L’énergie noire du cerveau


« Energie noire » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Le poids du cerveau humain représente environ 2 % de celui du corps. Cependant, sa consommation d’énergie représente 20 % de celle du corps. Son intense et permanente activité, traduite en termes de métabolisme cellulaire et de flux sanguins, peut être observée grâce aux techniques d’imagerie cérébrale, telles que l’IRMf et la tomographie par émission de positrons (TEP). Ces observations ont permis de découvrir un fait étonnant et contre-intuitif. Seulement 0,5 % à 1 % de l’énergie totale consommée par le cerveau est utilisée pour ses interactions avec le monde extérieur (les perceptions sensorielles et les réactions sensori-motrices). En revanche, selon Marcus Raichlei, entre 60 % et 80 % de son énergie est consacrée au fonctionnement « intrinsèque » du cerveau, notamment pour le maintien ou le renouvellement des connexions internes entre les neurones. Le reste de la consommation d’énergie est affectée en permanence aux efforts du cerveau pour anticiper l’avenir immédiat et pour se préparer à agir suivant différents scénarios. Plus étonnant encore, lorsque l’esprit est censé être « au repos » – par exemple lors de rêvasseries à l’état d’éveil, ou pendant le sommeil, ou encore pendant une anesthésie générale – alors, un ensemble de différentes zones cérébrales continuent de communiquer intensément entre elles. Cet ensemble de zones actives (lorsque l’esprit est « au repos ») est appelé le « réseau en mode par défautii » (RMD) du cerveau. Ce qui est vraiment étonnant, c’est que l’énergie consommée par le cerveau est alors environ 20 fois supérieure à celle utilisée par le cerveau lorsqu’il est en mode « actif », c’est-à-dire lorsqu’il réagit consciemment à un stimulus extérieur ou qu’il se mobilise pour opérer une action consciente. Bref, on pourrait dire que la « conscience » consomme 20 fois moins d’énergie que l’ensemble des processus « inconscients » du cerveau. De plus, la neuro-imagerie permet d’observer la répartition et le rôle des zones cérébrales qui sont activées en mode par défaut. Cela a permis d’élaborer l’hypothèse que le RMD pourrait être une sorte de chef d’orchestre, car il joue un rôle essentiel dans la coordination et la synchronisation de toutes les parties du cerveau, et il prépare effectivement (mais inconsciemment) le cerveau à ses activités conscientes. Les neuroscientifiques ont par ailleurs des raisons de penser que les perturbations du RMD pourraient être à l’origine de troubles cérébraux complexes, comme la dépression et la maladie d’Alzheimer.
L’idée que le cerveau puisse être constamment en activité n’est pas nouvelle. Hans Berger, inventeur de l’électroencéphalogramme (EEG), a été l’un des premiers à défendre cette idée, après avoir observé les incessants signaux électriques traversant le cerveau. Dans des articles publiés en 1929, Berger a affirmé que « nous devons supposer que le système nerveux central est toujours en un état d’activité ». Depuis, d’autres méthodes d’imagerie non invasives ont été mises au point. La tomographie par émission de positrons, apparue à la fin des années 1970, mesure le métabolisme du glucose, le flux sanguin et l’absorption d’oxygène, autant d’indicateurs de l’activité neuronale. L’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), mise au point en 1992, mesure l’oxygénation du cerveau. Ces technologies sont capables d’évaluer l’activité cérébrale dans toutes les aires du cerveau. En général, les neuroscientifiques qui mènent des expériences d’imagerie tentent d’identifier les régions du cerveau qui sont à l’origine d’une perception ou d’un comportement donné. Par exemple, s’ils veulent savoir quelles zones du cerveau sont importantes lors de la lecture de mots à haute voix, ils les compareront à celles impliquées lors de la visualisation silencieuse des mêmes mots. Ils rechercheront les différences dans les images correspondant à ces deux tests. Mais, ce faisant, l’activité générale, constante, du cerveau ne sera pas prise en compte et sera laissée de côté. En représentant les données de cette manière, il est facile d’imaginer que des zones du cerveau sont « actives » pendant un comportement donné, comme si elles étaient inactives le reste du temps. Pour éviter ce biais, le groupe de recherche de Marcus Raichle fut l’un des premiers à s’intéresser à ce qui se passait lorsque l’esprit était « au repos », c’est-à-dire lorsque le sujet observé laissait son esprit « vagabonder » librement. Des images montrent que de nombreuses régions du cerveau restent alors très actives. Une grande partie de cette activité continuelle se produit dans des zones qui ne sont liées à aucune perception ou action extérieures. Employant une métaphore utilisée en astronomie, cette activité, subliminale et quelque peu mystérieuse, a été surnommée « l’énergie noire » du cerveau, en référence à l’énergie invisible qui représente en cosmologie la masse de la plus grande partie de l’univers. L’hypothèse de l’existence d’une énergie noire neuronale s’est également posée lorsqu’on a observé la très faible quantité d’informations provenant des sens qui parviennent réellement aux zones de traitement interne du cerveau. Les informations visuelles, par exemple, se réduisent considérablement lorsqu’elles passent de l’œil au cortex visuel. L’équivalent de dix milliards de bits par seconde arrivent sur la rétine de l’œil. Mais seuls six millions de bits par seconde quittent la rétine au niveau du nerf optique, et seuls dix mille bits par seconde parviennent enfin au cortex visuel. Étonnamment, après le traitement par le cortex visuel, les informations visuelles qui sont transmises aux régions du cerveau responsables de la formation de notre perception consciente, n’ont plus qu’un débit inférieur à 100 bits par seconde… Un flux de données aussi réduit ne pourrait probablement pas produire une perception consciente à lui seul. Il faut donc que l’activité intrinsèque du cerveau joue son propre rôle.

Au milieu des années 1990, il a été remarqué, tout à fait par hasard, que, lorsque des sujets effectuaient une tâche précise, certaines régions du cerveau présentaient un niveau d’activité inférieur à l’état de repos. Ces régions – en particulier une section du cortex pariétal médian (une région proche du centre du cerveau impliquée, entre autres, dans le souvenir des événements personnels de la vie) – montraient une baisse d’activité lorsque d’autres régions étaient occupées à effectuer une tâche définie, telle que la lecture à haute voix. Une série d’expériences a ensuite confirmé que le cerveau est loin d’être inactif lorsqu’il n’est pas engagé dans une activité consciente. Ces zones restant actives sont notamment le cortex pariétal médian et le cortex préfrontal médian. Elles sont aujourd’hui considérées comme les principaux centres du RMD. Cette découverte a induit une nouvelle façon de considérer l’activité intrinsèque du cerveau. Jusqu’alors, les neurophysiologistes n’avaient jamais considéré ces régions comme constituant un « système », à l’instar du système visuel ou moteur, c’est-à-dire comme un ensemble de zones distinctes qui communiquent entre elles pour accomplir une tâche. L’idée que le cerveau puisse présenter une telle activité interne dans plusieurs régions apparemment au repos avait échappé aux spécialistes de la neuro-imagerie. D’autres questions se posaient encore. Le RMD était-il le seul à présenter cette propriété, ou existait-il d’autres tels réseaux dans tout le cerveau ?
Le signal observé en IRMf est appelé en anglais signal BOLD (Blood Oxygen Level-Dependent), car cette méthode d’imagerie repose sur les changements du niveau d’oxygène dans le cerveau humain induits par les modifications du flux sanguin. Le signal BOLD de n’importe quelle zone du cerveau, lorsqu’il est observé dans un état de repos, fluctue lentement avec des cycles d’environ 10 secondes. Cette activité remarquable apparaît même sous anesthésie générale et pendant le sommeil léger, ce qui suggère qu’il s’agit d’une facette fondamentale du fonctionnement du cerveau. On en a déduit que la notion de mode de fonctionnement par défaut du cerveau s’étend à tous les systèmes cérébraux. La découverte du mode par défaut généralisé est venue d’un examen de l’activité électrique cérébrale connue sous le nom de « potentiels corticaux lents », qui se déclenchent toutes les 10 secondes environ. Quelle est la raison d’être de ces signaux lents, par rapport à d’autres signaux électriques neuronaux ? Les signaux cérébraux possèdent un large spectre de fréquences, allant des basses fréquences jusqu’à des fréquences dépassant 100 cycles par seconde. L’un des grands défis des neurosciences est de comprendre comment les signaux de différente fréquence interagissent. Il s’avère que les signaux de basse fréquence jouent un rôle influent. Il a été démontré que l’activité électrique à des fréquences supérieures à celles des signaux lents se synchronise sur ces cerniers. Si le cerveau pouvait se comparer à un orchestre symphonique, les signaux lents seraient l’équivalent de la baguette de son chef. Ces signaux coordonnent l’accès de chaque système cérébral à la vaste réserve de souvenirs, de réflexes et d’autres informations nécessaires à la survie dans un monde complexe et en constante évolution. Mais le cerveau est bien plus complexe qu’un orchestre symphonique. Chaque système cérébral spécialisé présente son propre ensemble de signaux lents. Le chaos est évité parce que les signaux électriques provenant de certaines zones du cerveau ont la priorité sur d’autres. Au sommet de cette hiérarchie se trouve le RMD, qui veille à ce que la prolifération des signaux d’un système n’interfère pas avec ceux d’un autre. Cette structure organisationnelle se compare à celle d’une fédération de systèmes interdépendants. De plus, cette activité interne complexe doit parfois céder le pas aux exigences du monde extérieur. Les potentiels corticaux lents du RMD diminuent lorsque la vigilance est requise en raison d’intrants sensoriels nouveaux ou inattendus. Le cerveau est donc continuellement aux prises avec la nécessité d’équilibrer les réponses planifiées et les besoins immédiats du moment.

Les variations d’activité du RMD pourraient éclairer certains des mystères les plus profonds du cerveau, et notamment la nature de l’attention, qui est une composante fondamentale de l’activité consciente. En 2008, une équipe multinationale de chercheurs a rapporté qu’en observant le RMD, ils pouvaient prédire, jusqu’avec 30 secondes d’avance, qu’un sujet placé dans un scanner était sur le point de commettre une erreur lors d’un test. En effet, une erreur se produit si, à ce moment-là, le réseau par défaut prend le dessus et si l’activité des zones impliquées dans le test diminue.

Dans les années à venir, l’énergie noire du cerveau pourrait fournir des indices sur la nature de la conscience. Il est déjà reconnu que les interactions conscientes avec le monde ne représentent qu’une petite partie de l’activité du cerveau. Ce qui se passe au-dessous du niveau de la conscience – surnommé « l’énergie noire » du cerveau – est essentiel pour comprendre le contexte dans lequel s’ouvre la petite fenêtre de la conscience. L’étude de l’énergie noire du cerveau pourrait aussi fournir de nouvelles pistes pour comprendre les principales maladies neurologiques. Des études d’imagerie cérébrale ont révélé une altération des connexions entre les cellules du cerveau dans les régions du « mode par défaut » chez des patients atteints de dépression, d’autisme, de la maladie d’Alzheimer, ou même de schizophrénie. En fait, la maladie d’Alzheimer pourrait un jour être caractérisée comme une maladie du RMD.

Pour l’avenir, il s’agit de comprendre comment le RMD provoque la transmission de signaux chimiques et électriques à travers les circuits cérébraux, et comment les activités coordonnées entre les différents systèmes cérébraux et à l’intérieur de ceux-ci sont liées à l’activité des cellules neuronales individuelles. De nouvelles théories seront nécessaires pour intégrer les données sur les cellules, les circuits et les systèmes neuronaux entiers afin d’obtenir une vision plus large de la manière dont les modes de fonctionnement par défaut du cerveau gouvernent son « énergie noire ».

J’aimerais conclure en observant que la métaphore de l’« énergie noire », empruntée par les neuroscientifiques à la cosmologie, ouvre une autre piste encore. Pourquoi ne pas imager l’existence de signaux encore plus lents que ceux des « potentiels corticaux lents », et encore plus réduits en bande passante que les faibles flux de données extérieures qui servent de base à la formation de la conscience ? Pourquoi ne pas imaginer que des signaux ultra-lents, peu abondants, mais omniprésents, baignent en permanence le cerveau, de même que l’énergie noire baigne tout l’univers ? Pourquoi ne pas imaginer alors que l’énergie noire du cerveau est aussi, d’une manière ou d’une autre, en interaction constante avec l’énergie noire de l’univers ? Si le cerveau consacre, comme il a été dit, entre 98 % et 99 % de son énergie à des opérations n’impliquant pas directement la « conscience », peut-être faut-il prendre au sérieux une nouvelle hypothèse métaphysico-cosmologique : le cerveau n’est-il pas à la fois branché sur l’énergie totale (et « noire ») de l’univers et sur l’entièreté des « ondes » et des « champs » qu’il engendre, en toute inconscience ? Ou même, selon certaines formes, aujourd’hui inimaginables, de « conscience » ?

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iMarcus E. Raichle a été longtemps chercheur à l’Université Washington (Missouri, États-Unis). Il est connu pour avoir identifié le réseau en « monde par défaut » du cerveau. Je m’appuie ici sur les informations contenues dans l’article qu’il a publié en mars 2010, The Brain’s Dark Energy, dans le « Scientific American ».

iiEn anglais « Default Mode Network » (DMN).

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