La
conception juive du rapport avec Dieu a été symbolisée, dès
l’origine, par la figure de « l’alliance », telle que conclue
initialement avec Abraham et renouvelée avec Moïse (alliance valant
pour le peuple tout entier et les innombrables générations).
Puis,
avec les prophètes ultérieurs, le contenu de cette « alliance »
évolue et prend le sens de « fiançailles » (éternelles) et
d’un « mariage » (indissoluble) entre Dieu et Israël. « Et
je te fiancerai à moi pour l’éternité; tu seras ma fiancée par la
droiture et la justice, par la tendresse et la bienveillance. »
(Osée 2,21)
L’alliance
« contractuelle », quasi-juridique par son caractère formel
et inaliénable, se double alors d’un lien « d’amour ».
Dans
la conception chrétienne, on retrouve cette double relation
d’alliance et d’amour entre Dieu et l’Église, encore renforcée
par le sacrifice unilatéral que Dieu consent en la personne de son
« Fils ».
Ces
deux conceptions, la juive et la chrétienne, des relations entre
Dieu et son « peuple », sont d’apparition assez tardive dans
l’échelle des temps, puisqu’elles datent d’environ trente et vingt
siècles respectivement.
Par
contraste, si l’on remonte plus avant, et que l’on cherche dans la
profondeur immense de l’Antiquité païenne, on constate qu’aucun
« contrat », aucune « alliance » avec le divin ne se
laissent nettement voir. Il y règne un tout autre climat. Le
chamanisme, l’ancienne religion égyptienne, les religions à
mystères, les religions de la Grèce ancienne, qu’elles soient de
type apollinien ou dionysiaque, ne se laissent pas réduire à la
sécurité apparente d’un « contrat »ou d’une « alliance »,
en l’occurrence totalement disproportionnée entre la Divinité
toute-puissante et l’Homme si faible.
Dans
ces temps archaïques, le divin pouvait sans doute être perçu sous
les espèces du mystère, du « numineux », de l’effroi, de la
terreur, ou de l’incompréhension. Les attitudes adoptées
impliquaient, en retour, le respect, le scrupule, la prudence et une
vigilance rigoureuse dans l’observation des rites divers.
Si
l’on cherche à comprendre ce que pouvait ressentir au fond de son
« âme » le « croyant » de ces hautes époques,
par-delà la bigarrure infinie des rites spécifiques, on trouve deux
attitudes fondamentalement différentes, tournées vers deux types
(sublimés) de rapports avec le divin: la « possession » et
l’ « extase ».
La
« possession », c’est l’homme entièrement submergé,
ici-bas, par la divinité.
L' »extase »,
c’est l’homme qui franchit tous les cieux pour la chercher et
l’atteindre.
Le
plus grand des poètes témoigne qu’il est lui-même un « possédé »:
« C’est un dieu qui a implanté toutes sortes de chants dans mon
esprit », dit Homère (Odyssée 22, 347).
Qu’elle soit due à l’opération d’un daimon, ou bien à l’entraînement irrésistible de l’individu dans la folie collective (atê: « insufflation divine de la folie« ), ou encore aux thiases dionysiaques des bacchanales provoquant « l’enthousiasme » (entheos, « animé d’un transport divin », enthousiazo, « être inspiré par la divinité »), la divinité peut prendre « possession » de tout l’homme, corps et âme.
A
l’exact opposé d’une telle « descente » du divin « dans »
l’âme de l’homme (descente pendant laquelle il en prend entièrement
« possession »), l' »extase » (du grec ekstasis,
littéralement « sortie hors de ») procède d’un mouvement
inverse, d’une « montée » de l’âme humaine, s’élevant
infiniment vers les hauteurs (apparemment) inaccessibles du divin.
Le
prototype (l’archétype?) multi-millénaire de l’extase est la sortie
chamanique hors du corps, suivi du voyage de l’âme dans les royaumes
des esprits, voyage réussi par quelques individus choisis, ayant été
capables de s’élever infiniment haut dans la poursuite de la vision
divine, et d’en être revenus, sains et saufs.
Psychologiquement,
on pourrait remarquer que la « possession » dionysiaque est
associée à des phénomènes irrésistibles d’extraversion
collective, et que l' »extase »chamanique peut être comparée
à une révélation personnelle, plus « introvertie », plus
« apollinienne ».
L’ancienne
langue grecque rend compte de ces phénomènes, avec le verbe
daimonaô qui signifie « être au pouvoir d’un dieu, être
possédé, avoir l’esprit égaré », et le mot daimon
signifiant originairement « puissance divine ». Ce terme
s’emploie chez Homère pour désigner un dieu que l’on ne veut pas ou
que l’on ne peut pas nommer, d’où les sens de divinité mais aussi
de destin.
L’étymologie
de daimon est dérivée de daiô, « diviser,
partager », ou, selon d’autres sources, de daô, daènai,
« enseigner, connaître, savoir ». Chantraine
donne à daimon
la même étymologie que daiomai, avec le sens de
« puissance qui attribue », d’où « divinité, destin. »
Notons
encore la grande antiquité de l’adjectif daimonios: « qui
agit en suivant l’avertissement d’un daimon, qui a un
rapport avec un daimon, qui est possédé d’un dieu ».
E.R.
Dodds, dans Les Grecs et l’irrationnel, distingue nettement
ces deux genres d’expérience religieuse, qu’il attribue
respectivement aux cultes dionysiaques et apolliniens, pour les
opposer: « Les deux grandes techniques dionysiaques — l’usage du
vin et celui de la danse religieuse — ne jouent absolument aucun
rôle dans la production de l’extase apollinienne. »i
Mais
à y regarder de plus près, le culte d’Apollon (censé être
« extatique ») pouvait aussi relever de la « possession ».
La Pythie de Delphes devenait en effet entheos, pleine du
Dieu: le dieu entrait en elle et se servait de ses organes vocaux
comme s’ils étaient les siens: les discours delphiques d’Apollon
sont toujours mis à la première personne, jamais à la troisième,
souligne Dodds.
Réciproquement,
les « enthousiasmes » dionysiens vont jusqu’à l’ômophagos
charis, la manducation (homophagie) du Dieu. Dionysos est
appelé Lusios, le « Libérateur ». Le but ultime de
son culte était précisément d’atteindre ainsi l’ekstasis
par sa dévoration.
Malgré
ces similarités, empiétements et chevauchements, il importe de
distinguer la doctrine de la « possession »où le Dieu joue
le rôle essentiel et la doctrine « chamaniste » de l’extase,
selon laquelle toute « folie » prophétique ou poétique
reste due à une faculté innée de l’âme elle-même.ii
Le
poète ne demande pas à être « possédé »
ou à tomber en « extase »:
il désire seulement
servir d’interprète à la Muse,
il désire recevoir d’elle
une connaissance
supranormale, sans être
« possédé »par
elle.
Démocrite soutient que les meilleurs poèmes sont composés « avec inspiration et un souffle saint »iii et que la poésie est « une révélation à côté et au-dessus de la raison ».iv
Pindare
évoque le moment où, dans l’immédiate proximité de la mort,
subsiste encore en l’homme une « image de la vie » (aiônos
eidôlon), une image qui est « vivante » et « qui
vient des dieux »:
« Le corps de chaque homme subit l’appel de la mort qui a toute maîtrise; mais une image de la vie subsiste encore, vivante, car cela seul vient des dieux. Elle sommeille quand les membres sont actifs; mais quand l’homme dort, elle montre souvent, dans les rêves, quelque décision de joie ou d’adversité à venir. »v
Platon
explore aussi, dans ce sens, ce qui se passe aux confins de la mort:
« Nombre de cultes ont été, et continueront à être fondés
par suite de rencontres en rêve d’êtres surnaturels,
de présages, d’oracles, et par suite de visions au moment de la
mort. »vi
Il
faut prendre les poètes au mot. Loin de divaguer, ils sont des
témoins de premier ordre, des témoins de visu:
« Lorsque Hésiode nous dit que les Muses lui parlèrent sur l’Hélicon (Théog.22), ce n’est pas une allégorie, ni une tournure poétique, mais bien un effort pour exprimer une expérience authentique sous une forme littéraire. En outre nous pouvons raisonnablement accepter comme historiques la vision de Pan qu’eut Philippide avant la bataille de Marathon, vision dont le résultat fut l’établissement d’un culte de Pan à Athènes, et peut-être la vision qu’eut Pindare de la Mère des Dieuxvii sous l’apparence d’une statue de pierre. »viii
De
même, on peut évoquer la rencontre de Pindare avec Alcméon sur la
route de Delphesix:
« Et
moi je jette aussi avec joie des couronnes sur Alcméon, et je
l’arrose de mes hymnes. Car il habite près de moi, il veille sur mes
biens, il s’est
montré à moi
lorsque j’allais vers le centre illustre du monde, et s’est livré à
l’art de prédire, héréditaire dans sa famille.
Ἀλκμᾶνα
στεφάνοισι βάλλω, ῥαίνω δὲ καὶ
ὕμνῳ,
γείτων ὅτι μοι καὶ κτεάνων
φύλαξ ἐμῶν
ὑπάντασεν ἰόντι γᾶς
ὀμφαλὸν παρ᾽ ἀοίδιμον,
μαντευμάτων
τ᾽ ἐφάψατο συγγόνοισι τέχναις.
D’où
vient cette puissance chamanique de l’âme?
Xénophon
propose cette explication: « C’est dans le sommeil que l’âme
(psychê) montre le mieux sa nature divine; dans le sommeil
elle jouit d’une certaine prescience intuitive; et cela, semble-t-il,
parce que dans le sommeil, elle est plus libre. »x
Il soutient ensuite que, dans la mort, il faut s’attendre à ce
qu’elle soit encore plus libre, car la psychê est le soi
vivant.
Au 5ème siècle av. J.-C., le mot psychê a pu avoir « quelque vague relent de l’insondable et de l’inquiétant, mais ce qui est certain, c’est qu’il n’avait assurément pas le moindre soupçon d’acception métaphysique. L’âme n’était pas du tout prisonnière récalcitrante du corps; c’était la vie ou l’esprit du corps, et elle s’y trouvait parfaitement à l’aise. C’est ici que la nouvelle structure religieuse apporta sa contribution décisive: en attribuant à l’homme un soi occulte d’origine divine, et en opposant ainsi le corps et l’âme, elle introduisit dans la culture européenne une nouvelle interprétation de l’existence humaine, l’interprétation qu’on appelle puritaine. »xi
Pour
Pindare et Xénophon, la psychê est plus active quand le
corps est endormi, ou même, comme le souligne Aristote, quand il est
à l’article de la mort.
Bien loin d’être nées dans la Grèce ancienne, de telles croyances faisaient déjà partie intégrante, depuis des milliers d’années, de la culture chamanique (mondiale). Ces idées ont pu pénétrer par le nord de la Grèce au 5ème siècle av. J.-C., sans doute suite à l’influence du chamanisme sibérien.
Mircea
Eliade, qui a consacré au chamanisme une étude qui fait toujours
référence, montre que le chaman passe à volonté dans un état de
dissociation mentale susceptible de le conduire à une « sortie »
hors de son corps. Dans cet état « extatique » (au sens
propre), il n’est pas « possédé » par un esprit étranger.
C’est son âme même, parfaitement « consciente », qui
réussit à quitter le corps et à voyager vers le « haut »,
vers le monde des esprits, puis vers le monde ineffable des Dieux.
Ce
monde est habituellement jugé inaccessible (ou bien considéré
comme totalement inexistant, et comme pure fabulation) par le commun
des mortels, du moins par tous ceux qui n’ont absolument aucune idée
de la réalité et de la vérité de l’expérience chamanique.
Pourtant,
c’est l’expérience spirituelle la plus ancienne — et la moins
dogmatique — de toute l’histoire de l’humanité, et elle continue
d’ailleurs de produire des initiés aujourd’hui encore, dans toutes
les parties de la Terre.
L’expérience
religieuse du type chamanique n’est pas collective, elle est
essentiellement individuelle; aussi pouvait-elle trancher
radicalement dans la Grèce ancienne avec les extases collectives des
bacchanales dionysiaques, et avec leur sanglantes conséquences.
L’influence
du chamanisme fut si importante dans la civilisation grecque que
Dodds a pu désigner Pythagore comme « le plus grand chaman
grec ».
Empédocle,
qui fut son disciple, disait pour sa part que Pythagore avait
accumulé sa sagesse au cours de ses dix ou vingt vies précédentes.
Mais cette croyance affichée en la métempsycose n’était pas le plus important.
Il
y avait plus à dire.
Pythagore
affirmait
à ses disciples,
non seulement qu’ils
revivraient,
mais
qu’ils deviendraient
des « dieux »
(daimon).xii
Empédocle,
dans le fragment 23, rappelle à son interlocuteur, comme s’il
s’agissait d’une évidence tangible et d’un fait absolument
indéniable: « tu as entendu le récit d’une déesse » – (la
Muse).
Et
dans le fragment 15, Empédocle évoque avec une sorte d’ironie
métaphysique « ce que les gens appellent la vie », pour lui
opposer l’idée d’ une vie plus vraie, plus réelle, qui se tient en
dehors de cette vie, — avant la naissance et après la mort.
Pythagore
et Empédocle, « chamans grecs », croyaient à la
réincarnation, à la métempsycose.
Mais
pouvaient-ils expliquer le malheur du monde et la souffrance des
hommes?
C’est
Hippodamas qui fut le premier Grec à s’exclamer:
« D’où
est venue l’humanité, et d’où vient sa méchanceté? » xiii
Pourquoi
les dieux toléraient-ils tant de malheurs humains, et surtout la
souffrance, imméritée, des innocents ?
Selon
la théorie de la réincarnation aucune âme humaine n’est innocente.
Le
corps (soma) est comparé au tombeau (sêma) dans
lequel gît la psychê morte, dans l’attente de sa
résurrection à la vraie vie, — qui est une vie sans le corps.
On
en induit que cette psychê n’est pas ce qui incarne le divin
en l’homme.
Cette
essence divine, ce « Soi » qui persiste à travers les
réincarnations successives, Empédocle l’appelle « daimôn »
(« puissance divine »), et non pas « psychê« .
La
fonction de ce daimôn est d’incarner la divinité (en
puissance) de l’individu.
De
même que dans de nombreux endroits de la Terre, l’on voit des signes
irréfutables de l’accumulation de couches géologiques et de la
profondeur des âges, l’âme de l’homme aussi est un mille-feuilles,
stratifié en couches de croyances et d’inconscients
archi-millénaires.
Et
quoi de plus propice à la métaphore des « couches géologiques »
qu’un récit des origines?
Pausanias
(2ème siècle av. J.-C.) a repris le récit d’Onomacrite (6ème
siècle av. J.-C.) selon lequel les méchants Titans s’emparèrent de
Dionysos nouveau-né, le déchirèrent, le rôtirent, le mangèrent.
Ils furent alors « foudroyés » par Zeus. De leur restes
encore fumants surgit la race humaine. Celle-ci est donc issue à la
fois de la chair brûlée des Titans, mais aussi d’un peu de la chair
(mangée) de Dionysos, et de son âme divine, qui perdure encore en
eux comme un Soi divin, caché.
Dans
le Ménon, Platon, citant Pindare, fait allusion au
« prix d’un grief ancien » et à la responsabilité des
hommes dans la mort de Dionysos.
Comment
ne pas voir que s’accumulent dans ce mythe toujours vivant les
couches de divinité, de méchanceté, de culpabilité et d’humanité?
Les
Upanishads, la religion mosaïque (telle que réinterprétée par
Freud), tout comme la théologie chrétienne, trouvent le moyen de
concilier la culpabilité héréditaire et collective de l’humanité
entière, et la responsabilité morale individuelle.
Le
mythe des Titans mêle géologiquement la chair brûlée et le Dieu
vivant, la faute et le salut,
la méchanceté et l’humanité,
le sentiment « apollinien » d’un
divin immensément éloigné
et le sentiment « dionysiaque » de
son identité avec
le Soi de chaque homme.
Aristote
suggère qu’Hermotime fut sans doute le premier philosophe, avant
même Anaxagore, à affirmer le rôle de l’Esprit, du Noûs.
comme créateur de l’univers. Mais il ajoute que c’est un poète,
Hésiode, qui les a en réalité précédés dans cette intuition des
origines:
« Une
intelligence est la cause de l’arrangement et de l’ordre de l’univers
(…) Nous savons avec certitude qu’Anaxagore entra le premier dans
ce point de vue; avant lui Hermotime de Clazomène paraît l’avoir
soupçonné. Ces nouveaux philosophes érigèrent en même temps
cette cause de l’ordre en principe des êtres, principe doué de la
vertu d’imprimer le mouvement. On pourrait dire qu’avant eux Hésiode
avait entrevu cette vérité, Hésiode ou quiconque a mis dans les
êtres comme principe l’amour ou le désir, par exemple Parménide.
Celui-ci dit en effet: « Il fit de l’amour le premier de tous les
Dieux ».xiv
Le
poète Hésiode avait dit, bien avant que ne viennent le répéter
les « prophètes » ou les « philosophes »:
« Avant
toutes choses était le chaos; ensuite, la terre au vaste sein…
puis l’amour, le plus beau de tous les immortels. »
iE.R.
Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Ed. Flammarion. 1977, p.76
iiE.R.
Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Ed. Flammarion. 1977, p.78
iiiDémocrite,
fragments 17 et 18
ivE.R.
Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Ed. Flammarion. 1977, p.90
vPindare.
Fragment 116B
viPlaton,
Epinomis 985c
vii
Pyth. 3.79
viiiE.R.
Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Ed. Flammarion. 1977,
p.122
ixPindare.
Pyth 8.59 Epistrophe 3
xCité
par E.R. Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Ed. Flammarion.
1977, p.130
xiE.R.
Dodds. Les Grecs et l’irrationnel. Ed. Flammarion. 1977,
p.143-144
xii
Jamblique Vit. Pyth. 90-93, 140,147
xiii
Jamblique, Vit Pyth 82
xivAristote,
Met. 984b 19
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