« C’est Toi! »


« L’exécution de Hallâj »

Dans le cheminement du mystique soufi vers l’union, il y a trois phases, l’ascèse du murîd, ‘celui qui désire Dieu’, la purification passive du murâd, ‘celui que Dieu désire’, et l’union proprement dite, quand le mystique devient mulâ‘, ‘celui à qui tout obéit’. Hallâj décrit ces phases ainsi : « Renoncer à ce bas monde c’est l’ascèse du sens ; – renoncer à l’autre vie, c’est l’ascèse du cœur ; – renoncer à soi-même, c’est l’ascèse de l’Esprit. »i

Au dernier stade, l’esprit du mulâ‘ se mélange intimement avec l’Esprit divin. Il y a fusion complète, indiscernable, du moi (humain) avec le Toi (divin).

« Ton Esprit s’est emmêlé à mon esprit, tout ainsi

Que se mélange le vin avec l’eau pure.

Aussi, qu’une chose Te touche, elle me touche.

Voici que ‘Toi’, c’est ‘moi’, en tout.

(…)

Je suis devenu Celui que j’aime, et Celui que j’aime est devenu moi !

Nous sommes deux esprits, fondus en un corps.

Aussi, me voir, c’est Le voir

Et Le voir, c’est nous voir.

(…)

Je T’appelle…non, c’est Toi qui m’appelle à Toi !

Comment aurais-je dit ‘c’est Toi !’ – si Tu ne m’avais dit ‘c’est Moi !’ ? »ii

Le surnom Hallâj signifie le ‘Cardeur’. Hallâj al-asrâr est, littéralement, leCardeur du plus intime secret’, le ‘Cardeur de la conscience’, celui qui cherche Dieu, et veut le trouver, en triturant l’âme, et en la ‘cardant’iii en quelque sorte, c’est-à-dire en la démêlant de toutes ses fibres étrangères, pour la rendre propre au tissage divin.

Mais bien d’autres métaphores sont possibles, celles du mélange, de la mixtion, de la fusion, de la pénétration, ou au contraire de l’évidement, de l’isolement… « Mon esprit s’est emmêlé à Son Esprit comme le musc à l’ambre, comme le vin avec l’eau pure. (…) Tu fonds la conscience personnelle dans mon cœur, comme les esprits se fondent dans les corps. (…) Nos consciences sont une seule Vierge… où seul l’Esprit pénètre ».iv « Quand Dieu prend un cœur, Il le vide de ce qui n’est pas Lui ; quand Il aime un serviteur, Il incite les autres à le persécuter, pour que ce serviteur vienne se serrer contre Lui seul ».v

Pour autant, cette volonté d’approcher du divin n’est pas sans danger ni péril. « Ô musulmans, sauvez-moi de Dieu… Il ne me reprend pas à moi-même, et il ne me rend pas non plus mon âme ; quelle coquetterie, c’est plus que je n’en puis supporter. »vi Longue est la route, nombreux les obstacles, les possibles égarements. « Prétendre Le connaître, c’est de l’ignorance ; persister à Le servir, c’est de l’irrespect ; s’interdire de Le combattre, c’est folie ; se laisser endormir par Sa paix, c’est sottise. »vii Mais il faut persévérer, toujours, quoi qu’il arrive. « Ne te laisse pas surprendre par Dieu, et pourtant ne désespère pas de Lui ; ne convoite pas Son amour, et pourtant ne te résigne point à ne pas L’aimer ; ne cherche point à L’affirmer, mais ne cède pas à Le nier (quand il disparaît) ; et surtout garde-toi de proclamer (de toi-même) Son unité ».viii

Pour Hallâj, l’union transformante, l’action divine en l’homme, ne résulte pas de l’omnipotence créatrice, ni de l’activité de l’Esprit (rûh), mais elle provient initialement de la puissance de la Parole, du Verbe, dont le paradigme est le commandement  יְהִי , yehi, en latin « fiat ! », en arabe « kun ! », qui est au commencement et au principe de toute chose créée.

L’union mystique de Hallâj résulte de l’acceptation permanente en son âme de la présence de la Parole, qui annonce et précède la venue de l’Esprit. « L’âme provient du commandement de mon Seigneur »ix. C’est ainsi, par la Parole, que l’Esprit se mêle à l’âme, et que le ‘moi’ (le ‘je’) s’unit et se transforme en ‘Lui’.

Deux fragments « très remarquables », comme dit Massignon, donnent une idée plus précise de cette union, qui commence par l’anéantissement du ‘je’ :

Le premier a pour titre : Tanzîh ‘an al-na‘t wa’l-wasf, « De l’éloignement (tanzîh) de l’attribut et de la qualification ».

« Ma science est trop grande pour être embrassée par la vue, elle est d’un grain trop menu et trop compact pour être assimilée par l’entendement d’une créature de chair. Je suis ‘je’, et il n’y a plus d’attribut. Je suis ‘je’ et il n’y a plus de qualificationx. Mes attributs, en effet, sont devenus une pure nature humaine, cette humanité mienne est l’anéantissement de toutes les qualifications spirituelles (rûhânîyâ), et ma qualification est maintenant une pure nature divine (lâhûtîya). Mon étatxi (hukm) actuel, c’est qu’un voile me sépare de mon propre ‘moi’. Ce voile précède pour moi la vision (kashf) ; car, lorsque l’instant de la vision se rapproche, les attributs de la qualification s’anéantissent. ‘Je’ suis alors sevré de mon moi ; ‘je’ suis le pur sujet du verbe, non plus mon moi ; mon ‘je’ actuel n’est plus moi-même. Je suis une métaphore (tajâwuz) [de Dieu transportée dans l’homme], non un apparentement générique (tajânus) [de Dieu avec l’homme], – une apparition (zuhûr) [de Dieu], non une infusion (hulûl) [de Dieu] dans un réceptacle matériel. Ma survie n’est pas un retour à la pré-éternité, c’est une réalité imperceptible aux sens et hors de l’atteinte des analogies.

Les anges et les hommes ont connaissance de cela, non qu’ils sachent ce qu’est la réalité de cette qualification, mais par les enseignements qu’ils en ont reçus, suivant leur capacité à chacun. ‘Chacun sait la source où il devra se désaltérer’ (Qur. II,60)

L’un boit une drogue, l’autre hume la pureté de l’eau. L’un ne voit qu’une silhouette humaine, l’autre ne voit que l’Unique et son regard est obscurci par la qualification ; l’un s’égare dans les lits des torrents desséchés de la recherche, l’autre se noie dans les océans de la réflexion ; tous sont hors de la réalité, tous se proposent un but, et ils font fausse route.

Les familiers de Dieu, ce sont ceux qui demandent à Lui la route ; ils s’annihilent, et c’est Lui qui organise leur gloire. Ils s’anéantissent, et c’est Lui qui réalise leur gloire. Ils s’humilient, et Lui les montre comme des repères (…) Ô merveille ! Tu dis qu’ils sont ‘arrivés’ ? Ils sont séparés. Tu dis qu’ils sont ‘voyants’ ? Ils sont absents. Leurs traits externes demeurent en eux apparents, et leurs états intimes demeurent en eux cachés. »xii

Le second fragment s’intitule Raf al-annîya, « Observation du Moi ».

« Est-ce Toi ? Est-ce moi ? Cela ferait une autre Essence au-dedans de l’Essence…

Loin de Toi, loin de Toi d’affirmer ‘deux’ !

Il y a une Ipséité tienne, en mon néant désormais, pour toujours,

C’est le Tout, par-devant toute chose, équivoque au double visage…

Ah ! Où est Ton essence, hors de moi, pour que j’y voie clair…

Mais déjà mon essence est bue, consumée, au point qu’il n’y a plus de lieu…

Où retrouver cette touche qui Te témoignait, ô mon Espoir,

Au fond du cœur, ou bien au fond de l’œil ?

Entre moi et Toi, un ‘c’est moi !’ me tourmente…

Ah ! Enlève, de grâce, ce ‘c’est moi !’ d’entre nous deux ! »xiii

Massignon indique que ce texte permet d’interpréter le cri fameux de Hallâj, Anâ’l-aqq, « Je suis la Vérité ! », qu’il accompagna de ce commentaire :

« Ô Conscience de ma conscience (Yâ Sirra sirri), qui Te fais si ténue,

Que tu échappes à l’imagination de toute créature vivante !

Et qui, en même temps, est patente et cachée, tu transfigures

Toute chose, par devers toute chose…

Si je m’excusais, envers Toi, ce serait ignorance,

De l’énormité de mon doute, de l’excès de mon bégaiement,

Ô Toi qui es la Réunion du tout, Tu ne m’es plus ‘un autre’ mais ‘moi-même’,

Mais quelle excuse, alors, m’adresserai-je, à moi ? »xiv

Hallâj constate en lui-même l’union de sa conscience avec la Conscience, l’identification de son ‘je’ avec la Vérité. Cette union équivaut à un degré suprême de présence divine, au don fait à la conscience d’une extase transcendante, qu’il décrit avec précision :

« Les états d’âme d’où surgit l’extase divinexv, c’est Dieu qui les provoque tout entiers,

Quoique la sagacité des plus grands soit impuissante à le comprendre !

L’extase, c’est une incitation, puis un regard qui grandit en flambant dans les consciences,

Lorsque Dieu vient habiter ainsi la conscience (sarîra) ; celle-ci, doublant d’acuité,

Permet alors aux voyants d’observer trois phases distinctes :

Celle où la conscience , encore extérieure à l’essence de l’extase, reste spectatrice étonnée ;

Celle où la ligature du sommet de la conscience s’opère ;

Et alors elle se détourne vers Celui qui considère ses anéantissements, hors de portée pour l’observateur ».xvi

La conscience observe en elle-même trois degrés d’extase. Elle contemple, « étonnée », son entrée dans l’extase, elle en est encore « extérieure », puis elle observe la « ligature de son sommet » (c’est-à-dire qu’elle est consciente de son lien, de son nœud, de son attachement à l’essence de l’extase), et enfin elle est consciente de son propre « anéantissement », phase essentielle qui permet son « détournement » vers Dieu.

Les trois premières phases conduisent donc, si l’on peut dire, à un quatrième état, celui où la conscience se « détourne » du phénomène de l’extase, pour aller vers Dieu.

Il y a là, me semble-t-il, une profonde analogie avec l’expérience faite par Moïse face au buisson ardent. Lorsque Moïse voit que le buisson est en feu, mais qu’il ne se consume pas, il s’en étonne, et il dit : אָסֻרָה , asourah, que l’on traduit habituellement par : « Je m’approche »xvii. Or le verbe hébreu סוּר, sour a pour sens premier : « s’écarter, se retirer, s’éloigner ». Il signifie aussi « quitter un endroit pour s’approcher d’un autre ; se tourner vers ». On peut donc comprendre que Moïse ne veut pas « s’approcher » du buisson mais veut s’en « détourner » pour s’approcher de la compréhension du phénomène, la saisie de son essence.

Hallâj, comme Moïse avant lui, l’atteste: il faut que la conscience « se détourne » de l’extase pour s’approcher de la Vérité, de l’Essence de Dieu, et entrer en Elle.

Jalâl Rûmî, quant à lui, formula une autre métaphore encore : « Un jour l’amant frappa à la porte de l’Aimé… et il Lui dit : c’est Toi ! »xviii

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iLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.48

iiLouis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.49-50

iiiCf. Louis Massignon. Parole donnée. Julliard, 1962, p.76

ivLouis Massignon. Parole donnée. « Géographie spirituelle des intercessions ». Ed. Julliard, 1962, p.75

vAkhbâr al-Hallâj. 36. Cité par Louis Massignon. Parole donnée. « Géographie spirituelle des intercessions ». Ed. Julliard, 1962,. p.76

viAkhbâr al-Hallâj. 38. Cité par Louis Massignon. Parole donnée. « Géographie spirituelle des intercessions ». Ed. Julliard, 1962,. p.79

viiAkhbâr al-Hallâj. 14. Cité par Louis Massignon. Parole donnée. « Géographie spirituelle des intercessions ». Ed. Julliard, 1962,. p.78

viiiAkhbâr al-Hallâj. 41. Cité par Louis Massignon. Parole donnée. « Géographie spirituelle des intercessions ». Ed. Julliard, 1962,. p.79

ixQur’an 17,85 : « Al rûu min ’amri Rabbî ».

x« Anâ anâ, wa lâ na‘t ; anâ anâ, wa lâ wasf. »

xiLouis Massignon traduit ici le mot arabe hukm par « statut ». Cf. op.cit. p.53. Mais le mot hukm a une large gamme de sens : « gouvernement, pouvoir, sagesse, savoir, raison ». Comme il s’agit de qualifier ce que Hallâj dit de lui-même en tant qu’il se sent intimement uni à Dieu, je préfère traduire hukm par « état » plutôt que par « statut ».

xiiHallâj. Tanzîh ‘an al-na‘t wa’l-wasf (De l’éloignement de l’attribut et de la qualification). Traduction de Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.52-54

xiiiHallâj. Akhb. N°47. Témoignage d’Ibn al-Qâsim. Traduction de Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.55

xivParoles de Hallâj, en 896, au moment de sa rupture avec les sûfîs, justifiant son cri « Anâ’l-Haqq ! » devant son directeur de conscience, Junayd. Traduction de Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.56

xvLittéralement : « Extase de la Vérité » (Mawâjida aqq),

xviHallâj. Mawâjida aqq. Traduction de Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.58, note 4.

xviiExode, 3,3

xviiiJalâl Rûmî, Mathnawî, Ed. Caire, I, 121. Cité par Louis Massignon, La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.60, note 2.

Raw Light (A Tactical Psalm)


Detail of blue mosaic at Bibi-Khanym (Bibi-Xonum) Mosque, Samarkand, Uzbekistan

In Samarkand, I picked the green fruits of an old tree.

All of them had given their juice, as every soul has its taste.

Who has seen in himself the moons, the cracks, the lava?

The grounded boats, the slumped sails, the hoped-for capes?

Like a dung beetle rising in the dune, I am a mirage.

You spread your absence everywhere.

What would I know of your presence?

You empty everything from your sky.

Today I love bread and salt.

Tomorrow I will be a friend of millet and wine.

I will lap up dreams and drink open waters.

Everything comes back one day, what use is time, for what memory?

Tonight I am ruin, dust, grave, gas, shard of earth, sandy port, blind worm, logical continuation.

Spastic heart, knotted throat, living soul.

I neither hide nor do I show. I wait for the slow one.

Already game, promised prey, drunk with nothing, I sing the shadow of a pean, the echo of an hallali.

Streams and rivers, horizontal leaks. On the horizon, the sea is so vertical.

On the pebble, water flows, far from thirst.

I don’t know the existence and the essence. I don’t know the weight of the mountains to come.

Of the possible heaps, the future number is very large.

My hands form a cup, filtering drunkenness, and the caress is a pain.

I didn’t believe in the flood, at the top of the hill, but it came, without words.

Beauty, joy, life: moons, curves, teeth, breaths, shadows.

Drink it all, and forget all that is missing and forgotten.

See: they see, and they do not see.

Give the pain a name of sweetness, a sure sign.

Cherish your peace. Hate that which kills.

Find the thread, and the eye of the needle, in the raw light.

The cut off soul


Around the middle of the 13th century, Jalal-od-Dîn [« Splendour of Religion »] Rûmî fell in love with a wandering Sufi, Shams-od-Dîn [« Sun of Religion »]. One was from Balkh in Khorassan, the other from Tabriz, on the borders of Iran and Afghanistan.

Their first meeting took place at the bazaar. Shams-od-Din asked Jalal-od-Din point-blank: « Who is the greatest, Muhammad or Beyazid? »

Rûmî was surprised by the question. Was not Muhammad the Envoy of God, the seal of the Prophets? And Beyazid, a simple mystic, a saint among so many others?

In reply, Shams-od-Din asked how the Prophet Muhammad could have said to God: « I did not know You as I should have known You, » while Beyazid had said: « Glory be to me! How high is my dignity! »

Rûmî faints, on the spot.

An explanation is necessary, perhaps.

The Prophet Muhammad confessed that he did not « know » the Divinity as he should have, – while Beyazid assumed his mystical union with God. His « Glory be to me! »  was not a proud, blasphemous, sacrilegious cry. It was the revelation that Beyazid’s ego had disintegrated, that he had melted like snow in the sun of love.

Shams-od-Din was meant to mean being a theophany, the tangible manifestation of the divine essence, the image of its mystery… He was the Beloved, and the Lover, and Love. « I am the secret of secrets, the light of lights; the saints themselves cannot understand my mystery. »

The love of the two Sufis lasted a little over a year. Suddenly Shams-od-Din disappeared. Rûmî did not find him despite his desperate searches all over the country. This loss was the dominant impulse for the rest of his life.

Rûmî founded the movement of the whirling dervishes. He wrote the Book of the Inside and the Menesvi.

One can taste in his ghazals the juice and the marrow of his loving and mystical thought.

“I am in love. Love for you, no shame on me.

Ever since the lion of sorrows you cause made me his prey,

Other than the prey of this lion, I am not.

At the bottom of this sea, what a shining pearl you are,

So that in the manner of the waves I know no rest.

On the lips of this ocean of you I abide, fixed in abode.

Drunk with your lips, though there be no embrace for me.

I base my substance upon the wine that you bring,

For of your wine no evil languor comes to me.

Your wine comes down for me from heaven.

I am not indebted to the pressed juice of the vine.

Your wine brings the mountain from its rest.

Do not shame me if I have lost all dignity. “

Why is the word « shame » used twice, at the beginning and at the end of the ghazal, but with two different meanings?

The Lover is drunk. His love is wide, burning like the sun of the universe. He feels almighty and alone. But shame overwhelms him. He’s overcome by doubt. The Beloved has disappeared, without warning, without explanation, without return. Why has he disappeared?

The bite embraces him. Suffering ravages him. His heart lacks faith. Irremediable weakness. The heart has become detached from the soul. Forever?

“Like the rose, I laugh with my whole body and not just my mouth,

For I am, me without me, with the king of the world, alone.

O torchbearer, from the heart to the dawn abductor,

Lead the soul to the heart, don’t take the heart alone!

Out of anger and envy, the soul does not make the heart a stranger,

That one, don’t leave her here, this one don’t invite him alone!

Send a royal message, make a general summons!

How long, Sultan, this one with you and that one alone?

Like last night if you don’t come tonight, if you close your lips,

A hundred cries will be made. Soul! We will not lament alone.”

Many voices are raised. Several subjects speak: the torchbearer, the heart, the soul, – and the king of the world. The torchbearer is at the service of the king of the world, – the Divinity. The heart is a rose and laughs. The soul is Rûmî.

The torchbearer has set the heart on fire, and led him to the king of the world. The soul alone groans. She suspects the torchbearer to have succumbed to anger and envy, and to have stolen the heart from the soul, to separate them, to isolate them.

Rûmî yells: « Do not make the soul a stranger to the heart! Don’t leave her here, while you invite the heart to go up alone to the king. »

He also prays to the Sultan of Heaven. « May the heart and soul not be left alone! »

For the soul, the fires are out. The wine has covered the flame.

“With this wine I extinguish myself,

And in this absence, I don’t know where I am.”

The soul has withdrawn.

“Love has separated me from my soul.

The soul, in love, has cut herself off.”

L’âme au dedans de l’amour


Rûmî a pour prénom Jalal-od-Dîn [« Splendeur de la religion »]. Il tomba amoureux d’un soufi errant, Shams-od-Dîn [« Soleil de la religion »], au milieu du 13ème siècle, à Konya. Rûmî était originaire de Balkh dans le Khorassan. Shams-od-Dîn venait de Tabriz, aux confins de l’Iran et de l’Afghanistan. Leur première rencontre eut lieu au bazar. Shams-od-Dîn interpella Jalal-od-Dîn en lui demandant à brûle-pourpoint : « Qui est le plus grand, Muhammad ou Bâyazid ? » Rûmî s’étonna de la question. Muhammad n’était-il pas l’Envoyé de Dieu, le sceau des Prophètes ? Et Bâyazid, un simple mystique, un saint parmi tant d’autres ?

Shams-od-Dîn lui demanda alors comment il expliquait que le Prophète Muhammad ait dit à Dieu : « Je ne T’ai pas connu comme il fallait Te connaître. » , et que pour sa part, Bâyazid avait déclaré : « Gloire à moi ! Combien haute est ma dignité ! » Rûmî s’évanouit sur le champ.

Une petite explication s’impose, peut-être. D’un côté Muhammad possède, on le sait, un statut unique en Islam. Mais de l’autre, et de son propre aveu, Muhammad a avoué ne pas avoir « connu » la Divinité comme il le fallait, – alors que Bâyazid assume intégralement la reconnaissance de son union mystique avec Dieu. Il ne faut pas comprendre son « Gloire à moi ! » comme un cri d’orgueil, blasphématoire, sacrilège. C’était au contraire la révélation spontanée que le moi intérieur de Bâyazid s’était désintégré, qu’il avait entièrement fondu, comme neige au soleil de l’amour divin.

Shals-od-Dîn proposa d’autres paradoxes mystiques à son amant. « Je suis le secret des secrets, la lumière des lumières ; les saints eux-mêmes ne peuvent comprendre mon mystère. » Il se présentait comme s’il était une sorte de théophanie, une manifestation tangible de l’essence de la déité, une version visible de son mystère… Il était l’Aimé, et l’Amant par excellence, et l’incarnation du secret de l’Amour.

L’amour des deux soufis dura un peu plus d’un an, puis Shams-od-Dîn disparut, et Rûmî ne le retrouva pas malgré ses recherches désespérées, allant même jusqu’à Damas. La perte lui fut intolérable. Il en tira le suc et la moelle de sa poésie amoureusement mystique et mystiquement amoureuse.

Rûmî est connu pour être le fondateur du mouvement des derviches tourneurs. Mais il fut aussi un écrivain prolifique. Le Livre du Dedans ou Le Menesvi en témoignent, et plus que tout, ses ghazals, comme celui-ci.

Pour moi, l’emploi c’est d’être sans emploi.

J’aime. De l’amour pour toi, nulle honte sur moi.

Depuis que le lion des chagrins que tu causes a fait de moi sa proie,

Sinon la proie de ce lion, je ne suis pas.

Au fond de cette mer, quelle perle éclatante tu es,

De sorte qu’à la façon des vagues je ne connais point le repos.

Aux lèvres de cet océan de toi, je demeure, fixé à demeure.

Ivre de tes lèvres, bien que d’étreinte pour moi il n’y ait pas.

Je fonde ma substance sur le vin que tu apportes,

Car de ton vin nulle mauvaise langueur ne me vient.

Ton vin descend pour moi du ciel.

Je n’ai pas de dette à l’égard du suc pressé de la vigne.

Ton vin tire la montagne de son repos.

Ne me fais pas honte si j’ai perdu toute dignité.

Je me saisis du royaume de ce monde comme fait le soleil,

Bien que je n’aie troupes ou cavaliers.

Commentaire : Pourquoi le mot de « honte » est-il employé ici à deux reprises, dans deux sens différents? Pourquoi cette « perte de dignité » ? L’Amant est complètement ivre. Son amour est aussi large, aussi brûlant, aussi universel que le soleil de l’univers. Alors, pourquoi évoquer la honte?

L’Amant se sent tout puissant, comme le soleil, mais il est seul, comme le soleil aussi.

La honte submerge l’Amant qui se désespère, dans la solitude, par faiblesse. L’Aimé a disparu soudain, sans prévenir, sans explication, sans retour. Pourquoi ? Comment ? Le doute percole. La morsure étreint. La souffrance ravage. Ce mouvement du cœur, irrésistible, ce manque de foi, irrémissible, est aussi faiblesse incommensurable, rapportée à la Seigneurie la plus élevée, au plus haut des cieux. D’où la honte. Et la confusion. Qui est le cœur? Où est-il ?

Une réponse gît peut-être dans ce ghazal :

Comme la rose, de tout le corps je ris et non par la bouche seule,

Car je suis, moi sans moi, avec le roi du monde, seul.

Ô porteur de flambeau, du cœur à l’aube ravisseur,

Conduis l’âme au cœur, ne reprends pas le cœur seul !

De colère et d’envie, l’âme ne rends pas étrangère au cœur,

Celle-là, ne la délaisse pas ici, celui-ci ne l’invite pas seul !

Lance un message royal, fais une convocation générale !

Jusques à quand, Sultan, celui-ci avec toi et celle-là seul ?

Comme la nuit dernière si tu ne viens pas ce soir, si tu fermes les lèvres,

Cent cris nous pousserons. Âme ! Nous ne pleurerons pas seuls.

Commentaire : Plusieurs voix s’élèvent dans ce poème. Plusieurs sujets parlent. Il y a le porteur de flambeau, le cœur, l’âme, – et le roi du monde. Le cœur est comme la rose et qui rit,  et le cour est aussi Shams-od-Dîn. L’âme est aussi Rûmî. Le porteur de flambeau est au service du roi du monde, qui n’est autre que la Divinité.

Voilà ce qui se joue. Le porteur de flambeau incendie le cœur, et l’a transporté à l’aube jusqu’au roi du monde. Alors l’âme restée seule gémit. Elle soupçonne le porteur de flambeau d’avoir succombé à la colère et à l’envie, et d’avoir ravi le cœur à l’âme, pour les séparer, les isoler. Mais le cœur a retrouvé sa place auprès du roi du monde.

Alors Rûmî apostrophe le porteur de flambeau : « Ne rends pas l’âme étrangère au cœur ! Ne la délaisse pas ici, pendant que tu invites le cœur, seul [à monter auprès du roi].»

Puis Rûmî s’adresse directement au roi du monde, au Sultan du ciel. « Lance une convocation royale et générale ! Que le cœur et l’âme ne restent pas seuls ! »

Mais le temps passe… Il faut conclure.

Un autre ghazal de Rûmî commence ainsi :

Par ce vin je ne sais comment

Je suis pure extinction de moi-même,

Par cette absence de lieu, je ne sais où je suis.

Et un autre encore, de cette façon :

L’amour du bien-aimé m’a retranché de mon âme.

L’âme au dedans de l’amour s’est retranchée de soi.

Extinction. Coupure. Absence. Retranchement. Solitude. Voilà où conduit l’ivresse vraie.

 

 

 

 

(Trad. du persan: Christian Jambet, in  Jalâloddin RûmÎ, Soleil du Réel)

 

L’Horus persan – ou, le faucon de l’âme


Un ghazal de Rûmî commence ainsi :

L’amour du bien-aimé m’a retranché de mon âme.

L’âme au dedans de l’amour s’est retranchée de soi.

Cette traduction de Christian Jambet me paraît un peu précieuse, contournée, trop écrite, très ‘française’.

Il s’agit d’un poème d’amour mystique. Utiliser un mot comme « retrancher » semble fausser le sens profond du sujet, – d’autant qu’il n’est pas présent dans le texte persan. On n’y trouve que l’adverbe, « hors de ». Le persan est une langue fascinante, indo-européenne dans sa structure profonde, mais aussi mâtinée d’arabe, depuis le 7ème siècle. Sa graphie lui a été imposée par les conquérants. Il en résulte une étonnante synthèse de l’Inde, de l’Europe et de l’Arabie.

Le ghazal de Rûmî est rude, âpre, simple ; une traduction presque mot à mot, pour rester plus proche de la pensée première me semble préférable.

عشق جانان مرا زجان ببريد

[‘ishq jânân marâ z jân bebarîd]

جان بعشق اندرون زجود برهيد

[jân b ‘ishiq androun z joud berhïd]

Je propose :

L’amour de mon Aimé m’a mis hors de mon âme – dans le froid.

L’âme dans l’amour, dans cet abîme – est hors d’elle, en liberté.

Le ghazal continue :

Comme l’âme est nouvelle et l’amour éternel,

Elle reste ici, dans l’existence, mais là-haut est le point suprême.

L’amour de l’Aimé est semblable à l’aimant,

Il attire l’âme tout près de lui.

Il fait s’envoler loin d’elle le faucon de l’âme.

L’âme perdue loin d’elle-même se met à vivre.

Après quoi elle revient.

Les liens de l’amour soudain l’enveloppent.

Il lui donne un suc à boire, fait de l’amour vrai.

Et il n’y a plus en elle d’autre foi.

C’est là le signe de l’amour qui commence.

Personne n’atteint le point où il finit.

La métaphore du faucon, – faut-il le souligner ? – a été employée depuis longtemps par les anciens Égyptiens pour figurer le Dieu Horus. Le faucon est censé pouvoir regarder le soleil en face.

Chez Rûmî, le faucon figure ce qu’il y a de plus vivant dans l’âme, ce point de vie brûlante qui jamais ne peut s’éteindre, et qui peut voler au profond du soleil.

L’âme amputée


 

Vers le milieu du 13ème siècle, Rûmî – Jalal-od-Dîn de son prénom [« Splendeur de la religion »], tomba amoureux d’un soufi errant, Shams-od-Dîn [« Soleil de la religion »]. L’un était originaire de Balkh dans le Khorassan, l’autre de Tabriz, aux confins de l’Iran et de l’Afghanistan.

Leur première rencontre eut lieu au bazar. Shams-od-Dîn interpella Jalal-od-Dîn en lui demandant à brûle-pourpoint : « Qui est le plus grand, Muhammad ou Bâyazid ? »

Rûmî s’étonna de la question. Muhammad n’était-il pas l’Envoyé de Dieu, le sceau des Prophètes ? Et Bâyazid, un simple mystique, un saint parmi tant d’autres ?

En réponse, Shams-od-Dîn demanda comment le Prophète Muhammad avait pu dire à Dieu : « Je ne T’ai pas connu comme il fallait Te connaître », alors que Bâyazid avait déclaré : « Gloire à moi ! Combien haute est ma dignité ! »

Rûmî s’évanouit, sur le champ.

Une explication s’impose, peut-être.

Le Prophète Muhammad a avoué ne pas avoir « connu » la Divinité comme il le fallait, – alors que Bâyazid assumait son union mystique avec Dieu. Son « Gloire à moi ! » n’était pas un cri d’orgueil, blasphématoire, sacrilège. C’était la révélation que le moi de Bâyazid s’était désintégré, qu’il avait fondu, comme neige au soleil de l’amour.

Shams-od-Dîn se voulait théophanie, manifestation tangible de l’essence divine, image de son mystère… Il était l’Aimé, et l’Amant, et l’Amour. « Je suis le secret des secrets, la lumière des lumières ; les saints eux-mêmes ne peuvent comprendre mon mystère. »

L’amour des deux soufis dura un peu plus d’un an. Soudain Shams-od-Dîn disparut. Rûmî ne le retrouva pas malgré ses recherches désespérées dans tout le pays. Cette perte fut l’impulsion dominant le reste de sa vie.

Rûmî fonda du mouvement des derviches tourneurs. Il écrivit le Livre du Dedans et le Menesvi.

On peut goûter dans ses ghazals le suc et la moelle de sa pensée amoureuse et mystique.

 

J’aime. De l’amour pour toi, nulle honte sur moi.

Depuis que le lion des chagrins que tu causes a fait de moi sa proie,

Sinon la proie de ce lion, je ne suis pas.

Au fond de cette mer, quelle perle éclatante tu es,

De sorte qu’à la façon des vagues je ne connais point le repos.

Aux lèvres de cet océan de toi, je demeure, fixé à demeure.

Ivre de tes lèvres, bien que d’étreinte pour moi il n’y ait pas.

Je fonde ma substance sur le vin que tu apportes,

Car de ton vin nulle mauvaise langueur ne me vient.

Ton vin descend pour moi du ciel.

Je n’ai pas de dette à l’égard du suc pressé de la vigne.

Ton vin tire la montagne de son repos.

Ne me fais pas honte si j’ai perdu toute dignité.

 

Pourquoi le mot « honte » est-il employé ici à deux reprises, dans deux sens différents?

L’Amant est ivre. Son amour est large, brûlant comme le soleil de l’univers. Il se sent tout puissant, et seul. Mais la honte le submerge. Le doute percole. L’Aimé a disparu, sans prévenir, sans explication, sans retour. Pourquoi ?

La morsure l’étreint. La souffrance le ravage. Son cœur manque de foi. Faiblesse irrémissible. Le cœur s’est détaché de l’âme. A jamais ?

 

Comme la rose, de tout le corps je ris et non par la bouche seule,

Car je suis, moi sans moi, avec le roi du monde, seul.

Ô porteur de flambeau, du cœur à l’aube ravisseur,

Conduis l’âme au cœur, ne reprends pas le cœur seul !

De colère et d’envie, l’âme ne rends pas étrangère au cœur,

Celle-là, ne la délaisse pas ici, celui-ci ne l’invite pas seul !

Lance un message royal, fais une convocation générale !

Jusques à quand, Sultan, celui-ci avec toi et celle-là seule ?

Comme la nuit dernière si tu ne viens pas ce soir, si tu fermes les lèvres,

Cent cris nous pousserons. Âme ! Nous ne nous lamenterons pas seuls.
Plusieurs voix s’élèvent. Plusieurs sujets parlent : le porteur de flambeau, le cœur, l’âme, – et le roi du monde. Le porteur de flambeau est au service du roi du monde, – la Divinité. Le cœur est une rose et rit. L’âme est Rûmî.

Le porteur de flambeau a incendié le cœur, et l’a mené au roi du monde. L’âme restée seule gémit. Elle soupçonne le porteur de flambeau d’avoir succombé à la colère et à l’envie, et d’avoir ravi le cœur à l’âme, pour les séparer, les isoler.

Rûmî l’apostrophe : « Ne rends pas l’âme étrangère au cœur ! Ne la laisse pas ici, pendant que tu invites le cœur à monter seul auprès du roi.»

Rûmî prie aussi le Sultan du ciel. « Que le cœur et l’âme ne restent pas seuls ! »

 

Pour l’âme, les feux sont éteints. Le vin a couvert la flamme.

Par ce vin je m’éteins à moi-même,

Et dans cette absence, je ne sais plus où je suis.

 

L’âme s’est retranchée.

L’amour m’a séparé de mon âme.

L’âme, dans l’amour, s’est amputée d’elle-même.

Mort, Orgie et Transfiguration. Du dépeçage des cadavres à la communion des saints.


Au son des cymbales et des flûtes, à la lumière des flambeaux dans la nuit, des femmes échevelées dansent. Vêtues de peaux de renards, portant des cornes sur la tête, tenant des serpents dans leurs mains, saisies d’une « folie sacrée », les femmes se précipitent sur les animaux choisis pour le sacrifice, les mettent en pièces, les déchirent à pleines dents, et dévorent toute crue leur chair sanguinolente.

« Les bacchantes célèbrent le mystère de Dionysos furieux, menant la folie sacrée jusqu’à l’ingestion de chair crue, et elles accomplissent l’absorption des chairs des massacres, couronnées de serpents, et criant Evoé. » i

Ces fêtes dionysiaques, ces bacchanales, qui ont fasciné les Anciens, quel en était le sens profond ?

Selon le mythe originaire, Dionysos Zagreus, fils de Zeus et de Perséphone, a pris la forme d’un jeune taureau, pour tenter d’échapper à ses poursuivants. Mais il est rattrapé, déchiré et dévoré par les méchants Titans, ennemis de Zeus.

Dionysos est un nom grec. En Thrace, ce dieu est nommé Sabos ou Sabazios, et Cybèle en Phrygie.

Dans tous ces cas, les cultes ont des formes analogues. Les historiens des religions semblent s’accorder sur le fait que c’est de Thrace d’où ont surgi, entre le 8ème siècle et le 7èsme siècle av. J.-C., ces cultes de la folie divine, de la danse extatique, culminant avec le démembrement de chairs vivantes, et leur dévoration sanglante.

Mais ils sont aussi enclins à y voir le symptôme d’un mouvement beaucoup plus originaire et plus universel de la nature humaine.

« Ce culte orgiastique thrace n’était que la manifestation d’une impulsion religieuse qui se fait jour en tout temps et en tout lieu sur toute la terre, à tous les degrés de la civilisation, et qui, par conséquent, doit dériver d’un besoin profond de la nature physique et psychique de l’homme (…) Et dans chaque partie de la terre, il se trouve des peuples qui considèrent ces exaltations comme le vrai processus religieux, comme l’unique moyen d’établir un rapport entre l’homme et le monde des esprits, et qui, pour cette raison, basent surtout leur culte sur les usages que l’expérience leur a montrés les plus propres à produire des extases et des visions. »ii

Innombrables sont les peuples, sur tous les continents, qui ont eu des pratiques similaires, ainsi les Ostiaks, les Dakotas, les Winnebagos, en Amérique du Nord, les Angeloks au Groenland, les Butios aux Antilles, les Piajes aux Caraïbes, et tant d’autres peuples suivant des rites chamaniques.

En islam, les Soufis et les Derviches tourneurs connaissent encore aujourd’hui la puissance de la danse extatique. Djalâl al-Dîn Rûmî en témoigne : « Celui qui connaît la force de la danse habite en Dieu, car il sait comment l’Amour tue. Allah hou ! »iii

Le culte de la « folie divine » et de l’exaltation frénétique a même été répertorié chez des chrétiens, en Russie, lors de véritables « bacchanales chrétiennes » dans la secte des « Christi », fondée par un saint homme, Philippoff, « dans le corps de qui, un beau jour, Dieu vint habiter, et qui, dès lors, parla et donna ses lois en qualité de Dieu vivant. »iv

Le culte dionysiaque de l’ivresse et de l’extase divine a, sans aucun doute, semé le germe de la croyance de l’immortalité de l’âme, dans de nombreux peuples, à toutes les époques de la courte histoire humaine, – non sous l’influence de dogmes, de lois, ou de décrets prophétiques, mais bien du fait d’une expérience intime, effectivement ressentie, par tous ceux qui ont été des participants actifs de ces nuits de folie.

C’est sur ce point que je voudrais m’arrêter un instant : le lien en la croyance en l’immortalité de l’âme et le dépeçage des corps et leur dévoration sanglante.

Le dépeçage des cadavres était probablement, dans les temps les plus anciens, une manière de rendre les morts vraiment morts, inoffensifs à jamais, incapables de revenir sur terre menacer les vivants. C’était bien là un indice de la croyance d’alors en la survivance de l’âme, malgré l’évidence de la mort physique.

Les mythes de démembrement sont attestés dans toute l’antiquité, et dans le monde entier.

Ainsi Orphée, héros divin, est mort déchiré et démembré vivant par des femmes thraces en folie.

Agamemnon, assassiné par sa femme Clytemnestre, se plaint dans l’autre monde des atroces outrages qu’elle lui a infligés après l’avoir tué: « Après ma mort honteuse, elle m’a fait subir, par malveillance, un maschalisme. »v

Dans cette opération peu ragoûtante du maschalisme, le meurtrier se livre au dépeçage du cadavre de sa victime. Il ampute ou arrache les bras et les jambes au niveau de leurs articulations, puis en forme une chaîne et les « suspend autour » des épaules et des aisselles du cadavre.

Il s’agissait de mimer symboliquement le traitement des victimes animales lors des sacrifices.

Les sacrificateurs coupaient ou arrachaient les membres de l’animal, et les offraient en prémices, sous forme de chair crue.

Les meurtriers reprenaient cette méthode en vue de leur propre purification, pour infléchir la colère des victimes, et afin que le mort devienne impuissant à punir l’assassin.

Il s’agit là d’une très ancienne idée.

Si les bras et les jambes du mort sont amputés, son âme ne pourra pas saisir les armes que l’on place devant sa tombe.

Si les meurtriers emploient cette méthode pour leur propre bénéfice, c’est que la pratique religieuse et cultuelle en était répandue.

En Égypte, Osiris est tué puis découpé en quatorze morceaux par son frère Seth. Les parties du corps sont jetés dans le Nil et dispersés par tout le pays.

Notons que le mythe osirien est rejoué pour tous les défunts, lors de l’embaumement.

Notons aussi que c’est en Égypte que le dépeçage des cadavres a pris la forme la plus ritualisée, la plus élaborée, employant pour ce faire une batterie de méthodes chirurgicales, chimiques, magiques, incluant le démembrement, la macération, la momification, la crémation, l’exposition de diverses parties du corps. Le rituel de l’embaumement dure soixante-dix jours.

« Le cerveau est extrait par le nez, les viscères sont enlevés par une incision pratiquée au flanc ; seul le cœur, emmailloté, est remis à sa place, tandis que les organes sont déposés dans des « canopes », vases aux couvercles en forme de tête humaine ou animale. Les parties molles restantes et les fluides organiques sont dissous par une solution de natron et de résine et évacués du corps par la voie rectale. Cette première phase a lieu sous le signe de la purification. Tout ce qui est « mauvais » est retiré du corps, autrement dit tout ce qui est périssable et peut compromettre la forme d’éternité qui est l’objectif visé. »vi

Toutes ces interventions violentes autour du corps disloqué poussent à l’extrême la métaphore de la mort, à laquelle précisément s’oppose celle de la vie éternelle qui attend le corps mort après son embaumement.

« Commence alors la phase de dessiccation (déshydratation et salage), qui dure une quarantaine de jours. Réduit à la peau et aux os, le cadavre va ensuite être remis en forme lors du rituel de momification ; c’est alors qu’ont lieu les onctions aux huiles balsamiques destinées à rendre sa souplesse à la peau, le bourrage avec des résines, de la gomme arabique, des étoffes, de la sciure, de la paille et d’autres matières, l’incrustation d’yeux factices, la pose des cosmétiques et de la perruque, et enfin l’emmaillotage avec des bandelettes de lin fin, en partie inscrites de formules magiques et entre lesquelles sont glissées des amulettes. Le résultat de toutes ces opérations est la momie. Celle-ci est bien plus que le cadavre : la figure du dieu Osiris et une manière de hiéroglyphe représentant l’être humain complet, « rempli de magie » comme le disent les Égyptiens. »vii

Ce n’est pas fini. Vient maintenant le temps du verbe, le temps de la parole, des prières, des invocations. « En égyptien, cette thérapie mortuaire par la parole est exprimée par un mot foncièrement intraduisible, mais qu’il est d’usage en égyptologie de rendre par « glorification » ou « transfiguration ». Le mort y est invoqué par un flot ininterrompu de paroles (…) Le mort devient ainsi un esprit doté de puissance capable de survivre sous de multiples formes (…) Par la récitation des glorifications, les membres dispersés du corps sont d’une certaine façon rassemblés en un texte qui les décrit comme une nouvelle unité. »viii

La « glorification » et la « transfiguration » du mort rappellent celles d’Osiris. « Ce sont les rites, les images et les textes qui réveillent Osiris et le ramènent à la vie ; c’est à l’aide de formes symboliques que le mort disloqué est recomposé et qu’est franchie la frontière séparant la vie et la mort, ici-bas et l’au-delà. Le mystère de cette connectivité capable de triompher de la mort ne réside toutefois pas dans les formes symboliques, mais dans l’amour qui les met en œuvre. Savoir qui accomplit les rites, prononce les mots et apparaît en image est tout sauf indifférent. C’est d’abord et avant tout l’affaire de la déesse Isis, épouse et sœur jumelle d’Osiris. Sur ce point, le mythe d’Osiris et d’Isis correspond d’ailleurs à celui d’Orphée et d’Eurydice (…) La musique seule n’eût pas suffi à Orphée si elle n’avait été mise en œuvre par un amour transcendant toutes les frontières ; de même, pour Isis, c’est l’amour qui confère à ses rites et récitations magiques une force de cohésion capable de suppléer à l’inertie du cœur d’Osiris et de ramener le dieu à la vie. L’association de l’amour et de la parole est la force de cohésion la plus intense que les Égyptiens connaissent et en même temps le plus puissant élixir de vie. »ix

Mort du dieu. Glorification. Transfiguration. Résurrection sous l’effet de l’amour et de la parole.

Il est aisé de pressentir, à partir de ces mots-clé, des parallèles possibles avec la mort du Christ, y compris jusque dans certains détails précis.

Les derniers instants de Jésus sont décrits ainsi : « Comme c’était la Préparation, les Juifs, pour éviter que les corps restent sur la croix durant le sabbat – car ce sabbat était un grand jour – demandèrent à Pilate qu’on leur brisât les jambes et qu’on les enlevât. Les soldats vinrent donc et brisèrent les jambes du premier, puis de l’autre qui avait été crucifié avec lui. Venus à Jésus, quand ils virent qu’il était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes, mais l’un des soldats, de sa lance, lui perça le côté et il sortit aussitôt du sang et de l’eau. Celui qui a vu rend témoignage, – son témoignage est véritable, et celui-là sait qu’il dit vrai – pour que vous aussi vous croyiez. Car cela est arrivé afin que l’Écriture fût accomplie :

Pas un os ne lui sera brisé. »x

Cette parole de l’Écriture se trouve en effet dans le texte de l’Exode :

« YHVH dit à Moïse et à Aaron : ‘Voici le rituel de la pâque : aucun étranger n’en mangera. Mais tout esclave acquis à prix d’argent, quand tu l’auras circoncis, pourra en manger. Le résident et le serviteur à gages n’en mangeront pas. On la mangera dans une seule maison et vous ne ferez sortir de cette maison aucun morceau de viande. Vous n’en briserez aucun os. »xi

Il faut faire l’hypothèse que le précepte donné à Moïse par YHVH de « ne briser aucun os » est assimilable à une inversion radicale par rapport aux pratiques « idolâtres » dont il s’agissait de se départir entièrement. Si les sacrificateurs « païens » arrachaient les membres des animaux, brisaient les os et les articulations, il pouvait être jugé utile de préconiser une pratique strictement contraire.

S’inscrivant dans cette inversion juive, il importe de noter que, par contraste avec le dépeçage égyptien des corps, le démembrement dionysiaque ou le maschalisme grec, les membres du corps de Jésus furent laissés intacts, « afin que l’Écriture fût accomplie ».

Mais le mystère s’approfondit, lorsque l’on note également, que la veille de sa mort, Jésus procéda symboliquement lors de la Cène, au partage symbolique de son corps et de son sang avec ses disciples, prenant lui même ainsi la place de l’agneau pascal offert en sacrifice divin.

« Or, tandis qu’ils mangeaient, Jésus prit du pain, le bénit, le rompit et le donna aux disciples en disant : ‘Prenez et mangez, ceci est mon corps.’ Puis, prenant une coupe, il rendit grâces et la leur donna en disant : ‘Buvez-en tous ; car ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés.’ »xii

Remarquons, ici, une double inversion.

Une première inversion, par rapport aux pratiques païennes préconisant de rompre les membres de corps vivants livrés au sacrifice, et de boire leur sang. Jésus ne rompt que du pain, et ne boit que du vin. L’inversion est tout entière dans la transmutation symbolique du sacrifice, image par ailleurs du sacrifice bien réel qui sera bientôt consenti, dès le lendemain, sur la croix.

Une deuxième inversion, cette fois par rapport aux pratiques juives de la pâque.

La pâque juive est exclusive : « aucun étranger n’en mangera ».

La communion chrétienne, par contraste, annonce l’alliance nouvelle, pour le bénéfice de la « multitude ».

Malgré toutes les différences qui sautent aux yeux, une profonde continuité survolant continents et millénaires semble apparaître.

Les anciens sacrifices chamaniques, le démembrement d’Osiris, la dilacération du corps de Dionysos, se retrouvent, de façon subliminale, symbolique, incarnés dans le pain rompu et le vin partagé lors du dernier repas de Jésus avec ses disciples.

Par delà toutes les différences entre ces religions aussi diverses que les peuples de la terre, il reste un étrange sentiment commun : un Dieu meurt, il est partagé en sacrifice parmi ceux qui croient en lui, et en l’immortalité de leur âme, et ce Dieu ressuscite, par la puissance de l’amour et de la parole.

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iClément d’Alexandrie. Protreptique II, 12, 2

iiErwin Rohde. Psyché. Le culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance à l’immortalité. Ed. Les Belles Lettres, 2017, p. 292

iiiIbid. p. 293 n.2

ivIbid. p. 293 n.2

vEschyle. Les Choéphores 439. Cité par Erwin Rohde. Psyché. Le culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance à l’immortalité. Les Belles Lettres, 2017, p. 229.

viJan Assmann. Mort et au-delà dans l’Égypte ancienne. Ed. Du Rocher, 2003, p.59

viiIbid. p.60

viiiIbid. p.61

ixIbid. p62.

xJn. 19, 31-36

xiEx. 12, 43-46

xiiMt. 26, 26-28

Le Coran et la Croix sont même foi


L’ami pour qui épine et fleur sont unes,

Pour qui le Coran et la Croix sont même foi –

Il n’en a cure. Pour lui tout est un :

Le cheval le plus vite, l’âne le plus lent.

(Rûmî)

Libre de courir


Tu m’as pris mon nom et tout le reste. Mon âme :

Des mains que tu fais battre sans chanter.

Il n’y a pas de lieu pour elle. Où irais-je ?

Tu m’as rendu errant comme l’âme; libre de courir.

(Rûmî)

Ceux qui se noient


Dis à la nuit qu’elle ne peut clamer le jour.

Aucune religion ne clame la sainteté de l’amour.

L’amour est un immense océan, sans rivage.

Ceux qui s’y noient, ils ne pleurent ni ne prient.

(Rûmî)

L’âme s’est retranchée de soi


Vers le milieu du 13ème siècle, à Konya, un certain Rûmî – Jalal-od-Dîn de son prénom [« Splendeur de la religion »], tomba amoureux d’un soufi errant, Shams-od-Dîn [« Soleil de la religion »]. Le premier était originaire de Balkh dans le Khorassan, le second de Tabriz, aux confins de l’Iran et de l’Afghanistan.

Leur première rencontre eut lieu au bazar. Shams-od-Dîn interpella Jalal-od-Dîn en lui demandant à brûle-pourpoint : « Qui est le plus grand, Muhammad ou Bâyazid ? » Rûmî s’étonna de la question. Muhammad n’était-il pas l’Envoyé de Dieu, le sceau des Prophètes ? Et Bâyazid, un simple mystique, un saint parmi tant d’autres ?

Shams-od-Dîn lui demanda alors comment il expliquait que le Prophète Muhammad ait dit à Dieu : « Je ne T’ai pas connu comme il fallait Te connaître. » , et que pour sa part, Bâyazid avait déclaré : « Gloire à moi ! Que haute est ma dignité ! »

Rûmî s’évanouit alors, sur le champ.

Une petite explication s’impose, peut-être. Muhammad possède, on le sait, un statut unique en Islam. Mais Muhammad a aussi avoué ne pas avoir « connu » la Divinité comme il le fallait, – alors que Bâyazid assumait intégralement la reconnaissance de son union mystique avec Dieu. Il ne fallait pas comprendre son « Gloire à moi ! » comme un cri d’orgueil, blasphématoire, sacrilège. C’était au contraire la révélation spontanée que le moi intérieur de Bâyazid s’était désintégré, qu’il avait entièrement fondu, comme neige au soleil de l’amour divin.

Shams-od-Dîn proposa d’autres paradoxes mystiques à son amant. Il se présentait comme s’il était une sorte de théophanie, une manifestation tangible de l’essence de la déité, une version visible de son mystère… Il était l’Aimé, et l’Amant par excellence, et l’incarnation du secret de l’Amour. « Je suis le secret des secrets, la lumière des lumières ; les saints eux-mêmes ne peuvent comprendre mon mystère. »

L’amour des deux soufis dura un peu plus d’un an, puis Shams-od-Dîn disparut, et Rûmî ne le retrouva pas malgré ses recherches désespérées, allant même jusqu’à Damas. La perte lui fut intolérable. Il en tira le suc et la moelle de sa poésie amoureuse et mystique.

Rûmî fonda du mouvement des derviches tourneurs. Il fut un écrivain prolifique. Le Livre du Dedans ou Le Menesvi en témoignent.

Mais ce sont ses ghazals qui témoignent le mieux du suc et de la moelle de sa poésie amoureuse et mystique.

Pour moi, l’emploi c’est d’être sans emploi.

J’aime. De l’amour pour toi, nulle honte sur moi.

Depuis que le lion des chagrins que tu causes a fait de moi sa proie,

Sinon la proie de ce lion, je ne suis pas.

Au fond de cette mer, quelle perle éclatante tu es,

De sorte qu’à la façon des vagues je ne connais point le repos.

Aux lèvres de cet océan de toi, je demeure, fixé à demeure.

Ivre de tes lèvres, bien que d’étreinte pour moi il n’y ait pas.

Je fonde ma substance sur le vin que tu apportes,

Car de ton vin nulle mauvaise langueur ne me vient.

Ton vin descend pour moi du ciel.

Je n’ai pas de dette à l’égard du suc pressé de la vigne.

Ton vin tire la montagne de son repos.

Ne me fais pas honte si j’ai perdu toute dignité.

Je me saisis du royaume de ce monde comme fait le soleil,

Bien que je n’aie troupes ou cavaliers (…)

Pourquoi le mot « honte » est-il employé ici à deux reprises, dans deux sens différents? Pourquoi cette « perte de dignité » ?

L’Amant est complètement ivre. Son amour est aussi large, aussi brûlant que le soleil de l’univers. L’Amant se sent tout puissant, comme le soleil ; mais il reste seul, comme lui aussi.

La honte submerge l’Amant dans la solitude. Le doute percole. L’Aimé a disparu soudain, sans prévenir, sans explication, sans retour probable. Pourquoi ? Comment ? La morsure étreint. La souffrance ravage. Le cœur manque de foi. Faiblesse irrémissible. Honte, confusion. Le cœur s’est détaché de l’âme. A jamais ? Comment le cœur et l’âme se retrouveraient-ils ?

Une réponse gît peut-être dans cet autre ghazal:

Comme la rose, de tout le corps je ris et non par la bouche seule,

Car je suis, moi sans moi, avec le roi du monde, seul.

Ô porteur de flambeau, du cœur à l’aube ravisseur,

Conduis l’âme au cœur, ne reprends pas le cœur seul !

De colère et d’envie, l’âme ne rends pas étrangère au cœur,

Celle-là, ne la délaisse pas ici, celui-ci ne l’invite pas seul !

Lance un message royal, fais une convocation générale !

Jusques à quand, Sultan, celui-ci avec toi et celle-là seule ?

Comme la nuit dernière si tu ne viens pas ce soir, si tu fermes les lèvres,

Cent cris nous pousserons. Âme ! Nous ne nous lamenterons pas seuls.
Plusieurs voix s’élèvent dans la solitude. Plusieurs sujets parlent : le porteur de flambeau, le cœur, l’âme, – et le roi du monde. Le cœur est comme la rose et rit. L’âme est celle de Rûmî. Le porteur de flambeau est au service du roi du monde, qui n’est autre que la Divinité.

Le porteur de flambeau a incendié le cœur, et l’a transporté à l’aube jusqu’au roi du monde. L’âme restée seule gémit. Elle soupçonne le porteur de flambeau d’avoir succombé à la colère et à l’envie, et d’avoir ravi le cœur à l’âme, pour les séparer, les isoler, et rendre au cœur sa place auprès du roi du monde.

Rûmî apostrophe le porteur de flambeau : « Ne rends pas l’âme étrangère au cœur ! Ne la délaisse pas ici, pendant que tu invites le cœur, à monter seul auprès du roi.»

Rûmî s’adresse ensuite au roi du monde, au Sultan du ciel. « Lance une convocation royale et générale ! Que le cœur et l’âme ne restent pas seuls ! »

La solitude, et tous les feux solaires sont éteints. Le vin a couvert la flamme.

Un autre ghazal commence ainsi :

Par ce vin je ne sais comment je suis pure extinction de moi-même,

Par cette absence de lieu, je ne sais où je suis.

Et un autre ghazal encore dit ceci :

L’amour du bien-aimé m’a retranché de mon âme.

L’âme au dedans de l’amour s’est retranchée de soi.

Atomes, sucs, mondes : Donne à la peine le nom de la douceur.


En me promenant autour d’un verger de printemps, j’ai trouvé quelques fruits neufs sur un très vieil arbre. Croquant la chair sucrée, j’ai composé un hommage à ma façon au sage de Tabriz, sur mon clavier AZERTY .

Tout atome est un monde. La moindre goutte de suc est une âme. Les noms ne sont que des signes. Que ferais-je des noms, des signes, des gouttes et des mondes ?

Une perle est peut-être posée au fond de la mer. Que ferais-je des demi-lunes, des ors voilés, des barques à terre, des voiles affalées, des courses dans la dune ?

Tu es pour moi l’âme et le monde. Que ferais-je de l’âme et du monde ? Tu étales partout ton absence. Que ferais-je de ta présence ?

Aujourd’hui je suis l’ami du vin. Demain j’aimerai le pain, l’eau et le sel. Un autre jour je rirai de l’eau des rêves, de l’eau des yeux. Puisque tout revient, que ferais-je du temps et du souvenir ?

Je suis ruine, voie poudreuse, piste écartée, temple désert, édicule ridicule, géante gazeuse, pyramide suspendue, jardin magique, port d’attache, typhon griffon. Qui trouvera le fil, le chas, l’aiguille ?

De la peur dans la peau, de la terreur, je me suis libéré. Je ne me cache ni ne me montre. Je n’ai ni lieu ni temps pour ce faire.

J’ai déjà été gibier de ta potence, proie de ta chasse, ivre de ton goulot, que ferais-je de ta lance, de ton arc, de ta griffe ?

Je nage au fond du ru clair, que ferais-je de l’eau des puits ? Coule, coule l’eau. Que ferais-je des soifs endiguées ?

J’ai laissé l’existence et l’essence. Que ferais-je du poids de la montagne ? Des monceaux de sable ? J’ai fait de mes deux mains une seule coupe, pleine d’ivresse, de caresse humide.

J’aimais l’unité. Mais le chemin est coupé. Pas de bac. Je ne croyais pas à la crue.

J’aimais la beauté, la joie. Lune, courbe, dent, boucle, souffle, hâle, ombre. Âme légère, bois à la lourde coupe. Oublie le chagrin et l’oubli. Vois l’amour et goûte l’amitié. Vois ceux qui voient, vois ceux qui ne voient pas. Et regarde encore !

Donne à la peine le nom de la douceur, donne-lui pour signe la joie. Vis en paix. L’heure viendra un jour. Il y a une voie derrière ce que cachent les paroles.

Ils sont déjà morts


A l’abattoir de l’amour, on ne tue que le plus précieux,

Les petits esprits, les mesquins, on les ignore.

Si tu aimes vraiment, tu ne sauveras pas ta vie.

Ils sont déjà morts, ceux qui ne reçoivent pas le couteau.

Moutons bêlants et coup du lapin


Le temps bientôt mettra fin aux bêlements

Et le loup du néant dévorera tout le troupeau laineux

Leurs têtes sont farcies de satisfaction confite

Mais le coup du lapin sur la nuque la fera gicler pour de bon.

(Rûmî)

Dans ces temps durs, je veux partager un secret


Cœur ! dans ces temps durs, je veux partager un secret.

Âme ! penche la tête si tu es d’accord.

Patience ! tu ne pourras supporter cette peine ; va-t-en !

Raison ! Tu n’es qu’une enfant. Va jouer.

(Rûmî)

Aujourd’hui le monde est en flamme


Hier, la richesse c’était la lumière du jour.

Aujourd’hui le monde est illuminé par les flammes.

Quelle pitié que dans le livre de ma vie, le temps

Écrive : « Ceci un jour. Cela un autre jour. »

(Rûmî)