Le cerveau et ses illuminations, intuitions, visions…


« Lumière neuronale » ©Philippe Quéau 2024 ©Art Κέω 2024

Une illumination soudaine, aussi prompte qu’un éclair zébrant la nuit de l’ignorance, et ouvrant très grandes les portes du lointain avenir, une intuition fulgurante, révélant ce qui constitue l’essence même du monde, ou encore une vision mystique d’une portée absolument inconcevable (pour ceux qui ne l’ont pas vécue), – plusieurs hommes et femmes, dans les temps passés, ou dans les temps présents, ont pu témoigner avoir vécu ce type d’expérience comme étant bien réelle, solide, incontestable, indéniable, bien qu’impossible à prouver, et fort difficile à partager en public, vu la prégnance du matérialisme, du positivisme, du cynisme, particulièrement à notre époque. Prenant en compte cette difficulté, je ne parlerai pas de cela dans cet article. En revanche, j’aimerais aborder une question adjacente, qui soulève d’intéressantes perspectives : de telles expériences (illuminations, intuitions, visions…), si marquantes, si puissantes, sont-elles de nature à provoquer chez ceux qui les vivent une mutation effective de leurs cellules cérébrales ? Induisent-elles de facto une modification structurelle de leurs cerveaux, métamorphosant leur esprit même, et les conduisant à changer radicalement leur Weltanschauung ? Une autre question, critique, se pose encore : ces illuminations, intuitions, visions, sont-elles produites de façon endogène, par le cerveau ? Ou, pourraient-elles venir, non du cerveau lui-même, mais d’ailleurs, d’en dehors de lui ?

La question peut légitimement se poser (c’est l’ancienne métaphore de l’inspiration par les Muses, ou de la révélation par les Dieux), mais, concrètement, matériellement, une telle origine extérieure serait-elle possible ? Comment une chose non matérielle (une vision, une illumination, une intuition) pourrait-elle affecter quelque chose de matériel (les cellules du cerveau) ? Cette question est-elle elle-même légitime ? Les tenants du matérialisme pourraient argumenter que visions, illuminations, intuitions, ne sont jamais que « matérielles », n’étant en dernière analyse que des productions des cellules du cerveau. Prenant le contre-pied, est-on fondé à examiner si ces visions, illuminations, intuitions, sont d’une autre essence que matérielle, qui révèle l’existence de quelque chose de différent, de plus puissant que le cerveau, et qui serait située en dehors de lui. Ou bien faut-il se contenter de la position matérialiste, qui affirme qu’elles sont de même essence que tout ce que le cerveau est capable de produire par lui-même, bien qu’en l’occurrence l’origine de ces visions, illuminations, intuitions, est beaucoup plus profondément enfouie en lui, et reste habituellement cachée à la conscience ? Il faut en effet trouver une explication à leur rareté relative. Car c’est un fait que ces expériences de visions, d’illuminations et d’intuitions, sont relativement rares, et même, pour certaines d’entre elles, exceptionnelles. On peut aussi s’accorder sur le fait qu’elles ne résultent pas, à l’évidence, d’un savoir accumulé, progressif, et qu’elles ne peuvent être provoquées à volonté. Elles tombent soudainement comme un éclair, produisant un « flash » mental, ineffable, indicible. Et il est vain de tenter de reproduire ce « don du ciel ».

Le cerveau humain est capable, par construction, et depuis son origine, d’exercer des fonctions de mémorisation, de compréhension, de décision. Il se caractérise par une forme de stabilité. En se réveillant le matin, le cerveau retrouve rapidement ses marques, ses repères, se remémore qui il est, d’où il vient, et ce qu’il veut. Il y a là une sorte de continuité. Mais l’existence de visions, d’illumination, d’intuitions, permet de poser cette question : dans ces circonstances, le cerveau peut-il expérimenter un changement absolument radical, bouleversant toutes ses conceptions, transformant ses catégories, mettant à bas d’un seul coup toutes ses certitudes, et lui ouvrant un champ infini de nouvelles possibilités ? Quelque chose comme une révolution intérieure, et totale ?

Depuis longtemps la psychologie et la psychanalyse affirment qu’il y a dans le cerveau, en permanence, des activités qui ne sont pas touchées par la conscience, et qui relèvent de ce qu’il est convenu d’appeler l’inconscient. Mais quelle est l’essence de l’inconscient ? L’inconscient se fonde-t-il sur une pure activité neuronale et synaptique, se situant largement en dessous du radar de la conscience, se développant et s’entretenant par lui-même, et pour lui-même ? Ou bien l’inconscient est-il en quelque sorte relié à un régime d’existence se situant en dehors du cerveau individuel, comme s’il était une sorte d’antenne captant des signaux venus d’ailleurs, grâce à une forme de supra-sensibilité ? Par exemple, l’inconscient d’une personne donnée peut-il entrer en communication invisible avec l’inconscient d’autres personnes, physiquement proches ou éloignées, ou semblables par la culture et la langue ? Les inconscients des personnes individuelles bénéficient-ils d’une transmission de mémoire, par exemple par un biais génétique ou épigénétique, et sont-ils des membres, actifs ou passifs, d’un inconscient collectif, dont il faudrait alors demander où il résiderait (physiquement) ?

Toutes ces questions mènent à envisager deux possibilités. Soit le cerveau se limite à son propre « contenu » (conscient ou inconscient), soit il doit être, d’une manière ou d’une autre, « ouvert » sur l’extérieur. Dans ce dernier cas, il ne peut jamais être réduit à son « contenu » actuel, car il possède la structure d’une béance, d’une blessure, l’ouvrant à la puissance de l’ailleurs, de l’altérité… Le cerveau serait alors comme un sexe féminin, qui, par nature, est toujours en puissance d’« ouverture », bien qu’il reste « clos » (« vierge ») tant qu’il n’a pas connu de pénétration, d’intromission. De même que le sexe féminin peut se concevoir comme un organe toujours en puissance de « connaître » un membre viril (et réciproquement), de même le cerveau pourrait être vu comme un organe toujours en attente d’être enfin « illuminé » par des connaissances venues d’ailleurs. Il ne serait donc pas limité à n’être qu’un organe solitaire, condamné à une masturbation neurochimique, interne, close, solipsiste. Il serait essentiellement voué à l’ouverture, non à la clôture.

Il n’y a pas besoin, à ce stade du raisonnement, de faire l’hypothèse d’un « Dieu, en soi », qui serait présent dans la matière (ou dans le cerveau) de façon immanente. L’Univers tout entier pourrait être vu comme une totalité mouvante, comme un mouvement éternel (du moins à vue humaine), se suffisant à lui-même, jouant son rôle de cosmos, c’est-à-dire d’ordre matériel (et de projection spirituelle) issu d’un acte originaire. Il se serait détaché en quelque sorte de cet acte premier, réalisé par un Dieu créateur, lequel, une fois cet acte accompli, s’en serait séparé pour s’en « reposer » (le septième jour). Il faut alors considérer cette puissance totale, immanente, permanente, de l’Univers tout entier. Il faut aussi considérer l’hypothèse que cette puissance peut s’associer, par contiguïté ou par résonance, aux capacités de réception propres, individuelles, des cerveaux singuliers, individuels, et imaginer que peuvent avoir lieu, à l’occasion, des cas franchement exceptionnels de visions, d’illuminations, d’intuitions, provoquées par cette puissance-là au sein de ces cerveaux-ci…

Il faudrait alors faire une distinction entre la « pensée », dans sa forme habituelle, mentale, et ces visions, illuminations, intuitions… On pourrait, bien sûr, toujours faire l’hypothèse que « la pensée est matièrei », ou encore qu’elle est « un processus dans la matière [du cerveau]ii . Mais, ce qui m’importe ici, c’est de reconnaître la nature spécifique, c’est-à-dire non mentale, non cérébrale, de ces « visions » (mystiques), de ces « illuminations » (révélatrices), et de ces « intuitions » (poétiques, créatrices). Il m’importe de souligner qu’elles ne sont pas seulement des processus matériels (neuronaux). Elles dénotent l’existence de puissances autres, non matérielles, mais capables d’interagir avec des cerveaux matériels, et de les illuminer royalement, divinement, par des intuitions fulgurantes, des révélations indicibles, bien réelles, efficaces, et susceptibles de soulever les mondes…

Autrement formulée, la question devient : y a-t-il un monde de l’esprit au-dessus, à côté, ou au-delà du monde de la matière ? Ou bien tout n’est-il que matière, impliquant une sorte de morne monisme matériel, au fond minéral ?

Si tout est matière, tout doit obéir aux lois de la matière, à commencer par celles de la causalité. Or, il existe des choses dans ce monde dont il n’y a aucune raison de croire qu’elles ont une cause. Parmi ces choses sans causes, on peut citer l’existence même de l’univers tout entier. L’univers, on le sait, et on l’a démontré, ne peut pas contenir en lui-même sa propre cause (cf. les principes d’incomplétude de Gödel). On peut citer aussi en exemple l’existence de chaque conscience singulière. On peut à la rigueur postuler des causes quant à l’origine de la conscience en général, mais on ne peut pas distinguer ce que serait la « cause » de l’existence de telle conscience particulière, la cause du surgissement à l’existence de tel sujet singulier ou la cause de la naissance de telle personne, absolument unique au monde, émergeant soudainement du néant.

La pensée (mentale) semble toujours en mouvement. En revanche, une vision, une illumination, ou une intuition, est comme un éclair immobile, emplissant instantanément tout l’obscur, transformant toutes les représentations, les réduisant à n’être plus que des images vides de chair et d’esprit, mais abolissant d’un coup l’ignorance même, se révélant dans sa nudité éblouissante, s’offrant comme un nouveau monde, un autre cosmos, un terrain psychique vierge et fécond. Cet instant de vision totale, d’illumination soudaine, d’intuition abyssale ou de révélation surnaturelle, ne laisse aucune trace, si ce n’est le souvenir de son caractère inoubliable, ineffaçable, mais avant tout transformateur, projetant l’esprit dans une autre naissance, du vivant même de la personne qui en fait l’expérience. Cet instant élimine tout un passé labile, maintenant réduit à sa seule matière, désigné comme faisant le lit de l’obscurité ancienne. Tout ce qui, auparavant, était pensé et pensable, est, désormais, vu comme un monde d’ignorance, ressenti comme de la nuit, perçu comme de l’obscur.

L’ego lui-même se trouve dissous, éclaté, pulvérisé, mais il n’est pas annihilé. Il lui reste cette fine pointe de l’être, cette infime parcelle de personne, cette minime miette d’âme, cette turgescence quantique, qui ne peut jamais être anéantie, que ce soit dans le vertige de l’extase ou le tsunami de la mort. Mais tout le reste, tout ce qui compose le moi, les beaux atours et les chers amours, les habits neufs et les vieux tiroirs, les histoires et les souvenirs, les rêves et les désirs, les fariboles et les espoirs, les passions et les mouvements du cœur, les idées et les renoncements, tout cela est, d’un seul coup, tranquillement mis de côté, comme on range des clichés d’un autre temps dans des boites, pour les mettre au placard, et passer à autre chose. Autre chose ? Quoi ? L’esprit est toujours en mouvement, la matière est en réalité immobile. Elle attend, dans sa grouillante obscurité, un peu de lumière, ou quelque impulsion, qui ne peut venir d’elle-même, qui ne peut surgir de son propre tréfonds, puisque la matière est essentiellement obscure, immobile. Elle se transforme cependant, de temps en temps, en lumière, la matière, mais alors, elle ne se voit pas elle-même comme étant lumière, elle n’a pas d’yeux pour se voir, ni de conscience pour se savoir. La matière cérébrale n’échappe pas à cette situation, à cette obscurité fondamentale. Les neurones transportent des éclairs électriques, mais ils ne sont jamais qu’en puissance de lumière, ils ne sont pas actuellement lumière. Une lumière surgit pourtant dans le cerveau, mais comment, et d’où vient-elle ? La conscience lumineuse est-elle physiquement localisée dans le cerveau, par exemple dans la glande pinéale ou dans l’hippocampe ? Ou bien est-elle plutôt la lumière diffuse d’un nuage fin, d’un brouillard persistant, imbibant le cerveau, mais s’en tenant à distance ?

On a prouvé que, sous l’effet du stress, les cellules cérébrales se mettent à dysfonctionner, puis se délitent, se dégradent. Mais existe-t-il, planant au-dessus de la nappe neuronale, un esprit qui reste impavide, ne craignant ni les coups, ni la mort, prêt à l’envol ailleurs, au moment où le cerveau en péril sera incapable de l’accompagner dans son voyage ultérieur ? Le cerveau, on peut le penser, a toujours en lui, comme fiché en son inconscient, une intuition de sa mort à venir. Tous les jours, en effet, et à chaque instant, il éprouve des myriades de petites morts, sous la forme de neurones blessés, de synapses éteints, ou même des morts moyennes, quand des AIT ou des AVC emportent des pans de matière cérébrale dans un néant biologique. Le cerveau vit en permanence avec l’imminence de sa propre mort, annoncée par morceaux et fragments. Il tente de lutter, se reprogramme, s’adapte, se reconfigure. Combat honorable et vain. La fin est annoncée, il la sait déjà. Peut-être a-t-il d’ailleurs misé toutes les forces qui lui restent dans cette arme secrète, que l’on appelle esprit ou âme, peu importe le nom, rua ou nechamah, spiritus ou anima, pour se garantir une forme de survie dans la surnature ?

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iComme l’avance Jiddu Krishnamurti, in Jiddu Krishnamurti et David Bohm. Le temps aboli. Les entretiens entre un maître spirituel et un grand physicien. Presses du Chatelet, 2019, p. 158

iiComme le propose le physicien David Bohm, in Jiddu Krishnamurti et David Bohm. Le temps aboli. Les entretiens entre un maître spirituel et un grand physicien. Presses du Chatelet, 2019, p. 159

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