà du domaine des phénomènes physiques, on ne peut décidément plus se satisfaire de la vision matérialiste. Il faut entièrement rompre avec elle. Il convient de rechercher une autre vision du monde, plus rationaliste et plus ouverte à des types de vérités qui ne peuvent pas être testées par les sens, mais qui peuvent néanmoins être perçues par l’exercice de l’intelligence et de la raison. Une telle vision, plus rationaliste et résolument non-matérialiste, pourrait aisément soutenir, et cela sans contradiction, l’idée d’un monde rationnellement organisé et laisser la porte ouverte à l’hypothèse d’une vie après la mort.

Gödel, suivant en cela Leibniz, pensait que chaque individu possède une essence unique, cette essence constituant la « propriété essentielle » de tel ou tel individu particulier. Une propriété est dite « essentielle » à une chose ou un individu si cette propriété est en relation nécessaire avec toutes les autres propriétés ou attributs que possède cette chose ou cet individu. Ainsi, à partir de la définition de la « propriété essentielle » de telle chose ou de tel individu, on peut inférer nécessairement toutes les autres propriétés que possède cette chose ou cet individu, leur ensemble constituant son essence spécifique, absolument unique.
Une essence unique peut être attribuée à tel ou tel individu, mais il y a aussi des essences pouvant être relatives à des espèces ou à des genres. Gödel pensait que le genre humain peut se définir par une certaine essence, celle de la capacité de l’esprit à toujours progresser, y compris après la mort. Tous les êtres humains partagent cette même essence. La possession de cette essence commune implique de facto d’innombrables relations, d’infinis liens d’intrication entre tous les êtres possédant cette même essence.

Je peux donc me définir comme un être humain parce que je possède des qualités spécifiques, qui me sont totalement uniques, mais aussi en vertu de ma possession d’un ensemble de qualités que tous les êtres humains possèdent nécessairement. Je suis un être humain parce que je suis à la fois unique, mais aussi semblable aux autres humains, en essence. Mais si je peux être semblable aux autres humains, en essence, pourquoi ne pourrais-je pas être aussi semblable à Dieu, en essence ?

Gödel a proposé de définir la notion d’un être « semblable à Dieu » comme possédant en essence toutes les qualités positives appartenant à Dieu. Or, si l’existence d’un être véritablement « semblable à Dieu » est intellectuellement concevable, il n’est pas inimaginable que l’essence de l’être humain soit en fin de compte de devenir, avec le temps, véritablement « semblable » à lui.

Ce ne sont pas là de simples spéculations, vaines, gratuites. Dans sa lettre du 12 août 1961, Gödel pose cette question cruciale : « Non seulement nous ne savons pas d’où nous venons et pourquoi nous sommes ici, mais nous ne savons pas non plus ce que nous sommes (c’est-à-dire en essence, et du point de vue de l’intérieur) ». Il note que si nous étions capables de nous observer nous-mêmes avec des « méthodes scientifiques d’auto-observation », nous découvririons que chacun d’entre nous possède des « propriétés complètement déterminées », essentiellement uniques. Mais il se trouve que la plupart des hommes sont loin de s’en douter. A la question « que suis-je ? » ils ne savent que répondre, ou bien ils répondent qu’ils sont quelque chose d’indéfinissable, n’ayant visiblement aucune essence spécifique à exhiber, comme s’ils étaient une sorte de portemanteau virtuel sur lequel on peut accrocher tous sortes d’attributs plus ou moins aléatoires. En d’autres termes, la plupart des hommes ne sont pas conscients de posséder une essence unique. Il leur semble que quelque « destin » leur a attribué leurs traits de caractère de manière arbitraire, contingente. Pour Gödel, cependant, une telle conception présente une image fort déformée de la réalité, car si nous n’avions pas une essence individuelle, et si, de plus, nous ne disposions pas d’une essence commune à tous les membres du genre humain, sur quelles bases pourrait-on déterminer ce que chaque individu est en particulier, et pourquoi telle personne est précisément qui elle est ?


Quelle est donc, pour Gödel, la qualité essentiellement humaine qui indique probablement qu’existe pour tout homme un futur à venir, après la mort, et au-delà de ce monde ? On l’a dit, cette qualité essentielle est la capacité de progresser et d’apprendre, et plus particulièrement la capacité d’apprendre de nos erreurs, et d’aller continuellement de l’avant, de façon à donner toujours plus de sens à notre vie. Pour Gödel, cette qualité est nécessairement liée à une autre qualité essentielle de l’être humain, à savoir l’aptitude à la rationalité. Ces deux qualités sont au cœur du raisonnement lui permettant d’inférer l’immortalité de la nature humaine. Dans sa lettre du 14 août 1961, Gödel écrit : « Seul l’être humain peut accéder à une existence meilleure en apprenant toujours plus, c’est-à-dire en donnant un sens à sa vie. L’une des méthodes d’apprentissage, et souvent la seule, consiste à commettre quelque erreur une première fois. Et cela se produit bien sûr souvent dans ce monde. » En apprenant toujours davantage de ses erreurs, l’être humain conquiert progressivement son immortalité, et son avancée vers une rationalité supérieure. C’est pourquoi l’accumulation des erreurs et des ignorances humaines n’est pas incompatible avec l’affirmation d’une essence rationnelle du monde. En fait, l’absurdité apparente et la folie de ce monde fournissent un cadre idéal aux êtres humains qui en sont conscients, pour en apprendre toujours davantage sur ce qui constitue leur essence, et pour développer leurs capacités de raison à travers l’observation de leurs défauts, de leurs souffrances et de leur propension à succomber aux inclinations les plus basses de la nature humaine. Apprendre, au sens de Gödel, n’est donc pas une question de simple amélioration technique permettant d’atteindre certaines fins spécifiques. Apprendre se réfère à la capacité générale de l’humanité à devenir toujours plus « sage ». La propriété essentielle de l’être humain est d’être capable de développer sa propre raison par le moyen d’un apprentissage constant, et constamment évolutif. Il ne s’agit pas seulement d’apprendre de nouvelles manières de faire les choses, mais plutôt d’être en mesure de donner plus de sens à sa vie, par une réflexion sur les leçons les plus profondes qu’il peut tirer de ses erreurs.

Une des caractéristiques les plus intrigantes de la vision du monde de Gödel est sa conviction que le développement des êtres humains vers plus de « rationalité » et de « sagesse » ne se produira pas à travers des cycles récurrents de nouvelles incarnations dans ce monde-ci, comme le pensent par exemple les bouddhistes. Il croyait que le développement humain aura plutôt lieu dans un monde autre, distinct de ce monde-ci. Il imaginait que de futurs « apprentissages » se produiront surtout dans cet autre monde, c’est-à-dire que nous nous souviendrons de nos expériences vécues dans ce monde-ci et que nous les comprendrons vraiment pour la première fois, sous une autre lumière et plus en profondeur, dans un monde futur. Nos expériences dans ce monde-ci ne sont qu’une sorte de matière première ‒ pour ainsi dire – devant servir à cet apprentissage ultérieur et continuel. Il faut bien sûr supposer que notre capacité de compréhension et d’intelligence y sera nettement meilleure qu’ici-bas. Le prochain monde doit donc être un monde qui libèrera l’être humain de ses limitations actuelles. Plutôt que de nous recycler dans un autre corps terrestre (selon les vues attachées à la croyance en la métempsycose), nous allons devenir des êtres ayant une nouvelle capacité de méditer et d’apprendre à nous transcender nous-mêmes à partir des souvenirs de notre vie actuelle, et une nouvelle propension à accéder à de futures façons d’être toujours plus élevées, à nous dépasser nous-mêmes.
L’apôtre Jean avait déjà rapporté ces paroles décisives : « Si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt, il reste seul; mais, s’il meurt, il porte beaucoup de fruitiv. » Il en va ainsi pour tous les êtres humains. Nos vies et nos corps dans cette vie sont des sortes de « graines » dont le destin est d’être mises en terre, en attente d’une germination après laquelle nous grandirons vers une manière d’être que l’on pourrait qualifier d’« exsuperantissimev», c’est-à-dire : »qui surpasse l’ultime dépassement ». Pour Gödel, il s’agit de défendre la même idée que Jean, non pas selon une voie prophétique, mais selon des arguments purement rationnels.

Si la raison doit en effet l’emporter à la fin des fins, nos vies futures devront être d’une nature telle que nous y maximiserons certains traits humains essentiels qui restent ici-bas dans un état embryonnaire. Notre moi a vocation à devenir toujours plus « rationnel » et, d’une manière ou d’une autre, à être aussi toujours plus capable d’amour, et capable de donner enfin un sens à toute la souffrance vécue dans cette vie-ci.

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i Les théorèmes d’incomplétude de Gödel sont deux célèbres théorèmes de logique mathématique, publiés par Kurt Gödel en 1931 dans son article « Sur les propositions formellement indécidables des Principia Mathematica et des systèmes apparentés ». Ils ont marqué un tournant dans l’histoire de la logique en apportant une réponse négative à la question de la démonstration de la cohérence des mathématiques posée plus de vingt ans auparavant par le programme de Hilbert. Le premier théorème d’incomplétude établit qu’une théorie cohérente, suffisante pour y démontrer les théorèmes de base de l’arithmétique, est nécessairement « incomplète », au sens où il existe des énoncés qui n’y sont ni démontrables, ni réfutables (un énoncé est « démontrable » si on peut le déduire des axiomes de la théorie, il est « réfutable » si on peut déduire sa négation). On parle alors d’énoncés « indécidables » dans la théorie. Le second théorème d’incomplétude traite le problème des preuves de cohérence d’une théorie : une théorie est « cohérente » s’il n’y a aucune formule P telle que P et sa négation non-P, également notée ¬P, soient toutes deux prouvables à partir des axiomes de la théorie. On peut ainsi construire un énoncé exprimant la cohérence d’une théorie dans le langage de celle-ci. Si la théorie est « cohérente », le second théorème affirme que cet énoncé ne peut pas en être une conséquence, autrement dit: « une théorie cohérente ne démontre pas sa propre cohérence ». (Source Wikipédia)

iiLettre citée in Kurt Gödel, his mother and the argument for life after death | Aeon Essays

iiiIbid.

ivJn 12,24

vExsuperantissime est en latin le vocatif de l’adjectif superlatif exsuperantissimus, littéralement : « qui est le plus au-delà de ce qui est au-dessus » et que l’on pourrait traduire par « suréminent ». Cet adjectif, forgé à partir du verbe exsuperare, « être au-delà de ce qui est au-dessus, dépasser de beaucoup », est fort rare dans la littérature latine. On le trouve employé à trois reprises par Apulée pour désigner le Deus exsuperantissimus, dans le De Platone et le De Mundo, («Pourrait-il exister un appréciateur des faits assez injuste pour refuser ce même pouvoir à Dieu, en le voyant doué d’une puissance suréminente, de la beauté la plus auguste, d’une durée éternelle, père des vertus et la vertu même ?» (De Mundo, 360, trad. J. Beaujeu). et une seule fois dans la traduction latine d’un traité grec attribué à Hermès Trismégiste dans une formule de louange :  » Gratias tibi summe, exsuperantissime » (« Grâces à toi, Très-Haut, surpassant infiniment toutes choses ») in Hermès Trismégiste. Asclépius. Trad. A.-J. Festugière. Les Belles Lettres. Paris, 1973, §41, p. 353. Pour une étude approfondie de ce terme voir : F. Cumont, Jupiter summus exsuperantissimus, dans ARW, 9 (1906), p. 323-336

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