« Je me repens d’avoir créé l’homme »


« Dieu se repentant d’avoir créé l’homme » ©Philippe Quéau 2023 ©Art Kéo 2023

L’anthropomorphisme est sans doute le plus grand obstacle qui soit pour l’intelligence humaine, du moins si l’on se place au point de vue de quiconque cherche à percer (philosophiquement) le mystère de l’univers. Ceci est particulièrement vrai pour tout ce qui concerne l’idée de ‘Dieu’, et la représentation de ses attributs.

Par exemple, des « religieux » disent : « Dieu veut » (ceci ou cela, peu importe, ce n’est pas là le sujet). Mais comment comprendre cette soi-disant « volonté »? Ce Dieu a-t-il vraiment ce que nous appelons (anthropomorphiquement) une ‘volonté’? Ou bien est-il en tant que tel, essentiellement, ‘volonté’? Cette ‘volonté’, en quoi se distingue-t-elle de Dieu lui-même? Veut-il autre chose que lui-même? La ‘volonté’ de Dieu est-elle la cause des choses? A-t-elle elle-même une cause? Peut-elle changer? Rend-elle forcément nécessaires les choses qu’elle veut? Dieu a-t-il son libre arbitre?

Questions difficiles. Il est instructif de se rappeler d’anciennes leçons qui les ont abordéesi.

L’objet de la ‘volonté’ de Dieu, ce par quoi et ce pourquoi elle s’exerce, a parfois été assimilé à sa ‘bonté’ même. Sa bonté fait partie de son essence. Mais elle a ceci de particulier qu’elle a vocation à bénéficier à d’autres qu’à Dieu lui-même. De même, la ‘volonté’ de Dieu fait partie de son ‘être’, mais elle en diffère conceptuellement. Quand on dit que Dieu ‘est’, cette affirmation n’implique aucune relation de Dieu à autre chose. Quand Dieu ‘est’, il est lui-même, et il n’est pas autre chose que lui-même. Mais quand on dit que Dieu ‘veut’, cela implique qu’il veut autre chose que lui-mêmeii. Quand il ‘veut’, il veut que d’autres que lui bénéficient de sa bonté.

La ‘volonté’ de Dieu est-elle la cause des choses? Il est écrit au livre de la Sagesse: « Comment une chose pourrait-elle subsister, si tu ne l’avais pas voulueiii? » De cela, on infère que la ‘volonté’ de Dieu est bien la cause des choses. Dieu agit volontairement, et non par une nécessité de natureiv.

Peut-on attribuer une cause à la volonté divine? Des théologiens pensent que non. « Rien n’est supérieur à la volonté divine; il n’y a donc pas à en chercher la causev« . Cela vient du postulat central de l’unité de Dieu. Dieu, par un seul acte, voit toutes les choses dans son essence. Par un seul acte, il veut tout dans sa bonté. Dieu connaît tous les effets de sa volonté par leur cause première (qui est sa bonté) ou par leur finalité dernière (qui est aussi sa bonté). Le raisonnement de Thomas d’Aquin est assez abstrait, mais il vaut la peine de s’accrocher pour le suivre: « De même qu’en Dieu, connaître la cause ne cause pas la connaissance des effets, mais il connaît les effets dans leurs causes, ainsi vouloir la fin n’est-il pas en Dieu cause qu’il veuille les moyens; mais il veut que les moyens soient ordonnés à la finvi. »

La volonté de Dieu peut-elle changer? On pourrait parfois le penser. En effet Dieu a dit: « Je me repens d’avoir créé l’homme » (Gn 6,7). S’il se repent de ce qu’il a fait, est-ce donc le signe qu’il a une volonté changeante? Mais il est aussi écrit: « Dieu n’est point un homme pour mentir; il n’est pas un fils d’homme pour se repentir » (Nb. 23,19). Il faut se persuader que Dieu est absolument immuable. On peut en inférer que sa volonté est aussi absolument immuable. Dieu n’a donc pas une ‘volonté changeante’, mais il peut cependant ‘vouloir des changements’. Changer de volonté est une chose, et vouloir le changement de certaines choses est une autre chose. La volonté change quand quelqu’un se met à vouloir ce que d’abord il ne voulait pas. Mais quelqu’un peut, sa volonté demeurant toujours la même, vouloir que ceci se fasse maintenant, et que le contraire se fasse ensuite. La volonté de Dieu reste immuable, même s’il veut changer l’ordre de l’univers pendant son cours, ou s’il veut maintenant ce qu’il ne voulait pas auparavant.

La ‘volonté’ de Dieu rend-elle forcément nécessaires les choses qu’elle veut? Si c’était le cas, alors périraient le libre arbitre, la libre pensée et le libre choix. La ‘volonté’ divine rend nécessaires certaines choses qu’elle veut, mais non pas toutes. « Dieu veut que certaines choses se produisent nécessairement, et d’autres de façon contingente. C’est pourquoi il a préparé pour certains effets des causes nécessaires, qui ne peuvent faillir. Et pour d’autres effets, il a préparé des causes [que l’on pourrait qualifier de] « défectives », dont les effets se produisent de manière contingente. Ce n’est pas parce que certaines causes sont contingentes que des effets voulus par Dieu arrivent de façon contingente, mais c’est parce que Dieu a voulu qu’ils arrivent de façon contingente qu’il leur a préparé des causes contingentesvii« .

Dieu a-t-il son libre arbitre? S. Ambroise a écrit: « L’Esprit Saint distribue à chacun ses dons comme il veut, c’est-à-dire selon le libre arbitre de sa volonté, non par soumission à la nécessitéviii. » Dieu veut nécessairement sa propre bonté, mais il ne veut pas nécessairement les autres choses. On peut donc dire qu’il possède le libre arbitre à l’égard de tout ce qu’il ne veut pas nécessairement.

S’appuyant sur plusieurs traditions, on peut dire que Dieu a ‘voulu’ et qu’il ‘veut’ encore l’univers. Il ‘veut’ l’existence de choses et d’êtres qui n’ont encore jamais existé, et de choses et d’êtres qui n’existeraient jamais, s’il ne le ‘voulait’ pas. Ces existences à venir, Dieu les ‘veut’ parce qu’il en ‘voit’ le bien, et qu’il ‘veut’ ce bienix.

Quel est ce ‘bien’? Ce ‘bien’, cette essence du ‘bien’, précèdent-il la volonté de Dieu? On peut penser que oui: la volonté divine n’est pas arbitraire, c’est une volonté du bien. Peut-on dire que la volonté et la bonté divines sont de même nature que ce ‘bien’? On peut concevoir que la volonté et la bonté de Dieu fassent partie de l’essence divine. Mais si Dieu est Un et qu’il est Tout, d’où vient en Dieu l’idée d’un bien qui s’appliquerait à autre chose qu’à Lui-même?

Ce qu’on peut dire, c’est que le ‘bien’ préexiste à l’existence de l’univers. Sinon, comment Dieu voudrait-il ou verrait-il que l’univers est un ‘bien’, si le ‘bien’ n’avait pas d’essence préalable à sa création?

On peut dire qu’il est ‘bien’ que le cosmos tout entier, les galaxies, les étoiles, notre soleil et le monde, existent. On peut dire aussi que cela est ‘bien’ parce qu’ils participent à l’existence des ‘êtres’, et qu’ils sont à l’origine de la ‘vie’. Mais ils n’en sont pas la véritable cause. Cette cause relève de la volonté de Dieu, on l’a déjà dit. Et cette cause relève aussi de l’existence de l’idée du bien, c’est-à-dire du Bien.

N’y a-t-il pas identité entre Dieu et le Bien? Non, en toute logique on ne peut pas dire cela. Dieu est. Et il est Un. C’est tout ce qu’on peut en dire. De l’essence même de Dieu, on ne peut rien dire, malgré les Docteurs. On ne peut même pas savoir si le mot ‘essence’ a quelque pertinence, si on l’emploie dans le cas de Dieu.

En effet, Dieu n’a-t-il pas dit à Moïse, sur la montagne: Ehyeh asher ehyeh, « Je serai qui je serai » ? Son essence est d’être immuablement vivant, en mouvement. Mais qu’est-ce qu’une essence immuablement mutable? Bien malin qui pourra dire ce que Dieu sera, quand il le sera.

En revanche, du Bien, on peut, sans crainte d’errer, affirmer qu’il possède une essence, et que tout bien participe de cette essence. Il y a donc une vraie différence entre Dieu et le Bien. Dieu n’a pas d’essence définissable. Le Bien en a une. Que l’essence (ou l’idée) du Bien existe est d’évidence. Sans le Bien, sans l’idée du Bien, comment Dieu pourrait-il ‘vouloir’ quelque bien que ce soit? Si l’essence du Bien n’existait pas, rien de bien ne pourrait exister ni devenir, même si Dieu le voulait.

Dire que le Bien a une essence, ce n’est pas dire quelle est cette essence. Il faut reconnaître que la vision de l’essence du Bien est au-dessus des forces humaines. Les yeux de l’intelligence ne peuvent pas en contempler la beauté incorruptible et incompréhensible.

Cela étant dit, c’est déjà un peu la voir, cette essence, et un peu la comprendre, si l’on sait au moins que l’on ne peut pas la voir et que l’on ne peut rien en dire.

C’est là une remarque d’une portée générale. La véritable connaissance se trouve dans le silence et l’éloignement de toute sensation.

Si l’essence du Bien est hors de portée de l’intelligence humaine, sa beauté n’est pas inaccessible à l’âme. L’homme qui parvient à la saisir ne peut certes pas la penser. Mais il peut en jouir, même si ce n’est plus, alors, le temps pour lui de voir, d’entendre, de sentir ou de se mouvoir. Il n’y a plus rien qui vaille, devant l’émerveillement de la beauté du Bien.

Portée à l’extrême, la splendeur qui inonde alors l’âme distend, disloque puis arrache les liens du corps. En contemplant la beauté du Bien, l’âme atteint ce que l’on peut appeler son « apothéose ».

L’apothéose est le moment décisif où l’homme « connaît » enfin le divin, ou, peut-être seulement certains de ses attributs, comme par exemple l’Un, ou le Bien. Pour mémoire, le mot grec apothéosis, ἀποθέοσις, signifie: « élévation au rang divin ».

Les âmes encore dans l’enfance, encore inaccomplies, ne cessent de se mouvoir, et de se transformer. Ne connaissant rien des êtres, ni la nature, ni le Bien, elles sont enveloppées par les passions. Se méconnaissant elles-mêmes, elles sont asservies à ce qui leur est étranger. Au lieu de commander, elles obéissent. Voilà leur mal. Au contraire, leur bien, qu’il leur reste à comprendre, c’est la connaissance du Bien. Celui qui enfin connaît le Bien participe déjà au divin.

Les êtres ont des sensations parce qu’ils ne peuvent exister sans elles; mais la connaissance diffère beaucoup de la sensation. Sentir est une influence qu’on subit. Mais connaître est la fin d’une recherche, dont le désir initial (le désir de se mettre en recherche) est sans doute aussi un don divin.

Ce don, ce désir, cette recherche, cette connaissance sont d’une nature incorporelle. Ce sont autant de ‘formes’ qui saisissent l’intelligence, et qui l’imprègnent, tout comme les sensations saisissent le corps, et le dominent.

Dans cette image, on voit que la connaissance est à l’intelligence comme les sens sont au corps, et comme la forme l’est à la matière.

Si la ‘forme’ est d’une telle nature incorporelle, quasi-divine, qu’en est-il de la ‘matière’?

La matière est belle mais elle est passive. De même, le monde est beau mais il n’est pas bon. Le monde et la matière ne se suffisent pas à eux-mêmes. Toujours en mouvement, ils naissent sans cesse. Depuis l’origine des temps, ils redeviennent toujours ce qu’ils sont, sans jamais changer d’essence. Leur seul devenir leur tient lieu de changement.

Le monde est aussi le premier des vivants, mais il est mortel. De même, l’homme est un vivant, mais il est mortel. Parce que mortels, on ne peut pas dire que le monde ou l’homme soient ‘bons’. Peut-on dire cependant qu’ils sont ‘mauvais’?

Non, on ne peut le dire, car on ne sait pas ce que signifie leur ‘mort’. Tout dépend d’un point crucial: qu’advient-il après la mort, celle du monde ou celle de l’homme ?

Si l’on pouvait affirmer que la mort prévisible de l’univers tout entier, aspiré par quelque trou noir, géant et terminal, ne sera pas suivie de la résurgence d’un autre univers, ailleurs, par exemple sous forme de ‘trou blanc’, ou selon tout autre modalité, à jamais inconnaissable, alors sans doute pourrait-on émettre l’hypothèse que l’univers est ‘mauvais’, de par son essentielle fugacité à l’échelle de l’éternité.

De même, si l’homme mortel n’est en réalité qu’une poussière instantanée, à peine née, déjà disparue, puis frappée d’oubli absolu, pendant que les millions d’années se succèdent, indifférents, alors on pourra peut-être penser que l’homme est ‘défectueux’, par essence.

Mais si, par quelque mécanisme, qui nous est encore caché, il apparaissait que l’univers, ou l’homme, avaient quelques chances de transcender la barrière de leur mort respective, alors on ne pourrait plus dire qu’ils sont ‘mauvais’ ou ‘défectueux’. On ne pourrait toujours pas dire qu’ils sont ‘bons’, puisqu’ils sont mortels, et qu’on ne saurait rien de plus sur leur destin post-mortem. Mais on ne pourrait pas dire non plus qu’ils sont ‘mauvais’, parce que l’on ne saurait rien de ce que réserve la chaîne infinie des transcendances à venir.

L’univers entier est d’une complexité infinie, et ce n’est rien de le dire. Mais l’homme n’est pas simple, non plus. Qu’on en juge. L’homme naît avec un corps. Ce corps, c’est le souffle de l’esprit qui le fait vivre. Quant à l’esprit, c’est la fine pointe de l’âme qui l’anime. Dans l’âme même, la raison est parfois présente, si elle ne s’absente pas. Et dans cette raison, lorsqu’elle règne, il y a plus ou moins d’intelligence, et plus ou moins de cœur… Et dans cette intelligence, dans ce cœur, qui peut dire si la sagesse et l’amour y élisent demeure à jamais?

Dieu lui-même, dans sa Sagesse, n’ignore pas l’homme, Il ne dédaigne pas le connaître et Il veut aussi être connu de lui. C’est là une preuve implicite de l’infinie complexité de l’humaine complexion.

Connaître (Dieu) et être connu (de lui) : c’est par là seulement que l’âme peut devenir bonne, et peut-être immortelle.

L’âme de l’enfant nouveau-né est belle à voir, et l’on devine qu’elle est encore attachée à l’âme du monde. Bientôt le corps grandit et la séparation s’accomplit, l’oubli se présente, et l’âme se met à distance de son origine.

La même chose arrive à ceux qui sortent de leur corps. L’âme rentre en elle-même, l’esprit se retire dans le sang. Mais l’Intelligence, divine par sa nature, purifiée et affranchie de ses enveloppes terrestres, prend un corps de feu et s’élance dans l’espace, se séparant de l’âme.

Rien n’est plus divin et plus puissant que l’Intelligence, alors. Elle unit les Dieux aux hommes et les hommes aux Dieux. Elle est la meilleure figure qui soit du « daimon » de Platon.

Quand l’Intelligence quitte l’âme, l’âme ne voit rien, n’entend rien, et ressemble à un animal sans raison. Tel est le terrible pouvoir de l’Intelligence, et la raison profonde de son union à l’âme.

L’homme véritable, qui possède l’Intelligence et qui a une âme, est au-dessus des Dieux ou, tout au moins, il est leur égal. Car aucun des Dieux célestes n’a jamais quitté sa sphère pour venir sur la terre, avec les risques que cela comporte (surtout sans un temps de déréliction, comme le nôtre). En revanche, l’homme peut monter dans le ciel et en prendre la mesure. Il sait alors ce qu’il y a en haut, comme il sait ce qu’il y a en bas; il connaît tout cela par expérience directe, et, ce qui vaut mieux encore, il n’a même pas réellement besoin de quitter la terre pour commencer à s’élever. Telle est la grandeur de sa condition. Ainsi, osons le dire : l’homme, malgré son néant, est aussi un Dieu (mais mortel).

A propos des Dieux célestes, l’on devra aussi dire que, malgré les nombreuses légendes, fort peu nombreux sont ceux qui ont pu descendre sur la terre, et encore moins nombreux sont ceux qui la connaissent par expérience. Extrêmement peu nombreux, donc, sont parmi eux ceux dont on peut dire qu’il sont comme des Hommes immortels, capables de relier les Hommes aux Dieux, et capables aussi de leur propre apothéose, laquelle viserait à atteindre un Dieu plus caché encore.

Bien plus caché… Et bien plus abyssal, dans son élévation, que tout ce que notre pensée anthropomorphique peut seulement commencer de concevoir.

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iCf. S. Thomas d’Aquin. Somme théologique, I. Question 19

iiIbid. Q. 19. Art. 2. Sol. 1

iiiSg 11,25

ivIbid. Q. 19. Art. 4. Rép.

vS. Augustin. 83 Quaest. q.28 PL40,18. BA 10,81.

viS. Thomas d’Aquin. Somme théologique, I. Question 19, art.5

viiS. Thomas d’Aquin. Somme théologique, I. Question 19, art.8. Rép.

viiiS.Ambroise. De Fide II, 6 PL 16,592

ixCf. Corpus hermeticum, X.

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