L’Occident face à l’abîme


« L’Occident face à l’abîme » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Pourquoi Heidegger n’a-t-il pas intrinsèquement tort ? Parce que ce philosophe, qui était, certes, alors nazi, sut écrire en 1938 des phrases comme celles-ci :

« Déclin de l’Occidenti ? – Pourquoi Spengler a-t-il tort ? Non parce que les optimistes héroïques ont raison, mais parce que ces derniers organisent les Temps nouveaux pour durer une éternité, et veulent élever cet âge de totale absence de questionnement au rang de situation définitive. Si l’on en arrive à cela, et tant que cela durera, il n’y a aucune ‘déclin’ à redouter : car le présupposé essentiel d’un tel processus, s’il est historial (l’abîmementii), c’est la grandeur – or la grandeur n’est possible que là où la dignité de question reconnue à l’être est, en une figure essentielle, le fondement de l’histoire. L’Occident, d’abord, ne va pas marcher à l’abîme, parce qu’il est déjà trop faible pour cela, et non pas parce qu’il serait encore trop fortiii. »

Nous voyons plus clairement encore l’abîme, 86 ans plus tard. Nous le voyons par l’incapacité fondamentale de l’« Occident » à résoudre des problèmes tant régionaux que globaux, générés avec sa complicité objective, active ou silencieuse. En témoigne sa guerre sans fin contre les ferments de sa propre purulence, cette décomposition politique et morale mise en lumière, non seulement par la guerre en Ukraine ou par la « radhyationiv » de Gaza, mais aussi par les génocides récents (Rwanda) ou en cours (Soudan).

L’Occident est en effet, plus d’un siècle après le livre de Spengler, bien trop faible pour seulement se rendre compte de la gravité de son état. Faible, il l’est même plus encore, quand il s’agit de mobiliser les ressources intellectuelles, philosophiques, spirituelles, pour en analyser les causes profondes. Il est faible, car il a perdu presque entièrement tant le sens de la question (« Pourquoi ce déclin ? ») que le sens même du questionnement (métaphysique).

Il ne s’agit, d’ailleurs, pas seulement de la question de l’Être (Sein) ou de l’« Estre » (Seyn). L’Occident a perdu toute capacité à reformuler en termes adéquats la question du Devenir.

Rares, vraiment rares, les esprits qui maintenant méditent l’abîmement annoncé.

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iTitre du livre Der Untergang des Abendlandes, publié par Oswald Spengler en deux tomes, entre 1918 et 1922.

iiTraduction proposée par F. Fédier pour le mot Untergang, que Heidegger associe à l’idée d’une « marche vers l’abîme ». Le sens courant de ce mot en allemand est « ruine, perte, décadence ».

iiiMartin Heidegger. Réflexions VI. Cahiers noirs (1931-1938), §105. Traduction de François Fédier. Galliamrd, 2018, p.486.

ivCe néologisme est expliqué dans mon article Génocide publié sur ce blog.

Décadences nationales et renaissance mondiale


« Michel Onfray dans sa bibliothèque »

Michel Onfray affirme que « la civilisation judéo-chrétienne se trouve en phase terminale. »i

Le constat est impitoyable, définitif, sans appel : « Le judéo-christianisme a régné pendant presque deux millénaires. Une durée honorable pour une civilisation. La civilisation qui la remplacera sera elle aussi remplacée. Question de temps. Le bateau coule: il nous reste à sombrer avec élégance ».ii

Onfray utilise la métaphore du « naufrage ». Le bateau coule, il sombre. Il ne me semble pas que ce soit une bonne image pour dépeindre la « décadence ». Le naufrage est soudain, rapide, terminal. La décadence est longue, molle, indécise, et parfois elle engendre contre toute attente des renaissances.

L’hypothèse d’une possible « renaissance » mérite réflexion. L’histoire fourmille de périodes « décadentes ». Les renaissances sont plus rares, mais possibles. L’Occident chrétien a connu la chute de Constantinople (1453), mais la fermeture des routes commerciales vers l’Orient lui a ouvert celles de la circumnavigation, et celles d’un nouveau continent (1492), — mais aussi une voie vers la Renaissance.

Il ne faut pas non plus être trop optimiste. Toute Renaissance n’a qu’un temps, et les siècles futurs, personne n’en a idée. Tout peut arriver. Tout.

Il y a un siècle, Oswald Spengler a disserté avec quelque talent sur Le déclin de l’Occident, un livre en deux tomes publiés en 1918 et en 1922.

Au siècle précédent, Nietzsche avait puissamment éructé contre la « décadence » de la culture occidentale. Ayant la vue perçante, il en décelait d’ailleurs les prémisses chez Euripide, à l’origine selon lui de la « décadence de la tragédie grecque », signe annonciateur, révélateur, de ce qui allait suivre.

La métaphore de la décadence, on le voit, fleurit aisément, sous les plumes, à toute époque.

Ce qu’il me paraît intéressant de considérer, à propos de la décadence contemporaine, c’est ce à quoi elle pourrait donner naissance. Après l’écroulement général, quel renouveau possible ? Après l’obscurcissement des soleils trompeurs, une aube nouvelle est-elle concevable? Où trouver les forces, l’énergie, les ressources, les idées, pour inventer un autre monde et faire tenir ensemble les peuples?

Onfray, athée convaincu, et agressivement anti-chrétien, pense à ce sujet que l’islam a un rôle à jouer. « L’islam est fort, lui, d’une armée planétaire faite d’innombrables croyants prêts à mourir pour leur religion, pour Dieu et son Prophète. »iii

A côté de cette force, Onfray affirme que ce que dit Jésus n’est qu’« une fable pour les enfants ».

A Moscou, où je vivais dans les années 2003-2005, j’ai rencontré des Russes de tous les milieux. J’ai souvenir de conversations avec des vrais durs, du genre FSB ou ex-KGB, au parler brutal : « Vous les Occidentaux, me disaient-ils, vous êtes comme des enfants. » Dureté du ton, mais surtout mépris profond.

La Russie est-elle décadente ?

Les récents développements peuvent le donner à penser. La gent des services spéciaux ne s’est pas montrée spécialement compétente dans ses évaluations de la réalité des rapports de force. L’armée russe, dont on connaît la force, a surtout dévoilé ses faiblesses.

Ce qui me frappa surtout durant mon séjour de deux années à Moscou, c’est à quel point les Russes étaient fiers de leur histoire et de leur géographie. Presque tous les responsables (politiques, institutionnels, académiques) auxquels j’ai rendu visite affichaient dans leur bureau une immense carte de la Russie, avec ses onze fuseaux horaires. Cette carte géante, partout exhibée, incarnait plus qu’un sentiment d’orgueil national, elle symbolisait et symbolise une vision du monde, et un projet russe pour le monde. Alexandre Douguine, l’un des idéologues et géostratèges les plus influents dans les cercles de pouvoirs en Russie l’a théorisé depuis plus d’un quart de siècle.

Les Russes aiment à rappeler à leurs visiteurs européens qu’ils ont arrêté les invasions mongoles, battu Napoléon, résisté à Stalingrad, et traqué Hitler dans son bunker. Et ils aiment affirmer que leur pays a vocation à donner une réalité à l’utopie politique et philosophique d’une « Eurasie » mondialisée dont la Russie serait l’âme.

L’Occident, quant à lui, est condamné à la déchéance prochaine selon Onfray.

C’est possible. Certains signes sont inquiétants. Mais le monde change vite, et il rétrécit. Le trope de la décadence, car c’en est un, est peu original. Surtout, il ne suffit pas de la constater ou de la déplorer. Il faut penser aux coups d’après. Ce qui manque le plus aujourd’hui, ce sont les idées vraiment nouvelles.

Ce qui manque c’est le souffle, l’âme, non pas seulement à l’échelle de l’« Occident », ce mot usé dont se sert Onfray sans bien comprendre son essence, ni ce qu’il signifie dans la suite des siècles.

Ce qui manque c’est une vision commune, pour le plus grand bien de l’humanité tout entière.

Parfaite utopie?

En effet. Mais le monde a besoin d’un « grand récit », d’une vision globale, et d’idées universelles.

La planète Terre est surpeuplée, en état de compression accélérée. L’urbanisation massive, le changement climatique, l’appauvrissement phénoménal de la faune et de la flore mondiales méritent des actions de portée planétaire.

Cela a été souvent dit. Ce qui manque cependant c’est la vision politique et philosophique qui rendra ces actions possibles.

Les défis sont politiques, économiques, écologiques et sociaux. Ils paraissent écrasants. Et comment faire consensus avec tous les gouvernements populistes, autoritaires, anti-démocratiques, qui sèment le trouble dans les esprits? La démocratie elle-même n’est-elle pas menacée dans ses fondements? Qui ne mesure la médiocrité patente, hallucinante, de la plupart des politiciens de toutes obédiences, de tous acabits, sous toutes les latitudes? Pourquoi les véritables élites, intellectuelles, morales, ne sont-elles pas au pouvoir?

La 4ème révolution industrielle a commencé. Un chômage massif se profile à l’horizon proche. Il sera imputable à la robotisation à large échelle, aux applications ubiquitaires de l’intelligence artificielle, à des politiques déficientes, ou dévoyées, basées sans pudeur sur la désinformation ou le mensonge systématique, et des inégalités sidérales sur le plan économique et social.

Pour le pessimiste, toutes les composantes d’une guerre civile mondiale sont là, en puissance…

Peut-être… Sauf si une idée stupéfiante, supérieure, inouïe, émerge, une idée qui révèle une vision d’ensemble.

Hier, le socialisme, le communisme, l’idée d’égalité, de fraternité ou de solidarité ont pu faire rêver les « masses » pendant des siècles ou des décennies. D’un autre côté, le conservatisme, l’individualisme, le capitalisme, la liberté d’entreprendre, ont aussi joué leurs cartes dans le poker menteur mondial.

Que réserve l’avenir ? Toujours plus de conservatisme, de capitalisme et d’individualisme ? Ou même des formes ouvertement ‘fascistes’ de contrôle social ? On sait pourtant, aujourd’hui plus que hier, les limites, les dévoiements, les détournements et les dérives des anciens idéaux.

Les menaces montent, de tous côtés. Les anciennes idéologies ont échoué. Que faire ?

Il faut que l’humanité prenne conscience de sa nature et de sa force. Il faut qu’elle prenne conscience de son destin. L’humanité a vocation à se dépasser dans une nouvelle synthèse, un surgissement, une mutation. L’humanité a pour avenir l’édification d’une civilisation mondiale.

Le chômage généralisé qui sera provoqué par la révolution industrielle en cours, pourrait être, de ce point de vue, une excellente nouvelle. Il signalerait la fin du modèle actuel, la fin du capitalisme prédateur. On ne pourra pas faire l’impasse sur des milliards de gens sans emploi, bien que plus et mieux éduqués.

Le peuple mondial ne se laissera pas mourir de faim à la porte des banques et des ghettos ultra-riches. Forcément, il y aura une réaction. Par exemple, il exigera l’instauration d’un revenu universel,

L’immense massa damnata (pour reprendre une expression utilisée par Luther et Calvin qui n’étaient certes pas philanthropes), cette masse humaine créée par un capitalisme sans foi ni loi, reprendra nécessairement le contrôle « commun » sur les richesses mondiales, qui sont immenses, mais aujourd’hui accaparées par le 0,001 %, et trouvera le moyen de les répartir équitablement pour octroyer à tous un revenu humain.

Les énormes quantités de temps libéré par la « fin du travail » pourront dès lors être mobilisées pour faire tout ce que les machines, les algorithmes et les capitaux ne savent pas faire : mieux éduquer, bien soigner, librement inventer, réellement créer, humainement socialiser, durablement développer, évidemment aimer.

La promiscuité des peuples, et l’intrication des cultures et peut-être même des religions, fera naître – au forceps, certes, mais avec une issue heureuse – une nouvelle civilisation, de portée et de signification mondiale, intégrant tous les vivants, les humains et les non-humains.

Pour ce faire, nous devons faire émerger une nouvelle culture, et une nouvelle anthropologie, méta-philosophique, supra-religieuse et omni-linguistique.

Le bouddhisme, le judaïsme, le christianisme, l’islam, devront passer à un niveau de compréhension supérieur de leurs doctrines respectives, pour atteindre leur noyau essentiel, et en réalité déjà commun, immanent, le noyau unique du mystère du monde.

Tout cela va se passer dans les toutes prochaines décennies. N’en doutons-pas. Non pas que les hommes vont devenir plus sages. Mais la pression osmotique de la nécessité va dessiller les yeux, faire tomber les écailles, circoncire les esprits.

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iMichel Onfray.Décadence. De Jésus au 11 septembre, vie et mort de l’Occident. Flammarion. 2017

iiIbid.

iiiIbid.

Le Feu Final


« Feu de forêts près de Tchernobyl »

Alexandre Douguine, le « Raspoutine de Poutine », prenant acte de la défaite absolue du « Bloc de l’Est » dans son livre, Fondamentaux de Géopolitique (1997), le conclut par un appel menaçant au « Nomos du Feu », et à sa puissance apocalyptique.

Cette expression est forgée en une évidente référence au « Nomos de la Terre », ce grand « partage mondial » théorisé par Carl Schmitti, qui considérait comme irréductible et irréconciliable l’opposition des Puissances de la Mer (le monde anglo-américain) et les Puissances de la Terre (le continent eurasiatique).

Mais le ton véritablement apocalyptique de Douguine va bien au-delà de l’analyse méta-juridique et historico-philosophique de Schmitt.

Il s’agit d’un véritable cri de haine contre la montée des « Eaux », c’est-à-dire contre l’infinie et implacable fluidité des instruments (liquides) du Capital, et leur subtile corrosion de l’âme et du cœur des hommes, tous ramenés par la puissances des technologies à l’état indifférencié de fourmis, s’agitant vainement sur ce qui semble une planète si minuscule, vue du « cosmos »…

Voici le texte de Douguine, traduit par mes soins, et tel qu’il se trouve en conclusion de son livre :

Le Nomos du Feu

« La fin du Bloc de l’Est signifie une victoire complète pour le Nomos de la Mer. Toutes les tentatives de confronter sa logique et sa structure avec ses propres moyens techniques
se sont avérées infructueuses. La bataille des bateaux a été perdue par l’Espagne. La résistance économique-industrielle, stratégique et doctrinale au Nomos de la Mer par l’Allemagne nationale-socialiste (1933 1945), inspirée en partie par le projet eurasien de Haushofer,ii a été étouffée par la puissance et la ruse de l’Occident, qui s’est servi de l’URSS à cette fin.

La rivalité technologique avec le marxisme a duré plus longtemps, mais elle a été perdue dans les années 60 et 80 par les pays du Pacte de Varsovie, parallèlement à la fin de la guerre froide, la deuxième phase de la révolution industrielle et la transition vers une société post-industrielle.

Le cycle de l’histoire humaine, après avoir traversé les polarités statiques de la nature, s’est achevé,
comme nous l’a indiqué un Américain portant un nom de famille japonaisiii.

Nous pouvons affirmer la défaite absolue de la Terre, du Behemothiv, de l’Eurasie, du Nomos de la Terre. Bien sûr, le Nomos de la Terre lui-même n’était qu’une trace d’une tentative de solution de l’humanité au problème ouvert de l’Être, mais pas de son essence. Il était la forme extérieure d’une réponse, mais pas l’élément ardent qui avait donné naissance à la réponse hyperboréenne.

La Terre ne peut plus répondre au défi du Nomos de la Mer, qui est devenu global et singulier. Elle est submergée par les Eaux, son ordre s’est dissous à travers les fissures de l’Œuf Mondial.

La fin de la révolution industrielle a démystifié les illusions selon lesquelles elle pourrait encore rivaliser à son propre niveau avec la technologie libérée (entfesselte Technik).

Le stade éthérocratiquev de la thalassocratie absolue, le regard porté sur la terre depuis l’espace, rend tous les êtres grouillants fondamentalement identiques, leur valeur est strictement pragmatique et égale à leur utilité.
La vie est calculée dans les équivalents financiers du Capital, seule puissance réellement dominante.

Le génie génétique permet d’élever des poulets et des clones humains, tout comme hier on a inventé la vapeur, la machine ou le métier à tisser. La technologie a envahi l’humanité, atteignant son cœur.
En 1959, Carl Schmitt avait peut-être encore une étincelle d’espoir que quelque chose pourrait soudainement changer. À la fin du siècle, il n’y a plus d’espoir.

Le triomphe de l’eau a absorbé de manière apocalyptique tous les éléments et toutes les formes historiques. Elle a été capable non seulement de détruire, mais aussi de transmuter dans sa civilisation une alchimie de parodie géopolitique. L’or (monnaie), le solvant universel et
l’ingéniosité technique des puissances de la mer ont transformé l’humanité en une espèce de biomasse sous contrôle. Mais il reste quelque chose qui est immunisé contre ce processus global.
– Le feu.

C’est en vérité le feu, purifié de ses aspects naturels, culturels, sociaux et politiques acquis au cours du voyage de l’histoire, qui se trouve maintenant dans une position privilégiée.
Il est dans une position privilégiée par rapport à l’état de compromission dans lequel il se trouvait, lorsqu’il ne restait qu’à l’état de Nomos de la Terre, cet ordre de la Terre sèche.

C’est seulement maintenant que la structure de son défi originel devient claire, car ce n’est que maintenant qu’il se manifeste dans toute la mesure de ses possibilités, et dans toute sa portée historique.

Ce qui est en question n’est ni plus ni moins que l’Homme. Dans quelle mesure s’est-il avéré être historique ? Dans quelle mesure s’est-il avéré être naturel ? Dans quelle mesure a-t-il succombé aux éléments qui constituent son essence naturelle (et qui incluent la rationalité de l’espèce) ? Dans quelle mesure a-t-il pu rester fidèle à cet aspect caché, — sa dimension transcendante ?

A la fin des fins, quelle part de Feu possède-t-il en lui?
Ou n’est-il seulement que de l’eau ? »vi

Derrière l’envolée lyrique des deux dernières phrases, on peut comprendre une sorte d’allusion mystique à un Feu spirituel et ardent, transcendant la puissance basse et insaisissable de l’Eau.

Mais sous la plume de celui qui fut le fondateur du Parti National-Bolchévique, à la devise sans équivoque (« La Russie est tout, le reste n’est rien! »), la menace ontologique d’une « solution finale »vii par le « Feu », est plus que sous-entendue, elle se veut un appel direct à la guerre ultime.

La guerre est déjà là, en Ukraine, avec toute la puissance de ses propres « feux », encore locaux.

La seule question est: jusqu’où ce feu déclaré va-t-il aller?

Et dans quelles conditions s’arrêtera-t-il?

Le porte-parole du Kremlin, Dimitri Peskov, a déclaré le 22 mars 2022, que l’arme nucléaire pourrait être utilisée si la Russie devait faire face à une menace existentielle.

Le feu nucléaire, c’est l’évidence, fait partie du Feu dont Douguine estime que son temps est venu, contre la puissance multiforme et corruptrice des « Eaux ».

Je pense qu’il faut prendre la menace de Peskov (qui ne fait qu’amplifier une menace similaire suggérée par Poutine) extrêmement au sérieux, — et non pas comme une sorte d’élément de propagande destiné à effrayer des démocraties douillettes et couardes, enfoncées dans le sentiment trompeur d’une sécurité que rien ne garantit désormais.

Il faut aussi la prendre au sérieux parce qu’elle fait partie des métaphores finales de Douguine, ce théoricien majeur de l’ère poutinienne, et de la renaissance programmée de l’Empire eurasiate, cet Empire messianique, « élu » pour devenir l’Empire mondial, le Sauveur de l’Humanité entière contre « l’Empire du Mal ».

Le Feu nucléaire sera, c’est sûr et certain, l’option en dernier recours du régime totalitaire de Poutine. Il l’emploiera s’il se convainc qu’il est en voie d’être acculé à une défaite militaire par un État qui est un « non-État » à ses yeux. Humiliation suprême, et qu’il ne permettra à aucun prix. Il recourra sans aucun état d’âme à l’usage local de cette arme finale en Ukraine, pour renvoyer l’Occident tout entier à ses propres terreurs, et pour l’obliger de constater que celui-ci a beaucoup plus à perdre en s’affrontant à l’ours « eurasiate » qu’à y gagner.

L’antique et symbolique combat revient donc, de façon inattendue, sur la scène mondiale. Le Feu contre l’Eau.

Soyons optimiste, cependant. Il n’est pas certain que la métaphore choisie par Douguine ne puisse être retournée contre elle-même.

Quand le Feu flambe et brûle, quoi de mieux que l’Eau pour l’éteindre?

Et si même le Feu devait rester tapi sous l’Eau, sans pouvoir être directement atteint et éteint par elle, alors celle-ci ne peut que bouillir et bouillonner, à grand bruit.

Elle peut alors se transformer en vapeur, cette force qui a lancé la Révolution industrielle…

Cette vapeur qui est en fait de l’Air, mélangé avec l’Eau, et dont la puissance va bien au-delà de celle du Feu…

Et oui, le Nomos de l’Eau et de l’Air alliés ensemble peut et doit vaincre le Nomos de la Terre et du Feu.

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iCarl Schmitt. Le Nomos de la Terre. PUF. 2012

iiKarl Haushofer, géostratège allemand, est l’inventeur du concept de Lebensraum, « l’espace vital », qui a grandement influencé Hitler.

iiiC’est une allusion à Francis Fukuyama, auteur de La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme (The End of History and the Last Man), publié en 1992 .

ivPar opposition au Léviathan, monstre marin, symbolisant quant à lui la Puissance de la Mer (ces deux métaphores bibliques ont été originellement utilisées par Carl Schmitt).

v Je pense qu’on peut comprendre derrière ce néologisme une allusion aux enjeux mondiaux de la domination de l’espace, du cyberespace et de l’IA.

viНомос Огня. Конец Восточного блока означает полную победу номоса Моря. Все попытки противостоять его логике и его структуре с помощью его же технических средств оказались несостоятельными. Баталия на кораблях была проиграна Испанией; экономикоиндустриальное, стратегическое и доктринальное сопротивление номосу Моря националсоциалистической Германии (1933 1945), вдохновленной отчасти евразийским проектом Хаусхофера, было подавлено силой и хитростью Запада, использовавшего для этих целей СССР; технологическое соперничество, с учетом уроков марксизма, длившееся дольше всех, было проиграно в 60-е 80-е странами Варшавского договора параллельно окончанию второго этапа промышленной революции и переходу к постиндустриальному обществу. Цикл человеческой истории, пройдя насквозь статические полярности природы, завершил ся, о чем нас известил один американец с японской фамилией. Мы можем констатировать абсолютный проигрыш Суши, Бегемота, Евразии, номоса Земли. Конечно, сам номос Земли был лишь следом решения человечеством поставленной перед ним открытой проблемы Бытия, но не его сущностью. Внешней формой Ответа, но не огненной стихией, породившей гиперборейский Ответ. Земля не может больше ответить на вызов номоса Моря, ставшего глобальным и единственным. Она затоплена Водами, ее Порядок растворен через щели в Мировом Яйце. Окончание промышленной революции развенчало иллюзии того, что с раскрепощенной техникой (entfesselte Technik) можно соревноваться на ее же уровне. Эфирократиче ская стадия абсолютной талассократии, взгляд, брошенный на Землю из космоса, делает все существа, кишащие на ней, принципиально одинаковыми их ценность строго прагматична и равна их полезности. Жизнь исчислена в финансовом эквиваленте реально доминирующего Капитала. Генная инженерия выводит цыплят и людей-клонов, так же, как вчера изобретали паровую машину или ткацкий станок. Техника вторглась в человечество, достигнув его центра. В 1959 году у Шмитта могла быть еще искра надежды, что нечто внезапно может измениться. К концу столетия таких надежд нет. Триумф Воды апокалиптически вобрал в себя все стихии и все исторические формы, которые смог не просто уничтожить, но трансмутировать в своей цивилизацион ной геополитической пародийной алхимии. Золото (деньги), универсальный растворитель и техническая изобретательность сил Моря превратили человечество в контролируемую биомассу. Но осталось нечто, что не подвержено этому глобальному процессу.

Огонь.

Именно он очищенный от своих природных, культурных и социально-политических наслоений, приобретенных за время путешествия по истории находится сейчас в привилегированном положении по сравнению с тем компромиссным состоянием, в котором он находил ся, оставаясь лишь номосом Земли, порядком Суши. Только сейчас проясняется структура его изначального вызова, так как только сейчас проявляется во всем историческом объеме то, чему этот вызов был брошен. Под вопросом стоит ни больше ни меньше как Человек. В какой степени он оказался историчен? В какой природен? В какой мере поддался стихиям, составляющим его естественную ткань (вплоть до общевидовой рациональности)? В какой смог сохранить верность неочевид ному трансцендентному измерению? Сколько в нем, в конце концов, оказалось Огня? Или весь он только Вода?

viiLe terme de « solution finale » a été tout récemment utilisé par le Président Zélinsky devant la Knesset pour décrire le projet de Poutine contre l’Ukraine, — au grand scandale de nombre d’Israéliens, pour lesquels la « solution finale » qui a été employée par les Nazis contre les Juifs, reste un fait absolument unique dans l’Histoire. Mais ce même terme a en effet aussi été employé par Poutine pour décrire la nécessité de régler une fois pour toutes la question de l’Ukraine, qui n’est qu’un « non-Etat ».

À l’est de l’Ukraine 


Une vision (russe) du conflit au Donbassi

par Nikolay Mitrokhin , le 22 mars 2022

Un Soldat Ukrainien au Donbass. Photo de Travan Roberto 

Certains de mes amis Facebook discutent tout à fait sérieusement du slogan poutinien « Ils [la population civile russe du Donbass] étaient sous les tirs d’artillerie depuis huit ans »… Parmi ces amis, tous n’avaient pas l’âge de suivre l’actualité en 2014, et d’autres ont pu, depuis lors, simplement oublier (si tant est qu’ils et elles en aient eu connaissance avant) les éléments suivants :

Il n’y a pas de « peuple du Donbass« 

Le « peuple du Donbass » est une construction idéologique qui a été introduite avec force par la propagande du Kremlin dans la conscience des Russes et des Ukrainiens depuis 2014. Du reste, huit ans plus tard, les deux entités administratives, relativement petites, qui sont censées représenter ce projet d’ensemble, demeurent divisées, séparées par des postes de contrôle douaniers et policiers. La population des deux régions administratives ukrainiennes de Donetsk et de Louhansk/Lougansk était au départ extrêmement composite. Son identité était plurielle, on y trouvait à la fois des sympathies pro-ukrainiennes (plutôt marquées dans le nord de la région de Lougansk et l’ouest et le sud de celle de Donetsk) et des sympathies pro-russes dans les villes minières et industrielles et la population rurale (cosaque) du sud de la région de Lougansk. Par ailleurs, avant le début des combats au Donbass, le désir réel de réunification avec la Fédération de Russie ou bien de fédéralisation de ces régions était formulé par environ un tiers de la population de cet ensemble ; un autre tiers était favorable à une intégration renforcée avec la Russie, et le dernier tiers pour le maintien du statu quo. L’activisme pro-russe était donc concentré sur une partie des localités de la région, tout en étant absent des autres, où les autorités, puis l’armée ukrainiennes ont rencontré un soutien local (par exemple à Debaltseve/Debaltsevo). Le pseudo-référendum sur la création des « républiques populaires » fut organisé dans un contexte de vide du pouvoir, et seulement dans une partie des localités (principalement dans l’agglomération de Donetsk) dans un très petit nombre des bureaux de vote habituels. On ignore purement et simplement quelle part de la population a réellement voté ; aucune vérification extérieure des résultats n’a eu lieu ni n’avait été prévue.

Pas de « soulèvement populaire »

Il n’y a pas eu de « soulèvement populaire » dans cette région. L’assistance maximale enregistrée dans un meeting pro-russe à Donetsk (une ville millionnaire) est de l’ordre de 30 à 35 000 personnes, le nombre maximum d’attaquants ayant pris part à l’assaut des bâtiments administratifs, et ensuite participé aux bataillons de la « milice populaire » est de 1500 à 2000 personnes dans les grandes villes. Par ailleurs, une partie importante de ces gens, sinon la majorité, étaient soit les membres de bandes armées de petites villes (comme le groupe « Stakhanov », à l’origine de l’« État » de Lougansk), soit des citoyens de la Fédération de Russie qui avaient commencé à affluer pour saper l’État ukrainien dès février 2014 (comme bon nombre de futurs « chefs armés sur le terrain »). Mais jusqu’à juin-juillet 2014, les autorités ukrainiennes restaient présentes dans la majorité des villes du Donbass, par le biais des municipalités et des maires, en parallèle avec l’activité des groupes se présentant comme « républiques populaires ».

Les combats militaires dans le Donbass commencèrent à l’initiative de la Fédération de Russie, laquelle a armé et laissé passer à travers la frontière le groupe « bataillon Crimée » du lieutenant-colonel du FSB [Service fédéral de sécurité, les services secrets russes] en retraite Igor Guirkine (Girkin), spécialiste d’abord de la thématique « tchétchène », puis de l’« ukrainienne », connu également sous le pseudonyme « Strelkov ». Le bataillon était de manière significative constitué d’anciens membres des forces spéciales de la Direction générale des renseignements (GRU) et d’autres unités de combat spécialisées de l’Armée russe formées aux activités de diversion (entendons par là : terroristes). Guirkine n’était pas un officier du FSB ordinaire. Il était étroitement lié au milieu souterrain militant et terroriste des nationalistes russes en armes (y compris, de manière indirecte, avec le groupe terroriste néo-nazi BORN) et les « black diggers » (« dénicheurs noirs ») du marché illégal des armes. Il modérait même un forum en ligne consacré à ces sujets. C’est Guirkine encore qui, après l’assaut contre les bâtiments administratifs dans la ville de Sloviansk/Slaviansk le 12 avril 2014, a enclenché les combats militaires avec les forces de l’ordre, puis avec l’armée ukrainiennes. Il a commencé en faisant tirer par surprise sur les agents du Service de sécurité ukrainien (SBU) qui étaient arrivés pour faire le point sur la situation dans la ville.

Les tirs d’artillerie sur Sloviansk ont débuté après que Guirkine a utilisé un mortier automoteur « Nona » pris à l’armée ukrainienne pour bombarder les positions ennemies [ukrainiennes]. À cette fin, le Nona (et plus tard d’autres armes acheminées dans la ville, pour partie capturées à l’armée ukrainienne, et pour partie fournies par l’armée russe) a tiré depuis des quartiers résidentiels de la ville. Les tentatives de le détruire se sont soldées par des tirs d’obus sur des immeubles d’habitation et par des destructions. Mais les citadins qui habitaient là avaient eu largement le temps d’évacuer soit vers le côté ukrainien soit vers le côté « pro-russe », y compris en transports en commun.
J’omets (vu l’ampleur des événements qui s’y sont déroulés : pour aller vite) toute la période de la guerre qui va de l’été 2014 au début 2015, au cours de laquelle l’armée ukrainienne a tenté de libérer son territoire d’unités (et pour tout dire souvent de bandes) de « chefs armés sur le terrain » qui ont afflué alors sur ce territoire depuis toute l’ex-URSS, et même de lointains pays étrangers. Ils ont essayé d’utiliser le tissu urbain pour causer un maximum de dégâts à l’armée ukrainienne, et pour s’en infliger le moins possible à eux-mêmes. Guirkine aurait même suggéré, selon son allié de l’époque Alexandre Zakhartchenko (Zaharčenko), de faire sauter les immeubles de plusieurs étages situés à l’entrée de Donetsk, afin de faciliter la défense de leurs positions. Plus tard, des militants enquêtant sur des attentats à la bombe à Moscou et dans d’autres villes russes en 1999 ont trouvé une similitude indéniable entre le portrait-robot du terroriste qui a placé des sacs de RDX dans un immeuble de Riazan et le portrait de Guirkine, devenu populaire en 2014. En 1999, Guirkine était un officier du FSB qui luttait contre le terrorisme djihadiste salafiste au Nord Caucase – d’abord au Daguestan, puis en Tchétchénie –cette théorie est donc séduisante, même si elle n’est pas vérifiée à ce jour.

Pillage et terreur

Enfin, sur ce qui s’est passé après la cessation des combats les plus intenses, au début de 2015. Oui, l’armée ukrainienne et les « milices populaires » des « républiques populaires » contrôlées par la Russie ont périodiquement échangé des tirs d’artillerie. Comme, la plupart du temps, la frontière qui les séparait suivait exactement les limites des agglomérations de Donetsk et de Louhansk (à ne pas confondre avec les limites des régions administratives), c’est-à-dire qu’elle se trouvait entre les zones urbaines denses sous contrôle des deux « républiques de Donetsk et de Lougansk » (désormais désignées par leurs initiales en russe : DNR et LNR) et les banlieues et champs sous contrôle du gouvernement ukrainien (qui, ne l’oublions pas, contrôlait les deux-tiers du territoire de chaque région administrative), les tirs envoyés depuis les quartiers urbains ont entraîné des « réponses » vers les endroits d’où ils étaient partis. À leur tour, les obus d’artillerie et les roquettes des « républiques populaires » « atterrissaient » souvent vers les villes et villages occupés par l’Ukraine. Outre les célèbres bombardements de zones résidentielles de Marioupol et de Kramatorsk (pendant la période des combats de 2014-2015) par des roquettes (russes), Avdeïevka (la première ville à l’ouest de Donetsk occupée par l’armée ukrainienne), Stanytsia Louhanska (banlieue nord de Lougansk, contrôlée par l’Ukraine), Marioupol et d’autres villes ont également été constamment touchées après 2015.

Cependant, ces bombardements n’étaient pas très intenses. Et les deux camps visaient principalement les militaires, plutôt que de simplement tirer à l’aveugle. C’est pourquoi, pendant les combats, les habitants des zones de la ligne de front qui, pour une raison quelconque, ne pouvaient ou ne voulaient pas évacuer, « restaient assis dans les caves ». Mais 98 % des habitants « vivaient une vie normale », selon les « autorités » de DNR et de LNR (ensemble : LDNR), alors qu’en réalité en 2014-2015 ils avaient souffert des pillages et de la terreur de ces mêmes nouvelles autorités soutenues par la Russie. La prise de contrôle de cette partie de l’Ukraine par des bandes criminelles déguisées en forces d’« autodéfense du peuple » a donné lieu au plus grand cambriolage de l’histoire post-soviétique. Tous les citoyens aisés se sont vu confisquer leur argent, leurs voitures et leurs logements par les « chefs armés sur le terrain », beaucoup d’entre eux et de leurs proches sont passés par des « caves », des sous-sols insalubres où ils ont été torturés et humiliés en attendant que leurs proches rassemblent le montant des rançons. Tous n’ont pas eu la vie sauve, loin de là (et beaucoup y ont perdu leur santé). Les personnes intéressées peuvent consulter sur Google l’histoire du plus sanglant des gangs : « USSR-Bryanka » (une unité spéciale chargée de contrôler l’arrière de la LNR), mais ce n’était qu’une des dizaines de formations de ce type, dont la plupart ne sont plus aujourd’hui. En effet, de nombreux « chefs armés sur le terrain » et combattants sont morts à Donetsk des mains de leurs compagnons d’armes et de leurs alliés, et ce n’est qu’en 2017 que la situation est revenue, relativement, à la normale, autrement dit se limitant à l’écrasement de toute opposition politique et aux rancœurs et tueries permanentes dans le partage du butin de la « verticale du pouvoir ».

Trois personnes en particulier ne participeront pas aux célébrations marquant la reconnaissance de la République populaire de Lougansk par la Fédération de Russie : ses trois premiers chefs d’État. Officiellement, Gennady Tsypkalov s’est pendu dans une cellule à Lougansk en 2016 ; Valery Bolotov est mort d’une crise cardiaque à Moscou en 2017 ; et Igor Plotnitsky a démissionné de son poste en 2017. Officieusement, Tsypkalov a été étranglé, Bolotov empoisonné lors d’une réunion avec l’ancien président du Parlement de la République populaire, Plotnitsky démis de ses fonctions par un coup d’État armé. Arrêté en Russie, on n’a plus jamais entendu parler de ce dernier.

En revanche, le chef actuel de la République populaire de Lougansk, en poste depuis 2017, le colonel retraité des services de sécurité ukrainiens Leonid Pasechnik, sera présent. Pasechnik a passé toute la période des hostilités en 2014 dans les territoires contrôlés par l’Ukraine, et n’a décidé de faire carrière dans la République populaire qu’à partir d’octobre 2021. La situation des récents dirigeants de la République populaire de Donetsk est sinistrement similaire : des mafiosi sur lesquels le Kremlin a misé pour tenter de donner l’impression d’un « soulèvement populaire » dans le Donbas, beaucoup d’entre eux sont morts aussi violemment qu’ils ont vécu. Tous ont fait de leur mieux pour se détruire mutuellement, durant les cinq années qui ont suivi la naissance de cette zone de non-droit dans l’est de l’Ukraine.

Pendant ce temps, la LDNR a connu une dégradation de son économie du fait du contrôle russe. Les droits des propriétaires n’étaient pas protégés, leurs biens leur étaient extorqués puis redistribués entre les auteurs de ces extorsions. Les usines et les installations qui faisaient autrefois l’orgueil de ces régions ont été découpées pour en faire de la ferraille et expédiées en Russie pour presque rien, les travailleurs des usines restantes n’ont pas reçu leurs misérables salaires pendant six mois, et tous les rares profits de ce territoire autrefois prospère sont passés dans les mains des fonctionnaires et des oligarques de Moscou. Au moins un tiers de la population (peut-être jusqu’à la moitié) a quitté le territoire pour se rendre en Ukraine ou en Russie, car il était tout simplement dangereux d’y vivre — non pas à cause des bombardements, mais à cause des atrocités des vainqueurs et de l’absence de vie économique normale.

C’est un beau prétexte, bien sûr, pour dire, comme le fait Poutine, qu’on doit protéger les gens là-bas. La question est de savoir contre qui.

Nikolay Mitrokhin, le 22 mars 2022

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iCe texte, initialement paru sur Facebook en russe, le 28 février 2022, a déjà été traduit en anglais dans une version enrichie par l’auteur. Il a été traduit du russe et de l’anglais par Laurent Coumel, et publié sur le site du Collège de France, La vie des idées.

Guerre Totale


Alexandre Douguine, le « Raspoutine de Poutine »

La guerre en Ukraine n’est pas seulement régionale, elle est réellement l’incarnation d’une « guerre totale », et sans fin prévisible.

D’abord, cette guerre est « totale » parce que la véritable stratégie de la Russie est globale. Le but à long terme est d’assurer l’emprise de l’empire sur tous les pays émancipés lors de la chute de l’URSS, puis d’élargir sa zone d’influence de Lisbonne à Vladivostok, et de la Baltique aux mers du Sud.

Il y a vingt-cinq ans, Alexandre Douguine, l’idéologue et le géopoliticien le plus lu par les états-majors militaires et les diplomates russes, a publié la feuille de route menant à la recomposition de l’ex-empire soviétique, et à son élargissement en un empire « eurasiatique ».

En 1997, dans son livre Fondamentaux de géopolitique : l’avenir géopolitique de la Russie, il décrit avec précision une stratégie mondiale, dont les éléments ont été étonnamment mis en place les uns après les autres, pendant le quart de siècle qui a suivi la publication de son ouvrage.

On y trouve articulées en détail les actions de décomposition et de subversion que la Russie devait instiller en Occident. Sont également décrites les grandes lignes de l’ambition russe, néo-impériale et néo-fascisto-bolchévique sur la scène mondiale :

– Subversion du système démocratique des États-Unis, visant à l’affaiblir de l’intérieur et promotion de l’isolationnisme américain (on comprend alors rétrospectivement à quel point le président Donald Trump fut « l’idiot utile » au service de la stratégie russe);

– Sécession du Royaume-Uni vis-à-vis du reste de l’Europe (les cercles d’influence et les think tanks promouvant le Brexit ont reçu des financements d’oligarques russes tombant fort à propos, et plus généralement la City de Londres dans son ensemble a bénéficié des capitaux russes, et du blanchiment d’évasion fiscale à grande échelle);

– Division interne de l’UE en soutenant les partis d’extrême droite et de droite dans plusieurs pays européens (le parti du Rassemblement national a reçu en 2014 un « prêt » de 9,4 millions de dollars d’une banque russe, la First Czech-Russian Bank, laquelle a été liquidée peu après en 2016) et des personnages comme Gerhard Schoeder et François Fillon ont émargé aux emplois dorés offerts par les Russes), en encourageant les dérives autoritaires, populistes, anti-libérales, et en utilisant tous les moyens de désinformation possibles;

– Partage du vieux continent entre une sphère franco-allemande et une zone d’influence russe;

– Liquidation de l’OTAN (c’était là une prédiction prémonitoire, en un sens, si l’on se rappelle la forte phrase d’Emmanuel Macron sur sa « mort cérébrale » prononcée en 2019, laquelle ne faisait que reconnaître un état de fait, résultant de plusieurs décennies d’incohérences profondes, et d’errements stratégiques suscités par la politique états-unienne vis-à-vis de cette organisationi).

– Liquidation de l’Ukraine, en tant qu’elle est en soi une « anomalie absolue », un non-État. Elle doit être conquise et annexée par la Russie, à commencer par ses zones russophones. Il ne devra pas être permis à l’Ukraine d’être indépendante, et encore moins de l’autoriser à adhérer à l’UE ou à l’OTAN.

– Les États-Unis représentent l’ennemi principal de la Russie. Ils doivent être battus, non pas dans une guerre frontale, mais par tous les moyens de la guerre « hybride ». La Russie doit employer des techniques subtiles de désinformation passant par les réseaux sociaux, mais aussi des médias en place reprenant des thèmes diviseurs. L’objectif sera de semer le doute dans les esprits des citoyens américains sur la validité de leurs institutions démocratiques, d’attiser le séparatisme, les discriminations, le racisme endémique, le suprématisme blanc, mais aussi le « racisme afro-américain » anti-blanc, exciter les antagonismes sociaux, diviser toujours davantage la société américaine dont on sait qu’elle est absolument inégalitaire. L’objectif est d’affaiblir l’Amérique de l’intérieur en appuyant « tous types de séparatisme et de conflit ethnique, social ou racial », selon la formule de Douguine. La Russie doit notamment aider le Parti républicain, parce qu’il est un allié (idiot et utile), en tant qu’il souhaite précisément un retrait du pays de la sphère internationale et désire s’abstraire de toute influence et de toute responsabilité vis-à-vis de l’étranger (l’alien), qu’il soit proche ou lointain…

Assez bien vu pour un livre paru il y a un quart de siècle…

La thèse majeure du livre d’Alexandre Douguine est d’une simplicité biblique: « la bataille des Russes pour la domination mondiale n’est pas finie ». C’est-à-dire qu’elle ne fait que commencer.

Certes, il y a eu le léger contretemps de l’effondrement de l’URSS. Mais c’est mal connaître les vrais Russes. Tout sera reconstruit un jour, en plus grand et en plus fort, dans le temps long de la Grande Histoire. C’est cela qui anime Vladimir Poutine. Pour mémoire, on se rappelle qu’il a déclaré que le droit de sécession donné aux quinze républiques de l’URSS était « une erreur historique » et que la dislocation de l’URSS était « la plus grande catastrophe géopolitique du 20ème siècle ».

Alexandre Douguine veut aller en fait bien au-delà de la reconstitution de l’ex-Empire soviétique. Il s’agit d’un rêve messianique de domination mondiale. Il prône une expansion de la Russie en Europe occidentale et en Asie centrale aux dépens de la Chine, s’appuyant notamment sur une alliance russo-islamiste…

La notion de « guerre totale » varie suivant les angles d’analyse. Dans le cas ukrainien, on peut choisir de mettre en avant les frappes injustifiées sur les civils et les qualifier de crimes de guerre. Les tirs d’artillerie et de missiles ont détruit plusieurs villes régionales, le but étant de terroriser les populations et de faire plier le gouvernement.

Mais on peut aussi mettre en avant la relative modération, à l’heure actuelle, des tirs d’artillerie sur la capitale, Kiev. Il s’agit là d’une modération dont la teneur est politique. Il faut penser à l’après-guerre, qui dans la vision russe ne devrait pas tarder.

Mais la logique interne de toute guerre peut aisément échapper à la raison et déraper dans l’horreur absolue, à l’échelle mondiale. Si l’OTAN et les États-Unis prenaient directement part au conflit ukrainien, par exemple, la guerre pourrait s’enflammer jusqu’au feu nucléaire. Personne ne veut cela, mais l’éventualité a été évoquée à mots couverts par Vladimir Poutine dès les premiers jours de l’invasion en Ukraine. Les menaces sous-entendues font partie du jeu d’influence et de manipulation des opinions.

On peut arguer que la guerre en Ukraine est déjà « totale », en ce sens qu’elle a un effet direct sur la totalité de la planète, par le biais des sanctions économiques, et par les pénuries de blé, le risque de famines dans les pays qui dépendent des exportations ukrainiennes et russes de céréales, et l’augmentation considérable du prix du gaz et du pétrole.

Mais cette guerre est surtout « totale » dans ses fondements idéologiques et leurs implications planétaires. Vladimir Poutine n’est pas un homme seul, qui aurait pris une décision aberrante, et ferait ensuite aller la Russie entière au pas de l’oie dans une guerre insensée. Poutine a toujours été un homme d’appareil, au FSB d’abord, et depuis sa nomination à la présidence en 2000, il est premier responsable parmi l’ensemble des siloviki, ces « hommes forts », qui occupent les postes de direction de l’armée, des services de sécurité et de la police, mais aussi du  complexe militaro-industriel qui forment le cœur du pouvoir russe.

Cet appareil vise à préserver ses interêts, c’est certain, mais ce n’est pas la seule motivation au cœur du pouvoir russe.

L’idéologie dominante qui y règne se résume à une formule: « La Russie est tout, le reste n’est rien ! », et cette idée franchement bizarre a aussi l’assentiment explicite ou implicite de la grande majorité de la population russe…

C’était aussi le slogan du Parti national-bolchévique, un parti néo-fasciste fondé par Alexandre Douguine et Edouard Limonov.

Ce parti voulait la création d’un grand empire eurasien qui inclurait la totalité de l’Europe et de la Russie. La création d’un empire eurasien serait alors un contrepoids à la domination globale des Etats-Unis.

L’affrontement ouvert ou larvé entre les États-Unis et la Russie ne cessera jamais, et à l’avenir, son intensification est inéluctable. Douguine l’affirme : « En principe, l’Eurasie et notre espace, la patrie [la Russie], doivent préparer une nouvelle révolution anti-bourgeoise et anti-américaine. (…) Le nouvel empire eurasiste sera construit sur le principe fondamental de l’existence d’un ennemi commun : le refus de l’atlantisme, du contrôle stratégique des États-Unis, et le refus de laisser les valeurs libérales nous dominer. L’impulsion de ce socle civilisationnel commun sera la base d’une union politique et stratégique. »ii

Alexandre Douguine est aujourd’hui le philosophe politique le plus influent de Russie.

Est-il le « Raspoutine de Poutine »? Des médias occidentaux l’affirment. Selon d’autres vues, ce n’est pas si simple, même si Poutine reprend certaines de ses idées. Douguine reconnaît d’ailleurs qu’il a échoué à influencer en profondeur les siloviki. Mais pour lui, Poutine reste « un personnage très positif, qui a sans conteste sauvé la Russie dans un des moments les plus critiques de son histoire».

Quoi qu’il en soit, et quelque soit le niveau de succès ou d’échec de la guerre lancée par Poutine en Ukraine, on n’en a pas fini avec la Russie.

Il faut en revenir à des vues plus larges, comme celles de l’antagonisme irréconciliable, absolu, théorisé par Carl Schmitt, entre l’Ami et l’Ennemi, ou celle du combat multiséculaire entre la Puissance de la mer (le monde anglo-américain) et la Puissance de la terre (l’Eurasie).

La puissance de la mer, thalassocratique, anglo-saxonne, protestante, libérale, capitaliste, est, selon Douguine, irréductiblement opposée à la puissance de la terre, continentale, eurasienne, orthodoxe et musulmane, traditionaliste, socialiste.

L’Occident dont le nom signifie le coucher du soleil, représente le déclin, la dissolution. L’Eurasie incarne l’aube nouvelle, le réveil, la levée du jour, la renaissance.

Le philosophe Nicolas Berdiaev a consacré plusieurs livres à une analyse de l’identité russe, selon l’angle du messianisme du peuple russe, nouveau « peuple élu ». « Le peuple russe, depuis longtemps déjà, possède un sentiment naturel, un ‘sentiment’ plutôt qu’une ‘conscience’, du fait que la Russie a un destin essentiel (Россия имеет особенную судъбу), et que le peuple russe est un peuple essentiel (русский народ – народ особенный). Le messianisme (мессианизм) du peuple russe et du peuple hébreu ont un caractère presque identique. »iii

Dans la même veine, Douguine considère les Russes comme un peuple unique, exceptionnel, qui a été à l’origine d’un grand nombre d’autres peuples. Il en conclut que « le peuple russe fait partie des peuples messianiques. Et comme tout peuple messianique, il a un sens universel qui entre en concurrence avec non seulement les idées nationales, mais aussi avec tout universalisme universel »iv.

Le mouvement néo-eurasiste veut faire de l’ « Eurasie » un bloc « continental », et veut imposer sa puissance « tellurique » face à la puissance maritime, « atlantiste », de l’empire du « mal mondial ». Ce véritable « Empire du mal » entraîne à long terme le monde vers la domination d’une oligarchie mondiale, entretient à dessein le chaos planétaire et en tire tous les profits, politiques et financiers.

Selon Douguine, les dirigeants chinois et russes partagent une même volonté d’intégration dans un monde globalisé, mais en rejetant le joug de la puissance états-unienne, et suivant leurs propres voies de développement.

De ce point de vue, « l’Occident » est l’ennemi global. Il représente moins une réalité géographique que géopolitique et civilisationnelle. En face, doit se lever un champion, « l’Eurasie », terme employé dans un sens géopolitique en Russie depuis le 19ème siècle.

L’Eurasie est un fantasme, certes, mais c’est un fantasme opératoire, qui fixe les idées et indique le chemin à suivre. Dans une projection idéale (du point de vue du néo-impérialisme « eurasiste »), l’Eurasie se composerait de tous les territoires de l’ex-empire soviétique, auxquels s’ajouterait une Europe occidentale économiquement et politiquement vassalisée et neutralisée, de Narvik à Chypre (moins le Royaume Uni, considéré comme un porte-avions américain), et additionnée de quelques conquêtes en Asie, jugées nécessaires à l’accomplissement de la vision « totale », comme la Mongolie, mais aussi le Xinjiang et le Tibet. La Chine devra concéder, de bon gré ou non, ces territoires, à la destinée manifestement « eurasiatique », et en échange on la laissera prendre l’avantage dans le Sud Est asiatique, et on la laissera faire de la Mer de Chine un lac chinois.

L’Eurasie doit unir toutes les civilisations qui la compose historiquement contre la « civilisation » matérialiste, marchande, hypocrite et retorse, jadis incarnée par l’Empire britannique, et qui est désormais représentée par la sphère d’influence anglo-américaine.

Pour ce qui est de l’Europe occidentale, Douguine n’est pas entièrement négatif. Il affirme que la Russie et le Vieux Continent « ont les mêmes valeurs, mais pas les mêmes intérêts ». Cependant, au bout du compte, l’objectif final de l’empire eurasiate dans cette partie du monde sera « la finlandisation de toute l’Europe ».

En revanche, il considère les États-Unis comme « l’ennemi ontologique de la Russie », le « véritable Empire du Mal », avec son « irrésistible tendance à se considérer comme l’unique sujet de la planète. Les autres n’étant que des objets. »v

Douguine prédit également la nécessité d’une « alliance russo-islamique », qui fera partie intégrante de « la stratégie anti-Atlantique ».

Il y a en effet un aspect fondamental qui leur est commun, « le caractère traditionnel des civilisations russe et islamique ». C’est l’alliance naturelle de la Tradition et de la Religion contre la « Modernité » et un Matérialisme plus ou moins athée.

Il reste que la Chine est un très gros morceau, et qu’elle représente une menace pour la Russie, notamment dans l’Extrême Orient russe, où des hordes chinoises n’attendent qu’une occasion pour franchir les rives de l’Amour et s’emparer le moment venu, et sans coup férir, de Vladivostok, au nom prémonitoirevi

Douguine n’y va pas par quatre chemin. Il est direct comme un missile supersonique.

La Chine « doit, autant que possible, être démantelée », car elle sera toujours alliée de l’atlantisme sur le long terme. La Russie devrait donc se constituer un glacis stratégique à travers le Tibet, le Xinjiang, la Mongolie et la Mandchourie…

Facile à dire. Mais, bon, sur le front occidental, Douguine a vu ses prédictions réalisées à la lettre. Donnons-lui encore cinquante ans ou deux siècles, et voyons quel sera alors l’équilibre géopolitique en Extrême Orient…

Ici, ouvrons une parenthèse un peu plus philosophique. Les Empires, c’est sûr, sont tous éphémères, à l’échelle de l’Histoire. Mais la Géographie est plus coriace que l’Histoire. Après tout l’Alaska fut un jour une province tsariste. Elle pourrait le redevenir. Je ne le souhaite certainement pas. Mais on ne doit pas plaisanter avec l’ours russe. On ne doit certainement pas le sous-estimer, sous prétexte que le PIB russe ne dépasse pas celui de l’Espagne.

S’il y a une chose d’absolument sûr du point de vue de l’Histoire, c’est que rien n’est sûr, et que tout peut arriver, à tout instant. Par conséquent, il est sûr et certain que dans les années à venir, d’incroyables surprises nous attendent, des renversements de situation absolus vont se produire, qui restent aujourd’hui tout à fait inimaginables…

Parmi les scénarios imaginables et relativement simples à concevoir, le réchauffement climatique poussé à extrême aura sans nul doute des conséquences géopolitiques considérables, révolutionnaires même. Le grand perdant sera le capitalisme matérialiste, libéral et individualiste.

Le grand gagnant sera la Russie. Ses glacis sibériens deviendront habitables, et leurs immenses réserves naturelles seront exploitables à moindres coût. Surtout, le pouvoir russe aura alors toutes les cartes dans son jeu: un immense territoire pratiquement désert, mais devenu exploitable, de colossales réserves d’hydrocarbures, de gaz naturel, de minerais de toutes sortes, une idéologie totalitaire. En face, des démocraties déconfites, un capitalisme ruiné, une idéologie de « loser ».

Je ne fais là que lancer des idées en l’air. Je ne suis pas prophète. Mais donnons-nous rendez-vous dans un siècle. A quoi ressemblera l’équilibre du monde?

Il y a un siècle, l’empire britannique semblait au zénith, aujourd’hui il n’est plus que souvenirs, rancœurs, nostalgies et cérémonie passéistes à Westminster…

Il y a un siècle, l’Empire états-unien entamait alors sa course à l’hyperpuissance, et un siècle plus tard, il maintient ce statut notamment dans le domaine militaire, mais il est aussi connu, sur le plan géopolitique, pour avoir été battu au Viet Nam, avoir été chassé d’Iran, avoir échoué en Iraq, en Syrie, en Afghanistan…

Il y a un siècle, la Russie lançait sa révolution bolchevique, et on sait ce qu’il en advint.

Mais dans un siècle, combien de changements parfaitement inédits se seront imposés contre toute attente?

Fin de la parenthèse.

Pour que le peuple russe « complète sa mission historique et civilisationnelle », Douguine propose le programme suivant:

-La Russie doit devenir une puissance mondiale, géographiquement, politiquement, économiquement, culturellement, et même religieusement « eurasiate ».

La guerre en Ukraine, disions-nous, est en soi « totale », car la vision des fauteurs de guerre, dont Poutine est l’incarnation visible, est elle-même « totale ».

Il y a un siècle déjà, en 1922, un penseur nazi, Carl Schmitt, affirmait que la politique est la « totalité ». La religion est aussi nécessairement politique de part en part, et participe de cette totalité, y compris quand elle prétend échapper au politique. Le monde est en essence une « totalité », ne serait-ce que parce qu’il a été créé par un Dieu « Un ».

Cette « totalité mondiale » exige donc une politique « totale ». Or toute totalité repose sur l’ordre – et tout ordre repose sur la capacité du pouvoir total à prendre des « décisions » et à les faire respecter contre tout et contre tous.

Les décisions les plus cruciales sont celles propres aux situations exceptionnelles, et qui touchent à la survie même de l’État. Dans ces cas, « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ».

En un mot, l’autorité souveraine incarne par excellence la totalité, et tout le poids de la totalité repose sur elle.

L’absolutisme se justifie donc parce que c’est lui qui fonde l’essence de la « théologie politique », à l’image d’ailleurs d’un « Dieu absolutiste » et « Un » qui en est la métaphore première.vii

Il n’y a en ces matières absolument aucune place pour quelque compromis que ce soit. C’est une lutte à mort, entre l’être et le néantviii. « Ce sont les oppositions du bien et du mal, de Dieu et du Diable, des oppositions où demeure à la vie à la mort un ‘ou – ou’, qui ne connaît aucune synthèse ni tiers terme supérieur. »ix

Il n’y a aucune séparation possible entre le temporel et le spirituel, il n’y a plus qu’une « totalité » – une totalité à la fois politique et théologique, essentiellement « théologico-politique ».

Comme le monde moderne devient, à l’évidence, de plus en plus une « totalité », il exige de ce fait des solutions elles aussi « totales ».

Les Empires qui refusent à cet égard leur responsabilité « totale » vis-à-vis de la « totalité » du monde sont voués à disparaître, car désormais ils perdent fondamentalement toute pertinence.

Seul un Empire qui a le sens de sa mission totale est réellement l’élu, l’instrument de la volonté elle aussi « totale » de la Divinité.

Cet Empire sépare les amis des ennemis, afin de réaliser la totalité dont il a la charge historique. Il doit la « totaliser » afin de l’unifier. Il doit l’unifier pour la séparer de l’autre Empire, le véritable « Empire du Mal ».

Voilà l’essence de l’idéologie totalitaire, telle que formulée par l’un des plus brillants idéologues nazis.

Toute la puissance, la puissance totale de l’État, doit être donnée à la décision, à la séparation, à l’exclusion. C’est-à-dire à la violence, à la guerre, et tout cela dans le but de faire émerger une nouvelle totalité, plus totale que toute totalité précédente.

 La pensée de la « totalité », utopie moderne, a abouti à l’idée d’un pouvoir totalitaire, et d’un idéal « total ». L’Histoire a montré combien ces conceptions pouvaient être mortifères, – mais aussi singulièrement aveugles. Le point aveugle de toute « totalité », c’est qu’elle ne se voit pas elle-même. Pour se voir, il lui faudrait être à l’extérieur. En cela, aucune totalité n’est jamais complète, aucune totalité n’est jamais « totale ». Toute totalité reste inéluctablement partielle.

Les religions aussi veulent être des « totalités ». Il y a des religions transcendantes et des religions immanentes. Il y a des religions qui excluent, et d’autres qui relient. Il y a des religions tribales, et des religions qui se disent universelles. Toutes se croient « totales », et « finales ».

Toutes pourtant ne sont que partielles.

La vérité se tient ailleurs, en silence.

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iEmmanuel Macron a déclaré dans The Economist qu’il fallait «clarifier maintenant quelles sont les finalités stratégiques de l’OTAN» et la nécessité de «muscler» l’Europe de la Défense. Plus précisément: «Vous n’avez aucune coordination de la décision stratégique des États-Unis avec les partenaires de l’OTAN et nous assistons à une agression menée par un autre partenaire de l’OTAN, la Turquie, dans une zone où nos intérêts sont en jeu, sans coordination (…) Ce qui s’est passé est un énorme problème pour l’OTAN.»

iiAlexandre Douguine. Fondamentaux de géopolitique : l’avenir géopolitique de la Russie, Moscou, 1997

iii Н.А. Бердяев. Русская Идея. (« L’Idée Russe »). Издательство Шевчук. Москва, 2000, p.345-346 (Ma traduction).

ivAlexandre Douguine, Osnovy geopolitiki : geopoliticheskoe budushchee Rossii : myslitʹ prostranstvom, Arktogei︠a︡-t︠s︡entr,‎ 1997 lire en ligne,  [archive]

vAlexandre Douguine. Fondamentaux de géopolitique : l’avenir géopolitique de la Russie, Moscou, 1997

viVladivostok signifie littéralement « Pouvoir oriental ». On comprend l’intention voulue à l’époque tsariste. Mais qui peut prévoir les retournements de l’Histoire? Au sud de l’Amour, une population nombreuse, active, et au nord, le vide sibérien… Les stratèges russes en sont amèrement conscients…

vii « C’est dans le concept du Dieu « absolutiste » de Calvin (Dieu est lege solutus, ipsi sibi lex, summa majestas), comme dans sa doctrine de la prédestination, qu’apparaissent des représentations théologiques qui ont influencé les conceptions de la souveraineté étatique du 16ème siècle, notamment celle de Bodin ».  Carl Schmitt. Les trois types de pensée juridique.

viii Schmitt cite Bonald (en français dans le texte) : «  Je me trouve constamment entre deux abîmes, je marche toujours entre l’être et le néant ». In Carl Schmitt. Les trois types de pensée juridique.

ixCarl Schmitt. Théologie politique.

Théologie politique, nazisme et guerre en Ukraine…


« Carl Schmitt »

Les armées russes ont porté la guerre en Ukraine, après qu’une « décision » a été prise par un seul homme, Poutine. Entre autres arguments, Poutine a exprimé notamment, et bizarrement, sa volonté de « dénazifier le gouvernement ukrainien ».

Poutine a affirmé que l’Ukraine en tant que pays indépendant n’existait pas, mais qu’elle faisait partie intégrante de la « Grande Russie ». Cette négation absolue de la spécificité ukrainienne, dans ses dimensions culturelles, linguistiques, mais aussi religieuses, dénote une volonté hégémonique, évidemment. Mais ce qu’elle révèle de pulsion totalitaire, de rage d’éradication, rappelle certaines des années les plus sombres de l’Europe au siècle dernier.

Il n’est pas inutile de souligner que Poutine a d’ailleurs sciemment utilisé, pendant ses vingt-deux années au pouvoir, certains biais spécifiques attachés la tradition religieuse prévalant en Russie, à savoir celle d’une Orthodoxie incarnée par le « Patriarcat de Moscou et de toutes les Russies ». Parmi ces biais, forts utiles pour le pouvoir sans partage de l’occupant du Kremlin, il y a la tradition d’allégeance du pouvoir spirituel au pouvoir temporel.

L’idéologie du « césaropapisme » est ancienne… Elle remonte à Auguste et à la Rome impériale, mais elle a été reprise à Byzance, et, après la chute de Constantinople elle a continué d’être défendue à Moscou, s’autoproclamant littéralement « Troisième Rome ».

En Occident, le glas du césaropapisme a définitivement sonné en 1122 avec le Concordat de Worms.

Mais la Russie, selon les idéologues slavophiles et panrusses, n’est pas en « Occident ». La Russie se trouverait en réalité au centre de l’ « Eurasie ». Et dans cette Eurasie messianique, le césaropapisme est toujours vivant, et le « tsar » y est censé incarner toutes les puissances.

Dans ce contexte, où l’on retrouve associés des mots comme guerre, nazisme, religion, nationalisme, il me paraît intéressant de republier un article paru sur ce blog en 2016, sous le titre « Théologie politique et Nazisme ».

On y trouvera une analyse des thèses de Carl Schmitt, ce juriste et ce théoricien de la « décision » en politique, en particulier lors de « situations exceptionnelles ». Et l’on pourra peut-être en tirer certains enseignements quant à la vision du monde de Poutine, et partant quant aux réajustements fondamentaux que les pays de l’Occident devront adopter sur le plan de leur propre philosophie politique.

Théologie politique et nazisme

Parmi les idéologues qui s’efforcèrent de « préparer subtilement » la venue de la bête immonde, Carl Schmitt joua un rôle certain.

Carl Schmitt soutint très tôt le parti nazi, par l’orientation de ses travaux juridiques et philosophiques. Il appuya ses conceptions sur quelques catégories, qu’il qualifia de « théologico-politiques ». Il affirma par exemple que toute conception de l’État revient à une « théologie sécularisée ».

On est conduit à se demander si la conception de l’État que Schmitt s’est efforcé d’élaborer dans le contexte du nazisme, correspondait aussi à une « théologie sécularisée », et si oui, laquelle.

Il paraît possible d’établir un lien entre la théologie politique, que Schmitt concevait comme une « pensée du total », et son appartenance engagée au parti nazi. N’y aurait-il pas là l’indice d’une relation permanente, profonde, entre pensée du « total » (ou pensée se voulant « totale ») et totalitarisme, c’est-à-dire entre totalitarisme et « théologie sécularisée » ?

Schmitt affirme que la politique européenne est entièrement pénétrée par les idées du christianisme. De quel christianisme parle-t-il ? Du catholicisme, de l’orthodoxie, des protestantismes ? Chacune de ces variantes a développé une vision différente des rapports entre religion et politique, vision évoluant d’ailleurs dans le temps. Elles ont certes un point commun, qui est de poser d’une manière ou d’une autre la question du rapport entre la puissance spirituelle et la puissance mondaine, ce qui induit la question plus générale de la sécularisation de la théologie.

Cette question peut se formuler ainsi : les concepts théologiques peuvent-ils être sécularisés et peuvent-ils être politisés ?

Selon Schmitt, le catholicisme et le protestantisme apportent des réponses différentes à cette question. Mais lui-même qu’en pense-t-il ? Envisage-t-il une sécularisation de type protestant, ou de type catholique ? Assume-t-il en la matière son étiquette, par lui revendiquée, de « catholique » ?

Schmitt s’affirme-t-il comme un penseur « catholique » du politique, faisant contrepoint, comme il l’a laissé entendre, à une pensée « protestante », tournée vers l’économie et le capitalisme, à l’exemple de Max Weber?

Ou bien est-il avant tout un « penseur nazi », usant par ailleurs d’une provision éclectique de concepts théologiques, prélevés ici et là, ce qui le mène à faire coexister, non sans de réelles contradictions, des positions dites « catholiques » avec des thèses prétendument « protestantes », ou même franchement « hérétiques » (par exemple « gnostiques », « marcionites »…)?

 

Schmitt affirme que la politique est la « totalité ». Cette assertion est-elle « catholique » ou même seulement « chrétienne » ? On est en droit de penser que non : la théorie des deux cités de S. Augustin a établi qu’on ne peut confondre en une seule « totalité » le royaume du ciel et celui du monde. La coupure nette que l’Évangile fait entre ce qui est à César et ce qui est à Dieu ne fait que renforcer notre suspicion que le concept théologico-politique de « totalité » n’est pas « chrétien ».

 

Mais Schmitt n’est pas un théologien. Il se dit « juriste » et il s’intéresse avant tout à la cité terrestre, à l’histoire, à la politique et à la réalité empirique, pratique, du pouvoir. Il s’intéresse au monde tel qu’il est, et tout particulièrement à l’espace géostratégique de l’Europe occidentale.

 

Bien que non théologien, Schmitt n’ignore certainement pas que les catholiques et les protestants ont des visions différentes de leur action personnelle et du rôle de leur religion dans le monde. Pour les uns, les œuvres mondaines peuvent avoir une valeur pour elles-mêmes, et pour les autres, elles n’ont aucune valeur salvatrice, et ne sont au fond que de simples signes, des indices indirects d’une grâce divine autrement indécelable. De ces deux points de vue divergents, quelle interprétation politique peut-on tirer ?

Schmitt affirme que c’est le protestantisme qui a le plus innové en matière de philosophie politique, avec des positions variant entre plusieurs extrêmes. Certains théologiens protestants prônent la nécessité de séculariser la théologie, si l’on veut comprendre l’histoire moderne. D’autres protestants, en revanche, assurent que Dieu n’a rien à voir avec la politique ou l’histoire, car il est le « Tout Autre ».i

Quant à Schmitt, il pense que « la politique est la totalité ». On fait encore de la politique en décrétant que tel pan de la réalité est apolitique. Et l’idée d’un Dieu totalement étranger au monde, un Dieu totalement apolitique, est elle-même une opinion politique. La religion est nécessairement politique de part en part, y compris quand elle prétend échapper au politique.

 

Schmitt ajoute que cette thèse est au fond d’inspiration « catholique ». Le fondement théologique viendrait selon lui du dogme de l’Incarnation. L’Incarnation de Dieu dans le monde a eu lieu historiquement, selon ce dogme, et elle a encore aujourd’hui une représentation visible, en tant qu’elle est assumée par l’Église catholique et romaine. La centralisation et la hiérarchisation de l’Église catholique, culminant avec l’« infaillibilité » du pape, seraient des arguments supplémentaires de la « catholicité » de la thèse schmittienne. Le monde, témoin de l’Incarnation, est une « totalité », et cette totalité relève donc d’une politique « totale ».

Schmitt oppose de manière antinomique cette réalité politique « totale » à l’idée d’un Dieu « Tout Autre ». Il assimile cette opposition à une antinomie entre catholicisme et protestantisme, ou entre totalitarisme (ou « pensée du total ») et libéralisme. Mais il s’agit surtout d’une antinomie strictement schmittienne, créée pour les besoins de sa démonstration. En effet, les deux conceptions ainsi mises artificiellement en opposition ne s’excluent pas en réalité, tant elles se situent à des plans d’interprétation différents. Ce qui ressort en revanche de l’idée schmittienne de « totalité », c’est son ambiguïté et sa polysémie, propres à toutes sortes de manipulations.

 

Qu’est-ce que la « totalité » signifie réellement ? Qu’est-ce que ce mot incarne vraiment ? N’est-il pas en réalité une fiction, une invention du langage, une chimère de la raison ? Schmitt s’approprie trop aisément l’idée de « totalité », alors qu’elle est fort difficile à définir.

En effet, le concept de « totalité » n’est pas si total, puisqu’il exige pour être opératoire d’être associé à ses antonymes, comme l’« exception » ou la « coupure ». Tout repose sur l’ordre – dit en effet Schmitt, et « tout ordre repose sur une décision ». Mais la « décision » est aussi en porte-à-faux par rapport à « l’ordre ». La décision est valorisée, en tant que « coupure » effective par rapport à la totalité des « discussions » possibles. C’est la décision qui « tranche » in fine, c’est elle qui fonde le (nouvel) ordre total, et non l’ordre qui fonde la décision.

Il n’est donc pas suffisant ni exact de dire que « la politique est la totalité ». La politique se décide aussi à partir d’« exceptions » et de « décisions », qui sont en quelque sorte extérieures à la totalité, qu’elles précèdent et rendent possible. Et ce sont ces exceptions, ces décisions, qui fondent réellement la souveraineté : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ». « L’exception est au commencement de tout. »ii

 

La définition de la souveraineté par la « décision » est une « notion limite », une « notion de la sphère extrême ». Mais comment peut-on raisonnablement baser une norme « totale » sur la base d’une exception, d’une « notion » extrême? Quand on atteint la « limite », tout est possible, on peut tout justifier, y compris le totalitarisme (le nazisme en l’occurrence). On peut le légitimer en tant qu’« exception » dans un temps qualifié lui aussi d’« exceptionnel ».

 

L’« exception » ou la situation « extrême » sont par nature totalement irrationnelles. Rien ne peut en rendre compte ; elles permettent en puissance toutes les dérives, tous les arbitraires, tous les excès.

Par exemple, en cas d’urgence « limite », la « souveraineté absolue » est-elle encore tenue par les lois de l’État ? Schmitt répond (en citant Bodiniii) que le souverain est engagé par les lois aussi longtemps que ses actions correspondent à l’intérêt du peuple. En revanche, il n’est plus lié par elles « si la nécessité est urgente ».

Mais qui définit cette exception, cette nécessité, cette urgence ? Si c’est le souverain qui en décide, au gré des circonstances, rien n’empêche la tyrannie ou le totalitarisme de s’immiscer arbitrairement dans la chose publique, sous n’importe quel prétexte « limite ».

 

Admettons un instant que l’exception et la décision puissent fonder l’ordre, et rendre possible l’instauration de la loi. Alors il faut aussi admettre qu’une autre exception pourra, à l’occasion, créer du désordre, introduire une violence concrète, et même finir par imposer un « nouvel ordre ».

L’exception, par sa nature même, a le privilège de pouvoir se prêter à toutes les métamorphoses, et de servir de justification à tout ce qu’on voudra.

 

Schmitt assume volontiers cette idée, et la généralise : « L’exception est plus intéressante que le cas normal. Le cas normal ne prouve rien, l’exception prouve tout ; elle ne fait pas que confirmer la règle : en réalité la règle ne vit que par l’exception ».iv

La règle ne correspond qu’à des « moyennes qui se répètent », et à « la carapace d’une mécanique figée dans la répétition ». L’exception, en revanche, c’est l’invention, c’est la création ex nihilo. Elle projette une lumière inattendue sur toute chose. En appui, Schmitt cite longuement, quoique sans le nommer, « un théologien protestant qui a montré de quelle intensité vitale la réflexion théologique pouvait être capable ». Pour ce théologien (qui, en fait, est Kierkegaard), « la véritable exception jette sur toutes choses une lumière crue ». Le « général » n’engendre qu’un « verbiage » superficiel. « Au contraire, l’exception pense le général avec l’énergie de la passion »v .

 

L’exception « prouve tout », elle explique le général et le particulier. Elle fait « vivre la règle », et se justifie elle-même par elle-même. Mais cela ressemble à un paralogisme. Il suffit d’aligner plusieurs exceptions successives et sans rapport, et on détruit toute idée de raison ou de règle, et partant l’idée même d’exception.

 

La figure de l’exception joue en logique, en rhétorique et en politique le rôle de deus ex machina. Avec l’exception, on tient le concept qui servira le moment venu à légitimer l’homme providentiel, en l’occurrence le Führer, ou le coup d’État légal.

Schmitt va si loin dans ce sens qu’il compare l’exception au miracle, et même à l’Incarnation dans la religion chrétienne. De même que Dieu s’est fait homme, le Führer est « l’incarnation » de son temps. Le Führer, métaphore du Christ !

Erik Peterson est le premier à avoir débusqué cette analogie, ainsi que Schmitt le rappelle lui-même: « Dans un article de 1947 intitulé Existentialisme et théologie protestante, Peterson déclare qu’avec la philosophie de Heidegger,  »on a vu clairement à quelles conséquences mène la transformation de concepts théologiques en concepts universels, [à savoir] à une déformation telle que la décision pour le Dieu qui s’est fait homme dans le temps se transforme en décision pour le Führer devenu l’incarnation de son temps. »»vi

Par sa « décision », le Führer devient, selon Heidegger (interprété par Peterson), le « messie », l’« oint » du peuple allemand.

La réalité historique et sociétale de cette analogie a pu être confirmée par l’historien Ernst Nolte, selon qui « Hitler n’a jamais craint de se comparer au Christ ».vii

 

La question de l’exception prend toute son importance dans une situation de conflit aigu. Lorsqu’une situation extrême fait éclater tous les cadres, toutes les références, qu’est-ce qui doit primer, la réalité des faits ou l’idéal de la loi, la puissance réelle ou le pouvoir du droit ? D’évidence, la réalité du pouvoir et la raison du droit sont souvent loin de converger en temps de crise.

A qui doit donc revenir la souveraineté ultime ? Pour répondre, Schmitt reprend ce qu’il appelle la « vieille définition »  de la souveraineté : « La souveraineté est la puissance suprême, juridiquement indépendante, déduite de rien ».

Tout se passe comme si la souveraineté était fondée politiquement sur une sorte de grâce entièrement gratuite (« déduite de rien ») et sans appel (« suprême »). Schmitt ajoute explicitement : « La puissance ne prouve rien quant au droit ».viii Elle ne prouve rien, mais elle doit avoir le dernier mot, dans l’action. La souveraineté trouve sa légitimité dans sa capacité à agir.

 

Schmitt concède que cette conception de la souveraineté est directement contraire aux conceptions modernes de l’État, défendues par des juristes comme Kelsen ou Krabbe. Pour Kelsen, l’État est – aux yeux du droit – une réalité purement juridique : l’État est identique à sa constitution. Celle-ci en est « l’unique norme fondamentale ».

Pour Krabbe, « ce n’est pas l’État, mais le droit qui est souverain ». L’État moderne a remplacé la puissance personnelle par une « puissance spirituelle ». « Nous ne vivons plus désormais sous la domination de personnes, qu’il s’agisse de personnes naturelles ou de personnes (juridiques) construites, mais sous la domination de normes, de forces spirituelles. Là se manifeste l’idée moderne de l’État ».ix

 

L’État, dans cette vision juridique et légaliste, a un rôle d’arbitre, et ne fait que constater la valeur juridique des intérêts des uns et des autres. Mais quid de la valeur politique de ces intérêts? Il faut conclure de la thèse de Krabbe que le politique est asservi au juridique. Quand tous les intérêts publics sont soumis au droit, cela signifie que l’intérêt du droit est l’intérêt suprême, la valeur du droit est la valeur suprême.

 

On pourrait arguer que dans un État de droit, la valeur suprême n’est pas nécessairement celle du « droit » en tant que tel. Le « droit » pourrait bien n’être que la manifestation concrète mais partielle d’aspirations beaucoup plus vastes, dépassant largement l’« intérêt du droit » (qui est d’ailleurs plutôt l’intérêt de ceux qui se servent du droit pour leur propre intérêt). Dans cette interprétation beaucoup plus large, le « droit » – à la différence de la « décision », ou de la souveraineté –ne serait pas « déduit de rien ». La « valeur suprême » ne serait pas le droit, mais plutôt ce qu’il semble traduire de plus originaire, et qui demande une tradition, des valeurs, une vision du monde, une volonté politique et une sagesse humaine pour se constituer au fil de temps longs.

 

Schmitt n’entre pas dans ces questions. Il veut réfuter la théorie de Krabbe, parce qu’elle traduit une opposition contre l’État autoritaire et centralisé. Dans cette théorie, l’État ne peut plus être « souverain ». Il est réduit au rôle de « héraut ». « Le droit, qui est le principe supérieur, tient en dernière instance l’État dans ses rets ». x

 

L’asservissement de l’État au droit est jugé inacceptable dans les cas de crise. Selon Schmitt, l’histoire a maintes fois prouvé que les citoyens sont incapables de la maturité requise pour le maintien de l’ordre juridique dans ces moments-là. Quand l’ordre est menacé, l’État ne peut pas être un « serviteur aveugle ». Il doit être « un garant responsable et décidant en dernière instance ». Avec cette idée, Schmitt opte résolument pour une « théorie autoritaire de l’État. »

 

Ce qui importe par-dessus tout, c’est ce moment exceptionnel où s’exprime l’autorité de dernière instance. Ce moment est le point focal, le nœud de la philosophie politique, en quoi tout se concentre. En style noble, c’est l’instant de la « décision », l’équivalent du Graal.

 

C’est aussi le moment où Schmitt révèle le fond de sa pensée, sa passion première, la primauté irréductible de la personne sur l’impersonnel, du concret sur l’universel, de l’individuel sur le général, de l’action sur la délibération, et du pouvoir sur la loi.xi

 

En un mot, l’autorité est tout, et tout revient à elle. Quand on parle de pouvoir, il faut savoir concrètement qui est soumis à qui. Il importe de savoir qui décide. La célèbre formule de Hobbes, Autoritas, non veritas facit legem, (c’est l’autorité et non la vérité qui fait la loi)xii, est une formule typiquement « décisionniste ». On la retrouve chez Lewis Carroll, articulée par Humpty Dumpty : « La question est de savoir qui est le maître, un point c’est tout ».xiii

Tout le reste est fiction, chimère, selon la scie habituelle des nominalistes.xiv

 

Schmitt était bien placé professionnellement pour savoir que la « décision » d’un juge dans une cause pouvait relever d’autres facteurs que seulement juridiques, et pouvait s’ancrer dans un pur acte de volonté. « On peut juridiquement trouver le fondement juridique ultime de toute validité et de toute valeur juridique dans un acte de volonté, dans une décision qui, en tant que décision, crée le « droit » en général ».xv

Schmitt relève que le type décisionniste est particulièrement répandu chez les juristes. La pratique juridique les confronte en effet sans cesse à des cas conflictuels. Ces conflits d’intérêts ne peuvent être surmontés que par la « décision » d’un juge, venant après tous les « préliminaires », qui ne sont que simplement juridiques. Schmitt en déduit que tout le droit n’est en fait qu’un instrument au service de décideurs en dernier ressort. Tout argument issu du droit n’est qu’une justification au service de la « décision ».

Le moment de la décision coïncide avec la révélation de qui décide effectivement. Cette « révélation » n’est pas sans connotation religieuse.

De manière éclairante, Schmitt établit un lien entre « décisionnisme » et calvinisme. Dans la conception de Calvin, Dieu est le parfait exemple du décideur.xvi

La décision divine donne à la « grâce » un caractère incalculable, incommensurable, irrémédiable. C’est cet absolu que la pensée orientée en fonction des lois cherche toujours à relativiser.

C’est aussi cet absolutisme qui fonde la « théologie politique » de Schmitt, dont l’image d’un « Dieu absolutiste » est la métaphore première.xvii

Parmi les « concepts » qui ont prévalu dans diverses théories modernes de l’État, on peut citer par exemple l’idée d’un Dieu tout-puissant, « législateur omnipotent », l’idée de « l’homme loup pour l’homme », ou encore l’idée de l’homme « bon par nature ». Ces idées « prégnantes » peuvent peut-être s’interpréter comme provenant de quelques inspirations théologiques. Mais elles sont aussi, à l’évidence, contradictoires les unes avec les autres, et elles ont pu être, historiquement, à l’origine de conceptions très différentes, et même antagonistes, de l’État.

 

La plupart de ces concepts sont en réalité difficiles à manier politiquement, soit parce qu’ils se situent d’emblée sur un plan différent du politique, soit parce qu’ils peuvent se révéler bien trop subversifs, si on les applique directement au plan politique.

Tout se passe comme si le politique n’empruntait au théologique que ce qui lui convient, et seulement quand cela l’arrange. En revanche, il y a beaucoup de concepts théologiques inassimilables politiquement. Ainsi le concept luthérien d’« asservissement » de l’homme est d’origine théologique, mais il reste fort délicat à traduire en termes politiques.

Certaines des idées de Luther furent en leur temps instrumentalisées politiquement par les princes allemands, désireux de se dégager du joug romain. Mais par quel miracle la théologie luthérienne de la « servitude » de la volonté et de la « prédestination » des âmes aurait-elle pu fonder une théologie politique de la « libération » de l’Allemagne ?

 

Inspirée de Paul, la théologie calviniste de la grâce et de la prédestination a pu féconder l’idée de l’autorité absolue du chef politique, en l’assimilant à une grâce divine, mais en impliquant aussi le corollaire de la servitude des déchus, plus difficile à faire traduire politiquement. Le peuple pouvait peut-être reconnaître un temps la « grâce » du souverain. Mais pouvait-il supporter politiquement le rappel répété que sa condition de « sujet » témoignait aussi de sa déchéance métaphysique et de sa prédestination à la perdition ? N’était-ce pas trop charger la barque ?

 

Il y a d’autres exemples de sécularisation sélective.

Le discours politique moderne a pu trouver un avantage certain à en faire de l’Humanité ou du Bien Commun des équivalents laïcs de la figure surplombante de Dieu.

Mais cette sécularisation n’est qu’un trompe-l’œil, ou plutôt une métonymie, se contentant de prendre la partie pour le tout. Thomas d’Aquin avait déjà développé une théorie du « bien commun », qui n’était pas alors un substitut laïc à Dieu, mais seulement l’une de ses manifestations. La tentative moderne de séculariser Dieu à l’aide du « Bien Commun », revient seulement à lui substituer l’un de ses attributs, formulé dans un vocabulaire laïcisé. Il s’agit là d’une sécularisation confuse, philosophiquement oublieuse, et plutôt contradictoire dans une ère nominaliste, censée être ennemie des « abstractions », jugées chimériques.

Autre exemple, encore. L’opposition « sécularisée » entre paganisme et christianisme pourrait se lire métaphoriquement ou politiquement, au choix, comme une opposition entre immanence et transcendance, ou entre matérialisme et idéalisme, ou encore entre démocratie et aristocratie. Dans une interprétation « sécularisée » (d’extrême droite), la démocratie pourrait être assimilée théologiquement à un immanentisme païen, basé sur les « fictions » ou les rêves vains d’une pensée magique. Parmi ces « fictions » à dégonfler comme des baudruches, la droite extrême pourrait désigner quelques « fallaces » comme « la majorité numérique incarne le juste et le droit», ou « la majorité démocratique est dépositaire du bien commun ».

Mais la démocratie, la lutte des factions pour le « bien commun », pourrait également être interprétée comme une expression de la « guerre de tous contre tous ». Cette guerre de tous contre tous pourrait recevoir elle aussi une interprétation théologique. D’ailleurs, c’est justement ce que Hobbes a fait, en lui attribuant une origine « satanique », ce qui lui permettait d’exiger une réponse politique impitoyable : l’ordre de Léviathan.

Les concepts théologico-politiques se prêtent fort complaisamment, on le voit, aux interprétations les plus fantasques et les plus contradictoires.

Sans doute sont-ils moins « prégnants » que Schmitt ne le prétend.

 

Une théologie politique, sécularisée, du bien et du mal, ou de l’élection et de la déchéance, pourrait aisément donner raison aux défenseurs de la manière forte envers les peuples «faillis». Mais, autrement politisés et différemment sécularisés, les antinomies bien/mal ou élection/déchéance pourraient, à l’inverse de cette thèse de « droite », témoigner en faveur d’une thèse de « gauche ». On en déduirait alors la nécessité de se défendre contre les fauteurs de guerre, et de lutter contre la division sociale, contre les injustices, et contre toute tyrannie temporelle.

 

On ne trouve, bien entendu, nulle trace d’une telle discussion chez Schmitt. Ne dit-il pas d’ailleurs que toute « discussion » est une fuite devant la « décision » ?

 

On retiendra qu’il y a une dissymétrie fondamentale entre « discussion » et « décision », analogue à celle qui sépare la démocratie de la tyrannie.

Dès ses premiers travaux, Schmitt, en tant que juriste et en tant que (futur) nazi, mit la « décision » au pinacle, aux dépens de la « discussion », qu’il méprisait.

Pour qualifier la signification de l’« exception » et de la « décision », il ne cessa de filer des métaphores théologiques, dont celle du « miracle ».xviii Dans cet esprit, il fustigea l’idée de l’État de droit, précisément parce qu’elle impliquait le rejet du « miracle ».

 

Schmitt assuma parfaitement cette exploitation extensive d’analogies puisées dans le vocabulaire théologique. Il en revendiqua « la signification fondamentale, systématique et méthodique ». Il nota que cette méthode avait d’ailleurs été utilisée de façon « conceptuellement claire » par d’illustres philosophes de la contre-révolution, Bonald, de Maistre et Donoso Cortés.

Il estima que les analogies théologiques ne sont pas des « effervescences mystiques », mais qu’elles sont au contraire des outils rigoureux, très utiles pour fonder une sociologie des concepts juridiques. Mais il oublia de remarquer que cette méthode même était déjà le signe de son parti pris radical, perdant de ce fait toute rigueur, dès son point de départ.

 

En effet la série Théologie-Dieu-Miracle n’est pas simplement l’analogue ou la métaphore de la série Droit-Législateur-Situation exceptionnelle.

Rapprocher ces deux séries dans une relation analogique sert surtout à valider la seconde par le prestige supposé de la première. Et elle sert aussi, par ricochet, à invalider une autre série, directement antinomique, mais a priori tout aussi valide analogiquement, et qui pourrait se lire ainsi: État de droit moderne-Démocratie-Rationalisme.

 

En fait, Schmitt se sert de l’analogie pour introduire et valider des antinomies radicales, ce qui est son véritable but. En utilisant l’analogie du « miracle », Schmitt éclaire moins le rôle du miracle dans la nature ou la place de la décision dans la politique, qu’il n’impose subrepticement une « idéologie radicale », à base de séparation, d’exclusion, et d’exception.

 

Schmitt nous avertit d’ailleurs qu’« une sociologie des concepts juridiques présuppose une idéologie radicale ». C’est pourquoi il s’en prit radicalement à Kelsen. Ce dernier voulait identifier l’État avec l’ordre juridique, rejeter tout arbitraire et « expulser toute exception » du domaine de l’esprit humain. Schmitt voulut expulser ce refus de l’exception.

 

Pour Schmitt, tout se tient, toujours. L’analogie traverse le monde. Elle est partout. La théologie, même implicite, ou inconsciente, d’un individu comme Kelsen reflète analogiquement ses positions politiques et ses méthodes de pensée. Quand Kelsen défend la démocratie, c’est qu’il adopte ouvertement une forme de pensée « mathématique et physique ». Tout est lié, la démocratie, le relativisme, la scientificité et le doute critique.xix

Or Schmitt ne croit ni au relativisme, ni à la scientificité, ni à la discussion critique en matière politique.

Par le biais de prétendus « concepts prégnants », ou à l’aide d’analogies comme le « miracle », il veut surtout instiller les germes d’une philosophie « totale », dont le soubassement théologique se lirait partout, dans les sphères politiques, juridiques, sociologiques ou épistémologiques.

Il veut définir deux vastes clans idéologiques, en opposition frontale, et ayant comme perspective l’usage d’une violence « totale ». Ces clans sont fondamentalement irréconciliables, car leur opposition est basée sur des apories métaphysiques elles-mêmes « totales ».

 

Schmitt ne craint pas d’être tranchant. Il aime employer le mot « radical », en matière de pensée de l’histoire: « On peut opposer une philosophie de l’histoire radicalement matérialiste à une philosophie de l’histoire tout aussi radicalement spiritualiste ».xx La formule traduit une conception « radicalement » dualiste des rapports de force. On pourrait même la qualifier de « radicalement » gnostique, tant elle participe d’un « Nomos » de la Terre, ou d’une partition manichéenne de la structure même du monde.xxi

Il s’agit en réalité d’un duel à mort entre le monisme totalitaire, d’une part, et toutes les philosophies pouvant entraver la marche en avant de ce totalitarisme, d’autre part. Ces autres philosophies peuvent être très diverses, et même inclure d’autres monismes, comme le monisme « matérialiste ». Mais elles se ressemblent toutes, pour Schmitt. Elles cherchent toutes à établir des liens causaux entre le domaine matériel et le domaine spirituel ; par là, elles finissent toutes par sombrer, selon lui, dans un réductionnisme caricatural. Veut-on un exemple ? Il rappelle avec ironie que Engels considérait le dogme calviniste de la prédestination comme un miroir de l’absurdité de la concurrence acharnée dans le capitalisme.xxii

 

Schmitt répète que les deux sphères, matérielle et spirituelle, sont nettement séparées. De même, l’ami et l’ennemi sont à jamais irréconciliables. S’ils devaient faire la paix, c’est que l’un se dissoudrait dans l’autre. Ce qui serait inacceptable, pour l’un comme pour l’autre.

 

La « décision » schmittienne est toujours une arme tranchante, un outil de division, une occasion de scission, un encouragement à la guerre.

 

C’est la logique des sciences de la nature, héritée des 17ème et 18ème siècles, qui a insidieusement imposé un tour de pensée universaliste, en affirmant que les lois de la nature sont « valides sans exception ».xxiii C’était là ouvrir la voie au « quantitatif » de la démocratie, par un biais métaphysique, et par conséquent refouler la pensée décisionniste, sous prétexte de tenir compte de la « souveraineté du peuple ».xxiv

Schmitt veut en finir avec la fiction que le peuple est souverain et qu’il ne se trompe jamais. Tocqueville, l’observateur aristocratique des valeurs démocratiques, avait noté qu’en Amérique, on croit que « la voix du peuple est celle de Dieu ». Il fallait éradiquer cette idée fausse. Il fallait censurer cette idée du peuple planant au-dessus de la vie de l’État « comme Dieu au-dessus du monde ».xxv

Là encore, Schmitt applique une métaphore théologique à la politique. Cela ne doit pas nous étonner. Pour lui, la métaphysique est l’expression la plus intense et la plus claire d’une époque. Celle-ci se révèle par sa théologie politique. « A la notion de Dieu des 17ème et 18ème siècles appartient la transcendance de Dieu face au monde, de même qu’une transcendance du souverain face à l’État appartient à sa philosophie de l’État. Au 19ème siècle, tout est dominé, de plus en plus largement, par des représentations immanentes. »xxvi

Le 19ème siècle est le théâtre d’un combat non seulement politique mais religieux contre la Restauration. Il se traduit par la revendication démocratique d’une identité entre gouvernant et gouvernés. « Sous l’influence sans équivoque d’Auguste Comte, Proudhon prit en charge le combat contre Dieu. Bakounine le prolongea avec une férocité de scythe. »xxvii

Depuis, on assiste à une disparition progressive de toutes les représentations de la transcendance, et à un développement d’un « panthéisme de l’immanence ». L’indifférence positiviste à toute métaphysique devient une évidence communément partagée.

 

C’est la philosophie de Hegel, selon Schmitt, qui a donné son architecture et sa justification à ce panthéisme de l’immanence. De là découle l’athéisme de l’époque et l’idéal d’une humanité devenant consciente d’elle-même, mais n’aboutissant en réalité qu’à « une liberté anarchique ».

On a tué Dieu, et ce qui reste c’est la peur, la peur de l’Homme. Schmitt cite le mot de Engels : « L’essence de l’État comme de la religion est la peur de l’humanité devant elle-même » .xxviii

 

Face à la démocratie de discussion, face à la pensée universaliste, face à la montée de l’athéisme, face à la liberté anarchique, que faire ? Schmitt répond avec Donoso Cortés, qu’il admire comme « l’un des représentants majeurs de la pensée décisionniste et un philosophe catholique de l’État ». Donoso Cortès a en effet été à l’origine « d’un événement d’une importance incommensurable » : il a déclaré, « avec un radicalisme impressionnant », que face à la Révolution de 1848, il n’y avait qu’une légitimité : celle de la dictature.

 

Il faut en finir. « L’époque réclame une décision ». Il faut mettre un terme au goût de la discussion des romantiques allemands, qui est d’un « comique sinistre ». Le temps n’est plus aux médiations et aux intermédiaires. Il faut rapidement mettre en pratique la philosophie contre-révolutionnaire des philosophes catholiques de l’État, De Maistre, Bonald, Donoso Cortés: « Tous formulent un immense ou-ou, dont la rigueur rappelle plus la dictature que la discussion perpétuelle ».

 

Il faut choisir son camp. La discussion, ou la dictature – sinon rien.

 

L’alternative étant posée, il suffit de s’en rapporter à la tradition et à la coutume pour opérer le choix final, car « l’entendement de l’individu est trop faible et misérable pour reconnaître la vérité à partir de lui-même »xxix. La raison n’est que trop raisonnable, elle n’est pas assez radicale. On ne peut s’y fier. Comment choisir alors ? En radicalisant à l’extrême les termes du choix, et en se fiant à la tradition.

Schmitt cite ici Bonald (en français dans le texte) : «  Je me trouve constamment entre deux abîmes, je marche toujours entre l’être et le néant ». Et Schmitt commente : « Ce sont les oppositions du bien et du mal, de Dieu et du Diable, des oppositions où demeure à la vie à la mort un ou-ou, qui ne connaît aucune synthèse ni tiers terme supérieur. »xxx

 

Ou-ou : c’était affirmer à nouveau une pensée absolument coupante, radicalement exclusive, totalement manichéenne. Schmitt la qualifie d’« antithèse la plus claire qui émerge de toute l’histoire de l’idée politique en général ». D’un côté il y a l’anarchie, avec Babeuf, Bakounine, Kropotkine et Otto Gross, pour qui : « Le peuple est bon et le magistrat corruptible ».

De l’autre, il y a la contre-révolution qui déclare avec de Maistre: « Tout gouvernement est bon lorsqu’il est établi. » Tout gouvernement est bon, parce qu’il peut décider, et c’est le fait de décider qui importe, non la forme ou le contenu de la décision. « Car, pour les choses éminemment importantes, décider est plus important que comment décider ».xxxi Fermez le ban.

 

Il faut prendre radicalement parti pour le radicalisme, il faut se décider de façon décisive pour la « décision ». Il ne s’agit plus d’opposer, dans une vaine discussion, les avantages et les inconvénients de la dictature et de la discussion.

Il s’agit d’imposer la dictature, sans discussion.

 

Le texte de Schmitt date de 1922. Ce fut aussi l’année de l’assassinat du ministre des Affaires étrangères allemand, Walter Rathenau, par l’organisation Consul, un groupe terroriste d’extrême droite, et l’hyper-inflation allait bientôt battre son plein dans la république de Weimar.

La conjoncture semblait propice à l’extrémisme. Mais elle n’était pas seule en cause. En matière politique, tout part de ce que l’on croit être la nature de l’homme, dit Schmitt : ou bien l’homme est « bon par nature », ou bien il est « mauvais par nature ».

 

A l’aide de cette grille simple, il résume les thèses politiques alors en présence, en 1922 :

a) Le rationalisme de l’Aufklärung voit la nature de l’homme comme « bête et inculte », mais « on peut l’éduquer ».

b) Le socialisme marxiste n’a que faire de la nature de l’homme, et ramène tout aux conditions économiques et sociales.

c) Pour les anarchistes athées, « l’homme est décidément bon, et tout mal est la conséquence de la pensée théologique ».

d) Pour les catholiques et pour les protestants, le péché originel affecte métaphysiquement la nature humaine. Mais ils diffèrent sur son interprétationxxxii.

 

Pour Schmitt, c’est clair : l’homme est mauvais. Et même satanique. L’ennemi principal est le « satanisme de cette époque ». Baudelaire avait déjà reconnu ce « principe intellectuel fort »xxxiii. Un autre affidé du satanisme, Bakounine, ose affirmer qu’il n’y a rien de mal dans l’homme. Ce sont les suppôts de Satan qui affirment que l’homme n’est pas  mauvais. Le satanisme nie entièrement « la théologie du péché qui étiquette l’homme comme mauvais ».

 

Théologie, morale et politique : tout est étroitement lié. L’idée politique repose sur un jugement moral. La morale mène à une théologie, laquelle fonde l’autorité légitime.

Il s’agit seulement de bien connaître son camp. Il faut se regrouper avec tous ceux qui reconnaissent la même morale. « L’autre camp », c’est celui de ceux qui ne reconnaissent a priori aucun jugement moral.

On y trouve par exemple « les financiers américains, les techniciens de l’industrie, les socialistes marxistes et révolutionnaires anarcho-syndicalistes », qui unissent leurs forces pour éliminer la domination du politique sur l’économique. Pour ces derniers, seul doit subsister un type de pensée économique, organisationnel et technique, et l’État moderne doit ne plus être qu’une « grande entreprise ».

 

Contre cette dissolution du politique, Schmitt estime qu’il faut avoir le courage d’une « décision moralement exigeante », une « décision absolue », une « décision pure, sans raisonnement, ni discussion, ne se justifiant pas, produite donc à partir du néant ». Bref, il réclame « une dictature politique ».

 

Il n’y plus de place pour les tièdes, ou pour les bourgeois, dans ce combat contre le « mal radical ». Les temps exigent la violence absolue, qui ne peut se résoudre que par la victoire finale d’un des deux camps. Schmitt n’en doute jamais, la victoire appartient inévitablement au camp de la « décision ». Même l’anarchiste, qui prétend que toute décision est mauvaise, est obligé de « se décider de manière décidée contre la décision ». Le plus grand anarchiste du 19ème siècle, Bakounine, « devait nécessairement devenir théoriquement le théologien de l’antithéologique et, dans la pratique, le dictateur d’une anti-dictature ».xxxiv

 

Quoi qu’on fasse, quoi qu’on pense, de quelque bord que l’on soit, c’est le principe de la décision radicale qui l’emporte toujours. La dictature de la décision conduit à la décision de la dictature.

 

La dictature décide de tout, pour tous. Elle est « tout » pour tous. Tout ce qui n’est pas interdit est obligatoire. Tout ce qui n’est pas dans le tout n’est rien.

En face de ce « tout », il y a deux sortes d’ennemis. Il y a ceux qui affirment être eux-mêmes le « tout » à la place du « tout »; et il y a ceux qui refusent de reconnaître l’existence même de ce « tout ».

Dans les deux cas, ces ennemis doivent être impitoyablement éliminés. Ils ont les visages du même mal diabolique, dit Schmitt : le visage dur de l’anarchiste, et le visage mou du bourgeois.

 

Après la théorie, la pratique. Une fois la contre-révolution « décidée », une fois que la « décision » de s’en remettre à un « décideur » est entérinée, il faut choisir ce dernier. Comment s’y prendre ?

 

Comment devient-on un Führer ? Plus précisément, comment un Führer devient-il « l’incarnation » de son temps ?

 

Erik Peterson, l’un des rares penseurs allemands qui a eu le courage de s’opposer aux nazis au temps de leur montée en puissancexxxv, accusa Heidegger, on l’a vu, de se livrer à une telle déformation des concepts théologiques qu’il comparait la « décision » de Dieu de s’incarner en Jésus-Christ, à la « décision » pour le Führer de devenir « l’incarnation de son temps ».

Peterson, ancien théologien protestant, converti au catholicisme en 1930, laissait entendre que la foi en Dieu des croyants allemands était analogue à leur foi en leur Führer. Le Moi du Führer « incarnait » simultanément la Foi de la foule, la décision de la Loi et la souveraineté du « Reich ».

 

 

 

En 1969, Carl Schmitt, alors âgé de 81 ans, décida bien tardivement de répliquer à l’essai de Peterson qui datait de 1935. Peterson avait écrit son livre alors que Hitler était au pouvoir. Courageux, mais pas téméraire, il avait déguisé sa critique du régime nazi en passant par le biais d’une analyse érudite de la théologie politique de l’Empire romain. Dans une simple note en bas de page, à la fin de son ouvrage, Peterson avait exprimé d’une manière fort lapidaire sa critique du concept de « théologie politique » de Schmitt : « Le concept de « théologie politique » a été introduit dans la littérature par les travaux de Carl Schmitt, Théologie politique, Munich 1922. Ses considérations, à l’époque, n’ont pas été exposées de façon systématique. Nous avons tenté ici, à partir d’un exemple concret, de montrer l’impossibilité théologique d’une « théologie politique ». »xxxvi

Le dernier paragraphe du livre enfonçait délicatement le clou. « Une « théologie politique » ne saurait plus croître que sur le terrain du judaïsme ou du paganisme. (…) De même, nul empereur ne saurait garantir cette paix que recherche le Christ : elle est le don de celui qui est « plus haut que toute raison ». »xxxvii

 

Il fallait comprendre dans ces lignes elliptiques une critique de la manière dont Schmitt avait mis ses talents de juriste et d’intellectuel au service des nazis, et une condamnation du « paganisme » de l’empereur du moment, Hitler.

Ces brèves lignes dépassaient largement le cadre d’une discussion savante entre théologiens. Elles se voulaient une critique radicale de la société et de la politique allemandes d’alors. Leur venin discret fut en tout cas suffisant pour tarauder Schmitt sur la fin de son âge, au point qu’il décida, avec quelque retard, qu’il ne pouvait pas laisser passer impunément cette courte thèse de Peterson, surnommée par Schmitt : « thèse de la grande liquidation théologique ».

 

Si Peterson avait été aussi bref, c’est qu’il avait sans doute le sentiment que ses lecteurs se souviendraient de la longue tradition de la théologie chrétienne en la matière. Depuis que le Christ avait dit qu’il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, et depuis qu’Augustin avait distingué la cité terrestre de la Cité de Dieu, les chrétiens s’étaient habitués à séparer la puissance morale de l’autorité politique, et à ne surtout pas les confondre.

L’idée d’une « théologie politique » devait en conséquence éveiller des soupçons légitimes, tout particulièrement quand celle-ci était utilisée comme argument pour oindre d’une grâce élective une immonde bête brune.

 

Mais Schmitt était coriace. Il tenait à sa « théologie politique », même après une guerre mondiale. Il fit remarquer que la distinction augustinienne entre la civitas Dei et la civitas terrena, la religion et la politique, l’au-delà et l’ici-bas, avait été abolie de facto en 1918, du point de vue du protestantisme allemand, avec l’effondrement de l’Église et de l’État. Il fit aussi valoir que l’Église catholique avait conclu les accords de Latranxxxviii avec Mussolini en 1929 ainsi qu’un concordat avec Hitler en 1933.

Schmitt en inféra que le monde moderne ne pouvait décidément plus distinguer de manière objective les deux « royaumes », le divin et le terrestre. La classe révolutionnaire avait également mis en question « avec succès », selon Schmitt, les « murs » traditionnels qui séparaient l’Église de l’État. 

Ces murs n’avaient plus de sens, parce que le véritable partage du monde s’établissait désormais entre les « ennemis » et les « amis », « eux » et « nous ». « Spirituel/temporel, au-delà/ici-bas, transcendance /immanence, idée et intérêt, superstructure et infrastructure ne sont plus définissables qu’à partir des sujets qui s’opposent ».xxxix

Schmitt en concluait que la fiction de séparations « pures » et « nettes » entre religion et politique, qui continuait à prévaloir au 19ème siècle, s’était terminée avec ce qu’il appelait les « bouleversements ». L’Etat avait perdu le monopole du politique, du fait du rôle du prolétariat industriel. Désormais, il n’y avait plus de séparation entre le temporel et le spirituel, mais il y avait une « totalité » – d’où la nécessité d’une « théologie politique ».

 

Erik Peterson, s’élevant avec ses modestes forces de théologien contre Hitler et ses sbires, avait nié cette thèse de Schmitt, à un moment où cela impliquait beaucoup de courage. Il avait argué que le concept d’une théologie politique chrétienne était impossible par suite de la doctrine de la Trinité. Il rappelait que les hérétiques ariens, qui niaient la Trinité et qui avaient soutenu en leur temps l’idée d’un monothéisme pur et dur, avaient facilité ainsi l’idéologie impériale, et la concentration des pouvoirs en un seul homme. Leur hérésie avait été réfutée par Grégoire de Naziance, théologien du dogme de la Trinité. Grégoire théorisa la distinction des « puissances », et montra qu’il ne saurait y avoir de réalisation politique de « la monarchie divine ».

 

Rejetant ces antiques exemples, Schmitt affirma l’évidence de la théologie politique dans la théorie moderne de l’État. Pour preuve, le Léviathan de Thomas Hobbes s’expliquait par « l’essence politique et théologique spécifique de la Réforme protestante ». Preuve supplémentaire, la Révolution française constituait « un prolongement, déthéologisé dans ses ultimes conséquences, du jus reformandi de la Réforme protestante. »xl

De ces interprétations convergentes de la Réforme, du Léviathan et de la Révolution française, Schmitt déduisit que le monde moderne était devenu une « totalité » et qu’il exigeait de ce fait des solutions « totales ».

 

Mais si le monde était bien une « totalité », il serait insécable, indivisible. Or Schmitt réclamait par ailleurs la nécessité d’un grand « partage » géostratégique du monde, d’un « Nomos de la Terre ».xli Comment ces positions étaient-elles compatibles ? En fait, il percevait la « totalité » et le « partage » comme intrinsèquement liés. Le nœud de cette liaison, c’est la « décision ». C’est là que tout se joue. Il n’y a qu’une « question décisive » : Qui décide ? – Le dictateur.

Le reste s’ensuit. Que décide-t-il ? – Tout : la totalité et l’exclusion. Le dictateur sépare et lie à la fois. Comme tyran, il se sépare du reste du monde. Mais, incarnant son peuple et son temps, il est aussi censé unifier le monde – en sa personne. Il sépare afin de totaliser. Il totalise afin d’unifier. Il unifie pour séparer.

 

Dans la tyrannie, ce qui sépare lie. Ce qui lie sépare. Voilà l’essence de l’idéologie totalitaire.

Toute la puissance, la puissance totale, est donnée à la décision, à la séparation, à l’exclusion.

 

A la discussion, on ne donne rien.

Un fil continu relie Luther, Hobbes, Stirner, Nietzsche et Schmitt, le fil du Moi. Qui est ce Moi ? C’est « celui qui décide ». Les autres moi ne sont rien. De la religion de la protestation individuelle de Luther on est passé successivement à l’érection du seul Léviathan chez Hobbes, à la déification de l’individualité de Stirner, à la solitude du héros nietzschéen, pour aboutir à la singulière théologie politique de Schmitt, laquelle est conçue pour fonder sans discussion la « décision » du Führer.

 

Comme le destin du parti nazi l’a montré, il ne sert à rien de discuter avec ceux qui méprisent la discussion. Mais quelle pensée peut-on avoir pour les ennemis de la pensée ? Faut-il succomber à la tentation de se séparer définitivement de ceux qui séparent (ce qui serait une façon de leur ressembler) ?

 

La leçon que l’on tire de la théologie politique et totalitaire de Schmitt peut se résumer ainsi. Face aux pensées de la coupure et de la séparation, de l’antithèse et de l’antinomie, il ne suffit pas d’opposer une pensée qui serait elle-même antinomique. Ce serait en somme faire leur jeu. Il faut plutôt affirmer absolument le pouvoir de la pensée critique, dans toutes ses possibles dimensions. Il faut proclamer le devoir sans fin de soumettre tout pouvoir au libre pouvoir de la critique.

 

La pensée de la « totalité », utopie moderne, a abouti à l’idée d’un pouvoir totalitaire, et d’un idéal « total ». L’Histoire a montré combien ces conceptions pouvaient être mortifères, – mais aussi singulièrement aveugles. Le point aveugle de toute « totalité », c’est qu’elle ne se voit pas elle-même. Pour se voir, il lui faudrait être à l’extérieur. En cela, aucune totalité n’est jamais complète, aucune totalité n’est jamais « totale ». Toute totalité reste inéluctablement partielle. Prenons des exemples. Il y a la totalité des étants, infiniment diverse, et dépassant l’imagination. Il y a aussi la totalité, impossible à saisir, des idées ou des concepts, incluant leurs nuances, leurs divergences, et leurs « discussions ». La « totalité totalitaire » est bien incapable de percevoir ne serait-ce qu’une infime partie de ces totalités infiniment mouvantes, bourgeonnantes, vibrionnantes.

 

Les religions aussi veulent être des « totalités », malgré leurs différences. Il y a des religions transcendantes et des religions immanentes. Il y a des religions qui excluent, et d’autres qui relient. Il y a des religions tribales, et des religions qui se disent universelles. Toutes se croient « totales », et « finales ».

 

Parmi elles, le christianisme représente-t-il un type de « totalité » spécifique, identifiable ? Peut-on accepter l’interprétation théologico-politique « totalisante » que Schmitt en donne ? Je crois avoir assez montré que non. Mais il n’est pas inutile d’appeler d’autres témoignages, à charge et à décharge.

 

Marcel Gauchet voit dans le christianisme « la religion de la sortie de la religion ». Cette expression réfute par sa forme même l’idée de « totalité », en matière religieuse tout au moins. Elle fait penser au paradoxe de « l’ensemble de tous les ensembles qui ne font pas partie d’eux-mêmes ». Si cet ensemble fait partie de lui-même, alors il n’en fait pas partie. S’il n’en fait pas partie, c’est donc qu’il en fait partie.

Le christianisme, « religion de la sortie de la religion », serait une religion qui se voudrait en dehors et au-delà de toute religion, y compris d’elle-même. Par là, le christianisme se montrerait, une fois encore, foncièrement contraire à toute « totalisation ».

René Girard va dans une direction un peu différente, mais analogue. Il affirme que la laïcisation, la sécularisation ou l’athéisme sont des « produits » du christianisme. Pour Jean-Luc Nancy également, « non seulement l’athéisme est une invention spécifique de l’Occident, mais encore doit-il être considéré comme l’élément dans lequel l’Occident s’est proprement inventé ».xlii

 

Si l’athéisme est une production du christianisme, et une invention de l’Occident, peut-on en déduire que le christianisme occidental et l’athéisme font partie d’une même totalisation ? Si oui, laquelle ? Et quel serait son nom ?

Ce sont là des questions typiques de la sophistique moderne. Comme Hegel ou Carl Schmitt, René Girard et Jean-Luc Nancy continuent de penser en termes de totalité symbolique : le christianisme, l’athéisme, l’Occident. Tout leur semble toujours lié à tout, et tout est lié à son contraire. Tout est pont et mur, lien et coupure : « Le christianisme est au cœur de la déclosion comme il est au centre de la clôture », écrit Nancyxliii.

Cet oxymore est structurellement néo-gnostique. Il est à la fois totalisant, englobant, et coupant, diabolisant. Il est difficile à réfuter, car c’est l’exemple même du sophisme, dont notre époque malheureuse et sans repères est victime, jour après jour.

Heureusement, Platon a montré la voie et enseigné la méthode, dans Le Sophiste. J’y renvoie donc.

Mais il est temps de conclure.


Poutine et les silovoki qui l’entourent ne sont ni des philosophes, ni des théologiens. Pour eux, ne compte que la force pure, la violence brute.

Je ne suis pas prophète. Je ne sais jusqu’où ira l’horreur de cette guerre. Mais quelle que soit son issue prochaine (c’est-à-dire l’écrasement et l’asservissement des Ukrainiens à la politique néo-impérialiste de Poutine, ou bien leur résistance miraculeuse, et le repli des forces russes), il est désormais certain que l’Europe, et l’Occident tout entier, doivent aller au-delà de la prise de conscience qu’ils ont un ennemi acharné, enragé, inassouvi, dans leur orient immédiat.

Cet ennemi les méprise pour la faiblesse, la désunion et le manque de vision stratégique, l’absence de conscience globale, dont ils ont fait preuve, en particulier depuis les années Bush, avec la complicité de politiciens corrompus comme Blair.

D’une manière ou d’une autre il faudra battre Poutine, et les siloviki, mais il faudra surtout déminer leur idéologie grand-russe, leur rêve eurasiatique, qui est porteur de mort, de guerres, de famines, et de souffrances, sur les immenses territoires du monde.

La Troisième Guerre mondiale a commencé, depuis au moins deux décennies, à plus ou moins « basse intensité ».

Elle se passe aujourd’hui sous nos yeux en Ukraine, avec une cruauté qui pourra toujours augmenter. Demain elle s’étendra peut-être à l’ensemble de l’Eurasie, et au-delà.

Il ne faut pas trop compter que les Etats-Unis d’Amérique se décident prochainement à sauver à nouveau le monde. Ils ont de la puissance militaire, mais on en a vu toutes les limites au Viet Nam, en Afghanistan, en Iraq, en Syrie et ailleurs. Surtout, ce sont leurs capacités politiques (intérieures), mais aussi géopolitiques et géostratégiques que je mets en doute.

La Troisième Guerre mondiale a commencé il y a environ vingt ans, et non pas de façon militaire. Elle a commencé dans les esprits. Et elle s’est traduite par une incroyable série de défaites, — pour l’Esprit.

Le niveau effroyablement bas des débats pour la prochaine élection présidentielle en France est encore un symptôme des batailles perdues par l’Esprit, entre autre devant la montée en puissance de la bête immonde.

C’est dans les cerveaux, et dans les cœurs, c’est sur ce terrain là que les hommes et les femmes de « bonne volonté » sont attendus et espérés. C’est aussi là, et pas seulement dans les forêts et les champs, dans les villes et les villages, sur terre et sur mer, dans l’espace et dans le cyberespace, qu’il va falloir mener le combat.

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i« Parmi les théologiens protestants, Heinrich Forsthoff et Friedrich Gogarten notamment ont montré qu’en l’absence d’un concept de sécularisation, il devenait tout simplement impossible de comprendre les derniers siècles de notre histoire. Assurément, dans la théologie protestante une autre théorie, soi-disant apolitique, présente Dieu comme le « Tout Autre » exactement comme pour le libéralisme politique, qui va de pair avec elle, l’État et la politique sont le « Tout Autre ». Entre-temps, nous avons compris que le politique était la totalité (das Totale), et pour cette raison nous savons aussi que décider de la nature apolitique d’une réalité représente toujours une décision politique. » Carl Schmitt. Théologie politique I.

ii Carl Schmitt. Théologie politique.

iii Bodin, qui inaugure la théorie moderne de l’État, écrit : « La souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d’une République. » in Bodin. Six livres de la République

iv Carl Schmitt. Théologie politique.

v« L’exception explique à la fois elle-même et le cas général. Et si l’on veut étudier correctement le cas général, il suffit de chercher une véritable exception. Elle jette sur toutes choses une lumière beaucoup plus crue que le général. A la longue, on finit par se lasser de l’éternel verbiage du général ; les exceptions existent. On n’est pas en mesure de les expliquer ? On n’expliquera pas davantage le général. Habituellement, on ne remarque guère la difficulté, car on aborde le cas général, non seulement sans la moindre passion, mais encore avec une confortable superficialité. Au contraire, l’exception pense le général avec l’énergie de la passion.» Ibid. On note au passage le nominalisme caractéristique de Kierkegaard (« l’éternel verbiage du général »), son pessimisme anti-rationnel (la « superficialité » du général), et une sorte de romantisme conceptuel (l’exception suscite la « passion »).

vi Carl Schmitt. Théologie politique II.

viiE. Nolte. Le fascisme dans son époque. p.656. Nolte rapporte ces propos de Hitler « Il disait en 1923 : « Ce qui commence aujourd’hui est une lutte qui sera plus grande que la guerre mondiale ! Elle aura lieu sur le sol allemand pour le monde entier. Il n’y aura que deux possibilités : ou bien nous serons l’agneau du sacrifice, ou bien nous serons vainqueurs ». » L’agneau du sacrifice est évidemment employé ici comme une métaphore délibérément christique. (NDA)

viiiIbid. Schmitt cite ici Rousseau en appui : « La force est une puissance physique ; le pistolet que le brigand tient est aussi une puissance ». Le contrat social, I, 3

ix H Krabbe, Die moderne Staatidee, La Haye, 1906, cité par C Schmitt. Op. cit.

xSchmitt cite ici opportunément Wolzendorff, La pensée allemande du droit des peuples, 1919 ; Le mensonge du droit des peuples, 1919 ; L’esprit du droit public, 1920 ; L’Etat pur, 1920, comme le rapporte le traducteur Jean-Louis Schlegel du livre de Carl Schmitt, Théologie Politique.

xiLa pensée de Schmitt est en permanence saisie par le goût pour les mises en opposition, à la mode gnostique et dualiste. A ce titre, « l’opposition entre personne et idée » qu’il diagnostique chez Krabbe, est en fait bien plus un trait philosophico-théologique de sa propre vision du monde, orientée par un pathos du « nomos », un besoin irrémissible de couper et de trancher, de séparer et de marquer les territoires, d’identifier « l’ami » et « l’ennemi ». Cette vision coupante, Schmitt l’applique à toute chose. Par exemple, le droit n’est pas « un », il est dual : le droit tout entier n’est rien sans quelqu’un pour l’appliquer.

xii Léviathan, ch. 26

xiiiLewis Carroll. De l’autre côté du miroir. « ‘The question is’, said Humpty Dumpty, ‘which is to be master – that’s all’. »

xivSchmitt relève le nominalisme de Hobbes, et s’étonne faussement qu’un tel penseur nominaliste et « personnaliste » puisse être aussi un penseur des sciences abstraites. Mais il en donne bien vite l’explication: il s’agit simplement de « comprendre la réalité ». La « réalité » de la vie sociale doit passer par un regard concret, loin du vide des abstractions et de tout a priori transcendantal. La « réalité » de la nature, au contraire, est impersonnelle, et le relativisme mathématique peut en rendre compte. Le fait que les deux réalités ne coïncident pas ne le surprend pas. Le monde n’est pas un. Il est coupé de multiples fractures.

xvCarl Schmitt. Les trois types de pensée juridique.

xvi« On pourra trouver une attitude décisionniste qui s’oppose à ce qu’on lie la décision divine à des règles, qu’on la mesure et qu’on la rende calculable, dans la doctrine calviniste elle-même, avec le dogme de la  »prédestination supralapsaire », selon lequel Dieu a déjà décidé une fois pour toutes, avant la Chute, de la béatitude ou de la damnation, de la grâce ou de la disgrâce de chaque âme humaine individuelle » Ibid.

xvii« C’est dans le concept du Dieu « absolutiste » de Calvin (Dieu est lege solutus, ipsi sibi lex, summa majestas), comme dans sa doctrine de la prédestination, qu’apparaissent des représentations théologiques qui ont influencé les conceptions de la souveraineté étatique du 16ème siècle, notamment celle de Bodin ». Ibid.

xviii« La situation exceptionnelle a pour la jurisprudence la même signification que le miracle pour la théologie (…) L’idée de l’État de droit moderne s’impose avec le déisme, avec une théologie et une métaphysique qui rejettent le miracle hors du monde et récusent la rupture des lois de la nature, rupture contenue dans la notion de miracle et impliquant une exception due à une intervention directe, exactement comme elles récusent l’intervention directe du souverain dans l’ordre juridique existant. Le rationalisme de l’Aufklärung condamna l’exception sous toutes ses formes. » Carl Schmitt. Théologie politique

xix« La démocratie est l’expression d’un relativisme politique et d’une scientificité libérée du miracle et des dogmes, et fondée sur l’entendement humain et sur le doute de la critique ». Ibid.

xxIbid.

xxi Cf. Carl Schmitt. Le Nomos de la Terre

xxii« L’explication spiritualiste de processus matériels et l’explication matérialiste de phénomènes spirituels tentent chacune de mettre en lumière des connexions causales. Elles commencent par établir une opposition entre les deux sphères, pour la dissoudre ensuite et la ramener à zéro par réduction d’une des sphères à l’autre – un procédé qui finit par se transformer, par une nécessité méthodique, en caricature. Quand Engels considère le dogme calviniste de la prédestination comme un miroir de l’absurdité et de l’imprévisibilité de la concurrence acharnée dans le capitalisme, on peut aussi bien réduire la théorie moderne de la relativité et son succès aux rapports monétaires du marché mondial actuel, et l’on aurait ainsi trouvé leur soubassement économique ». Carl Schmitt. Théologie politique.

xxiiiC. Schmitt cite à ce propos une phrase de Descartes à Mersenne : « C’est Dieu qui a établi ces lois en nature ainsi qu’un roi établit les lois en son royaume ». Ibid.

xxiv « La proposition métaphysique selon laquelle Dieu ne délivre que des expressions générales mais non particulières de sa volonté domine les métaphysiques de Leibniz et de Malebranche. Chez Rousseau, la volonté générale est identifiée à la volonté du souverain ; mais dans le même temps, l’idée du général acquiert même dans son sujet une détermination quantitative : en d’autres mots, le peuple devient souverain. L’élément décisionniste et personnaliste de la notion de souveraineté en vigueur jusqu’alors se perd du fait même. La volonté du peuple est toujours bonne, le peuple est toujours vertueux » Ibid.

xxvIbid.

xxviIbid.

xxviiIbid.

xxviiiIbid.

xxixIbid.

xxxIbid.

xxxiIbid.

xxxii Pour les protestants le péché originel est « défiguration, image ternie, blessure ». Selon Luther, le péché originel est même une « abjection totale ». La conception catholique, établie par le Concile de Trente, laisse en revanche ouverte à la l’homme la possibilité d’aller vers le bien. Mais il faut se garder d’une vision trop simplifiée de l’opposition entre catholiques et protestants sur ce sujet. Il y a des penseurs « catholiques » qui professent à cet égard des idées tout à fait « protestantes ». Le « catholique » Bonald reconnaît en l’homme des instincts fondamentalement mauvais et une indéracinable « volonté de puissance ». Le « catholique » de Maistre évoque lui aussi la méchanceté humaine et arbore une morale sans illusions. Le « catholique » Donoso Cortés reprend l’idée de « méchanceté naturelle de l’homme » avec des accents luthériens. Schmitt note à son propos : « Son mépris de hommes ne connaît plus de limites ; leur entendement aveugle, leur volonté infirme, les élans risibles de leurs désirs charnels lui semblent si minables que tous les mots de toutes les langues humaines n’y suffisent pas pour exprimer toute la bassesse de cette créature. » Donoso Cortés est même pire que les puritains, car « sa conscience du péché est universelle, plus effrayante que celle d’un puritain.» Elle se traduit par l’idée que « le triomphe du mal va de soi, et seul un miracle de Dieu le conjure (…) l’humanité est un navire ballotté sans but sur les flots, chargé d’un équipage séditieux, vulgaire (…) jusqu’à ce que la colère de Dieu précipite cette racaille révoltée dans la mer pour faire régner à nouveau le silence ». Schmitt admire cette « mentalité radicale » de Donoso Cortès, qui « ne voit jamais que la théologie de l’adversaire », et il décide de mettre son puritanisme excessif au service de la « bataille décisive et sanglante engagée aujourd’hui entre le catholicisme et le socialisme athée ». Dans cette bataille grandiose, d’ampleur cosmique, il est impossible de ne pas se décider, de ne pas prendre ses responsabilités, de rester dans les demi-mesures conservatoires. « La dictature est le contraire de la discussion » répète Schmitt. Il faut une pensée forte comme celle de Cortés qui n’a que « mépris pour les libéraux » tout en gardant « son respect pour son ennemi mortel, le socialisme anarchique et athée, auquel il confère une dimension diabolique ». Ibid.

xxxiii Ibid. Cf. Les fleurs du mal. « Race de Caïn, au ciel monte/ Et sur la terre jette Dieu ! »

xxxiv Ibid.

xxxv Cf. son essai Qu’est-ce que la théologie ? paru en 1925 et son essai Le monothéisme comme problème politique : une contribution à l’histoire de la théologie politique dans l’Empire romain (1935).

xxxvi Erik Peterson. Le monothéisme comme problème politique : une contribution à l’histoire de la théologie politique dans l’Empire romain. (1935)

xxxvii Ibid.

xxxviii Schmitt évoque ces traités de Latran comme ayant représenté une « signification providentielle » pour des millions de catholiques romains. « Le 24 février 1929, le futur pape Jean XXIII écrivait de Sofia à ses sœurs : « Le Seigneur soit béni ! Tout ce que la franc-maçonnerie, c’est-à-dire le Diable, ont entrepris depuis soixante ans contre l’Eglise et le pape en Italie a été réduit à néant. » [Note de Jean-Louis Schlgel : Cette citation se trouve dans Jean XXIII, Lettres à ma famille, 1969, p.195.].

xxxix Théologie politique II.

xl Ibid.

xli Cf. Carl Schmitt. Le Nomos de la Terre.

xlii Jean-Luc Nancy, La déclosion (Déconstruction du christianisme, I).

xliiiIbid.

Le Russe suit son Tsar, et ne tramera rien contre lui


« Vassili Rozanov »

Poutine est désormais parti pour infliger mort, destruction, souffrance, aux peuples slaves dans leur ensemble, – au peuple ukrainien, au premier chef, ce peuple qui avec la Rus de Kiev (Киевская Русь) a joué un rôle historique dans la fondation de ‘l’Idée russe’i, mais aussi aux peuples de ‘toutes les Russies’, qui sont entraînés dans cette guerre d’invasion contre l’Ukraine.

Il reste à voir si la mort, la destruction et la souffrance pourraient s’étendre plus à l’Ouest, dans les marches orientales de l’Europe, et même au reste du monde, si la série des événements prenait soudain un tour imprévisible, et plus tragique encore.

Malgré les signaux annonciateurs qu’ont été les annexions brutales de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud puis de la Crimée, Poutine a pris tout le monde par surprise. On pensait qu’il voulait seulement s’assurer le rattachement du Donbass à la Fédération de Russie, et renforcer les voies d’accès stratégiques vers la Crimée.

En réalité ses ambitions étaient bien plus démesurées. Elles avaient été clairement exprimées dans son ultimatum dirigé non seulement vers l’Ukraine, mais vers l’OTAN, l’Europe et les États-Unis d’Amérique, comprenant une longue liste d’exigences jugées absolument inacceptables.

Poutine veut faire revivre le rêve géopolitique mais aussi « messianique » de la « Grande Russie », un rêve qui était encore incarné à sa manière par le régime soviétique jusqu’à la chute du mur de Berlin, mais qui transcende en fait les époques et les régimes, car il se trouve sans doute niché, quelque part dans les profondeurs de « l’âme russe ».

Les vraies intentions de Poutine sont désormais mises au grand jour, après le déclenchement de ce que je considère comme une guerre civile slave.

Pourtant, plus de la moitié des Russes continuent de soutenir Poutine dans son rôle de tsar.

Pourquoi?

Il serait à la fois très simpliste, et surtout très naïf, d’expliquer un tel état de chose seulement par la lourde censure qu’exerce le pouvoir russe sur les médias. Cela joue son rôle, certes, mais un rôle relatif. Car si c’était le facteur principal, comment expliquer alors que le peuple russe se soit laissé bâillonner si aisément, après la « révolution démocratique » des années 1990 ?

Il faut chercher ailleurs les causes de ce consensus latent, non dénué de passivité, mais aussi de fatalisme.

Poutine sera peut-être éliminé physiquement ou politiquement par un coup ourdi au sein des siloviki, si ceux-ci estiment que les périls atteignent un point de non-retour.

Si cela devait arriver, ce serait assez exceptionnel, mais non contraire à l’esprit russe, comme en témoigne l’assassinat de l’empereur Paul Ier de Russie en 1801, et d’autres événements analogues dans l’histoire russe…

Si les siloviki devaient agir ainsi, ils le feraient pour sauvegarder leurs propres intérêts, naturellement, mais aussi parce qu’ils estimeraient que leurs propres intérêts convergent en fait objectivement avec les intérêts éternels de la ‘Grande Russie’ et de l’idée qu’elle représente.

Placé depuis des siècles sous le knout de ses tsars, le peuple russe a aussi toujours cru dans son destin, un destin qui a pour mantra l’Idée russe, et dont la ‘Grande Russie’ dans son immensité eurasiatique représente l’incarnation tangible, mais ne s’y limite pas.

Aujourd’hui, l’armée russe réduit en poussière des villes ukrainiennes et y sème la mort. Dans le même temps, à Moscou, la police russe matraque et coffre brutalement des vieilles mères de jeunes soldats envoyés en « opération spéciale », des jeunes filles idéalistes chantant des slogans, et des enfants en bas âge arborant des pancartes pacifistes.

Et dans sa profondeur passive, obtuse, résignée, le peuple russe ne bouge pas.

Pourquoi?

Il faut chercher des clés d’explication dans l’histoire longue des idées.

Dans un livre écrit juste avant la Grande Guerre, pendant laquelle on se rappelle que la Russie faisait partie de la Triple entente avec la France et la Grande-Bretagne, Feuilles tombéesii, Vassili Rozanov écrit:

« Va-t-on enfin dire cette vérité (dont on aura à peine conscience dans cent ans) que le rôle de la société en politique ne commencera que lorsque cette même société se sera inclinée, tête nue, devant son Souverain et lui aura dit:

– Tu es le premier sur la terre russe, et nous l’infime partie. Mais cette infime partie a, elle aussi, son heure, son mot à dire, sa mission, son destin, elle aussi a été désignée par Dieu. Va et que tes voies soient bénies. Cependant jette aussi un regard sur tes enfants et bénis leurs pas. »iii

Le Russe suit son Tsar, et le bénit où qu’il aille. Il demande seulement en retour que le Tsar condescende à jeter un regard sur son peuple. Car le peuple est aussi « désigné » par Dieu, tout comme le Tsar…

Je voudrais encore citer ces lignes, qui peuvent s’appliquer sans doute au Tsar Poutine, en tant qu’il incarne aujourd’hui « l’Idée russe », car il est consubstantiellement et comme par nature, le « meilleur homme de Russie »:

« Rien en Russie n’est possible sans le Souverain et sans la foi que nous devons avoir en lui; c’est là le premier point, mais ce n’est pas le plus important; le plus important (mettons de côté les exceptions empiriques ‘pardonnables’) c’est que le Souverain représente le meilleur homme dont nous disposions en Russie, je veux dire celui qui pense le plus à elle, qui endure pour elle tout ce qu’il est possible d’endurer (‘les défaites diplomatiques’, la ‘confusion’ liée à l’état d’arriération dans lequel se trouve le pays), qui travaille pour elle (voyez tout ce qu’a fait Alexandre II), et qui, de par sa puissance, est le mieux en mesure de faire quelque chose pour elle. Oui, il est le meilleur homme de Russie, véritablement le Premier d’entre eux, car, de par sa position, la tradition dont il hérite (‘avec le lait de sa mère’ sans parler des ‘prédispositions innées’), la nature même de son âme, il n’a pas d’autre intérêt que le bien de la Russie, de son peuple, et cela hors de toute contingence sociale ou provinciale. L’élaboration même de ce type de personnage tient à la fois du phénomène et du miracle: s’il n’existait pas, on voudrait le créer qu’on ne le pourrait pas.

(…) Caïn, Satan, Lucifer: les peuples n’en sont jamais venus à bout, [l’histoire] a toujours été pour l’humanité cause d’indicibles souffrances, pour les hommes et les civilisations cause de mort et de destruction. Ce mal métaphysique de l’histoire, et aussi du monde, a été vaincu par l’apparition d’un phénomène extra-historique, d’un phénomène anormal (évidemment!), celui du tsar. Parler à son propos de malveillance congénitale est une contradictio in adjecto, quelque chose d’impossible, d’inimaginable. Voilà pourquoi tramer quoi que ce soit contre lui, lui refuser obéissance lorsque sous l’emprise de la maladie il cède aux passions ou à la colère (Ivan le Terrible) et en vient peut-être même à perdre la raison, constitue une chose horrible au regard de l’histoire, de l’avenir, des millénaires futurs. »iv

Poutine, quoi qu’il arrive, est le « meilleur » des Russes, même et surtout lorsque le bord de l’abîme se rapproche.

C’est là la rançon du messianisme russe.

J’imagine que c’est un facteur qui a été pris en compte par les stratèges?

___________

iN. Berdiaev. L’Idée russe. Problèmes essentiels de la pensée russe au XIXe et début du XXe siècle (1946), trad. H. Arjakovski, Mame, 1970

iiОпавшие листья (Feuilles tombées), Saint-Pétersbourg, vol 1, 1913, vol 2 1915

iii Vassili Rozanov. Feuilles tombées. Traduction de Jacques Michaut. Ed. L’Âge d’homme. Lausanne, 1984, p.349

ivVassili Rozanov. Feuilles tombées. Traduction de Jacques Michaut. Ed. L’Âge d’homme. Lausanne, 1984, p.349-351

Du rire en politique, en Ukraine et ailleurs…


« Volodymyr Zelensky et Igor Kolomoïsky »

Lors de son discours sur l’état de l’Union du 1er mars 2022, le président Joe Biden a prononcé un magnifique lapsus, qui n’a pas pu ne pas faire rire ou sourire ceux qui l’écoutaient:

« We shared with the world in advance what we knew Putin was planning and precisely how we would try to falsify and justify — how he would try to falsify and justify his aggression. »

(« Nous avons partagé à l’avance avec le monde ce que nous savions que Poutine avait planifié, et précisément comment nous essayerions de falsifier et de justifier — comment il essaierait de falsifier et justifier son agression. »)

Certes, Joe Biden est connu pour ses gaffes et ses énormes impairs.

En 2020, pendant sa campagne électorale, Joe Biden, a réussi à faire deux lapsus embarrassants en une seule phrase, en présentant à ses électeurs l’une de ses petites filles comme étant son fils Beau, lequel était en réalité décédé depuis 2015 : « Voici mon fils Beau Biden, que beaucoup parmi vous ont aidé à élire au Sénat du Delaware. Voici ma petite-fille Natalie », avait-il dit, présentant en fait une autre de ses petites-filles, Finnegan.

Le propre des lapsus est de révéler inopinément quelques aspects jusqu’alors cachés ou refoulés, qui soudainement se révèlent en pleine lumière.

Dans le cas du lapsus à propos de son fils Beau, décédé prématurément d’un cancer du cerveau, on peut comprendre que la douleur cachée du père se soit soudain montrée visible, quand sa langue a fourché. Ce lapsus avait peut-être un côté drôle, et surtout un côté pathétique et émouvant.

En revanche, le lapsus de Biden à propos des falsifications et des pseudo-justifications imputées à Poutine est moins drôle que révélateur.

Il a en quelque sorte ravivé le souvenir d’autres falsifications récentes mises en scène par d’autres présidents américains. On se rappelle notamment les mensonges de George W. Bush à propos des « armes de destruction massive » qui auraient été développées par Saddam Hussein, et qui ont servi de faux prétexte au lancement de la guerre en Irak, en mars 2003.

Quand on veut donner des leçons de rectitude morale et de vérité en politique, il vaut mieux avoir un passé sans reproche.

Il reste que le lapsus de Biden a eu l’incroyable pouvoir de rappeler la similarité (formelle) des falsifications et des mensonges de George W. Bush pour le déclenchement de la guerre en Irak et les falsifications et les mensonges de Vladimir Poutine pour ‘justifier’ l’invasion de l’Ukraine.

Il est assez étonnant qu’un homme comme Poutine, qui est un véritable fasciste, et qui a organisé en 1999 des attentats à Moscou contre ses propres concitoyens, afin de pouvoir en rendre responsables les Tchétchènes et de déclencher là aussi une guerre, a pu prétendre que l’Ukraine était dirigée par des néo-nazis, alors qu’il est de notoriété publique que Volodymyr Zelensky est juif.

Tout cela ne prête certainement pas à rire.

Ce qui en revanche prête à rire, et d’un rire en quelque sorte cosmique, c’est le destin incroyable qui s’est abattu sur les épaules de Volodymyr Zelensky. Il est devenu en quelques jours une icône mondiale de la lutte des peuples pour leur liberté, et son esprit de résistance a galvanisé des changements radicaux quant à la structure même des rapports de force géopolitiques.

Il y a peu, Volodymyr Zelensky passait encore pour un « comique », qui prêtait à rire, en effet, mais dans le mauvais sens du terme (pour les commentateurs blasés, et superficiels dont le monde occidental regorge), tant il était jugé dépourvu d’expérience politique.

Je conseille vraiment à ceux qui s’intéresse à ce personnage étonnant de regarder sur ARTE la série « Serviteur du peuple » (2015) sont il est l’auteur, et le principal acteur.

Outre qu’elle permet d’entrevoir quelques aspects essentiels de la vie politique en Ukraine, comme sa profonde corruption, l’influence omniprésente des oligarques (russes et ukrainiens), elle met aussi en valeur des aspects profondément positifs. On y découvre un tissu social et humain très diversifié, avec de nombreux apports des cultures et des peuples qui composaient jadis l’immense ex-URSS, et qui contrairement à celle-ci, sont toujours là, bien vivants.

Ce qui est incroyable dans cette série, c’est qu’elle a une sorte de caractère prophétique.

Elle décrit avec drôlerie, acuité et justesse, le faramineux destin d’un simple professeur de lycée, incarné par Volodymyr Zelensky, qui est élu président de l’Ukraine, contre toute attente, et contre tous les obstacles posés par certains oligarques (russes et ukrainiens).

Quatre ans après le début de la série, celle-ci sera jouée à nouveau, si l’on peut dire, mais cette fois dans la réalité elle-même. Et le comédien Volodymyr Zelensky, qui avait joué avec talent le rôle d’un parfait inconnu, d’un monsieur tout le monde accédant aux plus hautes responsabilités, jouera avec plus de succès encore, le rôle d’un candidat réel à la présidentielle, surmontant tous les obstacles et se faisant effectivement élire président, en 2019, avec un score écrasant.

Il est vrai que d’autres oligarques, bien réels eux aussi, comme Igor Kolomoïski, l’avaient alors soutenu, avec de l’argent et le soutien de la principale chaîne de télévision ukrainienne, « 1+1 ». Il a par la suite été prouvé que Zelensky a reçu plus de quarante millions de dollars de ce même oligarque.

Wikipédia présente Igor Kolomoïski comme « un  homme d’affaires oligarque israélo-chyprio-ukrainien, né au sein d’une famille juive ukrainienne« .

Il est également de notoriété publique que le nom de Zelensky a été trouvé dans les Pandora papers, et serait associé au blanchiment des 5,5 milliards de dollars qui ont été frauduleusement détournés de la PrivatBank dont Igor Kolomoïski était alors l’actionnaire majoritaire. La Pribatbank a dû être nationalisée en catastrophe en 2016, par la Banque centrale d’Ukraine.

Tout cela est d’autant plus « comique » que Zelensky met précisément en scène dans sa série télévisée une faillite bancaire frauduleuse en Ukraine, suivie d’une fuite des responsables à Panama (avec l’argent volé aux petits retraités ukrainiens).

De fait, au mois d’octobre 2021, le président Zelensky était « dans la tourmente », et l’enquête des médias internatiaux sur les Pandora papers l’accusait d’évasion fiscale et de détournement de fonds à grande échelle.

Le comédien qui s’était fait une réputation de Monsieur Propre en satirisant la corruption en Ukraine et en dénonçant les pratiques maffieuses de ses oligarques, était lui-même pris la main dans le sac, et se révélait coupable d’association mafieuse avec l’un des plus riches oligarques ukrainiens, celui-là même qui avait rendu possible son élection « providentielle ».

Mais peu de temps après, Zelensky est devenu un héros de la liberté et de la démocratie.

Il a même fait officiellement une demande d’entrée de l’Ukraine au sein de l’Union européenne, alors que cette possibilité semblait reculée, entre autres parce que la corruption et les pratiques maffieuses restent par trop présentes et impunies en Ukraine, contrevenant ainsi aux critères d’admission à l’UE.

Il y a donc dans cette histoire, si triste et si cruelle qu’elle soit du fait de la barbarie russe, beaucoup de quoi rire, — jaune (ou bleu).

Tout se passe comme si une sorte d’immense ironie nimbait de son voile puissant toute cette affaire.

Il me revient en tête, à ce sujet, certains textes:

« Quand un fléau jette soudain la mort, de la détresse des hommes, il [Dieu] se gausse. » (Job 9,23)

Là, le rire atteint une dimension métaphysique, n’en doutons pas.

« Il rit, celui qui siège dans les cieux; le Seigneur se moque d’eux ». (Ps 2,4)

L’Ukraine, la Russie, les Etats-Unis, l’Europe tout entière, mais aussi la Chine et l’Inde, on pourrait en dire ceci:

« Toi, Seigneur, tu ris d’eux, tu te moques de toutes ces nations. » (Ps 59,9).

Voilà la véritable essence de l’humour juif, c’est celle que Dieu met en scène à travers nos destins…

La guerre en Ukraine et le « messianisme » russe


« Nicolas Berdiaev »

Plus de la moitié de la population russe croit encore que la guerre qui a été déclenchée par Poutine en Ukraine n’est certes pas une agression gratuite, provoquée par un leader qui serait isolé, paranoïaque, et sans doute physiquement et mentalement diminué, mais qu’elle est en réalité une conséquence directe de la politique occidentale, et qu’elle s’inscrit dans une perspective géostratégique et idéologique beaucoup plus vaste.

La politique occidentale, surtout menée par les États-Unis d’Amérique avec le soutien de leurs alliés, se traduirait particulièrement selon ces vues, par une stratégie progressive d’encerclement de la Fédération de Russie par les forces de l’OTAN, et aussi le reniement de l’engagement qui aurait été pris auprès de Mikhaïl Gorbatchev par George H.W. Bush en décembre 1989, lors du sommet de Malte, juste après la chute du mur de Berlin. Bien qu’aucun document n’ait été signé, certaines sources évoquent l’engagement pris alors de ne pas laisser l’OTAN empiéter sur les marches occidentales de l’empire soviétique, désormais déchu.

Des sources russes expriment l’idée que les États-Unis ont volontairement rompu l’équilibre de la terreur nucléaire qui prévalait pendant la guerre froide, d’une part en développant des armes nucléaires miniaturisées et de haute précision (dites tactiques), et d’autre part en prônant dans quelques cercles d’influence (dominés par les « faucons » américains), leur usage effectif et préventif, pour détruire par une première frappe toutes les capacités de commandement et de communication de l’adversaire (russe), avec des conséquences (soi-disant) limitées en pertes civiles.

La véritable « agression », estiment les Russes qui sont sensibles à cette ligne de pensée, serait donc celle qui a été en fait ourdie par un Occident mené par les Américains, — par ailleurs, dans une totale absence de transparence démocratique quant à la décision prise de faire évoluer la doctrine nucléaire, et d' »encercler » la Russie.

Je présente ces idées ici, parce qu’il vaut mieux essayer de savoir ce que pense l’adversaire de lui-même, et ses motivations profondes, pour mieux le combattre sur le plan idéologique.

On pourrait être d’avis, naturellement, que les Russes qui pensent qu’ils ne font que se défendre devant une attaque sournoise, insidieuse, de l’Occident, en attaquant eux-mêmes l’Ukraine, ont simplement été « lobotomisés » par une propagande incessante de médias aux ordres de Poutine, et par un acharnement systématique du pouvoir russe à rejeter par ailleurs sur des agents étrangers les faillites caractérisées de la politique russe dans les domaines économique, social, et géo-stratégique, depuis l’effondrement du communisme et le démantèlement de l’URSS.

Je pense, pour ma part, que ce serait une erreur pour le camp occidental de croire à la « lobotomie » de l’âme russe, ou du moins de celle de dizaines de millions de Russes par Poutine et les siloviki, même si par ailleurs, il est aussi parfaitement exact que la liberté d’expression n’existe pas en Russie, et qu’elle réprimée par la force.

Je pense que, malheureusement, Poutine et les siloviki qui l’ont installé au pouvoir en l’an 2000, et l’ont depuis conservé à ce poste, ont tiré parti de certains traits de cette « âme russe », pour leur propre politique mortifère.

Je crois utile de se pencher sur ces traits de l’ « âme russe », et de tenter d’en comprendre les motivations et les aspirations fondamentales, qui sont certes sans rapport avec les événements actuels en Ukraine, mais qui peuvent expliquer en partie pourquoi une majorité de Russes continuent de croire dans la version des faits que leur présente Poutine.

Il me paraît qu’il faut mettre en lumière un aspect profond, réellement propre à « l’âme russe », laquelle anime un peuple qui a su résister à des siècles de domination tatare et mongole, puis des siècles de servage sous les tsars, et enfin des décennies de souffrance sous les Soviets.

Pendant tous ces siècles, ce peuple a aussi pris en « Eurasie » l’extension géographique que l’on sait, et gagner sur d’autres peuples un territoire couvrant aujourd’hui onze fuseaux horaires, mais qui s’étendaient au 19ème siècle jusqu’au territoire de l’Alaska, lequel fut vendu par le tsar Alexandre II en 1867 pour sept millions de dollars.

Est-il besoin de rappeler aussi que, cinquante ans plus tard, en octobre 1917, le peuple russe se lança dans une révolution, fondée en essence sur l’idée d’assurer plus de justice et d’égalité pour les « prolétaires de tous les pays »?

C’était une idée admirable en son principe, une idée aux résonances messianiques, mais dont la réalisation effective échoua, du moins si l’on en juge par l’effondrement de l’URSS et par la chute du mur de Berlin, non sans avoir infligé au peuple russe, pendant plus de sept décennies, un coût humain considérable et des millions de mort.

Pour en venir aux événements monstrueux qui se passent actuellement en Ukraine, je crois important de prendre aussi un peu de recul, et de tenter une analyse du point de vue de l’histoire longue des idées.

Je crois qu’il faut interpréter la guerre en Ukraine comme une sorte de guerre civile entre trois Russies.

Dans un camp, il y a la Rus Kiev ou « Petite Russie » à savoir cette Ukraine qui incarne désormais avec une bravoure admirable, et un esprit de résistance indomptable, la tendance « occidentaliste », qui a toujours été latente dans le monde russe depuis Pierre le grand).

D’autre part, dans le camp opposé, il y a la Russie moscovite, qui se considère comme fondamentalement eurasiatique, et qui a récemment ré-enrôlé la Béla-Rus ou « Russie blanche », afin de reprendre une bataille multiséculaire, certes militaire mais aussi idéologique, et qui implique potentiellement l’Eurasie (pris au sens russe), mais aussi, désormais, l’Europe et le reste de l’Occident.

Cette bataille a des fondements idéologiques qui ne peuvent pas simplement se résumer à l’opposition entre « occidentalisme » et « slavophilie » qui a secoué l’intelligentsia russe au 19ème siècle, et qu’il est utile de rappeler me semble-t-il.

Le camp « occidentaliste » était alors représenté par Piotr Tchaadaïev, qui écrivit dès 1836 des Lettres philosophiques, datées depuis ce qu’il appelait « Nécropolis » (la « Ville de la Mort », c’est-à-dire Moscou), et qui défendait la thèse de l’insignifiance historique de la Russie, ou encore par Vissarion Biélinski, ami de Bakounine, et par Alexandre Herzen, qui influença Dostoïevski et Kropotkine. Pour ces « occidentalistes », la seule façon de régler les problèmes politiques de la Russie (le tsarisme, l’impérialisme et l’autocratie ), économiques (le sous-développement industriel et rural) et sociaux (le servage), qui en faisaient un pays arriéré, c’était d’accélérer l’occidentalisation de la Russie, à tous les niveaux.

En revanche, les « slavophiles », que l’on peut décrire comme des ultra-nationalistes avec une prédilection pour les domaines spirituel, religieux et linguistique, mais aussi leurs conséquences politiques et sociales, voulaient affermir l’identité nationale russe, selon eux menacée par les idées venues d’Europe occidentale. Alexeï Khomiakov, Piotr Kireïevski, Ivan et Constantin Aksakov, Iouri Samarine en sont les figures les plus représentatives. Ils prônaient le retour aux valeurs traditionnelles russes, voulaient mettre fin à toute « imitation » de l’Europe. Leur idée générale était que la Russie était une nation « élue », « messianique », et qu’elle avait pour destin de jouer un rôle primordial dans l’histoire de l’humanité. 

Les idées slavophiles n’ont jamais perdu de leur influence.

Un grand intellectuel russe, francophile et francophone, Nicolas Berdiaev, pouvait par exemple écrire, en 1946:

« Quant à la polarisation et à la contradiction, le peuple russe peut seulement être comparé au peuple hébreu (с народом еврейским). Et ce n’est pas un hasard, précisément, que dans ces peuples, il y a une forte conscience messianique (силъно мессианское сознание). »i

Ou encore:

« Le peuple russe, depuis longtemps déjà, possède un sentiment naturel, plutôt un ‘sentiment’ qu’une ‘conscience’, du fait que la Russie a un destin essentiel (Россия имеет особенную судъбу), et que le peuple russe est un peuple essentiel (русский народ – народ особенный). Le messianisme (мессианизм) du peuple russe et du peuple hébreu ont un caractère presque identique. »ii

La citation suivante fera sans doute ricaner les esprits forts et les cyniques « réalistes ». J’estime pourtant qu’elle est effectivement encore représentative de l’idéalisme d’une grande partie de la population de la Russie profonde, « éternelle », qui a cru et continue de croire dans le destin spécial du peuple russe, dans son « élection » divine, et dans la grandeur de sa mission pour le bien de l’humanité tout entière.

« A la base de l’idée slave, comme en général à la base de l’idée messianique russe, il y a seulement l’universalisme spirituel russe, un idéal russe englobant toute l’humanité, une recherche russe de la Cité de Dieu (русское искание Града Божъего), — et non pas un nationalisme russe, organique et suffisant, ou un provincialisme russe. Il faut aimer l’âme de la Russie et la connaître intimement pour voir qu’existent un supra-nationalisme russe et un désintéressement russe, qui restent incompris des autres peuples. Je pense que les slavophiles n’ont pas su exprimer la profondeur de l’âme russe. Ils n’ont pas su atteindre son désir d’universalité. »iii

Je forme ici l’hypothèse que la majorité des Russes qui continuent de croire à la propagande de Poutine et des siloviki est en quelque sorte restée convaincue de ces idées grandioses.

La résistance ukrainienne, et la défaite que la « Petite Russie » infligera, je l’espère, à la « Grande Russie », seront de nature à changer profondément la donne, et à déstabiliser pour un certain temps le pouvoir des siloviki tenant aujourd’hui la population russe sous le knout.

Mais je crois aussi essentiel de continuer la bataille plus fondamentale encore des idées, qui est loin d’être gagnée. Il faudra s’interroger aussi sur les faillites spécifiques de la civilisation occidentale, en particulier sur la manière dont les idéaux démocratiques ont été détournés pour servir en toute impunité certains intérêts privés.

Il faudra aussi s’interroger sur la manière de déconstruire ces rêves continués de « troisième Rome », d’élection du peuple russe, remplaçant pour le bien de l’humanité en général le destin jadis donné au « peuple hébreu ».

Plus généralement il faudra s’interroger sur l’idée même d’ « élection », et de rôle spécial assigné à tel ou tel peuple, qui semble une idée finalement assez commune, puisqu’on la trouve en Russie, certes, mais aussi aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne, au Japon, en Chine…

Il faudra que ce débat d’idée ait lieu, et qu’il soit d’une manière ou d’une autre présent, dans toutes les isbas, dans tous les oblasts qui parsèment l’immense territoire russe, et qu’il prenne surtout toute sa place au fond de l’ « âme russe ».

Il faudra plus encore qu’il prenne aussi sa place dans l’âme de tous les peuples, dans l’âme de tous ceux qui veulent se battre pour la paix et la justice dans le monde.

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iН.А. Бердяев. Русская Идея. (« L’Idée Russe »). Издательство Шевчук. Москва, 2000, p.4 (Ma traduction).

iiН.А. Бердяев. Русская Идея. (« L’Idée Russe »). Издательство Шевчук. Москва, 2000, p.31 (Ma traduction).

iiiН.А. Бердяев. Русская Идея. (« L’Idée Russe »). Издательство Шевчук. Москва, 2000, p.345-346 (Ma traduction).

Le pouvoir des assassins


« Les attentats de Moscou, 1999 »

J’ai vécu à Moscou pendant deux ans, de 2003 à 2005, en tant que directeur du Bureau de l’UNESCO sur place et en tant que représentant de cette organisation en Russie, en Arménie, en Azerbaidjan, en Bélarus, en Géorgie et en Moldavie. J’ai appris le russe. J’ai rencontré, de par mes fonctions, nombre de responsables officiels de tous niveaux, des élus de la Douma, des fonctionnaires du Ministère des affaires étrangères, et de plusieurs autres ministères et organismes publics.

J’ai retenu de ce séjour quelques idées fortes qu’il me semble utile de partager en ce deuxième jour de l’attaque barbare, et pour beaucoup jusqu’alors improbable, contre l’Ukraine.

– Le peuple russe est un grand peuple, doté d’une grande force morale, et d’immenses qualités, mais c’est aussi un peuple sous le joug, et cela depuis de nombreux siècles. Il l’a été pendant les invasions mongoles, il l’a été sous les tsars, il l’a été pendant la période soviétique, il l’est encore sous Poutine.

– L’ « élite » russe ne comprend pas seulement les oligarques, à qui l’on a permis de s’enrichir de façon absolument scandaleuse à la seule condition de vouer une loyauté sans faille au Kremlin, mais se compose surtout de l’ensemble des siloviki, c’est-à-dire les [hommes] « forts », expression consacrée pour désigner les responsables des armées, les hommes des services secrets (le FSB, successeur du KGB, et bien d’autres services de même acabit), et en général tous les responsables qui participent au complexe militaro-policier qui contrôle effectivement la Russie contemporaine.

– Cette « élite » méprise (le mot n’est pas trop fort) les Européens, — pour leur « mollesse », leur « manque total de vision stratégique », leur « oubli de l’histoire ». Ce ne sont que des « enfants ». Je reprends là des qualificatifs effectivement prononcés devant moi par certains des personnages sus-dits.

Les Russes, à l’inverse, sont de véritables « adultes » quand il s’agit d’affronter les grands défis qui se posent dans le monde, mais aussi des « durs », dotés d’une vision « stratégique » de l’histoire (et de la géographie). Ils sont non oublieux des leçons du passé, souvent très douloureuses, et restent dotés d’un idéal qui tient en une formule: la Russie a un rôle unique à jouer dans le monde, et a vocation à diriger le moment venu l’Eurasie tout entière, de l’Atlantique au Kamtchatka, une Eurasie dont l’Europe n’est qu’un petit promontoire, et une Eurasie qui a vocation à assurer son hégémonie contre les deux autres empires concurrents.

– Cette « élite » est capable de tout, je dis bien de tout, pour faire avancer ce programme à long terme.

Par exemple, Vladimir Poutine, alors premier ministre du gouvernement Eltsine, a délibérément organisé en 1999 une série d’attentats qui ont fait plus de 300 morts à Moscou, en utilisant les services du FSB .

C’était alors un fait connu dans les cercles informés à Moscou lorsque j’y étais en poste, mais cela commençait aussi à être timidement évoqué en public. Depuis le livre de John B. Dunlop, «The Moscow Bombings»i, paru en 2012, le dossier à charge contre Poutine est devenu irréfutable.

Quel était le but de ces attentats sanglants opérés par les services russes contre des moscovites, leurs propres concitoyens?

Ils n’étaient que de la chair à bombe. Le but était de pouvoir attribuer ces attentats aux Tchétchènes, de façon à déclencher une guerre ultra-violente contre la Tchétchénie, guerre dont les atrocités ont été documentéesii, et qui se termina par une victoire totale des siloviki, mettant en place en Tchétchénie un gouvernement à leur botte, et évitant tout risque de séparatisme des républiques caucasiennes.

En récompense de ses services, Poutine fut propulsé peu après au pouvoir suprême par les siloviki. Depuis, il n’a plus cessé d’exercer totalement et absolument ce pouvoir, avec le soutien constant des siloviki, et ceci pendant les 22 dernières années.

Le dernier épisode, l’invasion de l’Ukraine, n’est que la suite d’une série d’opérations comparables (du point de vue de la stratégie des siloviki, et de ce qu’elles révèlent sur leurs intentions à long terme) en Ossétie du Sud, en Abkhazie, provinces arrachées à la Géorgie, ou en Crimée.

Dans la préface de son livre, Dunlop cite le journaliste russe Anton Orekh, à propos des attentats de Moscou:

« Si ces attentats ne furent pas un facteur fortuit de la série d’événements qui s’ensuivit; si, pour le dire franchement, ils furent l’œuvre de nos autorités – alors tout est une fois pour toutes à sa place. Alors il n’y a et ne peut y avoir un iota d’illusion sur [la nature de] ceux qui nous gouvernent. Alors ces gens ne sont pas des petits ou grands escrocs. Alors ce sont des criminels de la pire espèce.« 

Poutine est un tueur, capable de tout, d’absolument tout.

Il a menacé hier les pays européens, à mots à peine voilés, de la possibilité d’une riposte nucléaire, s’ils s’avisaient d’intervenir dans le conflit ukrainien.

Que faire?

Pour le moment, l’argent des oligarques, plusieurs centaines de milliards de dollars volés au peuple russe, est parqué bien confortablement à Londres, et la City jouit de son usufruit. N’attendez donc rien de Boris Johnson en matière de « sanctions » financières.

L’Allemagne, mais aussi l’Italie, et (dois-je expliquer pourquoi?) Chypre (entièrement gangrené par les maffias russes) font partie des pays de l’Union européenne qui s’opposent à l’idée de couper la Russie du réseau bancaire international SWIFT. Comme par hasard.

L’Europe occidentale n’a donc pas encore pris ou voulu prendre toute la mesure de la nature du pouvoir en place à Moscou. Il y règne en fait un gang maffieux, couvert de sang, capable de tout, – les siloviki, dont Poutine est la figure la mieux connue, mais non la seule à agir.

Il est très inconfortable, pour nous Européens, qui vivons dans une sorte de monde naïf, de devoir prendre conscience des réalités sordides du pouvoir russe, et de ce qu’elles impliquent pour des décennies, et pour l’ordre du monde.

Il est fort probable que l’Europe soit malheureusement incapable de prendre, dans les heures prochaines, les décisions radicales qui s’imposent.

Et malheureusement, il est bien possible après tout, que l’opinion méprisante des siloviki à propos des Européens contienne une grande part de vérité.

Faut-il vraiment que les assassins aient le dernier mot?

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iJohn B. Dunlop. The Moscow Bombings of september 1999 : Examination of Russian Terrorist Attacks at the Onset of Vladimir Putin’s Rule.(«Les attentats de Moscou de septembre 1999 : enquête sur les actes terroristes en Russie à l’aube de l’ère Poutine»), Ibidem-Verlag, 2012, 262 pages.

iiCertains des journalistes russes qui ont courageusement rapporté les faits sur le terrain l’ont payé de leur vie. La plus célèbre, Anna Stepanovna Politkovskaïa, journaliste russe et militante des droits de l’homme , est morte assassinée le 7 octobre 2006 à Moscou, pour sa couverture du conflit tchétchène et ses critiques virulentes contre la politique de Poutine, ainsi qu’envers les autorités officielles de Tchétchénie, qui ont été mises en place par ce dernier et les siloviki.

Ammon au Caucase


Il fut un temps où l’idée d’un Dieu suprême finit par impliquer logiquement son unicité, parmi les nations diverses. C’est ainsi que le Dieu suprême de l’Égypte, Amon, fusionna dans la conscience des peuples d’Europe et d’Asie mineure avec le Dieu grec Zeus. Les Grecs lui donnèrent le nom syncrétiste de Zeus-Ammon (Άμμωνα Δία / Ámmôna Día).

Des écrits anciens rapportent qu’un petit peuple de prêtres (de cet Ammon) s’établit, bien avant les temps historiques, sur les rives du Pont-Euxin (Mer Noire), et y fonda une colonie portant fièrement le nom de « Nome d’Ammon ». Hérodote et Pline les localisent assez précisément dans le Palus Méotide, dans les zones marécageuses à proximité de la Mer d’Azov, et sur les bords du fleuve Kouban, lequel prend sa source dans le Caucase, au pied du mont Elbrouz, le plus haut sommet d’Europe.

Hellanicus dit aussi qu’ils habitaient au-delà des monts Riphées, c’est-à-dire dans le Caucase, et qu’ils étaient une nation pieuse.

A.C. Moreau de Jonnèsi rapporte que Pline y a fait allusion en en parlant comme d’un peuple ‘céleste’, Ætheria gens, appelé aussi Atlantes. Orphée les a évoqués quand il cite la sagesse des Macrobes, qui habitent près des Cimmériens. Selon Onomacrite, ils étaient vertueux, se nourrissaient de plantes, et vivaient d’une fort longue vie, pouvant atteindre mille ans. Leur mort subvenait dans un sommeil tranquille.

Les peuples vivant aux alentours, et jusqu’en Grèce, les appelèrent les Hyperboréens, nom qui devait connaître une grande fortune. Hérodote, qui emploie ce nom, souligne que les Hyperboréens sont pacifiques, isolés au milieu d’une multitude de nations belliqueusesii.

De la Grèce jusqu’au Pont-Euxin, de nombreux peuples entretenaient des rapports religieux (et philosophiques) avec les Hyperboréens. Ils leur devaient le nom de leurs divinités, la science des oracles et des mystères. « Tout ce qu’il y eut de sacré en Grèce venait de ce peuple qui se disait issu de la race des vieux Titansiii, et qui existait encore du temps d’Hécatée. »iv

Moreau de Jonnès déduit de ces indices que « ce n’est donc point en Égypte que les Grecs avaient appris à connaître les dieux des Égyptiens, et on peut en conclure que ces premiers princes à qui les Athéniens durent leur éducation sociale et religieuse, Cécrops, Erichthon, Erechthée, s’étaient détachés du nome sacré pour venir s’établir sur le littoral sud de la Tauride. »v

La réputation des Hyperboréens était immense dans l’Antiquité, pour leur magistère moral. « Ce peuple est savant, il possède la sagesse et sait prédire l’avenir. L’on reconnaît les principaux caractères du druidisme dans cette science des choses futures, dans le droit d’asile et l’habitation au fond des forêts.»vi

Les Hyperboréens envoyaient des offrandes au Dieu en les faisant passer de peuples en peuples, qui les transmettaient fidèlement jusqu’au temple de Délos …

« Les Déliens racontent que les offrandes des Hyperboréens leur venaient enveloppées dans de la paille de froment. Elles passaient chez les Scythes : transmises ensuite de peuple en peuple, elles étaient portées le plus loin possible vers l’occident, jusqu’à la mer Adriatique. De là, on les envoyait du côté du midi. Les Dodonéens étaient les premiers Grecs qui les recevaient. Elles descendaient de Dodone jusqu’au golfe Maliaque, d’où elles passaient en Eubée, et, de ville en ville, jusqu’à Caryste. De là, sans toucher à Andros, les Carystiens les portaient à Ténos, et les Téniens à Délos. Si l’on en croit les Déliens, ces offrandes parviennent de cette manière dans leur île. »vii

De cette estime, de cette réputation et de cette reconnaissance universelle, Alexandre César Moreau de Jonnès va jusqu’à supputer que « les mythes fondamentaux du druidisme émanèrent jadis des enseignements que les Scythes, pères des Kimris et des Germains, avaient reçu du nome égyptien aux bords de la Mer Noire »viii.

Quelle sacrée effusion du sacré, du Caucase à l’Europe du Nord !

Ce qui est certain c’est que le nom même du « nome » d’Ammon, le nom noum, a bénéficié d’une diffusion quasi-universelle. Noum a signifié la ‘loi’ (divine), et cela sur un territoire immense, allant de l’Europe du Nord à la Sibérie, de la Mongolie à la Perse, de la Chaldée à l’Arabie…

« Dans tout le nord de l’Asie, en Chine et dans la Tartarie, namoun signifie loi. Noum chez les Chaldéens, nomos parmi les Grecs a le même sens ; les Sibériens, dit Klaproth, adorent un dieu Noum. Les Parses, selon l’Avesta, durent leur civilisation à Anhouma. Les Romains personnifient de même la loi dans Numa, le second de leurs rois mythiques, et chez eux, de ce même vocable, se sont formés les termes exprimant les premières notions nécessaires à toute société policée : numen, nomen, numerus. »ix

Si l’on partage la première partie de l’opinion de Moreau de Jonnès à propos de la diffusion du concept de noum, en revanche sur son dernier point (le rapprochement de noum avec numen, nomen, et numerus), il se peut qu’il ait ici commis une catachrèse malencontreuse, bien qu’on partage aussi son enthousiasme pour les allitérations, les polyptotes ou les homéotéleutes…

Certes, l’adage romain ‘nomen est numen’ est dans toutes les têtes.

Mais ce célèbre jeu de mots n’est pas une preuve de parenté étymologique. Il témoigne plutôt du contraire, puisqu’il ne pouvait certes pas passer pour une simple tautologie pour les locuteurs latins, faute de perdre tout son sel…

Quelques recherches étymologiques peuvent éclairer ce point délicat.

Nomen vient d’une très ancienne racine indo-européenne, attestée en sanskrit, नामन् nāman, ‘nom, appellation’.

Numen vient du verbe latin nuo, ‘faire un signe de tête’, lui-même dérivé de la racine sanskrite नम् nam-, ‘pencher, incliner, courber ; saluer, honorer, rendre hommage’. Il existe sans doute un rapport entre ces deux racines sanskrites nam– et nāman, mais rien qui atteste un rapport avec noum

Numerus vient du grec νέμω, nemo, ‘attribuer, répartir, distribuer’ selon le dictionnaire étymologique d’Arnout/Meillet. Des trois mots cités, c’est le seul qui semble avoir un réel rapport avec noum et nomos, ‘loi’.

Le mot nemo est particulièrement riche de résonancesx. Nemo peut décrire l’action de ‘faire paître’ (utiliser la part attribuée à la pâture), mais il peut aussi signifier ‘croire, reconnaître pour vrai’ (c’est-à-dire conforme à la vérité reconnue de tous). Parmi les nombreux mots qui en sont dérivés, on peut citer nomeus ‘pâtre’, nomas (gén. nomados), ‘bergers, nomades’, nomos ‘usage, loi’, nemesis ‘distribution, partage’, nomisma, ‘monnaie, nomizo ‘reconnaître pour vrai, croire’. Comme nom propre il désigne les Numides.

Emile Benveniste note pour sa part que la racine *nem– trouve un correspondant avec le gotique niman, ‘prendre’, au sens de ‘recevoir légalement’xi, et l’allemand nehmen. Il conclut à l’existence d’une racine germanique nem– qui rejoint le groupe abondant des formes indo-européennes de *nem-.

Cependant, fort malheureusement pour la thèse noum/nomen/numen/numerus de Moreau de Jonnès que nous citions plus haut, Chantaine remet en cause le lien étymologique entre numerus et nemo. « On est tenté de faire entrer dans la famille de nemo le latin numerus, ce qui reste douteux. xii»

On conclura ici que ni le ‘nom’ (nomen), ni le ‘numineux’ (numen), ni le ‘nombre’ (numerus), n’ont quelque lien avec noum et le nomos.

Il y a de fortes raisons de supposer, en revanche, que noum se rattache, ainsi que nomos, à un groupe très riche de formes indo-européennes venant de la racine *nem-.

De fait, il est même permis de supposer un usage bien plus universel de ces mots, touchant à des sphères linguistiques plus larges encore, si l’on tient compte des remarques de Jean-Pierre Abel-Rémusat, qui fut le premier titulaire de la chaire de langues et littératures chinoises et tartares-mandchoues du Collège de France:

« Nomoun, mot récemment adopté pour rendre le 經 jīng des Chinois, terme qui signifie ‘doctrine certaine, constante, livre classique’, est dérivé du mot Mongol et Ouïgour noum, qui a le même sens. Le grec νόμος, nomos, d’où s’est formé en chaldéen נמסא, en arabe ناموس (namous) et en syriaque ܢܰܡܳܘܣܰ (namous) paroît être la racine de ces mots Tartares qui ont gardé la signification primitive. Il y a sûrement quelque confusion dans le récit que fait Aboulfaradjexiii d’une controverse ordonnée par Tchinggis-Khan, entre les prêtres idolâtres des Ouïgours nommés Kami, et ceux du Khatai qui, dit-il, avoient apporté avec eux le livre de leur loi qu’ils nommoient Noum. Suivant toute apparence, l’auteur Syrien attribue aux Khitayens ou Chinois ce qui appartenoit aux Ouïgours. De tels mots sont de ceux qu’il est naturel qu’une nation emprunte de celle dont elle reçoit son écriture et ses livres.»xiv

Revenons aux Hyperboréens, inventeurs du noum, et sans doute, par là même, les penseurs et les philosophes de la religion les plus anciens dont on ait aujourd’hui la trace en Europe et en Asie mineure…

Leur réputation morale et philosophique fut telle que leur nom d’hyperboréen fut emprunté et revendiqué, beaucoup plus tard, par un groupe de penseurs, de mages et de chamans eux-mêmes bien antérieurs à Socrate et même au premier des présocratiques (Thalès) : Aristée de Proconnèse (vers 600 av. J.-C.), Épiménide de Crète (vers 595 av. J.-C.), Phérécyde de Syros (vers 550 av. J.-C.), Abaris le Scythe (vers 540 av. J.-C.), Hermotime de Clazomènes (vers 500 av. J.-C.). Ils formaient une école « hyperboréenne » ou « apollinienne », qui anticipait le pythagorisme.

Selon Wikipedia, Apollonios Dyscole (vers 130) a écrit « À Épiménide, Aristée, Hermotime, Abaris et Phérécyde a succédé Pythagore (…) qui ne voulut jamais renoncer à l’art de faiseur de miracles. »xv 

Nicomaque de Gérase (vers 180) déclare : « Marchant sur les traces de Pythagore, Empédocle d’Agrigente, Épiménide le Crétois et Abaris l’Hyperboréen accomplirent souvent des miracles semblables. » 

Clément d’Alexandrie regroupe ensemble Pythagore, Abaris, Aristée, Épiménide, Zoroastre, Empédoclexvi, et Pline rapproche Hermotime, Aristée, Épiménide, Empédoclexvii.

Walter Burkert énumère comme « faiseurs de miracles » : Aristée, Abaris, Épiménide, Hermotime, Phormio, Léonymos, Stésichore, Empédocle, Zalmoxis.xviii

Ces nouveaux ‘hyperboréens’ étaient à la fois des chamans, des penseurs et des philosophes.

Selon Giorgio Colli, cité par Wikipédia, Abaris et Aristée, c’est « le délire d’Apollon à l’ouvrage. L’extase apollinienne est un sortir hors de soi : l’âme abandonne le corps et, libérée, elle se transporte au dehors. Cela est attesté par Aristée, et on dit de son âme qu’elle ‘volait’xix . À Abaris, en revanche, on attribue la flèche, symbole transparent d’Apollon, et Platon fait allusion à ses sortilèges. Il est permis de conjecturer qu’ils ont réellement vécu. (…) Ce que relate Hérodote à propos de la transformation d’Aristée en corbeau est aussi digne d’intérêt : le vol est un symbole apollinien. (…) D’autres renseignements sur Épiménide en donnent une représentation chamanique qui est à mettre en relation avec Apollon Hyperborée. Dans ce cadre prennent place sa vie ascétique, sa diète végétarienne, voire son fabuleux détachement vis-à-vis de la nécessité de se nourrir. (…) C’est chez Épiménide que l’on peut saisir pour la première fois les deux aspects de la sagesse individuelle archaïque de source apollinienne : l’extase divinatoire et l’interprétation directe de la parole oraculaire du dieuxx. Le premier aspect est déjà repérable chez Abaris et Aristée. (…) Phérécyde de Syros se présente à première vue comme un personnage apollinien. En effet, de Phérécyde est attestée l’excellence dans la divination, et Aristote lui-mêmexxi  lui attribue une pratique miraculeuse de la magie, qualité récurrente dans le chamanisme hyperboréen. »xxii 

Aristote classe Phérécyde de Syros comme proches des Magesxxiii.

Selon Élien, vers 530 av. J.-C., « les habitants de Crotone ont appelé Pythagore Apollon Hyperboréenxxiv. » 

Enfin, beaucoup plus proche de nous, et combien inactuelle, l’idée hyperboréenne revient dans la modernité avec Nietzsche :

« Regardons-nous en face. Nous sommes des hyperboréens, — nous savons assez combien nous vivons à l’écart. ‘Ni par terre, ni par mer, tu ne trouveras le chemin qui mène chez les Hyperboréens’ : Pindare l’a déjà dit de nous. Par delà le Nord, les glaces et la mort — notre vie, notre bonheur… Nous avons découvert le bonheur, nous en savons le chemin, nous avons trouvé l’issue à travers des milliers d’années de labyrinthe. Qui donc d’autre l’aurait trouvé ? — L’homme moderne peut-être ? — ‘Je ne sais ni entrer ni sortir ; je suis tout ce qui ne sait ni entrer ni sortir’ — soupire l’homme moderne… Nous sommes malades de cette modernité  malades de cette paix malsaine, de cette lâche compromission, de toute cette vertueuse malpropreté du moderne oui et non. Cette tolérance et cette largeur du cœur, (…) est pour nous quelque chose comme un sirocco. Plutôt vivre parmi les glaces.»xxv

Vivre parmi les glaces, dans la chaleur des Hyperboréens…

iAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.134

iiHérodote note la nature pacifique des Hyperboréens : « Aristée de Proconnèse, fils de Caystrobius, écrit dans son poème épique qu’inspiré par Phébus, il alla jusque chez les Issédons ; qu’au-dessus de ces peuples on trouve les Arimaspes, qui n’ont qu’un œil ; qu’au delà sont les Gryplions, qui gardent l’or ; que plus loin encore demeurent les Hyperboréens, qui s’étendent vers la mer; que toutes ces nations, excepté les Hyperboréens, font continuellement la guerre à leurs voisins, à commencer par les Arimaspes ; que les Issédons ont été chassés de leur pays par les Arimaspes, les Scythes par les Issédons; et les Cimmériens, qui habitaient les côtes de la mer au midi, l’ont été par les Scythes. Ainsi Aristée ne s’accorde pas même avec les Scythes sur cette contrée. » Hérodote, Histoire, Trad. du grec par Larcher avec des notes de Bochard, Wesseling, Scaliger.. [et al.]   Paris. Charpentier, 1850. Livre IV, XIII

iiiPindare, Olymp., schol. III, 28 cité par Alexandre César Moreau de Jonnès, in op. cit.

ivAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.135

vIbid.p.135

viIbid.p.135

viiHérodote, Histoire, Trad. du grec par Larcher avec des notes de Bochard, Wesseling, Scaliger.. [et al.]   Paris. Charpentier, 1850. Livre IV, XXXIII

viiiIbid. p.136

ixAlexandre César Moreau de Jonnès, Les Temps mythologiques. Essai de restitution historique. Librairie académique Didier, Paris, 1876, p.136

xUn livre entier a été consacré à cette famille de mots : Ε. LarocheHistoire de la racine NEM- en grec ancien. Paris, Klincksieck, 1949.

xiCf. E. Benveniste, Le vocabulaire des Institutions indo-européennes I, Paris Éditions de Minuit, 1969, p. 85

xiiPierre Chantraine. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Paris, Klincksieck, 1977, p.744

xiiiAlboufaradj (897-967), Chron. Bar. Hebr. text Syr. p. 441, vers. Lat. p. 451 et 452

xivAbel Rémusat, Recherches sur les langues tartares, Paris, 1820, T. 1, p.137

xvApollonios Dyscole, Histoires merveilleuses, 6.

xviClément d’AlexandrieStromates, I, 133.

xviiPline l’AncienHistoire naturelle, VII, 174

xviiiWalter Burkert, Lore and Science in Ancient Pythagoreanism, Harvard University Press, 1972, p. 147-158.

xix SoudaMaxime de Tyr, X, 2 e ; 38, 3 d.

xxPlaton, Les Lois, 642 d-643 a ; 677 d-e.

xxiAristote, Sur les Pythagoriciens, fragment 1, trad. an. : The Complete Works of Aristotle, J. Barnes édi., Princeton University Press, 1984, p. 2441-2446.

xxiiGiorgio Colli, La sagesse grecque (1977-1978), trad., Éditions de l’Éclat, t. I : Dionysos. Apollon. Éleusis. Musée. Hyperboréens. Énigme, 1990, p. 46, 427 ; t. II : Épiménide. Phérécyde. Thalès. Anaximandre. Anaximène. Onomacrite, 1991, p. 15, 264, 19.

xxiiiAristote, Métaphysique, 1091 b 10.

xxivÉlienHistoires variées, II, 26.

xxvNietzsche. L’Antéchrist. Essai d’une critique du christianisme. §1

Mort, Orgie et Transfiguration. Du dépeçage des cadavres à la communion des saints.


Au son des cymbales et des flûtes, à la lumière des flambeaux dans la nuit, des femmes échevelées dansent. Vêtues de peaux de renards, portant des cornes sur la tête, tenant des serpents dans leurs mains, saisies d’une « folie sacrée », les femmes se précipitent sur les animaux choisis pour le sacrifice, les mettent en pièces, les déchirent à pleines dents, et dévorent toute crue leur chair sanguinolente.

« Les bacchantes célèbrent le mystère de Dionysos furieux, menant la folie sacrée jusqu’à l’ingestion de chair crue, et elles accomplissent l’absorption des chairs des massacres, couronnées de serpents, et criant Evoé. » i

Ces fêtes dionysiaques, ces bacchanales, qui ont fasciné les Anciens, quel en était le sens profond ?

Selon le mythe originaire, Dionysos Zagreus, fils de Zeus et de Perséphone, a pris la forme d’un jeune taureau, pour tenter d’échapper à ses poursuivants. Mais il est rattrapé, déchiré et dévoré par les méchants Titans, ennemis de Zeus.

Dionysos est un nom grec. En Thrace, ce dieu est nommé Sabos ou Sabazios, et Cybèle en Phrygie.

Dans tous ces cas, les cultes ont des formes analogues. Les historiens des religions semblent s’accorder sur le fait que c’est de Thrace d’où ont surgi, entre le 8ème siècle et le 7èsme siècle av. J.-C., ces cultes de la folie divine, de la danse extatique, culminant avec le démembrement de chairs vivantes, et leur dévoration sanglante.

Mais ils sont aussi enclins à y voir le symptôme d’un mouvement beaucoup plus originaire et plus universel de la nature humaine.

« Ce culte orgiastique thrace n’était que la manifestation d’une impulsion religieuse qui se fait jour en tout temps et en tout lieu sur toute la terre, à tous les degrés de la civilisation, et qui, par conséquent, doit dériver d’un besoin profond de la nature physique et psychique de l’homme (…) Et dans chaque partie de la terre, il se trouve des peuples qui considèrent ces exaltations comme le vrai processus religieux, comme l’unique moyen d’établir un rapport entre l’homme et le monde des esprits, et qui, pour cette raison, basent surtout leur culte sur les usages que l’expérience leur a montrés les plus propres à produire des extases et des visions. »ii

Innombrables sont les peuples, sur tous les continents, qui ont eu des pratiques similaires, ainsi les Ostiaks, les Dakotas, les Winnebagos, en Amérique du Nord, les Angeloks au Groenland, les Butios aux Antilles, les Piajes aux Caraïbes, et tant d’autres peuples suivant des rites chamaniques.

En islam, les Soufis et les Derviches tourneurs connaissent encore aujourd’hui la puissance de la danse extatique. Djalâl al-Dîn Rûmî en témoigne : « Celui qui connaît la force de la danse habite en Dieu, car il sait comment l’Amour tue. Allah hou ! »iii

Le culte de la « folie divine » et de l’exaltation frénétique a même été répertorié chez des chrétiens, en Russie, lors de véritables « bacchanales chrétiennes » dans la secte des « Christi », fondée par un saint homme, Philippoff, « dans le corps de qui, un beau jour, Dieu vint habiter, et qui, dès lors, parla et donna ses lois en qualité de Dieu vivant. »iv

Le culte dionysiaque de l’ivresse et de l’extase divine a, sans aucun doute, semé le germe de la croyance de l’immortalité de l’âme, dans de nombreux peuples, à toutes les époques de la courte histoire humaine, – non sous l’influence de dogmes, de lois, ou de décrets prophétiques, mais bien du fait d’une expérience intime, effectivement ressentie, par tous ceux qui ont été des participants actifs de ces nuits de folie.

C’est sur ce point que je voudrais m’arrêter un instant : le lien en la croyance en l’immortalité de l’âme et le dépeçage des corps et leur dévoration sanglante.

Le dépeçage des cadavres était probablement, dans les temps les plus anciens, une manière de rendre les morts vraiment morts, inoffensifs à jamais, incapables de revenir sur terre menacer les vivants. C’était bien là un indice de la croyance d’alors en la survivance de l’âme, malgré l’évidence de la mort physique.

Les mythes de démembrement sont attestés dans toute l’antiquité, et dans le monde entier.

Ainsi Orphée, héros divin, est mort déchiré et démembré vivant par des femmes thraces en folie.

Agamemnon, assassiné par sa femme Clytemnestre, se plaint dans l’autre monde des atroces outrages qu’elle lui a infligés après l’avoir tué: « Après ma mort honteuse, elle m’a fait subir, par malveillance, un maschalisme. »v

Dans cette opération peu ragoûtante du maschalisme, le meurtrier se livre au dépeçage du cadavre de sa victime. Il ampute ou arrache les bras et les jambes au niveau de leurs articulations, puis en forme une chaîne et les « suspend autour » des épaules et des aisselles du cadavre.

Il s’agissait de mimer symboliquement le traitement des victimes animales lors des sacrifices.

Les sacrificateurs coupaient ou arrachaient les membres de l’animal, et les offraient en prémices, sous forme de chair crue.

Les meurtriers reprenaient cette méthode en vue de leur propre purification, pour infléchir la colère des victimes, et afin que le mort devienne impuissant à punir l’assassin.

Il s’agit là d’une très ancienne idée.

Si les bras et les jambes du mort sont amputés, son âme ne pourra pas saisir les armes que l’on place devant sa tombe.

Si les meurtriers emploient cette méthode pour leur propre bénéfice, c’est que la pratique religieuse et cultuelle en était répandue.

En Égypte, Osiris est tué puis découpé en quatorze morceaux par son frère Seth. Les parties du corps sont jetés dans le Nil et dispersés par tout le pays.

Notons que le mythe osirien est rejoué pour tous les défunts, lors de l’embaumement.

Notons aussi que c’est en Égypte que le dépeçage des cadavres a pris la forme la plus ritualisée, la plus élaborée, employant pour ce faire une batterie de méthodes chirurgicales, chimiques, magiques, incluant le démembrement, la macération, la momification, la crémation, l’exposition de diverses parties du corps. Le rituel de l’embaumement dure soixante-dix jours.

« Le cerveau est extrait par le nez, les viscères sont enlevés par une incision pratiquée au flanc ; seul le cœur, emmailloté, est remis à sa place, tandis que les organes sont déposés dans des « canopes », vases aux couvercles en forme de tête humaine ou animale. Les parties molles restantes et les fluides organiques sont dissous par une solution de natron et de résine et évacués du corps par la voie rectale. Cette première phase a lieu sous le signe de la purification. Tout ce qui est « mauvais » est retiré du corps, autrement dit tout ce qui est périssable et peut compromettre la forme d’éternité qui est l’objectif visé. »vi

Toutes ces interventions violentes autour du corps disloqué poussent à l’extrême la métaphore de la mort, à laquelle précisément s’oppose celle de la vie éternelle qui attend le corps mort après son embaumement.

« Commence alors la phase de dessiccation (déshydratation et salage), qui dure une quarantaine de jours. Réduit à la peau et aux os, le cadavre va ensuite être remis en forme lors du rituel de momification ; c’est alors qu’ont lieu les onctions aux huiles balsamiques destinées à rendre sa souplesse à la peau, le bourrage avec des résines, de la gomme arabique, des étoffes, de la sciure, de la paille et d’autres matières, l’incrustation d’yeux factices, la pose des cosmétiques et de la perruque, et enfin l’emmaillotage avec des bandelettes de lin fin, en partie inscrites de formules magiques et entre lesquelles sont glissées des amulettes. Le résultat de toutes ces opérations est la momie. Celle-ci est bien plus que le cadavre : la figure du dieu Osiris et une manière de hiéroglyphe représentant l’être humain complet, « rempli de magie » comme le disent les Égyptiens. »vii

Ce n’est pas fini. Vient maintenant le temps du verbe, le temps de la parole, des prières, des invocations. « En égyptien, cette thérapie mortuaire par la parole est exprimée par un mot foncièrement intraduisible, mais qu’il est d’usage en égyptologie de rendre par « glorification » ou « transfiguration ». Le mort y est invoqué par un flot ininterrompu de paroles (…) Le mort devient ainsi un esprit doté de puissance capable de survivre sous de multiples formes (…) Par la récitation des glorifications, les membres dispersés du corps sont d’une certaine façon rassemblés en un texte qui les décrit comme une nouvelle unité. »viii

La « glorification » et la « transfiguration » du mort rappellent celles d’Osiris. « Ce sont les rites, les images et les textes qui réveillent Osiris et le ramènent à la vie ; c’est à l’aide de formes symboliques que le mort disloqué est recomposé et qu’est franchie la frontière séparant la vie et la mort, ici-bas et l’au-delà. Le mystère de cette connectivité capable de triompher de la mort ne réside toutefois pas dans les formes symboliques, mais dans l’amour qui les met en œuvre. Savoir qui accomplit les rites, prononce les mots et apparaît en image est tout sauf indifférent. C’est d’abord et avant tout l’affaire de la déesse Isis, épouse et sœur jumelle d’Osiris. Sur ce point, le mythe d’Osiris et d’Isis correspond d’ailleurs à celui d’Orphée et d’Eurydice (…) La musique seule n’eût pas suffi à Orphée si elle n’avait été mise en œuvre par un amour transcendant toutes les frontières ; de même, pour Isis, c’est l’amour qui confère à ses rites et récitations magiques une force de cohésion capable de suppléer à l’inertie du cœur d’Osiris et de ramener le dieu à la vie. L’association de l’amour et de la parole est la force de cohésion la plus intense que les Égyptiens connaissent et en même temps le plus puissant élixir de vie. »ix

Mort du dieu. Glorification. Transfiguration. Résurrection sous l’effet de l’amour et de la parole.

Il est aisé de pressentir, à partir de ces mots-clé, des parallèles possibles avec la mort du Christ, y compris jusque dans certains détails précis.

Les derniers instants de Jésus sont décrits ainsi : « Comme c’était la Préparation, les Juifs, pour éviter que les corps restent sur la croix durant le sabbat – car ce sabbat était un grand jour – demandèrent à Pilate qu’on leur brisât les jambes et qu’on les enlevât. Les soldats vinrent donc et brisèrent les jambes du premier, puis de l’autre qui avait été crucifié avec lui. Venus à Jésus, quand ils virent qu’il était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes, mais l’un des soldats, de sa lance, lui perça le côté et il sortit aussitôt du sang et de l’eau. Celui qui a vu rend témoignage, – son témoignage est véritable, et celui-là sait qu’il dit vrai – pour que vous aussi vous croyiez. Car cela est arrivé afin que l’Écriture fût accomplie :

Pas un os ne lui sera brisé. »x

Cette parole de l’Écriture se trouve en effet dans le texte de l’Exode :

« YHVH dit à Moïse et à Aaron : ‘Voici le rituel de la pâque : aucun étranger n’en mangera. Mais tout esclave acquis à prix d’argent, quand tu l’auras circoncis, pourra en manger. Le résident et le serviteur à gages n’en mangeront pas. On la mangera dans une seule maison et vous ne ferez sortir de cette maison aucun morceau de viande. Vous n’en briserez aucun os. »xi

Il faut faire l’hypothèse que le précepte donné à Moïse par YHVH de « ne briser aucun os » est assimilable à une inversion radicale par rapport aux pratiques « idolâtres » dont il s’agissait de se départir entièrement. Si les sacrificateurs « païens » arrachaient les membres des animaux, brisaient les os et les articulations, il pouvait être jugé utile de préconiser une pratique strictement contraire.

S’inscrivant dans cette inversion juive, il importe de noter que, par contraste avec le dépeçage égyptien des corps, le démembrement dionysiaque ou le maschalisme grec, les membres du corps de Jésus furent laissés intacts, « afin que l’Écriture fût accomplie ».

Mais le mystère s’approfondit, lorsque l’on note également, que la veille de sa mort, Jésus procéda symboliquement lors de la Cène, au partage symbolique de son corps et de son sang avec ses disciples, prenant lui même ainsi la place de l’agneau pascal offert en sacrifice divin.

« Or, tandis qu’ils mangeaient, Jésus prit du pain, le bénit, le rompit et le donna aux disciples en disant : ‘Prenez et mangez, ceci est mon corps.’ Puis, prenant une coupe, il rendit grâces et la leur donna en disant : ‘Buvez-en tous ; car ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés.’ »xii

Remarquons, ici, une double inversion.

Une première inversion, par rapport aux pratiques païennes préconisant de rompre les membres de corps vivants livrés au sacrifice, et de boire leur sang. Jésus ne rompt que du pain, et ne boit que du vin. L’inversion est tout entière dans la transmutation symbolique du sacrifice, image par ailleurs du sacrifice bien réel qui sera bientôt consenti, dès le lendemain, sur la croix.

Une deuxième inversion, cette fois par rapport aux pratiques juives de la pâque.

La pâque juive est exclusive : « aucun étranger n’en mangera ».

La communion chrétienne, par contraste, annonce l’alliance nouvelle, pour le bénéfice de la « multitude ».

Malgré toutes les différences qui sautent aux yeux, une profonde continuité survolant continents et millénaires semble apparaître.

Les anciens sacrifices chamaniques, le démembrement d’Osiris, la dilacération du corps de Dionysos, se retrouvent, de façon subliminale, symbolique, incarnés dans le pain rompu et le vin partagé lors du dernier repas de Jésus avec ses disciples.

Par delà toutes les différences entre ces religions aussi diverses que les peuples de la terre, il reste un étrange sentiment commun : un Dieu meurt, il est partagé en sacrifice parmi ceux qui croient en lui, et en l’immortalité de leur âme, et ce Dieu ressuscite, par la puissance de l’amour et de la parole.

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iClément d’Alexandrie. Protreptique II, 12, 2

iiErwin Rohde. Psyché. Le culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance à l’immortalité. Ed. Les Belles Lettres, 2017, p. 292

iiiIbid. p. 293 n.2

ivIbid. p. 293 n.2

vEschyle. Les Choéphores 439. Cité par Erwin Rohde. Psyché. Le culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance à l’immortalité. Les Belles Lettres, 2017, p. 229.

viJan Assmann. Mort et au-delà dans l’Égypte ancienne. Ed. Du Rocher, 2003, p.59

viiIbid. p.60

viiiIbid. p.61

ixIbid. p62.

xJn. 19, 31-36

xiEx. 12, 43-46

xiiMt. 26, 26-28

Le faucon persan


 

Un ghazal de Rûmî a pour premiers vers :

L’amour du bien-aimé m’a retranché de mon âme.

L’âme au dedans de l’amour s’est retranchée de soi.

Cette traduction de Christian Jambet est fort bonne, naturellement, quoique un peu précieuse, contournée, trop écrite, ‘française’. Le persan est une langue fascinante, indo-européenne dans sa structure profonde, mais aussi fort mâtinée d’arabe, et cela depuis le 7ème siècle. Sa graphie lui a été imposée par les conquérants. Il en résulte une langue qui est une étonnante synthèse de l’Inde, de l’Europe et de l’Arabie, et qui possède une certaine capacité à créer des ponts entre ces mondes qui se côtoient.

Après réflexion et quelques recherches, je préfère pour les vers de Rûmî une traduction presque mot à mot, pour rester plus proche de la pensée initiale.

 

عشق جانان مرا زجان ببريد

[‘ishq jânân marâ z jân bebarîd]

L’amour de mon Aimé m’a mis hors de mon âme – dans le froid.

جان بعشق اندرون زجود برهيد

[jân b ‘ishiq androun z joud berhïd]

L’âme dans l’amour, dans sa profondeur – est hors d’elle, en liberté.

Il s’agit d’un poème d’amour mystique. Des mots comme « retrancher » paraissent loin du sujet.

Le ghazal continue ainsi :

Comme l’âme est nouvelle et l’amour éternel,

Elle reste ici, dans l’existence, mais là-haut est le point suprême.

L’amour de l’Aimé est semblable à l’aimant,

Il attire l’âme tout près de lui.

Il fait s’envoler loin de soi le faucon de l’âme.

L’âme perdue loin d’elle-même se met à vivre.

Après quoi elle revient.

Les liens de l’amour soudain l’enveloppent.

Il lui donne un suc à boire, fait de l’amour vrai.

Et il n’y a plus en elle d’autre foi.

C’est là le signe de l’amour qui commence.

Personne n’atteint le point où il finit.

La métaphore du faucon, faut-il le souligner ?, a été employée depuis longtemps par les anciens Égyptiens pour figurer le Dieu Horus. Le faucon est censé pouvoir regarder le soleil en face.

La vérité sur la Russie 2


C’est un « croquis » de Joseph Brodsky, ce poète condamné pour « parasitisme » qui obtint le prix Nobel.

Le laquais tremble. Rit l’esclave.

Le bourreau affûte sa hache.

Le tyran dépèce un chapon.

La lune envoie de froids rayons.

C’est la Patrie, une œuvre d’art.

Au lit, la Sotte et le Soudard.

La vielle gratte un flanc sans vie.

C’est un chromo, c’est la Patrie.

Le chien aboie et le vent passe.

Boris et Gleb, eux, se tabassent.

Au bal, des couples tournoyants.

Dans l’entrée, un tas d’excréments.

La lune luit, blessant la vue.

Dessous, tel un cerveau, la nue…

Pour l’Artiste, ce profiteur,

Qu’il aille se faire peintre ailleurs.

La vérité sur la Russie


C’est le titre d’un essai de Petr Vladimirovitch Dolgoroukov publié en 1860. On y trouve des analyses minutieuses, sonnant juste, aujourd’hui encore. Un amour du pays, pour cet enfant d’une des plus grandes familles russes. Une sincérité indémodable. Un regret de tout ce qui aurait pu être fait dès alors, pour le peuple, la patrie, le droit. Un constat lucide de l’incapacité de la classe au pouvoir à se réformer. « Alexandre 1er avait bon cœur quoiqu’il fut d’ailleurs implacable dans ses rancunes. Napoléon a dit de lui avec vérité :  »qu’il était faux comme un Grec du Bas-Empire ». » La galerie de portraits des empereurs est déployée avec précaution et lucidité. « L’empereur Nicolas abîmait tout ce à quoi il touchait. » Les nobles russes avaient à l’évidence une position privilégiée, par rapport à une société serve. Mais ils pouvaient être soumis à des châtiments corporels pour un quelconque motif décidé par l’empereur. Les plus grands nobles russes rougissaient de leur condition quand ils voyageait en Europe. Une chape de plomb sur la parole libre. La corruption profondément enkystée dans le pays. « L’affreux état de l’administration militaire russe, complètement livrée à cette bureaucratie qui considère le vol comme sa propriété. » En contemplant l’immense carte qui représente la Russie, on peut avoir être tenté de comparer le destin de la Russie avec celui du Canada. Mêmes immensités froides, même latitude, mêmes enneigements. Pourquoi l’histoire ne mime-t-elle pas la géographie ?

« La Russie est le pays du mensonge officiel », résume P.V. Dolgoroukov.

Pourquoi ? D’où cela vient-il ? D’où vient le destin des peuples ? Quel en est le sens ?

Qui est ce passant solitaire ?


Les coïncidences, quelles que soient leurs raisons profondes, cachées, donnent toujours à réfléchir. Il ne s’agit pas de « réfléchir » aux questions de déterminisme et de contingence tellement débattues, et non encore tranchées. Il s’agit plus simplement, plus poétiquement, de noter des convergences, de suivre des variations, de poser des hypothèses nouvelles sur les permanences de l’esprit à travers les âges, et à travers les peuples.

Pour illustrer ce point je voudrais rapprocher des pensées émises par deux poètes, l’un russe, l’autre indien, ayant vécu à peu près à la même époque, et ayant été actifs à l’orée du 20ème siècle, mais dans des contextes fort différents.

Vassili Rozanov écrit dans son livre Esseulement :

« Rien dans toute la littérature russe n’égale ces lignes de Nekrassov :

‘Marchant la nuit dans les rues sombres,

Ami solitaire !’ »

La citation est fort courte, et c’est un petit mystère de tenter de reconstruire l’idée initiale de Rozanov. Qui est cet « Ami » solitaire ? Pourquoi ces lignes transcendent-elles tout le reste de la littérature russe ? Il y a plusieurs interprétations.

Mais ce qui me frappe, c’est que j’ai trouvé, presque simultanément, et vraiment sans m’y attendre, un accent analogue dans le fameux recueil de poésies de Rabindranath Tagore, le Gitanjali :

« Dans cette rue déserte, tu es le passant solitaire.

Ô mon unique ami, mon vieux aimé,

Les portes de ma demeure sont ouvertes –

Ne disparais pas comme un songe. »

Ces deux textes sont très différents, il va sans dire, et pourtant s’en émane un indéfinissable parfum. Plus pratiquement ils partagent trois mots: rue, solitaire, ami.

Ces mots occupent, si l’on peut dire, les trois sommets d’un triangle d’antagonismes, s’opposant les uns aux autres. La rue est en principe un espace public, commun, où l’on passe, dans l’affairement, et non celui de la solitude, que l’on verrait plutôt associée soit à des lieux de nature éloignés des activités humaines, ou à l’enferment privatif du chez soi. Il n’est pas exceptionnel d’y rencontrer des amis, mais par essence la rue favorise plutôt l’anonymat ou l’indifférence.

Il faut donc privilégier une autre piste. Nous ne sommes certes pas dans une scène réelle. Il s’agit d’un songe, ou d’une remémoration, ou encore d’une hallucination.

Qui est l’Ami, cet unique ami, ce vieux aimé ? Qui est ce passant solitaire ?

Il me semble l’avoir moi aussi croisé un jour.

La démocratie mondiale ou l’esclavage


Quarante et unième jour

J’aime bien l’idée improbable qu’il y a plus de sagesse dans les peuples que dans les puissances. Au sommet des mondes règne un froid glacial, et la vie n’y tient qu’à un fil. La chaleur préfère les marécages, où la vie bouillonne. D’un point de vue systémique, la montagne et la plaine se complètent. Mais la « domination » de la montagne ne saurait être que métaphorique, poétique et non politique et économique. Pourquoi le pouvoir devrait-il être nécessairement exercé dans les hauteurs, par les hauteurs, et pour l’intérêt des hauteurs ?

Les vallées et les plaines sont plus basses, du point de vue altimétrique, mais elles produisent tout ce qui est nécessaire, et il y fait bon vivre. N’est-ce pas là un titre pour revendiquer un rôle mieux assuré dans la gouvernance démocratique des choses et des nations ?

Mais la démocratie ne tombe jamais du ciel, où les Jupiters règnent sans partage. Il faut la construire au long des âges. Cela prend du temps et de la peine. Il est aisé de constater que la démocratie, aujourd’hui, ne marche pas très bien. Elle est souvent détournée, corrompue, trahie. Elle marche cependant mieux, beaucoup mieux, que les tyrannies – la rouge ou la brune, la blanche et la noire. Mais pas encore assez bien pour réguler un monde sans frontières pour l’argent et truffé de chausse-trapes pour les pauvres gens.

Prenons un exemple simple. Poutine déclare que ce qui arrive au rouble est entièrement dû aux menées occidentales. L’Europe se comporte « comme un Empire », ajoute-t-il. Il est vraiment fort curieux que l’électorat russe se contente d’idées aussi frustes, aussi élémentaires. Pourquoi le peuple russe, ce grand peuple, plein de passion et d’idéal, se laisse-t-il guider par des tsars aussi limités, aussi primaires ? La Russie vit avec et de son propre mythe, construit siècle après siècle, depuis Ivan le Terrible. La Russie se voit elle-même « comme un grand Empire » qui couvre la moitié de la terre, depuis les confins de l’Ukraine aux volcans du Kamtchatka. Aux yeux d’un marteau, tout est clou. Aux yeux d’un tsar, tout est à soumettre au knout. Les empires du passé, des empires de terre et de mer, avaient besoin d’innombrables esclaves pour tenir. Les empires du présent ont eux aussi besoin d’esclaves, à mettre sous le knout.

La démocratie n’est peut-être pas très adaptée à la gestion dangereuse et contradictoire des intérêts mondiaux à long terme, mais on peut faire le pari qu’elle saura vite comprendre que l’on cherche à la remettre en esclavage, le moment venu, et qu’elle se révoltera alors, aux premières morsures des knouts.

Il faut changer de « paradigme », dirons-nous, avec un peu de cette prétention des mots savants à incarner des idées que les mots de tous les jours ne peuvent aisément expliquer. Il faut en finir avec le paradigme des empires, et il faut en finir avec les empires eux-mêmes. Il y en a de toutes sortes. Il faut les distinguer et les déconstruire. Les empires du passé, comme le russe, ne sont plus que des tigres en papier-rouble. Il y a d’autres empires nettement plus coriaces. La Chine est devenue la première puissance économique mondiale. D’où vient sa force ? De la générosité de son système démocratique ? Et il y a les empires maffieux, les empires financiers, et les empires virtuels qui n’existent que dans la circulation luminique des bourses mondiales, ou bien dans l’obscurité organisée des « dark pools ».

La démocratie mondiale devra s’attaquer à tout cela, ou bien elle subira elle aussi, une mise en esclavage mondiale.

Quel rapport a tout ceci avec mon sujet préféré ? Voici. La démocratie mondiale n’arrivera pas à se constituer par une sorte d’enchantement spontané. Il va falloir beaucoup travailler la théorie et la pratique. Il va surtout falloir une nouvelle mutation psychique et intellectuelle. Qui est encore cachée, mystérieuse, mais qui est absolument nécessaire. La reconnaître comme nécessaire, c’est déjà aider à la faire advenir.

« Je me suis présenté à vous faible, craintif et tout tremblant, et ma parole et mon message n’avaient rien des discours persuasifs de la sagesse . (…) Pourtant c’est bien de sagesse que nous parlons parmi les parfaits, mais non d’une sagesse de ce monde ni des princes de ce monde, voués à la destruction. Ce dont nous parlons au contraire, c’est d’une sagesse mystérieuse, demeurée cachée. »1

11 Cor. 2,1-7