Le Chœur des Anciens, dans l’Agamemnon d’Eschyle, pièce jouée pour la première fois lors des Grandes Dionysies d’Athènes, en l’an 458 av. J.-C., déclare :
Et celui qui s’éleva à sa suite a rencontré son vainqueur, et il a disparu.
Celui qui célébrera de toute son âme (προφρόνως) Zeus victorieux,
saisira le Tout (τὸ πᾶν) du cœur (φρενῶν), –
car Zeus a mis les mortels sur la voie de la sagesse (τὸν φρονεῖν),
Il a posé pour loi : ‘de la souffrance naît la connaissance’ (πάθει μάθος).»ii
Le Dieu « qui fut grand jadis » et qui est « prêt à tous les combats », était le Dieu du Ciel, Ouranos. Le Dieu qui « a trouvé son vainqueur et a disparu » était Chronos, Dieu du temps, père de Zeus, qui l’avait combattu et vaincu.
De ces deux Dieux, on pouvait déjà dire, selon le témoignage d’Eschyle, que le premier passait pour « n’avoir jamais existé », et que le deuxième avait « disparu »…
Seul le ‘Dieu seul’ (πλὴν Διός) régnait donc dans le cœur et dans l’esprit des Grecs…
De ce ‘Zeus’, « quel qu’il soit », de ce Zeus seul, ce Dieu suprême, ce Dieu de tous les dieux et de tous les hommes, on célébrait la ‘victoire’ avec des chants de joie, dans la Grèce du 5ème siècle av. J.-C.
Mais on s’interrogeait sur son essence – comme le révèle la formule ‘quel qu’il soit’ –, et on se demandait si ce nom même, ‘Zeus’, pouvait réellement lui convenir …
On se réjouissait aussi que Zeus ait ouvert aux mortels le chemin de la ‘sagesse’, et qu’il leur ait apporté cette consolation: ‘De la souffrance naît la connaissance’.
Martin Buber a proposé de comprendre ces vers d’Eschyle d’une manière qui peut être résumée ainsi: « Zeus est le Tout, et ce qui le dépasse ».iii
Cette interprétation est-elle fidèle à la pensée profonde d’Eschyle ?
Dans l’extrait cité du texte d’Agamemnon, on lit:
« Celui qui célèbre Zeus de toute son âme saisira le Tout du cœur» ;
et immédiatement après, on lit :
« [Zeus] a mis les mortels sur le chemin de la sagesse. »
Eschyle utilise à trois reprises, dans le même mouvement de phrase, des mots possédant la même racine : προφρόνως (prophronos), φρενῶν (phrénon) et φρονεῖν (phronein).
Pour rendre ces trois mots, j’ai utilisé volontairement trois mots français (de racine latine) très différents : âme, cœur, sagesse.
Je m’appuie à ce sujet sur Onians : « Dans le grec plus tardif, phronein a d’abord eu un sens intellectuel, ‘penser, avoir la compréhension de’, mais chez Homère le sens est plus large : il couvre une activité psychique indifférenciée, l’action des phrenes, qui comprend l’‘émotion’ et aussi le ‘désir’. »iv
Dans la traduction que je propose, la large gamme de sens que peut prendre le mot phrén est ainsi mobilisée: cœur, âme, intelligence, volonté ou encore siège des sentiments.
Il vaut aussi la peine de rappeler que le sens premier de phrén est de désigner toute membrane qui ‘enveloppe’ un organe, que ce soit le cœur, le foie ou les viscères.
Selon le Bailly, la racine première de tous les mots de cette famille est Φραγ, « enfermer, enclore », et selon le Liddell-Scott la racine première est Φρεν, « séparer ».
Chantraine estime pour sa part que « la vieille interprétation de φρήν comme « dia-phragme », sur phrassô « renfermer » est abandonnée depuis longtemps (…) Il reste à constater que φρήν appartient à une série ancienne de noms-racines où figurent plusieurs appellations de parties du corps.»v
Il est donc à souligner que Bailly, Liddell, Scott et Chantraine divergent sensiblement quant au sens premier de phrén…
Que le sens véritablement originaire de phrén soit « enclore » ou bien « séparer » n’importe guère au fond : Eschyle dit que, grâce à Zeus, l’homme mortel est appelé à ‘sortir’ de cet enclos fermé qu’est le phrén et à ‘cheminer’ sur le chemin de la sagesse…
Le mot « cœur » rend le sens homérique de φρενῶν (phrénôn), qui est le génitif du substantif φρήν (phrèn), « coeur, âme ».
Le mot « sagesse » » traduit l’expression verbale τὸν φρονεῖν (ton phronein), « le fait de penser, de réfléchir ». Les deux mots ont la même racine, mais la forme substantive a une nuance plus statique que le verbe, lequel implique la dynamique d’une action en train de se dérouler, nuance d’ailleurs renforcée dans le texte d’Eschyle par le verbe ὁδώσαντα (odôsanta), « il a mis sur le chemin ».
Autrement dit, l’homme qui célèbre Zeus « atteint le cœur » (teuxetaïphrénôn) « dans sa totalité » (to pan), mais c’est justement alors que Zeus le met « sur le chemin » du « penser » (ton phronein).
« Atteindre le cœur dans sa totalité » n’est donc qu’une première étape.
Il reste à cheminer dans le « penser »…
Peut-être est-ce là ce dont Buber a voulu rendre compte en traduisant :
« Zeus est le Tout, et ce qui le dépasse » ?
Il reste cependant à se demander ce qui « dépasse le Tout », dans cette optique.
D’après le développement de la phrase d’Eschyle, ce qui « dépasse » le Tout (ou plutôt ce qui « ouvre un nouveau chemin ») est précisément « le fait de penser » (ton phronein).
Le fait d’emprunter le chemin du « penser » et de s’aventurer sur cette voie (odôsanta), fait découvrit cette loi divine :
« De la souffrance naît la connaissance », πάθει μάθος (patheï mathos)…
Mais quelle est donc cette ‘connaissance’ (μάθος, mathos) dont parle Eschyle, et que la loi divine semble promettre à celui qui se met en marche ?
La philosophie grecque, d’une manière générale, reste évasive quant à la nature de la ‘connaissance’ divine. L’opinion qui semble prévaloir, c’est qu’on peut tout au plus parler d’une connaissance de sa ‘non-connaissance’…
Dans le Cratyle, Platon écrit :
« Par Zeus ! Hermogène, si seulement nous avions du bon sens, oui, il y aurait bien pour nous une méthode : dire que des Dieux nous ne savons rien, ni d’eux-mêmes, ni des noms dont ils peuvent personnellement se désigner, car eux, c’est clair, les noms qu’ils se donnent sont les vrais ! »vi
Léon Robin traduit ‘εἴπερ γε νοῦν ἔχοιμεν’ par « si nous avions du bon sens ». Mais νοῦς (ou νοός) signifie en réalité « esprit, intelligence, faculté de penser ». Le poids métaphysique de ce mot dépasse le simple ‘bon sens’.
Il vaudrait mieux donc traduire, dans ce contexte :
« Si nous avions de l’Esprit, nous dirions que des Dieux nous ne savons rien, ni d’eux, ni de leurs noms ».
Quant aux autres poètes grecs, ils semblent eux aussi fort réservés quant à la possibilité de percer le mystère du Divin.
Euripide, dans les Troyennes, fait dire à Hécube:
« Ô toi qui supportes la terre et qui es supporté par elle,
qui que tu sois, impénétrable essence,
Zeus, inflexible loi des choses ou intelligence de l’homme,
je te révère, car ton cheminement secret
conduit vers la justice les actes des mortels. »vii
La traduction que donne ici la Bibliothèque de la Pléiade ne me satisfait pas. Consultant d’autres traductions disponibles en français et en anglais, et m’appuyant sur le dictionnaire Grec-Français de Bailly et sur le dictionnaire Grec-Anglais de Liddell et Scott, j’ai concocté une version plus conforme à mes attentes :
« Toi qui portes la terre, et qui l’a prise pour trône,
Qui que Tu sois, inaccessible à la connaissance,
Zeus, ou Loi de la nature, ou Esprit des mortels,
je T’offre mes prières, car cheminant d’un pas silencieux,
Tu conduis toutes les choses humaines vers la justice. »
La pensée grecque, qu’elle soit véhiculée par la fine ironie de Socrate, estimant qu’on ne peut rien dire des Dieux, surtout si l’on a de l’Esprit, ou bien qu’elle soit sublimée par Euripide, qui chante l’inaccessible connaissance du Dieu « Qui que Tu sois », aboutit au mystère du Dieu qui chemine en silence, et sans un bruit.
En revanche, avant Platon, et avant Euripide, il semble qu’Eschyle ait bien entrevu une ouverture, la possibilité d’un chemin.
Quel chemin ?
Celui qu’ouvre « le fait de penser » (ton phronein).
C’est le même chemin que celui qui commence avec la ‘souffrance’ (pathos), et qui aboutit à l’acte de la ‘connaissance’ (mathos).
C’est aussi le chemin du Dieu qui chemine « sans bruit ».
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iΖεύς (‘Zeus’) est au nominatif, et Διός (‘Dieu’)est au génitif.
iiEschyle. Agammemnon. Trad. Émile Chambry, librement adaptée et modifiée par moi (pour des raisons expliquées plus bas). Ed. GF. Flammarion. 1964, p.138
Dans la Consolation de la philosophie, écrite dans sa geôle, Boèce, attendant d’être exécuté par le roi Ostrogoth Théodoric, se demande : « Si Dieu existe, d’où vient le mal ? Et d’où vient le bien, s’il n’existe pas ? »i Il résumait là un raisonnement d’Épicure conservé par Lactance :
« Dieu, dit Épicure, ou bien veut supprimer le mal et ne le peut pas ; ou bien il le peut et ne le veut pas ; ou bien, il le veut et le peut. S’il le veut et ne le peut pas, il est impuissant ; ce qu’on ne peut penser de Dieu. S’il le peut et ne le veut pas, il est malveillant ; ce qui est également inadmissible. S’il ne le veut ni ne le peut, il est malveillant et impuissant ; et par conséquent il n’est pas Dieu. S’il le veut et le peut, seule hypothèse qui soit digne de Dieu, d’où vient le mal ? Ou pourquoi Dieu ne le supprime-t-il pas ? »ii
A cette question, Lactance répond :
«Il ne nous est que trop aisé, à nous qui connaissons la vérité, de répondre à ce raisonnement captieux. Nous disons donc que Dieu veut tout ce qu’il lui plaît, et qu’il est également incapable et de faiblesse et de malveillance. Il peut ôter le mal et ne le veut pas, et n’a point pourtant de malveillance. Il laisse le mal dans le monde; mais en le laissant, il donne à l’homme la sagesse, qui lui est plus avantageuse que le mal ne lui saurait être dommageable. La sagesse nous donne la connaissance de Dieu, et cette connaissance nous conduit à l’immortalité, qui est le souverain bien. Nous n’aurions pas cette connaissance-là du bien, si nous n’avions celle du mal. Épicure, ni aucun autre philosophe, n’a pu découvrir ce secret, ni reconnaître qu’en ôtant le mal, on ôterait la sagesse, et on ne laisserait pas à l’homme le moindre reste de vertu, puisque la vertu consiste uniquement à surmonter et à vaincre le mal. Ainsi ces philosophes, qui nous veulent délivrer du mal, nous privent de l’avantage incomparable de la sagesse. Il faut donc demeurer d’accord que Dieu a également proposé et le bien et le mal à l’homme. »iii
L’âme de l’homme est donc double, et trouble. Mêlée de bien et de mal, il lui faut faire son chemin entre abîmes et cieux. Quel sera son destin final ?
« Dieu avait proposé à l’homme le bien afin qu’il le choisît, et le mal afin qu’il le rejetât. Il a permis le mal pour rendre le bien plus recommandable ; car, comme je l’ai déjà expliqué en plusieurs endroits, ce sont deux contraires qui ne peuvent être l’un sans l’autre. Le monde est composé du feu et de l’eau, qui sont deux éléments qui se font une guerre continuelle. La lumière ne pourrait être s’il n’y avait point de ténèbres. Il n’y aurait point d’orient s’il n’y avait point d’occident, ni de chaud s’il n’y avait point de froid.
Nous sommes des composés de la même sorte, de corps et d’âme, qui sont deux parties opposées. L’âme est comparée au ciel, parée qu’elle est subtile et invisible, et le corps est comparé à la terre, parce qu’il est grossier et palpable. L’âme est stable et immortelle, le corps est fragile et mortel. On attribue à l’âme le bien, la lumière, la vie, la justice; et au corps le mal, les ténèbres, la mort et le péché. Voilà d’où est venue la corruption de la nature et la nécessité d’établir des lois qui défendissent le mal et qui commandassent la vertu. »iv
Dans ce combat des contraires, qui va l’emporter ? Chaque instant compte, et tout peut toujours arriver. Qui, du mal ou du bien, saura dire le vainqueur, pour chacun d’entre nous?
Ainsi que l’a dit un poète, dont Lactance souligne l’élégance, « il faut attendre le dernier jour, et nul ne doit être appelé heureux avant la fin de sa vie ».
Il n’est pas sûr, au demeurant, que l’expression « dernier jour » soit à prendre au sens propre. Pourquoi n’y aurait-il pas d’autres vies ultérieures, après que le dernier jour se soit consumé dans l’éphémère? De futures métamorphoses ne seraient-elles pas envisageables ?
C’est ce que Platon, pour sa part, affirme.
« Il n’est pas possible, Théodore, que le mal soit détruit, parce qu’il faut toujours qu’il y ait quelque chose de contraire au bien ; on ne peut pas non plus le placer parmi les dieux : c’est donc une nécessité qu’il circule sur cette terre, et autour de notre nature mortelle. C’est pourquoi nous devons tâcher de fuir au plus vite de ce séjour à l’autre. Or, cette fuite, c’est la ressemblance avec Dieu, autant qu’il dépend de nous, et on ressemble à Dieu par la justice, la sainteté et la sagesse.»v
C’est une curieuse définition de la fuite. Faut-il fuir pour ressembler à la Divinité ? Ou, faut-il lui ressembler pour pouvoir fuir ?
Il y a peut-être même une troisième voie, celle d’une identité formelle entre la volonté de fuir (ce monde) et la volonté de ressembler (à la Divinité).
L’affaire est sans doute beaucoup plus complexe, car Dieu, à première vue, ne fuit pas. De quoi aurait-il peur ? Tout au plus, pourra-t-on dire qu’il s’absente, sans doute pour des raisons qu’il n’aurait pas de mal à justifier, si les capacités humaines pouvaient les comprendre.
Boèce, dans sa geôle, va plus loin que Platon, qui pourtant avait eu sous les yeux l’exemple de Socrate, lui aussi condamné à mort. Dans plusieurs passages de sa Consolation de la philosophievi, Boèce affirme qu’il ne s’agit pas seulement de rendre les hommes semblables à Dieu, mais de les transformer en « dieux » :
« Il est évident que c’est l’acquisition de la divinité qui donne le bonheur. Mais par la même raison que la justice fait le juge, et la sagesse le sage, la divinité doit nécessairement transformer en dieux ceux qui l’ont acquise. Donc tout homme heureux est un dieu »vii.
Cette transformation, selon lui, se concilie avec l’unité de Dieu, si l’on fait la distinction entre le Dieu par essence et les dieux par participation.
« Il n’existe à la vérité qu’un Dieu par essence ; mais rien ne s’oppose à ce qu’il y en ait un grand nombre par participation. »viii
Platon avait déjà conçu que cette participation à la nature divine puisse être accessible aux « êtres intermédiaires », dont l’essence est « intermédiaire » entre celle du divin et celle des humains. Mais il n’avait pas formellement affirmé que l’homme lui-même pouvait être divinisé.
iBoèce. Consolation de la philosophie. Livre I. trad. Louis Judicis de Mirandol. Paris 1861
iiLactance. De la Colère divine, ch. XIII.« Deus, inquit Epicurus, aut vult tollere mala, et non potest ; aut potest, et non vult ; aut et vult, et potest. Si vult et non potest, imbecillis est ; quod in Deum non cadit. Si potest et non vult, invidus ; quod æque alienum a Deo. Si neque vult neque potest, et invidus et imbecillis est ; ideoque neque Deus. Si et vult et potest, quod solum Deo convenit, unde ergo sum mala ? Aut cur illa non tollit ? »
Il y a plus de 2300 ans, l’historien juif Artapanusi, vivant à Alexandrie sous les Ptolémée, a déclaré que Moïse et Hermès Trismégiste n’étaient qu’une seule et même personneii.
Cette thèse provocante était déjà alors sans doute sujette à controverse. Mais c’était surtout un symptôme piquant de la capacité des cultures à favoriser des relations symbiotiques avec leurs voisines.
Toujours, y compris maintenant, les idées les plus révolutionnaires, les plus stimulantes, sont possibles, quand règne la liberté de l’esprit de recherche.
Qu’il eût été ou non Moïse, Hermès Trismégiste était un personnage tout à fait remarquable. Près de deux mille ans avant Blaise Pascal, c’est Hermès qui a frappé cette fameuse formule, citée dans L’Asclépius: « Dieu, un cercle spirituel dont le centre est partout, la circonférence nulle part. »
Son Poimandrès ne manque pas non plus de m’émouvoir par son ampleur de vue, et la puissance prophétique de ses intuitions. Il commence ainsi :
« Je réfléchissais un jour sur les êtres; ma pensée planait dans les hauteurs, et toutes mes sensations corporelles étaient engourdies comme dans le lourd sommeil qui suit la satiété, les excès ou la fatigue. Il me sembla qu’un être immense, sans limites déterminées, m’appelait par mon nom et me disait : Que veux-tu entendre et voir, que veux-tu apprendre et connaître?
— Qui donc es-tu, répondis-je? — Je suis, dit-il, Poimandrèsiii, l’intelligence souveraine. Je sais ce que tu désires, et partout je suis avec toi. — Je veux, répondis-je, être instruit sur les êtres, comprendre leur nature et connaître Dieu. — Reçois dans ta pensée tout ce que tu veux savoir, me dit-il, je t’instruirai.
A ces mots, il changea d’aspect, et aussitôt tout me fut découvert en un moment, et je vis un spectacle indéfinissable.»
Il y avait certainement du divin en Hermès, tout comme en Moïse. Aujourd’hui, rares sont les hommes de cette trempe. Cela rend-il notre monde plus difficile à vivre ? Moins ouvert à la puissance des possibles?
On est en droit de le penser si l’on accepte la définition du philosophe selon Platon, qui y voit un « initié ».
« Voilà pourquoi est seule ailée la pensée du philosophe ; car ces réalités supérieures auxquelles par le souvenir elle est constamment appliquée dans la mesure de ses forces, c’est à ces réalités mêmes que ce qui est Dieu doit sa divinité. Or c’est en usant droitement de tels moyens de se ressouvenir qu’un homme qui est toujours parfaitement initié à de parfaites initiations, devient, seul, réellement parfait. Mais comme il s’écarte de ce qui est l’objet des préoccupations des hommes et qu’il s’applique à ce qui est divin, la foule lui remontre qu’il a l’esprit dérangé ; mais il est possédé d’un Dieu, et la foule ne s’en doute pas ! »iv
Aujourd’hui comme hier, ignorant les lazzis de la foule, le vrai philosophe, l’initié, reste en son for intime, de façon extérieurement indécelable, tranquillement « possédé » par le Dieu.
Rien de mieux, pour comprendre l’essence d’une époque, que de se pencher sur les formes de «possession» (divine), sur les manières de « délirer », qu’elle condamne, ou celles que, de bon gré ou non, elle reconnaît.
Dans le Poimandrès, Hermès décrit son transport dans un corps immortel, et l’extase de son âme.
Dans le Banquet, Platon relate l’immersion des âmes purifiées dans l’océan de la beauté divine. Dans l’Épinomis, il explique comment l’âme peut être unie à Dieu, vivant alors en lui et par lui, plutôt que par elle-même.
Il est difficile de ne pas être frappé par la distance entre l’expérience de ces penseurs anciens et celle de la plupart de nos intellectuels et autres publicistes, au début du 21ème siècle.
A l’évidence, rares sont aujourd’hui ceux qui peuvent se faire en conscience quelque idée de ce que fut pour Moïse, pour Hermès, ou pour Socrate, l’expérience de l’extase, et plus rares encore ceux qui peuvent témoigner l’avoir vécue aujourd‘hui.
Les intellectuels « modernes » ont presque complètement coupé les ponts avec ces expériences multimillénaires. On voit parader dans les médias des porte-paroles de la foi X, de la religion Y ou de la spiritualité Z, s’autoproclamant gardiens de quelques « lois divines », et infligeant sermons et homélies, lançant anathèmes ou fatwas.
Le large domaine du « sacré » forme de nos jours une scène bruyante, brouillée, confuse, souvent violente et même sanglante.
Cette confusion cache à la fois une cécité largement répandue dans ses acteurs, et une opacité accrue du sens qu’ils sont censés avoir trouvé.
Le vrai mystère gît toujours dans les profondeurs, et il est bien plus obscur que la nuit, ou l’absence de clarté, qui entoure le monde de toutes parts.
Marsile Ficin, l’un des penseurs de la Renaissance qui a le mieux résisté à la dessiccation « moderne », alors déjà en gésine, a décrit un phénomène intéressant, le parcours de l’esprit saisi par l’objet de sa recherche :
« En aimant ardemment cette lumière, même obscurément perçue, ces intelligences sont complètement embrasées par sa chaleur, et une fois embrasées, ce qui est le propre de l’amour, elles se transforment en lumière. Fortifiées par cette lumière, elles deviennent très facilement par l’amour la lumière même qu’elles s’efforçaient auparavant de suivre du regard. »v
Ficin semble parler d’expérience, et avoir vu cette lumière par lui-même. Il indique qu’il y a neuf degrés de contemplation possibles de Dieu. Trois sont en rapport avec sa bonté, trois sont relatifs à sa sagesse, et trois sont en lien avec sa puissance. Mais ces modes d’approche ne sont pas équivalents.
« Nous craignons la puissance de Dieu, nous cherchons sa sagesse, nous aimons sa bonté. Seul l’amour de sa bonté transforme l’âme en Dieu »vi, résume-t-il brièvement.
Mais pourquoi tous ces « degrés », demandera-t-on, s’il n’y en a qu’un d’efficace ?
Il y a des degrés parce que la montée est longue, ardue. Quant à la symbolique du nombre 9, elle est ancienne. Il se rencontre chez Virgile. « Le Styx, s’interposant neuf fois, les enferme ».vii
On trouve aussi l’idée que le Ciel comporte neuf sphères, selon certaines expériences chamaniquesviii. Bien d’autres exemples pourraient être cités.
A travers Marsile Ficin, qui les admirait, Hésiode, Virgile, Ovide, Hermès, Platon, vivaient encore au milieu de la Renaissance, et lui donnaient un air d’âge d’or, un âge pendant lequel les mystères pouvaient encore être contemplés, quoique de loin, et par procuration.
L’intelligence des hommes est petite et faible. Rêver aujourd’hui à nouveau d’un tel âge d’or, c’est croire à un possible saut, un immense bond, peut-être d’une autre nature, et selon d’autres voies, vers où, vers quoi ?
Vers une vision complètement renouvelée de la nature du mystère dans lequel nous sommes plongés.
Et même vers l’amorce d’un petit pas sur le chemin de sa compréhension un peu augmentée.
Le témoignage des grands anciens est précieux, à cet égard. Ils disent qu’une telle compréhension, fût-elle partielle, a été possible. Ils laissent entendre que cette expérience est toujours ouverte à quiconque entreprend ce voyage avec détermination. Il faut aussi compter sur les forces de la symbiose universelle pour aider à franchir les étapes difficiles qui attendent ces Argonautes. Orphée avait prévenu : « Impossible de forcer les portes du royaume de Pluton ; à l’intérieur se trouve le peuple des songes. »ix
Mais ces portes peuvent aussi s’ouvrir, comme par magie. Orphée a livré sa méthode : se fier à l’inspiration, c’est-à-dire aux Muses.x
Pour ceux qui auraient une sensibilité aux puissances immanentes, à la manière de Spinoza, ou dans l’esprit du shinto, on peut aussi invoquer la « substance universelle », la puissance propre à Pan :
« J’invoque Pan, substance universelle du monde, du ciel, de la mer profonde, de la terre aux formes variées et de la flamme impérissable. Ce ne sont là que des membres dispersés de Pan. Pan aux pieds de chèvres, Dieu vagabond, maître des tempêtes, qui fais rouler les astres et dont la voix figure les concerts éternels du monde, Dieu aimé des bouviers et des pasteurs qui affectionnent les claires fontaines, Dieu rapide qui habites les collines, ami du son, Dieu chéri des nymphes, Dieu qui engendres toutes choses, puissance procréatrice de l’univers. »xi
Pour ceux qui préfèrent se mettre en sûreté sous l’ombre de la Loi, Orphée a aussi concédé un signe :
« J’invoque la Loi divine, génie des hommes et des immortels ; déesse céleste, gubernatrice des astres, signe commun de toutes choses, fondement de la nature, de la mer et de la terre. Déesse constante, conservant les lois éternelles du ciel et lui faisant accomplir fidèlement ses immenses révolutions ; toi qui accordes aux mortels les bienfaits d’une vie prudente et qui gouvernes tout ce qui respire ; toi dont les sages conseils dirigent toutes choses selon l’équité, déesse toujours favorable aux justes, mais accablant les méchants de punitions sévères, douce déesse qui distribues les biens avec une délicieuse largesse, souviens-toi de nous et prononce notre nom avec amitié. »xii
Tous les moyens de navigation sont bons, pour qui connaît le cap. Mais sachons que le voyage ne fait jamais que commencer. Il n’a pas de fin. Il ne faut pas manquer d’imagination, d’espérance, de courage.
On en aura besoin pour franchir, le moment venu, ce pont « étroit comme un cheveu » qui relie ce monde avec les Cieux.xiii
La Katha Upaniṣad emploie une image plus coupante : « Il est malaisé de passer sur la lame effilée du rasoir, disent les poètes pour exprimer la difficulté du chemin ».xiv
Quel chemin ?
Celui qui mène au-delà de l’intelligence, puis au-delà du grand Soi.xv
Le chemin qui continue ensuite vers le non-manifestéxvi, et enfin, atteint l’Hommexvii.
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i Artapanus était un historien d’origine juive qui vivait à Alexandrie entre le 3ème et le 2ème siècle avant notre ère. Son œuvre ne nous est pas parvenue, mais Eusèbe de Césarée et Clément d’Alexandrie en citent plusieurs extraits.
x « Filles de Mnémosyne et de Jupiter foudroyant, ô Muses célèbres et illustres, déesses qui engendrez tous les arts, nourricières de l’esprit, qui inspirez de droites pensées, qui gouvernez avec sagesse les âmes des hommes et qui leur avez enseigné les sacrifices divins; Clio, Euterpe, Thalie, Melpomène, Terpsichore, Érato, Polymnie, Uranie et Calliope, venez avec votre mère auguste; venez auprès de nous et soyez-nous favorables, amenez-nous la Gloire toute puissante et la Sagesse. » Hymnes, LXXIII
xiiiCf. La vision de Saint Paul. C’est une image que l’on trouve aussi chez les mystiques arabes (Cf. Miguel Asin Palacios, La escatologia musulmana en la Divina Comedia. Madrid, 1943, p. 282, cit. In Mircéa Eliade. Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot.1968, p.376
xv« Le grand Soi (mahān ātmā) est le soi de l’intelligence (buddhi), le soi intérieur de la buddhi de tous les vivants en raison de sa parfaite grandeur. Il est le premier-né en dehors du non-manifesté, il a la nature de la conscience et de la non conscience (bodha-abodha), il est appelé le grand Soi, il est plus haut que l’intelligence. » (KaUB 1.3.11)
xvi« Le non-manifesté (avyakta) est le germe de tout l’univers, l’essence des noms et formes non-manifestés, la forme de la connexion de toutes les forces d’effet et de cause, il est nommé le non-développé, l’espace (ākāśa). » (KaUB 1.3.11)
xviiL’Homme, c’est Puruṣa : « Il est le plus subtil, du fait d’être cause de toutes les causes et le Soi intérieur de tout, il est une masse de pure conscience (cinmātraghana). » (KaUB 1.3.11)
Les deux premiers Dieux souverains de la Théogonie, Ouranos et Cronos, rivalisèrent de cruauté envers leur propre descendance, dont ils soupçonnaient, à juste titre d’ailleurs, qu’elle leur serait fatale. Ouranos fut châtré par son fils, Cronos, qui prit sa place. Cronos dévora tous ses enfants, sauf le dernier, Zeus, qui le vainquit, et qui régna dès lors sans partage dans l’Olympe et dans le monde.
Mais plus d’un millénaire après Hésiode, une tout autre interprétation du mythe théogonique émergea sous la plume de Plotin, un philosophe alexandrin et néoplatonicien, du 3ème siècle de notre ère.
Loin de considérer les relations entre Ouranos, Cronos et Zeus, le grand-père, le père et le fils, comme haineuses et tragiques, Plotin y vit quant à lui une préfiguration heureuse et symbolique de l’union des trois hypostases du Dieu unique, le Dieu qui est Un, le Dieu qui est Intelligence et le Dieu qui est Âme.i
Par exemple, la mutilation d’Ouranos par Cronos symbolise chez Plotin rien de moins que la transcendance de l’Un par rapport à l’Intelligence. En Cronos, enchaîné par Zeus, il faut comprendre l’Intelligence limitée par l’Âme du mondeii…
Aujourd’hui, un peu moins de deux millénaires après Plotin, tout cela ne semble plus que « puérilités allégoriques », du moins selon Émile Bréhier, ce savant helléniste qui traduisit pourtant les Ennéades avec science et soin. Bréhier nota même avec une pointe de commisération, et comme pour souligner son supposé égarement, que Plotin « n’a jamais cessé d’y croire »iii…
Le panorama des interprétations possibles, on le voit, est large. Le mythe hésiodique des générations divines, — est-il une tragédie sanglante, païenne mais fictive de Dieux en guerre entre eux ? Ou bien une vision pure, une intellection subtile, de réalités suprêmes, transcendantes, liées à l’essence du Dieu Un ? Ou seulement un pur amas d’affabulations, dont notre époque de civilisation si raffinée pourrait se gausser avant de changer de chaîne ?
Je me propose ici d’examiner avec quelque sympathie les thèses de Plotin, selon un angle spécial, celui de la conscience (humaine) confrontée à la vision (divine), — situation dont l’extrême modernité, tout autant que l’ancienneté d’ailleurs, n’échappera pas aux fins observateurs.
Pour Plotin, comme pour les initiés, les mystes ou les orphiques de Grèce, d’Égypte, ou d’Asie mineure, le visionnaire est un « possédé » du Dieu. Aux « âmes qui sont capables de cette contemplation »,iv Zeus apparaît, venu d’un lieu invisible. Le Dieu « se lève dans les hauteurs et répand sur tous sa lumière ; il remplit tout de sa clarté ; il éblouit les êtres d’en-bas, qui se détournent ; car il leur est aussi impossible de le regarder que le soleil : certains pourtant, grâce à lui, relèvent les yeux et le contemplent. (…) Les voyants, ceux qui sont capables de le voir, regardent vers lui et vers ce qui est à lui ; mais ce n’est jamais la même vision que chacun en rapporte. »v
Les uns y voient « la source et la nature de la justice », les autres sont pénétrés d’une « vision de la sagesse ». D’autres encore sont « complètement enivrés et remplis de ce nectar »vi.
Ces derniers ne sont plus seulement « de simples spectateurs ». « Il n’y a plus alors, extérieurs l’un à l’autre, un être qui voit et un objet qui est vu »vii. Le voyant voit l’objet (divin), mais il commence à voir aussi en lui, dans ses propres profondeurs, des choses dont il ignorait tout. « Qui a la vue perçante voit l’objet en lui-même ; mais il possède bien des choses sans savoir qu’il les possède ; et alors il les contemple comme si elles étaient en dehors de lui ; il aspire à les voir ; or tout ce qu’on regarde comme un objet à voir, on le voit en dehors de soi. Mais c’est en soi qu’il faut le transporter ; voyons-le comme un avec nous-mêmes ; voyons-le comme étant nous-mêmes ; ainsi le possédé d’un Dieu, de Phébus ou de quelque Muse, contemple son Dieu en lui-même, dès qu’il a la force de voir le Dieu en lui. »viii
Le voyant doit « transporter » (μεταφέρειν) sa vision du Dieu au plus profond de lui-même. Et là il doit le « voir comme un » (βλέπειν ὡς ἓν), et aussi le « voir comme lui-même » (καὶ βλέπειν ὡς αὑτον), par conséquent comme un avec lui-même.
Par ce transport intérieur, par ce déplacement intime, le possédé, le voyant, peut véritablement (et non figurativement, à travers une « vision ») contempler son Dieu en lui-même (ἐν αὑτῷ ἂν ποιοῖτο τοῦ θεοῦ τὴν θέαν), car c’est alors seulement qu’il acquiert la force nécessaire pour voir le Dieu en lui (δύναμιν ἐν αὑτῷ θεὸν βλέπειν).
Commence alors une nouvelle étape, extraordinaire par ses conséquences lointaines, et ses implications théologiques, mais associant aussi, si j’ose dire, la neurologie et la théurgie…
Lorsque nous nous représentons en nous la vision du Dieu, nous nous représentons aussi nous-mêmes, à travers une image de nous-mêmes singulièrement « embellie » (εἰκόνα αὑτοῦ καλλωπισθεῖσαν). Mais alors, il faut « quitter cette image si belle qu’elle soit », la laisser derrière soi, afin de nous unir toujours plus profondément à nous-mêmes, de nous unir à « cette unité qui est tout », de nous unir « à ce Dieu présent dans le silence » (μετʹ ἐκείνου τοῦ θεοῦ ἀψοφητὶ παρόντος).
Arrivé à ce point, il nous faut encore, par un mouvement inverse, nous « dédoubler » (ἐπιστραφείν εἰς δύο)ix. C’est alors que par cet effort volontaire, nous sommes assez « purifiés » (καθαρὸς) pour rester auprès de lui. Il suffit alors de nous tourner à nouveau vers lui.
Mais pourquoi ce « dédoublement », après avoir connu avec le Dieu l’unité la plus intime qui puisse être ?
Ce dédoublement est nécessaire, car nous en tirons une leçon fondamentale sur la nature de la conscience confrontée au Dieu.
« Nous commençons à avoir conscience de nous-mêmes, tant que nous sommes différents du Dieu ; puis revenant en nous-mêmes, nous possédons à nouveau le tout indivisible ; laissant la conscience, nous revenons en arrière, parce que nous redoutons d’être différent du Dieu ; nous retournons là-basx où nous sommes un avec lui ; puis, si nous avons le désir de le voir comme on voit une chose différente de soi, nous nous mettons à nouveau en dehors de lui. »xi
De cela on apprend une chose essentielle. Plus on s’unit avec le Dieu, plus on renonce en quelque sorte à notre conscience propre. On apprend que l’on s’unit d’autant plus avec le Dieu que l’on est capable de se « dédoubler », c’est-à-dire de prendre le risque de se séparer de cette unité avec le Dieu afin de retrouver momentanément sa propre unité, singulière. Ce risque étant pris, on devient assez fort pour revenir en nous-mêmes au point auparavant atteint dans l’union avec le Dieu. Et pour continuer dans la progression contemplative. Rien n’est ici statique. Il y a sans cesse une dynamique extatique, une puissance propre à l’extase, faite d’allers et de retours, d’unions et d’abandons successifs (du Dieu ou de nous-mêmes).
Il faut être capable de voir le Dieu à la fois en nous et hors de nous. C’est une clé essentielle pour le comprendre, et pour nous comprendre, par la même occasion. Car nous sommes aussi ignorants, en réalité, du Dieu que de nous-mêmes.
« Il faut donc, d’une part, le comprendre, en insistant sur la trace (τύπῳ) qui reste de lui, le saisir par la raison en le cherchant ; mais, d’autre part, sachant maintenant en quoi nous entrons, assuré que c’est dans une réalité bienheureuse (χρῆμα μακαριστὸν), il faut que nous nous donnions jusque dans notre intimité (εἰς τὸ εἴσω). »xii
Et que se passe-t-il après ce don total, ce sacrifice intime ? De « voyant », nous nous métamorphosons en « spectacle ».
« Il nous faut, au lieu d’être un voyant (ὁρῶντος), devenir un spectacle (θέαμα) pour qui nous voit tels que nous sommes venus de là-bas, et il faut l’éclairer des pensées que nous en rapportons. »xiii
Et que rapporte celui qui revient de « là-bas » ?
De quelles pensées peut éclairer les autres celui qui a vu, qui a vraiment vu, qui a compris, et qui est devenu lui-même un « spectacle » ?
Il peut rapporter que voir Dieu comme étant différent de soi, ce n’est pas encore être en Dieu.
Il peut expliquer que pour être en Dieu, il faut devenir le Dieu. Si nous le voyons comme une chose extérieure à nous-mêmes, il faut renoncer à cette vision, s’en éloigner, à moins que nous ne sachions que nous sommes, en essence, identiques à elle, et qu’elle nous montre ce que nous sommes.
Il peut témoigner que se manifeste à ce point un phénomène extraordinaire : « il y a alors comme une intelligence et une conscience de nous-mêmes (σύνεσις καὶ συναίσθησις αὑτοῦ), si nous prenons bien garde de ne pas trop nous écarter de lui, sous prétexte d’augmenter cette conscience. »xiv
Plus on s’approche du Dieu, plus notre intelligence et notre conscience augmentent. Mais plus elles augmentent, moins nous pouvons nous permettre de « trop nous écarter » de lui. Nous pouvons seulement nous en écarter un petit peu, — pour vérifier que nous sommes libres d’aller et de venir, de monter ou de descendre, de nous approcher ou de nous éloigner.
L’extase, on l’a dit n’est en rien statique. Et le mouvement extatique est d’une nature spéciale. Plus on se déplace « là-bas », plus on comprend, et plus on a conscience.
On comprend toujours davantage que ce qui se passe « là-bas » ne ressemble en rien à ce qui se passe « ici ». Ici, nous avons une conscience aiguë de nous-mêmes, nous avons une certaine intelligence de nous-mêmes, et nous pensons être unis avec nous-mêmes, parce que nous nous appuyons sur nos sensations, qui viennent confirmer ou infirmer nos pensées.
En revanche, « là-bas, c’est alors que notre savoir est au plus haut point conforme à l’Intelligence (νοῦς), que nous croyons être dans l’ignorance. »xv
Heureux ceux qui, « là-bas », se croient dans l’ignorance, alors leur viendra la sagesse.
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i« Il [le voyant] annonce qu’il voit un Dieu (Ouranos) qui engendre un fils d’une beauté suprême (Cronos) et qui engendre toutes choses en lui-même (Ouranos) ; il le met au jour sans douleur ; il se complaît en ce qu’il engendre, il aime ses propres enfants, il les garde tous en lui, dans la joie de sa splendeur et de leur splendeur; mais tandis que tous les autres restent auprès de lui, avec leur beauté, et plus beaux encore d’y rester, il est un fils qui, seul entre les autres, se manifeste au dehors (εἰς τὸ ἒξω) (Cronos). D’après ce fils, son dernier né, l’on peut voir, comme d’après une image, la grandeur de son père et de ses frères, restés auprès de leur père. (…) En toutes ses parties il imite son modèle : il possède la vie ; de l’être il a l’image ; et il a une beauté qui lui vient de là-bas ; il en a l’éternité, puisqu’il est son image.» Plotin. Ennéades V, 8, 12. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 150
ii« Donc le Dieu [Cronos] est enchaîné, de manière à subsister toujours identique : il abandonne à son fils [Zeus] le gouvernement de cet univers ; c’est qu’il n’est pas conforme à son caractère de laisser là la souveraineté intelligible pour en rechercher une autre de date plus récente et au-dessous de lui, lui qui a plénitude de beauté ; quittant donc ce souci, il fixe son propre père [Ouranos] en ses limites, en s’étendant jusqu’à lui vers le haut ; et, dans l’autre sens, il fixe aussi ce qui commence après lui, à partir de son fils ; si bien qu’il est entre les deux, se distinguant de l’un grâce à la ‘mutilation’ qui sectionne sa réalité du côté supérieur, retenu de descendre parce qu’il est enchaîné par celui qui vient après lui vers le bas, entre son père, qui lui est supérieur, et son fils, qui lui est inférieur. Et comme son père est encore supérieur à la beauté, il est la beauté première (πρώτως καλός , prôtôs kalos) qui subsiste. L’âme aussi, sans doute, est belle ; mais il est bien plus beau qu’elle ; l’âme est son empreinte (sa trace) (ἴχνος) ; par cette empreinte, elle est naturellement belle, mais plus belle encore, quand elle porte là-bas ses regards. Si, pour parler plus clairement, l’âme de l’univers, qui est Aphrodité même, est belle, quelle beauté a-t-il donc ? Si elle tient sa beauté d’elle-même, combien sera-t-il beau ? Si elle la tient d’un autre, de qui donc a-t-elle acquis cette beauté et l’a-t-elle incorporée à son être ? Pour nous aussi être beau, c’est être à nous-même (τῷ αὑτῶν εἶναι) ; être laid c’est se changer en une nature qui n’est plus la nôtre ; se connaître soi-même, c’est être beau, être laid, c’est ignorer (γινώσκοντες μὲν ἑαυτοὺς καλοί, αἰσχροὶ δὲ ἀγνοοῦντες).» Plotin. Ennéades V, 8, 13. Traduction Émile Bréhier (modifiée). Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 150-151
iiiPlotin. Ennéades V. Notice du traité VIII. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p.134
ivPlotin. Ennéades V, 8, 10, 4. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 147
vPlotin. Ennéades V, 8, 10, 5-13. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 147
viPlotin. Ennéades V, 8, 10, 34-35. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148
viiPlotin. Ennéades V, 8, 10, 36-37. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148
viiiPlotin. Ennéades V, 8, 10, 37-45. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148
ixPlotin. Ennéades V, 8, 11, 7. Traduction Émile Bréhier. Les Belles Lettres, Paris, 1967, p. 148
La Pythie ou la Sibylle, les Bacchantes ou les Ménades se livrent entières à la transe, elles sont possédées, elles entrent en communication avec le divin.
Platon compare « cette puissance divine qui te met en branle » à la « pierre qui a été appelée ‘magnétique’ par Euripide », et il en voit l’effet sur la création artistique. « C’est ainsi que la Muse, par elle-même, fait qu’en certains hommes est la Divinité, et que, par l’intermédiaire de ces êtres en qui réside un Dieu, est suspendue à elle une file d’autres gens qu’habite alors la Divinité. » Il affirme que « tous les poètes épiques, les bons s’entend » et les auteurs lyriques composent leurs poèmes et leurs chants, « non par un effet de l’art, mais bien parce qu’un Dieu est en eux et qu’il les possède. »i C’est précisément parce qu’ils n’ont plus tous leurs esprits qu’ils sont capables de créer.ii « Le poète en effet est chose légère, chose ailée, chose sainte, et il n’est pas encore capable de créer jusqu’à ce qu’il soit devenu l’homme qu’habite un Dieu, qu’il ait perdu la tête, que son propre esprit ne soit plus en lui ! »iii
De fait, c’est la Divinité elle-même qui parle à travers le poète. « La Divinité, leur ayant ravi l’esprit, emploie ces hommes à son service pour vaticiner et pour être des devins inspirés de Dieu ; afin que nous comprenions bien, nous qui les écoutons, que ce n’est pas eux qui disent ces choses dont la valeur est si grande, eux de qui l’esprit est absent, mais que c’est la Divinité elle-même qui parle, qui par leur entremise nous fait entendre sa voix ! »iv
Plusieurs mots servaient à désigner les diverses sortes de « possession » que connaissait la Grèce antique, comme entheatho, enthousiastikos, enthousiasmos, entheastikos. Le terme le plus direct est entheos, littéralement « celui en lequel Dieu est ». Le préfixe en– souligne que la divinité habite l’intériorité de l’esprit humain.
Il est tentant de faire ici un parallèle avec d’autres modes de possession par l’Esprit de Dieu, décrits dans la Bible hébraïque. Par exemple, l’Esprit d’Elohim, רוּחַ-אֱלֹהִים, rûaḥ elohim, vient non pas « en » mais « sur Saül », עַל-שָׁאוּל, ‘al Chaoul, pour l’enflammer, le brûler de colère et le pousser à la victoire sur les Ammonitesv.
Isaïe, parlant du Messie à venir, le rejeton de la souche de Jessé, emploie l’expression רוּחַ יְהוָה rûaḥ yhwh, l’Esprit de YHVHvi, qui « reposera » non en lui, mais « sur lui » (עָלָיו )vii. L’Esprit de YHVH, « esprit de sagesse et d’intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de science et de crainte de Dieu »,viii semble être d’une nature plus pacifique, plus sage même, que l’Esprit d’Elohim…
En revanche, juste après la disparition d’Élie (que Dieu fit monter au cielix), ce n’est ni l’Esprit d’Elohim, ni celui de YHVH, mais l’esprit d’Élie qui vient reposer sur Élisée, רוּחַ אֵלִיָּהוּ עַל-אֱלִישָׁע, rûaḥ élihou ‘al-êlicha‘, selon le témoignage des jeunes prophètes qui observent la scène de loinx.
Contrairement à l’Esprit de YHVH qui est tout « de sagesse et d’intelligence », Dionysos, le Dieu enthéos, le Dieu au dedans, n’est pas un Dieu « sage », il est un μαινόμενος Διόνυσος, un mainomenos Dionysos, un « Dieu fou », un Dionysos agité des transports bachiques : Βάκχος (Bacchos).
Il y a bien des formes de possession divine. Il est difficile d’être exhaustif. Socrate, par exemple, a déclaré qu’il pouvait soudainement devenir lui-même « possédé par les nymphes », νυμφόληπτος, nympholeptos. « Ce lieu a quelque chose de divin, dit-il à Phèdre, et si les nymphes qui l’habitent me causaient dans la suite de mon discours quelque transport frénétique, il ne faudrait pas t’en étonner. Déjà me voici monté au ton du dithyrambe.»xi
Le chresmologue Bakis, qui influença le général Epaminondas quant à l’issue de la guerre des Messéniens et des Lacédémoniens, a aussi été qualifié par Pausanias de «fou par les nymphes», μανέντι ἐκ Νυμφῶν.xii
L’existence d’adjectifs comme nympholeptos, « pris par les nymphes », theoleptos, « pris par un dieu », ou encore phoiboleptos, « pris pas Apollon », semblent indiquer des expériences spécifiques de possession divines.
Ces « possessions » sont structurellement différentes de l’« extase »xiii. Celle-ci implique, par son étymologie, un changement de lieu, et éventuellement un « égarement ». Pendant l’extase, l’âme et le corps se séparent. L’âme alors peut voyager librement de par le monde, ou vagabonder dans le temps, seule ou en compagnie du Dieu…
Ainsi, Hérodote raconte qu’Aristée disparut soudain dans la ville de Proconnèse. On le crut mort, mais il fut vu peu après à Cyzique. Il disparut à nouveau, mais, trois cent quarante ans plus tard, il réapparut à Métaponte, accompagnant Apollon sous la forme d’un corbeau.xiv
Pline reprend brièvement cette anecdote en la qualifiant de « fabuleuse » : « On dit même que l’âme d’Aristée a été vue à Proconnèse, s’envolant de sa bouche, sous la forme d’un corbeau ; récit singulièrement fabuleux. »xv Mais peu avant, il avait assuré qu’Hermotime de Clazomènes quittait son corps pour errer dans des pays lointains, et qu’à son retour elle indiquait des choses qui n’auraient pu être connues que par quelqu’un présent sur les lieuxxvi.
L’idée de l’errance, du vagabondage de l’âme dans le monde amène à une comparaison avec la course d’Apollon, nommé Liber Pater (« le Père libre ») par les Romains, parce qu’il est « libre et vagabond (vagus)», selon Macrobexvii. Il indique qu’Aristoteaffirme, dans les Théologumènes, qu’Apollon et Liber Pater sont un seul et même Dieuxviii. Macrobe dit aussi qu’« Orphée appelle le soleil Phanès ἀπὸ τοῦ φῶτος καὶ φανεροῦ, c’est-à-dire lumière et illumination; parce qu’en effet, voyant tout, il est vu partout. Orphée l’appelle encore Dionysos. »xixIl cite des vers d’Orphée qui donne à Apollon l’épithète d’Εὐβουλῆα (« Sage conseiller »):
« Dios, ayant liquéfié l’Éther, qui était auparavant solide, rendit visible aux dieux le plus beau phénomène qu’on puisse voir. On l’a appelé Phanès Dionysos, Seigneur, Sage Conseiller, éclatant procréateur de soi-même; enfin, les hommes lui donnent des dénominations diverses. Il fut le premier qui se montra avec la lumière; et s’avança sous le nom de Dionysos, pour parcourir le contour sans bornes de l’Olympe. Mais il change ses dénominations et ses formes, selon les époques et les saisons. »xx
Dieu a beaucoup de noms, mais il est un. Macrobe cite à ce sujet l’oracle de l’Apollon de Claros :
« Εἷς Ζεὺς, εἷς Ἅιδης, εἷς Ἥλιος, εἷς Διόνυσος. Un Zeus, un Hadès, un Soleil, un Dionysos. »
Et, toujours selon l’oracle de l’Apollon de Claros, ce Dieu « un » se nomme Ἰαὼ , « Iaô », nom étrangement analogue à celui du Dieu des Hébreux, Yahwé ou Yah. Consulté pour savoir qui était ce Dieu « Iaô », l’oracle répondit :
« Ιl faut, après avoir été initié dans les mystères, les tenir cachés sans en parler à personne; car l’intelligence (de l’homme) est étroite, sujette à l’erreur, et son esprit est faible. Je déclare que le plus grand de tous les dieux est Iao, lequel est Aïdès (Hadès), en hiver; au commencement du printemps, Dia (Jupiter); en été, Hélios (le soleil); et en automne, le glorieux Iaô ».
Dios, Dia, Zeus, Dionysos, Iaô sont le même et unique Dieu. Ce Dieu, par son souffle, son pneuma, anime les vivants, et donne aux humains de participer à son pouvoir créateur.
Le pneuma porte l’essence de la divinité. Le poète, comme on l’a vu dans l’Ion de Platon, peut créer seulement dans l’« enthousiasme », quand le souffle sacré, hieron pneuma, prend possession de lui.
Ce souffle est créateur et procréateur. Par le souffle de Zeus, ek epipnoias Zènos, Io conçoit Épaphos. Et c’est encore un souffle «en dieu», un atmon entheon, qui rend la Pythie « grosse » du logos divin.
Le pneuma est fécond comme le logos spermatikos, la raison spermatique, ou la parole séminale, qui entretient l’existence du monde. « Les mots Dieu, intelligence, destinée, Jupiter et beaucoup d’autres analogues ne désignent qu’un seul et même être. Dieu existe par lui-même d’une existence absolue. Au commencement, il changea en eau toute la substance qui remplissait les airs et de même que dans la génération les germes des êtres sont enveloppés, de même aussi Dieu, qui est la raison séminale du monde (σπερματικὸν λόγον ὄντα τοῦ κόσμου). »xxi
Mais la possession par le souffle divin ne produit pas les mêmes effets, selon qu’il vient de Zeus, d’Apollon ou de Dionysos, bien que ces noms divers soient ceux du même Dieu un.
Par exemple Dionysos rend fou ceux qui ne croient pas en lui… Il a rendu délirantes les sœurs de sa mère Sémélé qui n’avaient pas reconnu que Dionysos fut né de Zeusxxii.
Penthée, fils de la fille de Cadmos, nie lui aussi la divinité de Dionysos. « Il combat ma divinité, m’exclut des libations, et ne mentionne pas mon nom dans les prières. Aussi j’entends prouver ma naissance divine », dit Dionysos.xxiii
Mais en contrepartie, ce délire inspiré a un pouvoir prophétique. « Sache que Bacchos est devin. La fureur qu’il inspire a comme la démence un pouvoir prophétique. Quand il pénètre en nous de toute sa puissance, il nous pousse, en nous affolant, à dire l’avenir. »xxiv
Ce pouvoir prophétique habite la conscience, qui s’identifie au Dieu. La Pythie parlait comme si elle était le Dieu lui-même. Mais que devenait alors sa volonté, son intelligence propres ? S’étaient-elles dissoutes dans le divin ? Ou bien l’abolition de la conscience personnelle de la Pythie était-elle nécessaire pour garantir la pureté de la révélation ?
Selon Pindare, le don de divination donné par Apollon commence par l’écoute intérieure de la voix du Dieu. « Ils arrivèrent à la roche escarpée du mont Grontus. Là il lui dispensa le trésor de la divination, et d’abord lui donna d’entendre cette voix qui ne connaît pas le mensonge ».xxv
Socrate aussi écoute en lui la voix du Dieu.
« Au moment de passer l’eau, j’ai senti ce signal divin qui m’est familier, et dont l’apparition m’arrête toujours au moment d’agir. J’ai cru entendre de ce côté une voix qui me défendait de partir avant d’avoir acquitté ma conscience, comme si elle était chargée de quelque impiété. Tel que tu me vois, je suis devin, non pas, il est vrai, fort habile ; je ressemble à ceux dont l’écriture n’est lisible que pour eux-mêmes ; j’en sais assez pour mon usage. Je devine donc, et je vois clairement le tort que j’ai eu. L’âme humaine, mon cher Phèdre, a une puissance prophétique. »xxvi
De fait, dit-il, « les plus grands biens nous arrivent par un délire inspiré des dieux », et « le délire qui vient des dieux l’emporte sur la sagesse des hommes »xxvii.
On pourrait distinguer dans le Phèdre de Platon quatre aspects différents de la possession divine, qui sont comme autant de types différents d’exaltations:
1- Le délire prophétique dû à Apollon, qui possède entièrement le prophète et le dépossède de lui-même. « C’est dans le délire que la prophétesse de Delphes et les prêtresses de Dodone ont rendu aux citoyens et aux États de la Grèce mille importants services ; de sang-froid elles ont fait fort peu de bien, ou même elles n’en ont point fait du tout. Parler ici de la sibylle et de tous les prophètes qui, remplis d’une inspiration céleste, ont dans beaucoup de rencontres éclairé les hommes sur l’avenir, ce serait passer beaucoup de temps à dire ce que personne n’ignore. »xxviii
2- Le délire salvifique : « Il est arrivé quelquefois, quand les dieux envoyaient sur certains peuples de grandes maladies ou de grands fléaux en punition d’anciens crimes, qu’un saint délire, s’emparant de quelques mortels, les rendit prophètes et leur fit trouver un remède à ces maux dans des pratiques religieuses ou dans des vœux expiatoires ; il apprit ainsi à se purifier, à se rendre les dieux propices, et délivra des maux présents et à venir ceux qui s’abandonnèrent à ses sublimes inspirations. »xxix
3- Le ravissement poétique et l’inspiration des Muses : « Une troisième espèce de délire, celui qui est inspiré par les muses, quand il s’empare d’une âme simple et vierge, qu’il la transporte, et l’excite à chanter des hymnes ou d’autres poèmes et à embellir des charmes de la poésie les nombreux hauts faits des anciens héros, contribue puissamment à l’instruction des races futures. »xxx
4- Le délire d’amour ou la vision d’Éros, menant à la contemplation philosophique. La Raison a pleine conscience d’elle-même. Elle s’unit à la pensée divine sans s’absorber en elle. « C’est ici qu’en voulait venir tout ce discours sur la quatrième espèce de délire. L’homme, en apercevant la beauté sur la terre, se ressouvient de la beauté véritable, prend des ailes et brûle de s’envoler vers elle ; mais dans son impuissance il lève, comme l’oiseau, ses yeux vers le ciel ; et négligeant les affaires d’ici-bas, il passe pour un insensé. Eh bien, de tous les genres de délire, celui-là est, selon moi, le meilleur, soit dans ses causes, soit dans ses effets, pour celui qui le possède et pour celui à qui il se communique ; or, celui qui ressent ce délire et se passionne pour le beau, celui-là est désigné sous le nom d’amant. En effet nous avons dit que toute âme humaine doit avoir contemplé les essences, puisque sans cette condition aucune âme ne peut passer dans le corps d’un homme. »xxxi
De ce véritable amour, la récompense finale est encore à venir, après la mort.
« Si donc, la partie la plus noble de l’intelligence remporte une si belle victoire, et les guide vers la sagesse et la philosophie, les deux amants passent dans le bonheur et l’union des âmes la vie de ce monde, maîtres d’eux-mêmes ; réglés dans leurs mœurs, parce qu’ils ont asservi ce qui portait le vice dans leur âme et affranchi ce qui y respirait la vertu. Après la fin de la vie ils reprennent leurs ailes et s’élèvent avec légèreté, vainqueurs dans l’un des trois combats que nous pouvons appeler véritablement olympiques ; et c’est un si grand bien, que ni la sagesse humaine ni le délire divin ne sauraient en procurer un plus grand à l’homme. »xxxii
Si ni la sagesse humaine ni le délire divin ne sont le plus grand bien, peut-être alors celui-ci se trouve-t-il dans la sagesse divine ?
« La vérité est qu’Apollon seul est sage, et qu’il a voulu dire seulement, par son oracle, que toute la sagesse humaine n’est pas grand-chose, ou même qu’elle n’est rien. »xxxiii
Si seul Apollon est sage, tous les autres sont fous.
Cadmos : « Serons-nous seuls dans Thèbes à danser pour Bacchos ?
Tirésias : « Oui, car nous sommes seuls à être gens sensés. Tous les autres sont fous. »xxxiv
Fous les mortels qui méprisent les Dieux.
Cadmos : « Je ne suis pas de ces mortels qui méprisent les dieux.
Tirésias : « Devant la leur, qu’est donc notre sagesse ? Les traditions héritées de nos pères, vieilles comme le monde, aucun raisonnement ne les renversera, quelques découvertes que fassent les plus profonds esprits. »xxxv
Fous les rois et les tyrans.
Penthée, qui veut maintenir son ordre, voit un « délire criminel » dans ces « prétendues bacchanales ». Il accuse les femmes qui « courent à l’aventure, dansant pour honorer le nouveau dieu, Dionysos » et qui vont à l’écart « se prêter aux hommes, se prétendant en proie aux transports sacrés des Ménades ».
Il veut « trancher la tête » de cet « étranger nouveau venu, un charlatan, un enchanteur arrivé de Lydie » qui, « mêlé jour et nuit à ces jeunes femmes », « prétend leur montrer les mystères bachiques. »xxxvi
Or c’est Penthée qui est fou, il est même totalement dément.
Tirésias l’interpelle : « Ta démence est la pire de toutes. Nul philtre ne peut te guérir, mais j’en vois un aux sources de ton mal. »xxxvii Et Cadmos d’ajouter : « Ton esprit flotte et ta raison n’est que folie. »xxxviii
Ce à quoi Penthée réplique, les accusant à son tour de folie : « Retire ta main. Va faire le bacchant sans m’infecter de ta folie ! »xxxix
Tirésias a alors le dernier mot, avec cette formule définitive : « Malheureux qui ne sais jusqu’où vont tes paroles : après avoir déraisonné, te voilà frénétique ! »xl
Ni la folie divine, ni la sagesse humaine ne semblent pouvoir apporter à l’homme le bien suprême.
Qui le peut alors ?
Si l’on en croit Socrate, c’est celui qui a su se vaincre lui-même, et qui, accompagné de la personne qu’il aime, a pu s’envoler après la mort, dans toute la légèreté des possibles, dans l’immensité des mondes à venir.
ii« De même que ceux qui sont en proie au délire des Corybantes ne se livrent pas à leurs danses quand ils ont leurs esprits, de même aussi les auteurs de chants lyriques n’ont pas leurs esprits quand ils composent ces chants magnifiques ; tout au contraire, aussi souvent qu’ils se sont embarqués dans l’harmonie et dans le rythme, alors les saisit le transport bachique, et, possédés, ils ressemblent aux Bacchantes qui puisent aux fleuves le miel et le lait quand elles sont en état de possession, mais non pas quand elles ont leurs esprits. » Platon, Ion, 533 e -534 a (Traduction Léon Robin)
xiii Le mot grec ἒκστασις , ekstasis, signifie« égarement de l’esprit », avec, de par son étymologie, l’idée d’un changement de place (ek-stasis), d’une sortie de son lieu naturel. L’adjectif ἐκστατικός, ekstatikos a deux sens, transitif et intransitif : « 1. Transitif. Qui fait changer de place, qui dérange ; qui fait sortir de soi, qui égare l’esprit. 2. Intrans. Qui est hors de soi, qui a l’esprit égaré. »
xivHérodote IV, 14-15 : « Aristée était d’une des meilleures familles de son pays ; on raconte qu’il mourut à Proconnèse, dans la boutique d’un foulon, où il était entré par hasard ; que le foulon, ayant fermé sa boutique, alla sur-le-champ avertir les parents du mort ; que ce bruit s’étant bientôt répandu par toute la ville, un Cyzicénien, qui venait d’Artacé, contesta cette nouvelle, et assura qu’il avait rencontré Aristée allant à Cyzique, et qu’il lui avait parlé ; que, pendant qu’il le soutenait fortement, les parents du mort se rendirent à la boutique du foulon, avec tout ce qui était nécessaire pour le porter au lieu de la sépulture ; mais que, lorsqu’on eut ouvert la maison, on ne trouva Aristée ni mort ni vif ; que, sept ans après, il reparut à Proconnèse, y fit ce poème épique que les Grecs appellent maintenant Arimaspies, et qu’il disparut pour la seconde fois. Voilà ce que disent d’Aristée les villes de Proconnèse et de Cyzique. (…) Les Métapontins content qu’Aristée leur ayant apparu leur commanda d’ériger un autel à Apollon, et d’élever près de cet autel une statue à laquelle on donnerait le nom d’Aristée de Proconnèse ; qu’il leur dit qu’ils étaient le seul peuple des Italiotes qu’Apollon eût visité ; que lui-même, qui était maintenant Aristée, accompagnait alors le dieu sous la forme d’un corbeau ; et qu’après ce discours il disparut. Les Métapontins ajoutent qu’ayant envoyé à Delphes demander au dieu quel pouvait être ce spectre, la Pythie leur avait ordonné d’exécuter ce qu’il leur avait prescrit, et qu’ils s’en trouveraient mieux ; et que, sur cette réponse, ils s’étaient conformés aux ordres qui leur avaient été donnés. On voit encore maintenant sur la place publique de Métaponte, près de la statue d’Apollon, une autre statue qui porte le nom d’Aristée, et des lauriers qui les environnent. »
xviPline. Histoire naturelle. VII, 52, 1 : « Telle est la condition des mortels : nous naissons pour ces caprices du sort, et dans l’homme il ne faut pas même croire à la mort. Nous trouvons dans les livres que l’âme d’Hermotime le Clazoménien, quittant son corps, allait errer dans les pays lointains, et qu’elle indiquait des choses qui n’auraient pu être connues que par quelqu’un présent sur les lieux ; pendant ce temps : le corps était à demi mort : mais ses ennemis, qui se nommaient Cantharides, saisissant ce moment pour brûler son corps, enlevèrent, pour ainsi dire, l’étui à l’âme qui revenait. »
Dans la Grèce de l’âge archaïque et classique, le savoir par excellence était celui de l’art divinatoire, cet art qui s’intéresse à tout « ce qui est, ce qui sera et ce qui fut ».i Dans De l’E de Delphes de Plutarqueii, Ammonios dit que ce savoir appartient au domaine des dieux, et particulièrement à Apollon, le maître de Delphes, le Dieu appelé ‘philosophos’, dont le soleil, réputé tout voir, tout savoir et illuminer qui il voulait, était seulement une image, un symbole. Apollon, fils de Zeus, était le Dieu mantique par essence. Mais il n’était pas le seul à Delphes. Un autre fils de Zeus, Dionysos, participait lui aussi à cet art de la mantique, concurrençant Apollon sur son propre terrain.iii
Dionysos, extatique, toujours en transformation, aux multiples apparences, était le type opposé, mais aussi complémentaire, d’Apollon, qui était l’image de l’Un, égal à soi-même, serein, immobile.
Aux temps de la Grèce homérique, un augure comme Calchas s’efforçait autant que possible d’entendre les messages divins en distinguant et en interprétant les signes, les indices pluriels, épars dans le monde visible, dans le vol des oiseaux ou les entrailles des animaux sacrifiés. Il cherchait à découvrir et à interpréter ainsi ce que les Dieux voulaient bien révéler aux hommes, quant à leurs plans et leurs intentions.
Mais à Delphes, l’art divinatoire de Dionysos et d’Apollon était d’une nature toute différente. Il ne s’agissait plus de chercher des signes, mais d’écouter les paroles mêmes du Dieu. Les puissances surhumaines, celles des Dieux ou des Démons, pouvaient révéler directement l’avenir dans les mots du langage, dans les hexamètres cadencés de la langue grecque. Ces puissances pouvaient aussi agir directement et sans intermédiaires dans l’âme de certains hommes, aux dispositions spéciales, et les rendre capables d’articuler dans leur propre langue la volonté divine.
Ces individus élus pour être les porte-paroles des Dieux pouvaient être des devins, des Sibylles, des « inspirés » (entheoi), mais aussi plus généralement des héros, des personnages illustres, des poètes, des philosophes, des rois ou des chefs militaires. Tous ces « inspirés » partageaient une caractéristique physiologique, la présence dans leurs organes d’un mélange de bile noire, la melancholikè krasisiv.
Platon, dans le Timéev, distinguait quant à lui dans le corps une « sorte d’âme », qui n’est pas l’âme rationnelle, mais qui est « comme une bête sauvage », et qui doit être « tenue attachée à sa mangeoire » dans « l’espace intermédiaire entre le diaphragme et la frontière du nombril ». Elle y est recouverte par le foie, et ainsi placée aussi loin que possible de l’âme intelligente, celle qui délibère et juge, à l’abri des passions.
Cet arrangement interne du corps correspondait à ce que Dieu, ‘le Père’,vi avait demandé explicitement à ses ‘enfants’ (qu’il avait chargés de la genèse des vivants mortelsvii), à savoir: « faire l’espèce humaine aussi parfaite que possible. »viii
C’est pourquoi les ‘enfants de Dieu’ avaient installé en l’homme « l’organe de la divination ». Ce don divin fait à l’homme était une compensation pour la faiblesse de sa raison.
« Une preuve suffisante que c’est bien à l’infirmité de la raison humaine que Dieu a fait don de la divination : nul homme dans son bon sens, n’atteint à une divination inspirée et véridique, mais il faut que l’activité de son jugement soit entravée par le sommeil ou la maladie, ou déviée par quelque espèce d’enthousiasme. Au contraire, c’est à l’homme en pleine raison de rassembler dans son esprit, après se les être rappelées, les paroles prononcées dans le rêve ou dans la veille par la puissance divinatoire qui remplit d’enthousiasme, ainsi que les visions qu’elle a fait voir ; de les discuter toutes par le raisonnement pour en dégager ce qu’elles peuvent signifier et pour qui, dans l’avenir, le passé ou le présent, de mauvais ou de bon. Quant à celui qui est à l’état de ‘transe’ et qui y demeure encore, ce n’est pas son rôle de juger de ce qui lui est apparu ou a été proféré par lui (…). C’est pour cela, d’ailleurs, que la classe des prophètes, qui des oracles inspirés sont les juges supérieurs, a été institué par l’usage ; ces gens-là sont eux-mêmes appelés parfois devins ; mais c’est là tout à fait méconnaître que, des paroles et des visions énigmatiques, ils sont seulement des interprètes, et nullement des devins, et que ‘prophètes des révélations divinatoires’ est ce qui leur conviendrait le mieux comme nom. »ix
La raison humaine est certes « infirme » mais elle est cependant capable de recevoir la révélation divine. Les devins, les oracles, les prophètes, ou les visionnaires sont tous à la même enseigne, ils doivent se soumettre à la volonté divine qui peut leur donner la grâce d’une révélation, ou la leur refuser.
Plutarque, dans Du Démon de Socrate, se fonde sur Homère pour évoquer la distinction fondamentale que celui-ci fait entre devins, augures, prêtres et aruspices, d’une part, et les rares élus, d’autre part, à qui il est donné de s’entretenir directement avec les Dieux.
« Homère me paraît avoir connu la différence qui se trouve à cet égard entre les hommes. Parmi les devins, il appelle les uns augures, les autres prêtres ou aruspices ; il en est d’autres qui, selon lui , reçoivent, dans l’entretien des dieux mêmes, la connaissance de l’avenir. C’est dans ce sens qu’il dit :
‘Le devin Hélénus, inspiré par les dieux ,
Avait leurs volontés présentes à ses yeux’
Hélénus dit ensuite : ‘Leur voix à mon oreille a su se faire entendre.’
Les rois et les généraux d’armée font passer leurs ordres aux étrangers par des signaux de feu, par des hérauts ou par le son des trompettes ; mais ils les communiquent eux-mêmes à leurs amis et aux personnes qui ont leur confiance. De même la divinité ne parle par elle-même qu’à un petit nombre d’hommes, encore n’est-ce que très rarement; pour tous les autres, elle leur fait connaître ses volontés par des signes qui ont donné lieu à l’art de la divination. Il est bien peu d’hommes que les dieux honorent d’une pareille faveur, qu’ils rendent parfaitement heureux et véritablement divins. Les âmes affranchies des liens du corps et des désirs de la génération deviennent des génies chargés, selon Hésiode, de veiller sur les hommes. »x
Comment s’opérait la révélation ?
Plutarque donne une description détaillée de la manière dont Socrate la recevait.
« Le démon de Socrate n’était pas une vision , mais la sensation d’une voix, ou l’intelligence de quelques paroles qui le frappaient d’une manière extraordinaire ; comme dans le sommeil, on n’entend pas une voix distincte , mais on croit seule ment entendre des paroles qui ne frappent que les sens intérieurs . Ces sortes de perceptions forment les songes, à cause de la tranquillité et du calme que le sommeil procure au corps. Mais pendant le jour, il est bien difficile de tenir l’âme attentive aux avertissements divins. Le tumulte des passions qui nous agitent, les besoins multipliés que nous éprouvons, nous rendent sourds ou inattentifs aux avis que les dieux nous donnent. Mais Socrate, dont l’âme pure et exempte de passions, n’avait guère de commerce avec le corps, que pour les besoins indispensables, saisissait facilement les impressions des objets qui venaient frapper son intelligence; et vraisemblablement ces impressions étaient produites, non par une voix ou par un son, mais par la parole de son génie , qui, sans produire aucun son extérieur, frappait la partie intelligente de son âme, par la chose même qu’il lui faisait connaître. »xi
Ainsi, nul besoin d’images ou de voix. C’est la pensée seule qui recevait le savoir du Dieu, et en alimentait sa conscience et sa volonté.
« Mais l’entendement divin dirige une âme bien née, en l’atteignant par la pensée seule, sans avoir besoin d’une voix extérieure qui la frappe. L’âme cède à cette impression, soit que Dieu retienne ou qu’il excite sa volonté ; et loin d’éprouver de la contrainte par la résistance des passions, elle se montre souple et maniable, comme une rêne entre les mains d’un écuyer. »xii
La rencontre du Dieu et de l’homme choisi pour la révélation prend la forme d’un colloque immatériel de l’intelligence divine avec l’entendement humain, et les pensées divines illuminent directement l’âme humaine, sans avoir besoin de paroles.
« Ce mouvement par lequel l’âme se tend, s’anime, et, par l’impulsion des désirs, entraîne le corps vers les objets qui ont frappé l’intelligence, n’est point difficile à comprendre : la pensée conçue par l’entendement le fait aisément agir, sans avoir besoin d’un son extérieur qui le frappe. De même il est facile, ce me semble, qu’une intelligence supérieure et divine dirige notre entendement, et qu’elle le frappe par une voix extérieure, de la manière qu’un esprit peut en atteindre un autre, à peu près comme la lumière se réfléchit sur les objets. Nous nous communiquons nos pensées par le moyen de la parole , comme en tâtonnant dans les ténèbres . Mais les pensées des démons, naturellement lumineuses, brillent à l’âme de ceux qui sont capables d’en apercevoir la lumière, sans employer des sons ni des paroles. »xiii
La révélation se fait entièrement au sein même de la conscience, d’âme à âme, d’esprit à esprit, de Dieu à Homme.
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iAinsi qu’il est dit de l’augure Calchas dans l’Iliade I, 70
iiiMacrobe, Sat., 1, 18. Cité par Ileana Chirassi Colombo, in Le Dionysos oraculaire, Kernos, 4 (1991), p. 205-217
ivRobert Burton, L’Anatomie de la mélancolie, Oxford, 1621 (Titre original : The Anatomy of Melancholy, What it is: With all the Kinds, Causes, Symptomes, Prognostickes, and Several Cures of it. In Three Maine Partitions with their several Sections, Members, and Subsections. Philosophically, Medicinally, Historically, Opened and Cut Up)
Platon affirme que les plus anciens habitants de la Grèce, les Pélasges, ont donné à leurs premiers dieux le nom de ’coureurs’, θεούς, nom qui vient du verbe θέω, théo, ‘courir’. Ils voyaient en effet leurs dieux stellaires et planétaires ‘courir’ en permanence à travers le ciel.
« Les hommes qui, les premiers, ont vécu en Hellade n’ont connu d’autres dieux que ceux-là mêmes qui, maintenant, sont ceux de la plupart des Barbares : Soleil, Lune, Terre, Astres, Ciel. Aussi, du fait qu’ils les voyaient tous s’élancer dans une course sans fin, théonta, ils sont partis de cette propriété-là, propriété de ‘courir’, théïn, pour les dénommer ‘dieux’, théoï. »i
Le Cratyle est réputé abonder en étymologies un peu fantasques, servant par là la verve et l’ironie platoniciennes. Dans le cas du verbe θέω, théo, que l’on vient d’évoquer, celui-ci a en réalité deux significations fort différentes : ‘courir’ et ‘briller’.
La première acception (« courir; se précipiter; s’étendre, se développer ») est celle sur laquelle s’appuie Platon pour établir un lien entre le nom donné aux dieux par les Pélasges et la nature céleste et stellaire des puissances divines. Selon le dictionnaire étymologique de Chantraine, cette acception du verbe θέω est d’ailleurs liée étymologiquement au sanskrit dhavate, « couler ».
La seconde acception de θέω, théo, « briller », est également compatible avec la manière antique de se représenter l’essence divine. Elle se rapproche d’ailleurs aussi d’une autre racine sanskrite, dyaus, द्यौष्, qui est à l’origine du mot ‘dieu’, et du nom Zeus lui-même. Dans le Véda, le mot ‘dieu’ (deva) signifiait proprement le « Brillant ».
Dans le Cratyle, Platon a sans doute voulu mettre l’accent sur la capacité du divin à se mouvoir, plutôt que sur celle de briller.
J’aimerais un instant me consacrer cette idée du « mouvoir » divin, et la pousser à ses limites.
Le premier polythéisme fut cette religion astrale que Schelling avait nommé le ‘sabéisme’ en référence à l’idée de multitude que ce nom porte en lui.
« Cette religion astrale qui est reconnue universellement et sans conteste, comme la première et la plus ancienne de l’espèce humaine, et que je nomme Sabéisme, de saba, l’armée, et en particulier l’armée céleste, s’est identifiée par la suite avec l’idée d’un royaume d’esprits rayonnant autour du trône du suprême roi des cieux, qui ne voyait pas tant dans les étoiles des dieux, qu’inversement dans les dieux des étoiles. »ii
Le mot saba que Schelling évoque sans plus de précisions, est en fait le mot hébreu צָבָא, tsaba’, « armée ». Ce mot est effectivement employé dans la bible hébraïque pour dénoter les étoiles, tsaba ha-chamaïm, comme étant métaphoriquement « l’armée du ciel » (Jér. 33,22), expression qui s’applique pour désigner aussi le soleil, la lune et les astres (Deut. 4,19). Elle s’applique également aux anges considérés cette fois au sens propre comme constituant ‘l’armée du ciel’ (1 Rois 22,19). L’expression « les armées d’en-haut » צְבָא הַמָּרוֹם , tseba ha-marom, est employée par Isaïe, mais dans un sens fort paradoxal. Pour Isaïe, ces armées d’en-haut ne serviront pas in fine à YHVH pour punir les rois de la terre, mais seront elles-mêmes, tout autant que ces derniers, l’objet de son courroux : « En ce jour, YHVH châtiera les armées du ciel au ciel et les rois de la terre sur la terre. » (Is. 24,21).
Il reste cependant que, dans la Bible hébraïque, l’Éternel est bien appelé « YHVH des armées » (YHVH Tsebaoth), ou encore « Seigneur des armées » (Elohim Tsebaoth), et même « YHVH Seigneur des armées » (YHVH Elohim Tsebaoth).
La question demeure : de quelles armées s’agit-il, qui, quant à elles, échapperaient à la colère de YHVH ?
De tout cela, il ressort une sorte de continuité historique, et même en un sens philosophique, entre les considérations primitives des religions anciennes sur les « armées divines », et la manière dont celles-ci furent rassemblées plus tard sous l’autorité et la loi de YHVH dans la tradition hébraïque.
Dans le monde grec, Homère avec l’Iliade et l’Odyssée, et Hésiode avec sa Théogonie, ont mis en scène avec leur génie propre la vie intense, exubérante et multiple des Dieux, et notamment leurs combats internes, leur guerre contre les Titans.
Mais cette multiplicité apparente recouvre aussi un mystère. Le polythéisme homérique présente une autre face, moins apparente, mais bien réelle, celle de l’unité interne, compacte, du plérôme divin, lequel pointe implicitement et ésotériquement vers l’Un, sous la figure exotérique de la multiplicité.
L’unité du divin, en tant qu’il est appelé l’Un, a d’ailleurs été théorisée très tôt par des philosophes présocratiques, comme Héraclite, Parménide, Empédocle.
Héraclite a, par exemple, ces formules irréfutables: « L’Un, le seul sage, ne veut être appelé et veut le nom de Zeus »iii, et « Loi aussi, obéir à la volonté de l’Un. »iv
Il a aussi dit ceci, qui lui valut l’épithète d’Obscur :
Son ‘obscurité’ venait peut-être de sa haute conscience du caractère ésotérique des vérités touchant au divin :
« Le Logos, ce qui est, toujours les hommes sont incapables de le comprendre, aussi bien avant de l’entendre qu’après l’avoir entendu pour la première fois. »vi
Quant à lui, Parménide fut le premier philosophe peut-être à associer la Divinité à l’idée même de l’Être.
« Mais il ne reste plus à présent qu’une voie
Dont on puisse parler ; c’est celle du ‘il est’. »
Il affirme l’existence de l’être et réfute celle du non-être.
« Viens, je vais t’indiquer – retiens bien les paroles
Que je vais prononcer – quelles sont donc les seules
Et concevables voies s’offrant à la recherche.
La première, à savoir qu’il est et qu’il ne peut
Non être, c’est la voie de la persuasion,
Chemin digne de foi qui suit la vérité ;
La seconde, à savoir qu’il n’est pas, et qu’il est
Pour sa part, Empédocle, au premier livre de sa Physique, propose une analyse qui allie dialectiquement l’Un et le Multiple:
« Mon propos sera double. En effet, tantôt l’Un
Augmente jusqu’au point d’être seul existant
A partir du Multiple ; et tantôt de nouveau
Se divise, et ainsi de l’Un sort le Multiple. »viii
Bien avant les philosophes présocratiques, à l’époque archaïque, la conscience des hommes était sans doute elle-même encore complètement indivise, fondamentalement unifiée, et unitaire. L’idée même de multiplicité divine n’avait sans doute pas alors de sens, comparée à l’intuition immédiate de l’unité tout entière du monde, de l’unité intrinsèque du monde des hommes, de la nature et de l’esprit.
On vénérait par exemple en ces temps anciens des pierres brutes en guise d’images sacrées. Ce culte originaire du divin, le symbolisant sous la forme d’une matière informe mais ‘première’, lithique, inaltérable, correspondait à une sorte de conscience immanente, sourde, mais aurorale, de la présence divine comme forme unitaire, non encore divisée, éclatée, multipliée.
On peut ainsi poser qu’à l’origine, pour autant que cette formulation ait quelque valeur, la première religion des hommes fut nécessairement et profondément tournée vers l’intuition mêlée de l’Un et du Tout.
Ce n’est que bien plus tard que l’érection cultuelle et contemplative de sculptures individuées, détachées de la muraille des cavernes ou de la masse des montagnes, ainsi que la mise en scène d’idoles faites de mains d’hommes, qui fussent pleinement visibles, tangibles, correspondirent à une nouvelle étape de la conscience religieuse.
De par l’élévation publique de ces artefacts, on prit alors une conscience plus profonde de l’existence même du mystère, lui-même celé dans l’invisible.
Par là sans doute la conscience se fit aussi plus libre, parce qu’elle devint de plus en plus consciente de sa capacité à appréhender la nature mystérieuse de l’existence du divin, derrière l’apparence des symboles.
Elle se mit à considérer toujours plus attentivement la nature de ce mystère, et ce d’autant plus qu’elle l’avait placé en face d’elle, sous les espèces de symboles visibles, et donc en cela nécessairement impuissants à montrer ce qui, du mystère, restait toujours caché, celé, enfoui.
La conscience commença dès lors à se diviser, en tant qu’elle oscillait entre l’exotérisme du visible, accessible à tous, c’est-à-dire au commun des mortels, et l’ésotérisme de l’indicible, de l’ineffable, qu’il ne fut donné qu’à de rares initiés de concevoir et contempler.
Pour le reste des hommes, non initiés aux Mystères, les représentations visibles, naturellement, firent proliférer les images d’un divin multiplié dans sa présence ici-bas. Elles lui donnèrent autant de caractères spécifiques, singuliers, vernaculaires, correspondant aux multiples besoins et aux innombrables vicissitudes de l’existence humaine.
Ce n’est que bien plus tard qu’apparurent d’autres formes plus abstraites, plus hautes, et qui venaient enrichir la conception un peu limitée inhérente à la seule idée de « l’Un ». Ces conceptions n’étaient certes pas censées décrire l’essence de l’Un même, mais elles étaient pourtant associées avec l’Un, et ceci avant même que la Création du monde ne fût. Ces formes abstraites, ces puissances divines associées à l’Un, s’appelaient la Sagesse, l’Intelligence ou la Finesse. La Bible hébraïque les nomme respectivement : חָכְמָה , ḥokhmah, בִינוּ , binah, עָרְמָה , ‘ormah.
Elle proclame aussi que cette Sagesse, cette Intelligence, cette Raison, furent créées par Dieu avant toutes choses :
« YHVH m’a créée au commencement de ses voies » יְהוָה–קָנָנִי, רֵאשִׁית דַּרְכּוֹ: (Prov. 8,22).
De ceci l’on apprend qu’il fut donc un temps où YHVH a « commencé de se mouvoir ». Il y a eu alors, avant que le monde soit, un autre « commencement » (rechit), un commencement du « cheminement » ou de la « mouvance » (darakh) de YHVH.
Ainsi, tout au commencement de l’histoire de la conscience humaine, il y eut l’intuition de l’embrassement de l’Un et du Tout. Puis, tant dans l’aire égyptienne ou grecque ou védique que dans le monde hébraïque, succéda à l’intuition sourde de l’unité divine et immobile du Tout, une autre idée du divin, celle d’un divin en mouvement, en action, dans ce monde-ci, comme dans le monde d’en-haut (et d’en-bas).
De tout cela, je propose de retenir ici une idée surplombante, une méta-idée, celle du dépassement continu de la conscience humaine, tant dans ses rapports au divin que dans son rapport avec elle-même.
Il nous reste maintenant à approfondir cette idée de dépassement de la conscience. Il reste à voir comment, dans tous ses états, la conscience toujours s’efforce de s’abandonner, de se résoudre à la perspective de son nécessaire surpassement, et cela dès l’origine, dès la création, et ensuite continûment, au cours des âges.
La conscience humaine, en essence, doit s’abandonner en conscience à l’idée de son nécessaire et continuel surpassement.
La question que l’on pourrait se poser philosophiquement serait aussi de savoir ce que veut exactement dire : s’abandonner au surpassement.
Avant que la conscience puisse effectivement se surpasser, elle doit se mettre d’abord dans les conditions propres à un possible surpassement, elle doit se rendre en quelque sorte elle-même surpassable, elle doit s’apprêter à accueillir en elle la puissance supérieure de quelque nouvelle idée.
Pour conclure, je déduis de tout cela que l’histoire des religions, et plus précisément l’histoire du divin dans la conscience humaine, est bien loin d’être terminée, et ne fait seulement que commencer.
Les prochaines étapes peuvent paraître impossibles ou utopiques. Elles sont pourtant, je le crois, aussi claires que mille soleils.
Un jour, s’établira sans aucun doute, sur cette planète minuscule et surpeuplée, une religion véritablement universelle, s’adressant à tout homme, sans considération de nations, de races ou d’héritages antérieurs.
Pour reprendre la parole du Psalmisteix, et l’appliquant métaphysiquement, réellement et universellement, un jour l’on dira que dans la Sion (véritablement idéale), tout homme y sera né.
Un jour les matérialistes et les idéalistes, les théistes et les athées, les croyants et les incroyants, seront enfin réunis autour de cette même idée : la conscience humaine n’a pas fini et ne finira jamais de se surpasser.
Une première définition de l’essence de la conscience pourrait mettre l’accent sur sa liberté d’être et de vouloir. La conscience de toute personne se fonde sur le sentiment de son autonomie intime, singulière. L’exercice de cette autonomie, de cette liberté, lui donne la preuve subjective, immédiate, tangible, de son existence propre, unique. En tant qu’elle exerce librement son vouloir en elle-même, par elle-même et pour elle-même, la conscience a conscience qu’elle existe, et qu’elle vit.
Comme elle existe et vit par elle-même, et pour elle-même, il serait possible d’en déduire qu’elle a aussi conscience d’être séparée, subjectivement et objectivement, de tout ce dont elle a conscience.
De plus, si la conscience est ontologiquement séparée de ce dont elle a conscience, de tout ce qui constitue le monde dans lequel elle est plongée, et notamment du corps auquel elle est associée, elle peut être amenée à penser qu’elle est incorporelle, distincte de toute la matière de son expérience.
Une seconde définition de l’essence de la conscience pourrait se fonder sur l’intuition du for intime.
La conscience prend paradoxalement d’autant mieux conscience d’elle-même qu’elle mesure la profondeur de son ignorance à propos de sa véritable nature. En se cherchant toujours, elle se sent saisie par l’allant de son propre mouvement, et en induit que son essence pourrait être de se chercher sans cesse toujours plus avant, et plus profondément.
N’est-ce pas en se perdant dans cette recherche qu’elle se trouve davantage elle-même ? La conscience de se perdre en se cherchant lui donne une meilleure idée de sa vraie nature (ouverte, et a priori illimitée).
Dans cette recherche incessante, il arrive qu’elle se perde, sans le vouloir ou sans le savoir, et qu’elle s’égare dans des profondeurs rarement atteintes, et dans lesquelles pourrait sembler même planer l’ombre des dieux.
Elle découvre à cette occasion et dans ces abîmes d’autres liens, d’autres enlacements, qui la relient à d’autres natures, d’autres essences, psychiques ou spirituelles.
Si, dans ces conditions, elle pense que « spontanée est l’étreinte multiforme qui l’a suspendue aux dieux »i, est-elle alors dans l’illusion ou dans la réalité?
La conscience se constitue par la découverte de sa propre singularité, unique, mais aussi en acquérant un aperçu de sa profondeur, abyssale.
Descartes, et sa philosophie du sujet fondée sur le doute, mais aussi la psychanalyse et la découverte des abysses de l’inconscient collectif comme sources vives de la conscience singulière, ont contribué à donner quelque matière pour une meilleure prise de conscience philosophique et psychologique de son essence.
On pourrait donc dire que, de ce point de vue, la conscience est une invention moderne.
Le mot « conscience » lui-même est plus moderne que classique. Il ne faisait pas partie du vocabulaire philosophique des Anciensii. Ils employaient plutôt des mots comme « âme » ou « esprit »…
Mais l’idée de l’âme telle que définie par Platon ou Aristote, par exemple, ou encore celle d’esprit, telle que comprise par les grandes religions du monde, ne sont pas réellement équivalentes à la notion de conscience telle qu’elle peut apparaître aujourd’hui.
Le sentiment de la liberté de la conscience (et de son autonomie) et la découverte de la puissance et de la profondeur psychique du for intime faisaient-ils partie du bagage philosophique et religieux des Anciens? On peut en douter.
Tant Platon qu’Aristote ne définissaient par l’âme comme conscience, puisque le mot même de « conscience » n’était pas dans leur vocabulaire.
Mais ils cherchaient à définir l’âme comme essence, à en mesurer la puissance rationnelle, la faculté de désirer, et à en percevoir la nature divine.
Dans le mythe d’Eriii, les âmes peuvent choisir librement un « modèle de vie ». Elles sont responsables du sort qu’elles s’allouent à elles-mêmes. Mais ce choix étant fait, le destin se déroule alors inéluctablement.
« Parole de la vierge Lachésis, fille de Nécessité. Âmes éphémères, voici le commencement d’un nouveau cycle qui pour une race mortelle sera porteur de mort. Ce n’est pas un démon qui vous tirera au sort, mais c’est vous qui choisirez un démon. Que le premier à être tiré au sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. De la vertu, personne n’est le maître ; chacun, selon qu’il l’honorera ou la méprisera, en recevra une part plus ou moins grande. La responsabilité appartient à celui qui choisit. Le dieu, quant à lui, n’est pas coupable. »iv
Mais comment et pourquoi ce choix initial se fait-il ? Est-il fait par l’âme en toute conscience de ses implications futures ? Platon l’affirme.
« Même pour celui qui arrive en dernier, il existe une vie satisfaisante plutôt qu’une vie médiocre, pour peu qu’il en fasse le choix de manière réfléchie et qu’il la vive en y mettant tous ses efforts. »v
Comment s’assurer que l’âme choisit en toute connaissance de cause, et qu’elle n’est pas aveuglée par son ignorance, ou par ses antécédents ?
L’âme peut-elle être pleinement consciente d’elle-même au moment précis où elle doit faire le choix qui déterminera précisément sa nature pour son nouveau cycle de vie?
On peut douter de sa capacité de précognition totale à cet instant crucial.
Plus vraisemblablement, toute âme choisissant une ‘vie’, qui servira aussi de ‘substance’, de ‘matière’ à partir de laquelle édifier sa ‘conscience’, affronte implicitement une grande part d’inconnu. Toute conscience se fonde sur une inconscience préalable.
Du mythe d’Er, on retiendra qu’en dépit de cette inconscience fondatrice, de ce non-savoir premier, toute âme a entretenu un rapport initial avec le divin, qui lui a donné la liberté du choix. Liberté incomplètement informée, sans doute, mais liberté, quand même, et surtout d’essence divine.
Dans Les Lois, Platon assimile explicitement les âmes à des Divinités. En l’occurrence il évoque celles des astres, mais l’idée se veut générale.
Il cite d’ailleurs la célèbre formule de Thalès (« Tout est plein de Dieux »): « Nous affirmerons que ces âmes sont des Divinités. Et peu importe si, immanentes à des corps, elles sont, en leur qualité d’êtres animés, la parure du ciel, ou si les choses procèdent de quelque autre façon. Y a-t-il quelqu’un qui, accordant tout cela, s’obstinerait à ne pas croire que tout est plein de Dieux ? »vi
Platon reprend à nouveau la formule dans l’Epinomis, en y associant l’idée que les âmes ont quelque chose de divin: « L’âme est quelque chose de plus ancien, et, à la fois, de plus divin que le corps…Tout est plein de Dieux, et jamais les puissances supérieures, soit manque de mémoire, soit indifférence, ne nous ont négligés !.. »vii
Son élève, Aristote, distingue dans l’âme deux entités, qui portent le même nom : νοῦς(noûs). L’un des deux noûs est périssable, et l’autre est immortel et éternel.
On peut traduire noûs par « intelligence », «esprit » ou encore « intellect ». En revanche, même dans les traductions savantes, ce mot n’est jamais traduit par « conscience ». Ce terme et cette acception seraient anachroniques dans le contexte de la Grèce de Platon et d’Aristote. Cependant les deux noûs portent en eux quelque chose qui relève de la conscience et de sa lumière.
Aristote utilise d’ailleurs cette métaphore de la lumière à propos de l’un des deux noûs. celui qui est ‘séparé’ (de la matière), et qui est capable de ‘créer’ :
« Il y a d’une part le noûs (l’esprit) capable de devenir toutes choses, d’autre part le noûs capable de les produire toutes, semblable à une sorte d’état comme la lumière : d’une certaine manière, en effet, la lumière elle aussi fait passer les couleurs de l’état de puissance à l’acte. Et ce noûs est séparé, sans mélange, et impassible, étant acte par essence. Toujours en effet, l’agent est supérieur au patient et le principe à la matière (…) Il ne faut pas croire que le noûs tantôt pense et tantôt ne pense pas. C’est lorsqu’il a été séparé qu’il est seulement ce qu’il est en propre, et cela seul est immortel et éternel. Mais nous ne nous en souvenons pas, car ce principe est impassible, tandis que le noûs passif est corruptible et que sans lui [le noûs éternel] il n’y a pas de pensée. »viii
Un peu plus loin, Aristote définit l’âme par ses deux facultés principales, d’une part « le mouvement local » et d’autre part, « la pensée, l’intelligence et la sensibilité».ix
Est-ce à dire que les deux formes de noûs possèdent à la fois pensée, intelligence, sensibilité ainsi que la capacité de mouvement local, ou bien doit-on penser que l’un des noûs est doté du mouvement local et que l’autre a pour attribut la pensée et l’intelligence ?
Ou bien faut-il présumer que l’un des deux noûs dispose de la pensée, de l’intelligence et de la sensibilité en tant qu’elles peuvent devenir toutes choses, c’est-à-dire en tant qu’elles peuvent se les assimiler conceptuellement et perceptuellement ? Et faut-il déduire parallèlement que l’autre noûs utilise les attributs de la pensée, l’intelligence et la sensibilité en tant que celles-ci peuvent l’aider à créer de tout autres choses ?
Le premier des deux noûs est ‘corruptible’, puisqu’il se mêle aux choses de ce monde en devenant semblables à elles.
Le deuxième noûs est d’essence divine, puisqu’il est ‘créateur’, ‘séparé’, ‘immortel’ et ‘éternel’.Ildoit être aussi ‘impassible’, pour pouvoir recevoir en lui toutes les formes intelligibles.
Aristote appelle ce deuxième noûs ‘l’intelligence de l’âme’ (ou le ‘noûs de l’âme’, τῆς ψυχῆς νοῦς, tès psukhès noûs), c’est-à-dire « ce par quoi l’âme raisonne et conçoit »x.
Le noûs de l’âme est, en puissance, capable de concevoir et de créer toutes choses. Il laisse cependant au premier noûs (le noûs corporel, périssable) le soin de mettre en acte ce qu’il conçu, d’actualiser les choses qu’il a créées, et de les faire devenir. Les faire devenir quoi ? Ce que les choses sont par essence et en puissance, à savoir la fin qu’elles doivent accomplir pour se réaliser elles-mêmes.
C’est d’ailleurs là le sens profond du mot un peu technique qu’Aristote utilise pour caractériser l’âme: ἐντελεχείᾳ, « entéléchie », que l’on peut décomposer en en-télos-ekheia : « ce qui possède en soi sa fin »
Aristote distingue l’âme humaine de l’âme des végétaux ou de l’âme des animaux, par le moyen de ses attributs essentiels, dont la capacité de connaissance, d’opinion, et le désir.
« La connaissance appartient à l’âme, ainsi que la sensation, l’opinion, et encore le désir. »xi
Ce sont des attributs du noûs, que n’ont ni les végétaux, ni les animaux. Pourtant, s’ils n’ont ni connaissances ni opinions, les plantes et les animaux à l’évidence « sentent » et peut-être même « désirent ». Cependant ces mots (sensation, désir) doivent s’entendre dans un autre sens.
Ce qui est crucial, c’est que, à la différence des plantes et des animaux, l’homme est conscient de sa sensation ou de son désir.
La sensation ou le désir (du corps) n’est pas de même nature que la conscience de la sensation ou du désir (qui relève du noûs, c’est-à-dire de la partie séparée, immortelle et éternelle de l’âme).
Une autre façon d’aborder la question de la conscience, sans la nommer comme telle, consiste à évoquer le sens commun, qui n’est pas un « sixième sens », mais qui perçoit les sensations perçues par les organes sensibles, et qui surtout rend la sensation consciente. Le sens commun est ce qui, chez Aristote, ressemble le plus au sens interne de la conscience.
« Puisque nous sentons que nous voyons et entendons, il faut que le sujet sente qu’il voit ou bien par la vue, ou bien par un autre sens. »xii,
Dans son propre Traité de l’âme, Jamblique note à propos de cette remarque d’Aristote que la sensation qui est propre à l’âme (ou plutôt au ‘noûs de l’âme’)porte le même nom que la sensation irrationnelle, qui est commune à l’âme et au corps. Le même mot s’applique à deux phénomènes complètement différents. Il ne faut pas les confondre.
Simplicius a lui-même commenté ce commentaire de Jamblique sur Aristote, et offre une définition de la conscience, plus proche de la conception moderne. Il pose que la conscience est « la faculté de se tourner vers soi-même », ce qui implique que la conscience peut aussi se percevoir elle-même. La conscience est consciente d’elle-même, elle se sait consciente.xiii
Lorsque l’âme s’unit au corps, le principe (divin) qui est en elle, et qui porte le nom de noûs, n’en souffre aucune diminution, aucune altération ; il n’y a aucune hybridation intime de sa nature avec la nature corporelle. Elle ne sort pas d’elle-même pour se mêler à la matière comme en une tourbe (qui serait alors sa tombe)….
Mais alors comment le corps, qui « participe » de l’âme par cette union, est-il agi par elle, si celle-ci est séparée de lui ? Comment s’effectue la participation de la vie corporelle à la vie de l’âme et réciproquement?
Comment l’âme éternelle et immortelle est-elle accrochée efficacement au corps corruptible et périssable ?
Aristote formule cette question ainsi : « Si l’intelligence (noûs) est simple (aploûs) et impassible (apathès) et si elle n’a rien de commun avec quoi que ce soit, au dire d’Anaxagore, comment pensera-t-elle, si penser, c’est subir une certaine passion ? Car c’est en tant qu’un élément est commun à deux termes que l’un, semble-t-il, agit et que l’autre pâtit. De plus, l’intelligence est-elle elle aussi intelligible ? » On a vu qu’Aristote trouve une solution au problème qu’il pose en distinguant deux sortes de noûs dans l’âmexiv.
Jamblique commente cette thèse des deux noûs ainsi :« L’Intelligence (noûs) est l’essence supérieure à l’âme; or Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable. »xv A son tour Simplicius commente et explique le commentaire de Jamblique :
« Le divin Jamblique entend par Intelligence en puissance et Intelligence en acte l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligence participée, soit l’Intelligence imparticipable».xvi
Qu’est-ce que cette « Intelligence imparticipable » ?
Le sens de cette expression est expliqué par Proclus, qui introduit une sorte de hiérarchie descendante: « L’Intelligence a une triple puissance : il y a l’Intelligence imparticipable, distincte de tous les genres particuliers; puis l’Intelligence participable, à laquelle participent les âmes des dieux et qui leur est supérieure ; enfin, l’Intelligence qui habite dans les âmes et leur donne leur perfection. »xvii
Quant à l’interprétation donnée par Jamblique du passage d’Aristote qui nous intéresse, elle a été longuement combattue par Simplicius:
«Dans notre Commentaire sur le livre XII de la Métaphysique, en suivant les idées exposées sur ce point par Jamblique conformément à la pensée d’Aristote, nous avons longuement expliqué, comme c’en était le lieu, ce qu’est l’Intelligence séparée des âmes ; nous avons fait voir qu’elle est l’essence première et indivisible, la vie parfaite et l’acte suprême; qu’elle offre l’identité de la chose pensée, de la chose pensante et de la pensée; qu’elle possède la perpétuité, la permanence, la perfection ; qu’elle détermine toutes choses et en est la cause. Il nous reste donc maintenant à dire ce qu’est l’Intelligence participée par nos âmes : car il y a une Intelligence particulière participée par chaque âme raisonnable… Aristote parle donc ici de l’âme raisonnable, mais non de l’Intelligence participée par elle au premier degré. On peut, comme nous l’avons dit, s’élever de cette intelligence inférieure [l’âme humaine, raisonnable] à cette Intelligence participée, dont la condition diffère de celle de l’âme : car l’âme, ayant son essence et sa vie déterminées par l’Intelligence participée, change et demeure tout à la fois, descend vers les choses du second degré et remonte à l’essence pure et séparée de la matière, tandis que l’Intelligence participée, demeurant toujours ce qu’elle est, détermine les divers états de l’âme; c’est ainsi que la puissance de la Nature, qui détermine les choses engendrées, peut, tout en restant indivisible et en demeurant ce qu’elle est, déterminer les choses divisibles et changeantes. ‘Mais, dit-il [dit Jamblique], l’Intelligence est l’essence supérieure à l’âme; or, Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable.’ Comment admettre cependant qu’Aristote, dans son Traité de l’Âme, ne parle point de la Raison, qui est la plus haute faculté de l’âme ?… Aristote appelle proprement Intelligence la Raison qui appartient à l’âme, parce que la Raison est immédiatement déterminée par l’Intelligence; il la regarde comme une faculté précieuse, parce qu’elle ne considère pas les choses sensibles en tant que sensibles, mais qu’elle contemple, soit les formes des choses sensibles en tant qu’elles peuvent être connues dans leur essence, soit les formes qui subsistent dans l’essence rationnelle, ou bien s’élève par elles aux formes intelligibles. Alors la Raison devient l’Intelligence en acte : car elle connaît les choses intelligibles et non les choses sensibles en tant que sensibles, telles que les perçoit la sensation ; dans ce dernier cas, elle est seulement l’Intelligence en puissance… Considérons maintenant comment nous pourrons concilier notre opinion avec celle du divin Jamblique, qui par Intelligence en puissance et Intelligence en acte entend l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligence qui détermine l’âme [l’Intelligence participée], soit l’Intelligence imparticipable, tandis que nous croyons que, dans la pensée d’Aristote, l’Intelligence en puissance et l’Intelligence en acte appartiennent à l’essence de l’âme, comme nous l’avons longuement expliqué ci-dessus en nous servant des termes mêmes d’Aristote. Nous ne voudrions pas contredire Jamblique : nous tâcherons donc de concilier, autant que nous le pourrons, son opinion avec la nôtre, etc. »xviii
Le passage d’Aristote dont Simplicius discute ici le sens est en réalité assez ambigu. Le fait est qu’il a donné lieu à des interprétations fort diverses; on en trouvera l’énumération dans Jean Philoponxix.
Selon les avis des commentateurs ultérieurs, l’opinion de Jamblique parait conforme à celle d’Alexandre d’Aphrodisie, et l’opinion de Simplicius se rapproche de celles de Plotin et de Plutarque d’Athènes…
Selon Jamblique, la vie du corps se nourrit de deux apports essentiels, venant de deux directions différentes.
D’un côté, la vie corporelle est « enlacée » à la matière, qui la soutient et la supporte.
D’un autre côté, il y a sans doute une autre forme d’« enlacement » entre la vie corporelle et la vie de l’âme.
« Lorsqu’enfin [ l’âme ] est arrivée dans le corps, ni elle-même ne pâtit, ni les concepts qu’elle donne au corps ; car ceux-ci également sont des formes simples et, d’une même espèce, n’admettant aucun trouble, aucune sortie d’elles-mêmes. (…) Ce qui participe de l’âme pâtit et n’a pas d’une façon absolue la vie et l’être, mais est enlacé à l’indéfini et à l’altérité de la matière… »xx
Le mot « enlacement » est la métaphore choisie par Jamblique pour tenter d’expliquer le paradoxe de l’union de deux essences si différentes, l’une divine, l’autre animale.
On pourrait employer aussi des métaphores comme « embrassade » ou « étreinte ».
Mais peut-il y a voir entre l’âme et le corps un contact sans altération, un effleurement sans pénétration ?
Il faut peut-être revenir aux métaphores initiales, dont les néo-platoniciens se sont nourris, celles décrites dans le Timée du divin Platon, qui décrit trois sortes d’âmes.
« Il est en nous trois sortes d’âme, ayant leurs trois demeures distinctes, et chacune se trouve avoir ses mouvements. »xxi
Le Dieu « constitua cet Univers : Vivant unique qui contient en soi tous les vivants, mortels et immortels. Et des êtres divins, lui-même se fit l’ouvrier ; des mortels, il confia la genèse à ses propres enfants et en fit leur ouvrage. Eux donc, imitant leur Auteur, reçurent de lui le principe immortel de l’âme ; après quoi, ils se mirent à tourner pour elle un corps mortel, ils lui donnèrent pour véhicule ce corps tout entier, et y édifièrent en outre une autre espèce d’âme, celle qui est mortelle. Celle-ci porte en elle des passions redoutables et inévitables. »xxii
L’âme a part au courage, elle est avide de dominer, et se loge entre le diaphragme et le cou, mais elle est docile à la raison, et elle est en mesure de contenir la force des appétits. En elle coule la source de ces désirs et de ces appétits.
Il y a aussi le cœur, qui est la source du sang, et qui tient la garde vitale.
Et enfin il y a le foie, qui est l’organe de la divination.
La divination relève de l’« enthousiasme », ἐνθουσιασμός (enthousiasmós), mot qui signifiait à l’origine inspiration ou possession par le divin ou par la présence du Dieu.
C’est aussi le propre de la transe de permettre l’accès à ces états spéciaux de l’esprit, qu’aujourd’hui encore, on tente de mettre en évidence avec l’aide des neurosciences et de leurs techniques d’imagerie.xxiii
Platon emploie déjà le mot de transe, mais distingue nettement l’état de la transe du retour ultérieur à la raison, qui permettra l’analyse (rationnelle) de l’expérience de la transe et des visions reçues. Et c’est à cette nécessaire analyse et interprétation raisonnée qu’il donne la primauté.
« Nul homme, dans son bon sens, n’atteint à une divination inspirée et véridique, mais il faut que l’activité de son jugement soit entravée par le sommeil ou la maladie, ou déviée par quelque espèce d’enthousiasme. Au contraire, c’est à l’homme en pleine raison de rassembler dans son esprit, après se les être rappelées, les paroles prononcées dans le rêve ou dans la veille par la puissance divinatoire qui remplit d’enthousiasme, ainsi que les visions qu’elle a fait voir ; de les discuter toutes par le raisonnement pour en dégager ce qu’elles peuvent signifier, et pour qui, dans l’avenir, le passé ou le présent, de mauvais ou de bon. Quant à celui qui a été à l’état de ‘transe’ et qui y demeure encore, ce n’est pas son rôle de juger de ce qui lui est apparu ou a été proféré par lui ; mais il dit bien, le vieux dicton : ‘faire ce qui est de lui, et soi-même se connaître, au bien sensé seul il convient’.»xxiv
Il y a là un indice précieux des capacités de l’homme à communiquer, en un sens, avec le divin.
« C’est un fait que, des biens qui nous échoient, les plus grands sont ceux qui nous viennent par le moyen d’un délire, dont assurément nous sommes dotés par un don divin. »xxv
« Le délire est une belle chose toutes les fois qu’il est l’effet d’une dispensation divine. »xxvi
L’âme raisonnable est donc un « daimon », c’est un génie protecteur que Dieu a donné à chacun. Elle est un principe qui habite en nous , au sommet du corps, et qui nous élève vers le ciel, « car nous sommes une plante non pas terrestre mais céleste. Et nous avons bien raison de le dire : c’est là haut, en effet, d’où est venue notre âme à sa première naissance, que ce principe divin accroche notre tête, qui est comme notre racine, pour dresser tout notre corps »xxvii.
Plus belle encore que la métaphore de l’enlacement, il y a celle de la conversation que le Soi peut entretenir avec le Soi.
« Dans leur unité, [les causes premières] embrassent en elles-mêmes l’ensemble des êtres. Littéralement, le Divin même s’entretient avec lui-même. »xxviii
Le Divin s’entretient avec lui-même, et il nous convie à participer à cet entretien.
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i« Notre nature a de son fonds la connaissance innée des dieux, supérieure à toute critique et à toute option, et antérieure au raisonnement et à la démonstration. (…) A dire vrai, ce n’est pas même une connaissance que le contact avec la divinité. Car la connaissance est séparée [de son objet] par une sorte d’altérité. Or, antérieurement à celle qui connaît un autre comme étant elle-même autre, spontanée est l’étreinte multiforme qui nous a suspendus aux dieux. (…) car nous sommes plutôt enveloppés de la présence divine ; c’est elle qui fait notre plénitude et nous tenons notre être même de la science des dieux. » Jamblique. Les mystères d’Égypte. I, 3. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.5
iiCicéron a employé le mot conscientia pour définir le sentiment par lequel on juge de la moralité de ses actions. Mais il s’agit là d’un aspect spécifique de la conscience en acte – le sentiment moral, la « bonne ou la mauvaise conscience » –, et non de l’appréhension de la conscience en tant que telle, de son « ipséité », de son caractère absolument unique et singulier.
x« Il faut donc que le noûs soit impassible, mais qu’il soit capable de recevoir la forme des objets, et qu’il soit, en puissance, tel que la chose, sans être la chose elle-même; en un mot, il faut que ce que la sensibilité est à l’égard des choses sensibles, l’intelligence le soit à l’égard des choses intelligibles. Il est donc nécessaire, puisqu’il pense toutes choses, qu’il soit distinct des choses, ainsi que le dit Anaxagore, afin qu’il les domine, c’est-à-dire afin qu’il les connaisse. Car s’il manifeste sa forme propre auprès d’une forme étrangère, il fait obstacle à celle-ci et l’éclipsera. Aussi n’a-t-il en propre aucune nature si ce n’est d’être en puissance. Ainsi donc, ce qu’on appelle l’intelligence de l’âme (τῆς ψυχῆς νοῦς, tès psukhès noûs), je veux dire ce par quoi l’âme raisonne et conçoit, n’est en acte aucune des choses du dehors, avant de penser. Voilà aussi pourquoi il est rationnel de croire que l’intelligence (le noûs)ne se mêle pas au corps ; car elle prendrait alors une qualité : elle deviendrait froide ou chaude, ou bien elle aurait quelque organe, comme en a la sensibilité. Mais maintenant elle n’a rien de pareil, et l’on a bien raison de prétendre que l’âme n’est que le lieu des formes ; encore faut-il entendre, non pas l’âme tout entière, mais simplement l’âme intelligente [ou le noûs de l’âme]; et non pas les formes en entéléchie, mais seulement les formes en puissance. » Aristote, De l’âme III, 3, 429a
xiii « L’homme est complet sous le rapport de la sensibilité; cela lui est commun avec beaucoup d’autres animaux. Mais, sentir que nous sentons, c’est le privilège de notre nature : car c’est le propre de la faculté rationnelle de pouvoir se tourner vers soi-même. On voit que la raison s’étend ainsi jusqu’à la sensation, puisque la sensation qui est propre de l’homme se perçoit elle-même. En effet, le principe qui sent se connaît lui-même dans une certaine mesure quand il sait qu’il sent, et, sous ce rapport, il se tourne vers lui-même et s’applique à lui-même… La sensation qui est nôtre est donc rationnelle : car le corps lui-même est organisé rationnellement. Cependant, comme le dit Jamblique, la sensation qui est nôtre porte le même nom que la sensation irrationnelle, sensation qui est tout entière tournée vers le corps, tandis que la première se replie sur elle-même. Sans doute, elle ne se tourne pas vers elle-même comme l’intelligence ou la raison : car elle n’est point capable de connaître son essence ni sa puissance, et elle ne s’éveille pas d’elle-même ; elle connaît seulement son acte et elle sait quand elle agit; or, elle agit quand elle est mise en mouvement par l’objet sensible. » Simplicius. Commentaire sur le Traité de l’Âme, f. 52, éd. d’Alde.
La cabale juive a développé tardivement, et seulement à partir du 16ème siècle de notre ère, le concept de la contraction (tsimtsoum) de Dieu par rapport au monde. Initiée par Isaac Louria, cette idée présentait Dieu, cet Un, ce Tout, cet Être omnipotent, omniscient et omniprésent, comme s’étant de lui-même « contracté » afin de laisser un peu de place à sa propre Création, afin de la laisser être, en quelque sorte dehors de la « plénitude » divine.
Cette idée d’un retrait divin hors du monde n’était pas nouvelle. Deux mille ans auparavant, au 4ème siècle av. J.-C., Platon l’avait déjà introduite et subtilement développée dans un mythe célèbre. Dans un passage du Politique, l’ »Étranger » explique au « jeune Socrate »:
« Écoute donc. Cet Univers qui est le nôtre, tantôt la Divinité l’assiste dans sa marche en le guidant et en l’aidant à se mouvoir en cercle, tantôt elle l’abandonne à lui-même, quand les révolutions ont atteint la mesure du temps fixé pour ce monde; alors cet Univers recommence à tourner dans le sens opposé, de son propre mouvement, car il est un Vivant et il a été doué d’intelligence par Celui qui, dès le principe, l’a ordonné. Quant à l’impulsion nécessaire qui le force à renverser sa course, en voici la cause… Demeurer toujours dans le même état et dans la même disposition, être toujours identiquement le même, c’est le privilège des plus divins d’entre les êtres: tout ce qui est corps est, par nature, d’un ordre différent. Or ce à quoi nous avons donné le nom de Ciel ou de Monde a sans doute reçu pour sa part, de Celui qui l’engendra, maintes propriétés bienheureuses, mais le fait est qu’il participe aussi de la nature corporelle. Et de là vient qu’il lui est impossible d’être totalement exempt de changement: néanmoins, dans la mesure de ses forces, il se meut le plus possible d’un mouvement unique, à la même place et par rapport aux mêmes points. Aussi a-t-il pour lot le mouvement circulaire rétrograde, comme étant celui qui s’écarte le moins du mouvement qui lui revient en propre. Maintenant, s’imprimer soi-même à soi-même un mouvement perpétuel de rotation n’est pour ainsi dire possible à aucun être, sauf à celui qui de son côté mène le mouvement de tout le restei. Or, à cet être, il n’est pas permis sans impiété de mouvoir tantôt dans un sens, tantôt en revanche dans un sens contraire. De toutes ces raisons il faut donc conclure, touchant le monde, que ce n’est pas lui-même qui s’imprime à lui-même un mouvement perpétuel de rotation, et que ce n’est absolument pas Dieu non plus qui lui imprime perpétuellement une rotation dont les révolutions sont doubles et contraires, et qu’enfin ce ne sont pas deux Divinités, dont les pensées se contrarient mutuellement, qui le font tourner ainsi, mais que, comme il a été dit tout à l’heure et c’est la seule possibilité qui reste, tantôt il est guidé dans son mouvement par une cause divine distincte de lui, et alors il recouvre un nouvel afflux de vie et reçoit du Démiurge une immortalité restaurée, tantôt, quand il a été abandonné par Celui-ci, il va sous son impulsion propre, car il a été opportunément livré à lui-même dans une condition telle qu’il peut cheminer durant des myriades de révolutions, parce que, immense comme il est et parfaitement équilibré, il se meut en s’appuyant sur une pointe d’une finesse sans égale. »ii
Le mythe présente l’image d’une Divinité doublement bienveillante à l’égard de l’Univers. Elle l’est tout d’abord parce qu’elle lui donne l’être et la vie. Elle l’est encore en ce qu’elle lui donne l’intelligence, et la liberté de s’en servir.
Il reste en revanche à se demander si elle fait preuve de bienveillance ou si elle semble plutôt en manquer, lorsqu’elle « l’abandonne ».
Au commencement, la Divinité donne l’impulsion initiale à l’Univers et elle « l’assiste dans sa marche », elle « le guide » dans ses révolutions circulaires. Puis, au bout d’un « temps fixé », comme dit Platon, elle cesse volontairement de l' »assister » et de le « guider », et elle « l’abandonne à lui-même », afin de le laisser suivre « son propre mouvement ».
Pourquoi?
Les grands mythes sont des invitations au voyage. Ils proposent des possibles, et ce faisant, aiguisent l’esprit, encouragent la pensée critique et créative, et suggèrent d’imaginer des suites à ce qui ne saurait suffire à notre curiosité. Ils nous chuchotent: « continue de réfléchir! »… Et « invente tes propres mythes! »…
Le mythe de la création de l’Univers, puis de son « abandon » par le Dieu créateur, suscite la perplexité, incite à la réflexion. Qu’a voulu dire Platon?
Pourquoi la création de l’Univers a-t-elle eu lieu, tout d’abord?
Pourquoi ensuite l’avoir « abandonné » et laissé se mouvoir « selon son propre mouvement », selon le conseil de sa propre « intelligence »?
Ces questions ont un lien profond, me semble-t-il. Elles pointent le rapport étrange qui semble se tisser entre la « temporalité universelle » et la « temporalité divine ».
Ces deux temporalités s’intersectent en effet, à plusieurs reprises, alors qu’elles ne sont pourtant pas du tout de même nature.
La temporalité de l’Univers est consubstantielle à sa nature spatio-temprelle. Le « temps » fait partie de son essence, au même titre que l’espace ou que la matière.
En revanche, la « temporalité divine » n’est pas de ce monde, elle se situe au-delà du temps qui se déroule dans l’Univers. Ou, devrait-on mieux dire, elle se situe au-delà du temps dans lequel l’Univers se déploie, et dans lequel il est plongé.
Quoi qu’il en soit, l’expression même de « temporalité divine » paraît franchement paradoxale.
D’un côté, la Divinité ne peut pas être « dans le temps », puisque c’est elle qui a créé le temps, et que c’est donc le temps qui est en elle, ou du moins dans sa création.
Mais d’un autre côté, on doit reconnaître que la Divinité est par essence « vivante », et qu’en conséquence elle est animée d’un mouvement propre. Elle a donc en elle une sorte de temps intérieur, un flux immanent, une source infinie de vie, toujours surgissante.
Ce temps propre au divin est un temps éternel, certes, mais il n’est pas immobile.
La temporalité divine n’est ni immobile, ni infiniment lisse, continue, sans aspérité, sans coupure, sans événement.
Bien au contraire.
Du nouveau, toujours du nouveau, encore du nouveau, sans fin, ne cesse de surgir en son sein.
Mais comment peut-on affirmer de pareilles choses, demandera-t-on?
Il se trouve que, malgré notre ignorance abyssale, nous avons quelques miettes de connaissance de ce mouvement divin, au moins par induction. L’existence même de l’Univers est un indice fort.
Nous savons que, soudainement, à un certain « moment » de l’écoulement de la divinité en elle-même, un désir de créer quelque chose d’autre qu’elle-même, un désir de créer un « Univers » en l’occurrence, est apparu au sein de la temporalité propre à la Divinité.
À ce « moment » unique, en rien semblable aux autres « moments » de sa propre Présence à elle-même (Chekhina), la Divinité désira qu’un « commencement » (Berechit) fût. Elle a désiré « créer » (bara); elle a voulu que la lumière « fût » (yéhi ‘or).
C’est bien là l’indice qu’une sorte de « temps » divin, dans lequel il peut y avoir un « avant », un « commencement », et divers « moments » (appelés « jours », « soirs » et « matins »), fait aussi partie de la substance divine. Ce « temps » divin n’a certes rien à voir avec le temps que nous connaissons en tant que créatures, mais du moins on peut supputer qu’il y a une sorte de rapport analogique entre ces deux formes incomparables (mais non incompatibles) de temporalités.
[A ce point du raisonnement, je voudrais faire remarquer, pour le bénéfice de tous les matérialistes, que la question fondamentale de la naissance du « temps » ne disparaît pas si l’on fait abstraction de l’existence d’une « Divinité » primordiale, d’un Dieu « créateur ». Dans le langage matérialiste, cette question — fondamentale et fondatrice — du temps pourrait se poser ainsi: « Pourquoi, et comment, au sein d’un néant perpétuel et en soi absolument ‘non-étant’, essentiellement ‘vide’, une ‘impulsion’ initiale, une source inopinée d’être, une éruption imprévisible d’existence ‘matérielle’ est-elle soudainement apparue? » Il y a sur ce point fondamental un parfait isomorphisme des cosmologies inventées par l’humanité: elles partagent toutes une ignorance absolue quant aux conditions initiales de leurs propres fondements…]
La « temporalité divine », absolument spécifique, n’est en rien semblable à la temporalité de l’Univers, ni bien sûr à celle que l’homme connaît. Le temps divin n’est en rien comparable au « temps » tel qu’il nous apparaît.
Nous ne savons rien de la nature de cette temporalité, mais pourtant, nous savons au moins que la Divinité n’est pas « immobile », qu’elle n’est pas « statique ».
On a pu dire d’elle en effet qu’elle est, en essence, « vivante »iii.
Elle est en essence « mouvement ».
On peut donc conjecturer que sa temporalité spécifique se déroule dans une continuité infinie, mais on sait aussi que celle-ci peut être soudainement ponctuée d’événements inopinés, imprévisibles, à commencer par la création de cet Univers.
Rien n’obligeait la Divinité à sortir de son éternité solitaire, et de l’immobilité parfaite d’un « premier Moteur », tel que conjecturé par Aristote.
Et pourtant elle a fait ce geste-là. Elle a décidé unilatéralement qu’il y ait un « commencement ».
C’est donc qu’il y a eu en elle-même un « avant » et un « après » ce « commencement ».
C’est à peu près tout ce sur quoi on peut inférer l’existence d’une temporalité divine, et réfuter la thèse aristotélicienne du « moteur » immobile…
Mais une question-clé reste pendante. Pourquoi la Divinité a-t-elle décidé de rompre l’uniformité de sa contemplation solipsiste d’elle-même, en introduisant, dans son propre temps, l’idée de quelque chose d’absolument autre qu’elle-même?
Pourquoi la Divinité, essentiellement « immatérielle », a-t-elle conçu l’existence de quelque chose d’objectivement « matériel », s’inscrivant dans un « lieu » et dans un « temps » propres?
Pourquoi la Divinité, essentiellement « spirituelle », a-t-elle de surcroît décidé de doter aussi l’Univers d’une « intelligence » propre, en un sens analogue à l’intelligence divine, quoique immensément limitée par rapport à elle, et surtout (c’est là un point crucial), absolument « séparée » d’elle?
Et, question plus difficile encore, pourquoi, au bout d’un « temps fixé », la Divinité a-t-elle « abandonné » sa Création? Non pas simplement lui lâchant la bride sur le cou, comme un cavalier le ferait, tout en restant solidement sur sa monture, mais « l’abandonnant », et la « laissant aller »?
Platon emploie le verbe ἀνίημι dans la forme ἀνεθῇ, au passage-clé: « τοτὲ δ᾽ὅταν ἀνεθῇ, δι᾽ἑαυτοῦ αὐτὸν ἰέναι »iv, « quand il [l’Univers] a été abandonné, il va de lui-même ».
Une traduction anglaise de cette phrase opte pour un sens moins dramatique, et plus positif: « It is left to itself and then moves by its own motion ».
Le dictionnaire Liddell-Scottv donne pour le verbe ἀνίημι les sens suivants: « let go, set free; loosen, unfasten; to set on, or urge to do a thing; to allow; let go free; leave at large; slacken; emit, neglect, give up« .
Le dictionnaire Bailly donne, pour sa part les acceptions suivantes: « envoyer, lancer en haut; faire sourdre, faire jaillir; faire monter; faire saillir; lâcher, lancer; laisser aller; permettre; relâcher, libérer ».
On voit que la traduction par « abandonner » est possible selon le Liddell-Scott (qui donne l’acception « give up »), mais que le Bailly ne la mentionne pas. Celui-ci donne en revanche des tonalités plus optimistes, moins doloristes, avec les idées de « jaillissement », de « montée vers le haut », de « libération »…
Il me semble que le R.P. Festugière a peut-être eu en tête, en choisissant la saisissante acception d’abandonner, d’évoquer subliminalement le fameux verset du Psaume 22: « Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi m’as-tu abandonné? »vi.
Quoi qu’il en soit la gamme des sens est large, entre jaillissement, liberté ou abandon…
On pourrait aussi se demander quelle est la raison du « temps fixé », évoqué par Platon, pour ce jaillissement, cette liberté ou cet abandon. Platon se réfère-t-il à quelque raison intervenant au cours du temps propre de l’Univers, ou bien implique-t-il qu’une « décision » ait pu être prise en un « moment » particulier de la temporalité divine, afin de « fixer » un temps ad hoc pour cette « libération » ou cet « abandon »?
Ce que l’on peut retenir de tout ceci, c’est qu’à plusieurs reprises on observe l’irruption d’actions de la Divinité s’intriquant au déroulement temporel de l’Univers, alors que la Divinité est censée « vivre » en dehors ou au-delà de toute temporalité. Elle s’implique et s’intrique, puis se sépare, pour que l’Univers puisse « être » et « devenir ».
On peut faire l’hypothèse que la Divinité ne vit certes pas dans ce « temps »-là de l’Univers, mais qu’elle vit dans le flux permanent et éternel de sa propre Vie.
Et vivre, pour la Divinité, comme pour tout être vivant d’ailleurs, c’est marcher sans cesse vers l’avant, c’est plonger toujours dans le nouveau que le temps cache et qu’il révèle.
Vivre, c’est ne pas rester figer dans l’immobilité de la Mort, mais transcender toujours à nouveau les moments de la présence à soi par des sauts renouvelés vers une présence à venir, une « outre-présence », une présence à de l’autre que soi en soi.
Une « outre-présence » comme on on dit « outre-mer ».
Avant donc que le temps ait été « créé », la Divinité « vivait » (si ce verbe à l’imparfait peut s’appliquer ici) dans son Unité absolue: les divers monothéismes ont assez chanté les vertus de cette unité, pour que nous n’ayons pas besoin d’insister.
Cependant il y a une question sur laquelle les monothéismes restent considérablement plus discrets, voire silencieux. Pourquoi cette monolithique Unité a-t-elle éprouvé le désir de créer de l’Autre, du radicalement autre qu’elle-même, à savoir un Univers « matériel », basé dans le « temps » et l' »espace »?
Pourquoi l’Un a-t-il éprouvé un désir de l’Autre alors qu’Il était déjà le « Tout »?
On sait que la Divinité a effectivement éprouvé ce désir: on l’induit de l’existence même de l’univers, réalité en soi non niable.
On sait que la Divinité est intervenue une première fois ‘dans le temps’ en fixant un point de départ à l’existence de l’univers.
C’est précisément à ce moment initial qu’elle a créé le temps. La science actuelle croit pouvoir fixer la date de ce premier événement temporel, qui aurait eu lieu il y a 13,7 milliards d’années.
Mais, à la vérité, la science ne peut aucunement assurer que le Big Bang représentait un commencement unique et absolu. Elle n’a aucun moyen de traiter la question de l’existence éventuelle d’autres Univers et d’autres Big Bang, dans des temporalités autres. Elle ne peut ni prouver ni infirmer l’hypothèse de l’existence en parallèle de plusieurs autres Univers, sans aucune connexion avec le nôtre…
On sait encore, du moins si l’on en croit le mythe platonicien, que la Divinité est « intervenue » une deuxième fois dans la temporalité universelle, mais cette fois-ci en se manifestement (paradoxalement) par son « absence », ou par son « départ », en se « retirant », en « abandonnant » ou en « libérant » l’Univers.
Les deux questions principales sont donc:
Pourquoi la création a-t-elle eu lieu?
Pourquoi a-t-elle été « abandonnée » à elle-même?
A la première question, je ne vois qu’une réponse possible. La création a eu lieu parce qu’elle correspond au mouvement de renouvellement perpétuel du Dieu vivant.
Elle est pour lui un moyen de se parfaire lui-même, en « se dépassant » lui-même, en admettant de l’Autre que Lui-même à partager l’Être et la Vie. Il a créé la Création pour l’inviter à sa Table.
A la deuxième question, je vois une réponse plausible. Il a « laissé aller » sa Création, il l’a « libérée », parce qu’il avait foi en elle, il a cru en sa capacité essentielle à se transcender elle-même, elle aussi.
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iCf Phèdre 245 c. « Toute âme est immortelle. Tout ce qui se meut soi-même est immortel en effet, tandis que ce qui, mouvant autre chose, est lui-même mû par autre chose, cesse d’exister quand cesse son mouvement. Seul par conséquent, ce qui se meut soi-même jamais ne cesse d’être mû, en tant que sa nature propre ne se fait jamais défaut à elle-même. »
iiPlaton. Le Politique. 268 c-270 a. J’emploie la traduction, légèrement modifiée (et j’y ajouté les italiques), de A.J. Festugière, in La Révélation d’Hermès Trismégiste. Tome II. Le Dieu cosmique. J. Gabalda Éditeurs. Paris, 1949, p.121
iiiJér 10,10: « YHVH Dieu est vérité (vAdonaï Elohim émèt), Lui, il est Dieu vivant( Hu’, Elohim ḥayim), Roi de l’éternité (Mélèkh ‘olam) » וַיהוָה אֱלֹהִים אֱמֶת, הוּא-אֱלֹהִים חַיִּים וּמֶלֶךְ עוֹלָם
vHenry George Liddell. Robert Scott. A Greek-English Lexicon. revised by Henry Stuart Jones. Oxford. Clarendon Press. 1940.
viPs 22,2: אֵלִי אֵלִי, לָמָה עֲזַבְתָּנִי; On sait aussi que ce furent les dernières paroles du Christ en croix, selon Marc 15, 34 et Matthieu 27, 46, qui citent ce verset en araméen, et le font suivre de sa traduction en grec: « Θεέ μου, Θεέ μου, ἵνα τί με ἐγκατέλιπες ». Mais on voit que le verbe grec employé par les évangéliste pour traduire l’expression ‘tu m’abandonnes’, με ἐγκατέλιπες, n’est en aucun cas similaire au verbe ἀνίημι employé par Platon.
Dans le Phèdre, Platon affirme que l’âme est « immortelle », et il justifie immédiatement cette assertion d’une manière qui vaut qu’on s’y arrête un instant. Il affirme en effet qu’elle est « toujours en mouvement ».
Le texte original porte l’expression ἀεικίνητον, aei-kinèton, mot à mot: « toujours mobile ».
Cependant, fort variées sont les nuances que les traducteurs donnent des termes employés par Platon dans ce passage-clé du Phèdre.
Léon Robin donne cette traduction dans la Bibliothèque de la Pléiade:
« Toute âme est immortelle. Tout ce qui se meut de soi-même est immortel, en effet, tandis que ce qui, mouvant autre chose, est lui-même mû par autre chose, cesse d’exister quand cesse son mouvement. Seul, par conséquent, ce qui se meut jamais ne cesse d’être mû en tant que sa nature propre jamais ne se fait défaut; mais c’est là au contraire la source aussi et le principe du mouvement pour toutes les autres choses qui sont mues. »i
Pour parler franchement, je ne trouve pas cette traduction très satisfaisante, pour des raisons que je vais exposer dans un instant.
En 1849, Victor Cousin a élaboré une traduction plus fidèle, me semble-t-il, à l’original grec:
« Toute âme est immortelle, car tout être continuellement en mouvement est immortel. Celui qui transmet le mouvement et le reçoit, au moment où il cesse d’être mû, cesse de vivre ; mais l’être qui se meut lui-même ne pouvant cesser d’être lui-même, seul ne cesse jamais de se mouvoir, et il est pour les autres êtres qui tirent le mouvement du dehors la source et le principe du mouvement. »
Plusieurs des nuances qu’il importe de mettre en valeur sont ici bien rendues. Par exemple, Victor Cousin respecte le grec quand il traduit Τὸ ἀεικίνητον par « tout être continuellement en mouvement », plutôt que par « Tout ce qui se meut de soi-même ».
Mais je reste encore quelque peu insatisfait. Le français ajoute ici une sorte d’obscurité ombreuse au grec, qui est fondamentalement solaire, d’une clarté un peu sèche, mais pure.
Voici maintenant une troisième traduction, que j’ai élaborée en cherchant à rester aussi fidèle que possible à la lettre même et aux fines nuances du texte grec.
Ψυχὴ πᾶσα ἀθάνατος.« Toute âme est immortelle. »
Τὸ γὰρ ἀεικίνητον ἀθάνατον· « Ce qui est toujours en mouvement est immortel. »
τὸ δ᾽ ἄλλο κινοῦν καὶ ὑπ᾽ ἄλλου κινούμενον, παῦλαν ἔχον κινήσεως, παῦλαν ἔχει ζωῆς. « Quant à tout ce qui donne du mouvement et qui le reçoit, dès que le mouvement cesse, la vie cesse aussi. »
Μόνον δὴ τὸ αὑτὸ κινοῦν, ἅτε οὐκ ἀπολεῖπον ἑαυτό, οὔποτε λήγει κινούμενον, « Seul celui qui se meut lui-même, parce qu’il n’abandonne pas ce qu’il est, jamais il ne cesse de se mouvoir. »
ἀλλὰ καὶ τοῖς ἄλλοις ὅσα κινεῖται τοῦτο πηγὴ καὶ ἀρχὴ κινήσεως. « Et il est la source et le principe du mouvement pour tous les autres êtres qui, eux, sont mus. »
Quelques commentaires seront peut-être utiles:
« Ce qui est toujours en mouvement est immortel ».
Pourquoi? Parce qu’il est toujours en mouvement? Ou parce qu’il est toujours en mouvement?
Ou bien plutôt, tout simplement, parce qu’il est à la fois en mouvement, et toujours tel?…
Mais dans ce cas, cette phrase si célèbre se réduit à une sorte de lapalissade, du genre:
Est immortel ce qui est toujours en vie (si la vie est mouvement)…
Qu’y a-t-il à gagner avec une telle tautologie?
Au moins ceci: on peut imaginer qu’existe un être qui est toujours en mouvement, c’est-à-dire toujoursenvie.
« Quant à ce qui donne du mouvement et qui le reçoit, dès que le mouvement cesse, la vie cesse aussi. »
Il y a des êtres qui donnent ce qu’ils reçoivent. Les uns reçoivent et transmettent du mouvement, et d’autres reçoivent et transmettent la vie même.
Alors on peut imaginer que la chaîne des donneurs et des receveurs, la suite des transmetteurs est nécessairement infinie. Du moins si l’on remonte dans le temps.
Cette infinité ascendante a-t-elle un sens? N’est-il pas plus vraisemblable, ou plus logique, que l’on en arrive à atteindre un premier « donneur » de vie, ou de mouvement?
C’est la théorie du « premier moteur », ou en l’occurrence du premier Vivant.
On conçoit aussi assez bien, en revanche, que cette chaîne de vie et de mouvement, vue dans son mouvement descendant, pourrait s’arrêter un jour. Notre univers actuel, cela est scientifiquement prouvé, finira dans l’immobilité du zéro absolu, après avoir atteint un état d’entropie totale.
La vie devrait alors avoir cessé depuis longtemps déjà.
Mais on peut aussi penser que, pourtant, contre toute évidence, contre toute attente, la vie continuera toujours. Comment cela sa pourrait-il?
On peut supputer qu’il existe une infinité d’autres chaînes causales en effet, qui restent toujours actives, toujours en mouvement, y compris dans d’autres univers que le nôtre. C’est donc que du mouvement et de la vie continuent d’être donnés et reçus, puis transmis, toujours, sans cesse, ici ou là.
« Seul celui qui se meut lui-même, parce qu’il n’abandonne pas ce qu’il est, jamais il ne cesse de se mouvoir. »
Celui qui se meut lui-même ne laisse pas d’être et de rester lui-même, il ne s’abandonne pas (οὐκ ἀπολεῖπον ἑαυτό), autrement dit « il ne peut cesser d’être lui-même » (Victor Cousin), « en tant que sa nature propre jamais ne se fait défaut »(Léon Robin).
Est immortel celui qui ne s’abandonne jamais lui-même. Il continue d’être ce qu’il est, et comme ce qu’il est essentiellement c’est d’être « vivant », alors il ne cesse jamais de « vivre ».
On voit que cet immortel est d’abord défini négativement: il ne s’abandonne pas (οὐκ ἀπολεῖπον ἑαυτό), il n’est pas « apo–leptique« , il ne se laisse pas en retrait de lui-même, il ne reste jamais en arrière de lui-même, tout en allant toujours en avant.
« Et il est la source et le principe du mouvement pour tous les autres êtres qui, eux, sont mus. »
Il ne s’agit pas simplement, ici, du destin d’un être exceptionnel, un Dieu peut-être, qui serait capable de se mouvoir par lui-même dans l’infini des temps. Car même si cet être en était capable, il ne se réserverait pas le bénéfice de cette extraordinaire capacité. Bien au contraire, il la partage, il la donne, il la répand, il en gratifie tous ceux qui peuvent prendre exemple sur lui, sur son principe.
C’est un bon point de départ, dans notre course, dans notre « chasse », dans notre vie fugace, éphémère, pour commencer de philosopher sur les fins dernières, que d’imaginer la possibilité d’un être qui toujours se meut, qui toujours va de l’avant, sans jamais s’abandonner lui-même en chemin. N’aimerions-nous pas faire de même, même et surtout si la mort nous attend assurément en avant, à quelque tournant?
La formule de Platon, « Toute âme est immortelle », a été reprise par Hermès Trismégiste.
Il commença l’un de ses plus fameux discours avec cette même expression, lorsqu’il s’adressa à Asclépius, en présence de Tat et de Hammon.
Il y apporta cependant deux modifications cruciales.
D’abord, il l’appliqua spécifiquement à l’être humain, alors que Platon était resté sur un plan universel, extrêmement général.
Ensuite, il la complexifia, il la fit s’ouvrir vers plusieurs possibles, quant à la manière de comprendre comment l’idée d’immortalité pouvait toucher et envelopper l’âme humaine.
Hermès Trismégiste s’adressa ainsi à Asclépius:
« Toute âme humaine est immortelle, mais elles ne le sont pas toutes de la même manière; elles diffèrent selon le mode et le temps. »ii
Mais Asclépius l’interrompit aussitôt.
— Il n’est donc pas vrai, ô Trismégiste, que toutes les âmes soient de la même qualité?
— Que tu as vite fait, ô Asclépius, de lâcher la vraie suite du raisonnement. N’ai-je pas dit que tout est un et que l’Un est Tout, puisque toutes choses ont existé dans le créateur avant qu’il ne les ait créées? Et ce n’est pas sans raison qu’on l’a appelé le Tout, lui dont toutes choses sont les membres.iii
Hermès Trismégiste se montra d’une ironie assez cinglante avec Asclépius, et répliqua par une belle tirade sur l’Un et le Tout, dont il sembla estimer qu’elle devait clore toute contestation. Mais en fait, il ne répondit pas précisément à la question. Il ne fit que renvoyer Asclépius au constat de la nature identique de toutes les âmes en tant qu’elles sont toutes des « membres » du Tout, comme toutes choses d’ailleurs. C’est ce qui s’appelle botter en touche.
Les âmes sont en effet (dans un sens) de la même « qualité », puisqu’elles sont toutes des « membres » du Tout, qui les contient toutes comme autant de parties de ce Tout.
Mais il reste qu’Hermès venait juste auparavant d’affirmer qu’elles sont aussi toutes différentes « selon le mode et le temps ».
De cela, on pourrait inférer qu’elles sont toutes différentes selon leur « manière » de se mouvoir, leur « manière » de se couler dans l’immortel mouvement qui toutes les emporte.
Qu’est-ce à dire?
Il faut préciser que, pour Hermès, c’est la nature qui donne son « mouvement immortel » à la matière ainsi qu’à l’âme, en les « embrassant ».iv
On peut imaginer que cette embrassade n’est pas uniforme ou indifférenciée, mais qu’elle varie selon la manière dont la nature étreint la matière et selon le mouvement qu’elle imprime à l’âme.
Autrement dit, chaque âme est décidément singulière. Chacune a sa manière de comprendre ce monde, ce flux, dans lequel elle est « jetée » (pour emprunter un terme heideggerien).
Il ne s’agit pas simplement d’un doux flux tranquille, d’ailleurs. Mais plutôt d’un torrent violent. Qui exige des capacités de nage hors du commun. Du moins si l’on veut tenir la tête hors de l’eau, si l’on veut que la conscience soit quelque peu éclairée, lucide, quant à ce qu’il lui revient de vivre.
« La raison divine, pour être connue, exige une attention de l’espritqui ne peut venir que du divin; elle ressemble fort à un fleuve torrentiel qui se précipite des hauteurs avec une violente impétuosité. Si bien que, par son extrême rapidité, elle devance l’attention non seulement de celui qui écoute, mais de celui qui en parle. »v
En écrivant « La raison divine, pour être connue, exige une attention de l’espritqui ne peut venir que du divin », j’ai pris sur moi de modifier quelque peu la traduction de l’Esclapius que donne le P. Festugière, laquelle se lit ainsi:
« Car la doctrine de la divinité (divinitatis ratio) qui exige pour être connue une application de l’intellect (sensus) qui ne peut venir que de Dieu, ressemble etc. »
Le P. Festugière précise en note que le mot latin sensus a souvent été choisi pour traduire l’original grec νοῦς, noûs. Il propose de traduire νοῦς – sensus par ‘intellect’, parce qu’il entend ainsi lui donner le sens « technique » propre à l’hermétisme, à savoir: « la faculté d’intuition du divin ».vi
Dans d’autres parties de l’Asclépius, le νοῦς – sensus est employé pour désigner l’âme des dieux elle-même. Mais ici ce terme s’applique bien à l’homme. Il en ressort qu’on trouve le νοῦς à la fois en Dieu et dans l’entendement humain. Dans le cas de l’homme, le νοῦς se « mélange » avec l’âme. Il est pour l’homme un don divin. C’est seulement par le νοῦς que nous pouvons connaître le divin, et que nous pouvons nous unir à lui. Enfin, comme on vient justement de le voir avec Hermès, le νοῦς – sensus n’est pas semblable en tous les hommes.
Mais qu’est-ce que le νοῦς ?
Le dictionnaire Bailly donne les acceptions suivantes: « faculté de pensée; esprit, intelligence, sagesse; âme, cœur ». On notera que Bailly ne cite pas l’acception « intellect ».
En revanche, le Liddell-Scott donne: « mind; reason, intellect; Mind as the active principle of the Universe; act of mind, thought; sense, meaning (of a word) ».
La traduction par « intellect », l’option choisie par le P. Festugière paraît donc en effet « technique »; elle correspond à une tradition philosophique remontant à Anaxagore et aux présocratiques qui voyaient dans le νοῦς, l’Esprit qui est le principe actif de l’Univers.
Dans les traductions contemporaines d’Anaxagore, le νοῦς est dotée d’une majuscule. Il devient le Noûs, l’Intellect. Anaxagore lui donne en effet tous les attributs de l’Être seul, un, illimité, existant par lui-même et maître de toutes choses, omniscient et omnipotent:
« L’Intellect est illimité, maître absolu, et n’est mélangé à aucune chose, car il existe seul et par lui-même […] En effet, il est de toutes les choses la plus subtile et la plus pure ; il possède la totale connaissance de toutes choses, et il a une très grande puissance. Toutes les choses qui ont une âme, qu’elles soient grandes ou petites, sont toutes sous l’empire de l’Intellect. C’est l’Intellect qui a exercé son empire sur la révolution universelle, de telle sorte que c’est lui qui a donné le branle à cette révolution. »vii
Soit. Mais dans l’Asclépius, le mot νοῦς, ou sensus dans les manuscrits latins, n’est pas seulement utilisé pour désigner l’Intellect maître et créateur des mondes, il est aussi utilisé pour décrire l’esprit qui en chaque homme est en mesure de se jeter intentionnellement dans le torrent de la « connaissance », à la recherche de la « raison divine » (ratio divinitatis).
Comment est-ce possible?
On l’a vu, la révélation hermétique affirme que le νοῦς est aussi un don divin fait à l’homme pour qu’il puisse connaître le Νοῦς lui-même, et par là, la « raison divine », son essence, et sa fin.
C’est pourquoi « c’est une grande merveille que l’homme, un vivant digne de révérence et d’honneur ». (Propter haec, o Asclepi, magnum miraculum est homo, animal adorandum atque honorandum).viii
« Car il passe dans la nature d’un dieu, comme si lui-même était dieu (…) il méprise cette partie de sa nature qui n’est qu’humaine, car il a mis son espoir dans la divinité de l’autre partie. Oh! de quel mélange privilégié est faite la nature de l’homme! Il est uni aux dieux par ce qu’il a de divin et qui l’apparente aux dieux; la partie de son être qui le fait terrestre, il la méprise en lui-même. Tel est donc sa position dans ce rôle privilégié d’intermédiaire (…) il se mêle aux éléments par la vitesse de sa pensée, par la pointe de l’esprit il s’enfonce dans les abîmes de la mer. Il est à la fois toutes choses, il est à la fois partout (omnia idem est et ubique idem est). »ix
Ce qui fait que l’homme a cette capacité, ce n’est pas seulement son entendement ou son intelligence, c’est surtout le νοῦς qu’il a reçu en partage.
Comment le νοῦς est-il donné, et quelle est sa fonction?
« L’homme en plus de l’entendement (intellegentia) reçoit encore le νοῦς, cette quintessence (quinta pars) qui, seule à venir de l’éther, est accordée en don à l’homme. Mais de tous les êtres qui ont vie, c’est l’homme seul que le νοῦς (sensus) orne, élève, exalte, en sorte qu’il puisse atteindre à la connaissance (adintellegentiam) du plan divin (divinae rationis). »x
L’homme est donc « double » d’une certaine manièrexi.
Il dispose de l’entendement qu’on peut appeler aussi « intelligence », puisque le mot latin nous y invite (intellegentia), mais il reçoit surtout ce « don », l’esprit, le νοῦς, qui est la faculté d’intuition touchant à toutes choses divines.
L’entendement (intellegentia, l’intelligence) est capable de comprendre toutes choses relevant du monde, mais seul l’esprit (νοῦς) est capable d’intuiter ou de ressentir ce qui reste bien au-delà de toute compréhension, et de toute intelligibilité.
Par la puissance de l’intuition propre à l’esprit (νοῦς), l’homme s’élève à une hauteur sans commune mesure avec tout ce qui est simplement ‘intelligible’, et il peut alors atteindre à une « connaissance » (intellegentia) du divin.
Où et comment se passe cette rencontre ‘intuitive’ de l’homme avec le divin?
Elle a lieu dans son « corps », au sein même de la matière, qui lui sert de voile, d’abri protecteur.
« C’est de la matière qu’a été fait le corps, qui sert d’enveloppe à cette partie de l’homme dont nous venons de dire qu’elle est divine, pour que la divinité de l’esprit pur (purae mentis divinitas), seule dans cet abri avec ce quelle connaît (tecta sola cum cognatis suis), c’est-à-dire avec les intuitions de l’esprit pur (id est mentis purae sensibus), se repose seule avec soi (secum ipsa conquiescat), comme retranchée derrière le mur du corps (tanquam muro corporis saepta). »xii
Cette rencontre met en présence ‘la divinité de l’esprit pur’ (purae mentis divinitas) et ‘les intuitions de l’esprit pur’ (au pluriel: mentis purae sēnsūs). C’est là, dirons-nous, une sorte de trinité. Les protagonistes sont la divinité (divinitas), l’esprit pur (pura mens), et ses intuitions (sēnsūs); cela fait beaucoup de monde. Mais curieusement tout cela ne forme en réalité qu’une seule entité, laquelle reste en repos, seule avec elle-même (secum ipsa conquiescat).
Pourquoi en repos? Ne nous avait-on pas dit que la divinité se meut toujours?
On peut imaginer qu’elle continue de se mouvoir dans l’esprit de l’homme, mais en restant à l’intérieur d’elle-même, se partageant dans le calme et la paix, entremêlant, intriquant ses propres intuitions avec celles de celui-ci.
C’est en effet un tel type de mode opératoire qu’explique l’Asclépius un peu plus loin.
« L’éternité, qui, prise à part, est immobile, paraît en mouvement à cause du temps, car elle entre elle-même dans le temps, dans ce temps où tout mouvement trouve place. D’où il résulte que la stabilité de l’éternité comporte du mouvement et la mobilité du temps devient stable par l’immutabilité de la loi qui règle sa course. Et dans ce sens on peut dire que Dieu aussi se meut lui-même en soi tout en demeurant immobile. En effet le mouvement de sa stabilité est immobile en raison de son immensité: car la règle de l’immensité implique l’immobilité. Cet être donc, qui est tel, qui échappe à l’emprise des sens, n’a pas de limites, nul ne peut l’embrasser ni le mesurer; il ne peut être ni soutenu ni porté ni atteint au terme de la chasse; où il est, où il va, d’où il vient, comment il se comporte, de quelle nature il est, tout cela nous est inconnu; il se meut dans sa satbilité souveraine et sa stabilité se meut en lui, qu’elle soit Dieu, ou l’éternité, ou l’un et l’autre, ou l’un dans l’autre, ou l’un et l’autre dans l’un et lautre. »xiii
Dans un autre passage de l’Asclépius, on trouve une description synthétique des quatre sortes d’esprits qui se meuvent ainsi, respectivement, dans la Divinité, dans l’Éternité, dans le monde, et chez l’homme.
Le premier d’entre eux, l’Esprit total (en latin omnis sensus, et en grec, ὁ πᾶς νοῦς), présente précisément le même mélange de mouvement et de repos que celui que nous venons d’observer au sein même de l’esprit de l’homme, ainsi que dans « l’éternité »:
« L’Esprit total qui ressemble à la divinité, de soi immobile, se meut pourtant dans sa stabilité: il est saint, incorruptible, éternel et quoi que ce soit de meilleur encore, s’il est un attribut meilleur »xiv.
Suit une présentation succincte des trois autres esprits, l’Esprit de l’Aiôn (le mot Αἰών signifie à la fois « éternité » et « vie »), l’Esprit du monde et l’esprit humain:
« [L’esprit de l’Aiôn]xv est l’éternité du Dieu suprême laquelle subsiste dans l’absolue vérité, infiniment rempli de toutes les formes sensibles et de l’ordre universel, ayant sa subsistance, pour ainsi dire, avec Dieu.
L’esprit du monde (sensus mundanus), quant à lui, est le réceptacle (receptaculum) de toutes les formes sensibles et de tous les ordres particuliers.
Enfin l’esprit humain <dépend du> pouvoir de retenir propre à la mémoire, grâce auquel il garde le souvenir des expériences passées. La divinité de l’Esprit s’arrête, dans sa descente, à l’animal humain: car le Dieu suprême n’a pas voulu que l’esprit divin allât se mêler à toutes les espèces de vivants, de peur qu’il ait à rougir de ce mélange avec les vivants inférieurs. »xvi
Tout cet enseignement d’Hermès, hermétique par excellence, n’était certes pas destiné à être dévoilé et discuté ouvertement comme nous le faisons ici.
Hermès avait clairement exprimé la nécessité de celer ces mystères dans le silence.
« Pour vous, ô Tat, Asclépius et Hammon, gardez ces divins mystères, dans le secret de vos coeurs, couvrez-les de silence et tenez-le cachés »xvii.
Je ne me sens pas trop coupable, néanmoins. J’ai de bonnes raisons de penser qu’assurément fort peu de lecteurs en arrivent à ce point, et que ceux qui se sont laissés entraîner jusqu’ici n’en feront pas mauvais usage.
L’Asclépius finit par une action de grâce, que je vais citer, d’une part parce qu’elle est sublime, mais aussi parce qu’elle contient un adjectif (latin) excitant pour l’esprit.
« Nous te rendons grâces, Très-Haut, Toi qui surpasses infiniment toutes choses, car c’est par ta faveur que nous avons obtenu cette grande lumière qui nous permet de te connaître. Nom saint et digne de révérence, Nom Unique par lequel Dieu seul doit être béni selon la religion de nos pères.(…)
Tu nous as donné l’esprit (νοῦς, sensus), la raison (ratio), l’intelligence (intellegentia); l’esprit, pour que nous puissions te connaître; la raison pour que, par nos intuitions, nous t’atteignions au terme de la chasse, l’intelligence pour que, te connaissant, nous soyons en joie. Nous nous réjouissons donc, sauvés par ta puissance (numen) de ce que tu te sois montré à nous tout entier. »xviii
Je disais que cette action de grâce comportait un mot ‘excitant’, c’est l’adjectif exsuperantissime (Gratias tibi summe, exsuperantissime…), qui est rendu ici par une expression un peu trop prolixe ( « Toi qui surpasses infiniment toutes choses »).
Ce mot me fascine. Il comporte deux préfixes ex et super, et un suffixe superlatif (issime).
C’est un mot équipé pour atteindre à l’indicible.
Je suggère que la langue française se l’approprie sans tarder…
Il est temps de conclure. Je le ferai en évoquant une autre figure néo-platonicienne, celle du « divin » Jamblique, qui nous a légué un document inestimable, le De Mysteriis.
Il y écrit ceci:
« L’âme a en propre le principe de la conversion vers l’intelligible, du détachement des êtres soumis au devenir, de l’union à l’être et au divin (…). Nous pouvons nous unir aux dieux, nous tenir au-dessus de l’ordre cosmique et participer à la vie éternelle et aux activités des dieux esupra-célestes. Selon ce principe nous sommes capables de nous libérer nous-mêmes. En effet (…) quand l’âme s’élève vers les êtres supérieurs à elle, alors elle se sépare entièrement de ce qui la retient auprès du devenir, elle se détache des parties inférieures, à la place de sa vie elle acquiert une vie nouvelle, et se donne à un autre ordre, en abandonnant complètement le précédent. »xix
Et voilà, qu’inopinée surgit la résonance…
S’abandonner soi-même pour se joindre à Celui qui ne s’abandonne jamais…
ii« O Asclepi, omnis humana inmortalis est anima, sed non uniformiter cunctae sed aliae alio more uel tempore. » Hermès Trismégiste. Asclépius. Texte établi par A.D. Nock. Traduit par A.-J. Festugière. Les Belles Lettres. Paris 1973, §2, p. 297
ivIbid. p.298: Anima et mundus a natura comprehensa agitantur ita omnium multiformi imaginum qualitate variata. « L’âme et la matière, embrassées pas la nature, sont mises en mouvement par elle, avec une telle diversité dans l’aspect multiforme de tout ce qui prend figure » (…)
vIbid. p.298-299: Divinitatis etenim ratio divina sensus intentione noscenda, torrenti simillima est fluvio e summo in ponum praecipiti rapacitate currenti: quo efficitor, ut intentionem nostram non solum audientum verum tractantium ipsorum celeri velocitate praeterat.
viiAnaxagore, Fragment XII, Traduction Jean-Paul Dumont. Les Écoles présocratiques, Gallimard, coll. Folio/Essais, 1991
viiiHermès Trismégiste. Asclépius. Texte établi par A.D. Nock. Traduit par A.-J. Festugière. Les Belles Lettres. Paris 1973, §5, p. 301
ixHermès Trismégiste. Asclépius. Texte établi par A.D. Nock. Traduit par A.-J. Festugière. Les Belles Lettres. Paris 1973, §5, p. 302
xSensu addito ad hominis intellegentiam, quae quinta pars sola homini concessa est ex aethere. Sed de animalibus cunctis humanos tantum sensus as divinae rationis intellegentiam exornat erigit atque sustollit. Hermès Trismégiste. Asclépius. Texte établi par A.D. Nock. Traduit par A.-J. Festugière. Les Belles Lettres. Paris 1973, §6, p. 303
xiSolum enim animal homo duplex est. « Seul parmi les vivants, l’homme est double ». Ibid. §7 p.304
xvJe reprends ici la leçon de Ferguson (p.423, n.7), s’appuyant sur Numénius (Cf. Euseb., Prep.ev. XI 18,20), telle qu’exposée par le P. Festugière, op.cit. p. 390, n.279.
Une première réponse est que cette essence se trouve dans sa liberté. La conscience d’une personne se fonde par le sentiment de son autonomie intime, singulière. L’exercice du libre choix lui donne la preuve tangible de son existence propre, unique. Parce qu’elle exerce librement son vouloir en elle-même et pour elle-même, la conscience a le sentiment qu’elle existe, et qu’elle vit par elle-même.
De plus, si elle existe et vit par elle-même, et pour elle-même, il serait possible d’en déduire qu’elle est aussi séparée, en quelque sorte, de tout ce dont elle a conscience.
Si la conscience est ontologiquement séparée de ce dont elle a conscience, de tout ce qui constitue son monde, il y a lieu de penser qu’elle est réellement incorporelle puisque dégagée de toute la matière de son expérience.
Une seconde réponse est que l’essence de la conscience se fonde dans l’intuition du for intime.
La conscience prend paradoxalement d’autant mieux conscience d’elle-même qu’elle commence à mesurer la profondeur de son ignorance à propos de sa véritable nature. En se cherchant toujours, elle se sent saisie par l’allant de son propre mouvement, et en induit que son essence est de se chercher sans cesse toujours plus avant, et plus profondément.
Est-ce d’ailleurs en se perdant qu’elle se trouve davantage elle-même ? La conscience de se perdre en se cherchant lui donne-t-elle une meilleure idée de sa nature (qui pourrait alors lui sembler infinie) ?
Et, dans cette recherche incessante, peut-il arriver qu’elle se perde, sans le vouloir ou sans le savoir, et qu’elle s’égare dans des profondeurs rarement atteintes, et dans lesquelles pourrait sembler même planer l’ombre des dieux ?
Découvre-t-elle à cette occasion et dans ces abîmes d’autres liens, d’autres enlacements, qui la relient à d’autres natures, d’autres essences, jadis nommées « divines »?
Est-ce alors illusion ou indice de penser dans ces conditions que « spontanée est l’étreinte multiforme qui nous a suspendus aux dieux. »i
C’est une idée relativement « moderne » que la conscience se constitue par la découverte de sa singularité, unique, et l’aperçu de sa profondeur, infinie.
On pourrait en créditer Descartes, et sa philosophie du sujet fondée sur le doute, mais aussi la psychanalyse, et la découverte avec Jung des abysses de l’inconscient collectif comme sources vives de la conscience singulière.
Le mot « conscience » lui-même est plus moderne que classique. Il ne faisait pas partie du vocabulaire des Anciensii. Ils employaient plutôt le mot « âme », ou encore celui d’« esprit »..
Mais l’idée de l’âme telle que définie par Platon ou Aristote, par exemple, ou encore celle d’esprit, telle que comprise par les grandes religions du monde, sont-elles réellement équivalentes à la notion de conscience telle qu’elle peut nous apparaître aujourd’hui ?
Le sentiment de la liberté de la conscience (ou de son autonomie) et la découverte de la puissance et de la profondeur du for intime faisaient-ils partie du bagage philosophique et religieux des Anciens?
Tant Platon qu’Aristote ne définissent pas l’âme comme « conscience », puisque ce mot même n’est pas dans leur vocabulaire.
Ils cherchent à définir l’âme comme essence. Par exemple, ils tentent de la voir comme nature divine, ou encore comme puissance rationnelle, ou même comme faculté de désirer.
Dans le mythe d’Eriii, les âmes peuvent choisir librement un « modèle de vie ». Elles sont responsables du sort qu’elles s’allouent elles-mêmes. Mais ce choix étant fait, le destin se déroule alors inéluctablement.
« Parole de la vierge Lachésis, fille de Nécessité. Âmes éphémères, voici le commencement d’un nouveau cycle qui pour une race mortelle sera porteur de mort. Ce n’est pas un démon qui vous tirera au sort, mais c’est vous qui choisirez un démon. Que le premier à être tiré au sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. De la vertu, personne n’est le maître ; chacun, selon qu’il l’honorera ou la méprisera, en recevra une part plus ou moins grande. La responsabilité appartient à celui qui choisit. Le dieu, quant à lui, n’est pas coupable. »iv
Mais comment et pourquoi ce choix se fait-il ? Est-il fait en toute conscience de ses implications futures ?
« Même pour celui qui arrive en dernier, il existe une vie satisfaisante plutôt qu’une vie médiocre, pour peu qu’il en fasse le choix de manière réfléchie et qu’il la vive en y mettant tous ses efforts. »v
Comment s’assurer que l’âme choisit en toute connaissance de cause, et non pas aveuglée par sa propre ignorance, ou par ses propres antécédents ?
Autrement dit, l’âme peut-elle être pleinement consciente d’elle-même au moment précis où elle doit faire le choix qui déterminera précisément sa nature pour son nouveau cycle de vie?
Tout choix de conscience contient implicitement une grande part d’inconnu, et donc d’inconscience.
En dépit de cette inconscience, ou peut-être grâce à elle, toute âme, par sa nature, et par son principe interne de vie, entretient quelque rapport avec le divin.
Dans Les Lois, Platon assimile explicitement les âmes (en l’occurrence celles des astres, mais l’idée se veut générale) à des Divinités.
Cela lui donne l’occasion de citer la célèbre formule de Thalès (« Tout est plein de Dieux »): « Nous affirmerons que ces âmes sont des Divinités. Et peu importe si, immanentes à des corps, elles sont, en leur qualité d’êtres animés, la parure du ciel, ou si les choses procèdent de quelque autre façon. Y a-t-il quelqu’un qui, accordant tout cela, s’obstinerait à ne pas croire que tout est plein de Dieux ? »vi
Platon reprend à nouveau la formule de Thalès et l’idée que les âmes ont quelque chose de divin dans l’Epinomis : « L’âme est quelque chose de plus ancien, et, à la fois, de plus divin que le corps…Tout est plein de Dieux, et jamais les puissances supérieures, soit manque de mémoire, soit indifférence, ne nous ont négligés !.. »vii
Son élève, Aristote, distingue quant à lui dans l’âme deux entités, portant le même nom : νοῦς,noûs, – l’une périssable, mais l’autre immortelle et éternelle.
On peut traduire noûs par « intelligence », «esprit » ou encore « intellect ». Dans les traductions savantes, on ne le traduit jamais par « conscience », sans doute parce que ce terme serait anachronique dans le contexte de la Grèce de Platon et d’Aristote. Cependant on ne peut douter que les deux noûs portent en eux quelque chose qui relève de la conscience et de sa lumière propre.
D’ailleurs Aristote utilise cette métaphore de la lumière du noûs.
« Il y a d’une part le noûs (l’esprit) capable de devenir toutes choses, d’autre part le noûs capable de les produire toutes, semblable à une sorte d’état comme la lumière : d’une certaine manière, en effet, la lumière elle aussi fait passer les couleurs de l’état de puissance à l’acte. Et ce noûs est séparé, sans mélange, et impassible, étant acte par essence. Toujours en effet, l’agent est supérieur au patient et le principe à la matière (…) Il ne faut pas croire que le noûs tantôt pense et tantôt ne pense pas. C’est lorsqu’il a été séparé qu’il est seulement ce qu’il est en propre, et cela seul est immortel et éternel. Mais nous ne nous en souvenons pas, car ce principe est impassible, tandis que le noûs passif est corruptible et que sans lui il n’y a pas de pensée. »viii
Un peu plus loin, Aristote définit aussi l’âme par ses deux facultés principales, d’une part « le mouvement local » et d’autre part, « la pensée, l’intelligence et la sensibilité».ix
Est-ce à dire que les deux formes de noûs possèdent l’une et l’autre pensée, intelligence et sensibilité ainsi que la capacité de mouvement local?
Il faudrait donc, si l’on suit Aristote, que l’un des deux noûs se réfère à la pensée, l’intelligence et la sensibilité en tant qu’elles peuvent devenir toutes choses (c’est-à-dire se les assimiler par conceptuellement et perceptuellement), mais qu’il y a un autre noûs qui se réfère à la pensée, l’intelligence et la sensibilité en tant qu’elles sont capables de créer toutes choses.
Le premier de ces deux noûs est corruptible, puisqu’il se mêle aux choses de ce monde en devenant semblables à elles.
Le deuxième noûs est d’essence divine, puisqu’il est créateur, séparé, immortel et éternel.
Le principe de ce deuxième noûs doit être aussi « impassible » pour pouvoir recevoir toutes les formes intelligibles.
« Il faut donc que le noûs soit impassible, mais qu’il soit capable de recevoir la forme des objets, et qu’il soit, en puissance, telle que la chose, sans être la chose elle-même; en un mot, il faut que ce que la sensibilité est à l’égard des choses sensibles, l’intelligence le soit à l’égard des choses intelligibles. Il est donc nécessaire, puisqu’il pense toutes choses, qu’il soit distinct des choses, ainsi que le dit Anaxagore, afin qu’il les domine, c’est-à-dire afin qu’il les connaisse. Car s’il manifeste sa forme propre auprès d’une forme étrangère, il fait obstacle à celle-ci et l’éclipsera. Aussi n’a-t-il en propre aucune nature si ce n’est d’être en puissance. Ainsi donc, ce qu’on appelle l’intelligence de l’âme (τῆς ψυχῆς νοῦς, tès psukhès noûs), je veux dire ce par quoi l’âme raisonne et conçoit, n’est en acte aucune des choses du dehors, avant de penser. Voilà aussi pourquoi il est rationnel de croire que l’intelligence (le noûs)ne se mêle pas au corps ; car elle prendrait alors une qualité : elle deviendrait froide ou chaude, ou bien elle aurait quelque organe, comme en a la sensibilité. Mais maintenant elle n’a rien de pareil, et l’on a bien raison de prétendre que l’âme n’est que le lieu des formes ; encore faut-il entendre, non pas l’âme tout entière, mais simplement l’âme intelligente [ou le noûs de l’âme]; et non pas les formes en entéléchie, mais seulement les formes en puissance. »x
Autrement dit, le noûs de l’âme est créateur de toutes choses, mais seulement en puissance.
Ce noûs est d’essence divine, comme nous l’avons dit, il crée les êtres en puissance, laissant à l’autre noûs le soin de les réaliser, de les faire passer à l’acte, de les faire devenir. Devenir quoi ? Ce qu’elles sont en essence et en puissance, à savoir la fin qu’elles doivent accomplir pour se réaliser elles-mêmes.
C’est d’ailleurs le sens profond du mot un peu technique qu’Aristote utilise : ἐντελεχείᾳ, « entéléchie », que l’on peut décomposer en en-télos-ekheia : « ce qui possède en soi sa fin »
Aristote distingue l’âme humaine de l’âme des végétaux ou de l’âme des animaux, par le moyen de ses attributs essentiels, dont la capacité de connaissance, d’opinion, et le désir.
« La connaissance appartient à l’âme, ainsi que la sensation, l’opinion, et encore le désir. »xi
Ce sont des attributs du noûs, que n’ont ni les végétaux, ni les animaux. Pourtant, s’ils n’ont ni connaissances ni opinions, les plantes et les animaux à l’évidence « sentent » et peut-être même « désirent ». Cependant ces mots (sensation, désir) doivent s’entendre dans un autre sens.
Ce qui est crucial, c’est que, à la différence des plantes et des animaux, l’homme est conscient de sa sensation ou de son désir.
La sensation ou le désir (du corps) n’est pas de même nature que la conscience de la sensation ou du désir (qui relève du noûs, c’est-à-dire de la partie séparée, immortelle et éternelle de l’âme).
Une autre façon d’aborder la question de la conscience, sans la nommer comme telle, consiste à évoquer le sens commun, qui n’est pas un « sixième sens », mais qui perçoit les sensations perçues par les organes sensibles, et qui surtout rend la sensation consciente. Le sens commun est ce qui, chez Aristote, ressemble le plus au sens interne de la conscience.
« Puisque nous sentons que nous voyons et entendons, il faut que le sujet sente qu’il voit ou bien par la vue, ou bien par un autre sens. »xii,
Dans son propre Traité de l’âme, Jamblique note à propos de cette remarque d’Aristote que la sensation qui est propre à l’âme (propre au noûs)porte le même nom que la sensation irrationnelle, qui est commune à l’âme et au corps. Le même mot s’applique à deux phénomènes complètement différents. Il ne faut pas les confondre.
Simplicius a lui-même commenté ce commentaire de Jamblique sur Aristote, et s’approche alors d’une définition de la conscience, plus proche de la conception moderne, et qui est étant la faculté de se tourner vers soi, de se percevoir elle-même :
« L’homme est complet sous le rapport de la sensibilité; cela lui est commun avec beaucoup d’autres animaux. Mais, sentir que nous sentons, c’est le privilège de notre nature : car c’est le propre de la faculté rationnelle de pouvoir se tourner vers soi-même. On voit que la raison s’étend ainsi jusqu’à la sensation, puisque la sensation qui est propre de l’homme se perçoit elle-même. En effet, le principe qui sent se connaît lui-même dans une certaine mesure quand il sait qu’il sent, et, sous ce rapport, il se tourne vers lui-même et s’applique à lui-même… La sensation qui est nôtre est donc rationnelle : car le corps lui-même est organisé rationnellement. Cependant, comme le dit Jamblique, la sensation qui est nôtre porte le même nom que la sensation irrationnelle, sensation qui est tout entière tournée vers le corps, tandis que la première se replie sur elle-même. Sans doute, elle ne se tourne pas vers elle-même comme l’intelligence ou la raison : car elle n’est point capable de connaître son essence ni sa puissance, et elle ne s’éveille pas d’elle-même ; elle connaît seulement son acte et elle sait quand elle agit; or, elle agit quand elle est mise en mouvement par l’objet sensible. »xiii
Lorsque l’âme s’unit au corps, le principe (divin) qui est en elle, et qui porte le nom de noûs, n’en souffre aucune diminution, aucune altération ; il n’y a aucune hybridation intime de sa nature avec la nature corporelle. Elle ne sort pas d’elle-même pour se mêler à la matière comme en une tourbe (qui serait alors sa tombe)….
Mais alors comment ce corps, qui « participe » de l’âme par cette union, est-il agi par elle, si celle-ci est séparée de lui ? Comment s’effectue la participation de la vie corporelle à la vie de l’âme et réciproquement?
Comment l’âme éternelle et immortelle est-elle accrochée au corps corruptible et périssable ?
Aristote formule cette question ainsi : « Si l’intelligence (noûs) est simple (aploûs) et impassible (apathès) et s’il n’a rien de commun avec quoi que ce soit, au dire d’Anaxagore, comment pensera-t-il, si penser, c’est subir une certaine passion ? Car c’est en tant qu’un élément est commun à deux termes que l’un, semble-t-il, agit et que l’autre pâtit. De plus, l’intelligence est-elle elle aussi intelligible ? »
On a déjà vu qu’Aristote propose une solution intéressante, qui est de distinguer deux sortes de noûs (ou d’intelligence) dans l’âmexiv.
Jamblique commente :« L’Intelligence est l’essence supérieure à l’âme; or Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable. »xv Simplicius précise ce commentaire : « Le divin Jamblique entend par Intelligence en puissance et Intelligence en acte l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligence participée, soit l’Intelligence imparticipable».xvi
Qu’est-ce que cette « Intelligence imparticipable » ?
Le sens de cette expression est expliqué par Proclus, qui introduit une sorte de hiérarchie descendante: « L’Intelligence a une triple puissance : il y a l’Intelligence imparticipable, distincte de tous les genres particuliers; puis l’Intelligence participable, à laquelle participent les âmes des dieux et qui leur est supérieure ; enfin, l’Intelligence qui habite dans les âmes et leur donne leur perfection. »xvii
Quant à l’interprétation donnée par Jamblique du passage d’Aristote qui nous intéresse, elle a été longuement combattue par Simplicius: «Dans notre Commentaire sur le livre XII de la Métaphysique, en suivant les idées exposées sur ce point par Jamblique conformément à la pensée d’Aristote, nous avons longuement expliqué, comme c’en était le lieu, ce qu’est l’Intelligence séparée des âmes ; nous avons fait voir qu’elle est l’essence première et indivisible, la vie parfaite et l’acte suprême; qu’elle offre l’identité de la chose pensée, de la chose pensante et de la pensée; qu’elle possède la perpétuité, la permanence, la perfection ; qu’elle détermine toutes choses et en est la cause. Il nous reste donc maintenant à dire ce qu’est l’Intelligence participée par nos âmes : car il y a une Intelligence particulière participée par chaque âme raisonnable… Aristote parle donc ici de l’âme raisonnable, mais non de l’Intelligence participée par elle au premier degré. On peut, comme nous l’avons dit, s’élever de cette intelligence inférieure [l’âme humaine, raisonnable] à cette Intelligence participée, dont la condition diffère de celle de l’âme : car l’âme, ayant son essence et sa vie déterminées par l’Intelligence participée, change et demeure tout à la fois, descend vers les choses du second degré et remonte à l’essence pure et séparée de la matière, tandis que l’Intelligence participée, demeurant toujours ce qu’elle est, détermine les divers états de l’âme; c’est ainsi que la puissance de la Nature, qui détermine les choses engendrées, peut, tout en restant indivisible et en demeurant ce qu’elle est, déterminer les choses divisibles et changeantes. ‘Mais, dit-il [dit Jamblique], l’Intelligence est l’essence supérieure à l’âme; or, Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable.’ Comment admettre cependant qu’Aristote, dans son Traité de l’Âme, ne parle point de la Raison, qui est la plus haute faculté de l’âme ?… Aristote appelle proprement Intelligence la Raison qui appartient à l’âme, parce que la Raison est immédiatement déterminée par l’Intelligence; il la regarde comme une faculté précieuse, parce qu’elle ne considère pas les choses sensibles en tant que sensibles, mais qu’elle contemple, soit les formes des choses sensibles en tant qu’elles peuvent être connues dans leur essence, soit les formes qui subsistent dans l’essence rationnelle, ou bien s’élève par elles aux formes intelligibles. Alors la Raison devient l’Intelligence en acte : car elle connaît les choses intelligibles et non les choses sensibles en tant que sensibles, telles que les perçoit la sensation ; dans ce dernier cas, elle est seulement l’Intelligence en puissance… Considérons maintenant comment nous pourrons concilier notre opinion avec celle du divin Jamblique, qui par Intelligence en puissance et Intelligence en acte entend l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligente qui détermine l’âme [l’Intelligence participée], soit l’Intelligence imparticipable, tandis que nous croyons que, dans la pensée d’Aristote, l’Intelligence en puissance et l’Intelligence en acte appartiennent à l’essence de l’âme, comme nous l’avons longuement expliqué ci-dessus en nous servant des termes mêmes d’Aristote. Nous ne voudrions pas contredire Jamblique : nous tâcherons donc de concilier, autant que nous le pourrons, son opinion avec la nôtre, etc. »xviii
Le passage d’Aristote dont Simplicius discute ici le sens est en réalité assez ambigu. Le fait est qu’il a donné lieu à des interprétations fort diverses; on en trouvera l’énumération dans Jean Philoponxix.
Selon les avis des commentateurs ultérieurs, l’opinion de Jamblique parait conforme à celle d’Alexandre d’Aphrodisie, et l’opinion de Simplicius se rapproche de celles de Plotin et de Plutarque d’Athènes…
Mais revenons à l’interprétation de Jamblique.
Selon lui, la vie du corps se nourrit de deux apports, venant de deux directions différentes.
D’un côté, la vie corporelle est « enlacée » à la matière, qui la soutient et la supporte.
D’un autre côté, il y a sans doute une autre forme d’« enlacement » entre la vie corporelle et la vie de l’âme.
« Lorsqu’enfin [ l’âme ] est arrivée dans le corps, ni elle-même ne pâtit ni les concepts qu’elle donne au corps ; car ceux-ci également sont des formes simples et, d’une même espèce, n’admettant aucun trouble, aucune sortie d’elles-mêmes. (…) Ce qui participe de l’âme pâtit et n’a pas d’une façon absolue la vie et l’être, mais est enlacé à l’indéfini et à l’altérité de la matière… »xx
Le mot « enlacement » est la métaphore choisie par Jamblique pour tenter d’expliquer le paradoxe de l’union de deux essences si différentes, l’une divine, l’autre animale.
On pourrait employer aussi des métaphores comme « embrassade » ou « étreinte ».
Mais peut-il y avoir entre l’âme et le corps un contact sans altération, un effleurement sans pénétration ?
Il faut peut-être revenir aux métaphores initiales, dont les néo-platoniciens se sont nourris, celles décrites dans le Timée du divin Platon, qui décrit trois sortes d’âmes.
« Il est en nous trois sortes d’âme, ayant leurs trois demeures distinctes, et chacune se trouve avoir ses mouvements. »xxi
Le Dieu « constitua cet Univers : Vivant unique qui contient en soi tous les vivants, mortels et immortels. Et des êtres divins, lui-même se fit l’ouvrier ; des mortels, il confia la genèse à ses propres enfants et en fit leur ouvrage. Eux donc, imitant leur Auteur, reçurent de lui le principe immortel de l’âme ; après quoi, ils se mirent à tourner pour elle un corps mortel, ils lui donnèrent pour véhicule ce corps tout entier, et y édifièrent en outre une autre espèce d’âme, celle qui est mortelle. Celle-ci porte en elle des passions redoutables et inévitables. »xxii
L’âme a part au courage, elle est avide de dominer, et se loge entre le diaphragme et le cou, mais elle est docile à la raison, et elle est en mesure de contenir la force des appétits. Mais il y a aussi en elle la source de ces désirs et de ces appétits.
Il y a aussi le cœur, qui est la source du sang, et qui tient la garde vitale.
Et enfin le foie, organe de la divination.
La divination relève de l’« enthousiasme », ἐνθουσιασμός (enthousiasmós) qui signifiait à l’origine inspiration ou possession par le divin ou par la présence du Dieu.
C’est aussi le propre de la transe de permettre l’accès à ces états si spéciaux de l’esprit, qu’aujourd’hui encore, on tente de cerner, avec l’aide des neurosciences et de leurs techniques d’imagerie.
Platon emploie le mot de « transe », mais distingue nettement l’état de la transe de l’état subséquent de l’analyse par la raison des visions reçues. Et c’est à cette nécessaire analyse et interprétation raisonnée qu’il donne la primauté.
« Nul homme, dans son bon sens, n’atteint à une divination inspirée et véridique, mais il faut que l’activité de son jugement soit entravée par le sommeil ou la maladie, ou déviée par quelque espèce d’enthousiasme. Au contraire, c’est à l’homme en pleine raison de rassembler dans son esprit, après se les être rappelées, les paroles prononcées dans le rêve ou dans la veille par la puissance divinatoire qui remplit d’enthousiasme, ainsi que les visions qu’elle a fait voir ; de les discuter toutes par le raisonnement pour en dégager ce qu’elles peuvent signifier, et pour qui, dans l’avenir, le passé ou le présent, de mauvais ou de bon. Quant à celui qui a été à l’état de ‘transe’ et qui y demeure encore, ce n’est pas son rôle de juger de ce qui lui est apparu ou a été proféré par lui ; mais il dit bien, le vieux dicton : ‘faire ce qui est de lui, et soi-même se connaître, au bien sensé seul il convient’.»xxiii
L’important c’est qu’il y a là un indice précieux des capacités de l’homme à communiquer (en un sens) avec le divin.
« C’est un fait que, des biens qui nous échoient, les plus grands sont ceux qui nous viennent par le moyen d’un délire, dont assurément nous sommes dotés par un don divin. »xxiv
« Le délire est une belle chose toutes les fois qu’il est l’effet d’une dispensation divine. »xxv
L’âme raisonnable est donc un « daimon », c’est un génie protecteur que Dieu a donné à chacun. Elle est un principe qui habite en nous , au sommet du corps, et qui nous élève vers le ciel, « car nous sommes une plante non pas terrestre mais céleste. Et nous avons bien raison de le dire : c’est là haut, en effet, d’où est venue notre âme à sa première naissance, que ce principe divin accroche notre tête, qui est comme notre racine, pour dresser tout notre corps »xxvi.
On a vu employée la métaphore de l’enlacement. Voici celle de l’accroche.
Plus belle encore, s’il est possible, il y a celle de la conversation du Soi avec le Soi, à laquelle semble-t-il nous sommes aussi conviés….
« Dans leur unité, [les causes premières] embrassent en elles-mêmes l’ensemble des êtres. (…) littéralement, le divin même s’entretient avec lui-même. »xxvii
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i« Notre nature a de son fonds la connaissance innée des dieux, supérieure à toute critique et à toute option, et antérieure au raisonnement et à la démonstration. (…) A dire vrai, ce n’est pas même une connaissance que le contact avec la divinité. Car la connaissance est séparée [de son objet] par une sorte d’altérité. Or, antérieurement à celle qui connaît un autre comme étant elle-même autre, spontanée est l’étreinte multiforme qui nous a suspendus aux dieux. (…) car nous sommes plutôt enveloppés de la présence divine ; c’est elle qui fait notre plénitude et nous tenons notre être même de la science des dieux. » Jamblique. Les mystères d’Égypte. I, 3. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.5
iiCicéron a employé le mot conscientia pour définir le sentiment par lequel on juge de la moralité de ses actions. Mais il s’agit là d’un aspect spécifique de la conscience en acte – le sentiment moral, la « bonne ou la mauvaise conscience » –, et non de l’appréhension de la conscience en tant que telle, de son « ipséité », de son caractère absolument unique et singulier.
Il y a une sorte de connaissance qui est, par nature, séparée de son objet, ainsi celle que peut obtenir un observateur, détaché de ce qu’il observe. Il observe une chose ou un phénomène, et n’y voit que l’« autre » que lui-même.
Si c’est lui-même que l’observateur observe, alors son être en tant que sujet est encore « autre » que son être observé.
Et il y a une sorte de connaissance qui est une étreinte intime, une fusion, une intuition de la présence enveloppante, une participation à la chose connue, en laquelle on s’immerge entièrement. Cette deuxième sorte de connaissance n’a rien à voir avec la méthode rationnelle, scientifique. Pourtant c’est bien une forme de connaissance, ultime, directe, et en un sens, sans aucun intermédiaire.
Qu’est-ce qu’un intermédiaire ? C’est ce qui relie des extrêmes antinomiques, ce qui résout des oppositions contradictoires, ce qui connecte deux niveaux de réalité, ce qui comble le fossé qui sépare les différences.
Car il faut bien que le sens circule, du Levant au Couchant, ou du Ciel vers la Terre. Il faut qu’en la poussière une haute essence puisse s’immiscer, si le Dieu veut étendre son règne du haut sur le bas, du lointain sur le proche, du caché au révélé.
S’Il veut vraiment être partout où sa volonté se meut, Il peut s’attacher à tout ce qu’Il n’est pas.
D’y être ainsi joint ou mêlé, ne L’enserre ni ne Le lie. Et la Terre n’en est pas non plus désertée, par cette déliaison, même dans ses moindres confins.
Thalès l’avait déjà dit, avant les autres philosophes, « Tout est plein de dieux »i. Phrase prémonitoire et programmatique, désormais délaissée.
L’âme en conséquence en a aussi sa part, sa masse et sa foule de dieux innommés. C’est pourquoi le Philosophe avait conclu, imparablement, à une explication de l’origine divine de ses dons: « La connaissance appartient à l’âme, ainsi que la sensation, l’opinion, et encore le désir, la délibération, en un mot les appétits. »ii
Son propre maître lui avait ouvert la voie de ce penser : « L’âme est quelque chose de plus ancien, et, à la fois, de plus divin que le corps… ‘Tout est plein de Dieux’, et jamais les puissances supérieures, soit manque de mémoire, soit indifférence, ne nous ont négligés !.. »iii.
Thalès, Platon, Aristote convergent en somme vers l’idée qu’en l’âme vit quelque essence divine. Leçon nette, aujourd’hui bien oubliée. Les Modernes, cyniques, secs et méprisants, se passent volontiers des poètes, de l’âme et des dieux, et les ont remplacés par de vibrants éloges du néant, un goût vain pour le théâtre de l’absurde, et un incommensurable provincialisme cosmique.
Le divin est le principe de la lumière, tant la matérielle qui traversa les mondes, et tout le visible, que l’immatérielle, qui illumine encore la raison et fait voir les intelligibles.
Lumière une et indivisible, pour qui la voit, ou, pour qui, par elle, la comprend, et pour qui tout le malheur vient de son ombre portée.
C’est un fait: toute lumière projette une écume d’ombre, dans la vague qu’elle ouvre en l’abîme.
D’ailleurs, la lumière des dieux n’est elle-même, au fond, qu’une sorte d’ombre, si on la rapporte (comme il se doit) à l’origine qui l’engendre, à la puissance qui la propulse.
La métaphore même, qui suit la danse de l’onde et du corpuscule, comprend l’idée d’un mouvement de la lumière à l’intérieur d’elle-même, jamais là où l’on attend, toujours ailleurs, à jamais mue, mais jamais nue.
L’âme aussi est une sorte de lumière, une étincelle d’origine. Lorsqu’elle arrive dans l’embryon endormi, dans le corps qui se forme, elle l’enveloppe et le nourrit, non de lait et de caresses, mais de suc et d’essence, de vues et de sens.
Elle lui donne le un et le deux, l’union et la différence, le silence, le rythme – et la symphonie sans fin des organes affamés.
Elle lui donne toutes les formes, celles qui la feront toujours vivre et même sur-vivre.
L’âme se donne, et le corps rue sans raison, pur-sang pris à son lasso, d’un côté cravaché par le souffle, et de l’autre la matière est son mors. Ils s’enlacent sans fin comme du même à de l’autre.
Cet enlacement, cet embrasement, est comme une brève image d’un embrassement plus infini, plus vaste que tous les mondes, celui que le divin entretient avec lui-même, et dans lequel il emporte sans fin tous les êtres, nonobstant leur néant et leur évanescence. Enfouis dans le devenir, la fugacité est leur partage. Mais les êtres créés, éphémères fumées, sont aussi, un par un, don à la cause, tribut à l’être. Ils prennent part au sacrifice, au silence du Soi, à la saignée de la sève, aux salves du sang, au souffle sourd, dans les souterrains du destin.
Enlacement, embrasement, embrassement, enfouissement, emport et entretien, toutes ces métaphores disent encore le lien. Alors que le divin, même uni, est aussi séparé de ce qu’il est ou semble être. Il s’envole aussitôt posé sur la terre, oiseau toujours, aux ailes de ciel.
L’âme aussi vole, ses ailes sont d’aube ou de soir, elle se projette par à-coups dans l’abîme du jour, dans la différence des lumières. Elle caresse la lèvre des peuples endormis, ou des filles éveillées, et elle s’envole toujours à nouveau, comme un moineau blessé, ou un autour chanteur.
Elle ne ressemble à aucun être, unique à jamais, et même d’elle-même elle se plaît à se détacher, dans la liberté de son désir. Elle est de la race des dieux, sans avoir ni leur vie ni leur infinité, mais elle peut monter en leur ciel plus haut que toutes les puissances et les autres anges.
Il fut un temps où l’idée d’un Dieu suprême finit par impliquer logiquement son unicité, parmi les nations diverses. C’est ainsi que le Dieu suprême de l’Égypte, Amon, fusionna dans la conscience des peuples d’Europe et d’Asie mineure avec le Dieu grec Zeus. Les Grecs lui donnèrent le nom syncrétiste de Zeus-Ammon (Άμμωνα Δία / Ámmôna Día).
Des écrits anciens rapportent qu’un petit peuple de prêtres (de cet Ammon) s’établit, bien avant les temps historiques, sur les rives du Pont-Euxin (Mer Noire), et y fonda une colonie portant fièrement le nom de « Nome d’Ammon ». Hérodote et Pline les localisent assez précisément dans le Palus Méotide, dans les zones marécageuses à proximité de la Mer d’Azov, et sur les bords du fleuve Kouban, lequel prend sa source dans le Caucase, au pied du mont Elbrouz, le plus haut sommet d’Europe.
Hellanicus dit aussi qu’ils habitaient au-delà des monts Riphées, c’est-à-dire dans le Caucase, et qu’ils étaient une nation pieuse.
A.C. Moreau de Jonnèsi rapporte que Pline y a fait allusion en en parlant comme d’un peuple ‘céleste’, Ætheria gens, appelé aussi Atlantes. Orphée les a évoqués quand il cite la sagesse des Macrobes, qui habitent près des Cimmériens. Selon Onomacrite, ils étaient vertueux, se nourrissaient de plantes, et vivaient d’une fort longue vie, pouvant atteindre mille ans. Leur mort subvenait dans un sommeil tranquille.
Les peuples vivant aux alentours, et jusqu’en Grèce, les appelèrent les Hyperboréens, nom qui devait connaître une grande fortune. Hérodote, qui emploie ce nom, souligne que les Hyperboréens sont pacifiques, isolés au milieu d’une multitude de nations belliqueusesii.
De la Grèce jusqu’au Pont-Euxin, de nombreux peuples entretenaient des rapports religieux (et philosophiques) avec les Hyperboréens. Ils leur devaient le nom de leurs divinités, la science des oracles et des mystères. « Tout ce qu’il y eut de sacré en Grèce venait de ce peuple qui se disait issu de la race des vieux Titansiii, et qui existait encore du temps d’Hécatée. »iv
Moreau de Jonnès déduit de ces indices que « ce n’est donc point en Égypte que les Grecs avaient appris à connaître les dieux des Égyptiens, et on peut en conclure que ces premiers princes à qui les Athéniens durent leur éducation sociale et religieuse, Cécrops, Erichthon, Erechthée, s’étaient détachés du nome sacré pour venir s’établir sur le littoral sud de la Tauride. »v
La réputation des Hyperboréens était immense dans l’Antiquité, pour leur magistère moral. « Ce peuple est savant, il possède la sagesse et sait prédire l’avenir. L’on reconnaît les principaux caractères du druidisme dans cette science des choses futures, dans le droit d’asile et l’habitation au fond des forêts.»vi
Les Hyperboréens envoyaient des offrandes au Dieu en les faisant passer de peuples en peuples, qui les transmettaient fidèlement jusqu’au temple de Délos …
« Les Déliens racontent que les offrandes des Hyperboréens leur venaient enveloppées dans de la paille de froment. Elles passaient chez les Scythes : transmises ensuite de peuple en peuple, elles étaient portées le plus loin possible vers l’occident, jusqu’à la mer Adriatique. De là, on les envoyait du côté du midi. Les Dodonéens étaient les premiers Grecs qui les recevaient. Elles descendaient de Dodone jusqu’au golfe Maliaque, d’où elles passaient en Eubée, et, de ville en ville, jusqu’à Caryste. De là, sans toucher à Andros, les Carystiens les portaient à Ténos, et les Téniens à Délos. Si l’on en croit les Déliens, ces offrandes parviennent de cette manière dans leur île. »vii
De cette estime, de cette réputation et de cette reconnaissance universelle, Alexandre César Moreau de Jonnès va jusqu’à supputer que « les mythes fondamentaux du druidisme émanèrent jadis des enseignements que les Scythes, pères des Kimris et des Germains, avaient reçu du nome égyptien aux bords de la Mer Noire »viii.
Quelle sacrée effusion du sacré, du Caucase à l’Europe du Nord !
Ce qui est certain c’est que le nom même du « nome » d’Ammon, le nom noum, a bénéficié d’une diffusion quasi-universelle. Noum a signifié la ‘loi’ (divine), et cela sur un territoire immense, allant de l’Europe du Nord à la Sibérie, de la Mongolie à la Perse, de la Chaldée à l’Arabie…
« Dans tout le nord de l’Asie, en Chine et dans la Tartarie, namoun signifie loi. Noum chez les Chaldéens, nomos parmi les Grecs a le même sens ; les Sibériens, dit Klaproth, adorent un dieu Noum. Les Parses, selon l’Avesta, durent leur civilisation à Anhouma. Les Romains personnifient de même la loi dans Numa, le second de leurs rois mythiques, et chez eux, de ce même vocable, se sont formés les termes exprimant les premières notions nécessaires à toute société policée : numen, nomen, numerus. »ix
Si l’on partage la première partie de l’opinion de Moreau de Jonnès à propos de la diffusion du concept de noum, en revanche sur son dernier point (le rapprochement de noum avec numen, nomen, et numerus), il se peut qu’il ait ici commis une catachrèse malencontreuse, bien qu’on partage aussi son enthousiasme pour les allitérations, les polyptotes ou les homéotéleutes…
Certes, l’adage romain ‘nomen est numen’ est dans toutes les têtes.
Mais ce célèbre jeu de mots n’est pas une preuve de parenté étymologique. Il témoigne plutôt du contraire, puisqu’il ne pouvait certes pas passer pour une simple tautologie pour les locuteurs latins, faute de perdre tout son sel…
Quelques recherches étymologiques peuvent éclairer ce point délicat.
Nomen vient d’une très ancienne racine indo-européenne, attestée en sanskrit, नामन् nāman, ‘nom, appellation’.
Numen vient du verbe latin nuo, ‘faire un signe de tête’, lui-même dérivé de la racine sanskrite नम् nam-, ‘pencher, incliner, courber ; saluer, honorer, rendre hommage’. Il existe sans doute un rapport entre ces deux racines sanskrites nam– et nāman, mais rien qui atteste un rapport avec noum…
Numerus vient du grec νέμω, nemo, ‘attribuer, répartir, distribuer’ selon le dictionnaire étymologique d’Arnout/Meillet. Des trois mots cités, c’est le seul qui semble avoir un réel rapport avec noum et nomos, ‘loi’.
Le mot nemo est particulièrement riche de résonancesx. Nemo peut décrire l’action de ‘faire paître’ (utiliser la part attribuée à la pâture), mais il peut aussi signifier ‘croire, reconnaître pour vrai’ (c’est-à-dire conforme à la vérité reconnue de tous). Parmi les nombreux mots qui en sont dérivés, on peut citer nomeus ‘pâtre’, nomas (gén. nomados), ‘bergers, nomades’, nomos ‘usage, loi’, nemesis ‘distribution, partage’, nomisma, ‘monnaie, nomizo ‘reconnaître pour vrai, croire’. Comme nom propre il désigne les Numides.
Emile Benveniste note pour sa part que la racine *nem– trouve un correspondant avec le gotique niman, ‘prendre’, au sens de ‘recevoir légalement’xi, et l’allemand nehmen. Il conclut à l’existence d’une racine germanique nem– qui rejoint le groupe abondant des formes indo-européennes de *nem-.
Cependant, fort malheureusement pour la thèse noum/nomen/numen/numerus de Moreau de Jonnès que nous citions plus haut, Chantaine remet en cause le lien étymologique entre numerus et nemo. « On est tenté de faire entrer dans la famille de nemo le latin numerus, ce qui reste douteux. xii»
On conclura ici que ni le ‘nom’ (nomen), ni le ‘numineux’ (numen), ni le ‘nombre’ (numerus), n’ont quelque lien avec noum et le nomos.
Il y a de fortes raisons de supposer, en revanche, que noum se rattache, ainsi que nomos, à un groupe très riche de formes indo-européennes venant de la racine *nem-.
De fait, il est même permis de supposer un usage bien plus universel de ces mots, touchant à des sphères linguistiques plus larges encore, si l’on tient compte des remarques de Jean-Pierre Abel-Rémusat, qui fut le premier titulaire de la chaire de langues et littératures chinoises et tartares-mandchoues du Collège de France:
« Nomoun, mot récemment adopté pour rendre le 經 jīng des Chinois, terme qui signifie ‘doctrine certaine, constante, livre classique’, est dérivé du mot Mongol et Ouïgour noum, qui a le même sens. Le grec νόμος, nomos, d’où s’est formé en chaldéen נמסא, en arabe ناموس (namous) et en syriaque ܢܰܡܳܘܣܰ (namous) paroît être la racine de ces mots Tartares qui ont gardé la signification primitive. Il y a sûrement quelque confusion dans le récit que fait Aboulfaradjexiii d’une controverse ordonnée par Tchinggis-Khan, entre les prêtres idolâtres des Ouïgours nommés Kami, et ceux du Khatai qui, dit-il, avoient apporté avec eux le livre de leur loi qu’ils nommoient Noum. Suivant toute apparence, l’auteur Syrien attribue aux Khitayens ou Chinois ce qui appartenoit aux Ouïgours. De tels mots sont de ceux qu’il est naturel qu’une nation emprunte de celle dont elle reçoit son écriture et ses livres.»xiv
Revenons aux Hyperboréens, inventeurs du noum, et sans doute, par là même, les penseurs et les philosophes de la religion les plus anciens dont on ait aujourd’hui la trace en Europe et en Asie mineure…
Leur réputation morale et philosophique fut telle que leur nom d’hyperboréen fut emprunté et revendiqué, beaucoup plus tard, par un groupe de penseurs, de mages et de chamans eux-mêmes bien antérieurs à Socrate et même au premier des présocratiques (Thalès) : Aristée de Proconnèse (vers 600 av. J.-C.), Épiménide de Crète (vers 595 av. J.-C.), Phérécyde de Syros (vers 550 av. J.-C.), Abaris le Scythe (vers 540 av. J.-C.), Hermotime de Clazomènes (vers 500 av. J.-C.). Ils formaient une école « hyperboréenne » ou « apollinienne », qui anticipait le pythagorisme.
Selon Wikipedia, Apollonios Dyscole (vers 130) a écrit « À Épiménide, Aristée, Hermotime, Abaris et Phérécyde a succédé Pythagore (…) qui ne voulut jamais renoncer à l’art de faiseur de miracles. »xv
Nicomaque de Gérase (vers 180) déclare : « Marchant sur les traces de Pythagore, Empédocle d’Agrigente, Épiménide le Crétois et Abaris l’Hyperboréen accomplirent souvent des miracles semblables. »
Walter Burkert énumère comme « faiseurs de miracles » : Aristée, Abaris, Épiménide, Hermotime, Phormio, Léonymos, Stésichore, Empédocle, Zalmoxis.xviii
Ces nouveaux ‘hyperboréens’ étaient à la fois des chamans, des penseurs et des philosophes.
Selon Giorgio Colli, cité par Wikipédia, Abaris et Aristée, c’est « le délire d’Apollon à l’ouvrage. L’extase apollinienne est un sortir hors de soi : l’âme abandonne le corps et, libérée, elle se transporte au dehors. Cela est attesté par Aristée, et on dit de son âme qu’elle ‘volait’xix . À Abaris, en revanche, on attribue la flèche, symbole transparent d’Apollon, et Platon fait allusion à ses sortilèges. Il est permis de conjecturer qu’ils ont réellement vécu. (…) Ce que relate Hérodote à propos de la transformation d’Aristée en corbeau est aussi digne d’intérêt : le vol est un symbole apollinien. (…) D’autres renseignements sur Épiménide en donnent une représentation chamanique qui est à mettre en relation avec Apollon Hyperborée. Dans ce cadre prennent place sa vie ascétique, sa diète végétarienne, voire son fabuleux détachement vis-à-vis de la nécessité de se nourrir. (…) C’est chez Épiménide que l’on peut saisir pour la première fois les deux aspects de la sagesse individuelle archaïque de source apollinienne : l’extase divinatoire et l’interprétation directe de la parole oraculaire du dieuxx. Le premier aspect est déjà repérable chez Abaris et Aristée. (…) Phérécyde de Syros se présente à première vue comme un personnage apollinien. En effet, de Phérécyde est attestée l’excellence dans la divination, et Aristote lui-mêmexxi lui attribue une pratique miraculeuse de la magie, qualité récurrente dans le chamanisme hyperboréen. »xxii
Aristote classe Phérécyde de Syros comme proches des Magesxxiii.
Selon Élien, vers 530 av. J.-C., « les habitants de Crotone ont appelé Pythagore Apollon Hyperboréenxxiv. »
Enfin, beaucoup plus proche de nous, et combien inactuelle, l’idée hyperboréenne revient dans la modernité avec Nietzsche :
« Regardons-nous en face. Nous sommes des hyperboréens, — nous savons assez combien nous vivons à l’écart. ‘Ni par terre, ni par mer, tu ne trouveras le chemin qui mène chez les Hyperboréens’ : Pindare l’a déjà dit de nous. Par delà le Nord, les glaces et la mort — notre vie, notre bonheur… Nous avons découvert le bonheur, nous en savons le chemin, nous avons trouvé l’issue à travers des milliers d’années de labyrinthe. Qui donc d’autre l’aurait trouvé ? — L’homme moderne peut-être ? — ‘Je ne sais ni entrer ni sortir ; je suis tout ce qui ne sait ni entrer ni sortir’ — soupire l’homme moderne… Nous sommes malades de cette modernité malades de cette paix malsaine, de cette lâche compromission, de toute cette vertueuse malpropreté du moderne oui et non. Cette tolérance et cette largeurdu cœur, (…) est pour nous quelque chose comme un sirocco. Plutôt vivre parmi les glaces.»xxv
Vivre parmi les glaces, dans la chaleur des Hyperboréens…
iAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.134
iiHérodote note la nature pacifique des Hyperboréens : « Aristée de Proconnèse, fils de Caystrobius, écrit dans son poème épique qu’inspiré par Phébus, il alla jusque chez les Issédons ; qu’au-dessus de ces peuples on trouve les Arimaspes, qui n’ont qu’un œil ; qu’au delà sont les Gryplions, qui gardent l’or ; que plus loin encore demeurent les Hyperboréens, qui s’étendent vers la mer; que toutes ces nations, excepté les Hyperboréens, font continuellement la guerre à leurs voisins, à commencer par les Arimaspes ; que les Issédons ont été chassés de leur pays par les Arimaspes, les Scythes par les Issédons; et les Cimmériens, qui habitaient les côtes de la mer au midi, l’ont été par les Scythes. Ainsi Aristée ne s’accorde pas même avec les Scythes sur cette contrée. » Hérodote, Histoire, Trad. du grec par Larcher avec des notes de Bochard, Wesseling, Scaliger.. [et al.] Paris. Charpentier, 1850. Livre IV, XIII
iiiPindare, Olymp., schol. III, 28 cité par Alexandre César Moreau de Jonnès, in op. cit.
ivAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.135
xxiAristote, Sur les Pythagoriciens, fragment 1, trad. an. : The Complete Works of Aristotle, J. Barnes édi., Princeton University Press, 1984, p. 2441-2446.
xxiiGiorgio Colli, La sagesse grecque (1977-1978), trad., Éditions de l’Éclat, t. I : Dionysos. Apollon. Éleusis. Musée. Hyperboréens. Énigme, 1990, p. 46, 427 ; t. II : Épiménide. Phérécyde. Thalès. Anaximandre. Anaximène. Onomacrite, 1991, p. 15, 264, 19.
Lorsque, jouant avec les mots, Jacques Prévert célébra la lune ‘une’, et le soleil ‘autre’, il n’avait peut-être pas entièrement à l’esprit le fait qu’il effleurait ainsi le souvenir de l’un des mythes premiers de la Mésopotamie ancienne, et qu’il rendait (involontairement) hommage à la prééminence de la lune sur le soleil, conformément aux croyances des peuples d’Assyrie, de Babylonie, et bien avant eux, d’Akkad.
Dans les récits épiques assyriens, le Soleil, Šamaš (Shamash), nom dont la trace se lit encore dans les appellations du soleil en arabe et en hébreu, est aussi nommé rituellement ‘Fils de Sîn’. Le père de Šamaš est Sîn, le Dieu Lune. En sumérien, le Dieu Lune porte des noms plus anciens encore, Nanna ou Su’en, d’où vient d’ailleurs le nom Sîn. Le Dieu Lune est le fils du Dieu suprême, le Seigneur, le Créateur unique, le roi des mondes, dont le nom est Enlil, en sumérien,ʿĒllil ou ʿĪlue, en akkadien.
Le nom sumérien Enlil est constitué des termes ‘en’, « seigneur », et ‘líl’, «air, vent, souffle ».
Le terme líl dénote aussi l’atmosphère, l’espace entre le ciel et la terre, dans la cosmologie sumérienne.
Les plus anciennes attestations du nom Enlil écrit en cunéiforme ne se lisent pas ‘en-líl’, mais ‘en-é’, ce qui pourrait signifier littéralement « Maître de la maison ». Le nom courant du Dieu suprême en pays sémitique est Ellil, qui donnera plus tard l’hébreu El et l’arabe Ilah, et pourrait avoir été formé par un dédoublement de majesté du terme signifiant ‘dieu’ (ilu, donnant illilu) impliquant par là l’idée d’un Dieu suprême et universel, d’un Dieu des dieux. Il semble assuré que le nom originel, Enlil, est sumérien, et la forme ‘Ellil’ est une forme tardive, sémitisée par assimilation du n au l.
L’Hymne à Enlil affirme qu’il est la Divinité suprême, le Seigneur des mondes, le Juge et le Roi des dieux et des hommes.
« Tu es, ô Enlil, un seigneur, un dieu, un roi. Tu es le juge qui prend les décisions pour le ciel et la terre. Ta parole élevée est lourde comme le ciel, et il n’y a personne qui puisse la soulever. »i « Enlil ! son autorité porte loin, sa parole est sublime et sainte ! Ce qu’il décide est imprescriptible : il assigne à jamais les destinées des êtres ! Ses yeux scrutent la terre entière, et son éclat pénètre au fin fond du pays ! Lorsque le vénérable Enlil s’installe en majesté sur son trône sacré et sublime, lorsqu’il exerce à la perfection ses pouvoirs de Seigneur et de Roi, spontanément les autres dieux se prosternent devant lui et obéissent sans discuter à ses ordre ! Il est le grand et puissant souverain, qui domine le Ciel et la Terre, qui sait tout et comprend tout ! » — Hymne à Enlil, l. 1-12.ii
Un autre hymne évoque le Dieu Lune sous son nom sumérien, Nanna.
« Puis il (Marduk) fit apparaître Nanna À qui il confia la Nuit. Il lui assigna le Joyau nocturne Pour définir les jours : Chaque mois, sans interruption, Mets-toi en marche avec ton Disque. Au premier du mois, Allume-toi au-dessus de la Terre ; Puis garde tes cornes brillantes Pour marquer les six premiers jours ; Au septième jour, Ton Disque devra être à moitié ; Au quinzième, chaque mi-mois, Mets-toi en conjonction avec Shamash (le Soleil). Et quand Shamash, de l’horizon, Se dirigera vers toi, À convenance Diminue et décrois. Au jour de l’Obscurcissement, Rapproche-toi de la trajectoire de Shamash, Pour qu’au trentième, derechef, Tu te trouves en conjonction avec lui. En suivant ce chemin, Définis les Présages : Conjoignez-vous Pour rendre les sentences divinatoires. »iii
Ce que nous apprennent les nombreux textes cunéiformes qui ont commencé d’être déchiffrés au 19ème siècle, c’est que les nations sémitiques de la Babylonie et d’Assyrie ont reçu de fortes influences culturelles et religieuses des anciens peuples touraniens de Chaldée, et cela plus de trois millénaires av. J.-C., et donc plus de deux millénaire avant qu’Abraham quitte la ville d’Ur (en Chaldée). Cette influence touranienne, akkadienne et chaldéenne, s’est ensuite disséminée vers le sud, la Phénicie et la Palestine, et vers l’ouest, l’Asie mineure, l’Ionie et la Grèce ancienne.
Le peuple akkadien, « né le premier à la civilisation »iv, n’était ni ‘chamitique’, ni ‘sémitique’, ni ‘aryen’, mais ‘touranien’, et venait des profondeurs de la Haute Asie, s’apparentant aux peuples tartaro-finnois et ouralo-altaïques.
La civilisation akkadienne forme donc le substrat de civilisations plus tard venues, tant celles des indo-aryens que celles des divers peuples sémitiques.
Suite aux travaux pionniers du baron d’Eckstein, on pouvait affirmer dès le 19ème siècle, ce fait capital : « Une Asie kouschite et touranienne était parvenue à un haut degré de progrès matériel et scientifique, bien avant qu’il ne fut question des Sémites et des Aryens. »v
Ces peuples disposaient déjà de l’écriture, de la numération, ils pratiquaient des cultes chamaniques et mystico-religieux, et leurs mythes fécondèrent la mythologie chaldéo-babylonienne qui leur succéda, et influença sa poésie lyrique.
Huit siècles avant notre ère, les bibliothèques de Chaldée conservaient encore des hymnes aux divinités, des incantations théurgiques, et des rites magico-religieux, traduits en assyrien à partir de l’akkadien, et dont l’origine remontait au 3ème millénaire av. J.-C. Or l’akkadien était déjà une langue morte au 18ème siècle avant notre ère. Mais Sargon d’Akkad (22ème siècle av. J.-C.), roi d’Assur, qui régnait sur la Babylonie et la Chaldée, avait ordonné la traduction des textes akkadiens en assyrien. On sait aussi que Sargon II (8ème siècle av. J.-C.) fit copier des livres pour son palais de Calach par Nabou-Zouqoub-Kinou, chef des bibliothécaires.vi Un siècle plus tard, à Ninive, Assurbanipal créa deux bibliothèques dans laquelle il fit conserver plus de 20 000 tablettes et documents en cunéiformes. Le même Assurbanipal, connu aussi en français sous le nom sulfureux de ‘Sardanapale’, transforma la religion assyrienne de son temps en l’émancipant des antiques traditions chaldéennes.
L’assyriologue français du 19ème siècle, François Lenormant, estime avoir découvert dans ces textes « un véritable Atharva Veda chaldéen »vii, ce qui n’est certes pas une comparaison anachronique, puisque les plus anciens textes du Veda remontent eux aussi au moins au 3ème millénaire av. J.-C.
Lenormant cite en exemple les formules d’un hiératique hymne au Dieu Lune, conservé au Bristish Museumviii. Le nom assyrien du Dieu Lune est Sîn, on l’a dit. En akkadien, son nom est Hour-Ki, que l’on peut traduire par : « Qui illumine (hour) la terre (ki). »ix
Il est le Dieu tutélaire d’Our (ou Ur), la plus ancienne capitale d’Akkad, la ville sacrée par excellence, fondée en 3800 ans av. J.-C., nommée Mougheir au début du 20ème siècle, et aujourd’hui Nassiriya, située au sud de l’Irak, sur la rive droite de l’Euphrate.
L’Hymne au Dieu Lune, texte surprenant, possède des accents qui rappellent certains versets de la Genèse, des Psaumes, du Livre de Job, – tout en ayant plus de deux millénaires d’antériorité sur ces textes bibliques…
« Seigneur, prince des dieux du ciel, et de la terre, dont le commandement est sublime,
Père, Dieu qui illumine la terre,
Seigneur, Dieu bonx, prince des dieux, Seigneur d’Our,
Père, Dieu qui illumine la terre, qui dans l’abaissement des puissants se dilate, prince des dieux,
Croissant périodiquement, aux cornes puissantesxi, qui distribue la justice, splendide quand il remplit son orbe,
Rejetonxii qui s’engendre de lui-même, sortant de sa demeure, propice, n’interrompant pas les gouttières par lesquelles il verse l’abondancexiii,
Très-Haut, qui engendre tout, qui par le développement de la vie exalte les demeures d’En-haut,
Père qui renouvelle les générations, qui fait circuler la vie dans tous les pays,
Seigneur Dieu, comme les cieux étendus et la vaste mer tu répands une terreur respectueuse,
Père, générateur des dieux et des hommes,
Prophète du commencement, rémunérateur, qui fixe les destinées pour des jours lointains,
Chef inébranlable qui ne garde pas de longues rancunes, (…)
De qui le flux de ses bénédictions ne se repose pas, qui ouvre le chemin aux dieux ses compagnons,
Qui, du plus profond au plus haut des cieux, pénètre brillant, qui ouvre la porte du ciel.
Père qui m’a engendré, qui produit et favorise la vie.
Seigneur, qui étend sa puissance sur le ciel et la terre, (…)
Dans le ciel, qui est sublime ? Toi. Ta Loi est sublime.
Toi ! Ta volonté dans le ciel, tu la manifestes. Les Esprits célestes s’élèvent.
Toi ! Ta volonté sur la terre, tu la manifestes. Tu fais s’y conformer les Esprits de la terre.
Toi ! Ta volonté dans la magnificence, dans l’espérance et dans l’admiration, étend largement le développement de la vie.
Toi ! Ta volonté fait exister les pactes et la justice, établissant les alliances pour les hommes.
Toi ! Dans ta volonté tu répands le bonheur parmi les cieux étendus et la vate mer, tu ne gardes rancune à personne.
Toi ! Ta volonté, qui la connaît ? Qui peut l’égaler ?
Rois des Rois, qui (…), Divinité, Dieu incomparable. »xiv
Dans un autre hymne, à propos de la déesse Anounitxv, on trouve un lyrisme de l’humilité volontaire du croyant :
« Je ne m’attache pas à ma volonté.
Je ne me glorifie pas moi-même.
Comme une fleur des eaux, jour et nuit, je me flétris.
Je suis ton serviteur, je m’attache à toi.
Le rebelle puissant, comme un simple roseau tu le ploies. »xvi
Un autre hymne s’adresse à Mardouk, Dieu suprême du panthéon sumérien et babylonien :
« Devant la grêle, qui se soustrait ?
Ta volonté est un décret sublime que tu établis dans le ciel et sur la terre.
Vers la mer je me suis tourné et la mer s’est aplanie,
Vers la plante je me suis tourné et la plante s’est flétrie ;
Vers la ceinture de l’Euphrate, je me suis tourné et la volonté de Mardouk a bouleversé son lit.
Mardouk, par mille dieux, prophète de toute gloire (…) Seigneur des batailles
Devant son froid, qui peut résister ?
Il envoie sa parole et fait fondre les glacesxvii.
Il fait souffler son vent et les eaux coulent. »xviii
De ces quelques citations, on pourra retenir que les idées des hommes ne tombent pas du ciel comme la grêle ou le froid, mais qu’elles surgissent ici ou là, indépendamment les unes des autres jusqu’à un certain point, ou bien se ressemblant étrangement selon d’autres points de vue. Les idées sont aussi comme un vent qui souffle, ou une parole qui parle, et qui fait fondre les cœurs, s’épancher les âmes.
Le Dieu suprême Enlil, Dieu des dieux, le Dieu suprême Mardouk, créateur des mondes, ou le Dieu suprême YHVH, Dieu unique régnant sur de multiples « Elohim », dont leur pluralité finira par s’identifier à son unicité, peuvent envoyer leurs paroles dans différentes parties du monde, à différentes périodes de l’histoire. L’archéologie et l’histoire enseignent la variété des traditions et la similitude des attitudes.
On en tire la leçon qu’aucun peuple n’a par essence le monopole d’une ‘révélation’ qui peut prend des formes variées, dépendant des contextes culturels et cultuels, et du génie propre de nations plus ou moins sensibles à la présence du mystère, et cela depuis des âges extrêmement reculés, il y a des centaines de milliers d’années, depuis que l’homme cultive le feu, et contemple la nuit étoilée.
Que le Dieu Enlil ait pu être une source d’inspiration pour l’intuition divine de l’hébraïque El est sans doute une question qui mérite considération.
Il est fort possible qu’Abraham, après avoir quitté Ur en Chaldée, et rencontré Melchisedech, à qui il demanda sa bénédiction, et à qui il rendit tribut, ait été tout-à-fait insensible aux influences culturelles et cultuelles de la fort ancienne civilisation chaldéenne.
Il est possible que le Dieu qui s’est présenté à Abraham, sous une forme trine, près du chêne de Mambré, ait été dans son esprit, malgré l’évidence de la trinité des anges, un Dieu absolument unique.
Mais il est aussi possible que des formes et des idées aient transité pendant des millénaires, entre cultures, et entre religions.
Il est aussi possible que le Zoroastre de l’ancienne tradition avestique ait pu influencer le Juif hellénisé et néoplatonicien, Philon d’Alexandrie, presque un millénaire plus tard.
Il est aussi possible que Philon ait trouvé toute sa philosophie du logos par lui-même, plus ou moins aidé de ses connaissances de la philosophie néo-platonicienne et des ressources de sa propre culture juive.
Tout est possible.
En l’occurrence il a même été possible à un savant orientaliste du 19ème siècle d’oser établir avec conviction le lien entre les idées de Zoroastre et celles du philosophe juif alexandrin, Philon.
« I do not hesitate to assert that, beyond all question, it was the Zarathustrian which was the source of the Philonian ideas. »xix
Il est aussi possible de remarquer des coïncidences formelles et des analogies remarquables entre le concept de ṛta et de vāc dans le Veda, celui d’asha, d’amesha-spenta et de vohu manah et dans l’Avesta de Zoroastre/Zarathoustra, l’idée du Logos et de νοῦς d’abord présentées par Héraclite et Anaxagore puis développées par Platon.
Le Logos est une force ‘raisonnable’ qui est immanente à la substance-matière du monde cosmique. Rien de ce qui est matériel ne pourrait subsister sans elle. Sextus Empiricus l’appelle ‘Divin Logos’.
Mais c’est dans l’Avesta, et non dans la Bible, dont l’élaboration fut initiée un millénaire plus tard, que l’on trouve la plus ancienne mention, conservée par la tradition, de l’auto-mouvement moral de l’âme, et de sa volonté de progression spirituelle « en pensée, en parole et en acte ».
Héraclite d’Éphèse vivait au confluent de l’Asie mineure et de l’Europe. Nul doute qu’il ait pu être sensible à des influences perses, et ait eu connaissance des principaux traits philosophiques du mazdéisme. Nul doute, non plus, qu’il ait pu être frappé par les idées de lutte et de conflit entre deux formidables armées antagonistes, sous l’égide de deux Esprits originels, le Bien et le Mal.
Les antithèses abondent chez Zoroastre : Ahura Mazda (Seigneur de la Sagesse) et Aṅgra Mainyu (Esprit du Mal), Asha (Vérité) et Drūj (Fausseté), Vohu Manah (Bonne Pensée) et Aka Manah (Mauvaise Pensée), Garô-dmān (ciel) et Drūjô- dmān (enfer) sont autant de dualismes qui influencèrent Anaxagore, Héraclite, Platon, Philon.
Mais il est possible enfin, qu’indo-aryens et perses, védiques et avestiques, sumériens et akkadiens, babyloniens et assyriens, juifs et phéniciens, grecs et alexandrins, ont pu contempler « le » Lune et « la » Soleil, et qu’ils ont commencé à percevoir dans les jeux sidéraux qui les mystifiaient, les premières intuitions d’une philosophie dualiste de l’opposition, ou au contraire, d’une théologie de l’unité cosmique, du divin et de l’humain.
i Hymne à Enlil, l. 139-149 . J. Bottéro, Mésopotamie, L’écriture, la raison et les dieux, Paris, 1997, p. 377-378
ii J. Bottéro, Mésopotamie, L’écriture, la raison et les dieux, Paris, 1997, p. 377-378
iiiÉpopée de la Création, traduction de J. Bottéro. In J. Bottéro et S. N. Kramer, Lorsque les Dieux faisaient l’Homme, Paris, 1989, p. 632
ivFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 147.
vFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 148.
ixEn akkadien, An-hur-ki signifie « Dieu qui illumine la terre, ce qui se traduit en assyrien par nannur (le « Dieu lumineux »). Cf. F. Lenormant, op.cit. p. 164
xL’expression « Dieu bon » s’écrit avec des signes qui servent aussi à écrire le nom du Dieu Assur.
xiAllusion aux croissants de la lune montante et descendante.
xiiiOn retrouve une formule comparable dans Job 38,25-27 : « Qui a creusé des rigoles à l’averse, une route à l’éclair sonore, pour arroser des régions inhabitées, le désert où il n’y a pas d’hommes, pour abreuver les terres incultes et sauvages et faire pousser l’herbe nouvelle des prairies? »
xivFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 168
xvTablette conservée au British Museum, référence K 4608
xviFrançois Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 159-162
xvii Deux mille ans plus tard, le Psalmiste a écrit ces versets d’une ressemblance troublante avec l’original akkadien:
« Il lance des glaçons par morceaux: qui peut tenir devant ses frimas?
Il émet un ordre, et le dégel s’opère; il fait souffler le vent: les eaux reprennent leur cours. » (Ps 147, 17-18)
xviii Tablette du British Museum K 3132. Trad. François Lenormant. Les premières civilisations. Études d’histoire et d’archéologie. Ed. Maisonneuve. Paris, 1874, Tome 2, p. 168
xix« Je n’hésite pas à affirmer que, au-delà de tout doute, ce sont les idées zarathoustriennes qui ont été la source des idées philoniennes. » Lawrence H. Mills. Zoroaster, Philo, the Achaemenids and Israel. The Open Court Publishing. Chicago, 1906, p. 84.
xxIgnaz Goldziher. Mythology among the Hebrews. Trad. Russell Martineau (de l’allemand vers l’anglais). Ed. Longmans, Green and co. London, 1877, p. 28
Socrate présente une figure difficilement surpassable, celle d’un héros éternel de la pensée philosophique. Mais dans sa vie même, il trouva pourtant son maître, – ou plutôt sa maîtresse, de son propre aveu.
Dans le Banquet, Socrate rapporte qu’une femme « étrangère », la dorienne Diotime, n’avait pas caché son doute pour les capacités limitées de Socrate quant aux questions réellement supérieures. Diotime lui avait affirmé, sans précaution oratoire excessive, qu’il ne savait rien des ‘plus grands mystères’, et qu’il n’était peut-être même pas capable de les comprendre…
Diotime avait commencé par inviter Socrate à « méditer sur l’étrange état où met l’amour de la renommée, et le désir de se ménager pour l’éternité du temps une gloire immortelle. »i
Parlant des « hommes féconds selon l’âme », que sont les poètes ou les inventeurs, comme Homère et Hésiode qui possèdent « l’immortalité de la gloire », ou encore Lycurgue, « sauvegarde de la Grèce », elle avait souligné leur soif de gloire, et leur désir d’immortalité. « C’est pour que leur mérite ne meure pas, c’est pour un tel glorieux renom, que tous les hommes font tout ce qu’ils font, et cela d’autant plus que meilleurs ils sont. C’est que l’immortalité est l’objet de leur amour ! »ii
Certes, l’amour de l’immortalité, c’est quelque chose que Socrate est encore en mesure de comprendre. Mais il y a des mystères bien plus élevés, et au-delà même, la ‘révélation’ dernière, la plus sublime qui soit…
« Or, les mystères d’amour, Socrate, ce sont ceux auxquels, sans doute, tu pourrais être toi-même initié. Quant aux derniers mystères et à la révélation, qui, à condition qu’on en suive droitement les degrés, sont le but de ces dernières démarches, je ne sais si tu es capable de les recevoir. Je te les expliquerai néanmoins, dit-elle. : pour ce qui est de moi, je ne ménagerai rien de mon zèle ; essaie, toi, de me suivre, si tu en es capable ! »iii.
L’ironie est patente. Non moindre est l’ironie sur soi-même dont témoigne Socrate, puisque c’est lui-même qui rapporte ces paroles provocantes de Diotime à son égard.
Diotime tient parole, et commence son explication. Pour quiconque s’efforce (s’il en est capable) d’atteindre la ‘révélation’, il faut commencer par dépasser « l’océan immense du beau » et même « l’amour sans bornes pour la sagesse ».
Il s’agit d’aller bien plus haut encore, pour enfin « apercevoir une certaine connaissance unique, dont la nature est d’être la connaissance de cette beauté dont je vais maintenant te parler »iv.
Et à nouveau l’ironie se fait cinglante.
« Efforce-toi, reprit-elle, de me prêter ton attention le plus que tu en seras capable. »v
Qu’est-ce qui est donc si difficile à apercevoir, et quelle est cette connaissance apparemment hors d’atteinte pour Socrate lui-même ?
Il s’agit de découvrir « la soudaine vision d’une beauté dont la nature est merveilleuse », une « beauté dont, premièrement l’existence est éternelle, étrangère à la génération comme à la corruption, à l’accroissement comme au décroissement ; qui, en second lieu, n’est pas belle à ce point de vue et laide à cet autre, pas davantage à tel moment et non à tel autre, ni non plus belle en comparaison avec ceci, laide en comparaison avec cela (…) mais bien plutôt elle se montrera à lui en elle-même et par elle-même, éternellement unie à elle-même dans l’unicité de sa nature formelle »vi.
Avec, pour but, cette « beauté surnaturelle », il faut « s’élever sans arrêt, comme au moyen d’échelons (…) jusqu’à cette science sublime, qui n’est science de rien d’autre que de ce beau surnaturel tout seul, et qu’ainsi, à la fin, on connaisse, isolément, l’essence même du beau. »vii
Diotime résume cette longue quête ainsi:
« C’est à ce point de l’existence, mon cher Socrate, dit l’étrangère de Mantinée, que, plus que partout ailleurs, la vie pour un homme vaut d’être vécue, quand il contemple le beau en lui-même ! Qu’il t’arrive un jour de le voir ! »viii
Il s’agit de « réussir à voir le beau en lui-même, dans son intégrité, dans sa pureté, sans mélange (…) et d’apercevoir, en lui-même, le beau divin dans l’unicité de sa nature formelle »ix .
C’est cela le but ultime, suprême : réussir à voir en soi-même le beau en lui-même, dans l’unicité de sa nature…
D’ailleurs, il ne s’agit pas de contempler seulement le Beau. Il faut encore s’unir à lui, de façon à « enfanter », et à devenir soi-même immortel…
Diotime dévoile enfin son idée la plus profonde :
« Conçois-tu que ce serait une vie misérable, celle de l’homme dont le regard se porte vers ce but sublime ; qui, au moyen de ce qu’il fautx, contemple ce sublime objet et s’unit à lui ? Ne réfléchis-tu pas, ajouta-t-elle, qu’en voyant le beau au moyen de ce par quoi il est visible, c’est là seulement qu’il réussira à enfanter, non pas des simulacres de vertu, car ce n’est pas avec un simulacre qu’il est en contact, mais une vertu authentique, puisque ce contact existe avec le réel authentique ? Or, à qui a enfanté, à qui a nourri une authentique vertu, n’appartient-il pas de devenir cher à la Divinité ? Et n’est-ce à celui-là, plus qu’à personne au monde, qu’il appartient de se rendre immortel ? »xi
Est-ce cela dont Socrate lui-même est « incapable » ? D’enfanter la vertu ?
xPour ce faire, il faut « user de la pensée toute seule sans recourir ni à la vue, ni à aucune autre sensation, sans en traîner aucune à la remorque du raisonnement » et « se séparer de la totalité de son corps puisque celui-ci est ce qui trouble l’âme et qui l’empêche d’acquérir vérité et pensée, et de toucher au réel. » Phédon 65 e-66a
« Au-dedans de son âme chacun possède la puissance du savoir (…) et est capable , dirigé vers le réel, de soutenir la contemplation de ce qu’il y a dans le réel de plus lumineux. Or c’est cela, déclarons-nous le Bien » La République VII 518 c. « Le talent de penser a vraisemblablement part à quelque chose qui est beaucoup plus divin que n’importe quoi. » Ibid. 518 e
Lorsque je pense à la façon dont je pense, je pense à cette nuit, à cette profondeur, à la brume et à la nature (illimitée) de ce qui pense en moi, ce principe vivant, cette ombre active qu’on appelle ‘âme’ (ou ‘esprit’).
Je pense aussi au fait que des âmes (ou les ‘esprits’) apparaissent dans un monde qui leur est étranger (parce que matériel), – et qu’elles y viennent déjà dotées d’une puissance de conscience, en mesure de s’interroger sur sa propre essence.
Les âmes et les esprits se révèlent capables de saisir des idées immatérielles (par exemple le principe de non-contradiction ou l’idée de l’attraction universelle). Cela suffit-il à en induire leur propre immatérialité ?
Si les âmes ne sont pas immatérielles, ne sont-elles que des émanations matérielles de corps eux-mêmes matériels ? Mais alors comment expliquer que ces entités matérielles soient capables de concevoir des abstractions pures, des essences, sans aucun lien avec le monde matériel ?
Autre question: comment les âmes se lient-elles ou interagissent-elles avec les diverses natures qui composent le monde, et avec les différents êtres qui les entourent ?
Quelle est la nature de leurs liaisons avec ces natures, avec ces êtres, si différents d’elles?
En particulier, comment les âmes interagissent-elles avec d’autres âmes, d’autres esprits ? Et peut-on concevoir qu’elles puissent se lier même avec d’autres’ êtres intelligibles’, existant en acte ou en puissance de par le monde?
Ces questions délicates ont été traitées par Kant dans un petit ouvrage, au style enlevé, Rêves d’un homme qui voit des esprits.ii
Il y affirme que l’âme est immatérielle, – tout comme d’ailleurs est immatériel ce qu’il appelle le ‘monde intelligible’ (mundus intelligibilis), le monde des idées et des pensées, – ce monde qui est comme le ‘lieu’ propre du moi pensant, parce que celui-ci peut s’y rendre à volonté, en se détachant du monde matériel, sensible.
Il y affirme aussi que l’âme de l’homme, bien qu’immatérielle, est liée à un corps, le corps du moi, un corps dont elle reçoit les impressions et les sensations matérielles des organes qui le composent.
L’âme participe donc de deux mondes, le monde matériel (sensible) et le monde immatériel (intelligible), le monde du visible et celui de l’invisible.
Il décrit ainsi cette double appartenance :
« Car la représentation que l’âme de l’homme a d’elle-même, comme d’un esprit (Geist), par une intuition immatérielle, lorsqu’elle se considère dans ses rapports avec les êtres de même nature qu’elle, est toute différente de celle qui a lieu par la conscience lorsqu’elle se représente comme homme à l’aide d’une image qui tire son origine de l’impression des organes corporels, image qui est représentée comme un rapport avec les choses matérielles seulement. C’est sans doute le même sujet qui appartient en même temps, comme membre de l’un et de l’autre, au monde sensible et au monde intelligible ; mais ce n’est pas la même personne, parce que les représentations de l’un de ces mondes, par suite de leur nature, n’ont rien de commun avec les idées qui accompagnent les représentations de l’autre monde, et qu’ainsi ce que je pense de moi, comme esprit, ne me revient pas en mémoire comme homme, et que réciproquement mon état d’homme n’est pour rien dans la représentation de moi-même comme esprit. Du reste, les représentations du monde spirituel, si claires et si intuitives qu’elles puissent êtreiii, ne suffisent pas pour en avoir conscience comme homme. D’un autre côté, la représentation de soi-même (c’est-à-dire de l’âme) comme esprit, est bien acquise par le raisonnement, mais elle n’est pour personne une notion intuitive et d’expérience »iv.
Il y a bien « un sujet », à la fois membre du « monde sensible » et du « monde intelligible », mais ce n’est pas « la même personne » qui se représente « comme esprit » ou « comme homme ».
Dans une note complétant ce texte, Kant introduit explicitement l’expression « dualité de la personne » (ou « dualité de l’âme par rapport au corps »):
« On peut expliquer par une certaine espèce de dualité personnelle, celle de l’âme même par rapport au corps. Certains philosophes croient, sans appréhender la moindre opposition, pouvoir s’en rapporter à l’état de profond sommeil quand ils veulent prouver la réalité de représentations obscures, quoiqu’on ne puisse rien affirmer à cet égard, sinon qu’au réveil nous ne nous rappelons aucune de celles que nous avons peut-être pu avoir dans le sommeil le plus profond, d’où il suit seulement qu’elles ne sont pas représentées clairement au réveil, mais non qu’elles fussent obscures quand nous dormions. Je croirais plus volontiers qu’elles ont été plus claires et plus étendues que les plus claires mêmes de l’état de veille ; c’est ce qui peut s’attendre, dans le repos parfait des sens extérieurs, d’un être aussi actif qu’est l’âme. »
Hannah Arendt qualifie cette note de « bizarre »v, sans expliciter ce jugement.
Pourquoi « bizarre » ?
Plusieurs conjectures sont possibles.
Peut-être est-il « bizarre » de présenter l’âme comme pensant de façon plus claire et plus étendue dans le sommeil profond, se révélant dans cet état plus ‘active’ qu’à l’état de veille ?
Ou bien il peut sembler « bizarre » de présenter l’âme non comme ‘une’, mais comme ‘duelle’, cette dualité impliquant une contradiction dans l’idée qu’elle se fait de sa propre nature ?
D’un côté, en effet, l’âme sent l’unité intrinsèque qu’elle possède comme ‘sujet’, et de l’autre elle se ressent en tant que ‘personne’, dotée d’une double perspective. Il pourrait paraître « bizarre » que l’âme se pense à la fois une et duelle, – ‘une’ (comme sujet) et ‘duelle’ (comme personne).
Cette dualité intrinsèque introduit une distance par devers soi, un écart intérieur dans l’âme même, – une béance entre l’état de ‘veille’ (où se révèle la dualité) et l’état de ‘sommeil profond’ (où le sentiment de la dualité s’évapore, en révélant alors (peut-être) la véritable nature de l’âme ?
Hannah Arendt propose cette paraphrase de la note de Kant :
« Kant compare l’état du moi pensant à un sommeil profond où les sens sont au repos complet. Il lui semble que, pendant le sommeil les idées ‘ont pu être plus claires et plus étendues que les plus claires de l’état de veille’, justement parce que ‘la sensation du corps de l’homme n’y a pas été englobée’. Et au réveil, il ne nous reste rien de ces idées. »vi
Ce qui semble « bizarre », comprend-on peut-être, c’est qu’après avoir été exposée à des idées « claires et étendues », rien de tout cela ne reste, et que le réveil efface toutes traces de l’activité de l’âme dans le sommeil profond du corps.
Mais s’il ne reste rien, il reste au moins le souvenir d’une activité immatérielle, qui, à la différence des activités dans le monde matériel, ne se heurte à aucune résistance, à aucune inertie. Il reste aussi le souvenir obscur de ce qui furent des idées claires et intenses… Il reste le souvenir d’avoir éprouvé un sentiment de liberté totale de la pensée, délivrée de toutes contingences.
Tout cela ne s’oublie pas, même si les idées, elles, semblent nous échapper.
Il est possible aussi que l’accumulation de ce genre de souvenirs, de ces sortes d’expériences, finisse par renforcer l’idée même de l’existence d’une âme indépendante (du corps). Par extension, et par analogie, tout cela constitue une expérience de ‘spiritualité’ en tant que telle, et renforce l’idée d’un monde des esprits, d’un monde « intelligible », séparé du monde matériel.
L’âme (ou l’esprit) qui prend conscience de son pouvoir de penser ‘clairement’ (pendant le sommeil obscur du corps) commence à se penser à distance du monde qui l’entoure, et de la matière qui le constitue. Mais ce pouvoir de penser ‘clairement’ ne lui permet pas cependant de sortir de ce monde, ni de le transcender (puisque toujours le réveil advient, – et l’oubli des pensées ‘claires’).
Que faire de cette distance de l’âme vis-à-vis du monde ?
L’âme voit bien que la réalité est tissée d’apparences. Malgré la profusion même de ces apparences (de ces ‘illusions’), la réalité reste stable, elle se prolonge sans cesse, elle dure en tout cas assez longtemps pour que nous soyons amenés à la reconnaître non comme illusion, mais comme un objet, l’objet par excellence, offert à notre regard de sujets.
Si l’on ne se sent pas en mesure de considérer la réalité comme objet, on peut du moins être inclinés à la considérer comme un état, durable, imposant son évidence, à la différence de l’autre monde, le ‘monde intelligible’, toujours nimbé de doute, d’improbabilité (puisque son royaume ne s’atteint que dans la nuit du sommeil profond).
Et, comme sujets, nous exigeons en face de nous de véritables objets, non des chimères, ou des conjectures, – d’où l’insigne avantage donné au monde sensible.
La phénoménologie (de Husserl), en effet, enseigne que l’existence d’un sujet implique nécessairement celle d’un objet. Les deux sont liés. L’objet est ce dans quoi s’incarne l’intention, la volonté et la conscience du sujet.
L’objet (de l’intention) nourrit la conscience, plus que la conscience ne peut se nourrir elle-même, – l’objet constitue en fin de compte la subjectivité même du sujet, se présentant à son attention, s’instituant comme son intention.
Sans sujet, pas de projet et pas d’objet. Sans objet, pas de sujet.
Tout sujet (toute conscience) porte des intentions qui se fixent sur des objets ; de même les objets (ou les ‘phénomènes’) qui apparaissent dans le monde révèlent de ce fait l’existence de sujets dotés d’intentionnalités, par et pour lesquels les objets prennent sens.
De cela on tire une conséquence profonde.
Nous sommes des sujets, et nous ‘apparaissons’, dès le commencement de notre vie, dans un monde de phénomènes. Certains de ces phénomènes se trouvent être aussi des sujets. Nous apprenons à distinguer les phénomènes qui ne sont que des phénomènes (exigeant des sujets pour apparaître), et les phénomènes qui finissent par se révéler à nous comme étant non pas seulement des phénomènes, dont nous serions les spectateurs, mais comme d’autres sujets, et même des sujets ‘autres’.
La réalité du monde de phénomènes est donc liée à la subjectivité de multiples sujets, et d’innombrables formes de consciences, qui sont à la fois des phénomènes et des sujets.
Le monde total est lui-même un ‘phénomène’, dont l’existence exige au moins un Sujet, ou une Conscience, qui ne soient pas eux-mêmes seulement des phénomènes.
Dit autrement, – si l’on pouvait établir absolument (ou en théorie) l’absence de toute conscience, l’inexistence de tout sujet, lors d’états originaires du monde, devrait-on nécessairement conclure alors, en de telles circonstances, à l’inexistence du monde ‘phénoménal’?
Le monde ‘phénoménal’ n’existerait pas alors, en tant que phénomène, puisque aucun sujet ne serait en mesure de le recevoir.
Mais une autre hypothèse serait encore possible. Peut-être existerait-il des sujets faisant partie d’un autre monde, un monde non phénoménal, mais nouménal, le « monde intelligible », évoqué par Kant ?
Comme l’on ne peut douter que le monde et la réalité commencèrent d’exister bien avant que tout sujet humain n’apparaisse, il faut en conclure que d’autres sortes de consciences, d’autres genres de ‘sujets’ existaient aussi alors, pour qui le monde à l’état de phénomène inchoatif constituait déjà un ‘objet’ et une ‘intention’.
Suivant cette logique, il faut penser que le monde a toujours déjà été un objet de subjectivité, d’‘intentionnalité’, de ‘désir’.
Il ne peut pas en être autrement. Il reste maintenant à tenter de savoir pour quels sujets, pour quelles consciences, ce monde naissant pouvait se dévoiler comme objet, et comme phénomène.
On peut même faire l’hypothèse que cette subjectivité, cette intentionnalité, ce désir, cette pensée, ont pré-existé à l’apparition du monde des phénomènes, sous la forme d’une ‘aptitude à vouloir, à désirer, à penser’, autrement dit, d’une ‘pensée en puissance’.
« Pour le philosophe, qui s’exprime sur l’expérience du moi pensant, l’homme est, tout naturellement, non seulement le verbe, mais la pensée faite chair ; l’incarnation toujours mystérieuse, jamais pleinement élucidée, de l’aptitude à penser. »vii
Pourquoi mystérieuse ? Parce que personne ne sait d’où vient la pensée, et encore moins ne devine seulement l’étendue de toutes les formes que la pensée peut prendre, dans l’univers, depuis l’origine.
Puisque nous n’avons d’autre guide dans toute cette recherche que la pensée elle-même, il faut y revenir encore.
Toute pensée est singulière parce qu’elle recrée (à sa façon) les conditions de la liberté originelle de l’esprit, avant même de ‘devenir chair’.
« Pendant qu’un homme se laisse aller à simplement penser, à n’importe quoi d’ailleurs, il vit totalement dans le singulier, c’est-à-dire dans une solitude complète, comme si la Terre était peuplée d’un Homme et non pas d’hommes. »viii
Le penseur isolé recrée à sa façon la solitude absolue du premier Penseur.
Quel était ce premier Penseur, ce premier Homme ? L’Adam mythique ?
Ou bien un Esprit qui pensa originellement, et par ce fait même, créa l’objet de Sa pensée ?
Parmi les ‘premiers penseurs’ dont nous avons encore la trace, Parménide et Platon ont évoqué et mis au pinacle le petit nombre de ceux qui vivent de « la vie de l’intelligence et de la sagesse », qui vivent de cette vie que tous ne connaissent pas, mais que tous peuvent désirer vouloir connaître.
« La vie de l’intelligence et de la sagesse », c’est la vie de l’esprit (noos), la vie de la pensée même, dans sa plus haute liberté, dans son infinie puissance. Comme l’Intelligence, elle fut dès l’origine la « reine du ciel et de la terre »ix.
iDi, quibus imperium est animarum, umbraeque silentes
et Chaos et Phlegethon, loca nocte tacentia late,
Sit mihi fas audita loqui, sit numine vestro,
pandere res alta terra et caligine mersas.
Enéide VI, 264-7
iiKant. Rêves d’un homme qui voit des esprits, – expliqués par des rêves de la métaphysique. (1766). Trad. J. Tissot. Ed. Ladrange, Paris, 1863
iiiLe texte comporte ici cette note de la main de Kant : « On peut expliquer par une certaine espèce de dualité personnelle, celle de l’âme même par rapport au corps. Certains philosophes croient, sans appréhender la moindre opposition, pouvoir s’en rapporter à l’état de profond sommeil quand ils veulent prouver la réalité de représentations obscures, quoiqu’on ne puisse rien affirmer à cet égard, sinon qu’au réveil nous ne nous rappelons aucune de celles que nous avons peut-être pu avoir dans le sommeil le plus profond, d’où il suit seulement qu’elles ne sont pas représentées clairement au réveil, mais non qu’elles fussent obscures quand nous dormions. Je croirais plus volontiers qu’elles ont été plus claires et plus étendues que les plus claires mêmes de l’état de veille ; c’est ce qui peut s’attendre, dans le repos parfait des sens extérieurs, d’un être aussi actif qu’est l’âme, quoique, par le fait que le corps de l’homme n’est pas senti en même temps, l’idée de ce corps dans l’état de veille (qui accompagne l’état précédent des pensées et qui peut aider à former la conscience d’une seule et même personne) fasse défaut. Les opérations de quelques somnambules, qui indiquent parfois plus d’intelligence dans cet état qu’autrement, bien qu’ils ne s’en rappellent rien au réveil, confirment la possibilité de ma conjecture sur le sommeil profond. Les rêves, au contraire, c’est-à-dire les représentations du sommeil qu’on se rappelle au réveil, ne sont pas dans ce cas. Alors, en effet, l’homme ne dort pas complètement ; il sent à un certain degré clairement, et entremêle ses opérations intellectuelles aux impressions des sens extérieurs. Il se les rappelle donc en partie, mais il n’y trouve aussi que d’informes et absurdes chimères, comme c’est inévitable, puisque les idées de la fantaisie et celles de la sensation extérieure s’y trouvent confondues. »
ivKant. Rêves d’un homme qui voit des esprits, – expliqués par des rêves de la métaphysique. (1766). Trad. J. Tissot. Ed. Ladrange, Paris, 1863, p.27
vH. Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.68-69
viH. Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.68-69
viiH. Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.72
viiiH. Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.72
Aujourd’hui,
tant le monde a changé, les hommes ne croient être que ce qu’ils
pensent qu’ils sont, et rien de plus. Ils pensent que ce qu’ils
appellent leur « conscience » (c’est-à-dire la faible
lumière qui chaque jour s’allume au réveil et s’éteint dans le
sommeil, après avoir clignoté un peu pendant le jour) porte toute
leur identité et constitue leur être même.
Quoique
faible, elle est leur seule
clarté, leur fanal.
Elle est leur phare.
Les
hommes, dans leur humiliation auto-infligée, s’imaginent
n’être rien de plus que le gardien de cette trapue
tour de guet, assaillie
par les nuits, et ils
notent, peu attentifs, ce que leur conscience, intermittente, trouée,
voilée, leur murmure indolemment, d’une voix brouillée,
oublieuse, vite essoufflée.
L’inconscient
enfoui dans l’obscur, soupire, gémit, hurle même en silence dans
l’abîme, mais la conscience se croit maîtresse du moi ; elle
ignore royalement le Soi. Le sommeil, la démence, la mort, la
conscience n’en a cure, elle a trop à faire ici et maintenant,
pense-t-elle.
Et
pourtant, le démon intérieur, aux ailes éployées, à la vue
perçante, à la gueule ardente, à
la queue sifflante, ne
cesse de bondir, de rugir, et de dévorer les
entrailles grouillantes
de ‘l’étant’.
Rien n’y fait. L’étant
vaque.
Ce
qu’est son ‘être’, l’homme se le demande assurément, de
temps à autre, mais il est peu pressé d’entendre la réponse, il
est occupé, il est sans cesse distrait de lui-même par le spectacle
du monde, aussi fugace que les ombres du miroir.
Des
réponses, il y en a pourtant, venues du fond des millénaires, des
pistes ouvertes par des esprits sincères.
Platon
dit que l’être de l’homme, l’être de ‘l’étant’, ce qui
fait que tel homme est cet homme, et non pas un autre, que telle
personne est singulière, unique au monde, c’est son eidos
(εἶδος).
Magie
d’un mot grec,
qui dit à
la fois ‘image’, ‘apparence’, ‘forme’
et ‘idée’.
L’être
de l’homme, c’est
sa ‘forme’, c’est-à-dire,
pour
s’exprimer selon le mythe,
l’‘idée’
qui
l’a mis en mouvement, dès l’origine,
et
qui
ne peut être ‘vue’ que par l’âme même.
Une
‘idée’ vue par ‘l’âme’
même ?
Les matérialistes, qui se moquent de l’âme, et de l’origine des idées, peuvent-ils concevoir qu’une ‘idée’ définisse de manière unique et singulière chaque être humain ?
Sans doute pas. Cependant, même du point de vue matérialiste, rien n’empêcherait (en théorie) de supputer qu’un arrangement original, une ‘somme’ hautement spécifique, de milliards de milliards d’ensembles de corpuscules quantiques (matériels, donc!), correspondant à la totalité de « ce qu’est » un être humain, puisse être qualifié de ‘forme’, ou d’idée formelle.
Laissons là le matérialisme et ses offuscations, et revenons à Platon. La définition platonicienne n’est certes pas matérialiste, elle est ‘idéaliste’ : l’eidos est une idée pure, qui n’a rien de matériel, mais qui pourtant enveloppe et donne sa ‘forme’ à la matière qui constitue l’être humain.
Comme la matière (ou la substance) humaine est éminemment mobile, faite de flux toujours renouvelés, il est heureux pour elle qu’une telle ‘forme’ subsiste indépendamment de cette mouvance incessante. Sans elle, la matière n’aurait plus de ‘glu’, de ‘colle’ ontologique: sa ‘substance’ n’aurait pas de ‘consistance’, et elle se volatiliserait vite comme un brouillard d’électrons libres.
Aristote, nettement plus ‘réaliste’ que son maître Platon, voit quant à lui l’étant comme un ‘sujet’, défini par des ‘attributs’ correspondant à certaines ‘catégories’, jugées par lui métaphysiquement et universellement appropriées, comme celles de ‘substance’, de ‘qualité’, de ‘quantité’, de ‘lieu’, de ‘temps’, de ‘relation’, etc.
La
critique des catégories d’Aristote mériterait de longs
développements, mais pour faire court, je dirais seulement ceci :
rien n’empêche d’imaginer que d’autres ‘catégories’
(non-aristotéliciennes)
puissent être conçues,
de façon à rendre compte de phénomènes moins nets que ceux
auxquels Aristote tente de rendre raison. Tout ce qui relève (et
qu’est-ce qui n’en relève pas?) du mélange, de la métamorphose,
de l’intermédiation, de la transfiguration, du dépassement,
exigerait sans doute
de nouvelles
‘catégories’, mêlées, métamorphiques, intermédiaires,
transfiguratrices, dépassantes.
Nous avons besoin de dire à propos du Soi l’énorme et insondable paysage (conscient et inconscient) de ‘présences’ mêlées d’absences, de ‘qualités’ zébrées de ‘lieux’, de ‘quantités’ indicibles, de ‘temporalités’ striées, de ‘relations’ intriquées, de ‘substances’ transfigurées ou rêvées, de ‘passions’ intermédiaires, de ‘possessions’ quasi-défaillantes, et d’‘actions’ vite dépassées par l’espérance. Bref il faut modaliser, hybrider, faire croître et multiplier l’héritage aristotélicien, non pour en dénier l’importance inaugurale, mais pour remplir l’exigence permanente d’exode, hors des finitudes ressenties.
Autrement
dit, l’homme est peut-être
plus ‘divin’ (ou,
si l’on préfère,
peut-être plus minéral, ou végétal, ou non-humain) que
ce que les
catégories d’Aristote permettent d’envisager, ou laissent
entendre, ou que ce que les matérialistes contemporains fixent dans
leurs décrets a
priori.
L’homme,
en particulier,
a ceci de ‘divin’ qu’il peut penser sa propre pensée, et la
mettre au pinacle, la
transcender, ou
la réduire en fines poussières, la dynamiter et
l’humilier, ou
la
sublimer, l’extasier…
Tout est possible, et on n’a encore rien vu. On
aura toujours, encore ‘rien vu’.
En
pensant sa pensée, l’homme
découvre que ce bel organe (la
pensée) ne
se meut jamais
sans désirs. Mais que désire la pensée de l’homme ? Elle
désire sa Désirade, son « île au loin »,
que dis-je « île », son
amas galactique,
son au-delà des mondes !…
C’est
en effet l’intelligible
qui
met
l’intelligence toujours
en
mouvement, parce que
l’intelligible est son
paradis encore inimaginé, le sommet de sa quête inassouvie. Si
l’intelligible n’existait pas, l’intelligence serait quiète,
morose
et inoccupée.
Mais l’intelligible existe, et surtout, il sait se faire désirer, il sait se faire aimer de l’intelligence, en quelque sorte par avance. Avant même que celle-ci le connaisse, il lui envoie les signes subtils, aguicheurs, presque indécelables, mais néanmoins patents, de son existence celée. Intriguée, curieuse, vite avide d’en savoir plus, l’intelligence se met en chemin, et fait ainsi sans cesse tourner le monde ; elle entraîne dans son mouvement l’univers entier, à la recherche de ce qu’elle aimé déjà, sans le connaître vraiment.
Curieux destin que celui de l’homme embarqué sans fin dans cette anabase ! Trop conscient de ses limites, inconscient de ses réelles puissances et de ses virtualités, attiré par un rêve, il meurt sans savoir ce qu’il a cherché toute sa vie.
L’inquiétude de son âme est nécessaire à sa félicité (toujours irréalisée, toujours en fuite), qui le tire vers le haut ou le fait plonger dans le gouffre.
Le
mystique ne sait pas ce qu’il « voit », et après avoir « vu »
ce qu’il pense avoir « vu » il n’en comprend pas le sens, il
sait qu’il n’en mesure pas la portée. Et de tout cela (ce qu’il a vu
ou non, ce qu’il en sait ou n’en sait pas, ce qu’il peut peut-être
en dire ou ce qu’il peut décidément ne pas en dire), de tout cela
il ne peut être assuré.
Il
sait seulement qu’il ne peut pas vraiment parler de ce qu’il sait ne
pas vraiment savoir.
Mais
il sait quand même cela; il sait qu’il a peut-être pu avoir vu
quelque chose. Qu’a-t-il vu? Cela varie beaucoup.
Parfois,
certains affirment à ce sujet qu’ils ont vu ceci, ou « cela par
quoi tout est connu »i.
Mais comment en être sûr?
Comme
le « voyant » ne peut rien dire réellement, à quoi cela
sert-il qu’il voie, et qu’il dise qu’il ne sait pas? Et que nous
chaut un « dire » qui en fait ne dit mot?
On
peut conjecturer cependant que cela lui sert à se remémorer sans
cesse ce qu’il a une fois (ou quelques fois) cru voir, mais qu’il n’a
pas compris, et dont il ne peut rien dire, mais qu’il peut toujours
ressasser, méditer.
Il
peut même creuser plus avant ce souvenir taraudant. Et nous inviter
à le rejoindre (par la pensée) dans ces travaux d’excavation. Qui
sait? Du choc des consciences peut peut-être jaillir une nouvelle
lumière? Ou une nouvelle forme de conscience?
« Lieux » de conscience
Mystiques
ou non, nous pensons avoir une certaine conscience de la « réalité »,
une conscience fondée sur des perceptions, des connaissances, une
intelligence même (réelle ou supposée).
On
perçoit cette « réalité » par les sens, on la saisit par
la pensée et on la contemple par l’esprit. Si nous n’en avions
aucune perception, aucune représentation, aucun concept, nous ne
pourrions certes rien en dire. Mais nous en avons bien une certaine
connaissance. Et cette connaissance n’est pas isolée, elle fait
partie d’un « champ de connaissances », d’un ensemble de
connaissances plus ou moins liées, qui peuvent former un « champ
de conscience ».
La
« réalité », en tout cas celle qui se présente à nous, se
donne à saisir mentalement par l’intermédiaire de ces « champs »,
et elle se donne à voir par sa « présence ». Ainsi mise en
perspective (mentale et intuitive), elle s’ouvre toujours davantage à
notre conscience.
Mais
cela ne nous suffit pas. Nous voulons continuer à chercher. Ce
« champ » de connaissance et de conscience est-il le socle
ultime de toute future connaissance, de toute potentielle conscience
-?
Ou
bien n’est-il pas lui-même toujours déjà trop étroit, trop fermé,
trop limité?…
Ce
premier « champ » cache-t-il d’autres épaisseurs de réalité?
Recouvre-t-il d’autres plans entièrement différents, dont nous
n’avons aucune connaissance et aucune conscience?
Y
aurait-il peut-être d’autres « champs », enfouis plus
profondément, des « cavernes » cachées, des « occlusions »
celées, et qui échapperaient de fait à toute conscience actuelle?
Y
aurait-il d’autres champs encore, situés ailleurs, sur d’autres
« plans », appelant à l’exploration d’autres « niveaux »
de conscience, dont notre conscience actuelle (ou ce que nous
appelons telle) n’a pas idée?
Nous
pouvons savoir certaines choses, et nous pouvons savoir que ce savoir
est limité. Nous savons déjà avec certitude que nos connaissances
sont limitées et nous savons que nous ne pourrons jamais dépasser
leurs limites actuelle par nos propres forces. Nous avons besoin
d’exogène pour continuer à grandir.
Mais
« grandir » est-il un mot qui convient encore quand il s’agit
d’enfoncer tous les fonds, ou de crever tous les plafonds?
Si
nous pouvions franchir d’un seul coup les barrières (les fonds et
les plafonds) qui nous séparent d’autres champs de savoir, d’autres
champs de connaissance, d’autres champs de conscience, nous ne
serions pas nécessairement équipés pour en tirer alors profit.
Nous serions vraisemblablement totalement perdus. Soudainement
transplantés dans un autre univers de conscience, un autre univers
cognitif, comment pourrait-on commencer à « savoir » ou à
« connaître » ce à quoi nous serions alors nouvellement
confrontés? Il y aurait tant de choses à acquérir avant même de
nous rendre compte de la texture noétique de ce nouvel univers…
Nous aurions cependant conscience que s’ouvre effectivement un champ entier, absolument neuf, dont nous ne savons rien, dont nous ne connaissons seulement qu’il s’ouvre à nous — ce qui est déjà une forme de connaissance, a minima.
Mais
nous ne savons même pas s’il existe un ou de multiples autres
« champs » de conscience, au-dessus ou en-dessous du champ de
notre conscience actuelle.
Nous ne pouvons que le conjecturer. Quelques indices nous font parfois signe… Mais comment être sûr que nous ne nous égarons pas? Il n’y a guère de moyens de le savoir.
L’inconnu
n’est pas connu, par définition. Mais cela est-il le mot de la fin ?
Faut-il
appliquer l’aphorisme (défaitiste) de Wittgenstein: ce dont on ne
peut parler il faut le taire ?
Ne devrions-nous pas plutôt dire: ce dont on ne peut parler, il faut justement chercher à en parler?
Faudrait-il
chercher à parler du fait qu’on ne sait rien, qu’on ne peut rien
dire, mais qu’on est là en train de parler quand même du fait de
chercher « quelque chose », quoique dans le vide?
On peut se dire qu’il ne faut pas taire à soi-même ce désir de recherche. se dire que « se taire » à ce propos ne fait que reculer le moment d’en parler, négativement, allusivement, imaginairement, symboliquement…
Le seul fait d’évoquer la possible existence de « quelque chose » ou du « désir » qu’elle peut provoquer, même si nous n’en connaissons rien, permet d’imaginer ou d’inférer que notre inconscient est habité par des choses certes inconnues, inouïes, ayant leur vie propre, évoluant librement dans ces autres plans, et partant, on peut le supposer, « réellement » existantes…
Le
seul fait que la possible existence de « quelque chose »
d’inconnu soit concevable, même fugacement, à l’intérieur du cadre
de notre conscience actuelle est déjà une amorce de connaissance.
Cette
amorce est une aspérité minime, un infime grain de sable, à partir
de quoi, — telle une perle huîtrière — l’interrogation
philosophique ou métaphysique pourra continuer de se constituer.
Est-ce
que cette intuition (ce signal faible) de « quelque chose »
de possible, de fugace, d’impalpable, laisse voir un « symptôme »
ou une « trace » des nouveaux champs de conscience dont elle
semble provenir?
Ce
qui se présente spontanément dans notre plan de conscience actuel
fait-il exclusivement partie de ce plan-là, ou bien témoigne-t-il,
fut-ce très allusivement d’un autre plan, d’un autre champ
radicalement séparé?
A y réfléchir, ce champ, s’il existe, n’est pas radicalement séparé, d’ailleurs. Sinon, bien entendu, aucun signe, aucun symptôme, aucune trace ne seraient perceptibles.
D’où
cette possible hypothèse: tous ces plans, tous ces champs, tous ces
niveaux de conscience, sont plus ou moins intriqués.
La
caverne platonicienne, malgré sa cavité close, laisse quelque
lumière pénétrer dans son obscurité.
La
réalité est-elle véritablement réelle? Et si elle est « réelle »,
est-elle la seule à être « réelle »? D’autres « réalités »,
possédant d’autres types de réalités, peut-être plus réelles
encore, ne peuvent-elles pas subsister au-dessus ou en dessous de la
réalité que nous connaissons ?
Est-ce que notre conscience se limite par construction à cette réalité-là, cette réalité dont elle est consciente? Ou bien est-elle capable d’acquérir d’autres niveaux de conscience, qui lui permettraient d’être consciente d’autres réalités?
Pour quelqu’un de conscient, plongé dans la réalité commune, le questionnement peut commencer ainsi: le champ de la conscience recouvre-t-il exactement le champ de la réalité?
Ou
bien la réalité commune dépasse-t-elle (par nature) les capacités
de notre conscience?
Dit autrement: la réalité transcende-t-elle la conscience, ou bien la conscience transcende-t-elle la réalité ?
Dans
ce dernier cas, la conscience dépasse-t-elle (en puissance) toute
réalité quelle qu’elle soit?
Dans
le cas où la réalité transcenderait la conscience, celle-ci
est-elle invinciblement limitée, fermée?
On peut tenter d’autres formulations. On dit que le monde et les objets qu’il contient sont « objets de la conscience ». Ou bien est-ce la conscience qui est un objet du monde?
Ou bien la conscience est-elle hors du monde? Est-elle un « sujet » de conscience, dont les objets du monde sont ses « objets » de réflexion?
Une conscience planant loin au-dessus du monde est-elle capable de monter toujours davantage, en hauteur et en amplitude, puis de converger vers une « conscience totale », un Être totalement conscient, totalement « conscience »?
Si un tel Être peut être plus qu’une conjecture, est-il seulement conscient, d’une conscience absolue, totale, ou est-il en sus doté d’une part d’inconscient que sa conscience (fût-elle totale) ignore?
On peut imaginer une autre piste encore, avec l’idée que conscience, inconscient et réalité ne se superposent pas, mais occupent des « lieux » différents, dont certains se recouvrent en partie, et s’intriquent, mais dont d’autres se découplent, se différencient, s’opposent.
On peut conjecturer que la conscience « totale » (ou la « Totalité » consciente) n’est « totale » que dans la mesure où elle se compose de réalité(s), de conscience(s), et d’inconscient(s) plus ou moins enchevêtrés…
La véritable conscience doit être consciente de sa part irréductible d’inconscient.
Que
veut dire « conscience totale » alors, si cette conscience,
même « totale », est mêlée d’inconscient?
Une réponse possible tient aux « lieux » dans lesquels se tiennent respectivement la conscience et l’inconscient.
La conscience est dans son « lieu » (locus), mais elle est peut-être dotée d’une intentionnalité latente, d’une aspiration inconsciente à se mouvoir (motus) hors de son lieu actuel, pour chercher ailleurs un autre lieu, qui serait en puissance. Appelons cela son désir d’exode, sa pulsion exotérique.
D’où
ce désir viendrait-il? Peut-être de l’inconscient? A moins que cela
ne vienne des effluves subtils émanant de ces lieux de conscience
autres, qui se donnent ainsi à percevoir?
Nous
ne pouvons guère nous avancer ici, parce que nous ne savons rien de
certain, nous sommes réduits aux conjectures. Mais le seul fait que
des conjectures soient possibles est troublant. Il laisse pressentir
une forme d’immanence, de latence, de ces réalités en puissance.
Cette immanence est le milieu idéal que le mystique élit comme « lieu » d’observation, et de recherche. Le mystique ne sait rien, mais il sait qu’il ne sait rien, et que possiblement quelque chose l’attend et l’appelle en silence, du cœur de cet abîme, de ce « rien ».
Ce
« rien » n’est pas absolument rien. D’un côté, l’expérience
du nada est celle d’un « rien » nominal, un « rien »
par le nom. Mais l’expérience même du « rien » n’est pas
rien, le ressenti empirique du nada peut être noté,
transmis, commenté.
L’existence
même du mot nada pointe vers l’hypothèse immanente de
quelque chose qui se donne à voir comme « rien », mais dont
l’existence ne peut être exclue a priori, et que certains
signes invitent, au contraire, à prendre en considération.
La
réalité, quelle que soit la substance dont elle est composée, doit
elle-même être assise sur une sorte de substrat, que la langue
allemande nomme Ungrund, et que le français pourrait nommer
‘soubassement’, ou encore ‘fondement’, ou même ‘fin fond’.
C’est
une nécessité logique.
Si
la réalité est un « lieu », où peuvent paraître les
choses, mais aussi la conscience et l’inconscient, alors on peut être
amené à se demander: quel est le « lieu » de ce « lieu »?
Sur quel fond, sur quel fondement, le « lieu » de la réalité
s’établit-il?
Plus
généralement, quel est le « lieu », le « méta-lieu »
de tous les « lieux » que l’on découvre dans la réalité,
dans la conscience et dans l’inconscient?
Si
la réponse ne vient pas aisément, ou si l’on se sent trop désarmé
pour commencer de répondre à ce type de question, alors il faut
envisager une autre voie de recherche. Il sera peut-être nécessaire
de poser une hypothèse plus radicale:
Si
la réalité n’a pas de « lieu » où l’on peut la considérer
comme ontologiquement « établie, » alors c’est qu’elle est
elle-même une sorte d’objet de notre propre conscience. Loin de nous
offrir son « lieu » comme abri de notre être, c’est la
réalité qui est l’hôte de la conscience — et de l’inconscient.
Non pas de notre conscience seule, qui semble n’apparaître au monde
que de manière contingente, fugitive, mais de la Conscience
universelle, la Conscience totale, dont nous ne pouvons rien dire,
sauf que l’on peut en faire l’hypothèse.
Le
lieu du monde, le lieu de la réalité elle-même, ne sont pas des
lieux auto-fondés, mais des lieux eux-mêmes fondés sur un « champ
de conscience » si large, si profond, si ancien, qu’il précède
ontologiquement tous les mondes et toutes les réalités concevables.
On
dira: tout ceci est chimérique, idéaliste. Seule la réalité est
réelle, etc.
Soit.
Alors il faut répondre à cette question répétée depuis l’aube de
l’humanité: où se trouve la réalité? Quel est son « lieu »?
Qu’est-ce qui fonde la possibilité pour la réalité d’être un
« lieu » d’accueil de la conscience et de l’inconscient?
Nous
sommes ici face à trois possibilités:
-ou
bien c’est la réalité qui contient, en tant que « lieu »,
la conscience et l’inconscient; c’est l’option matérialiste.
-ou
bien ce sont la conscience et l’inconscient qui contiennent la
réalité, et qui lui servent de « lieu »; c’est l’option
idéaliste.
-ou
bien la réalité offre un « lieu » pour une part de
conscience et d’inconscient, et dans le même temps, la conscience et
l’inconscient offrent un « lieu » pour une part de réalité;
c’est l’option mixte, celle de « l’intrication » de la
réalité, de l’inconscient et de la conscience.
On
peut gloser à loisir. Mais, à mon avis, c’est l’idée de
l’intrication qui a le plus de potentiel créatif, pour l’avenir, et
le plus de capacité explicative pour les types d’expériences
empiriques accumulées par l’humanité depuis quelques dizaines de
millénaires.
C’est
donc sur cette voie-là que je vais me concentrer ici.
Granularité et énergie de la conscience et de l’inconscient.
Lorsqu’on
parle des « lieux » de la réalité, de la conscience ou de
l’inconscient, il faut sans doute faire un effort de qualification de
la notion de lieu (en latin locus, en grec topos).
Il
faut compléter cette notion de « lieu » par une brève
considération sur la matière dont le lieu est composé. Il faut
soupeser, d’un regard, la « matière topique » elle-même. De
quoi les lieux sont-ils faits? Quelle est leur substance? Comment
concevoir le substratum, la ‘matière’, de l’espace, du
temps, de la conscience ou de l’inconscient?
Faute
de pouvoir immédiatement répondre, on peut se contenter d’amorcer
la réflexion sur deux aspects de sa manifestation: son « grain »
et son « énergie ».
Le
« grain » du « lieu » s’observe phénoménologiquement
de la manière suivante: portez votre regard sur le monde qui vous
environne, et voyez comme le « grain » de la matière, de la
réalité, se laisse plus ou moins deviner, sous l’irisation de la
lumière.
Le
même phénomène s’observe avec la conscience: observez votre propre
conscience avec toute l’acuité dont vous être momentanément
capable. Vous verrez distinctement que le « grain » de la
conscience dépend du contexte dans lequel elle est plongée.
Lorsque
l’on passe d’un état de conscience lié au monde « réel » à
un état de conscience « dissocié », c’est-à-dire un type
de conscience souvent « associé » à des niveaux très
différents de conscience (extase, envol, EMI, états chamanique…),
états « associés » généralement à l’exploration de
l’inconscient ou de certaines de ses manifestations.
Alors,
fait empiriquement vérifiable, on observe souvent le « grain de
la conscience » varie. Autrement dit, le « grain » de la
conscience qui est ancrée dans la réalité quotidienne peut être
approfondi et complexifié autant que possible, mais le « grain »
de la conscience portée aux plus niveaux de son exploration de
l’inconscient semble perdre de sa souplesse, de sa capacité
d’analyse, de pénétration: elle perd en « granularité » ce
qu’elle gagne en hauteur de vue.
Le
grain de la conscience est d’autant plus fin ou détaillé que son
« énergie », ou son « mouvement » sont faibles. A
l’inverse, plus l’ « énergie » ou le « mouvement »
de la conscience grandissent, plus sa granularité diminue.
L’analogie
avec la mécanique quantique est tentante.
En
conséquence, dans la réalité, qui ralentit les mouvements de la
conscience (et de l’inconscient), par tous les liens qu’elle provoque
et entretient, la granularité est élevée mais son énergie et son
mouvement sont relativement faibles.
Plus
on s’éloigne de la réalité, en allant vers des champs de
conscience (ou d’inconscient) qui s’en dissocient, plus la
granularité se disperse et plus l’énergie et la vitesse (de
transformation) de la conscience augmentent, ce qui rend son contrôle
d’autant plus difficile.
Dans
un prochain billet, j’examinerai les conséquences de ces
observations sur la nature de la conscience et de l’inconscient.
Profonde et mêlée, la psyché. Variés, les avatars de la conscience. Infinies, ineffables, les manifestations de l’inconscient. Et innombrables, les intrications et les enchevêtrements, les liens et les dé-liaisons entre toutes ces entités, les unes « psychiques » et les autres « psychoïdes »…
Des noms leur sont
donnés, pour ce qu’ils valent. Moi, Surmoi, ça,
Soi… Mais la langue et ses mots sont à la peine. On appelle le
latin à la rescousse avec l’Ego ou l’Id et cela ajoute seulement des
mots aux mots. Les hellénistes entrent aussi en scène et évoquent
le noûs, le phrên ou le thumos. Les
hébraïsants ne manquent pas de souligner pour leur part le rôle
unique et les nuances particulières du néphesh, de la ruah
ou de la neshamah. Des mots encore.
Sur ce sujet sans
objet (clair), les psychologues tiennent le haut du pavé, sous
l’ombre tutélaire de Freud ou de Jung, et les contributions de leurs
quelques successeurs. Les philosophes ne se tiennent pas non plus
pour battus. Ils ont de grands anciens, Platon, Aristote, Descartes,
Leibniz, Spinoza, Kant, Hegel… Mais la vague moderniste,
nominaliste et matérialiste a tué, paraît-il, la métaphysique, et
éviscéré tout ce qui se rapporte à la philosophie de l’esprit.
Certains cependant
tentent encore, comme Heidegger, des voies propres, et jouent sur la
langue et l’obscur pour réclamer une place au soleil. En français,
c’est l’Être-là (à moins que ce ne soit l’Être-le-Là) qui tente
de traduire la présence du Dasein au monde et son ouverture
au mystère de l’Être, qu’il faut « garder » (non le
mystère, mais l’Être).
Voilà toute la
métaphysique de l’époque: Être-là!
Peut-on se contenter
de ce Là-là?
S’il faut, pour
qualifier l’Être, se résoudre à ouvrir la corme d’abondance (ou la
boite de Pandore) des adverbes, et des adjectifs qualificatifs,
pourquoi ne pas dès lors s’autoriser à faire fleurir sans limite
toutes sortes de modes d’ « être »: les êtres de pensée,
les êtres virtuels, les êtres-autre, les êtres-ailleurs, les
êtres-‘peut-être’, les êtres angéliques ou démoniques, et toutes
les variations possibles des semi-êtres, des quasi-êtres et des
innombrables êtres « intermédiaires » (les « metaxa »
initialement introduits par Diotime, et fidèlement décrits par
Platon), dont la prolifération ne fait que commencer, en ces temps
de manipulation génétique, d’hybridation entre le vivant et
l’artifice (‘intelligent’) ou d’engendrement de chimères
humaine-animales.
Parmi les mots
techniques, mais finalement imprécis, définissant tel ou tel aspect
de la psyché, le « Soi » concentre particulièrement
l’ambiguïté, en laissant deviner
un réseau dense de
correspondances entre des mondes a priori inaccessibles et
peut-être incompatibles.
C.G. Jung, qui s’y
est spécialement attelé, définit le « Soi »de nombreuses
manières, — parfois de façon délibérément brutale, mais le plus
souvent dans une langue non dénuée de subtiles roueries et
d’ambivalences calculées. Il vaut la peine d’en citer ici un petit
florilège, pour s’en faire une idée:
Ce que je qualifie
de « rouerie » présumée de Jung tient au fait qu’il donne
au Soi une exceptionnelle aura, celle de la Divinité
elle-même, tout en évitant soigneusement d’affirmer l’identité du
« Soi » et de « Dieu ».
« Je ne peux pas
démontrer que le Soi et Dieu sont identiques, bien qu’ils se
manifestent pratiquement comme tels. »vii
Jung répète et
martèle sans cesse que le Soi n’est pas « Dieu », mais
seulement « une image de Dieu ». Il pense sans doute réfuter
par là toutes les critiques et attaques qui lui parviennent de
nombreux horizons, quant à son supposé « athéisme »,
notamment de la part de théologiens chrétiens.
Il n’est pas sûr
que remplacer « Dieu » par son « image » suffise,
tant l’artifice semble patent.
Car de Dieu, de
toute façon, comment parler autrement que par images?
De Dieu Lui-même,
Jung dit seulement que l’on ne peut rien en dire, du fait de son
ineffabilité, de sa transcendance.
En revanche, il est
beaucoup plus prolixe quant à « l’image de Dieu », qui se
laisse observer, dit-il, « scientifiquement » et
« empiriquement », notamment par le biais de l’anthropologie,
ou par les moyens de la psychologie analytique, — science dont il
est le fondateur (après sa rupture avec Freud) et le spécialiste
mondialement renommé.
Les multiples
« images » ou « représentations » de Dieu, telles
que léguées par la Tradition, peuvent se prêter à interprétation,
permettre d’ inférer des hypothèses et de formuler des thèses et
des propositions.
Il est possible en
particulier de tirer des constats « empiriques » à partir
des nombreuses manifestations psychiques de l’ « image de Dieu »,
telles qu’elles apparaissent parmi les hommes depuis l’origine des
temps.
Pour ce faire, Jung
tire avantage de sa grande expérience de thérapeute confronté aux
maladies de l’inconscient et aux souffrances de la psyché humaine.
L’un des constats
« empiriques » de Jung, c’est que le Soi doit se définir
comme une « totalité », qui inclut toute la conscience et
tout l’inconscient.
« Le Soi
(conscience + inconscient) nous recueille dans sa plus vaste
amplitude, où nous sommes alors « entiers » et, du fait de
notre relative totalité, proches de la Totalité véritable. »viii
De la prééminence
de l’inconscient dans la « totalité » du Soi, Jung tire une
intéressante conjecture.
« Le Soi dans sa
divinité (c’est-à-dire l’archétype) n’est pas conscient de cette
divinité. Il ne peut en devenir conscient qu’à l’intérieur de
notre conscience. Et il ne le peut que si le Moi tient bon. Il (le
Soi) doit devenir aussi petit que le Moi et même encore plus petit,
bien qu’il soit la mer de la divinité: ‘Dieu, en tant que Moi, est
si petit’, dit Angelus Silesius. »ix
On peut alors en
inférer, puisque le Soi est une « image de Dieu », que Dieu
semble également « inconscient » de lui-même.
Il s’en déduit que
c’est justement le rôle de l’homme, disposant de sa propre
conscience, que de donner à Dieu la forme de conscience qui Lui
manque.
« Dans l’homme,
Dieu se voit de l’ « extérieur » et devient ainsi conscient
de sa propre forme. »x
Mais comme l’on ne
peut absolument rien dire de Dieu, selon les assertions répétées
de Jung, on est en droit de se demander si la manière dont il arrive
à cette conclusion est vraiment fondée.
Il se pourrait, en
effet, que Dieu soit de quelque manière « conscient » de son
Soi, dans Sa solitude éternelle. Si tel était le cas, de quoi
serait-Il « inconscient »? Avant que la Création ne fût,
on peut penser qu’Il ne pourrait certes pas être « conscient »
(dans Sa solitude) de la « forme » ou de la « représentation »
que d’autres consciences (encore à créer) pourraient
hypothétiquement avoir de Lui, ou que d’autres Soi (encore
inexistants) pourraient avoir de Son Soi.
Il faut peut-être
trouver là l’une des raisons conduisant Dieu à devenir Créateur…
Un désir de compléter son « manque » de conscience.
Dieu paraît avoir
décidé de créer des mondes, des univers, des multiplicités et des
individualités participant à son Soi, afin de sortir de sa relative
« inconscience », par leur intermédiaire.
Mais créer ne
suffit pas: il Lui reste à pénétrer ces Soi créés pour pouvoir
devenir alors « conscient » de la « conscience »
qu’ils ont de Lui ou de son divin Soi.
Mais comment Dieu,
avec toute Sa propre puissance, pourrait-il pénétrer la conscience
du Soi d’une individualité particulière sans détruire du même
coup son intégrité, sa spécificité, sa liberté?
Jung propose une
solution à ce problème:
« Dieu, ce qu’il
y a de plus grand, devient en l’homme ce qu’il y a de plus petit et
de plus invisible, car sinon l’homme ne peut pas le supporter. »xi
Mais si Dieu devient
si « petit », si « invisible », reste-t-il encore
quelque « image » de Lui se donnant à « voir »? Sa
petitesse, Son invisibilité n’est-elle pas au fond aussi ineffable
que l’étaient Sa grandeur et Sa puissance? Ne doit-on pas reprendre
le constat (déjà fait) de l’ineffabilité de Dieu et l’appliquer au
Soi?
C’est en effet ce
que Jung concède: le Soi est aussi inconnaissable, aussi ineffable,
que Dieu même.
« L’Ego reçoit
la lumière du Soi. Bien que nous sachions que le Soi existe, nous ne
Le connaissons pas. »xii
Nous ne connaissons
rien de notre Soi, sauf son caractère « illimité » et « Son
infinitude »…
« Bien que nous
recevions du Soi la lumière de la conscience et bien que nous
sachions qu’il est la source de notre illumination, nous ne savons
pas s’Il possède quelque chose, quoi que ce soit, que nous
appellerions conscience. Même si le Soi apparaissait à l’expérience
comme une totalité, ce ne serait encore qu’une expérience limitée.
La véritable expérience de Sa réalité (la réalité du Soi)
serait illimitée et infinie. La conscience de notre Moi n’est
capable que d’une expérience limitée. Nous pouvons seulement dire
que le Soi est illimité, nous ne pouvons pas faire l’expérience de
Son infinitude. »xiii
Mais comment peut-on
être sûr que le Moi, qui possède, on vient de le dire, un Soi par
nature « illimité », et qui est par ailleurs à « l’image
de Dieu », n’est en rien capable de faire l’expérience de sa
propre infinitude?
Puisque le Moi porte
déjà, virtuellement, dans le Soi, ce potentiel divin, illimité,
infini, comment peut-on affirmer, comme le fait Jung, qu’il est
absolument incapable de dépasser ses propres « limites »?
Comment peut-on
affirmer que le Moi, dans certaines conditions exceptionnelles, n’est
pas capable de faire la véritable « expérience » de la
réalité illimitée qui est en lui, sous les espèces du Soi ?
D’autant que c’est
précisément ce que Dieu attend de Sa créature: la prise de
conscience de son infini potentiel de conscience, gisant inexploré
dans son inconscient.
Cette tâche est
d’autant plus nécessaire, d’autant plus urgente, que seul l’Homme
est en mesure de la mener à bien, de par la nature de son Soi, cette
« totalité » composée de conscience et d’inconscient.
Jung dit à ce sujet
que Dieu a « besoin » de l’Homme.
« Selon Isaïe
48,10 sq. la volonté divine elle-même, la volonté de Jahvé
lui-même, a besoin de l’homme. »xiv
Que dit Jahvé
exactement en Isaïe 48,10-11?
« Certes, je
t’ai éprouvé mais non comme on éprouve l’argent, je t’ai fait
passer par le creuset du malheur. C’est à cause de moi, à cause de
moi seul que je le fais, car comment pourrais-je me laisser
déshonorer? Je ne donnerai pas ma gloire à un autre ! »
Jung commente ces
versets ainsi:
« Jahvé est
certes gardien du droit et de la morale mais injuste lui-même (de là
Job 16,19 sq.). Selon Isaïe 48,10 sq., Jahvé tourmente les hommes
pour l’amour de lui-même: ‘propter me, propter me faciam!’ [‘C’est à
cause de moi, à cause de moi seul que je le fais !’] C’est
compréhensible à partir de Sa nature paradoxale, mais pas à partir
du Summum Bonum (…) C’est pourquoi le Summum Bonum n’a pas besoin
de l’homme, au contraire de Jahvé. »xv
Le Dieu Jahvé est
totalement incompréhensible, absolument paradoxal.
Job se plaint
amèrement de ce Dieu qui l’a « livré au pouvoir des méchants »,
qui l’a « brisé », alors qu’il n’avait « commis aucune
violence » et que « sa prière avait toujours été pure ».
Mais malgré tout, ô paradoxe!, Job continue de faire appel à Lui,
pour qu’Il lui vienne en aide contre Dieu lui-même, pour que Dieu
s’interpose et le défende enfin contre Dieu!
« Mes amis se
moquent de moi? C’est Dieu que j’implore avec larmes. Puisse-t-il
être l’arbitre entre l’homme et Dieu, entre le fils de l’homme et
son semblable! » (Job 16, 20-21)
Ce Dieu fait
souffrir injustement le juste, et le juste implore Dieu de lui venir
en aide contre Dieu…
Où est la plus
élémentaire logique en cela, et la plus simple morale?
Nous arrivons là à
la frontière de la raison. Si nous voulons franchir cette frontière,
et nous élever vers la transcendance, la raison ne peut plus nous
venir en aide. Nous devons nous reposer entièrement sur un Dieu
fantasque, illogique, paradoxal et immoral, et qui de plus ne se
préoccupe que de Lui [‘C’est à cause de moi, à cause de moi seul
que je le fais !’].
Toute la « matière
archétypique » qui afflue dans ces moments aigus de crise (ou de
révélation?) est « celle dont sont faites les maladies
mentales ».xvi
D’où le danger extrême… Jung s’y connaît, c’est de cela qu’il
tire son propre savoir (empirique). « Dans le processus
d’individuation, le Moi est toujours au seuil d’une puissance
supérieure inconnue qui menace de lui faire perdre pied et de
démembrer la conscience (…) L’archétype est quelque chose par
quoi l’on est empoigné et que je ne saurais comparer à rien
d’autre. En raison de la terreur qui accompagne cette confrontation,
il ne me viendrait pas à l’idée de m’adresser à ce vis-à-vis
constamment fascinant et menaçant en usant de la familiarité du
‘tu’. « xvii
Que faire alors,
quand on est confronté à cette terreur, cette fascination, cette
menace?
Se taire, terré
dans son silence?
Ou parler à un
« Il »? à un « ça »? à un « Soi »?
Mais cet « Il »,
ce « ça », ce « Soi » ne sont jamais que des
représentations d’une réalité dont « l’essentiel est caché
dans un arrière-plan ténébreux. »xviii
Toute interpellation
métaphysique comporte un risque de se tromper lourdement et surtout
de tomber dans la « malhonnêteté », d’attenter à la
« vérité ».
Jung l’assure: « Je
dois avouer que pour moi toute affirmation métaphysique est liée à
un certain sentiment de malhonnêteté — on a le droit de spéculer,
certes, mais pas d’émettre des affirmations. On ne peut pas s’élever
au-dessus de soi-même, et lorsque quelqu’un nous assure qu’il peut
se dépasser lui-même et dépasser ses limites naturelles, il va
trop loin, et manque à la modestie et à la vérité. »xix
Tout cela est très
« suisse », « protestant », « puritain ». Et
pourtant il y a dans le monde infiniment plus de choses que ce que
toute la « modestie » suisse peut seulement imaginer. Il faut
sortir de la Suisse. Sortir des mots, du langage, de la pensée même.
La crise
intellectuelle, spirituelle et noétique est aujourd’hui si totale, y
compris dans les sphères religieuses les mieux intentionnées, que
l’on s’y sent asphyxié, ou au bord de l’apoplexie…
Il faut se préparer
à des défis d’une tout autre ampleur que ceux que posent la pensée
suisse, la modestie ou la « vérité » même.
Six mois avant sa
mort, Jung lui-même nous y invite, pris dans ses propres paradoxes
et ses aspirations contradictoires. « Le déplorable vide
spirituel que nous vivons aujourd’hui ne saurait être rempli par des
mots mais seulement par notre engagement total, c’est-à-dire, en
termes mythologiques, par le libre sacrifice de nous-mêmes ou du
moins par notre disposition à accepter un tel sacrifice. Nous ne
sommes en effet même pas en mesure de déterminer la nature de ce
sacrifice. La décision revient à l’autre partie. »xx
Qu’est-ce qu’un
homme couvert de gloire, mais revêtu de « modestie », et
quelque part inconsciemment conscient de sa mort prochaine, peut
avoir encore à librement « sacrifier »?
Jung avoue ne même
pas savoir le sacrifice que « l’autre partie » attend de lui.
Tentons de
conjecturer, à sa place, ce que pourrait bien être la nature du
sacrifice attendu.
D’abord, il faudrait
en théorie que Jung se résolve au sacrifice de toutes les
certitudes accumulées lors d’une longue vie passée à la recherche
de la connaissance et de la « gnose » ultime (celle que
recèlent les mythes et les archétypes).
Ensuite il faudrait
qu’il soit prêt au sacrifice de la « totalité » de son
« Soi », totalité qu’il a si difficilement constituée à
partir de tout ce que la conscience et l’inconscient de ses patients
lui ont donné à « voir ».
Enfin, et surtout il
lui faudrait être prêt au sacrifice de sa propre raison, de sa
« modestie » et de son « honnêteté ».
Il lui faudrait être
prêt à sacrifier tout ce qu’il est au plus profond de lui-même,
lui l’homme du Soi, le navigateur de l’inconscient, pour se jeter
sans aucune assurance dans un infini dépassement de ce qu’il est (ou
pense être).
Pas de lamelles d’or
pour guider Jung, ou quiconque d’ailleurs, dans cette expérience
suprême, inouïe, orphique.
En attendant le
moment où viendra l’exigence du « sacrifice », plutôt que
vers Jung, il faut se tourner vers Socrate, pour se préparer:
« Mettre le plus possible l’âme à part du corps, l’habituer à se ramener, à se ramasser sur elle-même en partant de chacun des points du corps, à vivre autant qu’elle peut, dans les circonstances actuelles aussi bien que dans celles qui suivront, isolée et par elle-même, entièrement détachée du corps comme si elle l’était de ses liens. » (Phédon 67 c-d)
Voilà la meilleure
préparation au « sacrifice », venant de quelqu’un qui sut
l’effectuer le moment venu.
Mais notons bien que
même ces belles et sages paroles de Socrate ne nous disent rien, et
pour cause, sur la nature profonde du sacrifice qui nous sera
effectivement « demandé » au moment décidé par « l’autre
partie ».
Décidément, la
« partie » ne fait que commencer.
iC.G.
Jung. Lettre au Pr. Gebhard Frei, 13 janvier 1948. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.191
iiC.G.
Jung. Lettre au Révérend David Cox. 25 septembre 1957. Le
divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.215
iiiC.G.
Jung. Lettre au Pasteur Dorothée Hoch, 30 avril 1953. Le divin
dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.195
ivC.G.
Jung. Lettre au Pr. Gebhard Frei, 13 janvier 1948. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.191
vC.G.
Jung. Lettre à Armin Kesser, 18 juin 1949. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.194
viC.G.
Jung. Lettre au Pasteur Dorothée Hoch, 30 avril 1953. Le divin
dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.195
viiC.G.
Jung. Lettre à Hélène Kiener. 15 juin 1955. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.211
viiiC.G.
Jung. Lettre au Père Lucas Menz. 28 mars 1955. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.200
ixC.G.
Jung. Lettre à Aniéla Jaffé, 3 septembre 1943. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.185
xC.G.
Jung. Lettre à Aniéla Jaffé, 3 septembre 1943. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.186
xiC.G.
Jung. Lettre à Aniéla Jaffé, 3 septembre 1943. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.186
xiiC.G.
Jung. Lettre au Prof. Arvind Vasavada, 22 novembre 1954. Le
divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.196
xiiiC.G.
Jung. Lettre au Prof. Arvind Vasavada, 22 novembre 1954. Le
divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.197
xivC.G.
Jung. Lettre au Père Lucas Menz. 28 mars 1955. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.201
xvC.G.
Jung. Lettre au Père Lucas Menz. 28 mars 1955. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.200
xviC.G.
Jung. Lettre au Pasteur Walter Bernet. 13 juin 1955. Le divin
dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.209
xviiC.G.
Jung. Lettre au Pasteur Walter Bernet. 13 juin 1955. Le divin
dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.209
xviiiC.G.
Jung. Lettre à une correspondante non nommée. 2 janvier 1957. Le
divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.213
xixC.G.
Jung. Lettre au Révérend David Cox. 25 septembre 1957. Le
divin dans l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.213
xxC.G.
Jung. Lettre au Dr Albert Jung. 21 décembre 1960. Le divin dans
l’homme. Ed. Albin Michel. Paris, 1999, p.219
La
conception juive du rapport avec Dieu a été symbolisée, dès
l’origine, par la figure de « l’alliance », telle que conclue
initialement avec Abraham et renouvelée avec Moïse (alliance valant
pour le peuple tout entier et les innombrables générations).
Puis,
avec les prophètes ultérieurs, le contenu de cette « alliance »
évolue et prend le sens de « fiançailles » (éternelles) et
d’un « mariage » (indissoluble) entre Dieu et Israël. « Et
je te fiancerai à moi pour l’éternité; tu seras ma fiancée par la
droiture et la justice, par la tendresse et la bienveillance. »
(Osée 2,21)
L’alliance
« contractuelle », quasi-juridique par son caractère formel
et inaliénable, se double alors d’un lien « d’amour ».
Dans
la conception chrétienne, on retrouve cette double relation
d’alliance et d’amour entre Dieu et l’Église, encore renforcée
par le sacrifice unilatéral que Dieu consent en la personne de son
« Fils ».
Ces
deux conceptions, la juive et la chrétienne, des relations entre
Dieu et son « peuple », sont d’apparition assez tardive dans
l’échelle des temps, puisqu’elles datent d’environ trente et vingt
siècles respectivement.
Par
contraste, si l’on remonte plus avant, et que l’on cherche dans la
profondeur immense de l’Antiquité païenne, on constate qu’aucun
« contrat », aucune « alliance » avec le divin ne se
laissent nettement voir. Il y règne un tout autre climat. Le
chamanisme, l’ancienne religion égyptienne, les religions à
mystères, les religions de la Grèce ancienne, qu’elles soient de
type apollinien ou dionysiaque, ne se laissent pas réduire à la
sécurité apparente d’un « contrat »ou d’une « alliance »,
en l’occurrence totalement disproportionnée entre la Divinité
toute-puissante et l’Homme si faible.
Dans
ces temps archaïques, le divin pouvait sans doute être perçu sous
les espèces du mystère, du « numineux », de l’effroi, de la
terreur, ou de l’incompréhension. Les attitudes adoptées
impliquaient, en retour, le respect, le scrupule, la prudence et une
vigilance rigoureuse dans l’observation des rites divers.
Si
l’on cherche à comprendre ce que pouvait ressentir au fond de son
« âme » le « croyant » de ces hautes époques,
par-delà la bigarrure infinie des rites spécifiques, on trouve deux
attitudes fondamentalement différentes, tournées vers deux types
(sublimés) de rapports avec le divin: la « possession » et
l’ « extase ».
La
« possession », c’est l’homme entièrement submergé,
ici-bas, par la divinité.
L' »extase »,
c’est l’homme qui franchit tous les cieux pour la chercher et
l’atteindre.
Le
plus grand des poètes témoigne qu’il est lui-même un « possédé »:
« C’est un dieu qui a implanté toutes sortes de chants dans mon
esprit », dit Homère (Odyssée 22, 347).
Qu’elle soit due à l’opération d’un daimon, ou bien à l’entraînement irrésistible de l’individu dans la folie collective (atê: « insufflation divine de la folie« ), ou encore aux thiases dionysiaques des bacchanales provoquant « l’enthousiasme » (entheos, « animé d’un transport divin », enthousiazo, « être inspiré par la divinité »), la divinité peut prendre « possession » de tout l’homme, corps et âme.
A
l’exact opposé d’une telle « descente » du divin « dans »
l’âme de l’homme (descente pendant laquelle il en prend entièrement
« possession »), l' »extase » (du grec ekstasis,
littéralement « sortie hors de ») procède d’un mouvement
inverse, d’une « montée » de l’âme humaine, s’élevant
infiniment vers les hauteurs (apparemment) inaccessibles du divin.
Le
prototype (l’archétype?) multi-millénaire de l’extase est la sortie
chamanique hors du corps, suivi du voyage de l’âme dans les royaumes
des esprits, voyage réussi par quelques individus choisis, ayant été
capables de s’élever infiniment haut dans la poursuite de la vision
divine, et d’en être revenus, sains et saufs.
Psychologiquement,
on pourrait remarquer que la « possession » dionysiaque est
associée à des phénomènes irrésistibles d’extraversion
collective, et que l' »extase »chamanique peut être comparée
à une révélation personnelle, plus « introvertie », plus
« apollinienne ».
L’ancienne
langue grecque rend compte de ces phénomènes, avec le verbe
daimonaô qui signifie « être au pouvoir d’un dieu, être
possédé, avoir l’esprit égaré », et le mot daimon
signifiant originairement « puissance divine ». Ce terme
s’emploie chez Homère pour désigner un dieu que l’on ne veut pas ou
que l’on ne peut pas nommer, d’où les sens de divinité mais aussi
de destin.
L’étymologie
de daimon est dérivée de daiô, « diviser,
partager », ou, selon d’autres sources, de daô, daènai,
« enseigner, connaître, savoir ». Chantraine
donne à daimon
la même étymologie que daiomai, avec le sens de
« puissance qui attribue », d’où « divinité, destin. »
Notons
encore la grande antiquité de l’adjectif daimonios: « qui
agit en suivant l’avertissement d’un daimon, qui a un
rapport avec un daimon, qui est possédé d’un dieu ».
E.R.
Dodds, dans Les Grecs et l’irrationnel, distingue nettement
ces deux genres d’expérience religieuse, qu’il attribue
respectivement aux cultes dionysiaques et apolliniens, pour les
opposer: « Les deux grandes techniques dionysiaques — l’usage du
vin et celui de la danse religieuse — ne jouent absolument aucun
rôle dans la production de l’extase apollinienne. »i
Mais
à y regarder de plus près, le culte d’Apollon (censé être
« extatique ») pouvait aussi relever de la « possession ».
La Pythie de Delphes devenait en effet entheos, pleine du
Dieu: le dieu entrait en elle et se servait de ses organes vocaux
comme s’ils étaient les siens: les discours delphiques d’Apollon
sont toujours mis à la première personne, jamais à la troisième,
souligne Dodds.
Réciproquement,
les « enthousiasmes » dionysiens vont jusqu’à l’ômophagos
charis, la manducation (homophagie) du Dieu. Dionysos est
appelé Lusios, le « Libérateur ». Le but ultime de
son culte était précisément d’atteindre ainsi l’ekstasis
par sa dévoration.
Malgré
ces similarités, empiétements et chevauchements, il importe de
distinguer la doctrine de la « possession »où le Dieu joue
le rôle essentiel et la doctrine « chamaniste » de l’extase,
selon laquelle toute « folie » prophétique ou poétique
reste due à une faculté innée de l’âme elle-même.ii
Le
poète ne demande pas à être « possédé »
ou à tomber en « extase »:
il désire seulement
servir d’interprète à la Muse,
il désire recevoir d’elle
une connaissance
supranormale, sans être
« possédé »par
elle.
Démocrite soutient que les meilleurs poèmes sont composés « avec inspiration et un souffle saint »iii et que la poésie est « une révélation à côté et au-dessus de la raison ».iv
Pindare
évoque le moment où, dans l’immédiate proximité de la mort,
subsiste encore en l’homme une « image de la vie » (aiônos
eidôlon), une image qui est « vivante » et « qui
vient des dieux »:
« Le corps de chaque homme subit l’appel de la mort qui a toute maîtrise; mais une image de la vie subsiste encore, vivante, car cela seul vient des dieux. Elle sommeille quand les membres sont actifs; mais quand l’homme dort, elle montre souvent, dans les rêves, quelque décision de joie ou d’adversité à venir. »v
Platon
explore aussi, dans ce sens, ce qui se passe aux confins de la mort:
« Nombre de cultes ont été, et continueront à être fondés
par suite de rencontres en rêve d’êtres surnaturels,
de présages, d’oracles, et par suite de visions au moment de la
mort. »vi
Il
faut prendre les poètes au mot. Loin de divaguer, ils sont des
témoins de premier ordre, des témoins de visu:
« Lorsque Hésiode nous dit que les Muses lui parlèrent sur l’Hélicon (Théog.22), ce n’est pas une allégorie, ni une tournure poétique, mais bien un effort pour exprimer une expérience authentique sous une forme littéraire. En outre nous pouvons raisonnablement accepter comme historiques la vision de Pan qu’eut Philippide avant la bataille de Marathon, vision dont le résultat fut l’établissement d’un culte de Pan à Athènes, et peut-être la vision qu’eut Pindare de la Mère des Dieuxvii sous l’apparence d’une statue de pierre. »viii
De
même, on peut évoquer la rencontre de Pindare avec Alcméon sur la
route de Delphesix:
« Et
moi je jette aussi avec joie des couronnes sur Alcméon, et je
l’arrose de mes hymnes. Car il habite près de moi, il veille sur mes
biens, il s’est
montré à moi
lorsque j’allais vers le centre illustre du monde, et s’est livré à
l’art de prédire, héréditaire dans sa famille.
Xénophon
propose cette explication: « C’est dans le sommeil que l’âme
(psychê) montre le mieux sa nature divine; dans le sommeil
elle jouit d’une certaine prescience intuitive; et cela, semble-t-il,
parce que dans le sommeil, elle est plus libre. »x
Il soutient ensuite que, dans la mort, il faut s’attendre à ce
qu’elle soit encore plus libre, car la psychê est le soi
vivant.
Au 5ème siècle av. J.-C., le mot psychê a pu avoir « quelque vague relent de l’insondable et de l’inquiétant, mais ce qui est certain, c’est qu’il n’avait assurément pas le moindre soupçon d’acception métaphysique. L’âme n’était pas du tout prisonnière récalcitrante du corps; c’était la vie ou l’esprit du corps, et elle s’y trouvait parfaitement à l’aise. C’est ici que la nouvelle structure religieuse apporta sa contribution décisive: en attribuant à l’homme un soi occulte d’origine divine, et en opposant ainsi le corps et l’âme, elle introduisit dans la culture européenne une nouvelle interprétation de l’existence humaine, l’interprétation qu’on appelle puritaine. »xi
Pour
Pindare et Xénophon, la psychê est plus active quand le
corps est endormi, ou même, comme le souligne Aristote, quand il est
à l’article de la mort.
Bien loin d’être nées dans la Grèce ancienne, de telles croyances faisaient déjà partie intégrante, depuis des milliers d’années, de la culture chamanique (mondiale). Ces idées ont pu pénétrer par le nord de la Grèce au 5ème siècle av. J.-C., sans doute suite à l’influence du chamanisme sibérien.
Mircea
Eliade, qui a consacré au chamanisme une étude qui fait toujours
référence, montre que le chaman passe à volonté dans un état de
dissociation mentale susceptible de le conduire à une « sortie »
hors de son corps. Dans cet état « extatique » (au sens
propre), il n’est pas « possédé » par un esprit étranger.
C’est son âme même, parfaitement « consciente », qui
réussit à quitter le corps et à voyager vers le « haut »,
vers le monde des esprits, puis vers le monde ineffable des Dieux.
Ce
monde est habituellement jugé inaccessible (ou bien considéré
comme totalement inexistant, et comme pure fabulation) par le commun
des mortels, du moins par tous ceux qui n’ont absolument aucune idée
de la réalité et de la vérité de l’expérience chamanique.
Pourtant,
c’est l’expérience spirituelle la plus ancienne — et la moins
dogmatique — de toute l’histoire de l’humanité, et elle continue
d’ailleurs de produire des initiés aujourd’hui encore, dans toutes
les parties de la Terre.
L’expérience
religieuse du type chamanique n’est pas collective, elle est
essentiellement individuelle; aussi pouvait-elle trancher
radicalement dans la Grèce ancienne avec les extases collectives des
bacchanales dionysiaques, et avec leur sanglantes conséquences.
L’influence
du chamanisme fut si importante dans la civilisation grecque que
Dodds a pu désigner Pythagore comme « le plus grand chaman
grec ».
Empédocle,
qui fut son disciple, disait pour sa part que Pythagore avait
accumulé sa sagesse au cours de ses dix ou vingt vies précédentes.
Mais cette croyance affichée en la métempsycose n’était pas le plus important.
Il
y avait plus à dire.
Pythagore
affirmait
à ses disciples,
non seulement qu’ils
revivraient,
mais
qu’ils deviendraient
des « dieux »
(daimon).xii
Empédocle,
dans le fragment 23, rappelle à son interlocuteur, comme s’il
s’agissait d’une évidence tangible et d’un fait absolument
indéniable: « tu as entendu le récit d’une déesse » – (la
Muse).
Et
dans le fragment 15, Empédocle évoque avec une sorte d’ironie
métaphysique « ce que les gens appellent la vie », pour lui
opposer l’idée d’ une vie plus vraie, plus réelle, qui se tient en
dehors de cette vie, — avant la naissance et après la mort.
Pythagore
et Empédocle, « chamans grecs », croyaient à la
réincarnation, à la métempsycose.
Mais
pouvaient-ils expliquer le malheur du monde et la souffrance des
hommes?
C’est
Hippodamas qui fut le premier Grec à s’exclamer:
« D’où
est venue l’humanité, et d’où vient sa méchanceté? » xiii
Pourquoi
les dieux toléraient-ils tant de malheurs humains, et surtout la
souffrance, imméritée, des innocents ?
Selon
la théorie de la réincarnation aucune âme humaine n’est innocente.
Le
corps (soma) est comparé au tombeau (sêma) dans
lequel gît la psychê morte, dans l’attente de sa
résurrection à la vraie vie, — qui est une vie sans le corps.
On
en induit que cette psychê n’est pas ce qui incarne le divin
en l’homme.
Cette
essence divine, ce « Soi » qui persiste à travers les
réincarnations successives, Empédocle l’appelle « daimôn »
(« puissance divine »), et non pas « psychê« .
La
fonction de ce daimôn est d’incarner la divinité (en
puissance) de l’individu.
De
même que dans de nombreux endroits de la Terre, l’on voit des signes
irréfutables de l’accumulation de couches géologiques et de la
profondeur des âges, l’âme de l’homme aussi est un mille-feuilles,
stratifié en couches de croyances et d’inconscients
archi-millénaires.
Et
quoi de plus propice à la métaphore des « couches géologiques »
qu’un récit des origines?
Pausanias
(2ème siècle av. J.-C.) a repris le récit d’Onomacrite (6ème
siècle av. J.-C.) selon lequel les méchants Titans s’emparèrent de
Dionysos nouveau-né, le déchirèrent, le rôtirent, le mangèrent.
Ils furent alors « foudroyés » par Zeus. De leur restes
encore fumants surgit la race humaine. Celle-ci est donc issue à la
fois de la chair brûlée des Titans, mais aussi d’un peu de la chair
(mangée) de Dionysos, et de son âme divine, qui perdure encore en
eux comme un Soi divin, caché.
Dans
le Ménon, Platon, citant Pindare, fait allusion au
« prix d’un grief ancien » et à la responsabilité des
hommes dans la mort de Dionysos.
Comment
ne pas voir que s’accumulent dans ce mythe toujours vivant les
couches de divinité, de méchanceté, de culpabilité et d’humanité?
Les
Upanishads, la religion mosaïque (telle que réinterprétée par
Freud), tout comme la théologie chrétienne, trouvent le moyen de
concilier la culpabilité héréditaire et collective de l’humanité
entière, et la responsabilité morale individuelle.
Le
mythe des Titans mêle géologiquement la chair brûlée et le Dieu
vivant, la faute et le salut,
la méchanceté et l’humanité,
le sentiment « apollinien » d’un
divin immensément éloigné
et le sentiment « dionysiaque » de
son identité avec
le Soi de chaque homme.
Aristote
suggère qu’Hermotime fut sans doute le premier philosophe, avant
même Anaxagore, à affirmer le rôle de l’Esprit, du Noûs.
comme créateur de l’univers. Mais il ajoute que c’est un poète,
Hésiode, qui les a en réalité précédés dans cette intuition des
origines:
« Une
intelligence est la cause de l’arrangement et de l’ordre de l’univers
(…) Nous savons avec certitude qu’Anaxagore entra le premier dans
ce point de vue; avant lui Hermotime de Clazomène paraît l’avoir
soupçonné. Ces nouveaux philosophes érigèrent en même temps
cette cause de l’ordre en principe des êtres, principe doué de la
vertu d’imprimer le mouvement. On pourrait dire qu’avant eux Hésiode
avait entrevu cette vérité, Hésiode ou quiconque a mis dans les
êtres comme principe l’amour ou le désir, par exemple Parménide.
Celui-ci dit en effet: « Il fit de l’amour le premier de tous les
Dieux ».xiv
Le
poète Hésiode avait dit, bien avant que ne viennent le répéter
les « prophètes » ou les « philosophes »:
« Avant
toutes choses était le chaos; ensuite, la terre au vaste sein…
puis l’amour, le plus beau de tous les immortels. »
iE.R.
Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Ed. Flammarion. 1977, p.76
iiE.R.
Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Ed. Flammarion. 1977, p.78
Si
l’on observe qu’il y a des êtres de par le monde, des univers
multiples, des arrière-mondes, et de l’Être même, on peut en
inférer que l’on peut construire dès lors une idée comme celle du
« Tout », un « Tout » qui comprendrait (par le
miracle de la pensée) tous les êtres, tous les mondes et tout
l’Être.
Mais
cela n’épuise pas le mystère.
Avoir
l’intuition de quelque chose comme le « Tout » est un bon
début. Mais il faut aller plus loin: qu’est-ce que le « Tout »,
qu’est-il essentiellement?
Et,
question liée, qu’est-ce que quelque microscopique partie de ce Tout
(ou quelque « étant » relevant de l’infiniment presque rien
face au Cosmos total) pourrait être en mesure de « penser »
ou de « dire » à propos du Tout?
C’est
là le paradoxe de l’être humain, et le défi de l’être pensant. Il
est sans doute ‘presque rien’ vis-à-vis du Tout, mais il n’est pas
rien quand même. Il est presque complètement incapable de concevoir
ce qu’est effectivement le Tout, mais pas totalement. Tension
stimulante.
Ce
sont les philosophes Grecs qui ont été les premiers en Occident à
réfléchir sur la nature ultime du Tout, au moins un millénaire
après leurs prédécesseurs védiques, mais non sans une précision
spécifique et une profondeur réflexive propre.
C’est
d’ailleurs là un des avantages intrinsèques de la langue grecque,
qui permet par sa structure même de forger et de manipuler les
abstractions, par l’effet quasi-miraculeux de l’article défini (τό,
le)
transformant aisément un adjectif, un verbe ou un adverbe en
substantifs, et partant, en ‘substances’, au moins putatives, mais
invitant par là-même à la réflexion.
Ainsi
l’adjectif πᾶς
(au féminin πᾶσα, au
neutre πᾶν)
signifie ‘tout, toute’.
Mais lorsqu’on le fait précéder de l’article défini, il peut
prendre divers sens, nettement ‘philosophiques’.
Ainsi τό
πᾶν
(to
pan)
peut signifier « le
Tout, le tout
ensemble, l’univers » ou « la chose principale, l’important »,
et dans un sens temporel:
« toujours »
(l’éternité?). Au
neutre pluriel (πάντα),
il signifie « tout le possible »,
ou encore « toutes
sortes de choses, toutes les formes ».
Au
neutre singulier, et avec une majuscule, Πᾶν,
il est le nom du dieu Pan.
On
conçoit que ce mot puisse
induire
philosophiquement
une conception
panthéiste ou moniste du monde.
Mais
il faut compter
avec les capacités retorses des penseurs
grecs, en particulier les philosophes néo-platoniciens, qui se sont
efforcés de donner à ce mot le sens de « l’Être universel ».
Ainsi
Plotin, tel que traduit par Émile Bréhier, dit:
« Si
vous êtes capable d’atteindre l’être universel, ou plutôt si vous
êtes ‘en lui’ [ἐν τᾦ παντὶ], vous ne chercherez plus
rien; si vous y renoncez, vous inclinerez ailleurs, vous tomberez, et
vous ne verrez plus sa présence parce que vous regardez ailleurs.
Mais, si vous ne cherchez plus rien, comment éprouverez-vous sa
présence? C’est que vous êtes près de lui et que vous ne vous êtes
pas arrêté à un être particulier; vous ne dites plus de
vous-même: ‘Voilà quel je suis’; vous laissez toute limite pour
devenir l’être universel.
Et
pourtant vous l’étiez dès l’abord; mais comme vous étiez quelque
chose en outre, ce surplus vous amoindrissait; car ce surplus ne
venait pas de l’être, puisqu’on n’ajoute rien à l’être, mais du
non-être.
Par
ce non-être, vous êtes devenus quelqu’un, et vous n’êtes l’être
universel que si vous abandonnez ce non-être. Vous vous agrandissez
donc vous-même en abandonnant le reste, et, grâce à cet abandon
l’être universel est présent.
Tant
que vous êtes avec le reste, il ne se manifeste pas. Il n’est pas
besoin qu’il vienne pour être présent; c’est vous qui êtes parti.
Partir
ce n’est pas le quitter pour aller ailleurs, car il est là; mais,
tout en restant près de lui, vous vous en étiez détourné. C’est
ainsi souvent que les autres dieux n’apparaissent qu’à un seul homme
bien que plusieurs hommes soient présents, – c’est que cet cet homme
seul est capable de les voir. Ces dieux, ‘sous mille aspects divers
parcourent les cités’. Mais c’est vers le dieu suprême que se
tournent les cités, ainsi que le ciel et la terre entière; c’est
près de lui et en lui qu’ils subsistent tout entiers; les êtres
véritables, jusqu’à l’âme et la vie, tiennent de lui leur être,
et ils aboutissent à son unité parce qu’elle est infinie et
inétendue. »i
Qu’on
l’appelle le « Tout », ou l’ « être universel », ou
de quelque autre nom transmis au long des millénaires, l’important
c’est de chercher à l’atteindre, ce « Tout », cet « Être »,
et de désirer entrer « en » lui, d’aller au-delà de toute
limite, et devenir à la fin le Tout, cet être-là.
Tant
qu’on n’a pas réussi à aller au-delà de soi-même, au-delà de ce
‘soi’ qui n’est pas grand chose, tant qu’on n’a pas réussi à
devenir un « être véritable », on reste toujours au fond
dans le non-être.
Mais
comment devenir un « être véritable », et atteindre le
« Dieu suprême », celui que d’innombrables cités jadis
révéraient, celui que le ciel et la terre entière louent?
Tous
ont leur chance. Mais il faut commencer par se mettre en marche.
C’est un long voyage.
Tant
que l’on n’est pas « en » lui, (et le sera-t-on jamais? –
nul ne le sait), il faut sans cesse s’efforcer de s’en approcher,
pour en être toujours plus « près », car c’est seulement
quand on est plus « près » que l’on commence d’être
« véritablement », « entièrement », « absolument »
(πανταχοὖ).
Et
comment s’en approcher?
Plotin
dit que quand on s’ajoute quelque chose (en plus du Tout), quand on
devient « quelqu’un » (par opposition au Tout), alors on
devient ‘moindre’ que le Tout par cette addition même. Il faut donc
retrancher tout ajout, écarter toute négation, enlever de soi tout
ce qui n’est pas seulement le Tout, tout ce qui n’est que partie du
Tout.
Pour
prendre une autre métaphore, il faut « sacrifier » le soi et
ses « parties », si l’on veut approcher de l’idée du « Tout ».
Serait-ce
que le soi encombre, voile, aveugle? Oui, sans doute. A quoi sert
donc le soi ? Pourquoi a-t-on un ‘soi’ s’il s’agit ensuite de s’en
débarrasser?
Le
soi est un vêtement, ou une ‘cosse’, sans doute nécessaire pour
grandir. Mais un jour il faut changer de vêtement quand on a grandi
au-delà du premier âge.
On
ne peut rester petit. C’est Platon qui le dit:
« La
petitesse d’esprit est incompatible avec une âme qui doit tendre
sans cesse à embrasser l’ensemble et l’universalité du divin et de
l’humain (…) Mais l’âme à laquelle appartiennent la grandeur de
la pensée et la contemplation de la totalité du temps et de l’être,
crois-tu qu’elle fasse grand cas de la vie humaine? Un tel homme ne
regardera donc pas la mort comme une chose à craindre. »ii
Mais
si l’âme individuelle doit grandir, ne pas rester petite, qu’en
est-il du Tout lui-même? Doit-il grandir aussi? Ou sa taille de
« Tout » est-elle optimale? Pérenne? Ou encore: s’il
s’ajoute de l’être se diminue-t-il par cette addition même?
Cette
question n’est pas rhétorique. Le Véda l’a posée formellement, en
évoquant l’auto-sacrifice du Dieu suprême.
Que
se passe-t-il lorsque le Tout, que le Véda appelle le Dieu suprême,
le Seigneur des créatures, décide de se « sacrifier »
Lui-même, avant même (et peut-être afin) que quelque création
n’advienne ?
Le
Ṛg Veda décrit
en
effet le
Sacrifice du Dieu (devayajña),
ou
l’auto-immolation
du Créateur
(dont
le nom est Prajapāti)
comme
étant la condition de la
Création
même.
C’est
seulement parce que Prajāpati se sacrifie Lui-même
en
oblation qu’il
peut donner à la
Création
son propre Soi.
Par
cet acte unique, le Sacrifice divin devient le « nombril »
de l’univers :
« Cette
enceinte sacrée est le commencement de la terre ; ce sacrifice
est le centre du monde. Ce soma est la semence du
coursier fécond. Ce prêtre est le premier père de la parole. »iii
D’où
le célèbre commentaire :
« Tout
ce qui existe, quel qu’il soit, est fait pour participer au
sacrifice. »iv
Pour
nous qui réfléchissons sur cette tradition plurimillénaire, si
longtemps après, les questions abondent. Tout ce qui existe est-il
donc fait pour participer au Sacrifice, y compris le Tout lui-même?
Mais
si c’est le Tout lui-même qui se « sacrifie », qu’est-ce
qu’il « reste » après que le Tout se soit sacrifié?
Quant
le Tout se sacrifie, il ajoute à son être du non-être, c’est à
dire qu’il ajoute des étants au monde. Il se diminue, mais en se
diminuant il s’augmente. Il s’éloigne de Lui-même, il se vide de
lui-même, il s’absente de lui-même, il n’est plus « présent »
à lui-même, mais il est « présent » (dans les deux sens du
mot) à ses créatures, et à sa Création.
L’on
voit là que l’être du Tout n’est pas de même nature que l’être de
l’étant qui participe au Tout.
Quand
l’étant participe au Tout, tout ajout, tout surplus, l’amoindrit.
Quand
le Tout « ajoute » des étants à l’être, en les créant, il
sacrifie une part de son propre être. On peut le reformuler ainsi:
en ajoutant de l’être créé, il s’ajoute à lui-même du
« non-être ».
Le
Sacrifice crée de l’être en renonçant à l’être.
Un
autre mot pour le dire: le Sacrifice c’est l’amour.
i
Plotin. Ennéades VI, 5, 12, 13-36. Traduction Émile Bréhier. Ed.
Les Belles Lettres, Paris, 1983, p. 212
iiPlaton.
La République. 486 a, cité par Marc Aurèle, Pensées VII,
35. Cf. Pierre Hadot. Exercices spirituels et philosophie
antique. 1987.
« La causalité des idées ne peut servir à rien »i affirme Aristote.
Cette phrase étonnante est manifestement une charge venimeuse de l’élève contre le maître (Platon). Et c’est, in nuce, l’annonce du programme moderne.
Je l’interprète ainsi :
Les « Idées » platoniciennes n’ont ni bras ni jambes. Impuissantes, elles ne font rien par elles-mêmes. Elles n’ont pas même d’existence propre. Pour qu’elles puissent exercer quelque influence que ce soit dans le monde, il faut qu’elles soient adoptées par des hommes bien réels, qui leur prêtent sang, chair, énergie, existence. Seule l’action des hommes leur donne une « forme » effective, mais qui ne leur est pas propre. Cette forme est indissolublement liée aux actes qui lui donnent « vie ».
Par elles-mêmes les « Idées » ne produisent aucune causalité. Ce sont toujours des hommes qui se chargent de produire des causes et des effets.
Certes les hommes peuvent s’inspirer d’idées préexistantes, à l’occasion, mais ce n’est pas toujours le cas. Le hasard, les circonstances ou les passions peuvent bien souvent inciter à l’action, sans qu’aucune « Idée » ne soit a priori nécessaire.
Souvent, les « Idées » ne sont jamais qu’un vernis ou un prétexte. D’autres logiques prévalent, qui ne sont justement pas logiques.
Cette idée d’Aristote (« La causalité des idées ne peut servir à rien ») a eu grand succès chez les penseurs matérialistes et a exercé une immense influence dans la modernité occidentale.
Parmi les philosophes qui ont tenté d’interpréter la phrase d’Aristote dans un sens un peu moins matérialiste, tout en restant encore « moderne », on peut citer Christian Godin pour qui les idées « agissent comme un catalyseur en chimie. Leur présence ne « fait » rien, mais elle permet que ce qu’elles ne font pas elles-mêmes puisse se faire. Elle est ce qui libère la causalité des causes, y compris celle des causes efficientes. »ii
« Ce qui libère la causalité des causes » !…
La formule a de quoi enthousiasmer rêveurs et poètes…
Mais elle a aussi vocation à se fracasser bien vite contre le mur inoxydable des déterminismes, et l’impassibilité rude des matérialismes.
Si la causalité doit être prise dans son essence même, si elle soit être prise « au sérieux », on doit nécessairement en déduire qu’elle ne peut pas se libérer de cette dernière. Son essence même la contraint précisément à participer sans cesse au cycle sans fin des « causes ».
Seul un Deus ex machina doit pouvoir éventuellement changer la causalité en son contraire absolu.
Ce contraire est un absolu justement, – l’absolu inconditionnel et inconditionné de la Liberté.
Celui « qui fut grand jadis », et « prêt à tous les combats », c’est Ouranos (le Dieu du Ciel).
Et celui qui « a trouvé son vainqueur et a disparu » est Chronos, Dieu du temps, père de Zeus, et vaincu par lui.
De ces deux Dieux, on pouvait dire à l’époque de la Guerre de Troie, selon le témoignage d’Eschyle, que le premier passait déjà pour « n’avoir jamais existé », et que le deuxième avait « disparu »…
Dès ces temps anciens, il n’y avait donc plus que ‘Dieu seul’ (πλὴν Διός) qui régnait dans le cœur et dans l’esprit des Anciens…
De ce Dieu seul, ‘Zeus’, ce Dieu suprême, Dieu de tous les dieux et de tous les hommes, on célébrait la ‘victoire’ avec des chants de joie, dans la Grèce du 5ème siècle av. J.-C.
Mais on s’interrogeait aussi sur son essence – comme le révèle la formule ‘quel qu’il soit’ –, et on se demandait si ce nom même, ‘Zeus’, pouvait réellement lui convenir …
On se réjouissait surtout que Zeus ait ouvert aux mortels le chemin de la ‘sagesse’, et qu’il leur ait apporté cette consolation, le fait de savoir que : ‘de la souffrance naît la connaissance’.
Martin Buber propose une interprétation très ramassée des derniers vers cités plus haut, qu’il agglutine en une affirmation:
Revenons sur le texte d’Agamemnon. On lit d’une part:
« Celui qui célèbre Zeus de toute son âme saisira le Tout du cœur»
et immédiatement après :
« Il [Zeus] a mis les mortels sur le chemin de la sagesse. »
Eschyle utilise à trois reprises, dans le même mouvement de phrase, des mots possédant la même racine : προφρόνως (prophronos), φρενῶν (phrénon) et φρονεῖν (phronein).
Pour rendre ces trois mots, j’ai utilisé volontairement trois mots français ( de racine latine) très différents : âme, cœur, sagesse.
Je m’appuie à ce sujet sur Onians : « Dans le grec plus tardif, phronein a d’abord eu un sens intellectuel, ‘penser, avoir la compréhension de’, mais chez Homère le sens est plus large : il couvre une activité psychique indifférenciée, l’action des phrenes, qui comprend l’‘émotion’ et aussi le ‘désir’. »iv
Dans la traduction que nous proposons nous mobilisons la large gamme de sens que peut prendre le mot phrén : cœur, âme, intelligence, volonté ou encore siège des sentiments.
Ceci étant dit, il vaut la peine de rappeler, je crois, que le sens premier de phrén est de désigner toute membrane qui ‘enveloppe’ un organe, que ce soit le cœur, le foie ou les viscères.
Selon le Bailly, la racine première de tous les mots de cette famille est Φραγ, « enfermer, enclore », et selon le Liddell-Scott la racine première est Φρεν, « séparer ».
Chantraine estime pour sa part que « la vieille interprétation de φρήν comme « dia-phragme », sur phrassô « renfermer » est abandonnée depuis longtemps (…) Il reste à constater que φρήν appartient à une série ancienne de noms-racines où figurent plusieurs appellations de parties du corps.»v
Ces savants dissonent donc sur le sens premier de phrén…
Que le sens véritablement originaire de phrén soit « enclore » ou bien « séparer » n’importe guère au fond, puisque Eschyle nous dit que, grâce à Zeus, l’homme mortel est précisément appelé à ‘sortir’ de cet enclos fermé qu’est le phrén et à ‘cheminer’ sur le chemin de la sagesse…
Voyons ce point.
Le mot « cœur » rend le sens de base (homérique) de φρενῶν (phrénôn) (qui est le génitif du substantif φρήν (phrèn), « coeur, âme »).
Le mot « sagesse » » traduit l’expression verbale τὸν φρονεῖν (ton phronein), « le fait de penser, de réfléchir ». Les deux mots ont la même racine, mais la forme substantive a une nuance plus statique que le verbe, lequel implique la dynamique d’une action en train de se dérouler, nuance d’ailleurs renforcée dans le texte d’Eschyle par le verbe ὁδώσαντα (odôsanta), « il a mis sur le chemin ».
Autrement dit, l’homme qui célèbre Zeus « atteint le cœur » (teuxetaïphrénôn) « dans sa totalité » (to pan), mais c’est justement alors que Zeus le met « sur le chemin » du « penser » (ton phronein).
« Atteindre le cœur dans sa totalité » n’est donc qu’une première étape.
Il reste à cheminer dans le « penser »…
Peut-être est-ce là ce dont Buber a voulu rendre compte en traduisant :
« Zeus est le Tout, et ce qui le dépasse » ?
Mais il reste à se demander ce qui « dépasse le Tout », dans cette optique.
D’après le développement de la phrase d’Eschyle, ce qui « dépasse » le Tout (ou plutôt « ouvre un nouveau chemin ») est précisément « le fait de penser » (ton phronein).
Le fait d’emprunter le chemin du « penser » et de s’aventurer sur cette voie (odôsanta), fait découvrit cette loi divine :
« De la souffrance naît la connaissance », πάθει μάθος(patheï mathos)…
Mais quelle est donc cette ‘connaissance’ (μάθος, mathos)dont parle Eschyle, et que la loi divine semble promettreà celui qui se met en marche ?
La philosophie grecque est très prudente surle sujet de la ‘connaissance’ divine. L’opinion qui semble prévaloir, c’est qu’on peut tout au plus parler d’une connaissance de sa ‘non-connaissance’…
Dans le Cratyle, Platon écrit :
« Par Zeus ! Hermogène, si seulement nous avions du bon sens, oui, il y aurait bien pour nous une méthode : dire que des Dieux nous ne savons rien, ni d’eux-mêmes, ni des noms dont ils peuvent personnellement se désigner, car eux, c’est clair, les noms qu’ils se donnent sont les vrais ! »vi
Léon Robin traduit ‘εἴπερ γενοῦν ἔχοιμεν’ par « si nous avions du bon sens ». Mais νοῦς(ou νοός) signifie en réalité « esprit, intelligence, faculté de penser ». Le poids métaphysique de ce mot dépasse le simple ‘bon sens’.
Il vaudrait mieux donc traduire, dans ce contexte :
« Si nous avions de l’Esprit, nous dirions que des Dieux nous ne savons rien, ni d’eux, ni de leurs noms ».
Quant aux autres poètes grecs, ils semblent eux aussi fort réservés quant à la possibilité de percer le mystère du Divin.
Euripide, dans les Troyennes, fait direà Hécube:
« Ô toi qui supportes la terre et qui es supporté par elle,
qui que tu sois, impénétrable essence,
Zeus, inflexible loi des choses ou intelligence de l’homme,
je te révère, car ton cheminement secret
conduit vers la justice les actes des mortels. »vii
La traduction que donne ici la Bibliothèque de la Pléiade ne me satisfait pas. Consultant d’autres traductions disponibles en français et en anglais, et reprenant chaque terme en m’appuyant sur le dictionnaire Grec-Français de Bailly et sur le dictionnaire Grec-Anglais de Liddell et Scott, j’ai fini par aboutir à un résultat plus conforme à mes attentes :
« Toi qui portes la terre, et qui l’a prise pour trône,
Qui que Tu sois, inaccessible à la connaissance,
Zeus, ou Loide la nature, ou Esprit des mortels,
je T’offre mes prières,car cheminant d’un pas silencieux,
Tu conduis toutes les choses humaines vers la justice. »
La pensée grecque, qu’elle soit véhiculée par la fine ironie de Socrate, estimant qu’on ne peut rien dire des Dieux, surtout si l’on a de l’Esprit, ou bien qu’elle soit sublimée par Euripide, qui chante l’inaccessible connaissance du Dieu « Qui que Tu sois », aboutit au mystère du Dieu qui chemine en silence, et sans un bruit.
En revanche, avant Platon, et avant Euripide, il semble qu’Eschyle ait bien entrevu une ouverture, la possibilité d’un chemin.
Quel chemin ?
Celui qu’ouvre « le fait de penser » (ton phronein).
C’est le même chemin que celui qui commence avec la ‘souffrance’ (pathos), et qui aboutit à l’acte de la ‘connaissance’ (mathos).
C’est aussi le chemin du Dieu qui chemine « sans bruit ».
iΖεύς (‘Zeus’) est au nominatif, et Διός (‘Dieu’)est au génitif.
L’Aïest beaucoup moins « paresseux » qu’il n’en a l’air. Il semble dormir, mais son cerveau du moins travaille en permanence! Il passe son temps sous l’influence d’alcaloïdes qu’il consomme en quantité. Mais à quoi rêve-t-il, pendant ces heures sans fin? Des études systématiques s’appuyant sur l’imagerie par résonance magnétique nucléaire, ou sur des techniques bien plus sophistiquées qui apparaîtront sans nul doute un jour, permettront de trouver des pistes.
En attendant, qu’il me soit permis de faire des hypothèses, et de raisonner par analogie, ou par induction.
Niant sa peur ancestrale, l’Aï rêve-t-il de dévorer des jaguars, ou d’avaler quelque boa?
Se livre-t-il à l’émotion onirique et sans pareille d’un saut idéal, d’un bondmagique, platonicien, allant bien au-delà de la cime des arbres, atteignant le ciel impavide?
Ou bien, imitant l’aigle qui toujours menace, aspire-t-il à planer sans fin au-dessus de la canopée ?
Songe-t-il à grimperjusqu’aux sources de la pluie, et jusqu’au soleil?
Ou bien fait-il des cauchemars inéluctables, se rappelant l’angoisse du bébé-aï en équilibre instable accroché au dos de sa mère ? Se revoit-il s’écraser au sol, saisie d’une peur primale, tombant de toute la hauteur des arbres les plus élevés de la forêt primaire, le cerveau soudain crépitant d’adrénaline et de DMT ?
Ou rêve-t-il des rêves jadis faits par d’innombrables générations d’Aï avant lui, et stockés quelque part dans quelques plasmides mémoriels, trans-générationnels ?
Pour le moment, ce que l’on peut dire, c’est que si l’Aï se droguejour après jour et qu’il dort si intensément, c’est que ses rêves doivent être plus fascinants que sa vie éveillée. La vraie vie de l’Aï est à l’évidence dans ses rêves…
Il prend tous les risques (et surtout celui de se faire manger) pour se livrer à son délice vital: se droguer aux alcaloïdes et explorer jour après jour la puissance de leurs stimulations !
Appliquons les principes du grand Darwin.
Si l’Aï existe encore comme espèce c’est que cette manière très particulière de vivre en se droguant et en dormant a subi avec succès le grand test de l’adaptation.
C’est donc que tous les risques encourus non seulement n’empêchent pas l’Aïde survivre depuis des millions d’années, mais que la mémoire collective de l’espèce ne cesse de s’enrichir des rêves individuels, générations après générations, et permet sans doute de renforcer le patrimoine mémoriel (et immémorial) de l’Aï, par l’intense et permanente visitation et remémoration des mémoires de tous lors des rêves de chacun…
L’Aï n’est pas fondamentalement différend de l’Homo Sapiens à cet égard. En matière de rêve il lui est même supérieur, car il s’y livre à fond… Il rêve sa vie en permanence, parce qu’il trouve en ses rêves plus que ce qu’il trouve dans la vie dite « réelle », la vie de tous les jours.
Or, comme il ne vit que très peu de choses « réelles », c’est donc que ce qu’il rêve doit venir d’ailleurs. D’où ?
Nous savons que les visions et les hallucinations dues aux alcaloïdes ne peuvent pas venir directement de l’activité des molécules elles-mêmes. Albert Hofmann, le célèbre chimiste suisse qui a synthétisé le LSDet découvert par hasard ses propriétés hallucinogènes, l’a attesté formellement, après des années de recherches. Les molécules actives des drogues hallucinogènes sont rapidement métabolisées, en moins d’une heure, mais leurs effets peuvent se faire sentir bien longtemps après leur ingestion, jusqu’à douze heures ou plus encore.
C’est donc que ce ne sont pas les molécules des alcaloïdes qui « contiendraient » elles-mêmes la « source » des perceptions et des hallucinations qu’elles provoquent. Elles ne font que faciliter la disposition à les percevoir.
Ces molécules psychoactives ne font que débloquer certaines clés permettant d’ouvrir les « portes de la perception » pour reprendre l’expression popularisée par le livre d’Aldous Huxley.
Dans le cas de l’Aï, qui a une vie « réelle » réduite au minimum, les images hallucinatoires ne peuvent donc venir que de l’immense réservoir d’expériences collectives de l’espèce. Par exemple, des innombrables expériences de mort imminentes (EMI) subies dans la suite innombrable des générations ayant survécu à de non moins innombrables attaques par des prédateurs, ou d’innombrables accidents, telle la chute du bébé singe vers sa mort « imminente » et apparemment inéluctable (les bébés-singe qui meurent effectivement ne transmettent pas leur patrimoine génétique…).
Qu’on se représente la scène. Le bébé-aï tombe, il « sait » qu’il va mourir. Il a ce savoir dans sa mémoire profonde. Une décharge d’adrénaline met son système nerveux sympathique en action, il « sait » qu’il faut tenter de se raccrocher à quelque branche salvatrice. Son corps tout entier fourmille de molécules de DMT. Sauvé ! Il est arrivé à éviter la mort. Il a subi la nième EMI de l’espèce, et a surmonté l’épreuve. Il est « initié » désormais. Il va engrammer cette expérience fondamentale dans son propre ADN, renforçant ainsi la mémoire collective des Aï. Et il va aussi, comme consommateur quotidien et expert d’alcaloïdes, tenter de revivre ces instants primordiaux, et de chercher à les dépasser…
Nombreux sont les Homo Sapiens, depuis des dizaines et même des centaines de milliers d’années, qui ont vécu des expériences comparables : tant des expériences de mort imminente (la vie au Paléolithique n’était pas un long fleuve tranquille) que des expériences hallucinatoires après ingestion d’alcaloïdes puissants, sous forme de champignons hallucinogènes ou de végétaux tel le soma védique ou l’ayahuasca en Amérique latine.
D’après les nombreux témoignages, anthropologiques, ethnologiques, historiques, culturels et personnels (récemment médiatisés), les effets de drogues hallucinogènes peuvent aller dans les cas les plus remarquables jusqu’à des « visions » ineffables, transcendantes, allant bien au-delà de toute pré-conception, et semblant même atteindre la compréhension ultime de la structure de l’univers, et semblant permettre d’entrer dans la présence du « divin », c’est-à-dire de comprendre en soi-même (et non pas par des témoignages rapportés ou des textes sacrés) la nature profonde de ce que furent les expériences d’un Abraham, d’un Moïse ou d’un Ézéchiel, d’un Zarathoustra, d’un Bouddha, d’un Orphée ou d’un Platon…
Ces expériences uniques, et pourtant sans cesse vécues à nouveau de mille façons et cela depuis des milliers de générations, n’évoquent absolument rien de ce que l’on peut rencontrer dans la vie habituelle, dans les rêves les plus oniriques ou dans les imaginations les plus délirantes.
Le sceptique matérialiste dira : ces expériences « ne sont que » la transmutation subconsciente d’expériences déjà éprouvées, mais tellement modifiées, tellement métamorphosées par l’effet hallucinogène, qu’elles n’ont plus rien à voir avec l’expérience effectivement vécue, bien qu’elles ne soient au fond que sa « transposition ».
Pour quiconque a survolé la masse des témoignages anciens et récents dûment compilés, il est difficile d’accorder crédit aux positions du sceptique matérialiste, vu la puissance inimaginable, indicible, des visions vécues et rapportées.
Elles vont bien au-delà de l’imagination habituelle, du vécu antérieur.
Au-delà de l’au-delà même.
Ces visions ne peuvent donc pas venir de l’imagination personnelle du sujet. En aucune façon elles ne peuvent venir de ce qui a été acquis dans le cours de la vie normale.
Alors d’où viennent-elles ?
Deux hypothèses :
–Soit elles viennent du plus profond de la mémoire interne de l’organisme, non pas la mémoire individuelle, mais la mémoire immanente de l’espèce humaine, la mémoire collective qui a été « engrammée » depuis des centaines de milliers d’années, ou même des millions d’années, sil’on tient compte de la mémoire profonde d’autres espèces précédentes, dont l’Homo Sapiens a hérité. Cette mémoire de l’espèce est sans doute celée dans l’ADN même ou bien elle s’exprime par épigenèse et à travers des processus neurochimiques de re-mémorisation, susceptibles d’être transmis de génération en génération.
-Soit ces visions viennent de « l’extérieur », le cerveau n’étant alors qu’une sorte d’« antenne » recevant son information d’ailleurs, lors de l’extase hallucinatoire. Cette dernière hypothèse a été formulée explicitement par William James dans un texte célèbre (Human Immortality: Two Supposed Objections to the Doctrinei), et reprise par Aldous Huxley (Les portes de la perception), puis tout récemment par le chercheur et professeur agrégé de psychiatrie clinique Rick Strassman (Le DMT, la molécule de l’esprit)…
Je développerai dans un prochain article les conséquences que l’on peut induire de ces deux hypothèses.
Je montrerai notamment qu’elles ne sont pas incompatibles…
i Publié en 1898 by Houghton, Mifflin and Company, The Riverside Press, Cambridge. Disponible en ligne.
Le cerveau humain est manifestement capable de se corréler (efficacement) avec le « monde »i, et cela selon de multiples modalités, notamment neurobiologique, mentale, spirituelle… Il existe sans doute d’autres modes de corrélation cerveau-monde dont nous n’avons pas nécessairement conscience, – à commencer précisément par les puissances propres de l’inconscient (qu’il soit individuel ou collectif), ou encore celles du rêve ou de la prémonition.
Quoiqu’il en soit, l’important c’est que ces multiples formes de corrélation impliquent un ensemble de liaisons plus ou moins fortes, plus ou moins intégrées, entre le cerveau et le « monde ». On en déduit que le cerveau ne peut être réduit à un organe solipsiste, splendidement isolé, régnant en maître absolu au milieu de certitudes cartésiennes du genre « Je pense donc je suis ».
Le cerveau est naturellement en flux, en tension, en interaction permanente avec de multiples aspects d’une réalité éminemment complexe, riche, et finalement insaisissable dans son essence.
Dans un monde moderne où la communication électronique est devenue ubiquitaire, il peut être plus aisé de proposer ici la métaphore de l’antenne. Le cerveau est comme une sorte d’« antenne », multibandes, multi-fréquences. Il est en mesure de recevoir et de traiter les informations sensorielles (vue, audition, toucher, goût, odorat), mais aussi de « découvrir » d’autres espaces de sens abstraits (comme ceux que les mathématiques donnent abstraitement à « voir »). Ces autres espaces de sens semblent dans un premier temps appartenir uniquement à la sphère humaine, mais ils se révèlent aussi, inopinément, et de façon surprenante et au fond mystérieuse, capables de nous aider à « saisir » de manière spécifique des aspects structurels du « monde ». Ces aspects seraient restés « cachés », si les structures mathématiques que le cerveau est capable d’engendrer n’étaient pas venues à point nommé pour lui permettre de les « comprendre » en quelque manière, c’est-à-dire pour lui permettre de déterminer des formes d’adéquation efficace entre les capacités d’intellection du cerveau et les potentialités intelligibles du « monde ».
L’enfant nouveau-né développe lentement mais sûrement une carte multi-sensorielle du monde, par le toucher, le goût et l’odorat, les sons et les lumières, mais il est d’abord immergé dans un petit monde amniotique, dont il émerge avec quelque difficulté pour être aussitôt plongé dans un autre « monde », le monde affectif, aimant, chaleureux que ses parents lui offrent d’emblée à la naissance. Cette première (et double) expérience, d’immersion « dans » un monde limité, inexplicable, contraignant (par l’étroitesse de l’utérus, et l’impossibilité de déployer des membres apparemment encombrants, inutiles, superfétatoires), et d’émergence, de passage « vers » un autre monde, où se révèlent soudainement des millions de stimulations tout-à-fait autres, est une expérience fondatrice, qui doit rester à jamais gravée dans le cerveau nouvellement né.
Expérience fondatrice, mais aussi formatrice. Elle nous prépare secrètement à affronter d’autres mystères à venir, car le monde nous réserve tout au long de la vie bien d’autres expériences (métaphoriques) de « naissances » et de « passages » d’ordre symbolique ou cognitif. Cette expérience est si bien « engrammée » dans le cerveau que la perspective de la mort, dans de nombreuses traditions spirituelles, semble n’être elle-même qu’une nouvelle « naissance », un nouveau « passage ».
La métaphore du cerveau-antenne a déjà été proposée à la fin du 19ème siècle par William James dans un texte célèbreii. Elle est importante parce qu’elle suggère la possibilité d’un continuum complexe entre le cerveau et le monde (pris dans son acception la plus large possible). Mais elle se prête aussi à une généralisation puissante, allant dans le sens de la noosphère de Teilhard de Chardin, si l’on conçoit que chaque « antenne » peut être mise en communication avec les milliards d’autres cerveaux vivant actuellement sur cette planète, et pourquoi pas, – soyons fous ! –, avec les milliards de milliards de « cerveaux » naviguant probablement dans d’autres galaxies, et d’autres nébuleuses.
Nous avons employé jusqu’à présent le mot « cerveau », sans vraiment chercher à définir ce que l’on peut entendre par ce mot. Les neurosciences ont récemment fait de sensibles progrès dans l’analyse de cet organe essentiel, mais n’ont sans doute pas réussi à expliquer son essence même, c’est-à-dire la nature de la « conscience ». Dans le monde matérialiste et scientiste actuel, les tendances de la recherche visent à démontrer (sans succès notable jusqu’à présent) que la conscience ne serait qu’une propriété émergeant « naturellement » de la « complexité » de l’enchevêtrement neuronal, et résultant de quelque « auto-poièse » neuro-biologique. Cette explication propose sans doute des éléments nécessaires à la compréhension, mais ceux-ci sont loin d’être suffisants.
Ils n’aident pas vraiment à rendre compte de ce que l’humanité a pu engendrer de plus extraordinaire (ici, on peut glisser la liste des Mozart et des Vinci, des Newton et des Einstein, des Platon et des Pascal…).
La métaphore du cerveau-antenne en revanche, loin de se concentrer sur la soupe neurochimique et l’enchevêtrement neuro-synaptique, vise à établir l’existence de liens génésiques, organiques et subtils entre les cerveaux, de toutes natures et de toutes conditions, et le « monde ».
Les perspectives de la réflexion changent alors radicalement.
Le cerveau « normal » d’un être humain devrait dès lors être considéré simplement comme une plate-forme minimale à partir de laquelle peuvent se développer des potentialités extraordinaires, dans certaines conditions (épigénétiques, sociales, circonstancielles, …).
De même que l’immense monde des mathématiques, avec ses puissances incroyables, peut être décrit non comme résultant d’« inventions » brillantes par telles ou telles personnalités particulièrement douées, mais plutôt comme faisant l’objet de véritables « découvertes », – de même l’on peut induire que le monde encore plus vaste des révélations, des visions et des intuitions (spirituelles, mystiques, poétiques,…) n’est pas un monde « inventé » par telles ou telles personnalités (comme des Moïse, des Bouddha ou des Jésus, à l’esprit un peu faible, selon les esprits forts des temps modernes), mais bien un monde « découvert », dont on ne fait qu’entrevoir seulement les infinies virtualités.
Le cerveau peut dès lors être compris comme un organe qui ne cesse d’émerger hors de ses limites initiales (celles posées par sa matérialité neuro-biologique). Il ne cesse de croître en sortant de ses propres confins. Il s’auto-engendre en s’ouvrant au monde, et à tous les mondes. Il est en constante interaction avec le monde tel que les sens nous le donnent à voir, mais aussi avec des univers entiers, tissés de pensées, d’intuitions, de visions, de révélations, dont seuls les « meilleurs d’entre nous » sont capables de percevoir les émanations, les efflorescences, les correspondances…
La conscience émerge dans le cerveau nouveau-né, non pas seulement parce que l’équipement neuro-synaptique le permet, mais aussi et surtout parce que de la conscience pré-existe dans le monde, sous des myriades de formes. La conscience pré-existe dans l’univers parce que l’univers lui-même est doté d’une sorte de conscience. Il est vain de chercher à expliquer l’apparition de la conscience dans le cerveau humain uniquement par un arrangement moléculaire ou synaptique spécialement efficace. Il est plus aisé de concevoir que la conscience individuelle émerge parce qu’elle puise sa jouvence et sa puissance propre à la fontaine de la conscience universelle, laquelle entre en communication avec chacun d’entre nous par l’intermédiaire de nos « antennes ».
Ce que l’on vient de dire sur la conscience, on pourrait le répéter sur l’émergence de la raison en chacun de nous, mais aussi sur la grâce de la révélation (quant à elle réservée à quelques élus).
Dans un prochain article, je parlerai des conséquences possible de cette idée d’émergence de la conscience et de la raison humaines, comme résultant de l’interaction entre le cerveau et le monde.
i Le « monde » est tout ce avec quoi le cerveau peut entrer en corrélation effective. Il va de soi que les limites de cette définition du « monde » pointent aussi vers tous les aspects du « monde » qui restent décidément impénétrables au cerveau humain, jusqu’à plus ample informé…
iiWilliam James. Human Immortality.1898. Ed. Houghton, Mifflin and Company, The Riverside Press, Cambridge.
Elles disent toutes apporter une « révélation », mais aucune religion humaine n’a jamais présenté une totale transparence, assumé un dévoilement intégral. Comment le pourraient-elles?
Une bonne part de ce qui les fonde baigne dans le secret, et « plus nous remontons loin dans l’histoire religieuse, plus le rôle dévolu au secret est important.»i
Mais ces secrets ne doivent pas être confondus avec le mystère.
Le mystère est immense, profond, vivant.
Le secret est utile et humain. Il est entretenu à dessein, par les pythies, les chamans, les mages, les prêtres, les haruspices. Il sert au contrôle, il facilite la construction du dogme, renforce les rites et la rigueur des lois.
Le mystère n’appartient à personne. Il n’est pas donné à tous de le pressentir, et moins encore d’en saisir l’essence et la nature.
Le secret est mis en avant, proclamé publiquement, non dans son contenu, mais en tant que principe. Il s’impose dès lors à tous et profite à quelques-uns.
Dans une certaine mesure, le secret s’appuie (un petit peu) sur l’existence du mystère. L’un est l’apparence de la réalité de l’autre.
C’est pourquoi le secret, par ses signes, peut parfois nourrir le sens du mystère, lui donner une présence.
Le secret peut rester longtemps tel, mais un jour il se découvre pour ce qu’il est, et on voit qu’il n’était pas grand chose, au regard du mystère. Ou alors, tout simplement, il se perd à jamais, dans l’indifférence, sans grand dommage pour quiconque.
Le mystère, en revanche, toujours se tient en retrait, en arrière, ou très en avant, vraiment ailleurs, absolument autre. On n’en a jamais fini avec lui.
Du mystère que peut-on savoir?
Une vérité divine vient se révéler, mais elle s’en vient voilée.
« La vérité n’est pas venue dans le monde nue, mais elle est venue vêtue de symboles et d’images. Le monde ne la recevra d’aucune autre façon. »ii
La vérité ne vient jamais « nue » dans le monde.
Du moins, c’est ce qu’un bon sens cauteleux, sarcastique, nous garantit.
Dieu ne peut être nu. Ni vu.
« Comment croirais-je en un dieu suprême qui entrerait dans le ventre d’une femme par ses organes sexuels […] sans besoin de nécessité ? Comment croirais-je en un dieu vivant qui serait né d’une femme sans savoir ni intelligence, sans distinguer sa droite de sa gauche, qui fait ses besoins et urine, tète les seins de sa mère avec faim et soif et qui, si sa mère ne le nourrissait pas, mourrait de faim comme le reste de hommes ? »iii
Rigueur du raisonnement. Réalisme du constat. Assurance absolue.
Comment le Très-Haut, en effet, pourrait-il s’abaisser à uriner, ou à téter les seins d’une femme sans intelligence ?
On imagine en leurs temps médiévaux, Juda Halévi, David Kimhi, ou Moïse Nahmanide, goguenards, riant fort de telles croyances, crédules, naïves, niaises, ingénues, dupes.
Comment ne pas s’esclaffer à propos de ceYehoshua, ce fils d’une prostituée et d’un légionnaire nommé Panther, ce nobody, mort en esclave, un vrai loser.
Ce type,leMessie? Vous voulez rire?Soyons sérieux: « Il m’est impossible de croire en sa messianité car la prophétie annonce au sujet du Messie :« Il dominera de la mer à la mer et du fleuve aux confins de la terre« (Psaume 72,8). Or, Jésus n’eut absolument pas de règne, au contraire, il fut persécuté par ses ennemis et dut se cacher d’eux : à la fin, il tomba entre leurs mains et ne put même pas préserver sa propre vie. Comment aurait-il pu sauver Israël ? Même après sa mort il n’eut pas de royaume (…) A l’heure actuelle, les serviteurs de Mohammed, vos ennemis, disposent d’un pouvoir supérieur au vôtre. D’ailleurs la prophétie annonce qu’au temps du Messie […] « la connaissance de YHVH emplira la terre comme les eaux recouvrent la mer » (Isaïe 11,9). Or, depuis l’époque de Jésus jusqu’à aujourd’hui, il y eut maintes guerres et le monde a été plein d’oppressions et de ruines. Quant aux chrétiens, ils ont fait couler plus de sang que le reste des nations. »iv
Jamais, jamais, une religion dont un prophète vit Dieu dans un buisson en feu, dont la Loi fut gravée par la main divine dans des tables de pierre, n’admettra la moindre « incarnation » de ce même Dieu, et en tout cas certainement pas sous la forme d’un obscur charpentier, un rabbin de province.
Quel scandale absolu, quelle bêtise risible qu’un enfant qui tète et urine prétende incarner un Dieu, dont la gloire et la puissance sont au-dessus de la Terre et du Ciel.
Dans cette affaire, à l’évidence le bon sens, la raison, la vérité, sont du côté des rieurs. Deux millénaires de chrétienté ne feront rien pour les faire changer d’avis, bien au contraire…
Ce qui est frappant dans toute cette affaire, c’est son côté paradoxal, incroyable, invraisemblable. Une histoire de gogos. Du jamais vu.
Historiquement, l’idée que la vérité relève du secret est extrêmement ancienne.
Mais que la vérité puisse relever du risible, ça vraiment c’est nouveau, c’est autre chose.
Philosophiquement, on peut tenter d’avancer qu’il y a des vérités « nues » qui sont, par cela même, les plus voilées. Elles se cachent dans la lumière de l’évidence.
Mais l’histoire nous apprend sans relâche qu’il n’y a pas de vérité « nue ».
« La théorie antique de la religion égyptienne secrète, telle que nous la retrouvons chez Plutarque et Diodore, Philon, Origène et Clément d’Alexandrie, ainsi que chez Porphyre et Jamblique part du principe que la vérité constitue en soi un secret, et qu’on ne peut la saisir en ce monde que voilée, dans des images, des mythes, des allégories et des énigmes. »v
Cette ancienne conception remonte sans doute bien avant la période pré-dynastique, et l’on peut penser qu’elle remonte bien avant la pré-histoire elle-même…
Depuis ces temps immensément reculés, elle n’a pas cessé d’influencer les religions « premières », puis les religions « historiques ». Elle n’a pas cessé non plus de proliférer dans le pythagorisme, le platonisme, l’hermétisme ou la gnose.
Les manuscrits de Nag Hammadi en gardent encore la mémoire. L’un d’eux, retrouvé en 1945, l’Évangile de Philippevi, affirme que le monde ne peut recevoir la vérité autrement que voilée par des mots, des mythes, des images.
Les mots et les images n’ont pas pour fonction de cacher la vérité aux yeux des non-croyants, des endurcis, des blasphémateurs.
Les mots et les images sont l’expression même du secret, les symboles du mystère.
Goethe a résumé en trois vers l’ambivalence du secret, comme dissimulation et comme manifestation de la vérité :
« Le vrai est semblable à Dieu;
il n’apparaît pas immédiatement,
nous devons le deviner à partir de ses manifestations. »vii
Les secrets finissent toujours par être révélés, mais ils ne révèlent au fond que le ‘vide’ de leur temps, de leur époque.
Le mystère, quant à lui, n’en finit pas de se celer.
Concluant sa belle étude sur « Moïse l’Égyptien », Jan Assmann jette un pavé dans la mare :
« A son apogée, ce n’est pas un vide que la religion païenne dissimulait dans les mystères, mais la vérité du Dieu Unique ».viii
On imagine les lazzi des monothéistes de tout poil, devant ce raccourci iconoclaste…
Abraham lui-même dut rendre tribut à un certain Melchisedech, un goy.
Augustin, de manière plus surprenante encore, relie d’un trait tous les âges de la croyance:
« Ce qui se nomme aujourd’hui religion chrétienne existait dans l’antiquité, et dès l’origine du genre humain jusqu’à ce que le Christ s’incarnât, et c’est de lui que la vraie religion qui existait déjà, commença à s’appeler chrétienne. »ix
Au fond l’idée est très simple. Et très dérangeante pour les esprits petits.
Si une vérité est réellement vraie, alors elle l’a toujours été, et elle le sera toujours. Elle était vérité dès l’origine du monde, et même dès avant l’origine du monde. Elle sera aussi vraie dans cent millions ou cent milliards d’années.
Les mots qui la nomment, cette vérité, et les hommes qui y croient, Akhenaton, Melchisedech, Abraham, Moïse, Zoroastre, Platon, Yehoshua, sont seulement fugaces, à son service, selon leur rang, selon leur sagesse.
La vérité, si ancienne qu’elle était déjà vérité avant même l’Ancien des jours, est aussi toujours jeune; elle ne fait que commencer à vivre, dans son berceau de paille.
Dans la philosophie platonicienne, le Dieu Éros (l’Amour) représente un Dieu toujours à la recherche de la plénitude, toujours en mouvement, pour combler son manque d’être.
Mais comment un Dieu pourrait-il manquer d’être ?
Si l’Amour signale un manque, comme l’affirme Platon, comment l’Amour pourrait-il être un Dieu, dont l’essence est d’être?
Un Dieu ‘Amour’ à la façon de Platon n’est pleinement ‘Dieu’ que par sa relation d’amour avec ce qu’il aime. Cette relation implique un ‘mouvement’ et une ‘dépendance’ de la nature divine par rapport à l’objet de son ‘Amour’.
Comment comprendre un tel ‘mouvement’ et une telle ‘dépendance’ dans un Dieu transcendant, un Dieu dont l’essence est d’ ‘être’, dont l’Être est a priori au-delà de tout manque d’être?
C’est pourquoi Aristote critique Platon. L’amour n’est pas une essence, mais seulement un moyen. Si Dieu se définit comme l’Être par excellence, il est aussi ‘immobile’ affirme Aristote. Premier Moteur immobile, il donne son mouvement à toute la création.
« Le Principe et le premier des êtres est immobile : il l’est par essence et par accident, et il imprime le mouvement premier, éternel et un. »i
Dieu, ‘immobile’, met en mouvement le monde et tous les êtres qu’il contient, en leur insufflant l’amour, le désir de leur ‘fin’. Le monde se met en mouvement parce qu’il désire cette ‘fin’. La fin du monde est dans l’amour de la ‘fin’, dans le désir de rejoindre la ‘fin’ ultime en vue de laquelle le monde a été mis en mouvement.
« La cause finale, en effet, est l’être pour qui elle est une fin, et c’est aussi le but lui-même ; en ce dernier sens, la fin peut exister parmi les êtres immobiles. »ii
Pour Aristote donc, Dieu ne peut pas être ‘Amour’, ou Éros. L’Éros platonicien n’est qu’un dieu ‘intermédiaire’. C’est par l’intermédiaire d’ Éros que Dieu met tous les êtres en mouvement. Dieu met le monde en mouvement par l’amour qu’Il inspire. Mais il n’est pas Amour. L’amour est l’intermédiaire par lequel on vise la ‘cause finale’, la ‘fin’ de Dieu.
« La cause finale meut comme objet de l’amour. » iii.
On voit là que la conception du Dieu d’Aristote se distingue radicalement de la conception chrétienne d’un Dieu qui est pour sa part essentiellement « amour ». « Dieu a tant aimé le monde » (Jn, 3,16).
Le Christ renverse les tables de la loi aristotélicienne, celle d’un Dieu ‘immobile’, un Dieu pour qui l’amour n’est qu’un moyen en vue d’une fin, nommé abstraitement la « cause finale ».
Le Dieu du Christ n’est pas ‘immobile’. Paradoxal, dans sa puissance, il s’est mis à la merci de l’amour (ou du désamour, ou de l’indifférence, ou de l’ignorance) de sa création.
Pour Aristote, le divin immobile est toujours à l’œuvre, partout, en toutes choses, comme ‘Premier Moteur’. L’état divin représente le maximum possible de l’être, l’Être même. Tous les autres êtres manquent d’être. Le niveau le plus bas dans l’échelle de Jacob des étants est celui de l’être seulement en puissance d’être, l’être purement virtuel.
Le Dieu du Christ, en revanche, n’est pas toujours à l’œuvre, il se ‘vide’, il est ‘raillé’, ‘humilié’, il ‘meurt’, et il ‘s’absente’.
Finalement, on pourrait dire que la conception chrétienne de la kénose divine est plus proche de la conception platonicienne d’un Dieu-Amour qui souffre de ‘manque’, que de la conception aristotélicienne du Dieu, ‘Premier Moteur’ et ‘cause finale’.
Il y a un véritable paradoxe philosophique à considérer que l’essence du Dieu est un manque ou un ‘vide’ au cœur de l’Être.
Dans cette hypothèse, l’amour ne serait pas seulement un ‘manque’ d’être, comme le pense Platon, mais ferait partie de l’essence divine elle-même. Le manque serait en réalité la plus haute forme de l’être.
Qu’est-ce que l’essence d’un Dieu dont le manque est au cœur ?
Il y a un nom – fort ancien, qui en donne une idée : le ‘Sacrifice’.
Cette idée profondément anti-intuitive est apparue quatre mille ans avant le Christ. Le Veda a forgé un nom pour la décrire : Devayajña, le ‘Sacrifice du Dieu’. Un célèbre hymne védique décrit la Création comme l’auto-immolation du Créateuriv. Prajāpati se sacrifie totalement soi-même, et par là il peut donner entièrement à la création son Soi. Il se sacrifie mais il vit par ce sacrifice même. Il reste vivant parce que le sacrifice lui donne un nouveau Souffle, un nouvel Esprit.
« Le Seigneur suprême dit à son père, le Seigneur de toutes les créatures : ‘J’ai trouvé le sacrifice qui exauce les désirs : laisse-moi l’accomplir pour toi !’ – ‘Soit !’ répondit-il. Alors il l’accomplit pour lui. Après le sacrifice, il souhaita : ‘Puis-je être tout ici !’. Il devint Souffle, et maintenant le Souffle est partout ici. »v
Ce n’est pas tout. L’analogie entre le Véda et le christianisme est plus profonde. Elle inclut le ‘vide’ divin.
« Le Seigneur des créatures [Prajāpati], après avoir engendré les êtres vivants, se sentit comme vidé. Les créatures se sont éloignées de lui ; elles ne sont pas restées avec lui pour sa joie et sa subsistance. »vi
« Après avoir engendré tout ce qui existe, il se sentit comme vidé et il eut peur de la mort. »vii
Le ‘vide’ du Seigneur des créatures est formellement analogue à la ‘kénose’ du Christ (kénose vient du grec kenosis et du verbe kenoein, ‘vider’).
Il y a aussi la métaphore védique du ‘démembrement’, qui anticipe celle du démembrement d’Osiris, de Dionysos et d’Orphée.
« Quand il eut produit toutes les créatures, Prajāpati tomba en morceaux. Son souffle s’en alla. Quand son souffle ne fut plus actif, les Dieux l’abandonnèrent »viii.
« Réduit à son cœur, abandonné, il émit un cri : ‘Hélas, ma vie !’ Les eaux le sentirent. Elles vinrent à son aide et par le moyen du sacrifice du Premier Né, il établit sa souveraineté. »ix
On le voit, comme le Véda l’a vu. Le Sacrifice du Seigneur de la création est à l’origine de l’univers. C’est pourquoi « le sacrifice est le nombril de l’univers ».x
Le plus intéressant peut-être, si l’on parvient jusque là, est d’en tirer une conclusion pour ce qui concerne tous les autres êtres.
« Tout ce qui existe, quel qu’il soit, est fait pour participer au sacrifice ».xi
Dure leçon, pour qui projette son regard au loin.
iAristote. Métaphysique, Λ, 8, 1073a, 24 Trad. J. Tricot. Ed. Vrin, Paris 1981, p.688
iiAristote. Métaphysique, Λ, 7, 1072b, 2 Trad. J. Tricot. Ed. Vrin, Paris 1981, p.678
iiiAristote. Métaphysique, Λ, 7, 1072b, 3 Trad. J. Tricot. Ed. Vrin, Paris 1981, p.678
Un coup de ciseau, le fil s’arrête. Déroulée sans fin la bobine ; mais toujours, un jour, la coupe. Le fil, si blanc soit-il, ne sait rien de la coupe.
Le fil sait seulement qu’il file, qu’il suit son fil. De coton ou de chitine, il file. Où ? Il ne sait.
Il file, et tant qu’il file, il n’est que fil.
Qu’est-ce qu’un fil de laine ou de soie peut comprendre au fil de l’acier, au fil de la lame ? A l’âme du couteau ? A l’esprit du rasoir?
Le fil est fil. Infiniment fil. La longueur est de son côté, croit-il. Qu’est-ce que le fil horizontal peut comprendre à la lame perpendiculaire ?
Même un long fil a une fin. Vient la coupe, le coup. La fin du continu, la condition de l’apparition.
La pensée suit son fil ; droite, sinueuse, zigzagante, elle suit ce fil, ou cet autre, elle tisse sa toile. Pense-t-elle la fin, la lame ? Faite de fil, comment penserait-elle ce qui n’est pas fait de fil ? Le fil peut-il penser l’épaisseur du tapis, sa surface, son motif, ou le chat qui s’y coule?
La pensée suivant son fil va assurée, de prémisses en inductions. Elle ne pense pas ce qui la dépasse, la coupe, ou le noeud.
La naissance de la coupure, par la fin du fil.
Et la coupure est d’un fil aussi, d’acier. Fil acéré, voué à couper, non à lier. Carotte, ou carotide, le fil coupe. Le fil de la lame coupe le fil de l’âme.
La Fileuse, Clotho, tisse le fil de la vie. Lachésis le déroule. Atropos le coupe. Ô destins fauchés !
Vers la fin du 15ème siècle, Marsile Ficin résuma toute la « théologie antique » avec six noms emblématiques: Hermès Trismégiste, Orphée, Aglaophème, Pythagore, Philolaos, et Platoni. Ces personnages formaient dans son esprit une seule et même secte d’ « initiés« , se transmettant savoir, sagesse, secrets.
Le premier nom de cette chaîne de « théologiens antiques » est celui d’Hermès Trismégiste (« Trois fois très grand »). Il est l’auteur mythique du Corpus hermeticum, qui s’ouvre par un Livre fameux, le Poïmandrès, nom qui signifie « le berger de l’homme ».
Qui est ce « berger » ? Qui est Poïmandrès? Hermès pose d’emblée cette question rhétorique: « Qui donc es-tu ? – Je suis Poïmandrès, l’Intelligence souveraine. Je sais ce que tu désires, et partout je suis avec toi. »
Poïmandrès, le « berger des hommes », change ensuite d’aspect et provoque une vision dans l’esprit d’Hermès: « Je vis un spectacle indéfinissable. Tout devenait une douce et agréable lumière qui charmait ma vue. Bientôt après descendirent des ténèbres effrayantes et horribles, de forme sinueuse; il me sembla voir ces ténèbres se changer en je ne sais quelle nature humide et trouble, exhalant une fumée comme le feu et une sorte de bruit lugubre. Puis il en sortit un cri inarticulé qui semblait la voix de la lumière. »ii
« As-tu compris ce que signifie cette vision ? » demande alors Poïmandrès. « Cette lumière c’est moi, l’Intelligence, ton Dieu, qui précède la nature humide sortie des ténèbres. La Parole lumineuse qui émane de l’Intelligence, c’est le fils de Dieu. — Que veux-tu dire, répliquai-je? — Apprends-le : ce qui en toi voit et entend est le Verbe, la parole du Seigneur; l’Intelligence est le Dieu père. Ils ne sont pas séparés l’un de l’autre, car l’union est leur vie. — Je te remercie, répondis-je. — Comprends donc la lumière, dit-il, et connais-la. »
Comprendre n’est pas connaître, et réciproquement. C’est là le principe de la Gnose.
Ce qui est troublant dans les formules « hermétiques », conçues plusieurs siècles avant l’Évangile de Jean, c’est la simplicité et l’aisance avec laquelle elles semblent préfigurer certaines thèses du christianisme. Le christianisme voit dans le Christ la « Parole de Dieu », son « Verbe ». Il proclame à la fois leur différence, comme Fils et Père, et leur union.
D’où la question: dans quelle mesure Jean a-t-il subi l’influence hermétique ?
Les formules hermétiques précèdent les métaphores johanniques de plusieurs siècles, mais elles ne les recoupent pas toutes, ni ne les redoublent aucunement.
Sous l’analogie apparente, des écarts significatifs se font jour.
L’hermétisme, pour annonciateur qu’il soit de certains aspects de la théologie chrétienne, s’en distingue assurément, par d’autres traits, qui n’appartiennent qu’à l’hermétisme, et qui renvoient à la Gnose. Or le christianisme très tôt voulut se démarquer de la Gnose, sans d’ailleurs totalement échapper à son attraction philosophique.
Dans mon livreLa fin du monde communiii, je fais l’hypothèse que la Gnosea commencé de l’emporter philosophiquement sur le christianisme évangélique des origines avec les « temps modernes », et plus encore avec l’époque « post-moderne ». La modernité croit au ‘salut’ par la connaissance.
Le Poïmandrès d’Hermès Trismégiste a quelque chose d’autre à révéler.
Le Souverain du monde fait voir l’image de sa divinité à la « nature inférieure ». La nature tombe amoureuse de cette image, et cette image n’est autre que l’homme. L’homme lui aussi, apercevant dans l’eau le reflet de sa propre forme, s’éprend d’amour pour la nature (ou pour lui-même en tant que nature) et veut la posséder (ou se posséder?). L’homme et la nature s’unissent alors étroitement d’un mutuel amour.
Poïmandrèsconclut : « Voilà pourquoi, seul de tous les êtres qui vivent sur la terre, l’homme est double, mortel par le corps, immortel par sa propre essence. Immortel et souverain de toutes choses, il est soumis à la destinée qui régit ce qui est mortel; supérieur à l’harmonie du monde, il est captif dans ses liens; mâle et femelle comme son père et supérieur au sommeil, il est dominé par le sommeil. »iv
Poïmandrès développe ensuite le mythe de l’ascension de l’homme parmi les puissances, et sa montée vers Dieu. La nature s’unit à l’homme, on l’a dit, et elle engendre successivement, sous forme d’air et de feu, sept « hommes » (mâles et femelles), qui reçoivent leur âme et leur intelligence de la « vie » et de la « lumière ».
Il faut comprendre cette succession d’« hommes » comme une métaphore des diverses « natures humaines » qui doivent se succéder les unes aux autres (par évolution philosophique ? Par conscience gnostique ? Par mutation génétique?) à travers les âges historiques.
Puis l’homme arrive au stade où il se dépouille de toutes les harmonies et de toutes les beautés du monde. Ne gardant plus que sa puissance propre, il atteint alors une « huitième nature ».
Ce huitième stade est aussi celui où règnent les « puissances », celles qui « montent » vers Dieu, pour renaître en lui.
Poïmandrès s’adresse à Hermès pour sa conclusion: « Tel est le bien final de ceux qui possèdent la Gnose, devenir Dieu. Qu’attends-tu maintenant? tu as tout appris, tu n’as plus qu’à montrer la route aux hommes, afin que par toi Dieu sauve le genre humain. » v
Ainsi commença la mission de Hermès parmi les hommes, comme il le confie lui-même : « Et je commençai à prêcher aux hommes la beauté de la religion et de la Gnose : peuples, hommes nés de la terre, plongés dans l’ivresse, le sommeil et l’ignorance de Dieu, secouez vos torpeurs sensuelles, réveillez-vous de votre abrutissement! Pourquoi, ô hommes nés de la terre, vous abandonnez-vous à la mort, quand il vous est permis d’obtenir l’immortalité? Revenez à vous mêmes, vous qui marchez dans l’erreur, qui languissez dans l’ignorance; éloignez-vous de la lumière ténébreuse, prenez part à l’immortalité en renonçant à la corruption.»vi
Qui était réellement Hermès Trismégiste ? Une entité syncrétique ? Un mythe ptolémaïque ? Un Christ païen ? Un philosophe gnostique ? Une création théologico-politique ?
Hermès Trismégiste incarne la fusion de deux cultures, la grecque et l’égyptienne. Il est à la fois le dieu Hermès des Grecs, messager des dieux et conducteur des âmes (« psychopompe »), et le dieu Thot de l’ancienne Égypte, qui inventa les hiéroglyphes, et qui aida Isis à rassembler les membres épars d’Osiris.
Au 4ème siècle av. J.-C., Hécatée d’Abdère rappelle que Thot-Hermès est aussi l’inventeur de l’écriture, de l’astronomie, de la lyre.
Artapan, au 2ème siècle av. J.-C., voit en lui une figure de Moïse.
Laissons divaguer les mythologues.
Il reste de cette tradition mêlée de vérités et de mythes que Hermès s’est entretenu, tel un Moïse païen (?), avec Dieu même. Il en a reçu la mission de guider les hommes vers une terre promise, la connaissance de l’immortalité.
i« Hermès Trismégiste fut appelé le premier théologien ; il fut suivi par Orphée, qui initia Aglaophème aux saintes vérités, et Pythagore succéda en théologie à Orphée, qui fut suivi par Philolaos, maître de notre Platon. C’est pourquoi il n’y eut qu’une seule secte de la prisca theologia [théologie antique], toujours cohérente par rapport à elle-même, formée par six théologiens selon un ordre admirable, qui commence par Mercure [Hermès] et se termine par Platon. » Marsile Ficin, Argumentum. Mercurii Trismegistii Pimander. Corpus Hermeticum (1476). In Opera Omnia, Paris 1576, p.1836
iiPoïmandrès. Traduction par Louis Ménard.Didier etCie, libraires-éditeurs, 1866(p.2-16).
iiiPhilippe Quéau. La fin du monde commun. Ed. Metaxu, 2016
ivPoïmandrès. Discours d’initiation ou Asclépios.Traduction par Louis Ménard.Didier etCie, libraires-éditeurs, 1866(p. 113-173)..
L’homme est un être intermédiaire entre le mortel et l’immortel, dit Platon. Cette phrase obscure s’entend en plusieurs sens, plutôt inaudibles par les modernes.
L’un de ceux-ci est le suivant. ‘Intermédiaire’ signifie que l’homme est en mouvement incessant. Il monte et il descend, dans un même souffle. Il s’élève vers des idées qu’il ne comprend pas vraiment, et il redescend vers une matière qu’il ne comprend pas du tout. Inspiration, expiration. Systole de l’esprit, diastole de l’âme.
Des mots anciens témoignent de ce mouvement extérieur. L’extase, du grec ἒκστασις (extasis), a pour sens premier ‘sortie de soi-même’. L’esprit sort du corps, il est pris d’un mouvement qui l’emporte au-delà du monde.
L’extase est le contraire de la stase, la ‘contemplation’, immobile, stable, qu’Aristote appelait θεωρία (theoria). L’acception de θεωρία comme ‘contemplation, considération’ est assez tardive, puisqu’elle n’apparaît qu’avec Platon et Aristote. Plus tard, dans le grec hellénistique, le mot prit ensuite le sens de ‘théorie, spéculation’ par opposition à la ‘pratique’.
Mais originellement, θεωρία signifiait ‘envoi de délégués pour une fête religieuse, ambassade religieuse, fait d’être théore ‘. Le ‘théore’ était la personne partant en voyage pour aller consulter l’oracle, ou pour assister à une fête religieuse. Une ‘théorie ‘ était une délégation religieuse se rendant dans un lieu saint.
Les mots extasis et theoria ont un point commun, un certain mouvement vers le divin. L’extasis est une sortie du corps. La theoria est un voyage hors du pays natal, pour aller rendre visite à l’oracle de Delphes.
Ce sont des images du libre mouvement de l’âme, dans le sens vertical ou horizontal. A la différence de la theoria, qui est un voyage au sens propre, l’extasis prend la forme d’une pensée en mouvement hors du corps, traversée d’éclairs et d’éblouissements, toujours consciente de sa faiblesse, de son impuissance, dans une expérience qui la dépasse, et dont elle sait qu’elle a peu de chances de la saisir, peu de moyens de la fixer pour la partager au retour.
Le mot extase semble garder la trace d’un genre d’expérience difficilement compréhensible pour qui ne l’a pas vécue. Lorsque l’âme s’avance dans des contrées supérieures, généralement inaccessibles, elle rencontre des phénomènes en tout dissemblables de ceux de la vie habituelle, de la vie sur terre. Elle court surtout d’une course infiniment rapide, à la poursuite de quelque chose qui la devance constamment, qui l’attire toujours plus loin, dans un ailleurs sans cesse différent, qui se tient probablement à une distance infinie.
La vie humaine ne peut connaître le terme de cette course. L’âme, du moins celle à qui est donnée l’expérience de l’extase, peut néanmoins appréhender intuitivement la possibilité d’un perpétuel mouvement de recherche, d’une course saisissante vers une réalité insaisissable.
Dans ses commentaires sur l’expérience de l’extasei, Philon estime que Moïse, malgré ce que laisse supposer la célèbre vision rapportée par la Bibleii, n’a pas eu accès en réalité à une compréhension complète des puissances divines.
En revanche, Jérémie témoignerait d’une bien plus grande pénétration de ces puissances, selon Philon. Mais, malgré tout son talent, il a du mal à consolider cette thèse délicate. Les textes sont difficiles et résistent à l’interprétation.
Philon suggère de façon retenue d’extrapoler certaines lignes du texte de Jérémie pour en faire l’indice de ce qui fut peut-être une extase. « Voici en quels termes la parole de Dieu fut adressée à Jérémie »iii. C’est assez mince. Mais une autre ligne permet de supputer son emprise, sa domination : « Dominé par ta puissance, j’ai vécu isolé »iv .
D’autres prophètes ont déclaré eux aussi avoir vécu des extases, en employant d’autres métaphores. Ézéchiel par exemple dit que « la main de Dieu est venue » sur luiv, ou encore que l’esprit « l’emporta »vi.
Quand l’extase est à son comble, la main de Dieu pèse plus qu’à son habitude: « Et l’esprit m’éleva en l’air et m’emporta, et je m’en allai, triste, dans l’exaltation de mon esprit, et la main du Seigneur pesait sur moi fortement. »vii
Dans un temps cynique, matérialiste et désabusé, on ne peut pas se contenter d’une parole fût-elle prophétique, pour intéresser le lecteur. Il faut des faits, des expériences, de la science, de la rationalité .
Commençons par la définition de l’extase selon le CNRTL :
« État particulier dans lequel une personne, se trouvant comme transportée hors d’elle-même, est soustraite aux modalités du monde sensible en découvrant par une sorte d’illumination certaines révélations du monde intelligible, ou en participant à l’expérience d’une identification, d’une union avec une réalité transcendante, essentielle. »
Cette définition évoque l’illumination, l’identification ou l’union avec des réalités transcendantes. Ce vocabulaire est à peine moins obscur que les expressions de ‘domination par la puissance’, ou de ‘main de Dieu’.
De plus, cette définition emploie avec précaution ce qui paraît être une série d’euphémismes : ‘se trouver comme transporté’, ‘être soustrait au monde sensible’, ‘découvrir une sorte d’illumination’, ‘participer à une expérience’.
Si l’on en revient aux souvenirs d’extase que nous lèguent les prophètes, la véritable ‘expérience’ de l’extase semble infiniment plus dynamique, plus bouleversante, ‘dominée’ par l’intuition immédiate, irréfutable, d’une ‘puissance’ infinie, transcendante.
Bergson, vrai moderne, s’il en est, et philosophe du mouvement, donne paradoxalement une image plutôt statique de l’extase: « L‘âme cesse de tourner sur elle-même (…). Elle s’arrête, comme si elle écoutait une voix qui l’appelle. (…) Vient alors une immensité de joie, extase où elle s’absorbe ou ravissement qu’elle subit : Dieu est là, et elle est en lui. Plus de mystère. Les problèmes s’évanouissent, les obscurités se dissipent; c’est une illumination. »viii
L’extase peut-elle n’être qu’associée à un moment où l’âme ‘s’arrête’, où elle ‘cesse de tourner’ ? N’est-elle pas bien plutôt emportée sans recours par une puissance fougueuse, qui balaie d’un coup toute certitude, toute sécurité ? Bergson reste assurément bien en-deçà de toute compréhension essentielle de l’extase, faute sans doute d’en avoir jamais éprouvé une.
Qui rapportera aujourd’hui en des mots audibles, en images palpables, l’infinie et douce violence de l’extase ? Qui dira en termes crus la lumière qui envahit l’intelligence, comme dans l’amour le corps tout entier ? Qui expliquera la rive étroite d’où l’on toise la pulsation de mort ? Qui dira les lèvres de l’infini ? Qui saisira d’un trait le visage dont le temps n’est qu’un pan, et le monde une ombre ?