Dans la course vers l’abîme, philosopher.


« Heidegger »

Heidegger est resté adhérent du parti national-socialiste de 1933 à 1944. Il avait cependant démissionné de son poste de Recteur de l’Université de Fribourg le 28 avril 1934, « parce qu’aucune responsabilité n’y était plus possiblei », – remarque suivie de cette simple phrase, dans ses Cahiers noirs : « Vive la médiocrité et le tapage ! ». Il avait aussi écrit un peu plus tard, en 1937, dans ces mêmes Carnets noirs : « Le national-socialisme est un principe barbareii. » Mais ce jugement abrupt n’était pas forcément a priori négatif dans l’esprit de Heidegger. Il se pourrait même qu’il y vît « sa possible grandeur » (voir la note 2). Pourquoi donc s’intéresser à Heidegger, ce philosophe nazi, aujourd’hui, dans le contexte actueliii ? Réponse courte : parce que dans les époques de complet bouleversement (politique et moral), il faut s’efforcer de continuer de penser, et de s’astreindre à penser d’une façon d’autant plus critique que les périls montentiv.

J’ai, ci-après, sélectionné quelques fragments textuels, écrits par un philosophe (philosophe mais nazi, et nazi mais philosophe) dans les années 1937-1938. Ils méritent d’être exposés à notre réflexion (critique), je pense. Non pas pour sauver le soldat Heidegger, bien sûr. Mais pour sauver, en nos temps de troubles, un principe dont nous ne pouvons pas nous priver, si nous voulons continuer de vivre, – le principe de la pensée critique.

« Pourquoi l’être humain devient-il toujours plus petit ? Parce qu’il se refuse l’espace de jeu où a lieu la croissance vers la grandeurv. »

Quel est cet « espace de jeu » ? C’est ce que Heidegger appelle le « Là ». Mais que désigne ce « là » ? C’est « le lieu où l’indétournable est sauvegardé en toute retenue, et ainsi déployé en liberté par les chemins de la créationvi. » On peut interpréter l’« indétournable » comme une puissance métaphysique, qui ne se laisse pas « détourner » de ses fins dernières, et peut-être même comme une sorte de figure cryptique du divin, qui se trouverait menacée par l’inanité, la vacuité et l’incohérence humaines. Le « Là », avec un L majuscule, est le lieu d’une présence celée, mais sauvegardée, et qui a vocation à se déployer en toute liberté, pendant l’éternité à venir. Présence fragile, qu’il faut donc traiter avec retenue, subtilité, délicatesse. Dans ce monde de brutes ? – demandera-t-on ? Oui, cette présence est en fait porteuse de toute la puissance de la création, elle est porteuse de l’avenir, de cette réalité à venir, dont nous ignorons tout. Attention, fragile! C’est un programme prometteur, en un sens. Mais qui garantit que le « Là » est bien ici, et non pas là-bas, ou ailleurs ? Rien, assurément. Il nous suffit peut-être d’affirmer que le « Là » est en nous, que le « Là » est en notre esprit, qu’il en est le fondement, le sol même. Le « Là » n’est rien d’autre que la puissance développement et de création de l’esprit humain.

« Que nous soyons entrés depuis longtemps dans l’époque de la complète absence de question, voilà ce qu’attestent moins tous ceux qui rejettent de manière explicite le questionnement que bien plutôt ceux qui, se prétendant ‘en possession’ d’une ‘vérité’ inébranlable (la vérité ‘chrétienne’), n’en restent pas là, mais se comportent comme s’ils questionnaient, alors qu’ils ne cessent d’avoir à la bouche les mots de ‘risque’ et de ‘décision’vii. »

Innombrables, et de tous bords, ceux qui aujourd’hui se prétendent ‘en possession’ d’une ‘vérité inébranlable’. Paradoxalement, la ‘vérité chrétienne’ à laquelle fait référence Heidegger est aujourd’hui presque complètement inaudible, dans le vacarme mondial. La nouvelle Réforme des institutions cléricales n’a pas eu lieu, malgré l’urgence. Les scandales (notamment pédocriminels) ont durablement affecté la crédibilité de l’Église catholique (bien que des faits comparables ont été condamnés dans des institutions relevant d’autres religions comme le protestantisme, l’islam, le judaïsme et le bouddhisme, mais avec beaucoup moins d’échos médiatiques, semble-t-il). Le grand paradoxe, encore inexpliqué (mais il faudrait y travailler) reste celui-ci : pourquoi, dans un pays comme la France, jadis surnommée « la Fille aînée de l’Église », assiste-t-on à une fuite massive de la population hors du cadre de la religion qui a, culturellement et historiquement, accompagné ce pays depuis deux millénaires ? Assèchement des vocations religieuses, baisse abyssale des pratiques, rejet de toute « foi » en quelque transcendance que ce soit… Je dis « paradoxe », parce que dans le même temps, dans l’étranger proche, sur la rive sud de la méditerranée, mais aussi au Moyen Orient, et plus loin vers l’Est, et jusqu’en Inde, au Japon et en Chine même, on assiste au contraire à des résurgences massives du fait religieux. Le cas d’Israël est à cet égard édifiant. Le projet de création de l’État d’Israël était à l’origine un projet « laïque », si l’on peut dire. Le projet sioniste n’était pas soutenu par les « religieux », qui, bien au contraire, le condamnaient comme étant contraire au projet divin (l’argument étant qu’Israël était en diaspora de par la volonté divine, et que seule la venue du Messie sur terre pouvait y mettre fin). Aujourd’hui, en Israël, le Parti travailliste qui fut l’élément politique actif dans la première phase de la construction du pays, a pour ainsi dire, presque complètement disparu de la carte. Désormais, on voit au pouvoir dans ce pays une coalition de partis farouchement ultra-religieux et de partis que l’on peut qualifier d’extrême-droite. Que s’est-il donc passé ? Je ne sais.

Ce que je vois, plus généralement, c’est que la remarque de Heidegger garde sa pertinence (si l’on prend, bien sûr, le soin de remplacer la notion de ‘vérité’ chrétienne, par les notions de ‘vérités’ juive, islamique, hindouiste ou bouddhiste (eh oui ! Il existe même des bouddhistes d’extrême-droite!).

« La méditation pensive du sens, celle qui s’oriente sur la vérité de l’êtreviii, est d’abord fondamentation d’être le Là à titre de fondement pour l’histoire futureix. »

L’histoire future, tout le monde le sent aujourd’hui, clairement ou confusément, est fondamentalement menacée, et cela sur tous les fronts : climat, biodiversité, épuisement des ressources, surpopulation. Problèmes structurels, auxquels s’ajoutent le nombre croissant de pays « faillis », la décrédibilisation de la démocratie dans le monde, tant dans les pays « autoritaires », bien sûr, que dans les pays plus anciennement et traditionnellement « démocratiques » (du moins en façade). Et c’est précisément à ce moment de crise structurelle, où l’humanité tout entière (Je fais partie de ces idéalistes pour lesquels le concept d’ « humanité tout entière » a encore un sens, malgré les éructations philosophiques, froidement calculées, d’un Thomas Hobbes, qui en niait radicalement la pertinence), c’est donc à ce moment que l’humanité (mais pas tout entière) se paie le luxe de conflits comme celui de la Russie et de l’Ukraine (avec ses implications géopolitiques, en Afrique par exemple, avec la réduction des exportations de blé).

La « fondamentation » est l’un de ces néologismes que le traducteur de Heidegger a estimé utile de forger, pour mettre en valeur, et pour faire mieux sentir ce « sens », cette « vérité de l’être » que le philosophe s’attachait à explorer, juste avant que la 2e Guerre mondiale n’explose. Je pense que la période actuelle, si elle n’est pas « nazie », n’est pas sans exhaler, pour sa propre part, des odeurs franchement nauséabondes. Je pense aussi que les problématiques du « sens », de la « vérité », et de l’« être », doivent rester au cœur de notre pensée critique, précisément parce que le « sens » disparaît aujourd’hui des discours politiques, – ainsi que la « vérité », qui est indubitablement la première victime de tout conflit armé, comme on sait. Quant à l’« être », comment s’en passer ? Dans un monde sans sens et sans vérité, c’est tout ce qui nous reste, à nous, simples humains : l’être. Du moins, à nous qui sommes encore là, en vie, et qui n’avons donc pas péri dans telles ou telles catastrophes faites de main d’homme.

« Qui est l’être humain à venir, à supposer qu’il soit encore à même de fonder une histoire ? Réponse : le gardien qui veille sur le silence dans lequel, au large, passe le Dieu à l’extrêmex. »

Sommes-nous encore capables de fonder une nouvelle « histoire » ? Je le pense, mais il va nous falloir un sursaut historique, et vite. Et je ne le vois pas venir, même si j’en pressens les prémisses… L’éveil des hommes exige une mutation profonde de leur « être », et une mutation de leur relation à la vérité de cet « être ». Autrement dit, c’est en voyant en face de nous la béance de l’abîme qui s’ouvre, que nous prendrons, peut-être, en nous le courage de changer fondamentalement la donne. Autrement dit, c’est en commençant par nous changer nous-mêmes, à notre niveau individuel, personnel, que nous contribuerons à changer significativement le monde. Truisme? Peut-être. Essayez, pour voir.

« Nous sommes en train d’entrer dans cet instant-éclair de l’histoire en lequel, pour la première fois, la vérité de l’être devient une – que dis-je ? – devient l’urgence même et l’origine d’une toute nouvelle nécessité […] et que nous soyons prêts à cela exige de nous une mutation essentielle–d’être humain à être le Là–la nouvelle responsabilité–non le fait de donner réponse à la question : qui sommes-nousxi. »

Oui, cette question: « qui sommes-nous ? », est une question qui ne mérite pas réponse, ici et maintenant. Par contre, la question de la vérité, – la vérité que nous représentons, celle que nous portons en notre être et celle pour laquelle nous sommes prêts à donner notre vie – cette question devient l’urgence absolue.

« La raison la plus profonde de l’état présent du monde, tel que le détermine le destin de l’Occident, état sans plus aucun but, prisonnier de lui-même, parfaitement impitoyable, lancé de progrès en progrès dans la plus effrénée des ‘mobilisations’, celle de tout ce qui existe […] – c’est cela l’abandonnement de l’être –, cette raison, c’est la manière dont on passe loin au large de la vérité de l’êtrexii. »

Ces mots écrits par un philosophe dans l’Allemagne nazie en 1937, on pourrait utilement les réécrire aujourd’hui, non seulement en Occident, mais en Orient, et dans le « Sud global ».

L’être humain, où qu’il soit, court un risque radical, celui d’abandonner son humanité, et cela du fait qu’il se laisse emporter comme un jouet de plastique, dans des maelstroms qui le dépassent (presque entièrement). Il faut résister à notre propre abandon de qui nous sommes.

« Étant donné que l’être humain est celui qui cherche, voilà la raison pour laquelle il y a besoin d’un but. Et comme il a nécessité du but, le but suprême est celui de chercher. C’est bien là un mode de pensée bizarre, déroutant pour tout individu qui ne pense qu’en mots, et ce faisant ne pratique pas le saut au cœur du déferlement de fervescence de l’êtrexiii. »

Encore un néologisme ! « Fervescence » a un petit côté comprimé analgésique. J’aurais préféré ici le simple mot « fièvre ». Ou « transe ». Rêvons un peu… Il faudrait que nous devenions tous un peu chamanes, que nous soyons capables d’entrer en « transe », une transe fiévreuse, pour sauter en esprit vers le lointain avenir, et ensuite, après avoir « vu », pour revenir sur cette terre, et aider sincèrement, sans peur et sans reproche, à le faire advenir, cet avenir.

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iMartin Heidegger. Réflexions III. Cahiers noirs (1932 -1934). Trad. F. Fédier, Gallimard, 2018, §113, p. 174

iiCe jugement, apparemment net et négatif, est cependant immédiatement développé d’une manière oblique, biaisée et contournée, ce qui en rend l’interprétation délicate, et vraisemblablement incriminante pour le professeur de philosophie de Fribourg: « Le national-socialisme est un principe barbare. Voilà ce qui lui est essentiel et constitue sa possible grandeur [sic]. Le péril n’est pas lui-même [re-sic], mais qu’ils soit bagatellisé en prêchi-prêcha du Vrai, du Beau et du Bien (le soir après l’école). Et que ceux qui veulent fabriquer sa philosophie ne trouvent rien d’autre à y mettre que la ‘logique’ de la pensée commune et des sciences exactes, au lieu de se rendre compte qu’aujourd’hui c’est justement la ‘logique’ qui se trouve à nouveau dans l’urgence, et entre du même coup dans la nécessité d’une nouvelle naissance. » Martin Heidegger. Réflexions III. Cahiers noirs (1932 -1934). Trad. F. Fédier, Gallimard, 2018, §206, p. 204

iiiEst-il besoin de réciter la litanie des crises s’accumulant ces derniers temps : la guerre menée par la Russie en Ukraine, le « nettoyage » ethnique du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan, le conflit endémique entre la Serbie et le Kosovo, les nombreuses crises migratoires, et maintenant, les attaques barbares du Hamas contre des civils israéliens, suivies d’une riposte massive d’Israël dans la bande de Gaza. Le « droit international », dans toutes ces situations, est allègrement bafoué, à proportions variées, sans que l’on ne mesure bien les implications à long terme d’une telle défaite de la pensée juridique – c’est-à-dire une défaite de l’idée même de « justice ». Ainsi l’idée même d’une « Cour de justice internationale » est totalement vidée de sens par ceux-là mêmes qui pourraient en ressentir le poids moral et politique. Plus grave encore, à mon sens, le combat (sémantique et rhétorique) sur les ‘appellations’ dont certains acteurs sont affublés (ceux qui sont des « terroristes », pour les uns, sont appelés des « résistants » pour les autres), vient de commencer de dégénérer, et d’atteindre les prodromes de l’abjection (morale). Désormais le mot même « terroriste » n’est plus assez fort. On affirme maintenant leur complète dés-humanisation (« ce sont des animaux, et il faut les traiter comme tels », « il faut les écraser comme des cafards »).

ivA cet égard, l’implosion de la réflexion politique, intellectuelle et morale en Europe est absolument sidérante. La tétanisation des intervenants politiques dans la soi-disant « Union européenne » (laquelle projetait encore récemment, sous la conduite de Madame Von der Leyen, d’imposer sa vision « géostratégique » vis-à-vis des autres « grandes puissances »), est pathétique.

vMartin Heidegger. Réflexions V. Cahiers noirs (1937-1938). Trad. F. Fédier, Gallimard, 2018, §36, p. 333

viIbid.

viiIbid., p. 334

viiiLe traducteur, François Fédier, a choisi de rendre par le mot estre, le concept d’être tel que proposé par Heidegger. Je préfère, pour ma part, éviter, non ce néologisme, puisque le mot estre est un ancien mot français, mais cette substitution, qui est aussi une privation :la privation de l’accent circonflexe sur le mot être, accent qui me semble comme voleter légèrement au-dessus des lettres, – et de l’etre, donc.

ixMartin Heidegger. Réflexions V. Cahiers noirs (1937-1938). Trad. F. Fédier, Gallimard, 2018, §41, p. 336

xIbid., §44, p. 337

xiIbid., §48, p. 340

xiiIbid., §50, p. 342

xiiiIbid., §56, p. 347

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