Comment taire un commentaire?


« Adrienne von Speyr »

Un lecteur, Joseph Rollin, vient de commenter mon article Krach, surréalisme et nazisme. Son commentaire se veut indubitablement critique, tout en étant retenu et fort maîtrisé dans son expression. D’un point de vue formel, il affirme clairement une certaine position, revendiquée comme étant celle des « surréalistes » (Rollin emploie en effet cette incise : « Nous autres surréalistes, etc. »). Cependant, malgré son ton général, assez assertorique, j’estime que ce commentaire pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Cela m’a incité à tenter de poursuivre le débat, d’abord en répondant directement à certains des points soulevés, et ensuite, en décidant d’en faire la matière d’un nouvel article, pour clarifier certains points et ouvrir d’autres pistes.

Tout d’abord, voici le texte du « commentaire » de Joseph Rollin, que je présente ici en lettres italiques :

1 –
« Je suis frappé par la fixation obstinée des surréalistes à refuser l’existence de quoi que ce soit de « supérieur » ou d’« extérieur » à la réalité ».

Il me semblait que les anarchistes refusaient aussi l’existence de quoi que ce soit de « supérieur ».
Que veut dire sinon « Ni Dieu ni maître ? »

Quel est le sens du mot « supérieur » de quel « haut » et de quel bas parle-t-on ici ? Existe-t-il un haut et un bas dans le cosmos ?

De même, qu’est-ce qui pourrait être « extérieur » à la réalité ? La réalité prise au sens ordinaire de « tout ce qui existe »
Si Dieu est extérieur à la réalité, alors il n’existe pas.

Nous autres surréalistes, faisons souvent une distinction entre la Réalité et le Réel.
Le Réel est ce qui change et évolue et dont ne nous savons en fait rien du tout.
La Réalité est ce que nous croyons en savoir, c’est à dire des imaginations et des idéologies, dont la part d’aléatoire ne devait échapper à personne (et notamment pas à Valéry), et qui s’appuient sur ce que nos systèmes perceptifs et notre cerveau nous permettent d’en savoir. Des systèmes perceptifs et des cerveaux qui sont issus de l’évolution biologique avec la part de hasard qu’elle comporte puisqu’il s’agit d’une Histoire.

On peut dire que le surréalisme est une révolte contre la Réalité au sens que je viens d’évoquer, c’est à dire non pas même contre une pensée routinière et toute faite, mais contre l’absence de pensée.
Le Réalisme dit : Réel = Réalité.
Ce qui équivaut à : « Circulez, il n’y a rien à voir ».
Ou à TINA : « There is no alternative ».

Originellement le surréalisme s’est élevé contre ce qui s’est appelé Réalisme dans la littérature et les arts.

2 –
« Leur surréalisme est un absolu réalisme, et aussi un radical matérialisme. En dehors de la « réalité » et de la « matière », il n’y a absolument « rien », selon eux. »

Pour ce qu’il en est de la Réalité, je pense en avoir fait justice…
Et à ce propos, j’aime beaucoup cette phrase qui n’est pas de moi : « Ce qui est, ment ! ».

Mais… De quelle « matière » s’agit-il ?
Il me semblait qu’il y a longtemps déjà, quelqu’un avait suggéré qu’il y avait une sorte d’équivalence (explosive !) entre matière et énergie. Dès lors parle-t-on de matière ou d’énergie ? Ne devrait-on pas plutôt dire que la « matière » n’est rien d’autre que de l’énergie organisée ?
Et l’énergie, c’est quoi au juste ? C’est « matériel » ?

Le rêve – dont on ne peut nier que les surréalistes y ont porté quelque intérêt – est-il « matériel » ?
La part que Grothendieck fait au rêve dans « Récoltes et Semailles » quant à son expérience des mathématiques, est-elle « matérielle »
La pensée est-elle « matérielle » ?
Le « Matérialisme Dialectique » de Marx est-il la même chose que ce que Marx appelle le « Matérialisme Bourgeois » ?

La matière est chose sociale. C’est une convention. Ce n’est rien d’autre que l’évidence mensongère par quoi se scelle l’échange. Topez-là !
Ce sur quoi les hommes font semblant d’être d’accord.

3 –
Je me désolidarise totalement du Breton tardif, et de son goût pour l’Alchimie et autres salades ésotériques. Sauf sur ce point fondamental et qui échappe à Breton (et à la plupart des surréalistes) et qui est que le grand œuvre de l’Alchimiste, n’est autre que l’Alchimiste lui-même, tel qu’il se forme et se transforme par l’aventure de son travail.

— Fin du commentaire de Joseph Rollin —

Voici maintenant ma réponse :

Bonjour,

Merci de votre commentaire. Il appellerait de longs développements. Mais je ne ferai ici que quelques réponses brèves, resserrées, indiquant cependant l’orientation générale de ma vision des choses.

1. « De même, qu’est-ce qui pourrait être « extérieur » à la réalité ? La réalité prise au sens ordinaire de « tout ce qui existe ».
Si Dieu est extérieur à la réalité, alors il n’existe pas. »

– Les mots « être » ou « exister » sont, en soi, assez problématiques. Il y a des bibliothèques entières à ce sujet. Il y a des langues où ces mots n’existent pas, d’ailleurs, comme le chinois. D’autres langues ont des grammaires où la notion d’être se conjugue très finement, avec plus de nuances qu’en français (ou en latin). Par exemple, Heidegger, dans son ‘Introduction à la métaphysique’, a brillamment montré toutes les nuances que la langue grecque permettait, avec les équivalences et les dualités : être/apparaître, être/devenir, être/penser, etc. . On ne peut donc absolument pas ignorer que le mot (français) « réalité » est très connoté culturellement et linguistiquement. Ce mot vient en effet du latin « res » (chose). Il s’oppose donc, conceptuellement, à tout ce qui précisément n’appartient pas à la catégorie de« chose » (par exemple, en tant que « chose » s’oppose à « concept », en tant que le « concept » n’est justement pas une « chose »). Ce genre de considération pourrait nous emmener loin. Je veux simplement dire ici que votre commentaire vous situe donc immédiatement dans une certaine orbite culturelle, linguistique et philosophique. Mais il en est bien d’autres….

Du point de vue de la « spéculation pure », on pourrait certes définir la « réalité » comme étant « tout ce qui existe », sans pour autant nier la possibilité d’autres formes d’ « existence » ou d’« être », qui ne relèveraient pas de cette définition. Sans préjuger de l’« existence » ou de la « non-existence » d’un Dieu, on pourrait par exemple spéculer (au moins en théorie) que si un Dieu « créateur » a créé l’ « être » et « l’existence » en vue de sa propre Création, alors, toujours en théorie, ce Dieu serait en quelque sorte (au moins conceptuellement) « au-dessus » ou « en dehors » des notions philosophiques (immédiatement intuitives) d’«  être » ou d’« existence », telles que nous les utilisons quotidiennement. Ces deux concepts (« être » et « existence ») ne s’appliqueraient pas à l’« essence » même de ce Dieu (hypothétique) puisque c’est ce Dieu qui les aurait « créés ». Encore une fois, je ne préjuge pas de l’existence ou de l’existence d’un tel Dieu, je dis simplement que ma spéculation (« pure ») m’incite à considérer de telles questions, qui me semblent porter la discussion à une sorte de méta-niveau, un niveau qui se trouve donc « au-dessus » de simples assertions comme « Dieu existe », « Dieu n’existe pas », « la Réalité est réelle », ou « Rien n’est réel ».

2 « Nous autres surréalistes, faisons souvent une distinction entre la Réalité et le Réel.
Le Réel est ce qui change et évolue et dont ne nous savons en fait rien du tout. »

Je suis bien d’accord avec vous que « nous ne savons en fait rien du tout ». Mais j’aime, pour ma part, la « spéculation pure » que Breton et les surréalistes semblent conchier. De nombreuses philosophies (incompatibles entre elles) s’arrogent une sorte de monopole sur des notions comme celles de Réalité ou de Réel, dont je viens tout juste de dire qu’elles sont connotées et même déterminées, culturellement et linguistiquement. Ainsi, toujours « en théorie », et pour le besoin de la « spéculation pure », on ne peut ignorer (en toute bonne foi) que des mystiques emploient ces mots dans un tout autre sens. Par exemple, Adrienne von Speyr écrit : « Face à notre réalité, Dieu est surréalité, une surréalité qui ne dépasse pas seulement par sa démesure, mais aussi par son contenu qui excède à l’infini et en tout point notre connaissancei ». Encore une fois, je ne discute pas ici du point de vue de von Speyr en tant que tel, mais je me contente d’observer qu’elle emploie le même mot (surréalité) que les « surréalistes », mais dans un sens et avec une acception complètement différents. Autrement dit, personne n’a de monopole sur les mots. Ni sur les pensées que ces mots provoquent. Autrement dit, et pour surenchérir sur la formule de Shakespeare, il y a beaucoup plus de choses dans le monde que n’en contiennent toutes nos philosophies, toutes nos langues, toutes nos intuitions, toutes nos croyances. Autrement dit, nous n’avons encore rien vu. Homo soi-disant sapiens n’est (en réalité) pas très sapiens, et il est encore dans les vagissements de l’enfance….

La raison d’être de ce blog est avant tout de tenter une réflexion anthropologique comparative. Je ne détiens aucune vérité. Tout, je dis bien tout, reste encore à découvrir. La seule vérité à laquelle je tiens vraiment, c’est de croire que je ne sais vraiment rien de la vraie vérité. Et que je ne supporte plus aucun slogan, quel qu’il soit.

— Fin de ma réponse au commentaire de Joseph Rollin–

In cauda venenum : Je considère que la célèbre formule anarchiste, « Ni Dieu, ni maître », est d’abord, et encore un slogan. Comme tous les autres slogans, je la récuse donc a priori. Car un slogan est encore une sorte de « maître à penser » (courtement).

iCitation extraite du livre de Hans Urs von Balthazar. Adrienne von Speyr et sa mission théologique. Médiaspaul, Paris, 1985, p. 119

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