Un monceau de mensonges, un tsunami de veulerie


« Monceau de mensonges »  ©Philippe Quéau 2023 ©Art Κέω 2023

Dans l’ensemble infini des nombres entiers, chacun d’entre eux peut être considéré de façon singulière, avec sa propre identité, sa signification cachée, et sa charge symbolique. Les nombres les plus simples sont les plus lourds de sens et offrent la plus grande résonance. Le nombre 1 est le premier d’entre tous les nombres, et il est le symbole de l’unité. Sa valeur métaphysique n’a pas besoin d’être soulignée, puisqu’il résume à lui seul tout le credo des monothéismes. En un sens, il résume aussi toute la série des nombres entiers, car il les engendre tous, en s’ajoutant à lui-même. Il est donc à la fois le symbole de l’unité et de la totalité. Quelle responsabilité ! Les nombres suivants, le 2, le 3, ou le 4, qui s’en déduisent immédiatement, possèdent aussi des gammes de sens et des résonances symboliques fort étendues. Pythagore et Platon étaient particulièrement sensibles à la puissance imaginaire des nombres, au point de leur attribuer une portée métaphysique. Ils associaient notamment les premiers nombres entiers aux fonctions supérieures de l’âme. Le 1, qui représente à l’évidence l’« un » ou « l’unité », évoque aussi pour Platon l’intelligence, parce que celle-ci est tout entière « unifiée » dans sa volonté de compréhension, dans sa capacité d’intuition. En tant qu’elle est « une », l’intelligence est en mesure de saisir l’unité de ce qu’elle appréhende. En conceptualisant ce qu’elle « comprend », elle fait participer à sa propre unité essentielle l’objet de son intellection.

Le 2, qui symbolise le « deux » ou la « dualité », connote pour Platon la science, parce que celle-ci part d’un principe, ou d’une hypothèse pour en tirer une conclusion. Elle va de l’un pour aller vers l’autre, et ce faisant, par ce mouvement même de la pensée, elle engendre l’idée métaphysique du deux.

Le 3, qui incarne le « trois » ou la « trinité », est le nombre associé par Platon à l’opinion. L’opinion va de l’un vers le deux, parce qu’elle part d’un principe ou d’une hypothèse pour évoquer deux conclusions opposées – « l’une conclue, l’autre crainte », comme le dit Aristote, dans son commentaire de Platon. L’opinion ne ressortit pas à la science parce qu’elle introduit ainsi, entre le principe et la conclusion, un troisième élément, chargé d’une sorte d’ambiguïté, d’incertitude, la possibilité d’une autre conclusion, contraire à l’idée a priori reçue, bref l’idée du doute de la pensée elle-même sur elle-même.

Le 4, qui dénote le « quatre » ou la « quaternité », est associé par Platon au sens, ce mot sens étant pris au sens de « perception ». En effet, la quaternité « consiste en quatre angles ». Elle évoque donc l’idée de l’objet matériel, du corps sensible, et ce qu’il donne à percevoir.

Pour résumer, les quatre premiers nombres entiers symbolisent les quatre principes de toute connaissance, à savoir, l’intelligence, la science, l’opinion et le sens. Sur un plan plus métaphysique, ces quatre nombres symbolisent aussi le fait que l’âme participe intimement de la nature de l’unité, de la dualité, de la trinité et de la quaternité.

Platon en tire une conclusion supplémentaire, plus générale encore. Il en déduit que l’âme est « séparée » (du corps, et de la matière). Puisque l’âme participe intimement de ces quatre nombres inaltérables, éternels, et que ces nombres lui servent de principes constitutifs, essentiels, c’est là une preuve que l’âme est elle aussi « séparée » du monde de la matière, qui reste indiscriminée, confuse. C’est aussi un indice qu’elle est éternelle au même titre que les idées de l’un et du deux, ou du trois et du quatre.

La philosophie platonicienne baigne dans une ombre profonde, venue des temps les plus anciens. Mais cette antique obscurité n’en est pas moins zébrée de lueurs vives, d’éclairs incandescents. Il ne faut pas avoir la vue basse, et, à l’instar de cet oiseau des montagnes capable de fixer le soleil sans ciller, il faut avoir envie de s’élever vers les plus hautes des cimes. Les vues de Platon, d’ailleurs, n’étaient pas seulement les siennes propres. Dans sa Théologie platonicienne, Marsile Ficin reconnaît dans la construction de l’imaginaire platonicien le flux nourricier de Temps bien plus anciens, un temps immémorial où vécurent prophètes, aruspices, auspices, astrologues, mages, sibylles ou pythies. Ficin ajoute à cette longue liste une référence aux anciens prêtres égyptiens : « Quand l’âme de l’homme sera tout-à-fait séparée du corps, elle embrassera, les Égyptiens le croient, tout pays et toute époquei. »

Marsile Ficin était un philosophe de la première et florissante Renaissance italienne. Il avait pour sa part, comme d’autres en son temps, renoué avec les profonds mystères de l’Orient. Heureuse époque, qui croyait positive et constructive la « craseii » des cultures et des civilisations, l’embrassement de tout pays et de toute époque.

Combien désespérante et appauvrie me paraît, en parfait contraste, notre prétendue civilisation, si barbare, si dénuée de tout principe de mélange, d’alliage et d’alliance, et ceci dans les centres mêmes où elle est censée avoir initialement germé.

On parle de la prochaine « grande extinction » des espèces, dans le contexte de la crise climatique. Il faudrait aussi appliquer ce mot « extinction » à toutes les formes de la sagesse et de l’intelligence humaine. Nous sommes en danger imminent de mort intellectuelle et morale. Et ceci dans un orage d’hypocrisie, un monceau de mensonges, un tsunami de veulerie.

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iMarsile Ficin. Théologie platonicienne.

iiLe mot crase est emprunté au grec κρᾶσις, krãsis , « mélange, alliage », mais avec, ici, une nuance de sens un peu différente de celles que les dictionnaires proposent, lesquelles s’appliquent habituellement dans le contexte de la linguistique ou de la médecine. Comme des mots qui se suivent peuvent s’agglutiner et fusionner en partie dans la bouche qui les prononce, les civilisations et les cultures, surtout à leur stade initial ou terminal, ont tendance à se mélanger à d’autres qu’elles, pour en tirer quelque nouveau souffle, quelque inspiration ou une nouvelle façon d’articuler des bribes de sens.

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