Jung affirme qu’il existe dans l’âme des choses qui ne sont pas faites par le moi, mais qui se font d’elles-mêmes et qui ont leur vie propre.i
« Tous mes écrits me furent imposés de l’intérieur. Ils naquirent sous la pression d’un destin. Ce que j’ai écrit m’a fondu dessus, du dedans de moi-même. J’ai prêté parole à l’esprit qui m’agitait ».ii
« En moi il y avait un daimon qui, en dernier ressort, a emporté la décision. Il me dominait, me dépassait ».iii
« J’ai fait l’expérience vivante que je devais abandonner l’idée de la souveraineté du moi. De fait, notre vie, jour après jour, dépasse de beaucoup les limites de notre conscience, et sans que nous le sachions, la vie de l’inconscient accompagne notre existence ».iv
L’inconscient est illimité, et il « dépasse » le conscient, qui lui reste nécessairement limité.
L’inconscient est illimité parce qu’il est un processus. Les rapports du moi à l’égard de l’inconscient et de ses contenus déclenchent une série d’évolutions, une métamorphose de la psyché, v une métanoïavi, littéralement une ‘conversion’, un ‘changement d’esprit’.
Seul l’inconscient est vraiment réel, — et le moi conscient manque de réalité, il est une sorte d’illusion.
« Notre existence inconsciente est l’existence réelle, et notre monde conscient est une espèce d’illusion ou une réalité apparente fabriquée en vue d’un certain but. »vii
Le mot ‘inconscient’ est un mot qui relève de la psychologie des profondeurs, mais ce qui importe c’est la ‘réalité’ que ce mot recouvre. Et notre compréhension de la réalité de l’ ‘inconscient’ change tout-à-fait d’échelle simplement par la magie d’une appellation ‘mythique’, si on l’appelle ‘Dieu’ par exemple.
« Je préfère le terme d’ ‘inconscient’ en sachant parfaitement que je pourrais aussi bien parler de ‘Dieu’ ou de ‘démon’, si je voulais m’exprimer de façon mythique. »viii
Si notre ‘inconscient’, traduit dans la langue des ‘mythes’ est ‘Dieu’ même, ce n’est pas l’idée de ‘Dieu’ qui s’en trouve diminuée, c’est bien plutôt la nature de notre ‘inconscient’ qui s’en trouve soudainement élevée à une hauteur prodigieuse.
Alors nous prenons conscience que notre ‘inconscient’ est comme ‘Dieu’ en nous. Et la vie de ‘Dieu’ en nous est aussi la vie (divine) du ‘mythe’ en nous. Et « seul un être mythique peut dépasser l’homme ».ix
« Ce n’est pas ‘Dieu’ qui est un mythe mais le mythe qui est la révélation d’une vie divine dans l’homme. Ce n’est pas nous qui inventons le mythe, c’est lui qui nous parle comme ‘Verbe de Dieu’.x«
Jung est un « psychologue », et la science nouvelle qu’il a contribué à façonner, d’abord en compagnie de Freud, puis en s’éloignant de ce dernier, lui a apporté gloire, fortune et reconnaissance.
Pourtant , de son aveu même (un aveu qui d’ailleurs resta longtemps caché dans ses écrits non publiés de son vivant), la psychologie n’était pour lui qu’une simple préparation au mystère.
La psychologie ne peut jamais que s’efforcer de fournir des méthodes pour une première approche de celui-ci.
Tout ce qu’il importe vraiment de reconnaître reste inaccessible à la science de la ‘psyché’.
« La psyché ne peut s’élancer au-delà d’elle-même (…) Nous ne sommes pas en état de voir par-delà la psyché. Quoi qu’elle exprime sur elle-même, elle ne pourra jamais se dépasser. (…) Nous sommes désespérément enfermés dans un monde uniquement psychique. Pourtant nous avons assez de motifs pour supposer existant, par-delà ce voile, l’objet absolu mais incompris qui nous conditionne et nous influence.xi«
Il faut reconnaître les limites qui entourent la ‘psyché’ de toutes parts, si l’on veut réellement tenter de lever le voile.
Lever le ‘voile’, vraiment? Est-ce seulement possible?
C’est dans son Livre rouge que Jung révèle ce qu’il a pu, pour sa propre part, et pour son propre usage, dévoiler, et qu’il indique jusqu’où il a pu cheminer — par-delà le voile.
Mais il s’agit là d’une tout autre histoire.
Je ne peux ici que l’introduire brièvement:
« J’ai, encore et toujours, accompli mon vouloir aussi bien que je le pouvais. Et ainsi j’ai assouvi tout ce qui était aspiration en moi. A la fin, j’ai trouvé que dans tout cela je me voulais moi-même, mais sans me chercher moi-même. C’est pourquoi je ne voulus plus me chercher en dehors de moi, mais en moi. Puis je voulus me saisir moi-même, et ensuite je voulus encore davantage, sans savoir ce que je voulais, et ainsi je tombai dans le mystère. »xii
Jung, « tombé dans le mystère »? Est-ce donc un abîme, un gouffre sans fond?
D’autres que Jung se sont aussi lancés à la poursuite du « mystère », avec un tout autre résultat, et ce qu’ils en racontent ne peut se résumer à la métaphore de la « chute ».
Ce sera l’objet d’un prochain billet…
iC.G. Jung. Ma vie,Gallimard, 1973, p. 293
iiC.G. Jung. Ma vie,Gallimard, 1973, p.355
iiiC.G. Jung. Ma vie,Gallimard, 1973, p. 560
ivC.G. Jung. Ma vie,Gallimard, 1973, p. 474
vC.G. Jung. Ma vie,Gallimard, 1973, p. 335
viIbid. p.515. Le mot métanoïa est composé de la préposition μετά (ce qui dépasse, englobe, met au-dessus) et du verbe νοέω (percevoir, penser), et signifie une ‘métamorphose’ de la pensée. Il désigne une transformation complète de la personne, comparable à celle qui se passe à l’intérieur d’une chrysalide.
viiC.G. Jung. Ma vie,Gallimard, 1973, p. 509
viiiC.G. Jung. Ma vie,Gallimard, 1973, p. 528
ixC.G. Jung. Ma vie,Gallimard, 1973, p. 26
xC.G. Jung. Ma vie,Gallimard, 1973, p. 534
xiC.G. Jung. Ma vie,Gallimard, 1973, p. 550-552
xiiC.G. Jung. Le Livre Rouge. Ed. L’Iconoclaste/ La compagnie du Livre rouge. Paris. 2012. p. 229