De l’Un, de l’Être et des autres choses


« L’un et l’être » ©Philippe Quéau 2023 ©Art Κέω 2023

L’Un est qualifié d’« illimité » dans le Parménide de Platon. Mais dans le Philèbe, Platon dit que tout ce qui existe possède « limite et illimitation ». Si l’Un est, il est donc à la fois limité et illimité. Est-ce contradictoire ? Avec Platon, les contradictions apparentes se résolvent toujours, car elles ne sont jamais que des métaphores, des tournure de langage dévoilant d’autres perspectives, révélant de nouvelles profondeurs. Platon voyage en esprit à travers ses propres apories, ou ses abîmes, et il en vient toujours à s’exiler de sa pensée première, pour aller au-delà, plus loin, plus haut. L’Un, par exemple, est le premier des nombres, mais porte aussi l’idée d’unité, il est une image de l’Intelligence ou encore un symbole du Dieu. Si l’on nie l’Un, on ruine d’un coup les mathématiques, la philosophie et le monothéisme. Que resterait-il alors ? L’air, la terre, l’eau, le feu ? Mais le matérialisme des matérialistes paraît toujours un peu myope, étroit intellectuellement. La matière, prise dans son ensemble, comprise dans sa totalité, ne laisse pas de posséder une sorte d’unité. La substance dont elle est faite est intrinsèquement une. Si elle ne l’était pas, il faudrait dire « les matières », et il faudrait surtout tâcher de distinguer en quoi, conceptuellement, telle matière diffère de telle autre, alors qu’elles sont faites de la même énergie pure : M= E/C2, dixit Einstein.

Parménide, quant à lui, dit : « Illimité sera l’Un, s’il n’a ni commencement ni fini. » De cette première assertion, dérivent nombre de conséquences. « [L’Un] ne saurait être nulle part ; ce n’est en effet ni en autre chose, ni en soi-même qu’il pourrait êtreii. » De plus, il n’est ni en repos ni en mouvement. S’il avait un mouvement, ce serait un déplacement ou une altération. Mais s’il s’altérait, l’Un ne serait plus un. Et il ne peut se déplacer, car il n’est jamais quelque part, il n’est pas non plus en quelque choseiii. Il ne sera jamais différent de lui-même, ou d’autre chose. « Par le fait qu’il est un, il ne sera pas différentiv ». L’Un n’est pas non plus identique à lui-même, car « s’il veut être identique à soi-même, il ne sera pas un soi-même ; et ainsi, tout en étant l’Un, il ne sera pas unv. » Il n’est ni semblable, ni dissemblable, ni égal, ni inégal, pas plus à soi-même qu’à autre chosevi. Il n’est pas non plus dans le temps. En conséquence, on ne peut dire de lui : « il était », il « a été » ou il « vint à l’être », ni qu’il « sera », ou qu’il « viendra à être », ou, même au présent, qu’il « est » ou qu’il « vient à être »vii. Et si, de nulle façon, il n’a part au temps, alors il n’a part à l’Être de nulle façon, et donc en nulle façon peut-on dire que l’Un « est »viii. De plus, s’il n’est pas, il ne peut donc être nommé, ni désigné, ni connuix. Il ressort de tout cela que s’il y a l’Un et seulement l’Un, il ne saurait y avoir d’Être. C’est là une conclusion fort gênante, et même inacceptable pour un philosophe, ce qui semble indiquer soit une faute de rationalité dans la logique employée, soit des prémisses incorrectes.

Le reconnaissant, Parménide reprend son raisonnement, selon un autre angle. « L’Un, s’il est, y a-t-il moyen que lui, il soit, et qu’à l’Être il n’ait point part ? » Non, ce n’est pas possible : il faut bien admettre que l’Un, s’il est, a part à l’être. « Par suite, l’Être de l’Un sera, sans être identique à l’Un ; sans quoi, celui-ci [l’Être] ne serait pas l’Être de celui-là [l’Un], ni celui-là, l’Un, n’aurait point part à celui-ci, et il serait équivalent de dire que l’Un ‘il est’ ou de dire que l’Un, ‘c’est l’Un’.x » Il y a nécessairement une autre signification dans l’expression « il est » que celle attachée au seul mot « un ». Qu’en résulte-t-il ? Il en résulte que l’Un est une sorte de Tout, qui se démultiplie en une infinité de parties. Ce qui est « un » en lui contient toujours quelque chose « qui est », et ce « qui est » contient de l’« un », et ainsi de suite, l’Un se dédouble à l’infini, entre un et être… Mais alors, « à devenir deux indéfiniment, jamais l’Un ne sera unxi », et l’Un doit être donc une infinie pluralité. Cette nouvelle conclusion paraît tout aussi insatisfaisante pour l’esprit. Jusqu’où Parménide errera-t-il dans ses pensées ? Platon tente-t-il d’exercer sa célèbre ironie à l’encontre de son illustre devancier ? Ou les deux à la fois ? En fait, Parménide n’erre pas, il spécule, il cherche. Il propose de tester d’autres hypothèses. Sa troisième tentative pourrait se formuler ainsi : l’Un est, et il n’est pas ; il change. « L’Un étant un et plusieurs, autant que ni un ni plusieurs, et ayant part au Temps, n’est-ce pas une nécessité pour lui, pour autant qu’il ‘est’ un, d’avoir tantôt part à l’Être, et, pour autant qu’il ‘ne l’est pas’, de n’avoir point tantôt part à l’Êtrexii ? » S’il a tantôt part à l’Être, et tantôt n’y a pas part, alors cela signifie qu’il change. Il change son état: se trouvant en repos, il se met en mouvement, et, se trouvant en mouvement, il se met au repos. Quand se feront ces changements d’état ? Il n’est point de temps où il lui serait possible d’être tout à la fois en mouvement et en repos, ou bien ni en mouvement ni en repos. A quel moment pourrait-il donc ‘changer’ ? Réponse de Parménide : dans l’instantané. « L’instantané, cette nature d’étrange sorte, a sa situation dans l’entre-deux du mouvement et du reposxiii. » Selon cette vue, l’Un n’est ni un, ni plusieurs, mais il passe sans cesse (et instantanément) d’un à plusieurs, et de plusieurs à un. Dans ces conditions, il ne se sépare pas de lui-même, il ne se réunit pas à lui-même, il n’est pas non plus semblable à lui-même, ni dissemblable.

On a beaucoup parlé de l’Un, jusqu’à présent, et il faut maintenant considérer la situation des autres choses que l’Un. Si l’Un est, que dire de l’existence de toutes les autres choses ? Du moment que les autres choses sont autres que l’Un, ce n’est certes pas l’Un qu’elles sont. Mais on ne peut non plus dire qu’elles soient absolument privés de l’Un. Elles y ont part de quelque façonxiv. Et comme parties, elles font partie d’un tout. Un tout, c’est l’unité d’une pluralité. Ce tout, cette unité, forme une réalité une et idéale, un objet ‘un’ que nous appelons ‘tout’, et qui est réalisé à partir d’une totalité de multiplicités. Toutes les autres choses [que l’Un] seront donc des parties de cette unité, laquelle forme un tout parfait. Mais cette unité du tout est ‘une’, elle aussi. Or, ce fait d’être un, il n’est que l’Un lui-même à qui ce soit possiblexv. Il est donc nécessaire, aussi bien pour le ‘tout’ que pour les parties de ce ‘tout’ d’avoir part à l’Un. Or, c’est en étant différentes de l’Un que les choses, qui y ont part, auront part à l’Un. Si elles sont différentes de l’Un, elles sont donc ‘plusieurs’. Car si elles n’étaient pas ‘plusieurs’, et qu’elles ne sont déjà pas l’Un, alors elles ne seraient rienxvi. Or, si elles sont plusieurs, alors elles sont infinies. Pourquoi infinies ? Parce que si l’on prélevait par la pensée quelque partie de leur pluralité, et que l’on répétait cette soustraction indéfiniment, il faudrait bien que cette pluralité reste toujours une pluralité, sans que cette pluralité puisse être jamais réduite à l’un, ou au néant. Il faut donc que cette pluralité soit bien infinie. Ce résultat amène à considérer d’autres développements. On sera conduit à distinguer, d’un côté, l’Un, d’un autre côté les autres choses que l’Un, en tant que ces choses sont cependant des parties singulières de l’Un, même après leur communion avec l’Un ; et d’un autre côté encore, il faudra distinguer une troisième modalité d’être – le ‘tout’ infini, illimité, constitué par la pluralité de toutes les choses qui sont autres que l’Un. Les autres choses que l’Un sont donc à la fois limitées, comme étant, en soi, unes et singulières, et illimitées, lorsqu’elles sont envisagées comme des toutsxvii, et comme participant à la totalité des pluralités. Ces pluralités incluent d’ailleurs l’ensemble des multiples et mutuels rapports de toutes les choses autres que l’Unxviii.

À ce point du raisonnement, une cinquième hypothèse peut être envisagée : l’Un est, absolument, mais les autres choses n’en sont point des parties [de l’Un], et elles ne sont donc elles-mêmes ni ‘un’, ni ‘plusieurs’. L’Un reste absolument à part, vis-à-vis de toutes les autres choses [qui ne sont pas l’Un]. Il y a seulement l’Un et les autres choses. Il n’y a pas de troisième terme, comme le ‘tout’ de ces autres choses. Mais alors, il n’y a plus moyen non plus d’imaginer une troisième entité, qui permettrait à l’Un de venir au contact avec les autres choses. Il n’y aurait aucun moyen, non plus, pour les autres choses de prendre part à l’Un . L’Un serait absolument séparé. Dans cette hypothèse, sous aucun rapport, les autres choses ne sont ‘unes’, et elles n’ont en elles-mêmes rien qui soit un. Elles ne sont pas non plus ‘plusieurs’, car alors, elles seraient parties de cette pluralité, comme autant d’unités, dont on vient de dire qu’elles ne peuvent être. Elles ne seraient non plus ni semblables ni dissemblables : une similitude impliquerait une forme d’unité, et une dissemblance une forme de différence, donc une dualité, laquelle induirait l’existence de deux unités. Ainsi, si l’Un est ‘absolument’, cela implique que l’Un est aussi toutes les choses, et qu’il est aussi toutes les choses qu’il n’est pas. Mais alors comment l’Un peut-il encore être un s’il est aussi toutes les choses, celles qu’il est et celles qu’il n’est pas ?

Nous sommes bien obligés d’envisager une sixième hypothèse, une hypothèse négative, cette fois : « l’Un n’est pas ». Si l’on peut dire que l’Un n’est pas, il en résulte au moins ceci que l’on formule un certain savoir à son égard. L’Un n’est pas, mais il reste au moins un objet de pensée. Et cette pensée est celle d’une altérité. Si l’Un ‘n’est pas’, c’est qu’il n’a aucune part à l’Être. Mais, en théorie, il pourrait encore avoir part à bien d’autres choses. Cet Un n’est pas, certes, mais il ‘n’est pas’ d’une manière qui n’appartient qu’à lui. D’autres choses peuvent aussi ‘n’être pas’, mais leurs façons de ‘n’être pas’ peuvent différer du ‘n’être pas’ de l’Un. Sinon, cela reviendrait à dire qu’elles seraient la même chose que lui, l’Un – ce qui ne peut être, par définition. Les autres choses, étant différentes de lui, sont aussi d’une sorte différente. Et être d’une ‘sorte différente’, c’est être d’une autre sortexix. L’Un est d’une sorte différente des autres choses, mais, à l’égard de lui-même, il doit rester semblable. Bien plus, c’est à l’Être même qu’il faut que l’Un ait part, en quelque façonxx, puisque loin de différer de lui-même il doit ‘être’ sembable à lui-même.

L’Un qui n’est pas, « est » donc, d’une certaine manière, à ce qu’il semble. « Supposons, en effet, qu’il ne soit point un ‘qui n’est pas’ ; que, au contraire, il se relâche d’être cela un tant soit peu pour ne pas l’être ; tout de suite, il ‘sera’ un ‘qui est’ […] Il lui faut, s’il doit ‘ne pas être’, posséder cette propriété, pour relier à soi le Non-être, d’ ‘être’ un qui n’est pasxxi. » Tout pareillement, à tout ce qui est, il faut cette propriété de n’ ‘être pas’ un ‘qui n’est pas’, pour avoir l’être. Tout ce qui est doit avoir part à l’essence d’être ‘qui est’, et avoir part à la non-essence d’être ‘qui n’est pas’. En revanche, ce qui n’est pas doit avoir part, non pas à la non-essence de n’être pas un ‘qui n’est pas’, mais à l’essence d’être un ‘qui n’est pas’xxii.

Dans ces conditions, on voit que revient une part de « ne pas être » à ce qui est, et une part d’« être » à ce qui n’est pas. De cela, on infère qu’à l’Un, lui aussi, revient une part d’« être » dès lors qu’il n’est pas. L’Un est, d’une certaine manière, au moins rhétorique, en vue de son « n’être pas ». Dans l’hypothèse où l’Un n’est pas, une forme de l’Être apparaît donc quand même et s’attache à lui, comme une ombre. Et, comme il n’est pas, le Non-Être apparaît aussi en lui, comme l’ombre d’une ombre. Une telle configuration, mêlant être et non-être, ne peut rester statique. Elle implique un changement, un mouvement. L’Un, qui ‘n’est pas’, est nécessairement en mouvement – entre être et non-êtrexxiii. Mais, puisqu’‘il n’est pas’, il ne peut ‘être’ en mouvement. Il est donc en repos. Tout cela paraît un peu contradictoire.

Il faut donc envisager une septième hypothèse. L’Un n’est pas, absolument. Il n’est sujet d’aucune détermination, et ne peut donc être objet de pensée. Si l’on entend ‘il n’est pas’ dans un sens absolu, l’Un n’a maintenant plus aucune part à l’être. En particulier, il ne naît, ni ne périt. Il n’a aucune part à ce qui est. Il ne peut recevoir aucune détermination, aucun attribut, aucune désignation. On ne peut se faire de lui aucune opinion, ou idée, sous aucun rapport que ce soitxxiv.

Il reste cependant à régler, toujours dans l’hypothèse ou l’Un n’est pas, le cas des autres choses [que l’Un]. Quelle est leur essence ? Ou leur non-essence ? Elles ont au moins l’essence de leur altérité réciproque. L’Un n’étant pas, toutes ces choses ne peuvent être ‘unes’, et singulières. Leurs singularités, une fois totalisée, revient à postuler une infinie pluralitéxxv. Il y a une pluralité de choses, dont chacune est ‘une’ en apparence, mais non réellement, du moment qu’il n’y a pas d’Un. À l’égard les unes des autres, chacune a l’air d’avoir une limite, mais à l’égard d’elle-même, elle n’a ni commencement, ni limite externe, ni unité interne. En conséquence, toutes ces choses se brisent, s’émiettent, sans qu’on arrive à les saisir même par la pensée. Elles ressemblent à des peintures en trompe-l’oeilxxvi, qui de plus, infiniment évanescentes, se dissoudraient sans cesse.

On peut enfin imaginer une neuvième hypothèse : l’Un n’est pas, et les autres choses non plus ne sont pas, elles n’ont ni l’être ni aucune détermination. Elles ne peuvent être ni paraître ‘unes’, ou ‘plusieurs’. Car n’étant pas, elles ne peuvent avoir aucun rapport, en aucune façon, ni aucune communauté avec d’autres choses, qui d’ailleurs ne sont pas non plus. S’il n’y a pas d’Un, on ne peut se faire de toutes les autres choses quelque opinion que ce soit, qu’elles soient ‘unes’ ou ‘plusieurs’.

Que retenir de tout cela ? On ne sait toujours pas si l’Un est ou s’il n’est pas. Mais, qu’il y ait de l’Un ou qu’il n’y en ait pas, il est fort vraisemblable que cet Un, qu’il soit réel ou virtuel, ainsi que toutes les autres choses, participent à la fois de l’être et du non-être. L’Un ainsi que toutes les autres choses présentent une sorte d’apparence. Mais ils ont aussi quelque chose de caché, de non apparent. Cette apparence et cette ‘non apparence’ se retrouvent dans tous leurs rapports, dans leurs infinis rapports, tous ceux qu’ils ont avec eux-mêmes, comme ceux qu’ils entretiennent avec tous les autres êtres.

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iPlaton. Parménide. 137d

iiIbid. 138a

iiiIbid. 138d

ivIbid. 139c

vIbid. 139e

viIbid. 140b

viiIbid. 141d-e

viiiIbid. 141e

ixIbid. 142a

xIbid. 142b-c

xiIbid. 142e

xiiIbid. 155e

xiiiIbid. 156d

xivIbid. 157c

xvIbid. 158a

xviIbid. 158b

xviiIbid. 158d

xviiiIbid. 159a

xixIbid. 161a

xxIbid. 161e

xxiIbid. 162a

xxiiIbid. 162b

xxiiiIbid. 162c

xxivIbid. 164b

xxvIbid. 164d

xxviIbid. 165c

« Shem » et « Shemen », ou : Quatre discours sur l’Un


« Shem et shemen » ©Philippe Quéau 2023 ©Art Κέω 2023

Sur la question de l’Un, on trouve de par le monde, à travers les époques, de bien multiples opinions. L’Un, apparemment, ne se laisse pas dire tout uniment, ni saisir de façon univoque. Contradiction ? Ou bien incitation à la recherche ? Il y a quelque chose de stimulant à observer la tension entre l’idée de l’Un, en tant que telle, et les innombrables manières dont elle se laisse décliner. Notons aussi que, d’emblée, l’idée de l’existence de l’Un revient à poser une deuxième idée, celle de l’Être. En effet si l’Un est, cela revient à dire que l’Un participe de l’Être. L’Un n’est donc pas seulement et purement « un », puisqu’il se définit aussi comme un « être un ». Cela implique que de son unité essentielle dérive une certaine dualité, celle de l’un et de l’être. La compacité de l’Un se fissure dès lors, pour se faire créatrice, pour engendrer de l’Autre. L’Un, dès l’origine, se voit ajouter l’Être, pour « être » en effet, mais au prix de n’être plus seulement « un » alors, puisque l’Un doit être aussi, pour être Un. Avec cette première fissure, la pensée peut maintenant continuer de s’ouvrir et de penser. Par exemple, s’il y a de l’Être avec l’Un, et si l’Être est, lui aussi, alors peut-on aller jusqu’à penser que le non-Être n’est pas ? On sait qu’il existe certaines écoles de pensée (grecques, mais aussi bouddhistes) qui n’hésitent pas à proclamer l’existence du non-Être, et l’illusion de l’Être. Quant aux tenants de la théologie négative, comme le Pseudo-Denys l’aréopagite, ils expriment un doute radical quant à la possibilité même d’utiliser des concepts comme l’un ou l’être pour définir cette ‘Cause transcendante’ qui échappe absolument à tout raisonnement, à tout discours. « On ne peut la saisir intelligiblement ; elle n’est ni science, ni vérité, ni royauté, ni sagesse, ni un, ni unité, ni déité, ni bien, ni esprit au sens où nous pouvons l’entendre ; ni filiation, ni paternité, ni rien de ce qui est accessible à notre connaissance, ni à la connaissance d’aucun être, mais rien non plus de ce qui appartient à l’être ; que personne ne la connaît telle qu’elle est, mais qu’elle-même ne connaît personne en tant qu’êtrei. »

Mais on peut aussi décider de mettre entre parenthèses ces objections, et admettre (au moins provisoirement) que l’Être est, ce qui permet de concevoir (au moins en principe) que l’Un peut donc être, lui aussi. On tire de l’idée de l’Un une deuxième idée, celle de l’Être. Au cœur même de l’Un, il y a, au moins conceptuellement, du Deux : l’Un et l’Être. Certes, les Vieux Croyants diront que cet Un et cet Être sont bien le même. Sans doute. Mais enfin, il reste que ce sont bien là deux concepts distincts, n’est-ce pas ? Et de là s’ouvrent d’autres questions, que l’on vient d’effleurer. Si l’Être est, est-ce que le non-Être est, ou bien n’est-il pas ? Idem pour l’Un et le non-Un… Et si le non-Un est, qu’est-ce sinon le multiple ? La pensée qui se met à penser, ne peut longtemps se suffire de l’Un, ou de l’Être. Elle demande à se multiplier elle-même, à se développer, à bourgeonner, à vivre sa vie, à se dépasser… Même si l’on reconnaît que l’Un est, a été et sera toujours Un, peut-on penser que l’Un laissera un peu de place à l’Autre ? Être ou Autre, that is the question. Une question, mais pas la seule. Une autre question surgit en effet immédiatement. Pourquoi l’Un n’est-il pas resté seulement Un ? Pourquoi un Commencement est-il advenu, interrompant l’éternelle unicité de l’Un ? Pourquoi, en ce Commencement, a-t-il été créé de l’Autre que l’Un, et donc du non-Un ? Pourquoi, en dehors de l’Un, cette émergence, cette existence effective du Multiple, du Divers, du non-Un, dont le Cosmos tout entier, mais aussi la multiplicité du Vivant sont partie prenante. Comme on voit, les possibilités d’autres discours sur l’Un prolifèrent sans mesure, dès que s’ouvrent les perspectives du non-Un.

Mais pour sa part, et peut-être par besoin de simplification, le philosophe Alain Badiou a déterminé l’existence de seulement quatre discours possibles sur la question de l’Un. Pourquoi quatre ? Comme on vient de voir, on pourrait d’emblée en énumérer bien davantage, tant l’Un a créé du multiple, du divers, du varié, du nombreux, et même de l’innombrable, pendant tous les éons et les kalpas du passé, sans parler de ceux de l’avenir. Il est vrai que Badiou a décidé de se concentrer sur un assez petit espace géographique, en gros la Grèce et le Levant, et pendant une période de temps spécifique – le 1er siècle de notre ère. Il recense donc dans cette étroite fenêtre spatio-temporelle quatre discours sur l’Un : le discours du Juif, le discours du Grec, le discours chrétien, et enfin un quatrième discours, « qu’on pourrait appeler mystiqueii », comme il dit.

Qu’est-ce que le discours du Juif ? C’est, dit Badiou, celui du prophète, celui qui met en scène les « signes ». C’est « un discours de l’exception, car le signe prophétique, le miracle, l’élection, désignent la transcendance comme au-delà de la totalité naturelleiii ».

Qui incarne le discours du Grec ? C’est le « sage », le « philosophe », celui qui lie l’être au logos, et le logos au cosmos, « l’ordre fixe du monde ». Le logos est un « discours cosmique » qui dispose le sujet dans « la raison d’une totalité naturelleiv », pose Badiou.

Il ne faut pas se le cacher, ces deux positions, celle du Juif et celle du Grec, s’opposent nettement, du moins en apparence. « Le discours grec argue de l’ordre cosmique pour s’y ajuster, tandis que le discours juif argue de l’exception à cet ordre pour faire signe de la transcendance divinev . » Mais en réalité, ce sont « les deux faces d’une même figure de maîtrise ». Et c’est en cela que réside « l’idée profonde » de Paul, ajoute Badiou. « Aux yeux du juif Paul, la faiblesse du discours juif est que sa logique du signe exceptionnel ne vaut que pour la totalité cosmique grecque. Le Juif est en exception du Grec. Il en résulte premièrement qu’aucun des deux discours ne peut être universel, puisque chacun suppose la persistance de l’autre. Et deuxièmement, que les deux discours ont en commun de supposer que nous est donnée dans l’univers la clé du salut, soit par la maîtrise directe de la totalité (sagesse grecque), soit par la maîtrise de la tradition littérale et du déchiffrement des signes (ritualisme et prophétisme juifs)vi. »

Si l’on suit Badiou, on en conclut que ni le discours grec, ni le discours juif ne sont « universels ». L’un n’est dévolu qu’aux « sages », et l’autre n’est réservé qu’aux « élus ». Par contraste, argumente Badiou, le projet de Paul est de « montrer qu’une logique universelle du salut ne peut s’accommoder d’aucune loi, ni celle qui lie la pensée au cosmos, ni celle qui règle les effets d’une exceptionnelle élection. Il est impossible que le point de départ soit le Tout, mais tout aussi impossible qu’il soit une exception au Tout. Ni la totalité ni le signe ne peuvent convenir. Il faut partir de l’événement comme tel, lequel est a-cosmique et illégal, ne s’intégrant à aucune totalité et n’étant signe de rienvii. »

Paul considère seulement cet unique événement, improbable, inouï, incroyable, jamais vu, mais qui a bien eu lieu, dans l’Histoire. C’est un événement qui a pris une place unique dans l’histoire du monde, un événement qui n’a aucun rapport avec la Loi, et qui n’a non plus aucun rapport avec la sagesse. Il a introduit dans le monde quelque chose d’absolument et radicalement nouveau. Paul voit qu’il a renversé toutes les traditions, pluriséculaires, et même millénaires. Et Paul sait qu’il lui faut maintenant parler au nom de Celui qui est capable de tout détruire, de tout anéantir. « Aussi est-il écrit : ‘Je détruirai la sagesse des sages, et j’anéantirai l’intelligence des intelligents.’ Où est le sage ? Où est le scribe ? Où est le disputeur du siècle ? […] Mais Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages ; Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes ; Dieu a choisi les choses viles du monde et les plus méprisées, celles qui ne sont point, pour réduire à néant celles qui sontviii. » On ne peut nier que ces paroles incisives soient proprement révolutionnaires. L’ordre établi, l’ordre de la Loi comme l’ordre cosmique, n’aime pas être remis en cause. Paul sait que ces paroles sont « scandaleuses » pour les Juifs, et « folles » pour les Grecs. Qu’importe ! Elles sont surtout radicalement « nouvelles ».

Après les trois discours, celui du Juif, celui du Grec et celui du chrétien, il y a encore un autre discours, celui du « mystique ». Mais de celui-ci, on peut à peine parler, tant il est allusif, voilé. Paul l’évoque d’une manière brève, lapidaire, pour en souligner le caractère indicible : « Je connais un homme […] qui entendit des paroles ineffables qu’il n’est pas permis à un homme d’exprimerix. » Lui-même, qui en sait plus long qu’il n’en dit, ne peut révéler tout ce qui serait à entendre, mais que l’on ne peut entendre. Il serait inaudible. L’ineffable se conjoint intimement ici à l’inaudiblex.

À la question de l’Un, on vient de voir que deux discours sur quatre nient son lien avec l’« universel » et choisissent de ne s’adresser qu’aux « élus » ou aux « sages ». Le troisième discours revendique sans doute l’« universel », mais pour aussitôt être rejeté par ceux qui le considèrent comme un « scandale » ou une « folie », ce qui en diminue en quelque sorte l’universalité. Quant au quatrième discours on a vu qu’on ne peut rien en dire, au sens propre, puisqu’il relève précisément de l’ineffable. En somme, on voit à tout le moins qu’aucun des quatre discours sur la question de l’Un ne l’ont résolue unanimement.

Il y a sans doute bien d’autres pensées pensables, et d’autre réponses encore à la question de l’Un, que celles que Badiou a choisi de sélectionner. On pourrait même imaginer, dans l’idéal, qu’il existe un point de vue spécial qui conjoigne les quatre propositions précitées, selon une sagesse qui ne serait ni juive, ni grecque, ni chrétienne, ni mystique, mais beaucoup plus profonde encore. Cette sagesse-là, si elle existait, pourrait représenter une image plus juste du point de vue de l’Un même.

Jadis, les prêtres égyptiens employaient pour leurs cérémonies sacrées un parfum appelé Kyphi. Il était composé de seize substances : miel, vin, raisins secs, souchet, résine, myrrhe, bois de rose, séséli, lentisque, bitume, jonc odorant, patience, petit et grand genévrier, cardamone, calamexi. Le Kyphi, à l’arôme unique et complexe, se compose de multiples essences, et l’on pourrait oser dire que son parfum est une métaphore de l’Un.

Baudelaire n’a-t-il chanté l’ivresse issue de la puissance de

« Ce grain d’encens qui remplit une église,
Ou d’un sachet le musc invétéré » ?

Résonnent aussi, plus anciennes, les paroles qui ont chanté jadis,

« Le nard et le safran,

le roseau odorant et le cinnamome,

avec tous les arbres à encens ;

la myrrhe et l’aloès,

avec les plus fins arômesxii. »

Exquises et multiples, ces senteurs, ces flagrances, ces essences s’unissent en une seule huile (שֶׁמֶן shemen). Celle-ci s’épanchant figure le Nom unique (שֵׁם‎ shem)xiii.

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iPseudo-Denys l’Aréopagite. La Théologie mystique. Ch. V, 1048 A. Trad. Maurice de Gandillac. Aubier, 1943, p. 183.

iiAlain Badiou. Saint Paul. La fondation de l’universalisme. PUF, 2015

iiiIbid.

ivIbid.

vIbid.

viIbid.

viiIbid.

viii1 Cor. 1, 17sq.

ix2 Cor. 12, 1-6

xL’idée de l’ineffable inaudible n’était pas en soi entièrement nouvelle. Plutarque a rapporté par exemple qu’il y avait en Crète une statue de Zeus qui le représentait sans oreilles, et il en livrait cette explication : « Il ne sied point en effet au souverain Seigneur de toutes choses d’apprendre quoi que ce soit d’aucun homme ». Mais Paul était un rabbin versé dans les Écritures. Il savait qu’Abraham, Moïse ou Job avait eu la possibilité de se faire entendre de Celui qui avait manifestement des oreilles pour entendre leurs prières ou leurs plaintes…

xi D’autres recettes de ce parfum ont été données par Galien, Dioscoride, et d’autres encore dans des textes trouvés dans les temples d’Edfou ou celui de Philae.

xiiCt 4,14

xiiiCt 1,3

Vivre et l’à-venir


« Plotin »

Aristote dit que Dieu est la ‘cause première’ ; Platon le désigne comme étant ‘l’Intelligible’ ; pour Descartes, il est ‘l’Infini’, et pour Hegel, il est ‘l’Absolu’. Plotin, pour sa part, dit qu’il faudrait ‘aller au-delà de l’être même’, pour exprimer qui il est, ou ce qu’il est. Cette formule, ‘aller au-delà de l’être même’, excite mon imagination. J’y trouve une immense incitation à penser, une puissante stimulation neuronale. Je la relie à cette idée de l’essence de la conscience humaine : ce qui a vocation à se dépasser sans cesse.

Ce qui est curieux, dans le cas de Plotin, c’est qu’il a des formules d’une force percutante, capable d’ébranler les mondes, mais qu’il ne sort pas de son monde, le néo-platonisme, monde brillant, excellent même, mais pas suffisant. Il habille toute sa pensée d’une sorte de voile un peu statique, de facture classique, empêtrée dans l’Antique. Dans ses Ennéades, par exemple, Plotin écrit, parlant de Dieu : « Rien n’est pour Lui dans le futur. Car dire qu’une chose est pour Lui dans le futur, c’est dire qu’elle Lui manque, donc qu’Il n’est pas le tout »i. Je diffère de Plotin sur ce point. Mon intuition inamovible est qu’Il est, bien au contraire, essentiellement dans le futur. Le Dieu des Hébreux n’a-t-il pas dit à Moïse : אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה , ehyeh acher ehyeh, « Je serai qui Je serai »ii. Le mot hébreu ehyeh est la première personne du verbe être, conjugué à l’inaccompli. Il s’agit donc d’un processus continuel, qui, grammaticalement, n’a pas de fin. Il n’est pas possible de traduire ehyeh par « je suis ». C’est un contresens grammatical.

Plotin affirme encore: « Il n’y a pour Lui ni futur, ni passé. » Donc, Il n’y aurait pour Lui que le ‘présent’ ? Mais, de nos jours du moins, ‘Il’ semble briller, non par sa ‘présence’, mais plutôt par son absence. On doit donc éviter dans ces difficiles matières le ton assertorique. La recherche n’est pas finie, elle ne fait que commencer. Tentons d’ajouter modestement, humblement, nous qui ne sommes que des fétus futiles, une petite et putative contribution aux pensées des géants qui nous ont précédés. Essayons, à notre tour, et avant de nous enfoncer dans l’ombre, de faire briller quelque étincelle dans l’obscurité profonde qui nous submerge…

Commençons par considérer notre être même, et comparons-le à toutes les formes possibles, ou concevables, de l’être, telles qu’elles pourraient exister dans ce monde, ou au-delà. « Si vous enleviez l’avenir aux choses engendrées, vous les priveriez immédiatement de leur être, puisqu’elles acquièrent à chaque instant un état nouveau ; mais si vous donniez un avenir aux choses non engendrées, vous les verriez déchoir de leur rang d’êtres véritables ; l’être ne leur était pas inhérent, c’est clair, puisque de l’être leur est advenu dans le passé et doit leur advenir plus tard. L’être des choses engendrées part du premier moment de leur génération et va jusqu’à leur dernier moment, où elles cessent d’être ; il y a donc pour elles un futur, et, si on le leur retranchait, leur vie, et par conséquent leur être en seraient amoindris. L’univers sensible a aussi un avenir vers lequel il se dirige. Il court vers cet avenir, sans vouloir s’arrêter ; il attire à lui sa propre existence, en faisant un acte, puis un autre, et en se mouvant d’un mouvement circulaire, parce qu’il aspire à l’être ; nous avons ainsi découvert la cause de ce mouvement qui tend, chez les êtres qui ont un avenir, à une existence sans cesse renouvelée. Mais les êtres premiers et bienheureux n’aspirent pas à l’avenir ; ils sont déjà la totalité de l’être, et ils possèdent la vie totale qui est due en quelque sorte à leur nature ; aussi ils ne recherchent rien parce qu’il n’y a pour eux ni avenir ni temps, dont l’avenir est une partie.»iii

Je propose de différer radicalement de Plotin, quant à son opinion sur « les êtres premiers et bienheureux ». D’abord, ces êtres ne sont pas « la totalité de l’être ». L’être n’a pas de fin, donc il ne peut jamais être « total », car il est sans cesse appelé à se totaliser toujours de nouvelle manière, par adjonction de nouvelles formes d’être, par fusion et perfusion de vies neuves, d’esprits vivants. Les « êtres premiers et bienheureux » ne possèdent pas non plus « la vie totale ». En effet, il n’y a pas de « vie totale », parce que vivre, pour les mortels comme pour les immortels, – vivre c’est sans cesse aller de l’avant, que ce soit dans le temps ou au-delà du temps. Vivre, c’est sans cesse créer de l’être. Vivre, c’est « attirer à soi sa propre existence », c’est arracher au néant cette existence, qui n’existe pas encore, et lui donner souffle, chair et sang. Enfin, dire comme Plotin que ces êtres (premiers et bienheureux) « ne recherchent rien parce qu’il n’y a pour eux ni avenir ni temps » est parfaitement discutable. En admettant même qu’il n’y ait pas d’avenir chez des êtres éternels (point sur lequel on va revenir dans un instant), qu’est-ce qui permet de dire que des êtres éternels « ne recherchent rien » ? Seraient-il complètement amorphes, tellement gavés de leur éternité qu’ils n’aient plus aucun désir, aucune pulsion, aucune aspiration ? Comme imaginer des « esprits » qui n’auraient aucune ‘spiration’ ou ‘inspiration’ ? Cela n’est pas crédible.

Plotin affirme encore que « l’être éternel ou l’être qui est toujours, c’est celui qui n’a absolument aucune tendance à changer de nature, celui qui possède en entier sa propre vie, sans y rien ajouter ni dans le passé, ni dans le présent, ni dans l’avenir. Un tel être possède la perpétuité. »iv Cela ressemble furieusement à la prison. Ou à la mort. Là encore, Plotin fait fausse route, me semble-t-il. D’ailleurs, il donne un peu plus loin des signes de la nécessité pour l’être « éternel » de s’ouvrir à une véritable diversité interne, de s’ouvrir à sa propre multiplicité intérieure et intrinsèque. « L’éternité est Dieu lui-même se montrant et se manifestant tel qu’Il est ; elle est encore l’être, en tant qu’immuable, identique à lui-même, et ainsi doué d’une vie constante. Et si nous disions que cet être est pourtant fait de plusieurs, il ne faut pas s’en étonner, chaque être intelligible est multiple, parce qu’il a une puissance infinie ; infinie, dis-je, parce que rien ne lui manque ; et il est par excellence l’être à qui rien ne manque, parce qu’il ne perd rien de lui-même. On peut donc dire que l’Éternité est la vie infinie, ce qui veut dire qu’elle est une vie totale.»v

Il y a une espèce de contradiction, me semble-t-il, entre les expressions : « l’être est identique à lui-même » et « l’être intelligible est multiple ». Mais cette contradiction peut se lever assez facilement si l’on note que le mot ‘être’ s’entend à différents niveaux. L’être, au niveau ontologique, est égal à lui-même, c’est d’ailleurs là une tautologie ; mais on conçoit aussi que l’être, au niveau phénoménologique, pris dans la vaste puissance de tous ses possibles, est aussi infiniment infiniment divers, infiniment multiple. De cela on déduit qu’il n’y a pas de contradiction ici, mais seulement une intrication intime de niveaux de sens. Cependant, je n’accepte pas l’équation finale de Plotin : « l’Éternité est la vie infinie, ce qui veut dire qu’elle est une vie totale ». Il me paraît évident que le propre de l’Infini est précisément d’être « sans fin », et par conséquent de ne pouvoir jamais être « totalisé ». L’expression « vie totale » est intrinsèquement contradictoire, puisque l’essence de la vie est une aspiration infinie à vivre sans fin. Pour moi, la vie peut se comprendre comme un processus, un mouvement qui tend à ajouter de la vie à la vie, de l’existence à l’existence, et ce processus ne peut jamais être finalisé, totalisé, il est en soi sans cesse en devenir.

Mais quid des « êtres premiers et bienheureux » dont on peut penser qu’ils sont éternels et donc hors du temps ? Eh bien, justement, il faut distinguer, même dans les êtres « premiers », ce qui, en eux, ne change pas, et ce qui, en eux, se meut. Là encore, il faut se séparer de Plotin quand il dit : « Car ce qui est n’est pas différent de ce qui est toujours, non plus que le philosophe n’est différent du vrai philosophe ; mais comme on peut usurper l’habit du philosophe, on ajoute l’épithète vrai. Ainsi à ce qui est on ajoute toujours, et à toujours on ajoute ce qui est en disant ‘ce qui est toujours’. Ce qui est toujours doit se prendre dans le sens de : ce qui est véritablement. »vi Tout cela est bel et bon, mais le véritable point à éclaircir, c’est l’essence même de l’être « véritable ». J’ose affirmer qu’être « véritablement » ne peut pas équivaloir à « être de façon statique, immuable ». De même que l’esprit est un ‘vent’, et que l’âme est un ‘souffle’, l’être est essentiellement ‘un devenir’ et il est ‘en devenir’. Plotin lui-même le reconnaît implicitement, quoiqu’il emploie le mot ‘avenir’ plutôt que le mot ‘devenir’ : « Un être qui dure, même s’il est achevé, par exemple un corps qui se suffit parce qu’il est achevé par une âme, a encore besoin de l’avenir ; il a donc du défaut, puisqu’il a besoin du temps. Lié au temps et durant avec le temps, il est donc en réalité inachevé et ne peut être appelé ‘achevé’ que par une équivoque. »vii

Là où Plotin voit dans l’avenir quelque chose qu’il appelle « du défaut », un manque, ou un « besoin », je pense qu’il y faut voir du désir, et partant, une infinie richesse, une profuse puissance, une infinie aspiration à ‘être autre’, tout en restant ‘en’ l’être, en cet être même qui aspire à l’autre.

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iPlotin. Ennéades III, 7,4. Trad. Émile Bréhier. Les Belles Lettres, 1989, p.131

iiEx. 3,14

iiiPlotin. Ennéades III, 7,4. Trad. Émile Bréhier. Les Belles Lettres, 1989, p.131

ivPlotin. Ennéades III, 7,5. Trad. Émile Bréhier. Les Belles Lettres, 1989, p.132

vPlotin. Ennéades III, 7,5. Trad. Émile Bréhier. Les Belles Lettres, 1989, p.132

viPlotin. Ennéades III, 7,6. Trad. Émile Bréhier. Les Belles Lettres, 1989, p.134

viiIbid.

Il faut que quelque chose craque


‘Arthur Rimbaud par H. Fantin-Latour’

Dans ses Carnets de la drôle de guerre (1939-1940), Sartre écrit, au fil des jours, que la conscience est « captive », « nue », « inhumaine », « absurde », « empoisonnée », « duplice », « menteuse », « non-thétique ».

Mais il dit aussi que la conscience est « infinie » (car elle enveloppe l’infini) et « transcendantale » (car elle se transcende elle-même).

Enfin, point d’orgue, peut-être, de cette transcendance, il dit qu’elle est « absolue ».

Dans L’Être et le Néant, son œuvre maîtresse, parue quatre ans plus tard (en 1943), la question de la conscience est traitée en quelques 700 pages, drues, sèches, ciselées.

On y glane que la conscience est « pure apparence », « vide total », « reflet », « exhaustive », « manque », « pente glissante », « interrogative », « conscience d’être autre ».

Elle est « mauvaise foi ».

D’un autre point de vue, elle est « révélation-révélée », et même « ontico-ontologique » (c’est-à-dire qu’elle est en mouvement, partant de l’être vers un savoir sur l’être).

Elle est le « soi », un « infini », et aussi la « néantisation d’en-soi »; elle est « présence à soi » et elle est aussi « à distance de soi comme présence à soi ».

Une forte formule résume toutes ces apparentes contradictions: la conscience est ce qu’elle n’est pas et elle n’est pas ce qu’elle est, — ce qui est une autre façon de dire qu’elle de « mauvaise foi ».

Ce n’est pas dire là que la conscience est, puisqu’elle n’est pas (ce qu’elle est).

Ce n’est pas là dire non plus que la conscience n’est pas, puisqu’elle est ce qu’elle n’est pas.

Alors qu’est-elle? demandera-t-on.

Excellente question. Pour tenter d’y répondre, analysons quelques-uns des qualificatifs que Sarte lui attribue.

Captive

La conscience est « captive » du corps, mais elle est aussi captive de la finitude que lui impose la mort. Elle est captive du non-sens que la mort lui présente. Cependant cette captivité n’est que relative, car la conscience se sait aussi infiniment transcendante, donc capable de briser tous les liens dont la mort ou la finitude semblent la lier.

« Or l’homme que je suis est à la fois la conscience captive dans le corps et le corps même et les actes-objets de la conscience et la culture-objet et la spontanéité créatrice de ses actes. En tant que tel, il est à la fois délaissé dans le monde infini et créateur de sa propre transcendance infinie. (…) C’est par la conscience transcendantale que l’homme est délaissé dans le monde.i

Au sujet de ce que je viens d’écrire: un facteur manque, la mort. Si la conscience n’existe que par sa transcendance, elle renvoie à l’infini d’elle-même. Mais précisément le fait de la mort entraîne un arrêt dans le renvoi infini. A chaque instant la conscience n’a de sens que par cet infini mais le fait de la mort barre cet infini et ôte à la conscience son sens même. Toutefois le fait de la mort n’est point appris de la même façon que la transcendance infinie de la conscience. Celle-ci est vécue; le fait de la mort est appris. Nous ne connaissons que la mort d’autrui, par suite notre mort est objet de croyance. Aussi c’est, pour finir, la transcendance qui triomphe ».ii

Si, pour finir, c’est « la transcendance qui triomphe », est-ce à dire qu’à la fin (dans la mort?), on doit trouver la transcendance, et l’infini triomphant?

Mais Sartre n’est-il pas athée ? Certes il l’est, mais c’est un athée ambigu, qui aime faire « triompher », à la fin, contre toute attente, la « transcendance ».

Serait-ce une transcendance athée? Sans doute, oui. Mais qu’est-ce qu’une transcendance athée? Sans doute une transcendance non théiste, non embarrassée de tout le bagage théologique dont les millénaires ont alourdi les croyances.

En tout cas cette transcendance transcende la conscience, mais la constitue aussi.

Nue

La conscience « nue » est une conscience qui exige la plus grande « pureté » possible vis-à-vis d’elle même. Mais cette recherche est sans fin, ou alors tragique. Le comportement d’une amie de Sartre et Beauvoir le révèle, la conscience « empêtrée en elle-même » finit par devenir « folle », autrement dit « empoisonnée ». Elle tourne en rond, veut sortir d’elle-même, puis y renonce, parce qu’elle voit dans le même temps que ce serait une fausse sortie, une sortie de « comédie ». Et, dès lors, le piège se referme. La mise à nu de la conscience n’est jamais qu’apparente, elle reste toujours vêtue de quelque oripeau collant à la peau, ou plutôt d’une tunique de Nessus, un cadeau empoisonné et brûlant dont elle se serait elle-même revêtue, sous prétexte de se sauver.

« C’est là ce qui me frappe chez Dostoïevski, j’ai tout le temps l’impression d’être en face non du ‘cœur’ ni de ‘l’inconscient profond’ de ses personnages mais de leur conscience nue, empêtrée en elle-même et se débattant contre elle-même. En ce sens R.B., folle, faisait sans le vouloir du meilleur Dostoïevski. Elle nous disait, très simple: « Eh bien, je mets mon chapeau et je descends avec vous, j’achèterai les journaux pour lire les petites annonces » (elle venait de nous annoncer qu’elle avait démissionné et se cherchait un nouvel emploi). Elle faisait quelques pas puis jetait son chapeau sur le divan: « Non, je ne sortirai pas, c’est de la comédie. » Puis, égarée et les deux mains au visage: « Mais ce que je viens de dire est aussi de la comédie! Mon Dieu, comment s’en sortir? » Mais ce n’était pas parce qu’elle était folle qu’elle « faisait » du Dostoïevski — mais parce que sa folie avait provisoirement pris la forme d’une grande exigence de pureté qui lui découvrait l’empoisonnement nécessaire de la conscience ».iii

Empoisonnée

La conscience s’empoisonne de sa passion même, qui la déchire, et qui l’incite à lutter toujours davantage contre elle-même. C’est un poison qui ne vient pas de quelque fiole, versé par un assassin. Le poison, comme tout pharmakon, n’est d’abord qu’un médicament, censé guérir la conscience d’elle-même. Mais dès qu’il commence d’agir, il révèle sa vraie nature, mortifère. La conscience en quête de pureté et de nudité s’empoisonne elle-même.

« A propos de Nastassia Philippovna, personnage de L’Idiot. Je pense: quoi de plus grand que ce qu’elle fait? Quelle place aurait-elle dans la Sainte Russie qu’il rêve? Et n’est-elle pas mieux ainsi, passionnée, déchirée, luttant contre sa passion, contre sa conscience empoisonnée, s’empoisonnant à chaque niveau de la lutte et finissant par mourir victorieuse d’elle-même ».iv

Inhumaine et absurde

La guerre remplit de sa propre « plénitude » toute la conscience, mais pour la nier. Elle organise le monde et les hommes selon ses lois, pour en faire des objets inertes. « Détruire n’est pas anéantir, c’est déshumaniser l’homme et le monde. Homme et monde deviennent ou plutôt se font des objets inertes en face de la conscience transcendantale. Nous trouvons à présent la plénitude absurde de l’existence inhumaine devant la conscience inhumaine et absurde. »v

La guerre ajoute au côté « absurde » de l’existence, en « faisant choses » la réalité humaine. Mais plus celle-ci se « chosifie », plus la conscience transcendantale se « purifie ».

« L’homme de guerre est pour se réifier en face de la conscience transcendantale, au milieu d’un monde à désorganiser ».vi

L’homme de guerre se réifie et réifie le monde, tout devient chose-pour-la-guerre, tout se désorganise, en vue d’organiser la guerre.

Mais face à ce monde réifié, la conscience transcendantale prend d’autant plus son envol.

Duplice et menteuse

L’expression « duplice et menteuse » se trouve dans une note rédigée par Juliette Simont à propos d’un texte de Sartre sur sa piqûre de mescaline, en février 1935, à l’hôpital Sainte-Anne.

« Les ‘mensonges’ du fou signifient pour Sartre: toute conscience est en quelque façon duplice et menteuse, mais le fou (se) ment de façon spécifique — qui est elle aussi un mode de conscience et non une nuit absolument opaque. »vii

Juliette Simont explique que, selon Sartre, « la conscience ‘normale’ est déjà en elle-même dépersonnalisée, dédoublée, non substantielle, fuyante, propice aux mensonges à soi dont L’Être et le Néant élaborera le concept: celui de ‘mauvaise foi’. »

L’expression « mauvaise foi » est employée 172 fois dans L’Être et le Néant, mais le mot « duplicité » n’y est employé qu’à deux reprises, d’abord à propos d’une femme coquette qui flirte avec un soupirant, sans vouloir vraiment lui céder, mais sans vouloir non plus rompre le charme des « première approches ».viii On le trouve aussi employé à propos du type de l’homosexuel qui a du mal à admettre sa condition.ix

La duplicité n’est pas un concept sartrien.

La mauvaise foi l’est.

Non-thétique

Dans une note, Arlette Elkaïm-Sartre explique que la conscience non-thétique (ou non-positionnelle) de quelque chose est « une conscience qui ne revient pas sur elle-même pour poser l’existence de ce dont elle a conscience. »x

Cette conscience « qui ne revient pas sur elle-même » s’ignore donc en partie elle-même, ou du moins ignore en partie ce dont elle a conscience.

Sartre dit plus brièvement qu’elle ne se connaît pas. « Si [la conscience] n’a d’elle-même qu’une conscience non-thétique, elle ne se connaît pas. Reste le recours à une conscience réflexive dirigée sur la conscience-mobile ».xi

La conscience non-thétique « ne se connaît pas », elle n’a pas de « position » quant à ce qu’elle est ou connaît d’elle-même. Elle ne revient pas sur elle-même pour « poser » (ou peser) sa propre existence, son origine ou sa fin.

En revanche, d’une conscience qui serait « positionnelle », on pourrait dire qu’elle « se pose », en même temps qu’elle « pose » ce dont elle a conscience, c’est-à-dire ce qu’elle perçoit d’extérieur à elle-même.

Quand elle « se pose », elle revient certes sur elle-même, mais elle ne se connaît pas encore elle-même, elle ne fait seulement que « poser » ce qu’elle perçoit et ce qu’elle croit connaître.

La véritable essence de la conscience est précisément de pouvoir ne pas se poser, de pouvoir rester hors du monde, à l’écart de sa présence immédiate au monde. Bref, son essence est d’être « non-thétique ».

Infinie

La conscience enveloppe l’infini, puisqu’elle se transcende, et qu’elle ne cesse jamais de se transcender toujours.xii

Mais comment sait-on cela?

On ne peut pas le savoir directement, mais seulement indirectement. Ce qu’on sait, c’est que l’essence de la conscience est bien de se dépasser, car si elle cesse de sa dépasser, alors elle n’est plus « conscience », elle est « chose », elle est réifiée.

Et si elle se transcende toujours, alors, mathématiquement, si j’ose dire, car c’est un raisonnement par récurrence, elle ne peut qu’aller à l’infini, sauf bien sûr si elle est arrêtée par la mort.

Mais qui peut dire ce qu’il advient de la conscience après la mort?

Les matérialistes affirment qu’à la mort, le cerveau s’arrête, et que le flux de la conscience cesse. Mais il est d’autres thèses, que l’on ne peut réfuter a priori. Il est parfaitement possible, en théorie, que la conscience dont nous sommes les dépositaires résulte de l’interaction d’un substrat matériel (les neurones de notre cerveau) avec un principe immatériel (« l’âme »). A la mort, le support matériel se dissout, mais le principe immatériel s’envole peut-être vers quelque éther, qui sait? Peut-être alors va-t-il interagir avec d’autres types de substrats, dont nous n’avons pas idée?

Mais dira-t-on, comment un tel principe immatériel peut-il interagir avec un substrat matériel?

On pourrait répondre que la matière n’est « matérielle » que pour les matérialistes. La matière pourrait elle-même posséder une essence immatérielle, mais simplement dépourvue de la forme spécifique dont l’âme est dotée.

L’union d’une forme avec la matière est un principe général et générique, jadis défini par Aristote. L’existence de ce principe explique la plausibilité et la possibilité de l’union spécifique d’une âme singulière avec de la matière (par exemple cérébrale), dans laquelle elle est appelée à s’immerger, pour un temps.

Transcendantale

La conscience a besoin d’un point de vue fini, dit Sartre. C’est celui du corps. Mais la conscience ne peut pas se contenter d’un objet fini, ce serait pour elle un arrêt (de mort ?). Elle a besoin d’une ouverture vers l’infini. Pouvoir conjoindre ces deux besoins, c’est cela le rôle de la conscience « transcendantale ». C’est elle qui les « complète » l’un par l’autre.

« Il n’est pas possible de concevoir un objet fini quel qu’il soit, car ce serait un arrêt pour la conscience. Tout objet fini dans sa grandeur sera infini dans sa petitesse, etc. Mais sur ce monde infini, comme je l’ai marqué dans La Psyché, la conscience a besoin d’un point de vue fini. Ce point de vue est le corps. Infini s’il est pris pour objet par autrui, fini si c’est mon corps senti comme mien. Nous retrouvons donc au niveau des choses cette antithèse du fini et de l’infini mais ici elle n’est plus créée mais subie, elle est anti-thèse entre choses et chose elle-même. C’est-à-dire que fini et infini ici s’opposent et se repoussent au lieu de se compléter comme ils le font au niveau de la conscience transcendantale. »xiii

La «  conscience transcendantale » n’est pas statique, contemplative. Elle doit devenir, elle doit se faire réalité-humaine.

« La sagesse est immortelle. L’authenticité, au contraire, ne peut s’obtenir que dans et par l’historicité. C’est à peu près ce que dit Heidegger. Mais d’où vient cette hésitation toujours possible entre la sagesse et l’authentique, entre l’intemporel et l’Histoire? C’est que nous ne sommes point seulement, comme le croit Heidegger, réalité-humaine. Nous sommes conscience transcendantale qui se fait réalité-humaine ».xiv

On ne peut donc considérer Sartre ni comme matérialiste, ni comme idéaliste.

La conscience transcendantale plane bien au-delà de la matière. Donc exit le matérialisme. Mais elle n’est pas une pure ou une idéale abstraction, donc exit l’idéalisme.

En revanche la conscience doit se faire « réalité-humaine ». On croirait lire sous la plume sartrienne une réécriture du dogme chrétien de l’Incarnation. La conscience est comme un dieu qui doit s’incarner dans la « réalité-humaine ».

Absolue

Sartre fait plus que s’attribuer du génie. Il revendique une « conscience absolue » face au monde.

« J’ai même parfois l’impression d’être au-dessous de mon exigence en m’attribuant du génie. C’est déjà déchoir que de m’en contenter. Cet orgueil en fait, n’est pas autre chose que la fierté d’avoir une conscience absolue en face du monde. Tantôt je m’émerveille d’être une conscience et tantôt de connaître un monde entier. Une conscience supportant le monde, voilà ce que je m’enorgueillis d’être et, finalement, lorsque je me condamne durement et sans émoi, c’est à un état primitif de support du monde que je retourne. Mais, dira-t-on, cet état de support du monde est commun à tous les hommes. Précisément. Aussi cet orgueil oscille-t-il entre la singularité de chaque conscience et la généralité de la condition humaine. Je suis orgueilleux d’être une conscience qui assume sa condition de conscience humaine; je suis orgueilleux d’être un absolu ».xv

Cette affirmation (« je suis orgueilleux d’être un absolu ») ouvre la voie à toutes les libertés de penser, et d’être. Elle infère que tout homme est aussi un absolu. Chacun des milliards d’humains entassés sur notre goutte d’eau bleue et de boue sèche a droit à être vu comme un « absolu », comme un être absolument singulier, et singulièrement absolu.

De cette idée, elle-même absolue, nous n’avons qu’à peine commencé de percevoir les implications lointaines, inimaginables, et les conséquences proches, impératives, qui demandent des actions hic et nunc.

Il n’y a rien de matérialiste ni d’idéaliste dans l’idée de « l’absolu », que celui-ci soit sartrien, ou métaphysique, ou quelle que soit la forme sous laquelle il nous soit donné de le concevoir, ou de le percevoir. L’absolu est au-delà du perceptible et du concevable. Mais il n’est pas au-delà de l’intuition et du sentiment.

Ce n’est pas un pléonasme de dire que l’absolu abolit absolument tout ce qui est relatif. Il met le singulier au défi. Il somme toute conscience singulière de se mesurer à l’aune même de son absolue transcendance…

Comment une simple conscience, seule et singulière, peut-elle regarder en face, sans mourir, la lumière absolue de l’absolue transcendance?

Dans l’absolu, il faut le dire, il n’y rien à « voir » d’emblée. Il y a seulement besoin de faire silence. De prendre son souffle. Et puis de commencer à se mouvoir lentement, dans son infinie infinité.

Dans cet orgueil de Sartre d’être « un absolu », je suis tenté de déceler une exagération délibérément emphatique, ou une provocation tragi-comique, destinée à épater le « bourgeois », — que ce « bourgeois » corresponde à la part intime de Sartre qui était parfaitement consciente de son intrinsèque « mauvaise foi », ou bien que ce « bourgeois » représente son lectorat au sens large, — un public avide de frissons moelleux, d’éphémères dédains, de pulsions pusillanimes, de molles révoltes contre des maîtres à penser sous le joug desquels, tout ébaubi, il a une tendance irrémissible à se mettre avec masochisme.

Mais Sartre, ce « génie », cet « orgueilleux », cet « absolu », avait plus d’un tour dans son sac. Il savait que si plein d’absolu qu’il fût, il fallait qu’il en rabattît, qu’il perdît de sa superbe, qu’il craquât la coque de son considérable ego.

« Vis-à-vis de Gauguin, Van Gogh et Rimbaud, j’ai un net complexe d’infériorité parce qu’ils ont su se perdre. Gauguin par son exil, Van Gogh par sa folie, et Rimbaud, plus qu’eux tous, parce qu’il a su renoncer même à écrire. Je pense de plus en plus que, pour atteindre l’authenticité, il faut que quelque chose craque. »xvi

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iJuliette Simont note que « Sartre esquisse ici une tentative de conciliation entre Husserl et Heidegger sur le rapport de l’homme et du monde ». Elle remarque aussi que « le mot d’infini n’apparaît pas sous la plume de Heidegger, ou alors seulement pour être récuser. Le ‘délaissement’ — ‘déréliction’ dans la traduction de Corbin — s’éprouve non pas en présence de l’infini, mais de l’ustensilité, où la réalité humaine « est affectée à un ‘monde’ et […] existe en fait avec d’autres » (Être et temps, p.187). Autrement dit, le délaissement n’est pas dû à ce qui transcende infiniment la conscience, mais à ce qui l’empêche d’être en tête à tête permanent avec sa possibilité la plus propre, la mort. » Ibid. note 181, p.1411-1412

iiJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Mardi 10 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.223-225

iiiJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Lundi 16 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.238-239

ivJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Lundi 16 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.239

vJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Mercredi 18 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.250

viJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Mercredi 18 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.251

viiNote à propos de ‘Notes sur la prise de mescaline’. In Jean-Paul Sartre, Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.1609

viiiJean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, p.92

ix« Voilà assurément un homme d’une mauvaise foi qui touche au comique puisque, reconnaissant tous les faits qui lui sont imputés, il refuse d’en tirer la conséquence qui s’impose. Aussi son ami, qui est son plus sévère censeur, s’agace-t-il de cette duplicité : le censeur ne demande qu’une chose – et peut-être alors se montrera-t-il indulgent : que le coupable se reconnaisse coupable, que l’homosexuel déclare sans détours – dans l’humilité ou la revendication, peu importe – « Je suis un pédéraste ». Nous demandons ici : qui est de mauvaise foi ? L’homosexuel ou le champion de la sincérité ? » Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, p.98

xNote 259, p. 1418, in op.cit.

xiJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Lundi 16 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.275

xii« En effet la conscience, telle que nous la concevons intuitivement, après réduction phénoménologique, enveloppe par nature l’infini. Voilà ce qu’il faut d’abord comprendre. La conscience, à chaque instant, ne peut exister qu’en tant qu’elle se renvoie à elle-même (intentionnalité: percevoir ce cendrier, c’est renvoyer à des consciences ultérieures de ce cendrier) et dans la mesure où elle se renvoie à elle-même, elle se transcende elle-même. Ainsi chaque conscience enveloppe en elle-même l’infini dans la mesure où elle se transcende. Elle ne peut exister qu’en se transcendant et elle ne peut se transcender que par l’infini ». Jean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Mardi 10 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.222-223

xiiiJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Mardi 10 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.223

xivJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Mardi 17 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.244

xvJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Vendredi 13 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.235-236

xviJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet III, Mercredi 22 novembre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.307

Parménide, l’Être et l’intrication quantique


« Parménide »

Le corps humain est constitué d’organes eux-mêmes composés de molécules, d’atomes, et en dernière analyse, de particules, régies par les lois de la mécanique quantique.

L’observation des particules quantiques offre d’intéressantes perspectives de réflexion, à partir de quelques prémisses, comme le principe d’incertitude de Heisenberg qui impose une limite fondamentale à la mesure simultanée de la position et de la vitesse d’une particule, ou encore la non-séparabilité de deux particules ayant une fois interagi, et restant dès lors « intriquées » quelle que soit la distance qui les sépare.

L’une des thèses les plus audacieuses quant à ce qu’on pourrait appeler l’« ontologie » des particules quantiques, est qu’elles auraient de fait une forme de proto-conscience, ainsi que le propose David Bohm. Selon lui, les particules ont en effet une forme inhérente ou immanente de psychisme (Bohm emploie le terme « mentality »), qui provient de leurs interactions avec un champ de « potentiel quantique » (quantum potential).

« By virtue of their indivisible union with quantum fields, particles have an inherent (if primitive) form of mentality »i. [« Par la vertu de leur union indivisible avec les champs quantiques, les particules ont une forme inhérente (quoique primitive) de mentalité »].

Tout se passe comme si la particule était en quelque sorte « informée » de son environnement global par son champ de potentiel quantique, qui lui donne ainsi une « perspective », à laquelle la particule répond d’une façon déterminée par l’équation de Schrödinger. La métaphore du champ d’« information » dans laquelle baigne la particule invite à la métaphore plus générale d’une « proto-conscience » au sein de chaque particule.

L’ensemble des particules du cerveau humain forme donc un mélange, ou une « superposition » d’états quantiques représentant un nombre vertigineux de particules en constante interaction, et pouvant par voie de conséquence être elles-mêmes intriquées avec d’autres particules « localisées » (si l’on peut ainsi dire) dans l’univers entier.

Le cerveau représente ainsi une puissante « antenne », potentiellement en mesure de recevoir des « informations » provenant des innombrables champs de potentiel quantique associés à toutes ses propres particules, en tant qu’elles sont intriquées avec d’autres particules de l’univers.

Certaines de ces intrications peuvent remonter à l’origine de l’univers, lors du Big Bang. D’autres peuvent dater de la dernière seconde, quand notre regard a effleuré la lumière d’une étoile, ou quand notre joue a caressé l’aile du vent.

La métaphore du « cerveau-antenne » évoque des images de puissantes stations d’observation astrophysique, fonctionnant dans diverses gammes d’ondes (visible, infra-rouge, ultra-violet, rayons X, gamma, etc.), et a un parfum assez rétro des années 50, quand le radar et la télévision ont commencé de façonner un nouveau rapport à l’espace.

Mais en réalité, l’intrication quantique des particules du cerveau (et des autres organes du corps humain) avec des myriades de particules de l’univers, est une image bien plus puissante que la métaphore de l’antenne. L’intrication quantique fait du corps humain tout entier un point d’intrication permanent, instantané, avec l’ensemble de l’univers.

Il est tentant de généraliser l’idée de l’intrication quantique en l’appliquant à la pensée et à la conscience.

Les processus de pensée (tous ceux, innombrables, qui restent inconscients ainsi que ceux, moins nombreux, qui aboutissent à la formation de la « conscience ») sont comparables au mélange de « superpositions d’états quantiques » auquel je faisais référence plus haut, dans l’analyse des états du cerveau et du corps quantiques.

Ce mélange, toujours singulier et toujours différent, toujours mobile, en constante évolution, se renouvelant à chaque instant, et connectant ce vaste continent qu’est l’inconscient (individuel) avec l’inconscient (collectif) mais aussi, ipso facto, avec l’ensemble des particules (proto-conscientes) de l’univers…

L’analogie entre l’intrication « quantique » des particules du corps humain et l’intrication « symbolique » des pensées (inconscientes et conscientes) est profonde. Ce sont ces mélanges (de particules dans un cas, et d’idées ou de symboles dans l’autre) qui rendent possibles la pensée et la conscience, qui les orientent vers ce qu’elles ne soupçonnent pas encore en termes de pensée ou d’être, et donc qui les font, en un certain sens.

Ces mélanges font la conscience ou ils la sont ?

La philosophie pré-socratique s’est intéressée à cette même question, quoique formulée de façon un peu différente, sous les espèces du mélange entre le corps et la pensée, et plus spécifiquement du mélange entre les membres du corps et les événement de la conscience (ou les « choses conscientes »).

Le fragment 16 de Parménide, conservé grâce à Aristote, pose ainsi :

« Car tout comme chacun a son propre mélange,

Donnant leur qualité aux membres qui se meuvent,

De même l’intellect se rencontre chez l’homme.

Car la chose consciente et la substance

Dont nos membres sont faits, sont une même chose

En chacun comme en tout : l’en-plus est la pensée. »ii

Si la traduction de ce fragment est claire, la formule finale est obscure. Que veut dire «  l’en-plus est la pensée » ? L’expression choisie par le traducteur des éditions de la Pléiade, Jean-Paul Dumont, pour rendre le grec τὸ πλέον, est plus opaque que nécessaire, me semble-t-il.

Une autre traduction de ce fragment , celle de Jean Tricotiii, est peut-être un peu plus limpide :

« Car, de même que, en tout temps, le mélange forme les membres souplesiv,

Ainsi se présente la pensée chez les hommes ; car c’est la même chose,

Que l’intelligence et que la nature des membres des hommes,

En tous les hommes et pour tout homme, car ce qui prédomine dans le corps fait la pensée. »v

La formulation paraît plus claire, mais le sens de « ce qui prédomine dans le corps » n’en ressort pas vraiment de façon plus explicite.

La traduction de Clémence Ramnoux ouvre une autre piste :

« Car selon que chacun tient le mélange de sa membrure errante,

Ainsi se manifeste pour les hommes la Pensée. Pour les hommes en effet,

Pour tous et pour chacun, c’est la même chose que la qualité de sa membrure

Et ce qu’il réalise en pensée. »vi

L’emploi du mot « membrure » a l’avantage de faire de l’ensemble des membres individualisés une sorte de charpente (corporelle), ou pour employer un terme anachronique, un « système ».

L’idée est que c’est la « qualité de la membrure », ou la qualité de la charpente (systémique) du corps, qui « réalise en pensée ».

Elle ne réalise pas la pensée, elle réalise en pensée. Le sujet est la qualité de la membrure (c’est-à-dire la qualité du corps vu comme le système de tous ses membres), la pensée est un moyen, est le but est de « réaliser ».

Seul problème, le verbe « réaliser » n’est pas dans le fragment de Parménide, il est une extrapolation/interprétation de Clémence Ramnoux.

La traduction de Jean Bollackvii se veut plus littérale, mais elle approfondit notre perplexité :

« Car tel le mélange que chacun possède de membres partout errants, tel le penser que les hommes ont à leur portée ; car c’est la même chose que pense la nature des membres chez les hommes, en tous et en chacun ; car c’est le plein qui est la pensée. »

Quel est ce « plein » (en grec, τὸ πλέον. to pléon) ?

Le « plein » est-il la « totalité » ?

La pensée serait-elle la résultante de la totalité des membres et des parties du corps, une totalité qui serait comprise comme une plénitude ?

La chasse aux interprétations n’est pas close.

Tentons notre chance.

La pensée (le noos), se fonde et émerge du mélange des membres et des autres parties du corps. Les membres pensent donc aussi, en quelque sorte, du moins ils font partie intimement des conditions de production et d’émergence de la pensée. Ils peuvent penser ce qui est parce qu’ils sont, eux aussi, à leur manière ; ils pensent « le même », parce qu’ils restent eux aussi « le même », bien qu’ils soient tous différents ; et d’autres membres qui sont, eux aussi, pensent eux aussi « le même ». Malgré leurs différences, ils produisent du « même », parce qu’ils sont organisés comme un « mélange », ou une « membrure », ou parce qu’ils sont unis comme une « substance » ou une « nature ».

Plus formellement, on pourrait déduire de ce fragment quelques conclusions:

Tout ce qui est, est un. Tout ce qu’on pense est un.

Ce qui pense et ce qui est pensé sont un.

Qu’on parte des choses ou des hommes, on en revient toujours à l’un, ou à l’idée de l’Un.

Les choses dispersées, ou réunies, absentes ou présentes, forment toutes ensemble ce qui, dans l’être, est une partie de l’« un ».

Chaque homme a sa propre conscience, séparée, et pourtant tous les hommes pensent à cet « un », ou à cet être-là, qui les constitue, qui est leur essence (ou la substance de leur être), mais qui aussi remplit tout et tous, et que Parménide appelle le « plein ».

Mais quel est ce « plein » ?

L’unité de tout ce qui « est » ? Ou, plus modestement, un simple « reflet de l’Être » ?

Tous les hommes sont dans leur propre monde, c’est-à-dire dans leur moi, et dans leurs opinions propres. Mais au-delà des opinions, des noms, des mots (qui cachent au fond l’être de tout ce qui est), les hommes peuvent aussi faire « l’expérience d’un être qui unit pensée et choses, τὸ έον et τὸ πλέον et devenir sensibles au reflet de l’Être. »viii

La pensée, à défaut de contempler l’essence de l’Être, ou d’en percevoir la nature, peut du moins tenter de saisir l’unité de tout ce qui y participe, c’est-à-dire de tout ce qui est, et dans cette tentative, si elle réussit, de continuer à n’y voir qu’un « reflet » de ce qu’ils doivent chercher encore.

Le lien est ainsi fait entre l’intrication quantique, le cerveau-antenne branché sur la totalité du cosmos et la théorie du « plein », selon Parménide. Toutes ces approches visent au fond la même idée. Le « plein », « l’antenne » neuro-cosmique ou « l’intrication » universelle, malgré leur pouvoir relatif d’explication, ne sont jamais que des « reflets » d’une unité ontologique, qui les englobe, mais qui les dépasse infiniment, l’Être.

Mais ce reflet, aussi ténu soit-il, peut nous donner quelque raison d’espérer.

Parménide encore :

« Mais vois pourtant comme les choses absentes

Du fait de l’intellect imposent leur présence,

De l’être auquel il tient on ne pourra jamais

Séparer l’être, soit pour le laisser aller

S’éparpiller un peu partout de par le monde,

Soit pour le rassembler. »ix

Parménide est ferme : on ne pourra jamais « séparer l’être », et le laisser « s’éparpiller un peu partout de par le monde ». Cela ressemble fort, d’ailleurs à une vive critique, avec vingt-six siècles d’avance, de l’ontologie associée aux particules quantiques et à leurs intrications.

On ne pourra pas « séparer l’être », mais on ne pourra pas non plus le « rassembler ».

Il me semble voir là une critique non moins radicale de toutes les formes de monisme, dont l’Histoire ne nous a épargné aucune des multiples variations, en particulier sous la forme des monismes théologiques.

L’Être est Un, et on ne pourra pas le séparer de Lui-même. Mais cela ne veut pas dire que l’on pourra impunément le « rassembler », c’est-à-dire le regrouper, le lier à lui-même, ou à nos représentations.

Autrement dit : on ne pourra jamais « rassembler » l’absence de l’Être avec les reflets de sa présence.

Avec nos corps intriqués au reste de l’univers, nos cerveaux branchés sur l’horizon cosmologique, et nos intellects capables de ressentir la présence de ce qui est absent, nous ne sommes pas « séparés » de l’Être.

Mais ce serait une folie, nous avertit Parménide, que de croire que nous pouvons nous « rassembler » en Lui.

Autrement dit, quelque six siècles plus tard : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père. »x

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iAlexander Wendt. Quantum Mind and Social Science. Cambridge University Press, 2015, p. 88

iiParménide, fragment 16, cité par Aristote. Métaphysique, Γ, 5, 1009 b 21. Traduction Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p.270

iiiAristote. La Métaphysique. Tome 1. Traduction de Jean Tricot. Librairie J. Vrin, 1981, p. 221

ivJean Tricot admet en note une autre traduction admissible : « membres errants », en remplaçant le mot πολυκάμπτον (« souples ») par le mot presque similaire πολυπλάγκτων (« errants » comme du polyplancton), que l’on trouve dans la version fournie par Théophraste, (De Sens., 3, Doxograph., 499). Note 4, p. 221 in op. cit.

vAristote. La Métaphysique. Tome 1. Traduction de Jean Tricot. Librairie J. Vrin, 1981, p.221

viClémence Ramnoux. Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 137

viiJean Bollack. Sur deux fragments de Parménide (4 et 16). In: Revue des Études Grecques, tome 70, fascicule 329-330, Janvier-juin 1957. pp. 56-71

viiiJean Bollack, op. cit. p. 71

ixParménide, fragment 4, cité par Clément d’Alexandrie, Stromates, V, 15. Traduction Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p.258-259

xJn 14,2

Être et Parole


On dit que l’Être est. Rien n’est moins sûr. Il est aussi ce qu’il devient, et donc ce qu’il n’est pas encore. Il est aussi ce qu’il a été, donc ce qu’il n’est déjà plus. On ne peut donc dire (à proprement parler) que l’Être est. Car s’il est bien tout ce qu’il est, – tout ce qu’il est en essence, il faut penser et dire également qu’il est tout ce qu’il sera et tout ce qu’il a été, tout ce qu’il n’est pas, donc, mais dont on peut pourtant dire qu’il l’est, en essence, ou en puissance.

Son essence n’est pas seulement d’être, mais aussi de pouvoir être, et d’avoir été. Or ‘pouvoir être’ ou ‘avoir été’ ce n’est pas, à proprement parler, ‘être’, mais on peut cependant penser et dire que cela l’est.

Fait donc partie de l’essence d’être le fait de pouvoir être ‘dit’. Son essence d’être est d’être dicible.

S’il n’était pas dicible, alors on ne pourrait même pas dire qu’il serait ‘Être’.

Il n’y a pas d’Être indicible, de même qu’il n’y a pas d’Être sans essence et sans existence. Il n’y a pas d’Être indicible, de même qu’il n’y a pas d’Être abstrait, il n’y a pas d’Être ‘tout court’. Un Être ‘tout court’ n’est qu’un jeu de mots, une chimère mentale.

Un Être ‘tout court’ renverrait nécessairement à quelque entité qui serait ‘au-dessus’, ou ‘avant’ l’Être, une entité dont il faudrait penser et dire qu’elle serait par essence indicible et qui ne s’appellerait donc pas ‘Être’, car elle n’aurait aucun nom, – aucun nom dicible, à commencer par le nom ‘Être’.

L’Être ne peut se concevoir que par la parole, et avec la parole. Un ‘Être sans parole’, ou ‘avant toute parole’, ne serait pas ‘l’Être’, mais quelque chose de plus originaire que l’Être, quelque entité sans nécessité de parole, pour laquelle aucune parole n’existe, pour laquelle aucune parole ne convient.

Aucune parole ne peut désigner ce qui est avant ou au-delà de l’Être. La parole ne peut convenir qu’à ce qui est.

Être et la Parole sont donc liés. Être et la Parole font couple. Ils sont de même essence. Une essence réciproque lie ces deux entités. L’une constitue l’essence de l’autre. La Parole fait partie de l’essence de l’Être, et l’Être fait partie de l’essence de la Parole.

La Parole est-elle première ? Non, car si la Parole était première, si elle était avant l’Être, alors elle serait, avant que l’Être soit, ce qui est une contradiction.

L’Être est-il premier ? Non, car comment pourrait-on l’appeler ‘Être’ avant que la Parole soit ? Si l’on peut dire que l’Être ‘est’, si l’on peut dire que l’Être est ‘Être’, c’est que la Parole est aussi déjà là. Elle est là pour dire l’Être.

Être et Parole sont et se disent ensemble, ils sont liés l’un à l’autre.

D’emblée, Être c’est être ce tout, ce couple, lié, compact, d’Être et de Parole.

Être, c’est être d’emblée tout ce qu’est l’Être et la Parole, c’est être tout ce qu’implique le fait d’être l’Être et d’être Parole.

Être, c’est être d’emblée le tout de l’Être, c’est être ‘tout’ l’être de l’Être, c’est être tout ce qui est l’Être, tout ce qui le constitue.

Être implique le fait d’être ‘con-sistant’ (du latin cum-sistere). Être implique le fait d’être ‘co-existant’ (du latin co-existere, ou co-ex-sistere).

L’Être co-existe avec tout ce qui est propre au fait d’être. L’Être co-existe avec lui-même, avec le fait d’être l’Être et avec le fait d’être dicible.

L’Être est avec lui-même, Il est en présence de lui-même, en présence de tout ce qui le constitue, dont la Parole.

Être implique Être-avec-soi et Être-Parole. L’Être est consistant. Il coexiste avec tout ce qui est ‘être’ en lui et tout ce qui est ‘parole’ en lui.

La coexistence de l’Être avec le tout de l’Être et de toutes ses parties constitue le ‘soi’ immanent de l’Être. Ce ‘soi’ immanent entre en résonance avec lui-même. C’est cette résonance qui est Parole.

De là, l’origine la plus profonde de la conscience, et de là aussi l’origine de la transcendance, qui se constitue par la conscience de l’immanence.

Être implique l’immanence de l’Être, et l’immanence implique une conscience immanente, puis la conscience de l’immanence.

La consciente immanente puis la conscience de l’immanence sont déjà, en puissance, des étapes vers la conscience transcendante (par rapport au fait d’Être).

Le fait pour l’Être d’être-avec-soi porte en puissance l’apparition de la conscience d’être, de la prise de conscience du soi par le soi.

Être implique un pli de l’Être sur lui-même. Ce pli est une implication-explication, qui est aussi le commencement d’une réflexion, pour passer à une métaphore optique.

Au commencement de l’Être, est donc ce pli, cette réflexion, que l’on peut aussi nommer ‘esprit’ (en sanskrit manas), car l’esprit c’est ce qui se ‘déplie’, ou ce qui se ‘réfléchit’.

Et dans ce pli qui se déplie, la Parole védique (वाच् vāc) naît.

Un affreux soleil noir d’où rayonne la nuit


Victor se tint, jadis, songeur, près du dolmen de Rozel. Un spectre sombre et bavard lui apparût. De sa bouche de nuit coula alors un flot puissant, agité, mêlant des mots bruts et choisis, où traînaient des troncs morts et des limons noirs. Le poète nyctalope fut plus loquace encore, et ses vers jaillirent, en théories pressées, hors de leurs buissons herbeux, verbeux.

Les images s’y additionnent, comme les verres au bar.

L’immense s’écoute. Tout parle. Tout a conscience. Les tombes sont vêtues d’herbe et de nuit. L’abîme prie. Tout vit. La profondeur est imparfaite. Le mal est dans l’univers. Tout va au pire, toujours, sans cesse. L’âme choit. L’arbre est religieux. Le caillou est vil, aveugle, hideux. La matière c’est le mal, – fruit fatal. Le poète incontinent fait rimer, sans honte aucune, à plusieurs reprises, ‘ombre’ avec ‘sombre’. Et, pour compenser, ‘vivant’ avec ‘en avant’.

Il a le front triste, le grand homme, l’exilé aux funestes sueurs, aux pulsions funèbres. Il ploie, le poète, du poids de l’infini, rien de moins, et de la lumière un peu sotte des soleils lugubres.

Dieu est là. En est-on si sûr ? Mais oui ! Il n’est hors de rien, d’ailleurs. L’azur, et les rayons, masquent son envergure.

Interpellé en vain, l’Esprit poursuit sa voie, sans vouloir entendre l’Homme seul, méprisant sa ‘chair vile’. Le mot ‘vil’ revient comme une antienne. L’énorme vie continue toujours, elle entre dans l’invisible, elle fait l’ascension des cieux, elle parcourt des ‘millions de lieues’, elle atteint même au ‘radieux orteil’ de ‘l’archange soleil’ (une rime quasi-riche) et s’évanouit en Dieu. Oui ‘en Dieu’ ! C’est-à-dire dans les profondeurs ! Jacob et Caton sont déjà passés par ces échelles-là, avec leurs devenirs de devoir, de deuil, et d’exil. Ils sont passés par ces précipices et ces abîmes, où se pressent les larves et les mystères, les vapeurs et les hydres.

A leur suite, les voyants et les anges ont plongé, vers les âmes ailées.

Mais pour les bannis restés plantés dans le nadir, le naufrage est promis, et s’ouvre le ‘gouffre sans bord’, plein de ‘pluie’.

« De tout ce qui vécut pleut sans cesse la cendre ;
Et l’on voit tout au fond, quand l’œil ose y descendre,
Au delà de la vie, et du souffle et du bruit,
Un affreux soleil noir d’où rayonne la nuit ! »i

L’Esprit tonne et menace. En prophète, il dit : le sommet va vers le bas, l’idéal court à la matière, l’esprit tombe à l’animal, le grand croule dans le petit, le feu annonce la cendre,

la cécité naît du voyant, et la ténèbre du flamboyant.

Mais les rimes sauvent, elles ! ‘Azur’ va avec ‘pur’.

En haut la joie, en bas l’immonde et le mal.

Nous sommes d’accord. C’est parfaitement binaire. Structurellement binaire.

Dans l’infini, l’on monte, – ou l’on tombe.

Tout être est balance, et pèse de son unique poids. Pour l’élévation, ou la chute.

Que l’homme contemple donc, le cloaque ou le temple !

Mais au-dessous même des pires brutes, il y a encore les plantes sans paupière, et sous les pierres, il y a le chaos.

Mais, toujours, l’âme doit continuer de descendre, vers le cachot, le châtiment et l’échafaud.

Ah! Victor ! Comme tes vers durs et drus jugent les mondes et l’Histoire !

D’un geste leste, tu abats ton couperet, trempé d’inénarrables alexandrins !

‘Jadis, sans la comprendre et d’un œil hébété

L’Inde a presque entrevu cette métempsychose.’ii

L’Inde a presque entrevu cette métempsychose !!!

Toi Victor, tu as vu ! Toi Poète clarifié, jeune Génie de Jersey !

Toi, voyant, tu as su, bien mieux qu’elle, l’Inde vieille, que la ronce

devient griffe, et la langue du chat, feuille de rose,

– pour, dans l’ombre et les cris, boire le sang de la souris !

Ah ! Victor voyant, de ton ciel supérieur, tu contemples le spectacle inouï des régions basses, et tu écoutes le cri immense du malheur, les soupirs des cailloux et des désespérés.

Tu vois ‘partout, partout, partout’, des anges ‘aux ailes mortes’, des larves lugubres, et des forêts échevelées. Le châtiment, lui, cherche les ténèbres, et Babel renversée, il fuit toujours au fond de la nuit. L’homme pour toi, ô Victor nimbé de victoires, de gloires et de savoirs, n’est jamais qu’une brute abreuvée de néant, qui vide, nuit après nuit, le verre ivre de ses sommes.

Mais il y a un mais. Quand on y songe à deux fois, l’homme est en prison mais son âme reste libre. Les mages pensent, eux. Ils disent que des légions d’âmes inconnues et asservies, sont sans cesse foulées aux pieds, par les hommes qui les nient. La cendre aussi, dans l’âtre, ou le sépulcre, clame qu’en elle dort un monceau de mal.

L’homme dit : Non ! Il prostitue sa bouche au néant, pendant que même son chien couché dans la nuit (cette sinistre constellation) voit Dieu, lui. C’est que l’homme n’est rien, même si la bête étoilée est peu. Il nie, il doute, dans l’ombre, l’obscur et le sombre, le vil et le hideux, et il se précipite dans ce gouffre, cet égout universel.

Ah ! Victor ! Pourquoi n’as-tu pas écrasé, d’un pied lourd, ce ver immortel, qui rongeait ton âme trop mûre ?

‘Hélas ! Hélas ! Hélas ! Tout est vivant ! Tout pense !’

Triple plainte, quintuple exclamation. Il faut pleurer sur toutes les hideuses laideurs du monde.

L’araignée est immonde, la limace est mouillée, le puceron est vil, le crabe est hideux, le scolopendre est affreux (comme le soleil!), le crapaud est effrayant.

Mais il reste à la fin, quand même, l’espoir !

Les enfers se referont édens. Ce sera le vrai jour. La beauté inondera la nuit. L’univers paria bégaiera des louanges. Les charniers chanteront. Les fanges palpiteront.

Les douleurs finiront, – comme finit ce poème : par le ‘Commencement’ !

A Victor, cependant, j’aimerais adresser un court message d’outre-temps, un bref mot d’outre-âge, un signe lointain d’Inde. L’Inde ‘entrevit’ quelque chose que Hugo ne vit ni ne soupçonna.

Avant le Commencement même, il n’y avait ni être, ni non-être, et ‘l’obscurité était tout entière enveloppée d’obscurité.’iii

Des sages commentèrent : l’esprit (en sanskrit : manas) est la seule et unique chose qui peut être à la fois existante et non-existante. L’esprit n’existe, disaient-ils, que dans les choses, mais les choses, elles, si elles n’ont pas d’esprit, alors elles sont non-existantesiv.

Les Voyants ont cherché longtemps des vues sages sur ces difficiles questions.

Ils pensèrent par exemple qu’il y avait un lien caché, profond, obscur, entre l’Être et le Non-Être. Mais quel lien ? Et qui pourrait vraiment le connaître ?

Ils répondirent avec ironie : « Lui, Il le connaît certainement – ou peut-être même ne le connaît-Il pas ! »v

iVictor Hugo. Les contemplations. XXVI. Ce que dit la bouche d’ombre.

iiVictor Hugo. Les contemplations. XXVI. Ce que dit la bouche d’ombre.

iiiRV X,129,3

ivSB X,5,3, 1-2

vRV X,129,7

Se résoudre à l’exode


L’idéaliste raisonne de cette façon : « Si l’on prend le monde comme apparence, il démontre l’existence de quelque chose qui n’est pas apparence. »i

Mais c’est là faire un saut discutable (et fragile) dans le raisonnement. On ne voit pas bien pourquoi l’existence des apparences démontrerait « l’existence de quelque chose qui n’est pas apparence ». Elle peut la suggérer, l’évoquer, la supputer, mais non pas la démontrer. Et s’il n’y a pas démonstration, nous ne sommes guère avancés. Nous avons seulement gagné l’idée que le concept d’apparence met en relief l’intérêt tout théorique et philosophique du concept de vérité (sans d’ailleurs établir l’existence de cette dernière, l’existence de la Vérité). Il se peut aussi que l’idée même de vérité se retourne en fait contre ceux qui pensent que la vérité c’est ce qui correspond simplement à leur représentation du monde, ou à l’apparence qu’il possède à leurs yeux.

Il se peut que la vérité (supputée et comme ‘prédite’) de l’idéaliste ne soit pas la vérité, et que la vérité vraie c’est qu’il n’y a pas de vérité en dehors des apparences.

En effet, pour sa part, le matérialiste voit aussi le monde comme apparence. Mais c’est une apparence qui, lorsqu’on l’examine de plus près, ne recouvre jamais que d’autres apparences, dont l’empilement indéfini forme la ‘réalité’, la seule réalité qui soit, puisqu’il n’en est pas d’autre (en dehors des apparences). Il n’y a pas une autre réalité, une réalité qui ne soit pas apparence, puisque l’apparence est la seule réalité.

Le matérialiste a donc l’avantage d’être entièrement fidèle à sa vérité. Il n’y a que des apparences, et donc tout est apparence.

Mais alors un autre problème émerge, plus fondamental encore.

Le fond du problème (posé par le matérialisme) c’est que l’être de l’homme n’a alors pas de ‘fond’, il n’a pas de fondement sûr, de fondation assurée. Tout ‘fond’ de l’être, si l’on y pense assez intensément, finit pas révéler à son tour sa nature fondamentale, qui est de n’être qu’apparence.

En dernière analyse, le fond de l’être est d’être essentiellement apparence (sur ce point se rejoignent en quelque sorte l’idéaliste et le matérialiste, mais pour en tirer des conclusions différentes).

Ceci étant acquis, la question peut alors se poser autrement. La pensée se déplace sur un autre objet, elle-même. Elle en vient à s’attaquer à l’essence même de la pensée, à la vérité de l’acte de penser. Si tout est apparence, la pensée elle-même n’est qu’apparence, elle est une apparence de pensée, et les vérités ‘partielles’ ou ‘absolues’ qu’elle exhume ou produit ne sont aussi que des apparences de vérités.

Cette conclusion (malgré sa logique interne) est en général difficile à accepter pour des penseurs ou des philosophes qui investissent tant dans la fondation de leur logique, de leur pensée, de leur philosophie, et en font une raison de vie.

Il faut se demander ensuite si, en toute bonne foi, la pensée peut accepter, – au nom de sa propre transparence (supposée) à elle-même, de n’être qu’apparence.

Si elle va sur cette voie-là, elle n’aura désormais plus aucune certitude quant à la validité de ses jugements, quant à l’ordonnancement de ses raisonnements, quant à la qualité de son ‘intelligence’ du monde ou d’elle-même. Ceci est un inconvénient majeur, pour ceux qui se targuent de penser, comme d’autres font des pots, du pain ou des enfants. Car le pot, le pain ou l’enfant sont, apparemment et réellement, bien plus ‘réels’ que des ‘pensées’ sur l’essence de l’apparence…

Doit-on penser à la pensée, désormais, comme un simple artefact, dont il faut douter de la texture même, et dont il faut remettre en question le statut de ‘juge’ (en dernière analyse) de l’état des choses ?

Ou bien, si l’on veut garder à la pensée sa force essentielle, son génie spécial, sa puissance singulière, qui est de prétendre posséder en soi sa propre vérité, ne faut-il pas à nouveau changer d’angle ?

Ne faut-il pas désormais sortir de ces questions, sortir de ces jeux de miroir (apparaître/être), et sortir de l’idée même d’une vérité qui appartiendrait à ce monde ?

Peut-être faut-il alors, – sous la pression même de la pensée, qui ne veut pas mourir à elle-même, qui ne veut pas se vêtir des oripeaux mités des apparences, – peut-être faut-il se résoudre à considérer que dans ses plus hautes exigences, dans ses plus hauts désirs, la pensée ne pourra jamais trouver dans ce monde-ci la demeure qui lui convienne.

Il lui faut donc, à nouveau, se résoudre à l’exil, à l’exode.

iKant. Opus Posthumum. 1920, p.44 cité par H. Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p. 43

L’être en fuite


Aujourd’hui, tant le monde a changé, les hommes ne croient être que ce qu’ils pensent qu’ils sont, et rien de plus. Ils pensent que ce qu’ils appellent leur « conscience » (c’est-à-dire la faible lumière qui chaque jour s’allume au réveil et s’éteint dans le sommeil, après avoir clignoté un peu pendant le jour) porte toute leur identité et constitue leur être même.

Quoique faible, elle est leur seule clarté, leur fanal. Elle est leur phare.

Les hommes, dans leur humiliation auto-infligée, s’imaginent n’être rien de plus que le gardien de cette trapue tour de guet, assaillie par les nuits, et ils notent, peu attentifs, ce que leur conscience, intermittente, trouée, voilée, leur murmure indolemment, d’une voix brouillée, oublieuse, vite essoufflée.

L’inconscient enfoui dans l’obscur, soupire, gémit, hurle même en silence dans l’abîme, mais la conscience se croit maîtresse du moi ; elle ignore royalement le Soi. Le sommeil, la démence, la mort, la conscience n’en a cure, elle a trop à faire ici et maintenant, pense-t-elle.

Et pourtant, le démon intérieur, aux ailes éployées, à la vue perçante, à la gueule ardente, à la queue sifflante, ne cesse de bondir, de rugir, et de dévorer les entrailles grouillantes de ‘l’étant’. Rien n’y fait. L’étant vaque.

Ce qu’est son ‘être’, l’homme se le demande assurément, de temps à autre, mais il est peu pressé d’entendre la réponse, il est occupé, il est sans cesse distrait de lui-même par le spectacle du monde, aussi fugace que les ombres du miroir.

Des réponses, il y en a pourtant, venues du fond des millénaires, des pistes ouvertes par des esprits sincères.

Platon dit que l’être de l’homme, l’être de ‘l’étant’, ce qui fait que tel homme est cet homme, et non pas un autre, que telle personne est singulière, unique au monde, c’est son eidos (εἶδος).

Magie d’un mot grec, qui dit à la fois ‘image’, ‘apparence’, ‘forme’ et ‘idée’.

L’être de l’homme, c’est sa ‘forme’, c’est-à-dire, pour s’exprimer selon le mythe, l’‘idée’ qui l’a mis en mouvement, dès l’origine, et qui ne peut être ‘vue’ que par l’âme même.

Une ‘idée’ vue par ‘l’âme’ même ?

Les matérialistes, qui se moquent de l’âme, et de l’origine des idées, peuvent-ils concevoir qu’une ‘idée’ définisse de manière unique et singulière chaque être humain ?

Sans doute pas. Cependant, même du point de vue matérialiste, rien n’empêcherait (en théorie) de supputer qu’un arrangement original, une ‘somme’ hautement spécifique, de milliards de milliards d’ensembles de corpuscules quantiques (matériels, donc!), correspondant à la totalité de « ce qu’est » un être humain, puisse être qualifié de ‘forme’, ou d’idée formelle.

Laissons là le matérialisme et ses offuscations, et revenons à Platon. La définition platonicienne n’est certes pas matérialiste, elle est ‘idéaliste’ : l’eidos est une idée pure, qui n’a rien de matériel, mais qui pourtant enveloppe et donne sa ‘forme’ à la matière qui constitue l’être humain.

Comme la matière (ou la substance) humaine est éminemment mobile, faite de flux toujours renouvelés, il est heureux pour elle qu’une telle ‘forme’ subsiste indépendamment de cette mouvance incessante. Sans elle, la matière n’aurait plus de ‘glu’, de ‘colle’ ontologique: sa ‘substance’ n’aurait pas de ‘consistance’, et elle se volatiliserait vite comme un brouillard d’électrons libres.

Aristote, nettement plus ‘réaliste’ que son maître Platon, voit quant à lui l’étant comme un ‘sujet’, défini par des ‘attributs’ correspondant à certaines ‘catégories’, jugées par lui métaphysiquement et universellement appropriées, comme celles de ‘substance’, de ‘qualité’, de ‘quantité’, de ‘lieu’, de ‘temps’, de ‘relation’, etc.

La critique des catégories d’Aristote mériterait de longs développements, mais pour faire court, je dirais seulement ceci : rien n’empêche d’imaginer que d’autres ‘catégories’ (non-aristotéliciennes) puissent être conçues, de façon à rendre compte de phénomènes moins nets que ceux auxquels Aristote tente de rendre raison. Tout ce qui relève (et qu’est-ce qui n’en relève pas?) du mélange, de la métamorphose, de l’intermédiation, de la transfiguration, du dépassement, exigerait sans doute de nouvelles ‘catégories’, mêlées, métamorphiques, intermédiaires, transfiguratrices, dépassantes.

Nous avons besoin de dire à propos du Soi l’énorme et insondable paysage (conscient et inconscient) de ‘présences’ mêlées d’absences, de ‘qualités’ zébrées de ‘lieux’, de ‘quantités’ indicibles, de ‘temporalités’ striées, de ‘relations’ intriquées, de ‘substances’ transfigurées ou rêvées, de ‘passions’ intermédiaires, de ‘possessions’ quasi-défaillantes, et d’‘actions’ vite dépassées par l’espérance. Bref il faut modaliser, hybrider, faire croître et multiplier l’héritage aristotélicien, non pour en dénier l’importance inaugurale, mais pour remplir l’exigence permanente d’exode, hors des finitudes ressenties.

Autrement dit, l’homme est peut-être plus ‘divin’ (ou, si l’on préfère, peut-être plus minéral, ou végétal, ou non-humain) que ce que les catégories d’Aristote permettent d’envisager, ou laissent entendre, ou que ce que les matérialistes contemporains fixent dans leurs décrets a priori.

L’homme, en particulier, a ceci de ‘divin’ qu’il peut penser sa propre pensée, et la mettre au pinacle, la transcender, ou la réduire en fines poussières, la dynamiter et l’humilier, ou la sublimer, l’extasier… Tout est possible, et on n’a encore rien vu. On aura toujours, encore ‘rien vu’.

En pensant sa pensée, l’homme découvre que ce bel organe (la pensée) ne se meut jamais sans désirs. Mais que désire la pensée de l’homme ? Elle désire sa Désirade, son « île au loin », que dis-je « île », son amas galactique, son au-delà des mondes !…

C’est en effet l’intelligible qui met l’intelligence toujours en mouvement, parce que l’intelligible est son paradis encore inimaginé, le sommet de sa quête inassouvie. Si l’intelligible n’existait pas, l’intelligence serait quiète, morose et inoccupée.

Mais l’intelligible existe, et surtout, il sait se faire désirer, il sait se faire aimer de l’intelligence, en quelque sorte par avance. Avant même que celle-ci le connaisse, il lui envoie les signes subtils, aguicheurs, presque indécelables, mais néanmoins patents, de son existence celée. Intriguée, curieuse, vite avide d’en savoir plus, l’intelligence se met en chemin, et fait ainsi sans cesse tourner le monde ; elle entraîne dans son mouvement l’univers entier, à la recherche de ce qu’elle aimé déjà, sans le connaître vraiment.

Curieux destin que celui de l’homme embarqué sans fin dans cette anabase ! Trop conscient de ses limites, inconscient de ses réelles puissances et de ses virtualités, attiré par un rêve, il meurt sans savoir ce qu’il a cherché toute sa vie.

L’inquiétude de son âme est nécessaire à sa félicité (toujours irréalisée, toujours en fuite), qui le tire vers le haut ou le fait plonger dans le gouffre.

Le Sacrifice et l’Amour


Si l’on observe qu’il y a des êtres de par le monde, des univers multiples, des arrière-mondes, et de l’Être même, on peut en inférer que l’on peut construire dès lors une idée comme celle du « Tout », un « Tout » qui comprendrait (par le miracle de la pensée) tous les êtres, tous les mondes et tout l’Être.

Mais cela n’épuise pas le mystère.

Avoir l’intuition de quelque chose comme le « Tout » est un bon début. Mais il faut aller plus loin: qu’est-ce que le « Tout », qu’est-il essentiellement?

Et, question liée, qu’est-ce que quelque microscopique partie de ce Tout (ou quelque « étant » relevant de l’infiniment presque rien face au Cosmos total) pourrait être en mesure de « penser » ou de « dire » à propos du Tout?

C’est là le paradoxe de l’être humain, et le défi de l’être pensant. Il est sans doute ‘presque rien’ vis-à-vis du Tout, mais il n’est pas rien quand même. Il est presque complètement incapable de concevoir ce qu’est effectivement le Tout, mais pas totalement. Tension stimulante.

Ce sont les philosophes Grecs qui ont été les premiers en Occident à réfléchir sur la nature ultime du Tout, au moins un millénaire après leurs prédécesseurs védiques, mais non sans une précision spécifique et une profondeur réflexive propre.

C’est d’ailleurs là un des avantages intrinsèques de la langue grecque, qui permet par sa structure même de forger et de manipuler les abstractions, par l’effet quasi-miraculeux de l’article défini (τό, le) transformant aisément un adjectif, un verbe ou un adverbe en substantifs, et partant, en ‘substances’, au moins putatives, mais invitant par là-même à la réflexion.

Ainsi l’adjectif πᾶς (au féminin πᾶσα, au neutre πᾶν) signifie ‘tout, toute’. Mais lorsqu’on le fait précéder de l’article défini, il peut prendre divers sens, nettement ‘philosophiques’. Ainsi τό πᾶν (to pan) peut signifier « le Tout, le tout ensemble, l’univers » ou « la chose principale, l’important », et dans un sens temporel: « toujours » (l’éternité?). Au neutre pluriel (πάντα), il signifie « tout le possible », ou encore « toutes sortes de choses, toutes les formes ».

Au neutre singulier, et avec une majuscule, Πᾶν, il est le nom du dieu Pan.

On conçoit que ce mot puisse induire philosophiquement une conception panthéiste ou moniste du monde.

Mais il faut compter avec les capacités retorses des penseurs grecs, en particulier les philosophes néo-platoniciens, qui se sont efforcés de donner à ce mot le sens de « l’Être universel ».

Ainsi Plotin, tel que traduit par Émile Bréhier, dit:

« Si vous êtes capable d’atteindre l’être universel, ou plutôt si vous êtes ‘en lui’ [ἐν τᾦ παντὶ], vous ne chercherez plus rien; si vous y renoncez, vous inclinerez ailleurs, vous tomberez, et vous ne verrez plus sa présence parce que vous regardez ailleurs. Mais, si vous ne cherchez plus rien, comment éprouverez-vous sa présence? C’est que vous êtes près de lui et que vous ne vous êtes pas arrêté à un être particulier; vous ne dites plus de vous-même: ‘Voilà quel je suis’; vous laissez toute limite pour devenir l’être universel.

Et pourtant vous l’étiez dès l’abord; mais comme vous étiez quelque chose en outre, ce surplus vous amoindrissait; car ce surplus ne venait pas de l’être, puisqu’on n’ajoute rien à l’être, mais du non-être.

Par ce non-être, vous êtes devenus quelqu’un, et vous n’êtes l’être universel que si vous abandonnez ce non-être. Vous vous agrandissez donc vous-même en abandonnant le reste, et, grâce à cet abandon l’être universel est présent.

Tant que vous êtes avec le reste, il ne se manifeste pas. Il n’est pas besoin qu’il vienne pour être présent; c’est vous qui êtes parti.

Partir ce n’est pas le quitter pour aller ailleurs, car il est là; mais, tout en restant près de lui, vous vous en étiez détourné. C’est ainsi souvent que les autres dieux n’apparaissent qu’à un seul homme bien que plusieurs hommes soient présents, – c’est que cet cet homme seul est capable de les voir. Ces dieux, ‘sous mille aspects divers parcourent les cités’. Mais c’est vers le dieu suprême que se tournent les cités, ainsi que le ciel et la terre entière; c’est près de lui et en lui qu’ils subsistent tout entiers; les êtres véritables, jusqu’à l’âme et la vie, tiennent de lui leur être, et ils aboutissent à son unité parce qu’elle est infinie et inétendue. »i

Qu’on l’appelle le « Tout », ou l’ « être universel », ou de quelque autre nom transmis au long des millénaires, l’important c’est de chercher à l’atteindre, ce « Tout », cet « Être », et de désirer entrer « en » lui, d’aller au-delà de toute limite, et devenir à la fin le Tout, cet être-là.

Tant qu’on n’a pas réussi à aller au-delà de soi-même, au-delà de ce ‘soi’ qui n’est pas grand chose, tant qu’on n’a pas réussi à devenir un « être véritable », on reste toujours au fond dans le non-être.

Mais comment devenir un « être véritable », et atteindre le « Dieu suprême », celui que d’innombrables cités jadis révéraient, celui que le ciel et la terre entière louent?

Tous ont leur chance. Mais il faut commencer par se mettre en marche. C’est un long voyage.

Tant que l’on n’est pas « en » lui, (et le sera-t-on jamais? – nul ne le sait), il faut sans cesse s’efforcer de s’en approcher, pour en être toujours plus « près », car c’est seulement quand on est plus « près » que l’on commence d’être « véritablement », « entièrement », « absolument » (πανταχοὖ).

Et comment s’en approcher?

Plotin dit que quand on s’ajoute quelque chose (en plus du Tout), quand on devient « quelqu’un » (par opposition au Tout), alors on devient ‘moindre’ que le Tout par cette addition même. Il faut donc retrancher tout ajout, écarter toute négation, enlever de soi tout ce qui n’est pas seulement le Tout, tout ce qui n’est que partie du Tout.

Pour prendre une autre métaphore, il faut « sacrifier » le soi et ses « parties », si l’on veut approcher de l’idée du « Tout ».

Serait-ce que le soi encombre, voile, aveugle? Oui, sans doute. A quoi sert donc le soi ? Pourquoi a-t-on un ‘soi’ s’il s’agit ensuite de s’en débarrasser?

Le soi est un vêtement, ou une ‘cosse’, sans doute nécessaire pour grandir. Mais un jour il faut changer de vêtement quand on a grandi au-delà du premier âge.

On ne peut rester petit. C’est Platon qui le dit:

« La petitesse d’esprit est incompatible avec une âme qui doit tendre sans cesse à embrasser l’ensemble et l’universalité du divin et de l’humain (…) Mais l’âme à laquelle appartiennent la grandeur de la pensée et la contemplation de la totalité du temps et de l’être, crois-tu qu’elle fasse grand cas de la vie humaine? Un tel homme ne regardera donc pas la mort comme une chose à craindre. »ii

Mais si l’âme individuelle doit grandir, ne pas rester petite, qu’en est-il du Tout lui-même? Doit-il grandir aussi? Ou sa taille de « Tout » est-elle optimale? Pérenne? Ou encore: s’il s’ajoute de l’être se diminue-t-il par cette addition même?

Cette question n’est pas rhétorique. Le Véda l’a posée formellement, en évoquant l’auto-sacrifice du Dieu suprême.

Que se passe-t-il lorsque le Tout, que le Véda appelle le Dieu suprême, le Seigneur des créatures, décide de se « sacrifier » Lui-même, avant même (et peut-être afin) que quelque création n’advienne ?

Le Ṛg Veda décrit en effet le Sacrifice du Dieu (devayajña), ou l’auto-immolation du Créateur (dont le nom est Prajapāti) comme étant la condition de la Création même.

C’est seulement parce que Prajāpati se sacrifie Lui-même en oblation qu’il peut donner à la Création son propre Soi.

Par cet acte unique, le Sacrifice divin devient le « nombril » de l’univers :

« Cette enceinte sacrée est le commencement de la terre ; ce sacrifice est le centre du monde. Ce soma est la semence du coursier fécond. Ce prêtre est le premier père de la parole. »iii

D’où le célèbre commentaire :

« Tout ce qui existe, quel qu’il soit, est fait pour participer au sacrifice. »iv

Pour nous qui réfléchissons sur cette tradition plurimillénaire, si longtemps après, les questions abondent. Tout ce qui existe est-il donc fait pour participer au Sacrifice, y compris le Tout lui-même?

Mais si c’est le Tout lui-même qui se « sacrifie », qu’est-ce qu’il « reste » après que le Tout se soit sacrifié?

Quant le Tout se sacrifie, il ajoute à son être du non-être, c’est à dire qu’il ajoute des étants au monde. Il se diminue, mais en se diminuant il s’augmente. Il s’éloigne de Lui-même, il se vide de lui-même, il s’absente de lui-même, il n’est plus « présent » à lui-même, mais il est « présent » (dans les deux sens du mot) à ses créatures, et à sa Création.


L’on voit là que l’être du Tout n’est pas de même nature que l’être de l’étant qui participe au Tout.

Quand l’étant participe au Tout, tout ajout, tout surplus, l’amoindrit.

Quand le Tout « ajoute » des étants à l’être, en les créant, il sacrifie une part de son propre être. On peut le reformuler ainsi: en ajoutant de l’être créé, il s’ajoute à lui-même du « non-être ».

Le Sacrifice crée de l’être en renonçant à l’être.

Un autre mot pour le dire: le Sacrifice c’est l’amour.

i Plotin. Ennéades VI, 5, 12, 13-36. Traduction Émile Bréhier. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1983, p. 212

iiPlaton. La République. 486 a, cité par Marc Aurèle, Pensées VII, 35. Cf. Pierre Hadot. Exercices spirituels et philosophie antique. 1987.

iii RV I,164,35

ivSB III,6,2,26

L’humanisme est-il dépassé?


En 1999, Peter Sloterdijk prononça une conférence intitulée « Règles pour le parc humain », qui se voulait une réponse à la fameuse Lettre sur l’humanisme, de Heideggeri.

Il y annonce comme inévitable « la réforme des qualités de l’espèce humaine » et la fin de « l’ère de l’humanisme », suite aux progrès de la science génétique et des biotechnologies.

Selon lui, l’avenir de l’humanité est menacé par les tendances actuelles, « qu’il s’agisse de brutalité guerrière ou de l’abêtissement quotidien de l’homme par les médias ».ii

Il affirme que l’idéologie humaniste est obsolète. C’est d’ailleurs Heidegger qui a porté les premiers coups contre elle: « Il caractérise l’humanisme – qu’il soit antique, chrétien ou des Lumières – comme l’agent de la non-pensée depuis deux mille ans. Heidegger explique que l’humanisme n’a pas visé suffisamment haut. »iii

La métaphysique européenne avait défini l’homme comme animal rationale. Mais, selon Heidegger, la différence décisive entre l’homme et l’animal n’est pas la raison, c’est le langage,. « Le langage est la maison de l’Être en laquelle l’homme habite et de la sorte ‘ek-siste’… » Il en ressort que « ce qui est essentiel, ce n’est pas l’homme, mais l’Être comme dimension de l’extatique de l’ek-sistence.  » Le devoir de l’homme, c’est d’habiter le langage, afin d’ek-sister et dans cette ek-stase, trouver la vérité de l’Être…

Mais le problème, avertit Sloterdijk, c’est que pour cette ek-stasesoit possible, «Heidegger exige un homme plus domestiqué.(…) En définissant l’homme comme gardien et voisin de l’Être, il lui impose un recueillement radical, et une réflexion qui exige d’avantage de calme et de placidité que l’éducation la plus complète ne pourrait le faire. »iv

Or on sait maintenant que l’homme ‘humaniste’, ‘domestiqué’, a été historiquement le complice objectif de toutes les horreurs commises pour le bien-être de l’humanité. « L’humanisme est le complice naturel de toute horreur commise sous le prétexte du bien-être de l’humanité. Dans ce combat de titans tragique entre le bolchévisme, le fascisme et l’américanisme au milieu du siècle s’étaient affrontées – selon l’opinion de Heidegger – trois variantes de la même violence anthropocentrique, trois candidats pour un règne mondial enjolivé par des idéaux humanitaires. Le fascisme s’est singularisé en démontrant plus ouvertement son mépris des valeurs inhibantes que sont la paix et l’éducation. »v

La domestication renvoie à la très ancienne aventure de l’hominisation par laquelle les hommes, dès l’origine, se rassemblent pour former une société. Pendant la longue préhistoire humaine est apparue une nouvelle espèce de créatures « nées trop tôt », imparfaites, mais perfectibles.

Le fœtus humain naît dans un état d’immaturité et de fragilité durable. Le nouveau-né est à la merci de son environnement humain, pendant de nombreuses années. Dès la naissance, il doit apprendre à ne pas cesser d’apprendre, à ne pas cesser de ‘dépasser sa nature’ en la ‘domestiquant’.

Il n’est jamais ‘naturellement’ dans un ‘environnement naturel’. Créature indéfinie, il échappe à toute définition naturelle, mais il gagne en revanche l’accès à une culture, au langage, au monde humain.

La naissance humaine est une première ‘ekstase’, un premier ‘dépassement’ de la nature dans le monde humain, que Sloterdijk appelle une « hyper-naissance qui fait du nouveau-né un habitant du monde. »

L’homme naît au monde, et lui est ‘exposé’; alors il entre aussitôt dans une bulle de « domestication ».

Sloterdijk s’élève contre cette domestication, cet apprivoisement, ce domptage, ce dressage, cette éducation, et en général contre « l’humanisme ». Il reprend les thèses de Nietzsche, en faveur d’un « super-humanisme » qui doit dépasser l’humanisme ‘domestiqué’.

« Nietzsche, qui a étudié Darwin et Paul avec la même attention, perçoit, derrière l’horizon serein de la domestication scolaire de l’homme, un second horizon, plus sombre.»

« Nietzsche postule ici le conflit de base pour l’avenir : la lutte entre petits et grands éleveurs de l’homme – que l’on pourrait également définir comme la lutte entre humanistes et super-humanistes, entre amis de l’homme et amis du surhomme.»

De même que la généralisation de l’alphabétisation et de la culture lettrée ont créé « entre lettrés et illettrés un fossé si infranchissable qu’il en faisait presque des espèces différentes«  , de même le futur ‘super-humanisme’ fera de même, à travers de nouvelles formes de ‘domestication’.

L’avenir de l’espèce humaine se jouera là, dans ce « super-humanisme ».

«  Qu’il soit bien clair que les prochaines longues périodes seront pour l’humanité celles des décisions politiques concernant l’espèce. Ce qui se décidera, c’est si l’humanité ou ses principales parties seront capables d’introduire des procédures efficaces d’auto-apprivoisement. (…) Il faut savoir si le développement va conduire à une réforme génétique de l’espèce ; si l’anthropo-technologie du futur ira jusqu’à une planification explicite des caractères génétiques ; si l’humanité dans son entier sera capable de passer du fatalisme de la naissance à la naissance choisie et à la sélection pré-natale. »vi

Toutes ces questions sont radicales, insurmontables, impossibles à résoudre par l’humanisme classique, mais elles restent inévitables pour le futur « super-humanisme » qui devra dépasser l’« humanisme » obsolète.

Sloterdijk pense déjà à l’organisation politique de la future « super-humanité. » Il s’agit de créer un « zoo humain », des « parcs humains », dans le cadre d’un projet  » zoo-politique ». Zoo, parc, camp, — ou goulag?

Il est parfaitement conscient de l’énormité de l’enjeu: « Le lecteur moderne qui tourne son regard tout à fois vers l’éducation humaniste de l’époque bourgeoise, vers l’eugénisme fasciste, et vers l’avenir biotechnologique, reconnaît inévitablement le caractère explosif de ces réflexions ».

Mais il n’est plus temps de reculer. L’homme politique doit devenir un « véritable éleveur », dont « l’action consciente le rapproche davantage des Dieux que des créatures confuses placées sous sa protection. » Le devoir de ce seigneur « sur-humaniste » sera « la planification des caractéristiques de l’élite, que l’on devrait reproduire par respect pour le tout. »

Le « sur-humanisme » sera seul capable d’apprivoiser le « parc humain ». – prenant appui sur le potentiel des biotechnologies et des manipulations génétiques, et nonobstant l’obsolescence de l’humanisme chrétien ou celui des lumières.

On sait que Heidegger n’a plus bonne presse aujourd’hui. Mais reconnaissons au moins que, à la différence de Sloterdijk, il ne voulait pas d’un tel ‘sur-humanisme’ ou d’un tel ‘trans-humanisme’, il aspirait à un humanisme qui vise « suffisamment haut ».vii Heidegger donnait cette définition de l’humanisme: « L’humanisme consiste en ceci: réfléchir et veiller à ce que l’homme soit humain et non in-humain, « barbare », c’est-à-dire hors de son essence. Or en quoi consiste l’humanité de l’homme ? »viii

A cette question, Heidegger répond de façon quasi-mystique: « L’essence extatique de l’homme repose dans l’ek-sistence. »ix

Nouvelle question: qu’est-ce que l’ek-sistence? « Ek-sistence signifie ek-stase [Hinaus-stehen] en vue de la vérité de l’Être.»x

Mais quelle est la vérité de l’Être? Un jeu de mots, seul possible dans la langue allemande, met sur la piste. Heidegger explique: « Il est dit dans Sein und Zeit ‘il y a l’Être’ ; « es gibt » das Sein. Cet ‘il y a ‘ ne traduit pas exactement « es gibt ». Car le « es » (ce) qui ici « gibt » (donne) est l’Être lui-même. Le « gibt » (donne) désigne toutefois l’essence de l’Être, essence qui donne, qui accorde sa vérité. Le don de soi [das Sichgeben] dans l’ouvert au moyen de cet ouvert est l’Être même. »xi

L’essence de l’Être est de se dépasser en s’ouvrant, en se ‘donnant’… « L’Être est essentiellement au-delà de tout étant.(…) L’Être se découvre en un dépassement (Uebersteigen) et en tant que ce dépassement. »xii

Pour découvrir l’Être, l’homme doit se dépasser, ek-sister. « L’homme est, et il est homme, pour autant qu’il est l’ek-sistant. Il se tient en extase en direction de l’ouverture de l’Être, ouverture qui est l’Être lui-même’.»xiii

L’avenir choisira peut-être une autre voie, entre le zoo humain de Sloterdijk et l’ek-sistence de Heidegger.

Dans un prochain billet, je me propose d’explorer plusieurs autres voies …

iLettre sur l’humanisme, adressée par Heidegger à Jean Beauffret en 1946. Cette Lettre fut conçue aussi comme une réponse à l’ouvrage de Sartre, L’existentialisme est un humanisme (1946).

iiPeter Sloterdijk. Règles pour le parc humain, 1999. Trad.fr. Mille et une nuits, 2000.

iiiPeter Sloterdijk. Règles pour le parc humain, 1999. Trad.fr. Mille et une nuits, 2000.

ivPeter Sloterdijk. Règles pour le parc humain, 1999. Trad.fr. Mille et une nuits, 2000.

vIbid.

viIbid.

vii« Les plus hautes déterminations humanistes de l’essence de l’homme n’expérimentent pas encore la dignité propre de l’homme. En ce sens, la pensée qui s’exprime dans Sein und Zeit est contre l’humanisme. Mais cette opposition ne signifie pas qu’une telle pensée s’oriente à l’opposé de l’humain, plaide pour l’inhumain, défende la barbarie et rabaisse la dignité de l’homme. Si l’on pense contre l’humanisme, c’est parce que l’humanisme ne situe pas assez haut l’humanitas de l’homme. » Martin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 75

viii Martin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 45

ixMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 61

xMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 65

xiMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 87

xiiMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 95

xiiiMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 131

Métaphysique du sacrifice


Dans la philosophie platonicienne, le Dieu Éros (l’Amour) représente un Dieu toujours à la recherche de la plénitude, toujours en mouvement, pour combler son manque d’être.

Mais comment un Dieu pourrait-il manquer d’être ?

Si l’Amour signale un manque, comme l’affirme Platon, comment l’Amour pourrait-il être un Dieu, dont l’essence est d’être?

Un Dieu ‘Amour’ à la façon de Platon n’est pleinement ‘Dieu’ que par sa relation d’amour avec ce qu’il aime. Cette relation implique un ‘mouvement’ et une ‘dépendance’ de la nature divine par rapport à l’objet de son ‘Amour’.

Comment comprendre un tel ‘mouvement’ et une telle ‘dépendance’ dans un Dieu transcendant, un Dieu dont l’essence est d’ ‘être’, dont l’Être est a priori au-delà de tout manque d’être?

C’est pourquoi Aristote critique Platon. L’amour n’est pas une essence, mais seulement un moyen. Si Dieu se définit comme l’Être par excellence, il est aussi ‘immobile’ affirme Aristote. Premier Moteur immobile, il donne son mouvement à toute la création.

« Le Principe et le premier des êtres est immobile : il l’est par essence et par accident, et il imprime le mouvement premier, éternel et un. »i

Dieu, ‘immobile’, met en mouvement le monde et tous les êtres qu’il contient, en leur insufflant l’amour, le désir de leur ‘fin’. Le monde se met en mouvement parce qu’il désire cette ‘fin’. La fin du monde est dans l’amour de la ‘fin’, dans le désir de rejoindre la ‘fin’ ultime en vue de laquelle le monde a été mis en mouvement.

« La cause finale, en effet, est l’être pour qui elle est une fin, et c’est aussi le but lui-même ; en ce dernier sens, la fin peut exister parmi les êtres immobiles. »ii

Pour Aristote donc, Dieu ne peut pas être ‘Amour’, ou Éros. L’Éros platonicien n’est qu’un dieu ‘intermédiaire’. C’est par l’intermédiaire d’ Éros que Dieu met tous les êtres en mouvement. Dieu met le monde en mouvement par l’amour qu’Il inspire. Mais il n’est pas Amour. L’amour est l’intermédiaire par lequel on vise la ‘cause finale’, la ‘fin’ de Dieu.

« La cause finale meut comme objet de l’amour. » iii.

On voit là que la conception du Dieu d’Aristote se distingue radicalement de la conception chrétienne d’un Dieu qui est pour sa part essentiellement « amour ». « Dieu a tant aimé le monde » (Jn, 3,16).

Le Christ renverse les tables de la loi aristotélicienne, celle d’un Dieu ‘immobile’, un Dieu pour qui l’amour n’est qu’un moyen en vue d’une fin, nommé abstraitement la « cause finale ».

Le Dieu du Christ n’est pas ‘immobile’. Paradoxal, dans sa puissance, il s’est mis à la merci de l’amour (ou du désamour, ou de l’indifférence, ou de l’ignorance) de sa création.

Pour Aristote, le divin immobile est toujours à l’œuvre, partout, en toutes choses, comme ‘Premier Moteur’. L’état divin représente le maximum possible de l’être, l’Être même. Tous les autres êtres manquent d’être. Le niveau le plus bas dans l’échelle de Jacob des étants est celui de l’être seulement en puissance d’être, l’être purement virtuel.

Le Dieu du Christ, en revanche, n’est pas toujours à l’œuvre, il se ‘vide’, il est ‘raillé’, ‘humilié’, il ‘meurt’, et il ‘s’absente’.

Finalement, on pourrait dire que la conception chrétienne de la kénose divine est plus proche de la conception platonicienne d’un Dieu-Amour qui souffre de ‘manque’, que de la conception aristotélicienne du Dieu, ‘Premier Moteur’ et ‘cause finale’.

Il y a un véritable paradoxe philosophique à considérer que l’essence du Dieu est un manque ou un ‘vide’ au cœur de l’Être.

Dans cette hypothèse, l’amour ne serait pas seulement un ‘manque’ d’être, comme le pense Platon, mais ferait partie de l’essence divine elle-même. Le manque serait en réalité la plus haute forme de l’être.

Qu’est-ce que l’essence d’un Dieu dont le manque est au cœur ?

Il y a un nom – fort ancien, qui en donne une idée : le ‘Sacrifice’.

Cette idée profondément anti-intuitive est apparue quatre mille ans avant le Christ. Le Veda a forgé un nom pour la décrire : Devayajña, le ‘Sacrifice du Dieu’. Un célèbre hymne védique décrit la Création comme l’auto-immolation du Créateuriv. Prajāpati se sacrifie totalement soi-même, et par là il peut donner entièrement à la création son Soi. Il se sacrifie mais il vit par ce sacrifice même. Il reste vivant parce que le sacrifice lui donne un nouveau Souffle, un nouvel Esprit.

« Le Seigneur suprême dit à son père, le Seigneur de toutes les créatures : ‘J’ai trouvé le sacrifice qui exauce les désirs : laisse-moi l’accomplir pour toi !’ – ‘Soit !’ répondit-il. Alors il l’accomplit pour lui. Après le sacrifice, il souhaita : ‘Puis-je être tout ici !’. Il devint Souffle, et maintenant le Souffle est partout ici. »v

Ce n’est pas tout. L’analogie entre le Véda et le christianisme est plus profonde. Elle inclut le ‘vide’ divin.

« Le Seigneur des créatures [Prajāpati], après avoir engendré les êtres vivants, se sentit comme vidé. Les créatures se sont éloignées de lui ; elles ne sont pas restées avec lui pour sa joie et sa subsistance. »vi

« Après avoir engendré tout ce qui existe, il se sentit comme vidé et il eut peur de la mort. »vii

Le ‘vide’ du Seigneur des créatures est formellement analogue à la ‘kénose’ du Christ (kénose vient du grec kenosis et du verbe kenoein, ‘vider’).

Il y a aussi la métaphore védique du ‘démembrement’, qui anticipe celle du démembrement d’Osiris, de Dionysos et d’Orphée.

« Quand il eut produit toutes les créatures, Prajāpati tomba en morceaux. Son souffle s’en alla. Quand son souffle ne fut plus actif, les Dieux l’abandonnèrent »viii.

« Réduit à son cœur, abandonné, il émit un cri : ‘Hélas, ma vie !’ Les eaux le sentirent. Elles vinrent à son aide et par le moyen du sacrifice du Premier Né, il établit sa souveraineté. »ix

On le voit, comme le Véda l’a vu. Le Sacrifice du Seigneur de la création est à l’origine de l’univers. C’est pourquoi « le sacrifice est le nombril de l’univers ».x

Le plus intéressant peut-être, si l’on parvient jusque là, est d’en tirer une conclusion pour ce qui concerne tous les autres êtres.

« Tout ce qui existe, quel qu’il soit, est fait pour participer au sacrifice ».xi

Dure leçon, pour qui projette son regard au loin.

iAristote. Métaphysique, Λ, 8, 1073a, 24 Trad. J. Tricot. Ed. Vrin, Paris 1981, p.688

iiAristote. Métaphysique, Λ, 7, 1072b, 2 Trad. J. Tricot. Ed. Vrin, Paris 1981, p.678

iiiAristote. Métaphysique, Λ, 7, 1072b, 3 Trad. J. Tricot. Ed. Vrin, Paris 1981, p.678

ivRV I,164

vŚatapatha Brāhmaṇa (SB) XI,1,6,17

viSB III,9,1,1

viiSB X,10,4,2,2

viiiSB VI,1,2,12-13

ixTaittirīya Brāhmaṇa 2,3,6,1

xRV I,164,35

xiSB III,6,2,26

L’Un seul et le Tout fécond (L’Hymne à la création)


La Genèse met le commencement de la création au « commencement ». C’est simple, naturel, efficace, peut-être même logique.

Par contraste, l’un des plus profonds hymnes du Rig Veda ne commence pas par le commencement, mais par ce qui était avant le commencement même.

Le premier verset du Nasadiya Sukta (« Hymne à la création », Rig Veda, X, 129, 1) contemple ce qui était avant l’être et avant le non-être :

नासदासीन्नो सदासीत्तदानीं

nāsadāsīno sadāsītadānīṃ

Le texte védique enchaîne les mots dans une diction fluide, psalmodiée, conservée oralement depuis plus de six mille ansi, avant d’avoir été transcrite, relativement récemment, dans le système d’écriture brāhmī du sanskrit.

Pour une meilleure compréhension, on peut décomposer la phrase ‘nāsadāsīno sadāsītadānīṃ’ ainsi :

na āsad āsī no sad āsīt tadānīṃ

Les traductions de cette énigmatique formule sont légion.

« Il n’y avait pas l’être, il n’y avait pas le non-être en ce temps. » (Renou)

« Rien n’existait alors, ni l’être ni le non-être . » (Müller)

« Rien n’existait alors, ni visible, ni invisible. » (Langlois)

« Then even nothingness was not, nor existence. » (Basham)

« Not the non-existent existed, nor did the existent exist then » (Art. Nasadiya Sukta de Wikipedia)

« Nicht das nicht seiende war, nicht das seiende damals. » (Ludwig)

« Zu jener Zeit war weder Sein, noch Nichtsein. » (Grassmann)

«  Weder Nichtsein noch Sein war damals. » (Geldner)

La grammaire des langues connues ne semble pas bien adaptée à la traduction de cet hymne. Comment d’ailleurs rendre avec des mots ce qui était avant les mots, comment dire ce qui était avant l’être et avant le non-être, comment faire voir ce qui existait avant l’existence et la non-existence?

Et d’ailleurs d’où vient la connaissance de celui qui parle ? Sur quoi se fonde cette révélation d’avant tout savoir et d’avant tout non-savoir ?

L’on se prend à penser : quel penseur peut-il penser ce qui est manifestement au-delà de ce qui est pensable ? Comment malgré tout, une volée de mots insolents vient-elle, d’au-delà les millénaires, ensoleiller nos nuits sombres?

Fragiles passerelles, traces labiles, courts quatrains, les deux premiers versets de l’hymne Nasadiya Sukta lient les mots légèrement, au-dessus du vide, loin du commun, entre les mondes.

नासदासीन्नो सदासीत्तदानीं नासीद्रजो नो व्योमा परो यत् |

किमावरीवः कुह कस्य शर्मन्नम्भः किमासीद्गहनं गभीरम् ॥ १॥

न मृत्युरासीदमृतं न तर्हि न रात्र्या अह्न आसीत्प्रकेतः |

आनीदवातं स्वधया तदेकं तस्माद्धान्यन्न परः किञ्चनास ॥२॥

Louis Renou :

«1.Il n’y avait pas l’être, il n’y avait pas le non-être en ce temps.

Il n’y avait espace ni firmament au-delà.

Qu’est-ce qui se mouvait ? Où, sous la garde de qui ?

Y avait-il l’eau profonde, l’eau sans fond ? 

2.Ni la mort n’était en ce temps, ni la non-mort,

pas de signe distinguant la nuit du jour.

L’Un respirait sans souffle, mû de soi-même :

rien d’autre n’existait au-delà. »ii

Max Müller :

«1.Rien n’existait alors, ni l’être ni le non-être ;

le ciel brillant n’était pas encore, ni la large toile du firmament étendue au-dessus.

Par quoi tout était-il enveloppé, protégé, caché ?

Était-ce par les profondeurs insondables des eaux ?

2.Il n’y avait point de mort, ni d’immortalité.

Pas de distinction entre le jour et la nuit.

L’être unique respirait seul, ne poussant aucun souffle,

et depuis il n’y a rien eu autre que lui. »iii

Alexandre Langlois :

« 1.Rien n’existait alors, ni visible, ni invisible.

Point de région supérieure ; point d’air ; point de ciel.

Où était cette enveloppe (du monde) ? Dans quel lit se trouvait contenue l’onde ?

Où étaient ces profondeurs impénétrables (de l’air) ?

2.Il n’y avait point de mort, point d’immortalité.

Rien n’annonçait le jour ni la nuit.

Lui seul respirait, ne formant aucun souffle, renfermé en lui-même.

Il n’existait que lui. »iv

Alfred Ludwig

1.Nicht das nicht seiende war, nicht das seiende damals,

nicht war der räum, noch der himmel jenseits des raumes ;

was hat so mächtig verhüllt? wo, in wes hut,

war das waszer, das unergründliche tiefe?

2. Nicht der tod war da noch auch Unsterblichkeit damals ,

noch war ein kennzeichen des tags und der nacht,

von keinem winde bewegt atmete einzig das Tat, in göttlicher Wesenheit ;

ein anderes als disz war auszerhalb desselben nicht.v

Hermann Grassmann :

1.Zu jener Zeit war weder Sein, noch Nichtsein,

nicht war der Luftraum, noch Himmel drüber ;

Was regte sich ? Und wo ? In wessen Obhut ?

War Wasser da ? Und gab’s den tiefen Abgrund ?

2. Nicht Tod und nicht Unsterblichkeit war damals,

nicht gab’s des Tages noch der Nacht Erscheinung ;

Nur Eines hauchte windlos durch sich selber

und ausser ihm gab nirgend es ein andres.vi

Karl Friedrich Geldner

1. Weder Nichtsein noch Sein war damals ;

nicht war der Luftraum noch Himmel darüber.

Was strich hin und her ? Wo ? In wessen Obhut ?

Was das unergründliche tiefe Waseer ?

2.Weder Tod noch Unsterblichkeit war damals ;

nicht gab es ein Anzeichen von Tag und Nacht.

Es atmete nach seinem Eigengesetz ohne Windzug dieses Eine.

Irgend ein Anderes als dieses war weiter nicht vorhanden.vii

Il ressort du consensus a posteriori des traducteurs plusieurs éléments.

Avant que rien ne fût, il y a avait « Lui », l’« Être unique ».

Avant que Tout soit, cet Être était Un, seul, et il respirait sans souffle.

L’Un était, bien avant qu’un « vent de Dieu » puisse « commencer » à « souffler sur les eaux », selon ce qu’en rapporte la Bible quelque trois mille ans après la révélation du Véda…

Après les deux versets initiaux et initiés que l’on vient d’évoquer, le récit védique de la création prend son envol, employant des mots et des images qui peuvent éveiller d’autres souvenirs bibliques.

Voici comment Louis Renou, Max Müller et Alexandre Langlois en rendent compte.

Renou :

« 3.A l’origine les ténèbres couvraient les ténèbres, tout ce qu’on voit n’était qu’onde indistincte. Enfermé dans le vide, l’Un, accédant à l’être, prit alors naissance par le pouvoir de la chaleur.

4.Il se développa d’abord le désir, qui fut le premier germe de la pensée ; cherchant avec réflexion dans leurs âmes, les sages trouvèrent dans le non-être le lien de l’être.

5.Leur cordeau était tendu en diagonale : quel était le dessus, le dessous ? Il y eut des porteurs de semence, il y eut des vertus : en bas était l’Énergie spontanée, en haut le Don. »viii

Müller :

« 3.La semence, qui reposait encore cachée dans son enveloppe, germa tout à coup par la vive chaleur.

4.Puis vient s’y joindre pour la première fois l’amour, source nouvelle de l’esprit.

Oui les poëtes, méditant dans leur cœur, ont découvert ce lien entre les choses créées et ce qui était incréé. Cette étincelle qui jaillit partout, qui pénètre tout, vient-elle de la terre ou du ciel ?

5.Alors furent semées les semences de la vie et les grandes forces apparurent, la nature au-dessous, la puissance et la volonté au-dessus. »ix

Langlois :

« 3. Au commencement les ténèbres étaient enveloppées de ténèbres ; l’eau se trouvait sans impulsion. Tout était confondu. L’Être reposait au sein de ce chaos, et ce grand Tout naquit par la force de sa piété.

4. Au commencement l’Amour fut en lui, et de son esprit jaillit la première semence. Les sages (de la création), par le travail de l’intelligence, parvinrent à former l’union de l’être réel et de l’être apparent.

5.Le rayon de ces (sages) partit en s’étendant en haut comme en bas. Ils étaient grands, (ces sages) ; ils étaient pleins d’une semence féconde, (tels qu’un feu dont la flamme) s’élève au-dessus du foyer qui l’alimente. »x

Quelques traducteurs disent qu’au commencement, les « ténèbres enveloppent les ténèbres ». D’autres préfèrent lire ici une métaphore, celle de la « semence », cachée dans son « enveloppe ». Faut-il donner un sens, une interprétation, aux « ténèbres », ou bien vaut-il mieux les laisser baigner dans leur mystère ?

Il est amusant de voir les uns expliquer la naissance du Tout par le rôle de la « chaleur », quand d’autres comprennent que l’origine du monde doit être attribuée à la « piété » (de l’Un). Esprits matériels ! Esprits abstraits! Qu’il est difficile de les réconcilier !

Voyons ce point de plus près. Le texte sanskrit emploie à cet endroit le mot tapas, तपस्.

Huet traduit tapas par « chaleur, ardeur; souffrance, tourment, mortification, austérités, pénitences, ascèse », et par extension, « la force d’âme acquise par l’ascèse ».

Monier-Williams indique que la racine tap- a plusieurs sens : « brûler, briller, donner de la chaleur », mais aussi « consumer, détruire par le feu » ou encore « souffrir, se repentir, se tourmenter, pratiquer l’austérité, se purifier par l’austérité ».

Il y a clairement, là encore, deux univers sémantiques qui se dessinent, celui de la nature (feu, chaleur, brûlure) et celui de l’esprit (souffrance, repentance, austérité, purification).

Quelle est la bonne acception pour cet hymne du Rig Veda?

Si l’on tient compte du dualisme intrinsèque attaché à la création du Tout par l’Un, les deux sens conviennent simultanément, à mon avis, sans contradiction. Une brillance et une chaleur originelles ont vraisemblablement accompagné la création de quelque Big Bang inchoatif.

Ceci étant concédé, le texte védique souligne, me semble-t-il, la véritable cause, non physique, mais bien métaphysique, en s’ouvrant au sens figuré du mot tapas, en évoquant la « souffrance », ou la « repentance », ou encore l’« ascèse » ou même le « sacrifice » que l’Un aurait choisi, dans sa solitude, de s’imposer à lui-même, afin de donner au monde son impulsion initiale.

On ne peut s’empêcher de trouver là une sorte de dimension christique à cette vision védique.

Lorsque l’Un consent à l’ascèse, à la souffrance, pour donner la vie au Tout.

On ne peut nier que le Véda est fondamentalement un « monothéisme », puisqu’il met en scène, avant même le commencement, l’Un, l’Un qui est « seul », qui respire « sans souffle ».

Mais bientôt cet Un se transforme en trinité. Ce qui ressort de ces versets, ce sont, dominant les ténèbres, l’eau, le vide, la confusion et le chaos, les deux figures de l’Être (le Créateur) et du Tout (le monde créé).

Or le Tout naît de l’Être de par son « désir » (ou de par son « Amour »), lequel croît au sein de son « Esprit » (ou de son « Intelligence »).

Une lecture trinitaire est possible, si l’on adjoint, intimement, à l’idée de l’Un, l’idée de son Esprit et celle de son Désir (ou de son Amour).

Les deux derniers versets du Nasadiya Sukta attaquent de front la question du mystère, la question de l’origine, la question du « pourquoi ? ».

Renou :

« 6.Qui sait en vérité, qui pourrait l’annoncer ici : d’où est issue, d’où vient cette création ? Les dieux sont en deçà de cet acte créateur. Qui sait d’où il émane ?

7.Cette création, d’où elle émane, si elle a été fabriquée ou ne l’a pas été, – celui qui veille sur elle au plus haut du ciel le sait sans doute… ou s’il ne le savait pas ?»xi

Müller :

« 6.Qui connaît le secret ? Qui nous dit ici d’où est sortie cette création si variée ? Les Dieux eux-mêmes sont arrivés plus tard à l’existence : qui sait d’où a été tiré ce vaste monde ?

7. Celui qui a été l’auteur de toute cette grande création, soit que sa volonté l’ait ordonnée, soit que sa volonté ait été muette, le Très-Haut « Voyant » qui réside au plus haut des cieux, c’est lui qui le sait, – ou peut-être lui-même ne le sait-il pas ? »xii

Langlois :

« 6. Qui connaît ces choses ? Qui peut les dire ? D’où viennent les êtres ? Quelle est cette création ? Les Dieux ont été aussi produits par lui. Mais lui, qui sait comment il existe ?

7.Celui qui est le premier auteur de cette création, la soutient. Et quel autre que lui pourrait le faire ? Celui qui du haut du ciel a les yeux sur tout ce monde, le connaît seul. Quel autre aurait cette science ? »xiii

C’est évidemment la pointe finale (« Peut-être lui-même ne le sait-il pas ? ») qui porte l’essentiel du sens.

Que les Dieux, dans leur ensemble ne soit qu’une partie de la création du Très-Haut, confirme là encore la prééminence de l’Un.

Mais comment comprendre que le « Voyant » puisse ne pas savoir s’il est lui-même l’auteur de la création, comment pourrait-il ignorer si elle a été fabriquée – ou ne l’a pas été?

Une possible interprétation serait que le Tout a reçu l’impulsion initiale. Mais cela ne suffit pas. Le Tout, quoique « création », n’est pas une mécanique déterminée. Le Voyant n’est pas « Tout-Puissant », ni « Omniscient ». Son ascèse, sa souffrance ne peuvent se comprendre que comme le témoignage d’un « sacrifice », pour la liberté du monde, une liberté essentielle créée et donnée librement par la volonté de l’Un.

Cette liberté implique que le Tout est, en un sens, à l’image même de l’Un, en terme de liberté et donc de dignité ontologique.

Son avenir dépend de l’Esprit que le Tout saura rendre fécond de Désir.

iCf. Lokamanya Bâl Gangâdhar Tilak, Orion ou Recherche sur l’antiquité des Védas, traduction française de Claire et Jean Rémy, éditions Edidit & Archè, Milan et Paris, 1989

iiRig Veda, X, 129, 1-2. Trad. Louis Renou, La poésie religieuse de l’Inde antique. 1942

iiiRig Veda, X, 129, 1-2. Trad. Max Müller. Histoire des religions. 1879

ivRig Veda, X, 129, 1-2. Trad. Alexandre Langlois. (Section VIII, lecture VII, Hymne X)

vRig Veda, X, 129, 1-2. Trad. Alfred Ludwig. Prague, Ed. F. Tempsky, 1876, p. 573

viRig Veda, X, 129, 1-2. Trad. Hermann Grassmann. Ed. F.A. Brockhaus. Leipzig. 1877

viiRig Veda, X, 129, 1-2. Trad. Karl Friedrich Geldner. Harvard Oriental Series (Vol. 35), Cambridge (Mass.), 1951

viiiRig Veda, X, 129, 1. Trad. Louis Renou, La poésie religieuse de l’Inde antique. 1942

ixRig Veda, X, 129, 1. Trad. Max Müller. Histoire des religions. 1879

xRig Veda, X, 129, 1-7. Trad. A. Langlois. (Section VIII, lecture VII, Hymne X)

xiRig Veda, X, 129, 1. Trad. Louis Renou, La poésie religieuse de l’Inde antique. 1942

xiiRig Veda, X, 129, 1. Trad. Max Müller. Histoire des religions. 1879

xiiiRig Veda, X, 129, 1-7. Trad. A. Langlois. (Section VIII, lecture VII, Hymne X)

De ce qui était et de ce qui n’était pas, – avant l’origine du monde


 

La Genèse met le commencement au commencement. C’est logique.

En revanche, l’un des plus beaux et des plus profonds hymnes du Rig Veda, le Nasadiya Sukta, commence par ce qui était et ce qui n’était pas avant le commencement:

« Ná ásat āsīt ná u sát āsīt tadânīm»i.

La traduction de ce célèbre verset n’est pas facile. Voici quelques tentatives, mises en comparaison:

« Il n’y avait pas l’être, il n’y avait pas le non-être en ce temps. » (Renou)

« Rien n’existait alors, ni l’être ni le non-être . » (Müller)

« Rien n’existait alors, ni visible, ni invisible. » (Langlois)

« Then even nothingness was not, nor existence. » (Basham)

« Not the non-existent existed, nor did the existent exist then » (Art. Nasadiya Sukta. Wikipedia)

Comment rendre avec des mots ce qui était avant les mots ? Comment dire un « être » qui « est » avant l’« être » et aussi, d’ailleurs, avant le« non-être »? Comment décrire l’existence de ce qui existait avant l’existence et avant la non-existence?

L’on se prend à penser, aussi, par analogie : comment penser ce qui est manifestement au-delà de ce qui est pensable ? Comment penser même à seulement tenter de penser l’impensable ?

Comment savoir si des mots comme sát, ásat, āsīt, messagers mono- ou bi-syllabiques, arrivés intacts jusqu’à nous par delà les millénaires, et bénéficiant de la précision sémantique du sanskrit, vivent encore d’une vie réelle, signifiante, authentique?

L’hymne Nasadiya Sukta a au moins 4000 ans d’âge. Bien avant d’avoir été mémorisé par écrit dans le corpus des Véda, il a vraisemblablement été transis de générations en générations par une fidèle tradition orale. Ses versets valent d’être analysés ici, pur délice intellectuel, tant ils se tiennent légèrement, très loin au-dessus du vide, au-delà du sens commun, frêle passerelle, trace labile, entre des mondes :

नासदासीन्नो सदासीत्तदानीं नासीद्रजो नो व्योमा परो यत् |

किमावरीवः कुह कस्य शर्मन्नम्भः किमासीद्गहनं गभीरम् ॥ १॥

न मृत्युरासीदमृतं न तर्हि न रात्र्या अह्न आसीत्प्रकेतः |

आनीदवातं स्वधया तदेकं तस्माद्धान्यन्न परः किञ्चनास ॥२॥

Renou traduit ces deux versets ainsi:

«1.Il n’y avait pas l’être, il n’y avait pas le non-être en ce temps. Il n’y avait espace ni firmament au-delà. Qu’est-ce qui se mouvait ? Où, sous la garde de qui ? Y avait-il l’eau profonde, l’eau sans fond ? 

2.Ni la mort n’était en ce temps, ni la non-mort, pas de signe distinguant la nuit du jour. L’Un respirait sans souffle, mû de soi-même : rien d’autre n’existait au-delà. »ii

Müller :

«1.Rien n’existait alors, ni l’être ni le non-être ; le ciel brillant n’était pas encore, ni la large toile du firmament étendue au-dessus. Par quoi tout était-il enveloppé, protégé, caché ? Était-ce par les profondeurs insondables des eaux ?

2.Il n’y avait point de mort, ni d’immortalité. Pas de distinction entre le jour et la nuit. L’ Être unique respirait seul, ne poussant aucun souffle, et depuis il n’y a rien eu autre que Lui. »iii

Langlois :

« 1.Rien n’existait alors, ni visible, ni invisible. Point de région supérieure ; point d’air ; point de ciel. Où était cette enveloppe (du monde) ? Dans quel lit se trouvait contenue l’onde ? Où étaient ces profondeurs impénétrables (de l’air) ?

2.Il n’y avait point de mort, point d’immortalité. Rien n’annonçait le jour ni la nuit. Lui seul respirait, ne formant aucun souffle, renfermé en lui-même. Il n’existait que Lui. »iv

Il ressort de ces diverses versions que les traducteurs partagent un certain consensus sur les points suivants :

Avant que rien ne fût, il y avait l’« Être unique », appelé aussi « Lui ».

Avant que le monde soit, l’Être Un existait, seul, et il respirait – sans souffle.

Pour le Rig Veda, « l’Un est », bien avant que le temps vienne de quelque Genèse que ce soit, bien avant qu’un « vent de Dieu » se mette à « souffler sur les eaux ».

Les versets 3, 4 et 5 du récit védique de la création prennent ensuite leur envol, employant des mots et des images qui peuvent éveillent des souvenirs pour les lecteurs de la Bible ( – plus tardive que le Véda d’au moins deux millénaires, doit-on souligner) :

Renou :

« 3.A l’origine les ténèbres couvraient les ténèbres, tout ce qu’on voit n’était qu’onde indistincte. Enfermé dans le vide, l’Un, accédant à l’être, prit alors naissance par le pouvoir de la chaleur.

4.Il se développa d’abord le désir, qui fut le premier germe de la pensée ; cherchant avec réflexion dans leurs âmes, les sages trouvèrent dans le non-être le lien de l’être.

5.Leur cordeau était tendu en diagonale : quel était le dessus, le dessous ? Il y eut des porteurs de semence, il y eut des vertus : en bas était l’Énergie spontanée, en haut le Don. »v

Müller :

« 3.La semence, qui reposait encore cachée dans son enveloppe, germa tout à coup par la vive chaleur.

4.Puis vient s’y joindre pour la première fois l’amour, source nouvelle de l’esprit.

Oui les poëtes, méditant dans leur cœur, ont découvert ce lien entre les choses créées et ce qui était incréé. Cette étincelle qui jaillit partout, qui pénètre tout, vient-elle de la terre ou du ciel ?

5.Alors furent semées les semences de la vie et les grandes forces apparurent, la nature au-dessous, la puissance et la volonté au-dessus. »vi

Langlois :

« 3. Au commencement les ténèbres étaient enveloppées de ténèbres ; l’eau se trouvait sans impulsion. Tout était confondu. L’Être reposait au sein de ce chaos, et ce grand Tout naquit par la force de sa piété.

4. Au commencement l’Amour fut en lui, et de son esprit jaillit la première semence. Les sages (de la création), par le travail de l’intelligence, parvinrent à former l’union de l’être réel et de l’être apparent.

5.Le rayon de ces (sages) partit en s’étendant en haut comme en bas. Ils étaient grands, (ces sages) ; ils étaient pleins d’une semence féconde, (tels qu’un feu dont la flamme) s’élève au-dessus du foyer qui l’alimente. »vii

Remarquons que, pour quelques traducteurs, au commencement les « ténèbres enveloppent les ténèbres ». D’autres préfèrent lire ici une métaphore, celle de la « semence », cachée dans son « enveloppe ».

Faut-il donner un sens, une interprétation, aux « ténèbres », ou bien vaut-il mieux les laisser baigner dans leur mystère ?

Remarquons également que les uns expliquent la naissance du Tout par le rôle de la « chaleur », quand d’autres comprennent que l’origine du monde doit être attribuée à la « piété » (de l’Un). Esprits matériels ! Esprits abstraits! Qu’il est difficile de les réconcilier !

Alors, « piété » ou « chaleur » ? Le texte sanskrit emploie le mot « tapas » : तपस्.

Huet traduit « tapas » par « chaleur, ardeur; souffrance, tourment, mortification, austérités, pénitences, ascèse », et par extension, « la force d’âme acquise par l’ascèse ».

Monier-Williams indique que la racine tap- a plusieurs sens : « brûler, briller, donner de la chaleur », mais aussi « consumer, détruire par le feu » ou encore « souffrir, se repentir, se tourmenter, pratiquer l’austérité, se purifier par l’austérité ».

Deux univers sémantiques se dessinent là, celui de la nature (feu, chaleur, brûlure) et celui de l’esprit (souffrance, repentance, austérité, purification).

Si l’on tient compte du dualisme intrinsèque attaché à la création du « Tout » par l’« Un », les deux sens peuvent convenir simultanément, et sans contradiction.

Une brillance et une chaleur originelles ont vraisemblablement accompagné la création de quelque Big Bang inchoatif. Mais le texte védique souligne aussi une autre cause, non physique, mais bien métaphysique, de la création du monde, en s’ouvrant au sens figuré du mot « tapas », qui évoque la « souffrance », la « repentance », ou encore l’« ascèse » que l’Un aurait choisi, dans sa solitude, de s’imposer à lui-même, afin de donner au monde son impulsion initiale.

Cette vision védique de la souffrance de l’Un n’est pas sans analogie avec le concept de kénose, dans la théologie chrétienne, et avec la dimension christique du sacrifice divin.

Le concept judaïque de tsimtsoum (la « contraction » de Dieu) pourrait aussi être rapproché de l’idée védique de « tapas ».

De cet hymne du Rig Veda, il ressort surtout la présence incontournable d’un très fort sentiment monothéiste. Le Véda est fondamentalement un « monothéisme », puisqu’il met en scène, avant même tout « commencement » du monde, l’Un, l’Un qui est « seul », qui respire « sans souffle ».

Par ailleurs, remarquons aussi que cet Un divin peut se diffracter en une forme de « trinité » divine. Dominant les ténèbres, l’eau, le vide, la confusion et le chaos, l’Être unique (le Créateur) crée le Tout. Le Tout naît de l’Être du fait de son « désir », de son « Amour », qui croît au sein de l’« Esprit », ou de l’« Intelligence » viii.

L’idée de l’Un est associée intimement à celle de l’Esprit et celle de l’Amour (ou du Désir), ce qui peut s’interpréter comme une représentation trinitaire de l’unité divine.

Les deux derniers versets du Nasadiya Sukta attaquent enfin de front la question de l’origine, et de son mystère.

Renou :

« 6.Qui sait en vérité, qui pourrait l’annoncer ici : d’où est issue, d’où vient cette création ? Les dieux sont en deçà de cet acte créateur. Qui sait d’où il émane ?

7.Cette création, d’où elle émane, si elle a été fabriquée ou ne l’a pas été, – celui qui veille sur elle au plus haut du ciel le sait sans doute… ou s’il ne le savait pas ?»ix

Müller :

« 6.Qui connaît le secret ? Qui nous dit ici d’où est sortie cette création si variée ? Les Dieux eux-mêmes sont arrivés plus tard à l’existence : qui sait d’où a été tiré ce vaste monde ?

7. Celui qui a été l’auteur de toute cette grande création, soit que sa volonté l’ait ordonnée, soit que sa volonté ait été muette, le Très-Haut « Voyant » qui réside au plus haut des cieux, c’est lui qui le sait, – ou peut-être lui-même ne le sait-il pas ? »x

Langlois :

« 6. Qui connaît ces choses ? Qui peut les dire ? D’où viennent les êtres ? Quelle est cette création ? Les Dieux ont été aussi produits par lui. Mais lui, qui sait comment il existe ?

7.Celui qui est le premier auteur de cette création, la soutient. Et quel autre que lui pourrait le faire ? Celui qui du haut du ciel a les yeux sur tout ce monde, le connaît seul. Quel autre aurait cette science ? »xi

La pointe finale (« Peut-être lui-même ne le sait-il pas ? ») porte, à mon avis, l’essentiel du sens.

Que les Dieux, dans leur ensemble ne soit qu’une partie de la création du Très-Haut, confirme là encore la prééminence de l’Un dans le Véda.

Mais comment comprendre que le « Voyant » puisse ne pas savoir s’il est lui-même l’auteur de la création, comment pourrait-il ignorer si elle a été fabriquée – ou ne l’a pas été?

Une possible interprétation serait que le Tout a reçu une impulsion initiale de vie (le « souffle »). Mais cela ne suffit pas. Le monde n’est pas une mécanique. Le Tout, quoique « créé », n’est pas « déterminé ». Le Voyant n’est pas « Tout-Puissant », ni « Omniscient ». Il a renoncé à sa toute-puissance et à son omniscience, par ascèse assumée. Sa souffrance doit se comprendre comme la conséquence d’une prise de risque de la part de l’Un, le risque de la liberté du monde, le risque qu’implique la création d’essences libres, d’êtres essentiellement libres créés librement par une volonté libre.

Cette liberté essentielle du Tout est, en un sens, « à l’image » de la liberté de l’Un.

iNasadiya Sukta. Rig Veda, X, 129

iiRig Veda, X, 129, 1. Trad. Louis Renou, La poésie religieuse de l’Inde antique. 1942

iiiRig Veda, X, 129, 1. Trad. Max Müller. Histoire des religions. 1879

ivRig Veda, X, 129, 1-7. Trad. A. Langlois. (Section VIII, lecture VII, Hymne X)

vRig Veda, X, 129, 1. Trad. Louis Renou, La poésie religieuse de l’Inde antique. 1942

viRig Veda, X, 129, 1. Trad. Max Müller. Histoire des religions. 1879

viiRig Veda, X, 129, 1-7. Trad. A. Langlois. (Section VIII, lecture VII, Hymne X)

viiiNasadiya Sukta, v. 4

ixRig Veda, X, 129, 1. Trad. Louis Renou, La poésie religieuse de l’Inde antique. 1942

xRig Veda, X, 129, 1. Trad. Max Müller. Histoire des religions. 1879

xiRig Veda, X, 129, 1-7. Trad. A. Langlois. (Section VIII, lecture VII, Hymne X)

Une prière – une critique (1ère partie)


Notre

« Notre » ? Et eux alors ? Le reste, tout le reste, ça ne compte pas ? Ce « nous » rassure, mais exclut aussi. Est-ce bien le moment de diviser, de séparer le monde entre le « nous » et l’« eux » ? Au moment où la pensée devrait prendre son envol, viser au plus haut, voilà qu’arrivent les fictions de la grammaire. La 1ère personne du pluriel, « nous », îlot étroit. Quid de la 2ème et de la 3ème personnes ? Et quid du « je », du « tu », du « il » ? Et de toutes les personnes que la grammaire des hommes ne soupçonne même pas. Non, vraiment, ce « nous » n’est pas à la hauteur. Il faut se montrer bien plus large, bien plus universel.

Père

« Père » ? Et la mère alors ? Et tous les aïeux ? Pourquoi dire « père », et surtout pas « frère », ou « sœur » ? Pourquoi pas « l’Ami », ou l’Ancien des jours? Pourquoi ce nom de père, le nom de celui qui engendre, mais bizarrement solitaire, alors qu’engendrer demande un couple, et une lignée même, un peuple tout entier, un genre complet, en dernière analyse ? Un père seul, quel oxymore ! Qu’est-ce que la solitude a à voir avec la paternité ? Quelle engeance un père seul peut-il engendrer ? La métaphore du père, dans ce contexte, pourquoi exclut-elle d’emblée ce qui n’est pas du père? Si la métaphore est si pauvre, pourquoi l’employer ?

Qui

D’emblée, pourquoi ce « qui », ce besoin de qualifier l’« être » absolu, l’« être » par essence ? Pourquoi lier l’être même à des propositions, des relations, des subordinations ? Ne peut-on pas seulement dire qu’il « est », et puis s’arrêter là, se taire, méditer ? Pourquoi ce « qui », qui implique que l’on puisse dire quoi que ce soit sur un être dont on ne peut rien dire ? Pourquoi ce « qui », sachant que cet « être » est au-delà de tout langage, de toute compréhension, de toute épithète, de tout attribut, de tout nom, de toute qualification, de toute image ?

Es

Le « tu » est ici élidé. Il faudrait dire, in petto, « toi qui es ». On dit « es » parce qu’on veut dire qu’il « est ». En voilà un mot aventureux ! Qu’est-ce que cet « être » ? En quoi notre propre « être » peut-il être en quelque manière analogue, comparable, à cet être-là ? En rien, assurément. On emploie ici bien trop légèrement ce mot « être », qui innerve nos langues (et encore pas toutes), afin de signifier un « être », incréé, et qui « est » donc d’une essence qui n’a strictement rien de commun avec l’« être », dont est doté toute création? Comment notre être, notre niveau d’être, si faible, si limité, peut-il être seulement comparable à cet être, qui « est » par essence ? S’il « est » par essence, alors le mot « être » n’est qu’un voile, une métaphore, un euphémisme, un malentendu.

Aux

Curieux pluriel. Pourquoi « aux » ? S’il « est », pourquoi serait-il ici ou là ? Pourquoi serait-il « aux » plutôt que « hors », ou « dans », ou « sur », ou rien de tout cela, d’ailleurs. Les prépositions ne conviennent pas à qui n’a pas de « position ». L’être par essence ne peut être « aux », il « est » tout court.

Cieux

Pourquoi « cieux » et non seulement « ciel » ? Y aurait-il plusieurs ciels, ou plusieurs cieux, et même, de surcroît, nombre de firmaments ? Les a-t-on comptés ? Y en aurait-il trois ou sept ? Ou plus encore ? Et son « être » serait « aux » ou « dans » ces trois ou ces sept cieux ? Le serait-il en même temps, et par immanence ? Ou successivement, et par transcendance ? Et s’il est « aux cieux », pourquoi n’est-il pas aussi aux terres, aux mers, aux univers, aux cosmos, aux temps, et ailleurs encore ? Pourquoi délaisserait-il tout ce qui n’est pas « cieux » ? Que sont ces cieux, vraiment ? Un lieu ? Mais un tel « être » peut-il être en un lieu ? Alors est-ce un non-lieu ? Mais un tel « être », comment pourrait-il être dans un « non »-lieu ?

Que

Vient avec ce « que », cet optatif, l’idée que l’on peut exprimer un désir, un souhait, une volonté même. Mais qui sommes-nous pour vouloir ? D’où vient même notre volonté ? Le savons-nous ? Alors pourquoi désirer vouloir, si nous ne savons même pas d’où viennent nos désirs ?

Ton

On emploie la 2ème personne du singulier. On s’adresse à une personne. Il s’agit bien d’un monothéisme. Pas de pluralité, pas de plérôme, ni bien sûr de trinité. Seule, une singulière singularité. Mais dire « ton » implique aussi que l’on se met en position d’interlocution. Il y a le « nous » et il y a ce « toi ». Ce « nous » peut prendre la parole, s’adresser à ce « toi », et même peut-être s’en faire entendre. Notre langue peut traverser les mondes, dépasser les couches les plus éloignées du cosmos même, percer toutes les distances ontologiques, atteindre aux cieux l’être par essence, et lui dire « tu », « toi », comme ça, tout simplement, sans protocole excessif. Quel pari ! Quelle audace ! Quelle assurance ! Quelle confiance !

Nom

Le nom, au singulier. Nombreuses les religions monothéistes qui multiplient les noms du Dieu unique. Le judaïsme, le christianisme, l’islam, combien de noms de Dieu proclament-ils ? Mais là, il n’est question que du « Nom ». Il n’y a qu’un seul Nom, à l’évidence. Mais ce Nom quel est-il ? On ne le dit pas, on dit seulement « ton nom ». Et pourquoi s’intéresser d’abord, avant toute chose, à ce « nom » ? Pourquoi commencer par le nom ? Moïse aussi voulait savoir, avant toute chose, le « nom » de la divinité à lui apparue. Pourquoi ? Pourquoi cet « être », ce Dieu, aurait-il un nom d’ailleurs ? Un nom dicible, veux-je dire. Pour ce qui est de l’ordre humain, les noms sont donnés par les pères et les mères aux enfants qui naissent. Les hommes ont des noms, mais pourquoi cet « être » qui transcende toute essence et toute existence devrait-il avoir un « nom », une dénomination, une épithète, qui serait sans doute aussi une limite imposée à son essence ? Dans un sens contraire, comment pourrait-il être absolument sans nom ? On ne peut en effet le concevoir, qu’il n’ait pas de nom. Alors soit, ce nom existe, – mais est-il seulement concevable, et s’il l’est, est-il dicible, par le moyen d’une langue humaine ? Tout pourrait porter à croire que non, ce Nom n’est ni concevable, ni a fortiori, dicible. Alors pourquoi ce besoin du nom ? Que dit le nom, réellement ? Et qu’en faire ?

Soit

Un subjonctif dénote, grammaticalement, le doute, l’incertitude, le souhait, l’envie, le désir, l’émotion, l’obligation, et plus généralement une action possible ou incertaine. Qu’est-ce que ce doute, cette incertitude, ont à voir avec l’être absolu ?

Sanctifié

Voilà maintenant que la créature veut « sanctifier » Dieu lui-même ! Mais Dieu est saint, déjà, et trois fois saint, même. Peut-être même, un milliard de milliard de fois saint. A quoi tout cela rime ? Il faut sanctifier le nom du Dieu, dit la prière. Pourquoi, non le faire, mais le dire ? Serait-ce donc que le péché majeur, l’horreur satanique, la faute intégrale soit de seulement s’exclamer: « Nom de Dieu ! »

Que

Un deuxième souhait, un second désir, l’optatif joue à nouveau. Quel acharnement, pour la créature infime à vouloir interférer avec les destinées divines…

Ton

À nouveau cette interpellation, ce tutoiement, qui connote vaillamment une sorte de sentiment d’égalité, l’idée d’un lien, d’une parenté,. D’où cela vient-il ? Un Dieu si haut, si transcendant, si indicible, comment se laisse-t-il ainsi tutoyer par l’une quelconque de ses créatures, parmi les plus nues, les plus impuissantes, les plus ignorantes, les plus dérisoires ?

Règne

Dieu est donc un « roi », et il « règne ». C’est le chef, il commande, il est obéi (plus ou moins, c’est selon, il y a des félons). Qu’est-ce que « régner » ? C’est imposer sa loi, partout, tout le temps. C’est donc, qu’en attendant que ce souhait, ce désir, se réalise, le « règne » n’est pas encore là, il n’est pas encore réalisé. Le Dieu suprême, transcendant, créateur des cieux et de la terre, ne règne pas encore, faut-il croire, puisque la prière le prie d’enfin se mettre à régner ?

Vienne

Venir ? Non pas « advenir » ou « devenir ». Seulement « venir ». Comme une femme vient ? Comme un homme vient ? Comme un vent vient ? Que veut dire « venir » ? Et venir d’où, d’ailleurs ? Ce règne existe-t-il ailleurs, pour qu’il puisse ainsi « venir » de là où il serait déjà, régnant ?

Une constante absolue


 

Le fameux penseur hindou du 17ème siècle, Śaṃkara, a proposé quatre concepts essentiels, sat, cit, ātman, et brahman.

On peut assez facilement les traduire en français par les mots être, pensée, soi et absolu.

Mais il vaut la peine de creuser un peu sous la surface.

Pour Śaṃkara, sat c’est « ce qui est ici et maintenant ». Sat semble plus proche de l’étant que de l’être, de l’existence, ou de l’essence. L’étant est pour ainsi dire la véritable forme de l’être. Mais que peut-on dire de ce qui n’est pas ici ou maintenant, de ce qui fut ou de ce qui sera, de ce qui pourrait ou de ce qui devrait être ? On peut dire sat, aussi, mais on s’oblige aussi à un effort d’abstraction, en pensant ces autres modalités de l’être comme étant des étants.

Pour sa part, cit signifie pensée, mais aussi et surtout conscience. L’idée objective est saisie par la pensée, le sentiment subjectif demande la conscience. Cit réunit les deux acceptions, mais c’est la conscience qui mène le jeu.

Quant à ātman, ce mot est originairement lié à la vie, à la force vitale, à l’énergie, au vent, à l’air, au souffle. Ce n’est que tardivement qu’il vient à désigner la personne. Dans les Upaniṣad, le sens du mot varie : corps, personne, soi, ou Soi. Cette ambiguïté complique l’interprétation. Le Soi est-il sans corps ? Le Soi est-il une personne ? Difficultés liées au langage.

Enfin, brahman est traduit par « absolu », mais il a beaucoup d’autres sens possibles. On le désigne dans les Upaniṣad comme souffle, parole, mental, réalité, immortalité, éternité et aussi comme la cible, « ce qui est à percer ».i Il signifie parole sacrée, mais il évolue pour désigner le silence absolu. « Laissez-là les mots : voilà le pont de l’immortalité. »ii

En fin de compte, brahman en vient à désigner l’absolu, l’absolu de la parole, ou l’absolu sans paroles, le silence absolu.

On a proposé cette analogie : ātman représente l’essence de la personne, brahman s’identifie à l’essence de l’univers entier.

Le mot brahman a eu un certain succès dans la sphère d’influence indo-européenne. Sa racine est ḅrhat, « grandeur ». Le mot latin flamen (« flamine ») en dérive, tout comme brazman (« prêtre » en vieux perse).

Mais l’acception de brahman comme « prêtre » ne rend pas du tout compte du mystère de sa signification principale.

Le mystère du poète, le mystère de la parole sacrée est appelé brahman. Le mystère du silence absolu est aussi brahman. Enfin le mystère absolu, le mystère de l’absolu est brahman.

Le brahman est ce dont naissent tous les êtres, tous les dieux, et le premier d’entre eux lui-même. Le brahman est ce dont tout naît, « depuis Brahmā jusqu’à la touffe d’herbes »iii.

L’absolu, le brahman de Śaṃkara, est à la fois grandeur, parole, silence, sacré, énigme, mystère, divin.

Il faut le souligner. Le Véda n’offre pas de vérité unique, exclusive, absolue. Il n’y a pas de vérité, car une vérité absolue ne pourrait rendre compte du mystère absolu. Dans le Véda, l’absolu reste absolument mystère.

Cette leçon est compatible avec d’autres idées du Dieu caché, celle de l’Égypte ancienne, celle du Dieu d’Israël, ou celle du Dieu de la kénose chrétienne.

Constance anthropologique du mystère absolu.

iMuU II,2,2

iiMuU II,2,5

iiiTubh III, 1,1

Dieu mis à nu


Sous Marc-Aurèle, vers l’an 150, apparaît dans le monde méditerranéen la figure de Numénius, originaire de Syrie, et néo-pythagoricien. C’était un philosophe, un poète, un maître en métaphores. On a conservé de lui quelques « fragments ».

« Un pilote qui vogue en pleine mer, juché au-dessus du gouvernail, dirige à la barre le navire, mais ses yeux comme son esprit sont tendus droit vers l’éther, sur les hauteurs, et sa route vient d’en haut à travers le ciel, alors qu’il navigue sur mer. De même aussi le démiurge, qui a noué des liens d’harmonie autour de la matière, de peur qu’elle ne rompe ses amarres, et ne s’en aille à la dérive, reste lui-même dressé sur elle, comme sur un navire en mer; il en règle l’harmonie en la gouvernant par les Idées, regarde au lieu du ciel, le Dieu d’en haut qui attire ses yeux; et s’il reçoit de la contemplation son jugement, il tient son élan du désir. »i

Numénius distingue le Dieu Premier du Démiurge. Celui-là est le cultivateur et celui-ci le planteur. « Celui qui est sème la semence de toute âme dans l’ensemble des êtres qui participent de lui ; le législateur, lui, plante, distribue, transplante en chacun de nous les semences qui ont été semées d’abord par le Premier Dieu. »ii

Pourquoi cette dualité du divin ?

En réalité, Numénius propose non une dualité, mais un double dédoublement…

« Quatre noms correspondent à quatre entités: a) le Premier Dieu, Bien en soi ; b) son imitateur, le Démiurge, qui est bon ; c) l’essence, qui se dédouble en essence du Premier et essence du Second ; d) la copie de celle-ci, le bel Univers, embelli par sa participation au Beau. »iii

Comme à la parade, les dualismes complémentaires (et non antagonistes) défilent dans ce dense fragment: le Bien et le Bon, l’être et l’essence, le Premier et le Second, l’original et la copie, le Beau et l’Univers.

Le Divin ne veut pas être seul, puisque l’Univers existe. Coexistent donc le Divin qui est « en soi », au-delà de toute pensée, et tout ce qui arrive dans le monde, et qui ne participe pas du Divin.

Comment ce qui arrive dans le monde participe-t-il (ou non) des essences : le Bien, le Bon, le Beau ?

Quels sont les liens entre le Premier Dieu et le Démiurge?

« Numénius fait correspondre le Premier Dieu à « ce qui est le vivant » et il dit que ce premier intellige en utilisant additionnellement le second ; il fait correspondre le second Dieu à l’Esprit et dit que ce second crée en utilisant à son tour le troisième ; il fait correspondre le 3ème dieu à l’Esprit qui use de l’intelligence discursive (τόν διανούμενον) ».iv

Il y a là, peut-être, une analogie avec la théorie de la Trinité chrétienne ? Dans cette vue, le Premier Dieu serait analogue à Dieu le Père. Le démiurge qui est l’Esprit créateur serait analogue au Fils. Le 3ème Dieu, l’Esprit (noos) qui use de l’intelligence discursive (logos) serait analogue au Saint Esprit.

Numénius était poète. Il avait lu Homère, et en tirait quelques pointes. « Les deux portes d’Homère sont devenues chez les théologiens le Cancer et le Capricorne ; pour Platon c’étaient deux bouches : le Cancer est celle par où descendent les âmes ; le Capricorne, celle par où elles remontent. »v

La mer, il fallait s’en éloigner, l’oublier enfin.

« L’Ulysse de l’Odyssée représentait pour Homère l’homme qui passe par les générations successives et ainsi reprend place parmi ceux qui vivent loin de tout remous, sans expérience de la mer : « Jusqu’à ce que tu sois arrivé chez des gens qui ne connaissent pas la mer et ne mangent pas d’aliment mêlé de sel marin.(Od. 11,122) »vi

Comme Platon, dans le Cratyle, Numénius explore les mots, leurs sens cachés, et ce qu’ils révèlent. « On appelle Apollon « Delphien » parce qu’il montre en pleine lumière ce qui est obscur (« il fait voir l’invisible »), ou, selon l’opinion de Numénius, comme étant seul et unique. En effet, la vieille langue grecque dit « delphos » pour « un ».vii Par suite, dit-il encore, le frère se dit « adelphos », du fait que désormais il est « non un ». »viii

Si l’Apollon Delphien était l’Apollon Un, cela oblige à voir sous un autre jour la réputation de polythéisme attachée à la religion grecque. Sous le miroitement des apparences luit une unique lumière.

Numénius, sans doute influencé par son origine syrienne, a été un pont entre l’Orient iranien et l’Occident grec. Il connaissait la religion des Perses et les idées de Zoroastre. « Les Perses, dans leurs cérémonies d’initiation, représentent les mystères de la descente des âmes et leur sortie d’ici-bas, après avoir donné à leur lieu d’exil le nom de caverne. La caverne offrait à Zoroastre une image du monde, dont Mithra est le démiurge. »ix

On ne peut guère en dire plus. Il y a des risques.

« Numénius, lui qui parmi les philosophes témoignait trop de curiosité pour les mystères (occultorum curiori) apprit par des songes, quand il eut divulgué en les interprétant les cérémonies d’Eleusis, le ressentiment de la divinité : il crut voir les déesses d’Eleusis elles-mêmes, vêtues en courtisanes, exposées devant un lupanar public. Comme il s’en étonnait et demandait les raisons d’une honte si peu convenable à des divinités, elles lui répondirent en colère que c’était lui qui les avait arraché de force au sanctuaire de leur pudeur et les avait prostituées à tout venant. »x

Bravons ici la colère des dieux.

Dans un monde indifférent et fanatique, montrons la nudité des divinités. Exposons publiquement leurs mystères, non pour provoquer ceux qui font encore religion de les garder obscurs, mais parce que ces mystères s’approfondissent d’autant plus que l’on cherche à les mettre en lumière.

i Edouard des Places S. J., Numénius. Fragments. Texte établi et traduit. Paris, Les Belles Lettres, 1973. Fragment 18

iiIbid. Fragment 18

iiiIbid. Fragment 16

ivIbid. Fragment 22

vIbid. Fragment 31

viIbid. Fragment 33

vii Macrobe. Saturn. I, 17.65

viiiIbid. Fragment 54. E. des Places a commenté ce passage un peu ésotérique et ramassé: « Cette étymologie suppose un ἀ- privatif. La seule valable unit un ἀ- copulatif avec psilose par dissimulation d’aspirés et un terme qui désigne le sein de la mère (δελφύς, matrice) ; le mot signifie donc « issu du même sein ». Cf. Chantraine. Mais l’étymologie de Numénius est celle de l’époque. »

ixIbid. Fragment 60

x Fragment 55 -Tiré de Macrobe, Comm. In Somn. Scipionis I,2,19

La multiplication des Idées


Les mathématiques, l’univers, l’homme, l’intelligence, la volonté, qu’ont-ils en commun ? L’« être ». Ils possèdent différentes formes d’être, spécifiques. La diversité de ces genres d’être explique leurs rôles respectifs.

Pouvant s’appliquer à des objets aussi divers, on voit que le mot être est trop vague, trop flou. L’être s’entend de trop nombreuses manières. C’est sans doute un effet du langage. Malgré l’homonymie, l’être de l’homme n’est pas l’être du nombre pi, et l’être du Cosmos tout entier ne s’identifie pas à l’être de la Sagesse.

Sensible à cette difficulté, Platon a cherché à analyser la variété des êtres possibles. Il a défini cinq genres principaux de l’Être, censés engendrer tous les autres êtres par leurs combinaisons et leurs compositions.i

Les deux premiers genres d’Être sont l’Infini et le Fini. Le troisième genre résulte de leur Mélange. La Cause de ce Mélange représente le quatrième genre. Le cinquième genre est la Discrimination, qui opère à l’inverse du Mélange.

Infini, Fini, Mélange, Cause, Discrimination. On est frappé par le caractère hétérogène de ces cinq genres. On y trouve pêle-mêle, substance et principe, cause et effet, union et séparation. C’est sans doute cette hétérogénéité qui donne une puissance d’engendrement.

Défini par ses cinq genres, l’Être est une catégorie première de l’entendement. Mais il y en a d’autres.

Platon, dans le Sophiste, les énumère toutes ensemble: l’Être, le Même, l’Autre, le Repos, le Mouvement.

L’Être exprime l’essence de chaque chose ; il définit le principe de leur existence.

Le Même fait percevoir qu’un être coïncide avec lui-même, mais qu’il peut aussi ressembler, en partie, à d’autres êtres.

L’Autre atteste que les choses diffèrent entre elles, mais qu’il y a aussi des différences irréductibles au sein de chaque être.

Le Repos rappelle que tout être conserve nécessairement son unité propre pendant un certain temps.

Le Mouvement signifie, à l’inverse, que toute chose résulte aussi d’un passage de la puissance à l’acte.

Cinq genres de l’Être. Cinq catégories de l’entendement. Beautés platoniciennes !

Tout ceci n’est jamais qu’un point de départ. Il faut maintenant se mettre à en déduire tous les possibles, toutes les réalités, toutes les intelligences, toutes les créations, toutes les idées…

Pour commencer, pourquoi ne pas tenter une expérience de pensée ?

Appliquons sans crainte les cinq « catégories » de l’entendement aux cinq « genres » d’être, dans l’espoir de faire apparaître d’étranges objets de pensée, de surprenantes notions.

Que dire de ces alliages : le Mouvement de la Cause ; le Même Mélange, l’Autre de la Fin, le Repos de la Discrimination, l’Être du Sans-Fin.

Ou encore : l’Être du Mélange, le Repos de l’Infini, l’Autre de la Cause, le Mouvement du Fini, le Même Discriminé.

Il y a bien d’autres combinaisons possibles, artificielles ou heuristiques. Le principe général est qu’une abstraction appliquée à une abstraction engendre une idée, et que cette idée peut faire sens, à qui veut l’entendre, semble-t-il.

On pourrait aussi essayer d’appliquer les genres aux catégories. D’autres idées-chimères surgissent alors: l’Infini de l’Autre, le Fini du Même, le Mélange de l’Être, la Cause du Repos, la Discrimination du Mouvement.

Qu’est-ce que ces jeux de langage enseignent ? Que les genres et les catégories sont comme des briques et du ciment. Genres et catégories, assemblés selon diverses manières, peuvent produire des masures ou des cathédrales, des havres ou des nuages, des gouffres ou des amers, des geôles ou des écoles, des vents ou des montagnes, du piment ou de l’encens.

Ce sont là autant de métaphores, matérielles, ou impalpables, de la puissance des idées platoniciennes, de leurs miroitements, de leurs promesses d’horizons.

i Cf. Philèbe

Un horizon de l’Être où miroitent les Idées


Les nombres, le monde, l’homme, l’intelligence, la volonté, qu’ont-ils en commun ? Ils en commun d’ « être ». Ils ont en commun de posséder différentes formes d’être, spécifiques de leur être. Ils doivent leurs différences à la diversité de ces genres d’être.

S’appliquant à des objets aussi divers, on voit que le mot être est trop vague, trop flou. L’être s’entend de trop nombreuses manières. C’est sans doute un effet du langage. Malgré l’homonymie, l’être de l’homme n’est pas l’être du nombre pi, et l’être du Cosmos tout entier ne mime pas l’être de la Sagesse éternelle.

Sensible à cette difficulté, langagière et philosophique, Platon s’est attaché à analyser la variété des êtres possibles. Il a défini cinq genres principaux de l’Être, censés engendrer tous les êtres par leurs combinaisons et leurs compositions.i

Les deux premiers genres d’Être sont l’Infini et le Fini. Le troisième genre résulte de leur Mélange. La Cause de ce Mélange représente le quatrième genre. Le cinquième genre est la Discrimination, qui opère à l’inverse du Mélange.

Infini, Fini, Mélange, Cause, Discrimination. On ne peut qu’être frappé par le caractère fort hétérogène de ces cinq genres fondamentaux. On y trouve pêle-mêle, substance et principe, cause et effet, union et séparation. C’est sans doute cette hétérogénéité qui leur donne toute leur puissance d’engendrement.

Avec ses cinq genres, l’Être est reconnu manifestement comme une catégorie première de l’entendement. Il y en a d’autres.

Platon en distingue cinq au total. Dans le Sophiste, il les énumère toutes ensemble: l’Être, le Même, l’Autre, le Repos, le Mouvement.

L’Être exprime l’essence de chaque chose ; il définit le principe de leur existence.

Le Même fait percevoir qu’une chose coïncide avec elle-même, mais qu’elle peut aussi ressembler, en partie, à d’autres choses qu’elle-même.

L’Autre atteste que les choses diffèrent entre elles, mais qu’il y a aussi des différences au sein de chaque chose.

Le Repos rappelle que toute chose conserve nécessairement son unité propre pendant un certain temps.

Le Mouvement signifie, à l’inverse, que toute chose résulte aussi d’un passage de la puissance à l’acte.

Cinq genres de l’Être. Cinq catégories de l’entendement. Beautés platoniciennes ! Mais ce n’est jamais qu’un point de départ. Il faut maintenant se mettre à en déduire, à en engendrer tous les possibles, toutes les réalités, toutes les intelligences, toutes les créations, toutes les idées…

Pour commencer, pourquoi ne pas tenter une expérience de pensée, en appliquant les catégories aux genres, dans l’espoir de faire soudain apparaître d’étranges objets de pensée, de surprenantes notions ?

Cela donne par exemple ceci : le Mouvement de la Cause, le Même du Mélange, l’Autre du Fini, le Repos de la Discrimination, l’Être de l’Infini.

Ou encore : le Même de la Discrimination, l’Être du Mélange, le Repos de l’Infini, l’Autre de la Cause, le Mouvement du Fini.

Il y a bien d’autres combinaisons, parfaitement artificielles, heuristiques. Inutile de les énumérer toutes. Le principe général est qu’une abstraction appliquée à une abstraction est encore une abstraction, c’est-à-dire qu’elle engendre une idée, et que cette idée peut toujours faire sens, à qui veut l’entendre, semble-t-il.

On pourrait aussi essayer d’appliquer les genres aux catégories. D’autres idées-chimères surgissent alors: l’Infini de l’Autre, le Fini du Même, le Mélange de l’Être, la Cause du Repos, la Discrimination du Mouvement.

Qu’est-ce que tout cela nous enseigne ? Que les genres et les catégories sont comme des briques et du ciment. Assemblées selon diverses manières, elles peuvent produire des masures ou des cathédrales, des ports ou des nuages, des phares ou des amers, des geôles ou des écoles, des vents ou des collines, des quais ou des parfums.

Ce sont là autant de métaphores, solidement matérialistes, ou bien impalpables, de la puissance créative des idées platoniciennes, et de leurs miroitements prometteurs, reflétés loin à l’horizon.

i Cf. Philèbe

Analogies illimitées et limitées


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Dans le Philèbe, Platon définit cinq genres de l’Être. L’idée est que l’on peut engendrer tous les êtres à partir d’une composition appropriée de ces cinq genres. Il y a en premier lieu l’Infini et le Fini, deux genres distincts. Un troisième genre résulte du Mélange de ces deux premiers genres. Le quatrième genre d’Être n’est pas une substance mais un principe : il correspond à la Cause qui produit le Mélange des deux premiers genres. Le cinquième est, à l’inverse, le pouvoir d’opérer la Discrimination des genres.

On ne peut qu’être frappé par le caractère fort hétérogène de ces cinq genres, les uns surplombant les autres, les uns causes, les autres effets, les uns substances, les autres principes d’union ou de séparation. C’est précisément cette hétérogénéité fondamentale qui justifie qu’on puisse en faire des genres premiers, susceptibles de décrire toute chose.

L’Être est manifestement un genre premier. Platon en propose d’autres. Dans le Sophiste, il en énumère cinq : l’Être, le Repos, le Mouvement, le Même et l’Autre. L’Être exprime l’essence de chaque chose, et définit aussi son existence. Le Même indique que chaque chose coïncide avec elle-même, mais peut aussi coïncider en partie avec d’autres choses. L’Autre montre qu’il y a des différences en chaque chose, et que les choses diffèrent aussi entre elles. Le Repos rappelle que toute chose conserve nécessairement pendant un certain temps son unité. Le Mouvement signifie que toute chose résulte d’un passage de la puissance à l’acte, dans le domaine de l’être ou dans le domaine de l’action.

Dans sa Théologie platonicienne, Marsile Ficin note que Platon appelle Dieu : « l’Illimité », dans le Parménide (137d) – et qu’il l’appelle « Limite » dans le Philèbe (16d-23c). « Illimité » parce qu’il ne reçoit aucune limite de quoi que ce soit, et « limite », parce qu’il limite toutes choses selon leur forme et leur mesure.

Il est intéressant de remarquer que la matière imite Dieu en cela même : « Elle représente, autant qu’il lui est possible, à la manière d’une ombre, l’infinité du Dieu unique », dit Ficin. L’infinité de la matière, l’infinité des choses peut se décrire par les trois genres que sont l’essence, l’autre et le mouvement. Le monde de la matière engendre en effet à l’infini les essences, les altérations, transformations et mouvements.

A l’inverse, la limite des choses se ramène également à trois genres qui sont l’être, le même et le repos.

L’infinité et la limite des choses miment comme des ombres, Dieu, en tant qu’il est « Illimité » et qu’il est « Limite ».