Bien sûr, les noms ne sont pas les choses. Ce qu’un nom nomme n’est jamais vraiment réel. Au contraire, tout nom voile ce qu’il est censé nommer, – il cache, bien plus qu’il ne révèle.
Al-Hallâj, martyr soufi, mort à Bagdad en l’an 922, avait développé une théorie sur le « voile du nom », ḥijâb al-ism. Le mot ḥijâb (حِجاب) possède une dimension philosophique. Il ne désigne pas ici le « voile » de la femme, lequel est plutôt appelé burqa‘ ou sitâr, en arabe classique. Pour Hallâj, il y a une nécessité qu’un « voile du nom » soit posé sur les choses, qu’un ḥijâb couvre d’un nom la face de tout ce qui est. C’est Dieu Lui-même qui est à l’origine de ce voile des noms porté sur les choses. Le voile est là pour le bien des hommes. Sans ce voile, la réalité parfaitement mise à nue, les aveuglerait, ou plutôt leur ferait perdre conscience d’eux-mêmes. Les hommes ont besoin qu’un voile soit posé sur tout ce qu’ils voient, et leur propre nature est elle-même recouverte, aux yeux de leur conscience, d’un « voile » dont ils n’ont pas même conscience.
Hallâj formule sa théorie ainsi : « Il les a revêtus (en les créant) du voile de leur nom, et ils existent ; mais s’Il leur manifestait les sciences de Sa puissance, ils s’évanouiraient ; et s’Il leur découvrait la réalité, ils mourraient. »i
Deux mille ans avant Hallâj, était déjà apparue l’idée juive que la mort est assurée pour tout homme qui voit Dieu face à faceii. Maintenant, avec Hallâj, on découvrait l’idée que la mort attend aussi l’homme qui voit, non pas ce Dieu terrible Lui-même, mais seulement le monde, et les choses, – sans leur voile.
Quel est la nature du ḥijâb posé sur le monde ? Hallâj pose cette question, et il y répond : « Le voile ? C’est un rideau, interposé entre le chercheur et son objet, entre le novice et son désir, entre le tireur et son but. On doit espérer que les voiles ne sont que pour les créatures, non pour le Créateur. Ce n’est pas Dieu qui porte un voile, ce sont les créatures qu’il a voilées. »iii Et Hallâj ne résiste pas ici à la joie d’un jeu de mots, presque intraduisible, mais pas complètement : « i‘jâbu-ka hijâbu-ka ». La langue arabe, friande d’allitérations et de paronomases, ne livre pas ses beautés d’emblée. Louis Massignon traduit cette formule, bien frappée, de la manière suivante : « Ton voile (hijâbu-ka), c’est ton infatuation ! (i‘jâbu-ka)»iv.
Le mot ‘infatuation’ comporte une nuance moralisante. L’homme fat, l’homme infatué de lui-même, plein de son orgueil, se rend par là aveugle à l’essence de la réalité qui l’entoure, alors que c’est elle qui, en réalité, le nanifie, en son immanence.
Après consultation de mes dictionnaires favorisv, je propose une autre nuance de traduction. Mot-à-mot : « Ton émerveillement, c’est ton voile ! ». La traduction du mot i‘jâb, إِءْجاب , par « émerveillement » est conforme à la leçon des dictionnaires. Une autre acception du mot i‘jâb est « admiration ». Ce mot provient de la racine verbale ‘ajiba, عَجِبَ, qui signifie « être étonné, être saisi d’étonnement à la vue de quelque chose ».
D’où vient alors la traduction proposée par Massignon ? Pourquoi traduire i‘jâb par « infatuation » ?
Massignon semble peut-être avoir eu en tête le mot ‘ujb ءُجْب , qui provient lui aussi de la même racine verbale ‘ajiba, bien qu’avec une phonétisation très différente de i‘jâb. Le mot ‘ujb signifie « fatuité, suffisance, admiration de soi-même », mais tant sa vocalisation que son acception sont très éloignées du mot i‘jâb.
Problématique du point de vue lexical et sémantique, la traduction de Massignon me paraît surtout teintée d’un fort pessimisme ontologique : l’homme, par sa « suffisance », par son « infatuation », serait censé avoir provoqué la pose d’un « voile » entre lui-même et le monde, et plus grave encore, entre lui-même et l’objet de sa recherche, le divin. L’homme fat s’admire lui-même, – comment pourrait-il s’émerveiller du divin ?
Je crois qu’il faut s’en tenir à la leçon des dictionnaires, et traduire i‘jâb non par « infatuation » mais par « émerveillement ». Dans sa recherche, il peut être donné à l’homme d’apercevoir un peu de la splendeur cachée, un peu de la gloire divine, et il en ressent de l’« émerveillement » (i‘jâb). Mais c’est alors qu’un voile (ḥijâb) est posé sur son esprit pour le protéger d’une trop grande lumière, et peut-être aussi pour l’inciter à poursuivre sa recherche.
L’émerveillement est, en soi, une merveille. Pourtant, il ne faut pas s’y arrêter. Cet émerveillement même, il faut maintenant le dépasser.
L’émerveillement est aussi un voile. Pourquoi ? Parce qu’il stupéfie et comble. Mais au-delà de ce voile de l’émerveillement, il y a un autre voile, celui de l’étonnement, qui incite, éveille, et met en marche.
Après son jeu de mots sur ḥijâb et i‘jâb, Hallâj doubla la mise, et joua à nouveau avec le verbe ‘ajibtu (« je m’étonne ») : ‘ajibtu minka wa minni. Mot à mot : « Je m’étonne de Toi et de moi. »
Nulle trace chez Hallâj de fatuité ou de vanité. Il y a seulement de l’étonnement, au sens le plus fort qui soit. L’âme de Hallâj est bouleversée par une intuition, double et fulgurante:
« Je m’étonne de Toi et de moi, – ô Vœu de mon désir !
Tu m’avais rapproché de Toi,
au point que j’ai cru que Tu étais mon ‘moi’,
Puis Tu T’es dérobé dans l’extase,
au point que tu m’as privé de mon ‘moi’, en Toi.
Ô mon bonheur, durant ma vie,
Ô mon repos, après mon ensevelissement !
Il n’est plus pour moi, hors de Toi, de liesse,
si j’en juge par ma crainte et ma confiance,
Ah ! dans les jardins de Tes intentions j’ai embrassé toute science,
Dans le cheminement du mystique soufi, il y a trois phases, l’ascèse du murîd, ‘celui qui désire Dieu’, la purification passive du murâd, ‘celui que Dieu désire’, et l’union proprement dite, quand le mystique devient mulâ‘, ‘celui à qui tout obéit’. Hallâj les décrit ainsi : « Renoncer à ce bas monde c’est l’ascèse du sens ; – renoncer à l’autre vie, c’est l’ascèse du cœur ; – renoncer à soi-même, c’est l’ascèse de l’Esprit. »vii Au dernier stade, l’esprit du mulâ‘ se mélange intimement avec l’Esprit divin. Il y a fusion complète, indiscernable, du moi (humain) avec le Toi (divin).
« Ton Esprit s’est emmêlé à mon esprit, tout ainsi
Que se mélange le vin avec l’eau pure.
Aussi, qu’une chose Te touche, elle me touche.
Voici que ‘Toi’, c’est ‘moi’, en tout.
(…)
Je t’appelle…non, c’est Toi qui m’appelle à Toi !
Comment aurais-je dit ‘c’est Toi !’ – si Tu ne m’avais dit ‘c’est Moi !’ ? »viii
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iSulamî, tabaqât ; Akhb., n°1. Cité par Louis Massignon. La passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj. Tome III. Gallimard. 1975, p. 183.
Un jour, un homme du nom d’Arjuna se vit instruire de la « sagesse la plus secrète », du « secret d’entre les secrets », de la « connaissance la plus pure », du « savoir, roi entre toutes les sciences ». Du moins c’est ainsi que la Bhagavadgītā (भगवद्गीता) présente la chose. Si, alléché par la promesse d’un festin cognitif, le lecteur se plonge aujourd’hui dans ce texte, que trouve-t-il ? En quelques paroles décisives, la raison humaine se voit dépouillée de tout, et réduite à la mendicité. La nature humaine est comparée à de la « poussière », et inexplicablement, elle est aussi promise à une très haute destinée, une gloire future, quoique encore embryonnaire, infiniment distante. Face à ce mystère ainsi annoncé, la raison est invitée à scruter son fonds, et sa fin. Une personne qui se désigne elle-même comme le « Seigneur » parle à la raison humaine, qui écoute :« Cet univers est tout entier pénétré de Moi, dans Ma forme non manifestée. Tous les êtres sont en Moi, mais je ne suis pas en eux. Dans le même temps, rien de ce qui est créé n’est en Moi. Vois Ma puissance surnaturelle ! Je soutiens tous les êtres, Je suis partout présent, et pourtant, Je demeure la source même de toute création. »i
Si l’on prend ces mots au premier degré, on apprend de ce texte que le Seigneur (suprême) peut, si l’envie l’en prend, descendre en ce monde, empruntant une forme humaine, et s’exprimer. Le risque pris est évident. Comment un tel Dieu peut-il seulement vouloir se réduire à une forme si insignifiante ? Et sera-t-il seulement pris au sérieux ? « Les sots Me dénigrent lorsque sous la forme humaine Je descends en ce monde. Ils ne savent rien de Ma nature spirituelle et absolue, ni de Ma suprématie totale. »ii
Il n’est pas sans intérêt de souligner que la Bible hébraïque exprima une idée étrangement analogue. Un jour, trois ‘hommes’ vinrent à la rencontre d’Abraham, dont le campement était installé près du chêne de Mambré. L’un d’entre eux était dénommé YHVH, un nom un peu difficile à prononcer (mais pas complètement imprononçable), du moins si l’on en croit la manière dont ce nom est vocalisé dans le texte de la Genèse. Cet « homme » prit la parole et s’adressa à Abraham. On connaît la suite…
Est-il pertinent de comparer l’expérience vécue par Arjuna et celle vécue par Abraham ? Ne sont-ce pas des mythes ? L’homme moderne n’a-t-il pas dépassé depuis longtemps le stade de la mythologie ? C’est fort possible. Mais mon propos n’est pas de qualifier la nature réelle de ces deux « descentes » du divin auprès de deux hommes très différents par leur culture et leur disposition générale. Ce qui m’intéresse, c’est qu’il soit possible d’effectuer une comparaison anthropologique entre ces deux expériences, sans avoir besoin d’entrer en quelque matière théologique.
Dans le Véda, le Seigneur (suprême) est infiniment élevé, Il est transcendant, absolu, et Il est aussi tolérant. La Bhagavadgītā reconnaît volontiers que nombreuses sont les façons qu’ont les hommes de Le considérer. Il y a des hommes pour qui Il est la Personne suprême, originaire. Il y a des hommes qui se prosternent, en témoignage d’amour et de dévotion. Il y a des hommes qui L’adorent comme étant l’Unique. D’autres L’adorent dans son Immanence, dans la diversité infinie des êtres et des choses, et d’autres encore comme « forme universelle ».iii
Le Seigneur, tel que présenté dans la Bhagavadgītā, est unique, absolu, transcendant, immanent, universel. Si l’on voulait résumer cet Un en un mot, on pourrait aussi dire qu’Il est Tout en tout.
« Mais Moi, Je suis le rite et le sacrifice, l’oblation aux ancêtres, l’herbe et le mantra. Je suis le beurre, et le feu, et l’offrande. De cet univers, Je suis le père, la mère, le soutien et l’aïeul, Je suis l’objet du savoir, le purificateur et la syllabe OM. Je suis également le Rig, le Sâma et le Yajur. Je suis le but, le soutien, le maître, le témoin, la demeure, le refuge et l’ami le plus cher, Je suis la création et l’annihilation, la base de toutes choses, le lieu du repos et l’éternelle semence (…) Je suis l’immortalité, et la mort personnifiée. L’être et le non-être, tous deux sont en Moi, ô Arjuna. »iv
Dans une conférence, donnée à Londres en 1894, sur le Védanta,v Max Müller explique que l’Esprit Suprême est appelé bráhman, dans la tradition védique. Ce nom s’écrit ब्रह्मन्, en sanskrit. C’est un nom du genre neutre, avec l’accent tonique mis sur la racine verbale BRAH-, portée au degré plein – ‘guṇa’. Le sanskrit, comme l’hébreu biblique, ne fait pas la différence entre majuscules et minuscules, contrairement au grec ou au latin. Cependant, les noms propres, comme Arjuna, sont dotés d’une majuscule dans leur transcription dans les langues indo-européennes. Dans le cas de bráhman, l’usage est d’écrire ce nom sans majuscules parce que ce n’est pas là un nom de personne, mais un principe abstrait, un concept.
De fait, cette abstraction permet au bráhman d’être, en principe, un concept réellement universel. D’ailleurs, selon la Bhagavadgītā, cette abstraction, ce principe, dit à son propos : « Même ceux qui adorent des idoles m’adorent ».
Müller précise que, dans le cadre de la philosophie védanta, ce principe suprême, le bráhman,est distingué du brahmán (on notera le déplacement de l’accent tonique vers la dernière syllabe). Lebrahmán estunnom d’agent du genre masculin, qui signifie alors le « Créateur ». Pourtant, c’est bien le bráhman, principe abstrait, qui affirme aussi: « Même ceux qui adorent un Dieu personnel sous l’image d’un ouvrier actif, ou d’un Roi des rois, M’adorent ou, en tous cas, pensent à Moi.»vi
On comprend que, dans cette vue, le brahmán (le « Créateur »)ne serait en réalité que l’une des manifestations du bráhman (le Principe Suprême). Lebráhman semble aussi dire ici, non sans une certaine ironie, que ceux qui croient à un Dieu personnel peuvent parfaitement soutenir une position inverse… La vérité semble quelque peu hors de portée de l’intelligence humaine, mais elle se résume à ceci : la notion de bráhman, comme principe abstrait, et la notion de brahmán, comme Créateur, sont essentiellement unes. Il n’y a qu’une légère différence d’accentuation…
Là encore, le judaïsme professa une intuition étrangement comparable, avec la célèbre entame du premier verset de la Genèse : Béréchit bara Elohim (Gn 1,1), que l’on peut traduire selon certains commentateurs du Béréchit Rabba : « ‘Au-principe’ créa les Dieux », (c’est-à-dire : ‘Bé-réchit’ créa les Elohim). D’autres commentateurs proposent même de comprendre : «Avec le Plus Précieux, *** créa les Dieux ». Je note ici à l’aide des trois astérisques l’ineffabilité du Nom du Principe Suprême (non nommé mais sous-entendu). Si l’on combine toutes ces interprétations, on pourrait décomposer mot à mot la phrase Béréchit bara Elohim de la façon suivante: « Le Principe (***) créa les Elohim ‘avec’(un sens possible de la particule bé-) le ‘Plus Précieux’ (l’un des sens possibles du mot réchit). »
Pour le comparatiste, ces possibilités (même ténues) de convergence entre des traditions a priori aussi différentes que la védique et l’hébraïque, sont sources de méditations stimulantes, et d’inspiration tonique…
Revenons au Véda et la philosophie des Védanta. L’un des plus célèbres commentateurs de l’héritage védique, Ādi Śaṅkara (आदि शङ्कर ) ajoute encore un autre niveau d’interprétation des notions de bráhman et de brahmán : « Quand bráhman n’est défini dans les Upaniṣad que par des termes négatifs, en excluant toutes les différences de nom et de forme dues à la non-science, il s’agit du ‘supérieur’. Mais quand il est défini en des termes tels que : ‘l’intelligence dont le corps est esprit et lumière, qui se distingue par un nom et une forme spéciaux, uniquement en vue du culte’vii, il s’agit de l’autre, du brahmán ‘inférieur’.»viii
Mais s’il en est ainsi, commente à son tour Max Müller, le texte qui dit que bráhman n’a pas de second (Chand, VI, 2, 1) pourrait paraître être contredit. « Non, répond Śaṅkara, parce que tout cela n’est que l’illusion du nom et de la forme causée par la non-science. En réalité les deux brahman ne sont qu’un seul et même Brahman, l’un concevable, l’autre inconcevable, l’un phénoménal, l’autre absolument réel.»ix
La distinction établie par Śaṅkara est claire. Mais dans les Upaniṣad, la ligne de démarcation entre le bráhman (suprême) et le brahmán (créateur) n’est pas toujours aussi nettement tracée. De nombreux passages des Upaniṣad décrivent le retour de l’âme humaine, après la mort, vers ‘Brahman’ (sans que l’accent tonique soit distingué). Śaṅkara interprète toujours ce Brahman (sans accent) comme étant le brahmán inférieur.
Müller explique : « Cette âme, comme le dit fortement Śaṅkara, ‘devient Brahman en étant Brahman’x, c’est-à-dire en le connaissant, en sachant ce qu’il est et a toujours été. Écartez la non-science et la lumière éclate, et dans cette lumière, le moi humain et le moi divin brillent en leur éternelle unité. De ce point de vue de la plus haute réalité, il n’y a pas de différence entre le Brahman suprême et le moi individuel, appelé aussi Ātmanxi. Le corps, avec toutes les conditions (oupadhi) auxquelles il est subordonné, peut continuer pendant un certain temps, même après que la lumière de la connaissance est apparue, mais la mort viendra et apportera la liberté immédiate et la béatitude absolue ; tandis que ceux qui, grâce à leurs bonnes œuvres, sont admis au paradis céleste, doivent attendre, là, jusqu’à ce qu’ils obtiennent l’illumination suprême, et sont alors seulement rendus à leur vraie nature, leur vraie liberté, c’est-à-dire leur véritable unité avec Brahman. »xii
Comment comprendre ce texte ? L’explication la plus directe est que la béatitude survient à l’heure de la mort. Mais il est aussi possible d’atteindre l’illumination suprême de son vivant, grâce aux ‘bonnes œuvres’.
Du véritable Brahman, les Upaniṣad disent encore ceci : «En vérité, ami, cet Être impérissable n’est ni grossier ni fin, ni court ni long, ni rouge (comme le feu) ni fluide (comme l’eau). Il est sans ombre, sans obscurité, sans air, sans éther, sans liens, sans yeux, sans oreilles, sans parole, sans esprit, sans lumière, sans souffle, sans bouche, sans mesure, il n’a ni dedans ni dehors ». Et cette série de négations, ou plutôt d’abstractions, continue jusqu’à ce que tous les pétales soient effeuillés, et qu’il ne reste plus que le calice, le pollen, l’inconcevable Brahman, le Soi du monde. «Il voit, mais n’est pas vu ; il entend, mais on ne l’entend pas ; il perçoit, mais n’est pas perçu ; bien plus, il n’y a dans le monde que Brahman seul qui voie, entende, perçoive, ou connaisse.»xiii
Puisque Brahman est le seul à ‘voir’, le terme métaphysique qui lui conviendrait le mieux serait celui de ‘lumière’. Cela ne voudrait pas dire que Brahman est, en soi, ‘lumière’, mais seulement que toute lumière, toutes les manifestations possibles de la ‘lumière’, sont en Brahman.
Parmi les manifestations de la lumière, il y a notamment la lumière consciente, qu’on appelle aussi la connaissance. Müller évoque une célèbre Upaniṣad: « ‘C’est la lumière des lumières ; quand Il brille, le soleil ne brille pas, ni la lune ni les étoiles, ni les éclairs, encore moins le feu. Quand Brahman brille, tout brille avec lui : sa lumière éclaire le monde.’xiv La lumière consciente représente, le mieux possible, la connaissance de Brahman, et l’on sait que Thomas d’Aquin appelait aussi Dieu le soleil intelligent (Sol intelligibilis). Car, bien que tous les attributs purement humains soient retirés à Brahman, la connaissance, quoique ce soit une connaissance sans objets extérieurs, lui est laissée. »xv
La ‘lumière’ semble la métaphore la moins inadéquate dans ce contexte, et, fait notable, elle est employée par presque toutes les religions de par le monde, à travers les époques, comme la védique, l’hébraïque, la chrétienne, ou la bouddhiste. Ces religions appliquent aussi cette image à ‘la lumière de la connaissance’ (humaine). Ce faisant, elles oublient peut-être quelles sont les limites a priori étroites de la connaissance ou de la sagesse (humaines), même parvenues à leur plus haut degré de perfection, et combien connaissance et sagesse humaines sont en réalité indignes de la Divinité. Ou bien l’oublient-elles vraiment ? Ne sont-elles pas persuadées, plutôt, qu’une sorte d’anagogie est possible entre sagesse humaine et sagesse divine ?
Il y a en toute connaissance et en toute sagesse humaine un élément essentiellement passif. Cette ‘passivité’ pourrait être naturellement considérée comme incompatible avec la sagesse divine…
Or il faut bien observer, du point de vue de l’anthropologie comparative, que plusieurs religions reconnaissent l’idée d’une forme de ‘passivité’ (active) de la Divinité. Elle prend l’initiative de se retirer de l’être et du monde, dans une sorte de sacrifice, pour permettre à sa créature d’accéder à l’être.
Plusieurs exemples valent d’être cités, en appui de cette thèse.
Dans le Véda, Prajāpati, प्रजापति, nom qui signifie littéralement « Père et Seigneur des créatures », se sentit « vidé » juste après avoir créé tous les mondes et tous les êtres. Dans le christianisme, le Fils du Dieu unique, sentit son « vide » (kénose, du grec kénos, vide, s’opposant à pléos, plein) et son « abandon », juste avant sa mort. Le Dieu de la kabbale juive, tel que théorisé au Moyen Âge en Europe, consent, Lui aussi, à sa « contraction » (tsimtsoum) pour laisser un peu d’être à sa création.
Dans l’analogie implicite, cachée, souterraine, entre la passivité de la sagesse humaine, et l’évidement divin, il y aurait peut-être quelque matière pour une forme d’ironie, tragique, sublime et écrasante. Cette analogie et cette ironie, permettraient aussi à la ‘sagesse’ humaine, infime, de s’approcher à petits pas de l’un des aspects les plus profonds du mystère.
iii« D’autres, qui cultivent le savoir, M’adorent soit comme l’existence unique, soit dans la diversité des êtres et des choses, soit dans Ma forme universelle. » Bhagavadgītā 9,15
vF. Max Müller. Introduction à la philosophie Védanta. Trois conférences faites à l’Institut Royal en mars 1894. Trad. De l’anglais par Léon Sorg. Ed. Ernest Leroux, Paris 1899.
ixF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.39-40
xIl faudrait ici sans doute préciser, grâce aux accents toniques : « L’âme devient brahmán en étant bráhman. » Mais on pourrait écrire aussi, me semble-t-il, par analogie avec la ‘procession’ des personnes divines que la théologie chrétienne a formalisée : « L’esprit devient bráhman en étant brahmán. »
Abraham avait deux fils, Ismaël et Isaac. Lequel des deux fut-il pris par Abraham pour être sacrifié (à la demande de Dieu) ? Isaac ou bien Ismaël ? Cette question n’est en rien réglée ; elle continue de soulever les passions et d’être un ferment profond de discorde et d’amertume entre le judaïsme et l’islam.
Aujourd’hui encore, la question de l’identité de celui des deux fils d’Abraham qui fut emmené au mont Moriah pour y être égorgé, n’est pas tranchée (si j’ose dire). Pour les Juifs (et pour les Chrétiens qui lisent la Bible), il n’y a pourtant aucune contestation possible. La question ne se pose absolument pas. Il suffit de lire la Genèse ! C’est évidemment Isaac, « l’unique fils » d’Abraham, qui fut choisi, à la demande expresse de Dieu. « Prends ton fils, ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac; achemine-toi vers la terre de Moriah, et là, offre-le en holocauste sur une montagne que je te désignerai. »i On aura noté que la formule employée par Dieu,– « ton fils unique » – , pose d’emblée une question sensible. Loin d’être un « fils unique », Isaac avait en réalité, de notoriété publique, un « demi »-frère, – Ismaël, qui était lui aussi, indubitablement fils d’Abraham, et qui fut d’ailleurs conçu avec le plein accord et à l’initiative de Sara, la femme d’Abraham.
Or, précisément, les musulmans affirment que c’était cet Ismaël, ce fils aîné, et non unique, d’Abraham, qui fut emmené pour être égorgé. Rappelons au passage qu’Abraham avait eu Ismaël à l’âge de quatre-vingt-six ans avec sa servante Hagar, beaucoup plus jeune, et qu’il avait eu son second fils, Isaac, quatorze ans plus tard, avec Sara son épouse (alors âgée de quatre-vingt-dix ans), et alors qu’il avait lui-même dépassé l’âge de cent ans.
Isaac était donc quatorze ans plus jeune qu’Ismaël. Cela signifie que si Isaac avait entre sept et douze ans au moment où il fut emmené au mont Moriah (selon la Genèse), son frère Ismaël devait avoir entre vingt-et-un ans et vingt-six ans. Ismaël était donc en pleine possession de ses forces et eut pu résister aisément à son vieux père, alors plus que centenaire, – s’il avait été emmené contre son gré pour être égorgé, et cela si l’on adopte la version musulmane de l’événement.
Une autre question se pose. Comment les musulmans savent-ils que c’était Ismaël qui fut emmené, et non Isaac, – alors que c’est le nom d’Isaac qui est cité dans la Genèse ? Comment peuvent-ils l’affirmer, alors que le texte du Coran ne nomme pas le fils choisi pour le sacrifice ? Comment peuvent-ils être si sûrs de leur fait alors que la sourate 36 du Coran laisse entendre que ce fils était bien, en fait, Isaacii? Cette sourate semble indiquer indirectement que le fils (non nommé) qui a été emmené au lieu du sacrifice est Isaac, puisque le nom d’Isaac y est cité à deux reprises, aux versets 112 et 113, immédiatement après les versets 101-106 qui décrivent la scène du sacrifice. Le nom d’Ismaël en revanche n’est pas cité du tout, à cette occasion. De plus, dans la version coranique, Dieu semble vouloir récompenser Isaac de son attitude de soumission, et de sa foi, en annonçant à cette même occasion son futur rôle de prophète, – ce que ne fait jamais le Coran à propos d’Ismaël.
En fait, il semble que la tradition musulmane qui désigne Ismaël comme étant la victime sacrificatoire, plutôt qu’Isaac, ne semble pouvoir s’appuyer que sur des réinterprétations ultérieures de cette sourate, selon des traditions islamiques bien plus tardives.
Je n’entrerai pas plus avant dans ce débat. Il me semble qu’il y un autre angle d’analyse bien plus intéressant à considérer. Il se pourrait que, contrairement à l’importance qu’a prise historiquement cette controverse, ce ne soit pas là vraiment une question absolument essentielle. En effet, on pourrait arguer qu’en réalité Ismaël apparaît comme une sorte de double inversé d’Isaac. Il me semble que les destins respectifs de ces deux demi-frères (si on les considère ensemble, et non séparément) semblent composer une unique figure, allégorique et même anagogique, – la figure du ‘Sacrifié’, la figure de l’homme ‘sacrifié’ au service d’un projet divin qui le dépasse entièrement.
Le conflit entre le projet divin et les simples vues humaines apparaît clairement lorsque l’on compare les circonstances relativement banales et naturelles de la conception de l’enfant d’Abram (résultant de son désir d’assurer sa descendanceiii, désir favorisé par sa femme alors nommée Saraï), avec les circonstances de la conception de l’enfant d’Abraham et de Sara, particulièrement improbables et exceptionnelles.
On pressent alors la nature tragique du destin d’Ismaël, fils premier-né (et aimé), mais dont la ‘légitimité’ ne peut être comparée à celle de son demi-frère, né quatorze ans plus tard. Mais en quoi serait-ce une ‘faute’ imputable à Ismaël que de n’avoir pas été ‘choisi’ comme le fils d’Abraham devant incarner l’Alliance ? N’aurait-il donc été ‘choisi’ que pour incarner seulement la dépossession arbitraire d’une mystérieuse ‘filiation’, d’une nature autre que génétique, et cela pour signifier à l’attention des multitudes de générations à venir un certain aspect du mystère divin ?
Ceci amène à réfléchir sur le rôle respectif des deux mères (Hagar et Sara) dans le destin corrélé d’Ismaël et d’Isaac. Cela invite à approfondir l’analyse des personnalités de ces deux mères pour se faire une meilleure idée de celles des deux fils.
La figure d’Ismaël est à la fois tragique et ambiguë. Je voudrais ici en tracer les contours en citant quelques ‘traits’ à charge et à décharge, en cherchant à soulever un pan du mystère. Je voudrais tenter de pénétrer davantage l’ambiguïté du paradigme de l’élection, ou du moins tenter d’éclairer deux options possibles à ce sujet : a) l’élection des uns (les élus) implique la mise à l’écart des autres (les déchus), ou au contraire, b) « l’élection n’est pas un rejet de l’autre »iv.
1° Les traits à charge (contre Ismaël)
a) Ismaël, jeune homme, « joue » avec Isaac, son petit frère, un jeune enfant à peine sevré. Ceci provoque la colère de Sara. Cette scène-clé est rapportée ainsi: « Sara vit le fils de Hagar se livrer à des railleries »v. Le mot hébreu מְצַחֵק , mtsaḥéq, se prête à plusieurs interprétations. Il vient de la racine צָחַק, tsaḥaq, mis dans la forme verbale piël. Voici quelques sens de ce mot, dans les formes verbales qal et piël, ainsi que quelques versets bibliques présentant différents contextes :
Qal : « Rire, se réjouir ». « Sara rit (secrètement) »vi ; « Quiconque l’apprendra s’en réjouira avec moi »vii
Piël : « Jouer, plaisanter, se moquer ». « Mais il parut qu’il plaisantait, qu’il le disait en se moquant »viii « Ils se levèrent pour jouer, ou danser »ix. « Afin qu’il jouât, ou chantât, devant eux ».x « Isaac jouait, ou plaisantait, avec sa femme »xi ; « Pour se jouer de nous, pour nous insulter »xii.
Les sens du verbe צָחַק dans la forme piël semblent, à première vue, relativement anodins (jouer, plaisanter, se moquer). Cependant les sens donnés par Rachi à ce mot dans le contexte de Gn 21,9 sont beaucoup plus graves, et même incriminants: ‘idolâtrie’, ‘immoralité’, et ‘meurtre’. Voici le commentaire de Rachi, à propos de mtsaḥéq : « RAILLERIES : il s’agit d’idolâtrie. Ainsi, ‘ils se levèrent pour s’amuser’ (Ex 32,6). Autre explication : Il s’agit d’immoralité. Ainsi ‘pour s’amuser de moi’ (Gn 39,17). Autre explication : il s’agit de meurtre. Ainsi ‘que ces jeunes gens se lèvent et s’amusent devant nous’ (2 Sam 2,14). Ismaël se disputait avec Isaac à propos de l’héritage. Je suis l’aîné disait-il, et je prendrai part double. Ils sortaient dans les champs, Ismaël prenait son arc et lui lançait des flèches. Tout comme dans : celui qui s’amuse au jeu insensé des brandons, des flèches, et qui dit : mais je m’amuse ! (Pr 26,18-19). »
Le jugement de Rachi est extrêmement désobligeant et accusateur. L’accusation d’ ‘immoralité’ est un euphémisme voilé pour ‘pédophilie’ (car Isaac est alors un jeune enfant). Cette interprétation de Rachi ne repose que sur le seul mot tsaḥaq, le mot même qui a donné son nom à Isaac… Or ce mot tsaḥaq revient étrangement souvent dans le contexte qui nous intéresse ici. Quatre importants personnages « rient » (du verbe tsaḥaq), dans la Genèse : Abraham, Sara, Isaac, Ismaël – tout le monde rit, sauf Hagar qui, elle, ne rit jamais, mais pleurexiii. Abraham rit (ou sourit) d’apprendre qu’il va être père, Sara rit intérieurement, se moquant de son vieil époux, Isaac rit en lutinant et caressant son épouse Rebeccaxiv. Parmi tous ces gens qui rient, Ismaël lui aussi, rit, en jouant avec Ismaël. Mais, son rire le fait être gravement accusé par Rachi, quant à la nature même de ce rire, et de ce ‘jeu’.
b) Selon les commentateurs (Berechit Rabba), Ismaël s’est vanté auprès d’Isaac d’avoir eu le courage d’accepter volontairement la circoncision à l’âge de treize ans alors qu’Isaac l’a subie passivement à l’âge de huit jours.
c) La Genèse affirme qu’Ismaël est un ‘onagre’, un solitaire misanthrope, un ‘archer’ qui ‘vit dans le désert’ et qui ‘porte la main sur tous’.
d) Dans Gn 17,20 il est dit qu’Ismaël « engendrera douze princes. » Mais Rachi, à ce propos, affirme qu’Ismaël n’a en réalité engendré que des ‘nuages’, prenant appui sur le Midrach qui interprète le mot נְשִׂיאִים (nessi’im) comme signifiant des ‘nuées’ et du ‘vent’. Le mot nessi’im peut en effet signifier soit ‘princes’ soit ‘nuages’xv. Mais Rachi, pour une raison propre, choisit le sens péjoratif, alors que c’est Dieu lui-même qui prononce ce mot après avoir avoir béni Ismaël.
2° Le dossier à décharge (et donc en faveur d’Ismaël)
a) Ismaël subit plusieurs fois les effets de la haine de Sara et les conséquences de l’injustice (ou de la lâcheté) d’Abraham, qui ne prend pas sa défense, et qui obéit passivement à Sara et privilégie sans remords son fils cadet, Isaac. Ceci n’a pas échappé à l’attention de quelques commentateurs. Ramban (le Nahmanide) a dit à propos du renvoi de Hagar et Ismaël au désert : « Notre mère Saraï fut coupable d’agir ainsi et Abram de l’avoir toléré ». En revanche Rachi ne dit mot sur ce sujet sensible.
Pourtant Abraham aime et se soucie réellement de son fils Ismaël, mais sans doute pas assez pour résister aux pressions. Il préférant nettement Isaac, dans les actes. Pas besoin d’être psychanalyste pour deviner les profonds problèmes psychologiques d’Ismaël, quant au fait de n’être pas le ‘préféré’, le ‘choisi’ (par Dieu) pour endosser l’héritage et l’Alliance, – bien qu’il soit cependant ‘aimé’ de son père Abraham. Notons que, plus tard, Esaü, aîné et aimé d’Isaac, se vit spolié de son héritage (et de sa bénédiction) par Jacob, du fait de sa mère Rebecca, et bien malgré la volonté clairement exprimée d’Isaac.
b) Ismaël est le fils d’« une servante égyptienne » (Gen 16, 1), mais en réalité celle-ci, Hagar, est fille du Pharaon, du moins si l’on en croit l’autorité de Rachi : « Hagar, c’était la fille du Pharaon. Lorsqu’il a vu les miracles dont Saraï était l’objet, il a dit : Mieux vaut pour ma fille être la servante dans une telle maison que la maîtresse dans une autre maison. » On peut sans doute comprendre les frustrations d’un jeune homme, premier-né d’Abraham et petit-fils du Pharaon, devant les brimades infligées par Sara.
c) De plus, Ismaël est soumis pendant toute son enfance et son adolescence à une forme de dédain réellement imméritée. En effet, Hagar a été épousée légalement, de par la volonté de Sara, et de par le désir d’Abraham de laisser sa fortune à un héritier de sa chair, et ceci après que se soit écoulé le délai légal de dix années de constat de la stérilité de Sara. Ismaël est donc légalement et légitimement le fils premier-né d’Abraham, et de sa seconde épouse. Mais il n’en a pas le statut effectif, Sara veillant jalousement aux intérêts d’Isaac.
d) Ismaël est chassé deux fois au désert, une première fois alors que sa mère est enceinte de lui (en théorie), et une autre fois alors qu’il a dix-huit ans (14 ans + 4 ans correspondant au sevrage d’Isaac). Dans les deux cas, sa mère Hagar a alors des rencontres avérées avec des anges, ce qui témoigne d’un très haut statut spirituel, dont elle n’a pas dû manquer de faire bénéficier son fils. Rarissimes sont les exemples de femmes de la Bible ayant eu une vision divine. Mais à ma connaissance, il n’y en a aucune, à l’exception de Hagar, ayant eu plusieurs visions divines. Rachi note à propos de Gn 16,13 : « Elle [Hagar] exprime sa surprise. Aurais-je pu penser que même ici, dans le désert, je verrais les messagers de Dieu après les avoir vus dans la maison d’Abraham où j’étais accoutumé à en voir ? La preuve qu’elle avait l’habitude de voir des anges, c’est que Manoé lorsqu’il vit l’ange pour la première fois dit : Sûrement nous mourrons (Jug 13,27). Hagar a vu des anges à quatre reprises et n’a pas eu la moindre frayeur. »
À cela, on peut encore ajouter que Hagar est plus encore remarquable du fait qu’elle est la seule personne de toute les Écritures à se distinguer pour avoir donné non seulement un mais deuxnouveaux noms à la divinité: אֵל רֳאִי El Ro’ï, « Dieu de Vision »xvi, et חַי רֹאִי Ḥaï Ro’ï , le « Vivant de la Vision »xvii. Elle a donné aussi, dans la foulée, un nom au puits tout proche, le puits du « Vivant-de-Ma-Vision » : בְּאֵר לַחַי רֹאִי , B’ér la-Ḥaï Ro’ï.xviiiC’est d’ailleurs près de ce puits que viendra s’établir Isaac, après la mort d’Abraham, – et surtout après que Dieu l’ait enfin bénixix, ce qu’Abraham avait toujours refusé de fairexx. On peut imaginer qu’Isaac avait alors, enfin, compris la profondeur des événements qui s’étaient passés en ce lieu, et auxquels il avait, bien malgré, lui été associé.
Par un contraste fort avec Hagar, Sara eut, elle aussi, une vision divine, quoique fort brève, en participant à un entretien d’Abraham avec Dieu. Mais Dieu ignora alors Sara, s’adressant à Abraham directement, pour lui demander une explication sur le comportement de Sara, plutôt que de s’adresser à ellexxi. Celle-ci intervint pour tenter de se justifier, car « elle avait peur », mais Dieu la rabroua sèchement : ‘Non, tu as ri’.xxii
Aggravant en quelque sorte son cas, elle reprochera elle-même à Ismaël, par la suite, d’avoir lui aussi ‘ri’, et le chassera pour cette raison.
e) Ismaël, après ces événements, resta en présence de Dieu. Selon le verset Gn 21,20, « Dieu fut avec cet enfant, et il grandit (…) Il devint archer. » Curieusement, Rachi ne fait aucun commentaire sur le fait que « Dieu fut avec cet enfant ». En revanche, à propos de «il devint archer », Rachi note fielleusement : « Il pratiquait le brigandage »…
f) Dans le désir de voir mourir Ismaël, Sara lui jette à deux reprises des sorts (le ‘mauvais œil’), selon Rachi. Une première fois, pour faire mourir l’enfant porté par Hagar, et provoquer son avortementxxiii, et une deuxième fois pour qu’il soit malade, alors même qu’il était chassé avec sa mère au désert, l’obligeant ainsi à beaucoup boire et à consommer rapidement les maigres ressources d’eau.
g) Lors de sa circoncision, Ismaël a treize ans et il obéit sans difficulté à Abraham (alors qu’il aurait pu refuser, selon Rachi, ce que dernier compte à son avantage). Abram avait quatre-vingt six ans, on l’a dit, lorsque Hagar enfanta Ismaël (Gen 16,16). Rachi commente : « Ceci est écrit en éloge d’Ismaël. Ismaël aura donc treize ans lorsqu’il sera circoncis et il ne s’y opposera pas. »
h) Ismaël est béni par Dieu, du vivant d’Abraham, alors qu’Isaac n’est béni par Dieu qu’après la mort d’Abraham (qui refusa de le bénir, sachant qu’il devait engendrer Esaü, selon Rachi).xxiv
i) Ismaël, malgré tout le passif de sa vie tourmentée, se réconcilia avec Isaac, avant que ce dernier n’épouse Rébecca. En effet, lorsque sa fiancée Rébecca arrive, Isaac vient justement de rentrer d’une visitexxv au Puits du ‘Vivant-de-ma-Vision’, près duquel demeuraient Hagar et Ismaël.
Son père Abraham finit d’ailleurs pas « régulariser la situation » avec sa mère Hagar, puisqu’il l’épouse après la mort de Sara. En effet, selon Rachi, « Qetoura c’est Hagar ». Du coup, pour la deuxième fois, Ismaël est donc « légitimé », ce qui rend d’autant plus remarquable le fait qu’il laisse la préséance à son frère cadet lors des funérailles d’Abraham.
j) Ismaël laisse Isaac prendre en effet la précellence lors de l’enterrement de leur père Abraham, ce que nous apprend le verset Gn 25, 9 : « [Abraham] fut inhumé par Isaac et Ismaël, ses fils. » L’ordre préférentiel des noms en témoigne.
k) Le verset Gn 25,17 donne une dernière indication positive sur Ismaël : « Le nombre des années de la vie d’Ismaël fut de cent trente sept ans. Il expira et mourut. » Rachi commente l’expression « il expira » de cette manière, hautement significative: « Ce terme n’est employé qu’à propos des Justes. »
De tout cela, que conclure ?
L’Islam, qui se veut une religion plus ‘pure’, plus ‘originaire’, et dont la figure d’Abraham représente le paradigme, – celui du ‘musulman’ entièrement ‘soumis’ à la volonté de Dieu, – l’Islam reconnaît en Isaac et Ismaël deux de ses ‘prophètes’.
En revanche, Ismaël n’est certes pas reconnu comme ‘prophète’ en Israël.
Quoi qu’il en soit, on peut penser que l’un et l’autre sont, après tout, des personnages somme toute relativement secondaires (ou si l’on préfère, des ‘personnages intermédiaires’), par rapport à des figures centrales comme celles d’Abraham ou de Jacob.
Par ailleurs, ces deux figures, intimement liées par leur destin (fils du même père, et quel père!, mais pas de la même mère), sont aussi, curieusement, des figures du ‘sacrifice’, quoique avec des modalités différentes, et qui demandent à être interprétées.
Le sacrifice d’Isaac sur le mont Moriah se termina par l’intervention d’un ange. De même, le risque de mort imminente d’Ismaël, par inanition, alors qu’il ignorait se trouver près d’une source cachée, dans le désert, prit fin après l’intervention d’un ange.
Au vu des traits à charge et à décharge dont nous avons présenté une courte synthèse, il semble que devrait s’ouvrir de nos jours une nécessaire révision du procès jadis fait à Ismaël, sur les instigations de Sara, et sanctionné par son rejet immérité hors du campement d’Abraham.
Il semble indispensable de réparer l’injustice qui a été jadis faite à Ismaël , – injustice par rapport à laquelle quelque ‘élection’ que ce soit ne saurait certes peser du moindre poids.
Et ceci n’est sans doute pas sans avoir un certain rapport avec l’état actuel du monde.
iiCoran 36, 101-113 : « Nous lui fîmes donc la bonne annonce d’un garçon longanime. Puis quand celui-ci fut en âge de l’accompagner, [Abraham] dit : « Ô mon fils, je me vois en songe en train de t’immoler. Vois donc ce que tu en penses ». Il dit : « Ô mon cher père, fais ce qui t’est commandé : tu me trouveras, s’il plaît à Dieu, du nombre des endurants ». Puis quand tous deux se furent , et qu’il l’eut jeté sur le front, voilà que Nous l’appelâmes « Abraham » ! Tu as confirmé la vision. C’est ainsi que Nous récompensons les bienfaisants ». C’était là certes, l’épreuve manifeste. Et Nous le rançonnâmes d’une immolation généreuse. Et Nous perpétuâmes son renom dans la postérité : « Paix sur Abraham ». Ainsi récompensons-Nous les bienfaisants ; car il était de Nos serviteurs croyants. Nous lui fîmes la bonne annonce d’Isaac comme prophète d’entre les gens vertueux. Et Nous le bénîmes ainsi qu’Isaac. »
iiiGn 15, 2-4. Notons que la promesse divine instille d’emblée une certaine ambiguïté : « Mais voici que la parole de l’Éternel vint à lui, disant : ‘Celui-ci n’héritera pas de toi; mais celui qui sortira de tes reins, celui-là sera ton héritier’ ». Si Eliezer [« celui-ci », à qui le verset fait référence] est ici clairement exclu de l’héritage, la parole divine ne tranche pas a priori entre les enfants à venir, Ismaël et Isaac.
ivSelon l’expression du P. Moïse Mouton dans sa conférence du 7 Décembre 2019 à l’ISTR de Marseille.
vGn 21,9 . Traduction du Rabbinat français, adaptée au commentaire de Rachi. Fondation S. et O. Lévy. Paris, 1988
xiii « Hagar éleva la voix, et elle pleura ». (Gn 21,16)
xivGn 26,8. Rachi commente : « Isaac se dit : maintenant je n’ai plus à me soucier puisqu’on ne lui a rien fait jusqu’à présent. Et il n’était plus sur ses gardes. Abimelec regarda – il les a vus ensemble. »
xvDictionnaire Hébreu-Français de Sander et Trenel, Paris 1859
xviiGn 16, 14. Rachi fait remarquer que « le mot Ro’ï est ponctué qamets bref, car c’est un substantif. C’est le Dieu de la vision. Il voit l’humiliation des humiliés. »
xxiiiRachi commente ainsi Gn 16,5 : « Saraï a regardé d’un regard mauvais la grossesse d’Agar et elle a avorté. C’est pourquoi l’ange dit à Agar : Tu vas concevoir (Gn 16,11). Or elle était déjà enceinte et l’ange lui annonce qu’elle sera enceinte. Ce qui prouve donc que la première grossesse n’avait pas abouti. »
xxivRachi explique en effet qu’« Abraham craignait de bénir Isaac car il voyait que son fils donnerait naissance à Esaü ».
Après sa mort, l’âme de N., devenue divine, reçoit en pleine conscience le nom d’Osiris N. Elle rencontre la « société des Dieux » (Pa-tu). Elle est mise en présence d’Osiris, qu’elle appelle ‘Seigneur de la victoire’. Osiris N. prononce alors les paroles éternelles qui l’identifie au Dieu: « Je suis Atoum, qui a fait le ciel, qui a créé tous les êtres, qui est apparu dans l’abîme céleste. Je suis Ra à son lever dans le commencement, qui gouverne ce qu’il a fait. Je suis Atoum, existant seul dans l’abîme céleste.»i
Le nom Atoum du Dieu dit qu’Il est créateur de tous les êtres, – et son nom Ra dit qu’Il était « au commencement », pour gouverner le monde. Son nom Osiris désigne la ‘personne’ du Dieu vouée au sacrifice. Horus, son Fils, assurera la continuation de la puissance divine après la mort de son Père. Horus est « Celui qui a reçu l’ordre de régner sur les dieux, dans ce jour où le monde a été constitué, par le Seigneur universel. »ii
La puissance divine passe d’Osiris à Horus au jour de l’ensevelissement d’Osiris, qui est aussi le jour où se constituent définitivement les mondes, celui-ci et l’autre. En ce jour prend aussi fin l’état originel, et commence un nouvel ordre des choses. Le moment originel de la Création est symbolisé par l’ensevelissement d’Osiris, cette « âme bienfaisante ». C’est alors qu’il a révélé son pouvoir de régénération divine, incarné par Horus, dont un des noms, l’Enfant, est l’incarnation et l’archétype. La mort d’Osiris, son dépècement (par Seth), la reconstitution de son corps et sa momification (par Isis), son ensevelissement et sa régénération (en Horus, par voie de filiation), s’interprètent comme un drame cosmogonique, à l’échelle de l’univers, – un drame qui raconte la fin de la Nuit éternelle et du chaos primitif, et l’apparition de lois nouvelles destinées à assurer l’harmonie future des « deux mondes », pour les « réunir »iii. La réunion de ces « deux mondes » est appelée la « Demeure royale de l’Enfant » (Suten-ha senen).iv
Osiris N. prend maintenant conscience que le Dieu se nomme aussi: « Celui qui donne les existences, qui détruit les maux, qui dispose le cours du temps ! »vLe Livre des Morts glose : «Il l’explique : C’est le Dieu Ra lui-même. »vi Osiris N. adresse à Ra une prière pour le salut de son âme et de sa conscience (symbolisée par son cœur).viiLe Dieu Ra peut sauver l’âme et la conscience des effets du jugement, et la tirer des griffes des dieux chargés de son exécution.viii
Osiris N. invoque maintenant d’autres noms du Dieu, dont il vient de prendre conscience qu’ils ont une grande portée symbolique, philosophique et théologique, et dont il estime qu’il lui faut les citer et les transmettre au monde d’ici-bas par le biais des psalmodies. Ces autres noms du Dieu sont : Kheper,ix « Celui dont la substance existe par elle-même », « Seigneur des esprits », « Celui qui a passé pur dans le Mesek », « Celui qui a donné la matière de la nuée dans Ta-nen ».x Le Livre des Morts précise que le nom Kheper (Scarabée) se réfère au Dieu Ra lui-même, et que les autres noms ou périphrases désignent Anubis,Osiris et Horus.xi
A propos de Kheper, E. de Rougé apporte des explications indispensables à la compréhension de l’essence du Dieu: « Le mot khepera, scarabée, signifie, au figuré, être et générateur, d’après le symbolisme bien connu que la doctrine égyptienne attachait à cet insecte. Cette formule, d’une haute importance est rendue un peu différemment dans le manuscrit blanc du Louvre : ‘Celui dont la substance est un être double, éternellement’ , pau-ti ta-w teta. C’est une expression nouvelle de la génération éternelle en Dieu. Ta, que je traduis d’une manière générale par substance, se prend aussi quelquefois dans l’acception restreinte de corps. Suivant la glose, cette substance, source éternelle de son propre être, ne serait autre que Ra, le soleil. Le nom d’Har-em-achou, ou ‘Horus dans les deux horizons’ (du levant et du couchant), était un surnom solaire dont le grand sphinx de Gizeh était spécialement doté. »xii
La formule du manuscrit blanc du Louvre, ‘Celui dont la substance est un être double, éternellement’, exprime parfaitement l’essence du Dieu. Cette essence est à la fois une et double. Le Dieu un, qu’il soit nommé Atoum,Ra, Osiris ou Horus, a pour essence d’« être » éternellement et de « se renouveler » toujours. C’est d’ailleurs le sens étymologique du mot ‘dieu’ en égyptien ancien : NuTeR, ‘se renouveler’.
Au verset 35 du chapitre XVII du Livre des Morts, le mot NuTeR est employé dans ce sens: « Atoum construit ta maison, les deux lions fondent ta demeure. Ils accourent, ils accourent; Horus te purifie, Seth te renouvelle, tour à tour. L’Osiris N. vient dans ce monde, il a repris ses jambes. Il est Toum et il est dans son pays. Arrière, lion lumineux qui est à l’extrémité ! Recule devant la valeur de l’Osiris N. le justifié, recule devant la valeur d’Osiris. »xiii
Selon E. de Rougé, le concept associé à NuTeR exprime l’idée de l’éternelle jeunesse de Dieu, laquelle annonce et garantit en quelque sorte la résurrection des hommes et la transfiguration de leur âme (et de leur conscience). « Je traduis par ‘renouveler’ le mot NuTeR. Comme substantif, nouter signifie ‘dieu’; comme verbe, au sens propre, il reçoit pour déterminatif la ‘pousse de palmier’ [le 2ème signe à partir de la droite], déterminatif de la germination, de la jeunesse, et le ‘volume’ [le 1er signe à partir de la droite] qui s’applique entre autres choses aux idées de calcul. Je pense que l’idée qui a présidé au choix de ce mot pour désigner un dieu est l’éternelle jeunesse renouvelée périodiquement. Les rois sont représentés au milieu d’une scène où les dieux Horus et Set leur versent sur la tête les symboles de la purification et de la divinité ou du rajeunissement. Ce doit être la représentation de quelque rite d’initiation, enseignant la transfiguration de l’âme. En disant de l’homme ressuscité qu’il est Toum, le texte joue sur le nom de ce dieu; on trouve en effet le groupe TeMu, comme un des noms des hommes, de la race humaine (homo). »xiv
Le Dieu suprême, unique, de l’Égypte ancienne est, par essence, NuTeR, ‘Celui qui s’engendre Lui-même, éternellement’. Deux mille ans après que cette idée fut apparue sur les bords du Nil, elle s’exprima à nouveau, dans une autre formule célèbre, sur les pentes du mont Horeb, lors du face-à-face de YHVH avec Moïse : אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה Ehyéh achêr éhyéh.xv
Les traductions habituelles en français (« Je suis qui je suis » ou « Je suis celui qui est »), sont grammaticalement inexactes, car le verbe אֶהְיֶה, ‘être’, est ici employé à l’inaccompli, mode verbal qui, en hébreu, décrit un état restant précisément ‘inaccompli’, et donc toujours en train d’évoluer. Il implique un devenir à l’œuvre, une ouverture permanente au renouvellement, à un indéfini à-venir. Le Dieu Ra des Anciens Égyptiens et le Dieu YHVH des Hébreux ont au moins deux points en commun : Ils sont tous deux « Un » et, tous deux, ils se renouvellent éternellement. Ils ne « sont » pas. Ils « deviennent ».
L’âme de N. a maintenant une pleine conscience non seulement d’être Osiris N., mais de pouvoir s’identifier successivement, lors de sa montée vers l’Amenti, à Atoum, à Ra, à Men, c’est-à-dire Ammon, et à Horus. N. dit : « Je suis Men dans ses manifestations, celui à qui l’on met deux plumes sur la tête. »xviQui est Men ? « C’est Horus, vengeur de son père Osiris » et de lui on dit que « sa manifestation c’est sa naissance »xvii. Men, ou Min, – Mnw en translittération Hannig – est l’une des divinités les plus anciennes de l’Égypte. Il est représenté dès l’époque de la 1ère dynastie comme une figure ithyphallique. Il a forme humaine, et le phallus en érection. Il est enveloppé d’un linceul osiriaque qui lui donne l’aspect d’une momie. Il tient un fléau dans sa main droite, et porte en effet deux hautes et larges plumes, dressées sur sa tête. Emmanuel de Rougé avoue « une véritable ignorance sur le sens originel de ce bel ornement »xviii qui caractérise le dieu Ammon. Les deux yeux pourraient évoquer les deux yeux d’Horus, les uraeus, qui sont « une expression de ce dualisme mystérieux dont la doctrine égyptienne est si complètement pénétrée. »xix
La conscience de N., qui est celle d’Osiris N., prend à nouveau la parole : « Je suis du monde ; je viens dans mon pays. »xx Mais cette traduction n’est pas certaine. E. de Rougé ne sait pas s’il faut traduire la préposition em du texte par ‘ex’ (« hors de ») ou par ‘in’ (« en, dans »). « Il est possible qu’il s’agisse de l’arrivée de l’homme dans le monde ou bien de son départ. »xxiSeule certitude, Osiris N., fils d’Atoum a conscience que ce « monde » et ce « pays » sont divins, et il déclare y revenir, comme en sa patrie. On pourrait aussi supputer que N. a conscience d’avoir été du monde (des mortels) et qu’il affirme revenir désormais en son pays (celui des dieux). Quant à l’horizon d’Atoum, c’est l’orient, qui représente la « naissance ».
Osiris N. affirme maintenant à propos d’Atoum : « Il efface les péchés, il détruit les souillures. »xxiiLe Livre des morts commente: « Il l’explique : c’est le retranchement de la honte de l’Osiris N. » L’effacement des péchés et des souillures par le Dieu est une idée de l’Égypte ancienne, que l’on retrouvera par la suite dans les deux religions juive et chrétienne.
Le « retranchement de la honte d’Osiris N. » est une allusion à la circoncisionxxiii, qui fut largement adoptée dans toute l’aire sémitique, à partir du temps d’Abraham. Mais on voit, par ce texte qui lui est bien antérieur, qu’elle était déjà pratiquée dans la civilisation égyptienne depuis au moins deux millénaires avant lui…
L’allusion à la circoncision se relie au verset suivant : « Il enlève toutes les taches qui lui restaient », c’est-à-dire, explique le Livre des Morts : « L’Osiris N. a été purifié au jour de sa naissance. » N. « re-naît » en tant qu’Osiris N., lorsqu’il a été justifié après sa mort, puis admis en présence de la société des Dieux. Il n’était pas sans péchés ni sans souillures. Mais, parce qu’il a été justifié, il été purifié, ‘circoncis’, et il a pris conscience de sa renaissance, de sa résurrection dans le pays divin. Les analogies avec le judaïsme (en ce qui concerne la signification du rite de la circoncision) et avec le christianisme (avec la référence à l’effacement des péchés de l’homme par le Dieu, la renaissance, et la résurrection) sont patentes.
Lorsqu’il écrivit son fameux et controversé ouvrage, L’homme Moïse et la religion monothéiste (1939)xxiv, Sigmund Freud devait sans doute disposer des résultats des recherches égyptologiques, qui, depuis 19ᵉ siècle, avaient mis au jour des preuves probantes de l’essence monothéiste de l’ancienne religion égyptienne, dès les premières dynasties, comme en témoignent entre autres les Textes des Pyramides.
En 1900, E.A. Wallis Budge avait déjà écrit: « Nous avons montré combien le côté monothéiste de la religion égyptienne ressemble à celui des nations chrétiennes modernes, et il apparaîtra comme une surprise à certains qu’un peuple comme le peuple égyptien, qui possédait des idées de Dieu aussi exaltées, ait pu ensuite incarner une soi-disant adoration de multiples ‘dieux’ de formes variées (…) En Égypte, les classes éduquées n’ont jamais placé les ‘dieux’ au même haut niveau que ‘Dieu’, et ils n’auraient jamais imaginé que leurs vues sur ce point puissent être mal interprétées.»xxv
Qui était le Dieu (unique) des Égyptiens ? L’un de ses premiers noms est Râ, le ‘Père des dieux’. Comment concilier l’unicité de ce Dieu et la multitude de ses noms, qui paraissent être autant de ‘dieux’ ? Tous les ‘dieux’ de la « société des Dieux » (Pa-Tu) représentent en fait divers aspects ou ‘hypostases’ du Dieu unique. Il y a là une analogie avec les elohim, les ‘seigneurs’ et les ‘dieux’ hébraïques, qui ont été finalement subsumés par un unique Elohim. Un texte, relevé sur les murs du corridor en pente qui mène au tombeau de Seti 1er (vers 1370 av. J.-C.), énumère une litanie de divers noms du Dieu un et suprême : Râ, Atoum, Kheper, Shou, etc. xxvi
L’âme de N. proclame maintenant qu’elle fait partie de la sociétédes Dieux. Elle sait, en toute conscience, qu’elle est devenue des leurs. « Vous qui êtes en présence du Dieu, tendez vers moi vos bras, car je deviens l’un de vous. »xxvii Le Livre des Morts explique que cette transformation de l’âme de N. a été rendue possible par le sang versé lors de la circoncision du Dieu Râ lui-même : « C’est le sang qui est sorti du membre du Dieu Râ lorsqu’il a voulu se couper lui-même. Il s’en est formé des dieux ; ce sont ceux qui sont en présence de Râ, c’est Hou, c’est Sau ; ils sont avec leur père Toum chaque jour. »xxviii C’est pourquoi, par ce sang divin, l’âme de N. est aussi devenue Hou (le Goût, le Sens, la Sagesse), et elle est aussi devenue Sau (l’Intelligence, le Cœur, la Conscience).
Du sang du membre de Râ après la circoncision ont émergé les deux principales facultés de l’âme, sentir et comprendre, la Sagesse et la Conscience. Elles émanent du sang versé par le Dieu unique, Râ, aussi nommé le ‘Père’, Toum ou Atoum.
Il y a là une leçon de portée générale, qui transcende les cultures et les religions. Celle du sacrifice du Dieu suprême, pour le bien de la Création.
Rien n’obligeait le Dieu suprême, le Dieu Râ à se circoncire lui-même, puisque le Dieu était absolument pur. Il s’est circoncis, cependant, dans un esprit de sacrifice, pour enlever le péché du monde, et effacer la ‘honte’ des hommes.
Par le sacrifice de son prépuce, il créa de son propre sang la Sagesse et la Conscience.
Par ce sacrifice initial, il préfigura le sacrifice radical et final d’Osiris, qui restait à venir.
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iVerset 1 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad.Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.41
iiLe Livre des Morts explique : « Celui qui a reçu l’ordre de régner sur les dieux, c’est Horus, fils d’Osiris, qui a pris le gouvernement à la place de son père Osiris. Le jour de constituer les deux mondes, c’est le complément des mondes, à l’ensevelissement d’Osiris, l’âme bienfaisante, dans la royale demeure de l’Enfant. » Verset 31 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad.Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.63
iiiDans le vieux manuscrit ‘à l’encre blanche’, on lit : « Celui qui a reçu la double couronne, dans l’allégresse, à son entrée dans Ha-suten-senen, c’est Osiris, quand il lui a été donné de réunir les deux mondes par le Seigneur universel. Le jour de la réunion des deux mondes, c’est l’action de compléter les deux mondes, c’est l’ensevelissement d’Osiris, etc. » Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.64
ivCf. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.64
vVerset 32 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad.Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.64
vii« Sauve Osiris N. de ce dieu qui saisit les âmes, qui avale les cœurs, qui se repaît de cadavres…….., qui terrifie les faibles. » « Il l’explique : C’est Set. Autrement, l’exécuteur c’est Horus, fils de Sev.»Verset 33 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad.Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.65
viiiCes dieux sont Set, assassin d’Osiris, et Horus- Harouëri, non pas Horus fils d’Osiris, mais Horus l’aîné, fils de Sev et frère d’Osiris. Ibid. p.65
ixCe mot signifie « être », « engendrer », et désigne également le scarabée, cet insecte qui symbolise le Dieu.
x« O! Dieu, scarabée dans sa barque ! Celui dont la substance existe par elle-même, autrement dit, éternellement! Sauve Osiris N. de ces gardiens sagaces à qui le Seigneur des esprits a confié la surveillance de ses ennemis, qu’il leur a livré pour les immoler au lieu de l’annihilation; à la garde desquels personne ne peut échapper. Que je ne tombe pas sous leurs glaives, que je n’entre pas dans leur boucherie, que je ne m’arrête pas dans leurs demeures, que je ne tombe pas sur leurs billots, que je ne me prenne pas dans leurs pièges, qu’il ne me soit rien fait de ce que détestent les dieux. Car je suis un prince dans la grande salle, Osiris N. le justifié. Celui qui a passé pur dans le Mesek; celui qui a donné la matière de la nuée dans Ta-nen. » (Verset 34 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad.Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.65-66)
xi« Il explique : le Dieu Kheper (Scarabée) qui est dans sa barque, c’est le Dieu Ra, Har-em-achou lui-même. (…) Celui qui a passé pur dans le Mesek, c’est Anubis, qui est derrière le coffret qui renferme les entrailles d’Osiris. Celui qui a donné la matière de la nuée dans Ta-nen, c’est Osiris. Autrement dit, la matière de la nuée dans Ta-nen, c’est le ciel, c’est la terre. Autrement, c’est la victoire de Schou sur les deux mondes dans Ha-souten-senen. La nuée, c’est l’œil d’Horus. Le lieu de Ta-nen, c’est le lieu de la réunion d’Osiris. » Verset 34. Ibid. p.66 La dernière phrase de ce verset (‘Celui qui a passé pur dans le Mesek; celui qui a donné la matière de la nuée dans Ta-nen.’) est jugée « extrêmement obscure » par E. de Rougé, qui offre cependant une explication possible pour chaque mot : « Le mot mesi, que je traduis conjecturalement par matière première, est déterminé tantôt par les ténèbres, tantôt par un pain, symbole des aliments (ou pâtes?). Osiris est indiqué ici dans son action cosmogonique, puisque la glose explique ces mots par la victoire de Schou, qui consistait dans le soulèvement de la voûte liquide du ciel. C’était la fin du chaos; aussi cet événement est-il placé au même lieu céleste que la première naissance du soleil, Ha-souten-senen. Ta-nen est un nom de lieu qui peut s’interpréter les pains de la forme. Osiris serait donc considéré comme ayant donné la matière première du ciel et de la terre. Le lieu (de la réunion?) d’Osiris peut indiquer l’endroit où le corps d’Osiris avait été reconstitué, après le succès des recherches d’Isis; nous avons déjà vu en effet que l’accomplissement des funérailles d’Osiris était le symbole de la constitution définitive du monde. » (Ibid. p.67-68)
xiiiVerset 35 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad.Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.68
xviVerset 9 du Chapitre XVII du Livre des morts.Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.46 .
xxLe Livre des morts explique : « C’est la montagne de l’horizon de son père Atoum. » Verset 10 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.47
xxiiVerset 11 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.47 .
xxiii« Le mot schepu, que je traduis par honte (en copte chipi, latin ‘pudor’) [euphémisme pour « prépuce »], a pour déterminatifs, suivant les manuscrits, soit corruption, soit membres humains. Je crois qu’il s’agit de la circoncision, considérée comme un rite purificatoire ».Ibid. p.48
xxivFreud défend la thèse que Moïse, le fondateur du judaïsme, était un Égyptien, d’éducation et de sang royal, qui aurait enseigné au peuple hébraïque la religion d’un Dieu unique, inspiré d’Aton (ou Atoum). Commencé en 1934, l’ouvrage fut publié en 1939, quelques mois avant la mort de Freud.
xxvE.A. Wallis Budge. Egyptian Ideas of the Future Life. 1900. Ed. Global Grey Books, 2018, ch. 3, p. 58 : « We have already shown how much the monotheistic side of the Egyptian religion resembles that of modern Christian nations, and it will have come as a surprise to some that a people, possessing such exalted ideas of God as the Egyptians, could ever have become the byword they did through their alleged worship of a multitude of « gods » in various forms (…) The educated classes in Egypt at all times never placed the « gods » on the same high level as God, and they never imagined that their views on this point could be mistaken. »
xxvi« Louange à Toi, Râ, Puissance suprême, Toi qui entres dans la demeure de l’Amenti, vois, Ton corps est Atoum. Louange à Toi, Râ, Puissance suprême, Toi qui entres dans le lieu caché d’Anubis de l’Amenti, vois, Ton corps est Kheper.Louange à Toi, Râ, Puissance suprême, Toi dont la vie est plus longue que celle des formes cachées, vois, Ton corps est Shou.» Puis l’Hymne à Râ continue d’égrener d’autres noms du Dieu : Tefnout, Seb (la Puissance qui donne la vie), Nout (la Puissance qui juge), Isis, Nephthys, puis Horus et Nu. « Louange à Toi, Râ, Puissance suprême, Toi l’origine des membres divins, Toi l’Un, qui donnes l’être à ce qui a été engendré, dont la vie est plus longue que celle des formes cachées, vois, Ton corps est Horus. Louange à Toi, Râ, Puissance suprême, Toi qui demeures dans l’abîme céleste et l’illumines, vois, Ton corps est Nu. » Annales du Musée Guimet: Le Tombeau de Seti I. (ed. Lefébure), Paris, 1886, pl. v
xxviiVerset 16 du Chapitre XVII du Livre des morts. Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.50
xxviiiLe Livre des Morts commente : « Il l’explique : c’est le sang qui est sorti du membre du Dieu Râ lorsqu’il a voulu se couper lui-même. Il s’en est formé des dieux ; ce sont ceux qui sont en présence de Râ, c’est Hou, c’est Sau ; ils sont avec leur père Toum chaque jour. » D’après E. de Rougé, Hou est la personnification du goût, et plus généralement de la sensation. Sau représente l’intelligence. « Dans la barque du soleil, Sau est le chef d’équipage, Hou est le pilote. Un fonctionnaire dit à Ramsès II, dans la stèle des mineurs d’or, publiée par M. Prisse : ‘Hou est dans ta bouche, Sau est dans ton cœur’. » Ibid. p.50
Est-ce qu’une « jolie fille » peut aussi être « sans âme » ? Emmanuel Kant s’est posé la question. « Même d’une fille, on dit volontiers qu’elle est jolie, qu’elle a de la conversation et de l’allure, mais qu’elle est sans âme. A quoi correspond ce qu’on entend ici par âme ? L’âme, au sens esthétique, désigne le principe qui, dans l’esprit, apporte la vie. »i
L’âme est un principe de vie, et la beauté n’est rien si elle est sans vie. Être sans vie, cela veut dire être mort, et une beauté morte manque de l’essentiel, de ce feu interne qui anime, qui vit, et qui fait vivre.
A ceux qui croient que l’âme n’existe pas, on pourrait donc rétorquer : « Trouvez-vous belle une beauté sans âme ? »
Preuve indirecte, j’en conviens. Et au fond, assez faible. Quid en effet des filles qu’on ne trouve pas « jolies » ? Manqueraient-elles aussi d’âme ? L’apologue de Kant trouve vite sa limite. Mais il permet d’introduire une autre question, plus radicale. Celle de notre aveuglement.
« Il n’avait ni beauté ni éclat pour attirer les regards, et son aspect n’avait rien pour nous séduire. »ii C’est ainsi qu’Isaïe décrit le « serviteur », figure paradoxale. Ce personnage sans éclat n’a rien du Messie triomphant. Mais il est « l’Élu »iii, celui qui «établira le droit sur la terre »iv.
Non seulement il ne séduit pas, il n’a ni beauté ni d’éclat, mais il est même méprisé, abandonné de tous, humilié.
« Objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu’un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n’en faisons aucun cas. Or ce sont nos souffrances qu’il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié. »v
Devant lui, on se voile même la face, tant il inspire du mépris. Pourtant, il est en réalité le « roi d’Israël », et la « lumière des nations »vi.
Le Serviteur, le Messie, n’a ni beauté ni éclat. Il est chargé de douleurs, humilié. Personne n’y prête attention, ou alors on le couvre de quolibets, on l’abreuve d’injures. Mais Dieu dit à son sujet: « Mon âme se réjouit »vii et « J’ai répandu Mon esprit sur lui »viii.
Il y a donc sur cette terre des personnes « belles » qui peuvent être sans âme, et des personnes ni belles, ni éclatantes, qui ne manquent ni d’âme ni d’esprit.
Paradoxe digne d’intérêt.
Dans le Talmud, plusieurs passages traitent de la beauté, d’autres parlent de l’âme ; mais fort rares sont ceux qui abordent les deux sujets à la fois.
Des rabbins, quelque peu infatués d’eux-mêmes, tirèrent un grand orgueil de leur beauté.
Par exemple R. Johanan Bar Napheba n’hésita pas à dire: « Je suis un reste des splendeurs de Jérusalem ».ix Sa beauté était célèbre. Elle devait être d’autant plus frappante que son visage était « imberbe ».x Et, de fait, il suscitait l’admiration et même l’amour, au point de déclencher des transports inattendus.
« Un jour, R. Johanan se baignait dans le Jourdain. Rech Lakich le vit et sauta dans le fleuve pour le rejoindre.
– Tu devrais consacrer ta force à la Thora, lui dit R. Johanan.
– Ta beauté conviendrait mieux à une femme, répondit Rech Lakich.
– Si tu changes de vie, je te donnerai ma sœur en mariage, qui est bien plus belle que moi.»xi
Au moins, le rabbin Johanan était-il regardé et admiré ! On ne peut en dire autant de la femme d’Abraham. Abraham, son mari, ne la regardait même pas, et longtemps il ne sut pas qu’elle était belle ! Elle l’était pourtant, éminemment, et, contrairement à Abraham, le Pharaon, qui n’avait pas les yeux dans sa poche, la convoita ouvertement.
« J’avais fait un pacte avec mes yeux, et je n’aurais pas arrêté mes regards sur une viergexii: Job n’aurait pas regardé une femme qui ne fût pas à lui, dit Rabba, mais Abraham ne regardait même pas sa propre femme, puisqu’il est écrit Voici : je sais que tu es une femme belle de figure (Gen. 12,11) : jusque là il ne le savait pas. »xiii
La véritable beauté est un grand don, mais peut porter préjudice, et même malheur. Le (très beau) rabbin Johanan, dont on vient de parler, racontait cette histoire :
« Depuis le fleuve Echel jusqu’à Rabath s’étend la vallée de Doura ; parmi les Israélites que Nabuchodonozor y avait exilés, se trouvaient des jeunes gens dont la beauté radieuse éclipsait le soleil. Leur seule vue rendait les femmes de Chaldée malades de désir. Elles l’avouèrent à leurs maris. Ils en informèrent le roi qui les fit exécuter. Mais les femmes continuaient à languir. Alors le roi fit écraser les corps de jeunes gens. »xiv
En ces temps-là, les rabbins n’étaient certes pas désintéressés quant à la beauté des femmes (ou des hommes)…
« Rabban Simon b. Gamaliel était sur les marches de la colline du Temple lorsqu’il aperçut une païenne d’une grande beauté. Que tes œuvres sont grandes, Éternel !xv s’exclama-t-il. De même, lorsque R. Akiva vit la femme de Turnus Rufusxvi, il cracha, il rit et il pleura. Il cracha parce qu’elle provenait d’une goutte puante ; il rit parce qu’elle était destinée à se convertir et à devenir sa femme ; et il pleura [en pensant] qu’une telle beauté serait un jour sous la terre. »xvii
On peut penser que si le rabbin Akiva rêva de convertir et de séduire la femme du gouverneur romain de Judée, cela pouvait être mis sur le compte d’un prosélytisme militant. Ou bien n’était-ce qu’une parabole talmudique ?
Pourquoi le rabbin Akiva a-t-il pleuré la beauté de cette païenne ? La beauté de son âme de future « convertie » n’aurait-elle pas dû oblitérer la beauté de son corps destiné à être enfoui un jour sous la terre ?
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iEmmanuel Kant. Critique de la faculté de juger. 1995
Le sens du ‘mystère’ a dû apparaître, il y a bien longtemps, chez Homo sapiens, en parallèle avec une forme obscure de conscience du ‘Soi’, – une conscience latente d’une ‘présence’ inconsciente (du soi à soi).
Ces deux phénomènes, l’intuition du mystère et la pré-conscience du soi inconscient, sont sans doute liés ; ils ont ouvert la voie à la venue progressive du Moi au jour, la formation de la conscience subjective, la constitution du sujet.
La croissance de la conscience humaine, au long des millénaires, a pu être particulièrement favorisée chez quelques individus psychiquement pré-disposés, par exemple au cours d’expériences exceptionnelles, aiguës, inouïes, littéralement indicibles, telles que celles éprouvées face à une mort imminente, ou dans le ravissement de la transe.
Ces expériences sortant absolument de toutes normes furent autant d’occasions de révéler inopinément au ‘moi’ certains aspects des profondeurs insondables du Soi.
La répétition de ces expériences et leur assimilation individuelle mais aussi communautaire, par exemple lors de transes collectives, suggère que des états extatiques de conscience ont été partagés, très tôt dans l’histoire humaine, selon des formes socialisées (proto-religions, rites cultuels, cérémonies d’initiation).
Ces expériences, que l’on pourrait qualifier de ‘proto-mystiques’, ont pu être facilitées par des faisceaux de conditions favorables (milieu, environnement, climat, faune, flore). Par effet d’épigenèse, elles ont sans doute eu aussi un impact à long terme sur l’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, du cerveau, produisant un terrain organique et psychique de plus en plus adapté à l’accueil de ces phénomènes, et facilitant une augmentation corrélative des ‘niveaux de conscience’.
Pendant d’innombrables générations, lors de multiples expériences de transe, pouvant initialement être liées à des hasards, à des circonstances accidentelles, et alors fondant comme l’éclair sur des consciences vierges, ou bien spécifiquement désirées, longuement préparées, sciemment provoquées lors de rites cultuels, le terrain mental des cerveaux du genre Homo ne cessa plus de s’ensemencer, de bourgeonner, comme sous l’action d’une levure psychique intimement mêlée à la pâte neuronale.
Ces puissantes expériences mentales ont accéléré l’adaptation neurochimique et neuro-synaptique des cerveaux des hommes du Paléolithique.
Elles leur dévoilèrent, dans une certaine mesure, l’indicibilité du ‘mystère’ immanent, régnant dans les profondeurs de leur propre cerveau.
Le mystère se révéla présent, non seulement dans la conscience humaine à peine sortie de son sommeil, mais aussi tout autour d’elle,dans la Nature, dans le vaste monde, et, au-delà du cosmos même, dans la Nuit originelle, – non seulement dans le Soi, mais aussi en l’Autre.
L’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, fut la condition essentielle d’une transformation mentale, psychique, spirituelle. Accélérée par des boucles de rétroaction de plus en plus complexes, elle impliqua des modifications physiologiques, neurologiques, psychiques, culturelles, génétiques, catalysant l’exploration de voies nouvelles.
On peut postuler l’existence d’un lien immanent, sans cesse évolutif, épigénétique, entre l’évolution de la structure systémique du cerveau (neurones, synapses, neurotransmetteurs, facteurs inhibiteurs et agoniques), et sa capacité croissante à accueillir ces expériences spirituelles que j’appelle ‘proto-mystiques’.
Qu’est-ce qu’une expérience ‘proto-mystique’ ?
Le prototype en est l’expérience chamanique d’une sortie du corps (‘extase’), accompagnée de visions sur-réelles, et d’un développement aigu de la conscience du Soi (‘transe’).
Tel chasseur-cueilleur, vivant dans quelque région d’Eurasie, consomme par hasard tel ou tel champignon, parmi les dizaines d’espèces possédant des propriétés psychotropes. Soudain un ‘grand éclair de conscience’ l’envahit, l’abasourdit et le transporte, le ravit, l’extasie.
Les molécules psychotropes du champignon stimulent une quantité massive de neurotransmetteurs, bouleversent le fonctionnement des neurones et des synapses cérébraux. Se produit alors, en quelques instants, un écart radical entre l’état habituel de ‘conscience’ et l’état de ‘sur-conscience’ soudainement survenu. La nouveauté absolue et la vigueur inouïe de l’expérience le marqueront à vie.
Il aura désormais la certitude d’avoir vécu un moment de conscience double. Sa conscience habituelle, quotidienne, a été comme transcendée par une soudaine sur-conscience. S’est révélé en lui un puissant ‘dimorphisme’ de la conscience, d’une autre nature que le dimorphisme journalier de la veille et du sommeil, ou le dimorphisme ontologique de la vie et de la mort.
Loin d’être unique, cette expérience, pour singulière qu’elle soit, a été répétée pendant d’innombrables générations.
Depuis des temps fort anciens, remontant aux débuts du Paléolithique, il y a plus de trois millions d’années, les chasseurs-cueilleurs du genre Homo ont connu l’usage de plantes psycho-actives, et les ont consommées régulièrement. Bien avant l’apparition d’Homo d’ailleurs, un grand nombre d’espèces animales (comme les rennes, les singes, les éléphants, les mouflons ou les félins…) en faisaient aussi usage.i
Vivant en symbiose étroite avec ces animaux, les chasseurs-cueilleurs n’ont pas manqué de les observer. Ne serait-ce que par curiosité, ils ont été incités à imiter le comportement étrange de ces animaux se livrant (dangereusement pour eux) à l’emprise de substances psycho-actives, – substances présentes dans diverses espèces de plantes fort répandues dans la nature environnante, sur toute la surface de la Terre.
D’ailleurs, cette abondance dans la nature d’espèces de plantes psychotropes est en soi étonnante, et semble suggérer qu’est à l’œuvre quelque raison sous-jacente, systémique, – une forme d’adéquation entre les molécules psychotropes des plantes et les récepteurs synaptiques des cerveaux d’animaux.
On dénombre, aujourd’hui encore, une centaine d’espèces de champignons psychoactifs en Amérique du Nord. Les vastes territoires de l’Eurasie devaient en posséder au moins autant au Paléolithique, – bien que de nos jours on n’y recense plus qu’une dizaine d’espèces de champignons ayant des propriétés psychotropes.
L’Homo du Paléolithique put souvent observer des animaux ayant ingéré des plantes aux effets psycho-actifs, lesquels affectaient leur comportement ‘normal’, les mettant accessoirement en danger.
Nul doute que l’Homo a imité ces animaux ‘ravis’, ‘drogués’, ‘assommés’ par ces substances puissantes, et errants dans leurs rêveries. Voulant comprendre leur indifférence au danger, l’Homo a dû vouloir ingérer les mêmes baies ou les mêmes champignons, ne serait-ce que pour comprendre ce que pouvaient ‘ressentir’ ces proies si familières, qui, contre toute attente, s’offraient alors, indifférentes, à leurs silex et à leurs flèches…
Aujourd’hui encore, dans des régions allant du nord de l’Europe à la Sibérie extrême-orientale, on observe que les rennes font une forte consommation d’amanites tue-mouches lors de leurs migrations, – tout comme d’ailleurs les chamans qui vivent sur les mêmes territoires.
Ce n’est certes pas une coïncidence.
En Sibérie, le renne et le chasseur-éleveur vivent en symbiose étroite avec le champignon Amanita muscaria.
Les molécules de muscimoleiiet d’acide iboténoque, venant de l’Amanita muscaria, affectent intensément le comportement des hommes et des bêtes. Comment expliquer que de telles molécules, puissamment psychotropes, soient produites par de simples champignons, formes de vie élémentaires en regard des animaux supérieurs ? Pourquoi, d’ailleurs, ces champignons produisent-ils ces molécules, et à quelles fins ?
Il y a là un problème digne de considération. C’est un phénomène qui relie objectivement le champignon et le cerveau, l’humble vie fongique et les fonctions supérieures de l’esprit, l’humus terrestre et l’éclair céleste, la tourbe et l’extase, par le biais de quelques molécules, d’alcaloïdes psycho-actifs, reliant ensemble des règnes différents…
C’est un fait avéré, largement documenté, que dans tous les continents du monde, en Eurasie, en Amérique, en Afrique, en Océanie, et depuis des temps immémoriaux, des chamanes consomment des substances psycho-actives facilitant leur entrée en transe, – une transe pouvant aller jusqu’à l’extase et à l’expérience de ‘visions divines’.
Comment concevoir que des expériences comparables puissent être aussi faites par des animaux, dans leur monde propre, certes, mais non sans analogie ? Comment expliquer que ces puissants effets aient pour simple cause immédiate la consommation de plantes alcaloïdes plutôt répandues, dont les principes actifs se résument à un ou deux types de molécules agissant sur les neurotransmetteurs ?
Lors des migrations continues des peuples du Nord de l’Eurasie vers le Sud, ils emportèrent avec eux le chamanisme, ses rites sacrés et ses cérémonies d’initiation, les adaptant à des environnements nouveaux.
Au cours des temps, l’Amanita muscaria, champignon du nord-sibérien, a dû être remplacée par d’autres plantes, disponibles endémiquement dans les milieux traversés, et possédant des effets psychotropes analogues.
R. Gordon Wasson, dans son livre Divine Mushroom of Immortalityiii, a savamment documenté l’universalité de leur consommation. Il n’a pas hésité à établir un lien entre les pratiques chamaniques d’ingestion de plantes psychotropes, et la consommation du Soma védique. Dès le 3e millénaire avant notre ère, les anciens hymnes du Ṛg Veda décrivaient avec précision les rites accompagnant la préparation et la consommation du Soma, au cours du sacrifice védique, et ils en célébraient l’essence divine.iv
Les peuples migrateurs et consommateurs du Soma, se désignaient eux-mêmes comme Ārya, mot signifiant ‘noble’, ‘seigneur’. Ce terme sanskrit est aujourd’hui devenu sulfureux, depuis le détournement qui en a été fait par les idéologues nazis.
Ces peuples parlaient des langues dites indo-européennes. Venant de l’Europe du Nord, ils allaient vers l’Inde et l’Iran, par la Bactriane et la Margiane (comme l’attestent les restes de la ‘civilisation de l’Oxus’), par l’Afghanistan, pour finir par s’établir durablement dans la vallée de l’Indus ou sur les hauts plateaux iraniens. Une partie d’entre eux passa par les alentours de la mer Caspienne et de la mer d’Aral. D’autres se dirigèrent vers la mer Noire, la Thrace, la Macédoine, la Grèce actuelle et vers la Phrygie, l’Ionie (Turquie actuelle) et le Proche-Orient.
Arrivée en Grèce, la branche hellénique de ces peuples indo-européens n’oublia pas les anciennes croyances chamaniques. Les mystères d’Éleusis et les autres religions à mystères de la Grèce antique ont pu être récemment interprétés comme étant d’anciennes cérémonies chamaniques hellénisées, pendant lesquelles l’ingestion de breuvages aux propriétés psychotropes induisaient des visions mystiques.v
Lors des Grands Mystères d’Éleusis, le cycéôn, breuvage à base de lait de chèvre, de menthe et d’épices, comportait aussi vraisemblablement comme principe actif un champignon parasite, l’ergot de seigle, ou encore un champignon endophyte vivant en symbiose avec des herbes comme Lolium temulentum, plus connue en français sous le nom d’‘ivraie’ ou de ‘zizanie’. L’ergot de seigle produit naturellement un alcaloïde psychoactif, l’acide lysergique dont est dérivé le LSD.vi
Albert Hofmann, célèbre pour avoir synthétisé le LSD, indique que les prêtres d’Éleusis devaient traiter l’ergot de seigle Claviceps purpurea par simple dissolution dans l’eau, ce qui permettait d’extraire les alcaloïdes actifs, l’ergonovine et la méthylergonovine. Hofmann suggére aussi que le cycéôn pouvait être préparé à l’aide d’une autre espèce d’ergot, Claviceps paspali, qui pousse sur des herbes sauvages comme Paspalum distichum, et dont les effets, qu’il appelait ‘psychédéliques’, sont plus intenses encore, et d’ailleurs similaires à ceux de la plante ololiuhqui des Aztèques, qui est endémique dans l’hémisphère occidental.
Lors de l’ingestion de ces puissants principes psychoactifs, l’esprit semble tiraillé entre deux formes exacerbées (et complémentaires) de conscience, l’une tournée vers le monde extérieur, le monde des sensations physiques et de l’action, et l’autre tournée vers le monde intérieur, le monde de la réflexion et des ressentis inconscients.
Ces deux formes de conscience semblent pouvoir être excitées au dernier degré, conjointement, ou bien en alternance rapide. Elles peuvent aussi ‘fusionner’ ou entrer en ‘résonance’ mutuelle.
D’un côté, les sensations ressenties par le corps sont portées à l’extrême, parce qu’elles sont produites directement au centre même du cerveau, et non pas perçues par les sens, puis relayées par le système nerveux.
D’un autre côté, les effets mentaux, psychiques, cognitifs, sont aussi extrêmement puissants, parce que de multiples neurones peuvent être stimulés ou inhibés simultanément. Par exemple, l’action de neurotransmetteurs inhibiteurs (comme le GABA) peut s’accroître massivement et s’étendre à l’ensemble du cerveau. Soudainement, et fortement, le potentiel d’action des neurones post-synaptiques ou des cellules gliales du cerveau diminue.
L’inhibition massive des neurones post-synaptiques se traduit, subjectivement, par un découplage radical entre le niveau habituel de conscience, la conscience en quelque sorte ‘externe’, dominée par la prégnance de la réalité extérieure, et un niveau de conscience ‘interne’, tournée vers l’‘intérieur’, un intérieur entièrement détaché de la réalité environnante, immédiate. Il s’ensuit que la conscience ‘interne’ se trouve brutalement aspirée par cet univers psychique, indépendant, que C.G. Jung nomme le ‘Soi’, et auquel d’innombrables traditions font référence sous diverses appellations.
L’ensemble des processus neurochimiques complexes qui interviennent dans le cerveau, au moment de l’extase chamanique, peut être résumé de la façon qui suit : les molécules psycho-actives (comme la psilocybine) sont très proches structurellement de composés organiques (indoles) présents naturellement dans le cerveau. Elles mettent soudainement tout le cerveau dans un état d’isolation quasi-absolue par rapport au monde extérieur, ce monde qui est perçu par le biais des cinq sens.
La conscience est soudainement privée de tout accès à son monde habituel, son monde quotidien : le cerveau se voit presque instantanément plongé dans un univers infiniment riche de formes, de mouvements, et surtout de ‘niveaux de conscience’ absolument séparés de ceux de la conscience quotidienne.
Il y a plus surprenant encore…
Selon des recherches effectuées par le Dr Joel Elkes, à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore, la conscience subjective d’un sujet sous l’influence de la psilocybine peut ‘alterner’ aisément entre les deux états que l’on vient de décrire – l’état de conscience ‘externe’ et l’état de conscience ‘interne’. L’alternance des deux états de conscience s’observe expérimentalement, et peut même être provoquée simplement lorsque le sujet ouvre et ferme les yeux.
On pourrait faire l’hypothèse que l’émergence originaire de la conscience, telle qu’elle s’est développée chez les hommes du Paléolithique, a pu résulter d’un phénomène analogue de ‘résonance’ entre ces deux types de conscience, résonance précisément accentuée à l’occasion de l’ingestion de substances psycho-actives.
Est ainsi établie la possibilité structurelle, systémique, des aller-retours entre la conscience ‘externe’, liée au monde des perceptions et de l’action, et la conscience ‘interne’, inhibée par rapport au monde extérieur, mais désinhibée par rapport au monde intérieur.
La psilocybine, par exemple, fait ‘clignoter’ la conscience entre ces deux états fondamentaux, totalement différents, et par là-même, elle fait apparaître comme en surplomb le sujet lui-même, en tant qu’il est capable de ces deux sortes de conscience, et en tant qu’il est capable de naviguer entre plusieurs états de conscience, entre plusieurs mondes…
Dans les muscimoles de l’Amanite, dans l’ergot de l’ivraie, se cachent la puissance de l’ivresse, et la voie du divin…
Ce symbole est ancien, et s’applique à l’âme et à la conscience, comme en témoignent plusieurs paraboles de l’Évangile.
« Comme les gens dormaient, son ennemi vint et sema de l’ivraie au milieu du blé, et s’en alla. Quand l’herbe eut poussé et fait du fruit, alors parut aussi l’ivraie. »vii
Faut-il la déraciner ? Non! Ramassant l’ivraie, on déracinerait avec elle le blé. « Laissez les deux grandir ensemble jusqu’à la moisson. Et au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs : ‘Ramassez d’abord l’ivraie et liez-la en bottes pour la consumer ; mais le blé recueillez-le dans mon grenier’. »viii
L’ivraie doit rester mêlée au blé jusqu’à la ‘moisson’. Alors seulement l’ivraie peut être brûlée. Elle doit être mise au feu, parce qu’elle est elle-même un feu qui consume l’esprit, un feu qui l’illumine de ses éclairs, et qui l’ouvre à la vision.
La métaphore spirituelle de l’ivraie est analogue à celle du levain.
De même que l’ivraie rend ivre, le levain fait lever la pâte.
L’ergot de l’ivraie fait fermenter l’esprit, et l’élève vers les mondes invisibles… Le levain se cache dans la farine, et une infime quantité suffit à la faire fermenter touteix…
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iCf. David Linden, The Compass of Pleasure: How Our Brains Make Fatty Foods, Orgasm, Exercise, Marijuana, Generosity, Vodka, Learning, and Gambling Feel So Good. Penguin Books, 2011
iiLe muscimole est structurellement proche d’un neurotransmetteur majeur du système nerveux central : le GABA (acide gamma-aminobutyrique), dont il mime les effets. Le muscimole est un puissant agoniste des récepteurs GABA de type A . Le muscimole est hallucinogène à des doses de 10 à 15 mg.
iiiRichard Gordon Wasson, Soma : Divine Mushroom of Immortality, Harcourt, Brace, Jovanovich Inc, 1968
ivL’article Amanite tue-mouches de Wikipédia rapporte que l’enquête Hallucinogens and Culture (1976), par l’anthropologue Peter T. Furst, a analysé les éléments pouvant identifier l’amanite tue-mouches comme le Soma védique, et qu’elle a (prudemment) conclu en faveur de cette hypothèse.
vCf. Peter Webster, Daniel M. Perrine, Carl A. P. Ruck, « Mixing the Kykeon », 2000.
viDans leur livre The Road to Eleusis, R. Gordon Wasson, Albert Hofmann et Carl A. P. Ruck estiment que les prêtres hiérophantes utilisaient l’ergot de seigle Claviceps purpurea, disponible en abondance aux alentours d’Éleusis.
Dans le cheminement du mystique soufi vers l’union, il y a trois phases, l’ascèse du murîd, ‘celui qui désire Dieu’, la purification passive du murâd, ‘celui que Dieu désire’, et l’union proprement dite, quand le mystique devient mulâ‘, ‘celui à qui tout obéit’. Hallâj décrit ces phases ainsi : « Renoncer à ce bas monde c’est l’ascèse du sens ; – renoncer à l’autre vie, c’est l’ascèse du cœur ; – renoncer à soi-même, c’est l’ascèse de l’Esprit. »i
Au dernier stade, l’esprit du mulâ‘ se mélange intimement avec l’Esprit divin. Il y a fusion complète, indiscernable, du moi (humain) avec le Toi (divin).
« Ton Esprit s’est emmêlé à mon esprit, tout ainsi
Que se mélange le vin avec l’eau pure.
Aussi, qu’une chose Te touche, elle me touche.
Voici que ‘Toi’, c’est ‘moi’, en tout.
(…)
Je suis devenu Celui que j’aime, et Celui que j’aime est devenu moi !
Nous sommes deux esprits, fondus en un corps.
Aussi, me voir, c’est Le voir
Et Le voir, c’est nous voir.
(…)
Je T’appelle…non, c’est Toi qui m’appelle à Toi !
Comment aurais-je dit ‘c’est Toi !’ – si Tu ne m’avais dit ‘c’est Moi !’ ? »ii
Le surnom Hallâj signifie le ‘Cardeur’. Hallâj al-asrâr est, littéralement, le ‘Cardeur du plus intime secret’, le ‘Cardeur de la conscience’, celui qui cherche Dieu, et veut le trouver, en triturant l’âme, et en la ‘cardant’iii en quelque sorte, c’est-à-dire en la démêlant de toutes ses fibres étrangères, pour la rendre propre au tissage divin.
Mais bien d’autres métaphores sont possibles, celles du mélange, de la mixtion, de la fusion, de la pénétration, ou au contraire de l’évidement, de l’isolement… « Mon esprit s’est emmêlé à Son Esprit comme le musc à l’ambre, comme le vin avec l’eau pure. (…) Tu fonds la conscience personnelle dans mon cœur, comme les esprits se fondent dans les corps. (…) Nos consciences sont une seule Vierge… où seul l’Esprit pénètre ».iv « Quand Dieu prend un cœur, Il le vide de ce qui n’est pas Lui ; quand Il aime un serviteur, Il incite les autres à le persécuter, pour que ce serviteur vienne se serrer contre Lui seul ».v
Pour autant, cette volonté d’approcher du divin n’est pas sans danger ni péril. « Ô musulmans, sauvez-moi de Dieu… Il ne me reprend pas à moi-même, et il ne me rend pas non plus mon âme ; quelle coquetterie, c’est plus que je n’en puis supporter. »vi Longue est la route, nombreux les obstacles, les possibles égarements. « Prétendre Le connaître, c’est de l’ignorance ; persister à Le servir, c’est de l’irrespect ; s’interdire de Le combattre, c’est folie ; se laisser endormir par Sa paix, c’est sottise. »vii Mais il faut persévérer, toujours, quoi qu’il arrive. « Ne te laisse pas surprendre par Dieu, et pourtant ne désespère pas de Lui ; ne convoite pas Son amour, et pourtant ne te résigne point à ne pas L’aimer ; ne cherche point à L’affirmer, mais ne cède pas à Le nier (quand il disparaît) ; et surtout garde-toi de proclamer (de toi-même) Son unité ».viii
Pour Hallâj, l’union transformante, l’action divine en l’homme, ne résulte pas de l’omnipotence créatrice, ni de l’activité de l’Esprit (rûh), mais elle provient initialement de la puissance de la Parole, du Verbe, dont le paradigme est le commandement יְהִי , yehi, en latin « fiat ! », en arabe « kun ! », qui est au commencement et au principe de toute chose créée.
L’union mystique de Hallâj résulte de l’acceptation permanente en son âme de la présence de la Parole, qui annonce et précède la venue de l’Esprit. « L’âme provient du commandement de mon Seigneur »ix. C’est ainsi, par la Parole, que l’Esprit se mêle à l’âme, et que le ‘moi’ (le ‘je’) s’unit et se transforme en ‘Lui’.
Deux fragments « très remarquables », comme dit Massignon, donnent une idée plus précise de cette union, qui commence par l’anéantissement du ‘je’ :
Le premier a pour titre : Tanzîh ‘an al-na‘t wa’l-wasf, « De l’éloignement (tanzîh) de l’attribut et de la qualification ».
« Ma science est trop grande pour être embrassée par la vue, elle est d’un grain trop menu et trop compact pour être assimilée par l’entendement d’une créature de chair. Je suis ‘je’, et il n’y a plus d’attribut. Je suis ‘je’ et il n’y a plus de qualificationx. Mes attributs, en effet, sont devenus une pure nature humaine, cette humanité mienne est l’anéantissement de toutes les qualifications spirituelles (rûhânîyâ), et ma qualification est maintenant une pure nature divine (lâhûtîya). Mon étatxi (hukm) actuel, c’est qu’un voile me sépare de mon propre ‘moi’. Ce voile précède pour moi la vision (kashf) ; car, lorsque l’instant de la vision se rapproche, les attributs de la qualification s’anéantissent. ‘Je’ suis alors sevré de mon moi ; ‘je’ suis le pur sujet du verbe, non plus mon moi ; mon ‘je’ actuel n’est plus moi-même. Je suis une métaphore (tajâwuz) [de Dieu transportée dans l’homme], non un apparentement générique (tajânus) [de Dieu avec l’homme], – une apparition (zuhûr) [de Dieu], non une infusion (hulûl) [de Dieu] dans un réceptacle matériel. Ma survie n’est pas un retour à la pré-éternité, c’est une réalité imperceptible aux sens et hors de l’atteinte des analogies.
Les anges et les hommes ont connaissance de cela, non qu’ils sachent ce qu’est la réalité de cette qualification, mais par les enseignements qu’ils en ont reçus, suivant leur capacité à chacun. ‘Chacun sait la source où il devra se désaltérer’ (Qur. II,60)
L’un boit une drogue, l’autre hume la pureté de l’eau. L’un ne voit qu’une silhouette humaine, l’autre ne voit que l’Unique et son regard est obscurci par la qualification ; l’un s’égare dans les lits des torrents desséchés de la recherche, l’autre se noie dans les océans de la réflexion ; tous sont hors de la réalité, tous se proposent un but, et ils font fausse route.
Les familiers de Dieu, ce sont ceux qui demandent à Lui la route ; ils s’annihilent, et c’est Lui qui organise leur gloire. Ils s’anéantissent, et c’est Lui qui réalise leur gloire. Ils s’humilient, et Lui les montre comme des repères (…) Ô merveille ! Tu dis qu’ils sont ‘arrivés’ ? Ils sont séparés. Tu dis qu’ils sont ‘voyants’ ? Ils sont absents. Leurs traits externes demeurent en eux apparents, et leurs états intimes demeurent en eux cachés. »xii
Le second fragment s’intitule Raf al-annîya, « Observation du Moi ».
« Est-ce Toi ? Est-ce moi ? Cela ferait une autre Essence au-dedans de l’Essence…
Loin de Toi, loin de Toi d’affirmer ‘deux’ !
Il y a une Ipséité tienne, en mon néant désormais, pour toujours,
C’est le Tout, par-devant toute chose, équivoque au double visage…
Ah ! Où est Ton essence, hors de moi, pour que j’y voie clair…
Mais déjà mon essence est bue, consumée, au point qu’il n’y a plus de lieu…
Où retrouver cette touche qui Te témoignait, ô mon Espoir,
Au fond du cœur, ou bien au fond de l’œil ?
Entre moi et Toi, un ‘c’est moi !’ me tourmente…
Ah ! Enlève, de grâce, ce ‘c’est moi !’ d’entre nous deux ! »xiii
Massignon indique que ce texte permet d’interpréter le cri fameux de Hallâj, Anâ’l-Ḥaqq, « Je suis la Vérité ! », qu’il accompagna de ce commentaire :
« Ô Conscience de ma conscience (Yâ Sirra sirri), qui Te fais si ténue,
Que tu échappes à l’imagination de toute créature vivante !
Et qui, en même temps, est patente et cachée, tu transfigures
Toute chose, par devers toute chose…
Si je m’excusais, envers Toi, ce serait ignorance,
De l’énormité de mon doute, de l’excès de mon bégaiement,
Ô Toi qui es la Réunion du tout, Tu ne m’es plus ‘un autre’ mais ‘moi-même’,
Mais quelle excuse, alors, m’adresserai-je, à moi ? »xiv
Hallâj constate en lui-même l’union de sa conscience avec la Conscience, l’identification de son ‘je’ avec la Vérité. Cette union équivaut à un degré suprême de présence divine, au don fait à la conscience d’une extase transcendante, qu’il décrit avec précision :
« Les états d’âme d’où surgit l’extase divinexv, c’est Dieu qui les provoque tout entiers,
Quoique la sagacité des plus grands soit impuissante à le comprendre !
L’extase, c’est une incitation, puis un regard qui grandit en flambant dans les consciences,
Lorsque Dieu vient habiter ainsi la conscience (sarîra) ; celle-ci, doublant d’acuité,
Permet alors aux voyants d’observer trois phases distinctes :
Celle où la conscience , encore extérieure à l’essence de l’extase, reste spectatrice étonnée ;
Celle où la ligature du sommet de la conscience s’opère ;
Et alors elle se détourne vers Celui qui considère ses anéantissements, hors de portée pour l’observateur ».xvi
La conscience observe en elle-même trois degrés d’extase. Elle contemple, « étonnée », son entrée dans l’extase, elle en est encore « extérieure », puis elle observe la « ligature de son sommet » (c’est-à-dire qu’elle est consciente de son lien, de son nœud, de son attachement à l’essence de l’extase), et enfin elle est consciente de son propre « anéantissement », phase essentielle qui permet son « détournement » vers Dieu.
Les trois premières phases conduisent donc, si l’on peut dire, à un quatrième état, celui où la conscience se « détourne » du phénomène de l’extase, pour aller vers Dieu.
Il y a là, me semble-t-il, une profonde analogie avec l’expérience faite par Moïse face au buisson ardent. Lorsque Moïse voit que le buisson est en feu, mais qu’il ne se consume pas, il s’en étonne, et il dit : אָסֻרָה , asourah, que l’on traduit habituellement par : « Je m’approche »xvii. Or le verbe hébreu סוּר, sour a pour sens premier : « s’écarter, se retirer, s’éloigner ». Il signifie aussi « quitter un endroit pour s’approcher d’un autre ; se tourner vers ». On peut donc comprendre que Moïse ne veut pas « s’approcher » du buisson mais veut s’en « détourner » pour s’approcher de la compréhension du phénomène, la saisie de son essence.
Hallâj, comme Moïse avant lui, l’atteste: il faut que la conscience « se détourne » de l’extase pour s’approcher de la Vérité, de l’Essence de Dieu, et entrer en Elle.
Jalâl Rûmî, quant à lui, formula une autre métaphore encore : « Un jour l’amant frappa à la porte de l’Aimé… et il Lui dit : c’est Toi ! »xviii
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iLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.48
iiLouis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.49-50
iiiCf. Louis Massignon. Parole donnée. Julliard, 1962, p.76
ivLouis Massignon. Parole donnée. « Géographie spirituelle des intercessions ». Ed. Julliard, 1962, p.75
vAkhbâr al-Hallâj. 36. Cité par Louis Massignon. Parole donnée. « Géographie spirituelle des intercessions ». Ed. Julliard, 1962,. p.76
viAkhbâr al-Hallâj. 38. Cité par Louis Massignon. Parole donnée. « Géographie spirituelle des intercessions ». Ed. Julliard, 1962,. p.79
viiAkhbâr al-Hallâj. 14. Cité par Louis Massignon. Parole donnée. « Géographie spirituelle des intercessions ». Ed. Julliard, 1962,. p.78
viiiAkhbâr al-Hallâj. 41. Cité par Louis Massignon. Parole donnée. « Géographie spirituelle des intercessions ». Ed. Julliard, 1962,. p.79
xiLouis Massignon traduit ici le mot arabe hukm par « statut ». Cf. op.cit. p.53. Mais le mot hukm a une large gamme de sens : « gouvernement, pouvoir, sagesse, savoir, raison ». Comme il s’agit de qualifier ce que Hallâj dit de lui-même en tant qu’il se sent intimement uni à Dieu, je préfère traduire hukm par « état » plutôt que par « statut ».
xiiHallâj. Tanzîh ‘an al-na‘t wa’l-wasf (De l’éloignement de l’attribut et de la qualification). Traduction de Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.52-54
xiiiHallâj. Akhb. N°47. Témoignage d’Ibn al-Qâsim. Traduction de Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.55
xivParoles de Hallâj, en 896, au moment de sa rupture avec les sûfîs, justifiant son cri « Anâ’l-Haqq ! » devant son directeur de conscience, Junayd. Traduction de Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.56
xvLittéralement : « Extase de la Vérité » (MawâjidaḤaqq),
xviHallâj. MawâjidaḤaqq. Traduction de Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.58, note 4.
xviiiJalâl Rûmî, Mathnawî, Ed. Caire, I, 121. Cité par Louis Massignon, La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.60, note 2.
Le but essentiel de Hallâj, martyr mystique de l’Islam, exécuté à Bagdad le 26 mars 922, était de « trouver la Réalité elle-même, et d’y participer à jamais »i, en séparant cette Réalité de tout ce qui est éphémère, de tout « ce qui passe », de tout le sensible, de tout ce qui est seulement « possible » ou « concevable », afin d’atteindre seule, la « Vérité » en soi.
Louis Massignon, auteur d’une étude historique en quatre tomes consacrée à Hallâj, affirme qu’il était possédé par la quête de la « science des cœurs et des mouvements de l’âme » (‘ilm al-qulûb wa al-khawâtir), – l’idée maîtresse de Hassan Basrî, transmise par l’intermédiaire de Sahl et Junayd.
Hallâj résume ainsi cette quête d’une théologie mystique :
« Dieu est au-delà des âmes (nafs), car l’Esprit (ruḥ) les transcende de toute sa primauté ! L’âme n’implique pas l’Esprit. Ô vous, que votre âme aveugle, si vous regardiez ! Ô vous, que votre vision aveugle, si vous saviez ! Ô vous, que votre science aveugle, si vous compreniez ! Ô vous, que votre sagesse aveugle, si vous arriviez ! Ô vous, que votre arrivée même aveugle, si vous L’y trouviez ! Vous vous aveuglez pour toujours sur Celui qui subsiste à jamais. »ii
Hallâj sait avec une certitude absolue que seul l’Esprit divin peut « réaliser » Lui-même le désir d’union avec Dieu. Toutes les prières que la pratique religieuse recommande, avec ses protestations d’adoration ou de renoncement, aussi sincères soient-elles, sont inopérantes. Il n’y a que l’Esprit divin Lui-même qui peut consentir à accorder à l’homme « ce don surnaturel de soi, ce sacrifice efficace », qui est l’unique voie vers l’union divine.
Les questions le hantent en permanence : Où chercher Dieu ? Comment Le connaître ? Comment s’unir à Lui ?
Et les réponses fusent : Il faut passer outre à la volonté propre du moi. Il faut reconnaître la transcendance absolue de Dieu, et l’incapacité humaine à seulement nommer Son Essence. Il faut « plonger et noyer son intelligence »iii en Lui, et Le laisser, Lui seul, à notre place, « vouloir au fond de notre cœur »iv, et se tenir en ce lieu, là où « Il ne peut se fixer à demeure »v que « s’Il ne le transforme »vi.
Le Qur’an ne cesse de l’affirmer, le cœur (qalb) est l’essence de l’homme. Il recèle en lui un vide intérieur, un creux central (jawf), lequel est le lieu de la conscience. L’homme est ce qui est caché (sirr) en lui, et seul Dieu connaît ce secret.
« Il connaît ce qui est caché en vous » (ya‘lamu sirra-kum).vii
« Il connaît les secrets, même les plus cachés » (ya‘lamu sirra wa ’akhfâ).viii
En ce creux secret du cœur, flotte obscurément, confusément, un amas d’illusions, de pensées et de désirs, en agitation constante. Cet amas s’appelle nafs, – c’est ‘l’âme’, ou le ‘moi’.ix
L’âme n’est jamais qu’une sorte d’embryon sans consistance ; elle a besoin en permanence de l’intervention divine pour vivre et croître. C’est Dieu qui réitère à tout moment l’impulsion créatrice qui a mis initialement le cœur en branle.
L’Esprit divin a insufflé le premier souffle de vie dans le cœur ; celui-ci est le véritable centre de l’homme, le lieu intérieur de sa personnalité immortelle. Le souffle divin donne la vie, et il donne par là-même l’aptitude à la foi. C’est la foi qui unifie la nafs, l’illumine et la constitue comme conscience. C’est la foi qui témoigne de sa vocation primordiale, éternelle. Celle-ci a été révélée au jour de l’Alliance (mîthâq), quand ‘le Dieu’ (Al-Lah) demande aux fils d’Adam de ‘témoigner’ (’ashada’) de leur propre âme (‘alâ ’anfusi-him)x, de prendre conscience de cette âme même, en reconnaissant ‘le Dieu’ comme leur ‘Seigneur’ (Rabbi). C’est à ce moment que fut proclamée la liberté, l’autonomie de la raison humaine, et reconnue sa capacité à se penser elle-même en pensant Dieuxi.
Dès lors, le cœur « porte le poids » de la foi (al-amâna). Il est le lieu même où l’homme doit comparaître devant Dieu.
L’homme doit viser uniquement à s’unifier et à s’unir, – par son cœur, par son esprit, par sa raison (qalb = rûh = ‘aql). Il est déjà uni (provisoirement) à son corps charnel, en tombant dans l’esclavage de la matière (raqq al-kawm). Mais s’il en reste esclave, il encourt le mépris divin. La création de la matière, et des créatures, représente une « humiliation » volontaire de la pensée divine, qu’il s’agit de reconnaître et de relever. Cette humiliation ne peut durer. Dieu « méprise » la matière tant que l’esprit ne la transfigure pas. « Le secret de la création, c’est que Dieu est humble »xii. Il est humble parce qu’il s’humilie, mais cela en vue de viser une plus grande gloire, – la transfiguration de cette matière, de cet humus, en un Esprit de sainteté. L’homme, d’abord esclave, a la liberté de l’esprit, et il a vocation à s’affranchir de l’esclavage.
Pour Hallâj, le cœur humain est l’organe de la contemplation divine.
« L’ultime enveloppe du cœur, au-dedans de la nafs, appétit concupiscible, c’est le sirr, personnalité latente, conscience implicite, subconscient profond, cellule secrète murée à toute créature, ‘vierge inviolée’. Tant que Dieu n’a pas visité le sirr, que ni ange, ni homme ne devine, la personnalité latente de l’homme reste informe : c’est la sarîra, sorte de ‘pronom personnel’ incertain, de ‘je’ provisoire : annî, annîya ; huwî, huwîya : une heccéité, une illéité. »xiii
L’homme doit renoncer à cette ultime enveloppe, à ce sirr qui est le secret de sa conscience ; il doit renoncer à sa personne, à son ‘je’, à son propre ‘pronom personnel’, et à sa ‘conscience’ (ḍamîr)xiv, pour atteindre Dieu qui est le Sirr al-sirr, le Ḍamîr al-ḍamîr.
C’est alors que Dieu féconde l’âme, et y fait pénétrer le véritable ḍamîr, le vrai pronom de la personnalité ultimexv, celle qui possède véritablement « le droit de dire ‘Je’ »xvi.
« Or la réalité est réalité, et la nature créée. Rejette donc loin de toi la nature créée, pour que toi, tu deviennes Lui, et Lui, toi, dans la réalité !
Car, si notre ‘je’ est un sujet exprimant, l’Objet exprimé [Dieu] est aussi un sujet exprimant. Or si le sujet, ce faisant, peut exprimer son Objet selon la réalité, a fortiori l’Objet l’exprimera selon la réalité !
Dieu lui dit (à Moïse) : ‘Tu guideras vers la preuve, non vers l’Objet de la preuve. Pour moi, Je suis la preuve de toute preuve’ :
Dieu m’a fait passer par ce qu’est la réalité
Grâce à un contrat, un pacte et une alliance.
Ce que j’ai constaté, c’est mon subconscient, mais non plus ma personnalité.
Cela, c’était toujours mon subconscient, mais celle-ci, c’est la réalité.
Dieu a énoncé avec moi, venant de mon cœur, ma science. Il m’a rapproché de Lui après que j’étais resté loin de Lui. Il m’a rendu son intime, et Il m’a choisi.’ »xvii
Dieu est le créateur (khâliq) initial et permanent de l’individu et de tous les événements qui caractérisent sa vie, l’auteur de toutes ses actions. Il les a créées d’avance, comme un tout, et les distribue jour après jour à chaque homme comme des « provisions de voyage » (arzâq), comme autant de ‘ressources’ qui lui permettent d’agir pendant sa vie. Avec l’ensemble des arzâq, qu’on pourrait traduire par le mot « providence », Dieu est Celui qui fait vivre (muhyî) et mourir (mumîi). Mais ces ressources providentielles sont momentanées, éphémères, contingentes. Elles n’entrent dans le cœur de l’homme que de façon gratuite, arbitraire, imméritée. C’est bien le cœur qui est le principe de la science et de la conscience, non les arzâq. Il revient à l’homme de se saisir au-dedans de lui-même, en son cœur (qalb, ou taqlîb), pour réaliser son unité mentale, pour tisser son âme, pour construire sa conscience, son véritable ‘Je’ (ḍamîr). Il lui revient de persévérer sans cesse dans son effort de mémoire (dhikr), d’intelligence et de volonté, c’est-à-dire dans l’effort de sa foi.
Hallâj dit que la grâce (latîfa), quand elle saisit l’homme, et qu’elle le sanctifie, ‘fait venir à l’idée la Vérité’ (khâtir al-Haqq) ; celle-ci s’impose à la pensée, et devant elle plus aucun doute ne s’élève dans la conscience du sage.
Les sûfis affirment que c’est une inspiration divine qui transfigure (tasarruf) le cœur en profondeur, et dirige son évolution ultérieure, se ralliant à Muhâsibî : « Le but final d’une règle de vie mystique ne peut être la possession spéciale de tel ou tel état, mais une disposition générale du cœur à rester malléable, constamment, à travers la succession de ces états. »xviii
Hallâj développe ces idées, en les poussant aussi loin que possible. Il ne nie pas la réalité des « états » mystiques, mais il refuse de s’y complaire, et d’y rester. Ce ne sont que des étapes transitoires. Ce qui lui importe réellement ce sont les « touches divines » (tawâli‘, bawâdî) dont ces états ne sont que les indices. Il les appelle dawâ‘î, les « appels » de Dieu, ou encore shawâhid, les « témoignages » incessants qui incitent « le cœur à passer outre, à aspirer à Dieu par des aspirations, arwâh, anfûs, en se dépouillant de ces états eux-mêmes, en se dénudant de plus en plus, pour joindre Dieu qui est là et qui l’appelle. »xix
Il faut se détacher des œuvres que l’on fait, pour s’attacher à Celui pour qui on les fait. Cette attitude s’applique à l’extase (wajd) elle-même. Hallâj « se refuse à goûter une secrète délectation de l’âme, un rêve solitaire, un loisir d’aimer Dieu hors de la vie réelle. Il estime que le ravissement, istilâm, est une purification et non une destruction de la mémoire ; que l’illumination, tajallî, est une transfiguration, et non un stupéfiement aveuglant de l’intelligence. »xx
Au fond de toute extase, « il ne veut voir que Celui qui extasie, man fî’l wajdi Mawjûd »xxi.
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iLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.12
iiHallâj. Shath. f° 131, cité par Louis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.12, note 4.
iiiHallâj. Tawâsîn V, 10. Traduction par Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.318
ivHallâj. Tawâsîn III, 11. Traduction par Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.310
vHallâj. Tawâsîn XI, 15. Traduction par Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.342
viHallâj. Tawâsîn XI, 23-24. Traduction par Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.343-344
xiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.116-117
xiiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.25, note 5.
xiiiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.26
xivLe mot ضَمير, ḍamîr, désigne en arabe à la fois le ‘pronom personnel’ et la ‘conscience’.
xvHallâj théorise ainsi le « vrai pronom sujet » dans son Tawâsîn, IX,2 : « Le vrai pronom sujet, de la proposition (attestant que Dieu est un), se meut et circule à travers la multiplicité (créée) des sujets. Il n’est inclus, ni dans le sujet, ni dans l’objet, ni dans les affixes de cette proposition ; son suffixe pronominal appartient en propre à son Objet ; son h possessif, c’est son « Ah ! » à Lui (à Dieu) ! Et non pas à cet autre h, lequel ne nous rend pas croyants monothéistes. » [Le h se réfère ici au suffixe qui, en arabe, est la marque du pronom possessif]. Traduction par Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.334
xviiHallâj. L’Éloge du Prophète, ou la métaphore suprême (Hâ-Mîm al-qidam) III, 8-12. Traduction de Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.310-311
xviiiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.32
xixLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.32-33
xxLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.33
xxiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.33
La neurothéologie associe la neurologie et la théologiei. Plus précisément, elle cherche à déterminer les parties du cerveau qui sont les plus actives (ou les moins actives) pendant certaines pratiques religieuses (comme la prière, la méditation, les rituels), et si l’on observe à cette occasion des différences significatives d’une personne à l’autre, c’est-à-dire si des personnes sont plus prédisposées ou plus sensibles que d’autres. Elle se base pour ce faire sur l’observation par imagerie numérique des différentes zones du cerveau, et sur l’interprétation des liens entre les états neurologiques des lobes cervicaux et les représentations subjectives des sujets qui, lors de ces pratiques religieuses, disent avoir une certaine expérience du « divin ».
Par exemple, des chercheurs ont observé le cerveau de moniales franciscaines en prière et de moines bouddhistes en méditation, et ils ont découvert qu’aux moments les plus intenses, une zone spécifique du cerveau présentait des signes similaires d’activité. Il en a été inféré que des expériences religieuses (en l’occurrence de catholiques et de bouddhistes) pouvaient impliquer les mêmes zones du cerveau, laissant supposer l’existence d’un lien plus général entre état « neurologique » et conscience « religieuse ».
La neurothéologie pose d’emblée nombre de questions d’ordre épistémologique, sur la méthodologie utilisée, les biais éventuels, ou les limites intrinsèques des systèmes d’imagerie utilisés, si « performants » soient-ils. Comment des méthodes d’objectivation expérimentale peuvent-elles être compatibles avec des sentiments aussi parfaitement subjectifs que ceux associés à une expérience religieuse ? Comment peut-on « objectiver » des phénomènes dont la littérature mondiale, depuis des millénaires, s’accorde à dire qu’ils relèvent précisément de « l’ineffable » ?
L’expérience religieuse se réduit-elle effectivement à l’activation d’un ensemble de cellules cérébrales et de synapses ? Ou bien suppose-t-elle aussi, nécessairement, l’existence d’une réalité « autre », une réalité spirituelle ou divine qui se situerait par nature dans une sphère extérieure à la sphère du monde matériel, et sans doute séparée de la réalité empirique?
Autrement dit, la « réalité » de l’expérience religieuse se passe-t-elle exclusivement dans le for intérieur du sujet, et s’inscrit-elle seulement dans les neurones de son cerveau, ou bien doit-on considérer que le cerveau est aussi une sorte d’« antenne », capable d’entrer en interaction avec une autre « réalité » totalement extérieure et indépendante de lui ? Cette hypothèse du cerveau-antenne a d’ailleurs été explicitement formulée par William Jamesii, il y a plus d’un siècle.
Le terme « neurothéologien » a été utilisé par Aldous Huxley, semble-t-il pour la première fois, dans son roman Islandiii, paru en 1962. Les recherches en neurothéologie ont commencé en 1975, quand Eugene d’Aquili et Charles Laughlin ont publié dans la revue Zygon leur article « The Biopsychological Determinants of Religious Ritual Behavior ». Le terme “neurotheology” a été utilisé pour la première fois par James Ashbrook dans un article publié dans la même revue en 1984, “Neurotheology: The Working Brain and the Work of Theology.”
La thèse de ces premiers chercheurs était que toute la phénoménologie religieuse pouvait être étudiée d’un point de vue qualifié de « biopsychologique » et de « neurothéologique ». Le développement de la neurothéologie proprement dite prit un nouvel essor avec la collaboration d’Eugene d’Aquili avec Andrew Newbergiv, un spécialiste de l’imagerie et de la médecine nucléaire. Ils affirmèrent que « L’expérience mystique est réelle, et observable du point de vue biologique et scientifique »v, notamment au moyen d’imageries numériques du cerveau.
D’Aquili et Newberg n’hésitèrent pas à poser, d’une façon à la fois naïve et volontairement outrancière et provocatrice, la question : « Est-il possible de prendre une photo de Dieu ? ». Ils avaient en effet « photographié », ou plutôt « scanné », le cerveau de bouddhistes en méditation et de religieuses franciscaines en prière, et ils avaient observé des similarités frappantes.vi Ils constatèrent que, pendant la méditation ou la prière, une zone spécifique du cerveau (le lobe pariétal postérieur supérieur) était beaucoupmoins irrigué par le flux sanguin cérébral, que les autres lobes cervicaux. Or cette zone est connue comme étant celle qui régule la capacité du moi à se situer dans l’espace et dans le temps. Des personnes atteintes d’une lésion à cet endroit du cerveau sont incapables de se déplacer, ou d’effectuer des gestes simples comme s’asseoir sur une chaise ou se coucher sur un lit. Les neurologues s’accordent à dire que cette zone permet de faire la distinction entre le «moi» et le « non moi ».
En observant une diminution notable du flux sanguin cérébral dans cette zone, d’Aquili et Newberg en ont déduit que c’était là une indication qu’y devaient alors s’affaiblir ou même disparaître les frontières entre le « moi » et le « monde extérieur », favorisant l’apparition du sentiment de « plongée océanique », souvent associé aux expériences mystiques. Si le sang circule moins dans cette partie du cerveau, il peut sembler logique que tout ou partie de la conscience du « moi » se sente « absorbée » par le reste du monde, et se vive comme immergée dans l’infini, en communion avec le reste du cosmos.
De cette première inférence, d’Aquili et Newberg ont induit une autre hypothèse, plus générale encore : « Le cerveau semble avoir une capacité intrinsèque à transcender la perception du moi individuel »vii.
Était-il justifié de généraliser les résultats obtenus en scannant le cerveau de quelques bouddhistes tibétains en méditation et de franciscaines en prière, et d’en conclure qu’avait été ainsi mise en évidence une base biologique commune à toutes les expériences religieuses ?
D’Aquili et Newberg en étaient persuadés, sur la base de leurs « preuves » expérimentales.
Outre ces expériences réalisées sur des personnes en méditation, ils ont également étudié diverses pratiques religieuses dans l’espoir de leur donner une même base neurologique. Ils ont tenté d’établir un lien empirique entre ces pratiques, différentes fonctions cérébrales et les zones cervicales correspondantes. Ils en ont inféré que c’était là la preuve que des conditions de possibilité des phénomènes religieux étaient inscrites dans la structure neuronale du cerveau.
Une conclusion analogue a été proposée par l’anthropologue français Pascal Boyer, quoique sur la base de considérations très différentes. Dans son ouvrage, La Religion expliquée. Les origines évolutionnaires de la pensée religieuseviii, il est parti du principe que la faculté humaine de penser est structurée de telle sorte qu’elle peut « inventer » des mythes ou des grands récits, cosmogoniques ou religieux, mais seulement dans le cadre de certaines contraintes. Il y a des limites a priori à ce que l’on peut imaginer, inventer, et plus encore à ce que l’on peut croire. L’imagination humaine serait naturellement limitée en raison de la structure même du cerveau. En cela rien de très neuf, d’ailleurs. Emmanuel Kant avait déjà analysé les antinomies de la raison pure, et la philosophie critique nous avait habitués à l’existence a priori de ces structures mentales. On pouvait maintenant élargir le champ de ces prédéterminations à l’ensemble des contraintes liées aux langues elles-mêmes, à leurs grammaires, et aux systèmes symboliques, qui dans chaque culture, déterminent les capacités d’expression, de cognition, et les possibilités de représentation.
Selon ces vues, toute expression religieuse trouverait son origine dans la sélection et la mise en scène de certaines expériences, favorisée par l’accumulation de souvenirs spécifiques, eux-mêmes favorisés, ou pré-arrangés par la structure même du cerveau, laquelle est aussi capable d’engendrer les systèmes linguistiques et symboliques qui lui sont adaptés.
Il reste cependant paradoxal que ces systèmes langagiers et symboliques puissent représenter, au moins de façon allusive, mais suffisamment prégnante et transmissible, le contenu d’expériences qui, en principe, relèvent de l’ineffable, de l’indicible.
Le pouvoir d’observer et d’enregistrer, à l’aide de systèmes d’imagerie, les états neurologiques correspondant à des expériences de méditation ou de prière chez des croyants de diverses obédiences, a donné à ces chercheurs l’espoir que la neurothéologie avait le potentiel d’analyser les pratiques religieuses dépendant de diverses théologies. Ils ont conçu en conséquence le projet de formuler les bases d’une épistémologie théologique, qualifiée de « méta-théologie », ou même de « théologie des théologies ». Ils ont considéré la neurothéologie comme une théorie biologique de la religion (et donc non comme une nouvelle théologie, mais comme une base scientifique et biologique pour l’analyse de tout discours théologique). Toutes les grandes religions du monde – et, sans doute, le sentiment religieux lui-même – sont nées de la capacité du cerveau à transcender le moi limité des sujets individuels, et à percevoir une réalité plus vaste et plus fondamentale que celle dont le moi est habituellement le témoin. Selon les chercheurs en neurothéologie, toutes les religions auraient donc la même base biologique et neuronale. Ce sont les mêmes régions du cerveau qui s’activent (ou plutôt se désactivent) chez chaque sujet pendant les prières et les méditations. Ils en déduisent que les différentes conceptions de Dieu ou du divin peuvent être ramenées à un état particulier du cerveau, lequel génère ensuite des représentations symboliques du divin dépendant des contextes culturels.
Cependant, cette insistance à « localiser » dans un lobe spécifique du cerveau la présence subjective du divin ne va pas de soi. Comment expliquer alors, non seulement la diversité des formes religieuses, mais l’hostilité latente et l’esprit de concurrence que les religions entretiennent entre elles ? Il se pourrait tout aussi bien que d’autres parties du cerveau, plus dominantes en dernière analyse, soit « responsables » de la tendance à la différenciation, voire à l’inimitié, entre des religions qui se jugent respectivement supérieures à leurs « concurrentes ».
D’Aquili et Newberg tentent d’expliquer cet exclusivisme théologique à partir de leurs conclusions : dans un état ressenti d’unicité absolue avec l’univers et avec le « divin », seule cette vérité-là (l’union) existe désormais pour le sujet qui en fait l’expérience. Il est absorbé par le « Tout », et il « sait » que cette union est la seule vérité qui désormais lui importe. Le « moi » n’existe plus en tant que tel. Mais lorsque la partie du cerveau qui est responsable de ce « sentiment océanique » est à nouveau irriguée normalement et donc réactivée, le sujet fait retour à l’expérience de sa propre subjectivité. Sa conception de la vérité redevient liée à celle du moi temporel, qui ne garde plus qu’un certain souvenir de la plongée océanique dans l’universel. Le retour aux limites du moi expliquerait les tendances à l’exclusion réciproque des religions, qui en principe, devraient se rejoindre sur l’essentiel, mais ne le font pas.
On pourrait cependant objecter qu’une fois que l’on a expérimenté la puissance d’une véritable expérience mystique, d’une authentique vision du « divin », l’impact de cette expérience fondatrice devrait continuer longtemps après qu’elle a été éprouvée.
Du moins c’est comme cela que l’on pourrait interpréter les expériences relatées par de grands mystiques comme Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, et bien d’autres. En d’autres termes, il semble plutôt étrange que ce soit seulement lorsque l’on prie ou médite, ou lorsque l’on fait l’expérience de l’unité avec le divin, que l’on reconnaisse que toutes les religions ont une base commune. Il est plus étrange encore que, lorsque l’on est « revenu à soi », l’on continue de revendiquer la vérité exclusive de sa propre religion, en semblant oublier la vision océanique de l’Un et du Tout.
La neurothéologie part de l’a priori selon lequel le cerveau fonctionne à peu près de la même manière chez tout le monde. Si ce n’était pas le cas, cela ouvrirait d’ailleurs un nouveau champ de recherches, absolument fascinantes par ses implications à long terme…
Les chercheurs en neurothéologie affirment donc que les résultats de leurs recherches s’appliquent à tous les individus, quelle que soit la religion à laquelle ils adhèrent. En conséquence, ils estiment que la neurothéologie pourrait former la base de ce que certains d’entre eux appellent une « méta-théologie ». Cette « méta-théologie » serait en mesure de formuler des principes communs, sous-jacents à toutes les théologies, sans considération pour leurs différences respectives. La « méta-théologie » serait, par définition, dénuée de tout a priori théologique. Elle fournirait un cadre formel subsumant toutes les religions, et mettant en évidence leurs caractéristiques communes, leurs schèmes génératifs profonds, indépendamment de leurs dogmes proclamés.
La « méta-théologie » serait aussi capable de fournir des conditions préalables pour la validation de toute théologie, en mettant en évidence la conformité à la « norme » de son substrat biologique et neuronal.
La « méta-théologie » devrait aussi être en mesure d’expliquer le comment et le pourquoi des mythes, des pratiques, des rites inhérents à toute théologie. D’Aquili et Newberg ont estimé avoir pu détecter les fonctions cérébrales leur correspondant. Ils ont aussi évoqué la possibilité d’une « méga-théologie », découlant de la « méta-théologie ». La « méta-théologie » explique les formes et les structures a priori, et la « méga-théologie » identifiera les contenus capables de définir une sorte de théologie universelle, dépassant et unifiant toutes les théologies existantes, jugées partiales et partielles. Le contenu « méga-théologique » devra être si universel qu’il pourra être adopté par la plupart des grandes religions du monde sans porter atteinte à la signification profonde de leurs doctrines essentielles.
D’Aquili et Newberg ont donné quelques indications sur une possible interprétation théologique de la neurothéologie. Mais la question est loin d’être éclaircie. Il reste nécessaire d’examiner plus en profondeur tous les défis que la neurothéologie pose aux théologies, et en particulier à la théologie chrétienne (qui est une théologie de la révélation).
L’utilisation de scanners cérébraux mettant en évidence les zones du cerveau actives (ou inactives) lors d’expériences religieuses semble confirmer que le cerveau humain est bien capable d’expériences extatiques ou même divines. De ce point de vue, la neurothéologie offre une confirmation supplémentaire que des expériences psychiques fondamentales peuvent être corrélées à des états neurochimiques du cerveau. Mais quel est le lien exact entre le contenu de telle expérience religieuse et ses fondements biologiques ou neurochimiques? Peut-on dépasser le simple constat d’une certaine corrélation entre des expériences religieuses et des phénomènes neurochimiques, et approfondir puis expliquer les mécanismes capables de produire ces expériences ?
Sur ces points, les interrogations abondent, quant à la méthodologie même des premières recherches en neurothéologie. Par exemple, on pourrait s’interroger sur la représentativité des sujets choisis, qui, dans les expériences citées, appartiennent à deux traditions religieuses, le catholicisme et le bouddhisme tibétain. Il faudrait de plus confronter le sentiment subjectif des personnes examinées avec les nombreux témoignages dont ces traditions disposent par ailleurs, quant aux états de conscience rencontrés lors d’extases ou de ravissements mystiques.
Il semble que les chercheurs en neurothéologie ont présupposé leurs conclusions avant même d’avoir commencé leurs recherches, à savoir qu’il existe une base biologique commune à toutes les religions. En traitant de façon similaire des sujets dont le seul point commun était de « méditer », ou de « prier », ils supposaient que les expériences individuelles, singulières, éprouvées par des sujets différents, pouvaient être ramenées à une même expérience fondamentale, elle-même traduisible et identifiable à l’aide d’imageries similaires provenant de scanners. Au niveau biologique, cela semble être le cas, puisque le même lobe du cerveau serait, en l’occurrence, notablement inactif pendant les expériences religieuses.
Mais n’est-ce pas là une forme de réductionnisme de la pire espèce, arguant du constat d’une inactivité neurochimique « locale » pour en inférer la preuve d’une expérience divine, censée être « totale » ?
Il est vrai que dans un cadre expérimental, scientifique, la démarche réductionniste peut donner des résultats intéressants. On sait qu’en réduisant des phénomènes complexes à de petits ensembles d’observables, la science a pu faire d’énormes progrès au cours des derniers siècles.
Il ne faut cependant pas oublier que le cerveau humain fonctionne de manière très complexe, et que la méthode réductionniste s’applique mal lorsqu’il s’agit de ses fonctions les plus élevées.
Il faut souligner aussi que des expériences subjectives de haut niveau, comme celles liées à des « extases spirituelles » (sans doute extrêmement rares, d’ailleurs, et plus rares encore dans les conditions imposées à des sujets en laboratoire) impliquent probablement bien plus que le seul lobe pariétal postérieur supérieur, et qu’elles engagent tout le cerveau, et même l’ensemble du système nerveux, central et périphérique.
Toute expérience religieuse s’inscrit toujours dans une tradition culturelle particulière ; elle dépend de la psychologie de la personne qui la vit et elle est en partie déterminée par le contexte social dans lequel elle se déroule. L’expérience religieuse ne prend tout son sens que par ses liens avec toutes ces dimensions, culturelles, sociales, psychologiques et biologiques.
Il est donc évidemment fort simpliste de réduire l’extase de la conscience, ou même un état de méditation intérieure, à l’identification d’une certaine zone du cerveau, qui serait dès lors étiquetée comme la zone du « point Dieu », et d’où proviendraient les bases neurochimiques les différentes religions.
Quoiqu’en dise la neurothéologie, il est hautement improbable qu’une seule zone particulière du cerveau soit responsable de l’émergence du sentiment numineux dans l’homme. En revanche, il est vraisemblable que l’on puisse identifier l’implication de telle ou telle zone du cerveau dans certaines expériences religieuses, sans pouvoir en dire tellement plus.
Mais la question la plus importante reste en suspens : « Où est Dieu dans tout cela ? »
La science, évidemment, voudrait pouvoir se passer de la nécessité de se poser cette question, et plus encore d’y répondre. Le positivisme et le réductionnisme modernes tiennent à éliminer de facto le « facteur Dieu ».
Du point de vue scientifique, cette élimination est nécessaire si l’on s’en tient à la démarche empirique. Cependant, dans le cadre de la neurothéologie, il serait manifestement anti-scientifique d’éliminer a priori l’un des facteurs essentiels, fût-il putatif, entrant en jeu dans l’expérience subjective des sujets…
En d’autres termes, en éliminant a priori l’existence effective d’une réalité « autre », de nature spirituelle ou divine, et son rôle dans l’expérience, la démarche positiviste et réductionniste de la neurothéologie crée d’emblée un fossé absolu entre l’expérience « subjective » du sujet et l’explication « objective » qu’elle prétend en donner.
Peut-on raisonnablement croire expliquer un phénomène mystique par la réduction du débit sanguin dans le lobe pariétal postérieur supérieur ?
En sens contraire, le fait de supposer qu’une entité divine puisse se manifester à la conscience du sujet d’une façon indécelable par les scanners va aussi très loin, et ouvre des pistes complètement nouvelles, sans doute hors d’atteinte pour la science contemporaine.
En tout état de cause, la neurothéologie, par sa démarche même, oblige à poser cette question : considère-t-elle qu’il y a encore un rôle pour la transcendance divine dans une expérience mystique? Et, si oui, est-elle en mesure de l’objectiver ?
Les mystiques qui ont fait l’effort de communiquer leurs expériences ont toujours soutenu que l’unité avec le « divin » ne peut être vécue que si le sujet réussit à transcender la condition subjective de sa propre conscience, pour s’identifier à un « Dieu », ou s’absorber en un « Tout », qui la dépasse entièrement, et la transforme en profondeur.
En revanche, se passant de toute médiation transcendantale, la neurothéologie prétend pouvoir relier directement certains états du cerveau au divin ou à l’ineffable. Elle prétend donc a priori faire l’impasse sur ce qui, dans le cas particulier du christianisme comme dans celui du bouddhisme, se rapporte à une réalité historiquement révélée.
La notion de révélation ne joue aucun rôle dans la démarche neurothéologique. La « méta- théologie » ne fait dépendre la « vérité » d’une religion que de l’observation de phénomènes religieux dûment sélectionnés, en tant qu’ils s’inscrivent dans le cadre de normes statistiques, elles-mêmes déterminées empiriquement. Il n’y a plus aucun rôle donné à la « tradition » ou à la « révélation ». Il n’y a plus non plus aucune reconnaissance donnée à la singularité absolue des individus qui sont les sujets de l’expérience religieuse, mais dont la parole même, ou le témoignage intérieur, ne sont jugés pertinents, parce que ne se laissant pas saisir par le scanner.
Dieu, le grand Tout, ou l’Entité saisie par l’expérience mystique, n’existent plus indépendamment de l’expérience empirique qui en est faite, et à laquelle tout se résume.
Si l’expérience religieuse est censée jeter un pont entre le sujet et le Tout Autre, l’Un, le grand Tout, ou le Vide primordial, alors elle devrait aussi s’accompagner de la conviction accrue que cet Autre, cet Un, ce Tout, ou ce Vide, est à l’origine de la conscience religieuse elle-même, et la surplombe.
L’entité qui s’est fait ainsi connaître dans la conscience du sujet, s’affirme dès lors comme résidant bien au-delà de la zone particulière du cerveau de l’homme qui en a fait l’expérience.
Il devient évident que deux idées radicalement opposées s’affrontent ici.
L’idée que la religion est un simple produit de l’imagination de l’homme, ou qu’elle résulterait d’un certain état neurochimique, s’oppose absolument à l’idée que la conscience humaine est capable de vivre réellement une rencontre avec une altérité radicale, qu’elle est capable d’une vision effectivement transcendante, et, pour cette raison même, échappant aux radars et aux scanners.
L’existence avérée de consciences singulières, capables d’expériences religieuses, et même mystiques, n’est pas non plus incompatible avec le fait que les grandes religions ont transmis leurs traditions et leurs sagesses depuis des millénaires, comme un héritage ou un « trésor » dont on ne peut pas disposer à sa convenance, et que l’on peut encore moins « réduire » empiriquement.
Il est fort probable que les religions ne sont pas nées simplement parce que nous avons certaines structures dans notre cerveau qui semblent s’y prêter. Il faut admettre, au moins comme une hypothèse digne d’intérêt, dans le cadre d’une éventuelle « méta-théologie » à venir, qu’il y ait pu avoir, à certaines époques, des formes de « révélation » dont certains individus humains ont été les témoins, puis les transmetteurs. Chercher la cause de la religion seulement dans la conformation des lobes du cerveau humain est une forme inacceptable de réductionnisme, qui ne peut pas être acceptée dans le cadre d’une discipline qui s’autoproclame « neurothéologique »…
L’approche réductionniste de la religion conduit à ne pas considérer la religion en tant que phénomène numineux, ou en tant que révélation, mais à n’en expliquer que certaines représentations et comportements, sans chercher à aller plus loin. Attribuer le nom de « Dieu » à l’expérience d’unité océanique décrite par la neurothéologie reste donc une interprétation très partielle, très insuffisante, relevant d’une sorte de « neurologie théologisée ».
Du point de vue des grandes religions mondiales (comme le bouddhisme, les monothéismes, mais aussi les divers chamanismes), il est évident que la neurothéologie, dans sa méthode même, ne laisse aucune place pour un concept tel que celui de « révélation », qu’elle soit collective ou personnelle.
Réciproquement, et même si l’on se place du point de vue de la neurothéologie, il semble éminemment réducteur de poser que les grandes religions sont apparues dans l’histoire du monde simplement parce que le cerveau humain serait doté a priori de certaines structures cérébrales.
Du point de vue d’une neurothéologie plus « éclairée », il serait tout à fait possible de penser que les structures du cerveau humain se sont constituées au cours d’une longue évolution, parsemées d’expériences « proto-religieuses » singulières, réalisées par des individus privilégiés, et sans doute déjà prédisposés génétiquement. Ces expériences, dont certaines ont pu d’ailleurs avoir été provoquées par l’ingestion de plantes alcaloïdes ou de fungi enthéogènes, ont contribué, au long de dizaines de millénaires, à faire évoluer les structures cérébrales d’Homo sapiens, d’autant plus qu’elles étaient, en essence, réellement transformatrices, ou inspiratrices.
Poussons ce raisonnement plus loin. D’où vient l’extase mystique ? D’où vient ce que l’on appelle la « révélation » dans les grandes religions mondiales ? Quelle est l’essence de l’expérience du divin ? La neurothéologie ne peut certes pas répondre à ces questions. Ce serait faire trop d’honneur au lobe pariétal postérieur supérieur que de le croire capable d’engendrer ces mystères à lui seul. Les théologies elles-mêmes, notamment juive et chrétienne, mais aussi bouddhiste, n’hésitent pas à prôner une approche « négative » du mystère : elles n’osent parler du Divin qu’en termes prudemment « apophatiques », en se contentant d’essayer de dire ce qu’il n’est pas, ce qu’il ne pourrait pas être.
Peut-être qu’un jour, la science et la théologie se rejoindront sur ce point, se mettront d’accord pour reconnaître l’existence du mystère en tant que tel, et admettront, chacune pour leur part, qu’elles ne pourront jamais visualiser l’invisible, mettre la main sur l’insaisissable, mesurer l’incommensurable, exprimer l’ineffable.
La révélation, l’expérience de la transcendance absolue, le rôle de la tradition comme préservation d’un trésor jadis dispensé, et qu’il ne faut pas laisser disparaître de l’horizon de la conscience, l’importance des communautés humaines dans l’accompagnement des expériences religieuses, le rôle d’une réflexion rigoureuse sur les aspects que les théologies elles-mêmes hésitent à critiquer intellectuellement, ne sont décidément pas pris en compte par la neurothéologie, qui s’en tient à un réductionnisme empirique.
Cependant, il ne faut pas s’en tenir à une position seulement critique contre toute neurothéologie possible. La neurothéologie ne doit pas être complètement dévalorisée en tant que science en devenir. Mais c’est son appellation qui devrait être révisée. Loin d’être « théologique », ou « méta-théologique », la neurothéologie semble servir malgré tout un objectif humaniste, un objectif en quelque sorte « hypo-théologique » ou « para-théologique ». En recherchant une base biologique commune aux religions du monde (ou du moins un « plus grand dénominateur biologique commun »), la neurothéologie offre cet avantage de viser à les rapprocher toutes, en une quête analogue. Elle s’attaque avec ses propres moyens à ce qui reste un immense défi de la recherche, celui de l’inscription de l’esprit et de la conscience dans la matière vivante.
La neurothéologie ne cherche pas seulement à rapprocher, par sa méthodologie, les différentes religions, mais elle relance également le débat sur la relation entre la science et la religion. En cela, la neurothéologie va à l’encontre de l’esprit du temps, qui a trop tendance à accentuer la séparation et l’antagonisme entre différents types de « discours », entre sciences « dures » et sciences « molles », oubliant le fait que si la réalité existe bel et bien en tant que réalité, il devra exister un jour quelque théorie unifiée correspondant à cette unique réalité…
La neurothéologie, en développant des méthodes d’observation basées sur des techniques d’imagerie de plus en plus pointues, ouvre également des champs immenses pour la recherche sur la conscience. Elle permet de s’attaquer à des phénomènes singuliers, exceptionnels, par les moyens de l’objectivation scientifique, alors qu’ils sont non repérables en tant que tels dans les cadres habituels des expériences religieuses de la méditation et de la prière.
Elle met enfin en valeur ce fait, dont on est loin d’avoir épuisé la substantifique moelle : la capacité de la conscience humaine à se dépasser elle-même, à s’outrepasser infiniment, pour se perdre dans le Tout Autre, sans abandonner pour autant son humanité, son individualité, sa personnalité, et tout ce qui en elle ouvre sa singularité à la transcendance.
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iJe remercie le Professeur M. Buydens (Univ. Libre de Bruxelles et Univ. de Liège) de m’avoir communiqué à ce sujet l’article de Kristien Justaert, Faculteit Theologie en Religiewetenschappen, K.U.Leuven, Neurotheology. An Exploration and Theological Assessment, in Collationes n°4 Decembre 2011.
iiWilliam James. Human Immortality. 1898. Ed. Houghton, Mifflin and Company, The Riverside Press, Cambridge.
iii« Don’t ask me », she answered. « That’s a question for a neurotheologian. » « Meaning what? » he asked. « Meaning precisely what it says. Somebody who thinks about people in terms, simultaneously, of the Clear Light of the Void and the vegetative nervous system. The grown-ups are a mixture of Mind and physiology. » Aldous Huxley. Island.
ivCf. aussi Andrew Newberg, Mark Robert Waldman.How God Changes Your Brain: Breakthrough Findings from a Leading Neuroscientist, 2010, ainsi que les travaux de Michael Persinger, Vilayanur Ramachandran, Michael l. Spezio, H. Rodney Holmes, Rawn Joseph, James Ashbrook et Carol R. Albright.
v« Mystical experience is biologically, observably and scientifically real ». Andrew Newberg, Eugene G. D’Aquili. Why God Won’t Go Away: Brain Science and the Biology of Belief.Ballantine Books, 2001, p.7
viAndrew Newberg, Eugene G. D’Aquili. Why God Won’t Go Away: Brain Science and the Biology of Belief.Ballantine Books, 2001
viiAndrew Newberg, Eugene G. D’Aquili. Why God Won’t Go Away: Brain Science and the Biology of Belief.Ballantine Books, 2001, p.174
viii Pascal Boyer. Religion Explained– The Evolutionary Origins of Religious Thought. 2002
ix« Dieu seul et l’âme jouissent l’un de l’autre dans un très profond silence. Il n’y a ici ni acte ni recherche de la part de l’entendement. Le Maître qui l’a créé le tient en repos ; mais il lui permet de voir, comme par une petite fente, ce qui se passe. » Thérèse d’Avila.Le Château intérieur. Traduit de l’espagnol par Marcel Bouix. Ed. Payot et Rivages, Paris, 1998, p.363
Après de longues méditations, Thérèse d’Avila a fini par découvrir que son « château intérieur » comportait sept demeures, et que chacune d’entre elles disposait de nombreux appartements et de multiples dépendancesi.
On ne pouvait visiter ces lieux intimes, innombrables, que par l’imagination. Il serait vain de tenter de les concevoir par l’entendement, car celui-ci reste toujours environné d’une sorte de « tintamarre »ii.
Les « bruits » de la pensée sont un obstacle à la perception de ce qu’elle appelait les « goûts », lesquels ne peuvent sourdre que d’une source tranquille, paisible, à la « suavité inexprimable », ressentie seulement au plus profond de l’âme.iii
Le cœur lui-même n’est ni assez intérieur, ni assez profond pour cette source-là, selon Thérèse. Elle en voulait pour preuve les paroles du psalmiste : « Car tu élargis mon cœur »iv.
Ces paroles étaient l’indice qu’il y a un lieu autre que le cœur, un centre véritable de l’âme, dans lequel se trouvent des « secrets » dont Thérèse dit qu’ils la plongeaient dans l’étonnement. Plus étonnant encore, constatait-elle, ce lieu central n’était pas le seul ; à l’évidence, il y en avait beaucoup d’autres, plus secrets encore, et qui lui demeuraient inconnus.v
Malgré tout son étonnement, et même sa stupéfaction, de découvrir en son âme ces lieux secrets, elle savait aussi qu’ils n’étaient que l’occasion d’une ivresse passagère, et que rien du mystère ne lui était encore révélé.vi
Elle chercha dans la littérature des auteurs qui pourraient la mettre sur la piste, lui offrir un début d’explication. L’âme rentrait-elle en elle-même ? S’élevait-elle au-dessus d’elle-même ? Aucune de ces formules ne la satisfaisait. Elle préféra donc s’en tenir à la métaphore du « château intérieur », un château dont les « habitants » sont les « puissances de l’âme ».vii
Les puissances de l’âme, – l’entendement, la mémoire, la volonté -, vivent dans ce château intérieur. Il ne faut pas chercher à guider leur activité, ou suspendre leurs mouvements propres. Elles ont leur rôle à jouer. Il ne faut surtout pas que l’entendement cherche à comprendre ce qu’il s’y passe. Le mieux, pour l’âme, est de rester en silence dans le château, en la présence de son Seigneurviii…
A l’un de ces lieux plus intérieurs que les précédents, Thérèse donnait le nom pluriel de « quatrièmes demeures ». L’âme-châtelaine y avait accès, mais seulement dans une sorte d’« assoupissement ». Il lui fallait donc, par le moyen d’une oraison plus poussée, aller plus loin, vers les « cinquièmes demeures », non pas pour s’y « réveiller », mais au contraire pour s’y « endormir pleinement », pour s’endormir complètement à toutes les choses du monde, et pour s’endormir vis-à-vis de soi.ix
Dans cette dormition profonde, l’âme était comme privée de tout sentiment. Mais c’était là la condition pour parvenir à l’« union ».x Dans cet étrange état d’endormissement, l’âme était complètement « hébétée ». Paradoxalement, elle ne devait plus jamais oublier ces quelques instants de torpeur totale, et dès lors elle ne cessait plus de se rappeler la réalité de cette « sagesse véritable » enfin rencontrée.xi
Thérèse n’était pas naïve. Elle savait bien que ce genre d’expérience, une fois divulguée, pouvait susciter les doutes, les suspicions, et même les moqueries. Elle tenait sa réponse prête.
« Mais, me direz-vous, comment l’âme a-t-elle vu, compris, qu’elle a été en Dieu et Dieu en elle, si durant cet état elle est hors d’état de comprendre et de voir ? Je réponds qu’elle ne le voit point alors, mais qu’elle le voit clairement ensuite, non par une vision, mais par une certitude qui lui reste et que Dieu seul peut lui donner. »xii
Une certitude. Faisons-en lui crédit. Je sais, moi aussi, ce qu’est une certitude, pour moi du moins. J’imagine que le lecteur aussi, a des certitudes, et sait donc ce que, pour lui, représente une certitude. C’est pourquoi je pense que ce que Thérèse pouvait trouver certain devait, en un sens, être d’un niveau de certitude analogue avec le niveau de certitude de ce que je trouve moi-même certain.
Ce raisonnement est un peu lourd, j’en suis conscient, quoique non totalement sans mérite, j’espère. Mais Thérèse avait, quant à elle, de bien meilleures ressources d’expression, dont un usage stimulant de la métaphore. Elle compara par exemple l’âme à un ver à soie. Longtemps les vers à soie, encore à l’état de « semence » sous la forme de « petits grains », restent inactifs sur les feuilles de murier. Mais aux premières chaleurs de l’été, ils éclosent, ils commencent à vivre, ils s’alimentent, ils grandissent, ils tissent leurs cocons de soie, dans lesquels ils se renferment. Puis vient la fin de l’insecte. « Au lieu du ver gros et hideux, il sort de chacun des cocons un petit papillon blanc, d’une beauté charmante. »xiii
Il y a là une image de ce qui arrive à l’âmexiv. Dès que le ver se développe, il commence à filer la soie, et à construire le cocon où il doit mourir, et dont il devra éclore sous une forme entièrement nouvelle. De même, il nous faudra mourir quand nous aurons terminé le cocon pour lequel nous avons été créés. Alors nous verrons Dieu, et nous nous abîmerons en lui, dans sa grandeur, de même que le ver s’abîme dans l’étroitesse soyeuse du cocon.xv
Une telle métamorphose, on s’en doute, ne va pas sans conséquence. Que devient le « soi » quand il sort de sa « soie » ? Peu importe à l’âme, en réalité, la seule chose qui compte, c’est de continuer d’aller de l’avant.xvi D’ailleurs, comme au papillon éclos, il lui vient soudainement des « ailes ». Comment continuer à ramper, ou à n’avancer que pas à pas, alors que l’on peut enfin librement voler ?xvii
Jusqu’où volera ce papillon neuf ? Voudra-t-il revenir se blottir dans son cocon ?
D’autres étonnantes métaphores l’attendent.
Thérèse dit que l’âme arrive alors à la « véritable union » ; elle propose l’image des « fiançailles spirituelles » (image qu’elle qualifie aussitôt de « grossière »)xviii. De plus, cette « union » ne dure que le temps d’un regard.xix
Il est maintenant temps que l’âme, qui a seulement porté un bref regard sur Dieu, sorte de son sommeil.xx
Il est temps qu’elle entre dans les « sixièmes demeures », et qu’elle s’y « réveille ».xxi
Alors, d’autres métaphores viennent décrire ce qui se passe. L’âme se sent « blessée d’une manière très suave »xxii. Son « Époux céleste » l’a « transpercée » d’une « flèche »xxiii.
« Elle sent tout à coup un embrassement délicieux, comme si soudain on répandait en abondance un parfum dont l’odeur pénétrerait tous les sens. »xxiv Elle désire « jouir de Dieu »xxv.
Comme on peut s’y attendre, ce genre d’expérience, rapportée ainsi, suscita « les railleries des confesseurs »xxvi. Comme peut-être celles du lecteur ?
Mais Thérèse ne s’en émut guère. Il s’agissait, précisa-t-elle, essentiellement de « visions intellectuelles ».
« L’oreille intérieure perçoit les paroles de Dieu en des profondeurs de l’âme, si intimes et si secrètes »xxvii.
Ces paroles viennent à l’improviste. Elles ont pour objet des choses auxquelles on n’a jamais pensé. Le sens qu’elles expriment est parfaitement distinct, et « l’âme n’en perd pas une syllabe ».
« Une seule de ces paroles comprend en peu de mots ce que notre esprit ne saurait composer en plusieurs. »xxviii
Les ravissements qui emportent l’âme sont de plusieurs sortes. Thérèse les décrit avec des métaphores conjugales, faute d’en trouver de meilleures : il y a le « désir de posséder l’Époux », « le courage de s’unir à un Souverain tel que lui et le prendre pour époux », d’« épouser le Roi », d’« accepter l’union divine », et de « conclure ces fiançailles ».xxix
Que les esprits sarcastiques ne s’y méprennent pas : « Je parle de ravissements, qui soient bien des ravissements et non des faiblesses de femme. »xxx
Ils ne sont en rien comparables à un « évanouissement » ou une « perte de connaissance », mais ils sont un « éveil » aux choses divines.xxxi
Là encore, Thérèse avait dû affronter ses confesseurs, souvent pieux, parfois doctes, mais vraisemblablement sceptiques ou ironiques. Elle évoqua par avance les objections qui pourraient lui être faites par des lecteurs dubitatifs. Elle s’en tira par une pirouette, dont on ne peut pas dire qu’elle n’était pas sincère.
« Mais, me direz-vous, si les facultés et les sens sont tellement absorbés qu’on peut les dire morts, comment l’âme peut-elle comprendre cette faveur ? Je n’en sais rien, vous répondrai-je ; et peut-être personne n’en sait-il plus que moi. »xxxii
Elle pouvait cependant raconter certaines des visions dont elle eut la faveur. Pour d’autres, les plus élevées et les plus « intellectuelles », les mots lui manquaient.xxxiii
Ceci n’était pas très étonnant. Moïse lui-même ne raconta de sa vision du buisson ardent que ce que l’Éternel voulut bien qu’il en rapportât.xxxiv
Après tout, nous ne sommes que des « vers de terre »xxxv. Comment pourrions-nous entrer dans la connaissance de ces grandeurs ?
Tout ce que l’on peut dire, c’est que Dieu habite en nous, et qu’il a dans notre âme son appartement secret.xxxvi On est parfois admis à y jeter un regard, mais après coup on n’en pourra rien dire de précis, exceptée l’absolue assurance de l’avoir entrevu.xxxvii
On peut aussi affirmer que c’est là, dans cet appartement secret, que Dieu attire toute l’âme à lui et la « traite comme son épouse »xxxviii.
Ajoutons que, quelle que soit sa force, sa puissance, ce ravissement dure peuxxxix.
Il faut aussi savoir que s’il y a de « véritables » ravissements, il y en a aussi de « faux » et de « feints »xl.
Quant aux « véritables ravissements », il en est de plusieurs natures, très différentes.
L’un de ces genres de ravissement, Thérèse l’appelle le « vol de l’esprit »xli.
Alors, c’est Dieu lui-même qui opère le rapt. Il enlève l’âme, et parfois le corps avec l’âmexlii.
Ce ravissement paraît séparer l’âme du corps, et l’on peut avoir le sentiment de la mort proche, mais on ne meurt pas.xliii D’ailleurs, l’âme est-elle vraiment séparée du corps ? Cela même on ne peut le savoir. Ce qui est certain, c’est que l’âme a le sentiment d’être entièrement hors d’elle-même.xliv
L’important est que, par là, on obtient un genre de connaissance qui est au-delà de toute expression.xlv
Que retient-on d’une expérience si haute, si ineffable ?
Trois choses essentielles, semble-t-il.
D’abord, une connaissance de Dieu et une idée de sa grandeur. Ensuite une connaissance de nous-mêmes et un sentiment d’humilité. Enfin, un souverain mépris pour toutes les choses de la terre.xlvi
Ces savoirs, une fois acquis, sont indestructibles. Ils ne passeront plus. On ne les oubliera plus jamaisxlvii
Fondatrice d’un ordre religieux, dans des temps difficiles, Thérèse d’Avila était sans aucun doute une femme forte. Elle était même une femme dure. C’est du moins ce qu’elle dit d’elle-même : « Je ne suis point tendre, et j’ai au contraire le cœur si dur que cela me cause quelquefois de la peine. »xlviii Mais, dans l’extase, cette dureté fondait comme au feu d’un alambic.xlix
Ailleurs, Thérèse compare l’extase à une « suspension » de tous les puissances de l’âme.l Et selon une autre métaphore encore, Thérèse dit que l’extase vient « tout à coup »li, et qu’elle lui vient comme « un coup », et « comme une flèche de feu »lii. Aussitôt ces mots employés (« coup », « flèche de feu »), elle semble regretter leur inexactitude, leur imprécision. Ces expressions s’appuient encore trop sur des comparaisons corporelles, charnelles, alors que tout se passe « au plus profond et au plus intime de l’âme ».
L’extase dure peu, on l’a déjà dit, mais Thérèse le répète. Cette durée éphémère suffit pourtant pour que tout le corps en soit « disloqué », et l’âme totalement « embrasée ».liii
Aussitôt après, l’âme « sent une solitude extraordinaire »liv, et « se meurt du désir de mourir »lv.
Malgré tout ce que l’âme a déjà vu et ressenti, et les extrémités qu’elle semble avoir atteint, il lui reste encore à entrer dans les « septièmes demeures ». Plus elle y pénètre, plus elle comprend qu’elle ne comprend pas tous les secrets qu’elle enferme en elle-même.lvi
Ces « septièmes demeures » sont, dans l’âme, celles où réside Dieu. De fait, il ne réside pas seulement dans ses Cieux, semble-t-il. On pourrait dire que ces « septièmes demeures » de l’âme sont en quelque sorte un « autre ciel ».lvii
Thérèse souligne la profondeur et l’élévation de cette métaphore. L’âme n’est pas simplement un petit « coin du monde, étroit et resserré ». L’âme est elle-même un « monde », un monde si vaste qu’il contient toutes les demeures déjà décrites, et qu’il contient même le lieu où Dieu lui-même se tient.lviii L’âme sait alors que Dieu veut l’introduire dans sa propre demeure.lix
A quoi ressemble cette divine demeure ?
Thérèse ne peut en dire que ceci : c’est « un abîme très profond »lx.
Que s’y passe-t-il alors ? – Il s’y célèbre le mariage spirituel de l’âme et de Dieu.lxi
Dans le centre le plus intérieur de l’âme, cet endroit où Dieu lui-même habite, s’opère une « mystérieuse union ».lxii
Comment la décrire ? Ce n’est pas chose facile. Une formule, peut-être, en donne une idée : « L’esprit de l’âme devient une même chose avec Dieu ».lxiii
Une autre métaphore est celle de l’eau de pluie qui, en tombant, se confond avec l’eau de la rivière, l’eau du ciel se mêlant intimement à l’eau de la terre.lxiv
Désormais, Dieu vit dans l’âme, sans qu’on puisse les séparer. Le plus étonnant, c’est que l’âme n’a désormais même plus le désir de sortir du corps, de s’élever en extase, pour jouir de la vue de Dieu, comme elle le faisait auparavantlxv. Elle jouit déjà de Dieu, et Dieu d’elle, en silence.
Dans cette jouissance profonde et silencieuse, dans ce colloque singulier de l’âme et de Dieu, l’entendement humain n’a aucune part. Mais il n’est pas totalement évincé, absent. Si haute est la capacité de la conscience, ou plutôt de la conscience de la conscience, qu’elle est admise à « voir » ce qui se passe entre Dieu et l’âme, « comme par une petite fente »lxvi.
Thérèse elle-même en était surprise. Elle qui avait connu nombre d’extases sans pareilles, n’en a plus le goût, ni le besoin.lxvii A la place, elle ressent tout autre chose. Dans cette « septième demeure », son âme est pénétrée en permanence d’une « force surnaturelle », qui se communique à toutes ses « puissances », c’est-à-dire à son intelligence, à sa mémoire et à sa volonté, – bref, à tout son « château intérieur »lxviii.
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i« Je n’ai parlé que de sept demeures ; mais chacune d’elles a comme divers appartements, très nombreux, les uns en bas, les autres en haut, et d’autres aux côtés, avec des beaux jardins, des fontaines et tant d’objets si ravissants. » Thérèse d’Avila. Le Château intérieur. Traduit de l’espagnol par Marcel Bouix. Ed. Payot et Rivages, Paris, 1998, p.384
ii« J’ai eu quelquefois bien à souffrir de ce tintamarre de l’esprit ; il n’y a guère plus de quatre ans, je connus par expérience que la pensée (ou mieux l’imagination) n’est pas la même chose que l’entendement (…) Confondant jusque-là l’un avec l’autre, je ne pouvais concevoir que l’entendement eût quelquefois tant de peine à prendre son essor, tandis que d’ordinaire l’imagination prend si soudainement son vol, que Dieu seul peut l’arrêter, comme il le fait lorsque nous croyons être en quelque sorte dégagés de notre corps. Je ne m’expliquai pas ce qui se passait en moi : d’un côté, les puissances de mon âme me paraissaient occupées de Dieu et recueillies en lui, et, de l’autre, mon imagination était si troublée, que j’en étais hors de moi. » Thérèse d’Avila. Le Château intérieur. Traduit de l’espagnol par Marcel Bouix. Ed. Payot et Rivages, Paris, 1998, p.117-118
iii« Je dirai que les contentements ressemblent à l’eau que l’on fait venir par des aqueducs. En effet, c’est par nos pensées, c’est en fatiguant l’entendement dans la considération des créatures, que nous les obtenons. Enfin, ils sont l’ouvrage de notre industrie, de nos efforts, et de là procède le bruit dont j’ai parlé, qui accompagne le profit qu’ils apportent à l’âme. Les goûts, au contraire, ressemblent à l’eau qui jaillit de la source même. Dieu est la source, et quand il lui plaît de nous accorder une faveur surnaturelle, c’est au milieu d’une paix, d’une tranquillité, d’une suavité inexprimable qu’il produit ses goûts au plus intime de notre âme. Jusqu’à quelle profondeur, et comment Dieu opère-t-il ? Je ne le sais point. » Thérèse d’Avila. Le Château intérieur. Traduit de l’espagnol par Marcel Bouix. Ed. Payot et Rivages, Paris, 1998, p.126
ivPs. 119,32. כִּי תַרְחִיב לִבִּי (Ki tarḥiv libbi).
v« Dans ce verset Dilatasti cor meum, le prophète dit que Dieu a dilaté son cœur. Cependant je ne vois pas, comme je l’ai remarqué, que ce plaisir prenne naissance dans le cœur ; il vient d’un lieu encore plus intérieur, et comme d’un endroit profond. Je pense que ce lieu doit être comme le centre de l’âme, comme je l’ai compris depuis et le dirai dans la suite. En vérité, ce que je découvre de secrets au-dedans de nous me jette souvent dans l’étonnement ; et combien doit-il en avoir d’autres qui me sont inconnus ! » Thérèse d’Avila. Le Château intérieur. Traduit de l’espagnol par Marcel Bouix. Ed. Payot et Rivages, Paris, 1998, p.127
vi« Il ne me paraît pas qu’alors les puissances de l’âme soient unies à Dieu ; il me semble seulement qu’elles sont comme enivrées et stupéfaites des merveilles qu’elles découvrent. (…) Car l’âme, je le répète, ne peut comprendre ni les grâces dont Dieu la favorise alors, ni l’amour avec lequel il l’approche de lui.» Ibid. p.129 et p.130
vii« Les auteurs qui traitent de cette matière disent tantôt que l’âme rentre en elle-même, tantôt que parfois elle s’élève au-dessus d’elle. Avec ces termes, j’avoue que je ne saurais rien expliquer. (…) Le château intérieur, dont l’image me sert à expliquer ma pensée, a des habitants qui sont les sens et les puissances de l’âme. » Ibid. p.133 et p.134
viii« A mon avis, ce qui convient le mieux à l’âme, que Notre Seigneur a daigné placer dans cette demeure, c’est ce que j’ai dit. Sans violence, sans bruit, elle doit tâcher d’arrêter l’activité de l’entendement ; mais qu’elle n’essaye point de le suspendre, non plus que la mémoire, car il est bon qu’il se rappelle et que Dieu est présent et quel est ce grand Dieu. Si ce qu’il éprouve à l’intérieur le ravit, qu’il se laisse faire ; mais qu’il ne cherche point à comprendre ce qui le ravit. » Ibid. p.140
ix« N’imaginez pas que cette nouvelle oraison soit, comme la précédente, une sorte d’assoupissement ; je dis bien un assoupissement, parce que, dans l’oraison des goûts divins ou de quiétude, il semble bien que l’âme n’est ni bien endormie ni bien éveillée, mais qu’elle sommeille. Ici, au contraire, l’âme est endormie, pleinement endormie à toutes les choses du monde et à elle-même. » Ibid. p.153-154
x« Durant le peu de temps que l’union dure, elle est comme privée de tout sentiment et,, quand elle le voudrait, elle ne pourrait penser à rien.(…) Elle est comme absolument morte aux choses du monde, pour mieux vivre en Dieu. (…) L’âme, sans être encore détachée de ce poids terrestre, semble s’en dégager pour s’unir plus intimement à Dieu. » Ibid. p.154
xi« Quoi que l’on vous dise des grandeurs de Dieu, croyez qu’elles vont encore infiniment au-delà. (…) Dieu rend l’âme comme hébétée, afin de mieux imprimer en elle la véritable sagesse. Elle ne voit, ni n’entend, ni ne comprend, pendant qu’elle demeure unie à Dieu. (…) Quand elle revient à elle, il lui est impossible de douter qu’elle n’ait été en Dieu et Dieu en elle ; et cette vérité lui a laissé une telle impression, que, dût-elle passer plusieurs années sans être de nouveau élevée à cet état, elle ne pourrait ni oublier la faveur qu’elle a reçue, ni douter de sa réalité. » Ibid. p.159
xiv« Ce qui arrive à ce ver est l’image de ce qui arrive à l’âme ». Ibid. p.165
xv« Meure ensuite, meure notre ver à soie, comme l’autre, quand il a terminé l’ouvrage pour lequel il a été créé. Alors nous verrons Dieu, et nous nous trouverons aussi abîmées dans sa grandeur, que ce ver l’est dans sa coque. (…) Il meurt entièrement au monde , et se convertit en un beau papillon blanc.» Ibid. p.167
xvi« Cette âme ne se connaît plus elle-même. Entre ce qu’elle était et ce qu’elle est, il y a autant de différences qu’entre un vilain ver et un papillon blanc. (…) L’âme que Dieu a daigné élever à cet état verra de grandes choses, si elle s’efforce d’aller plus avant. » Ibid. p.168
xvii« Comment ne pas bénir le Seigneur en voyant l’inquiétude de ce papillon, qui n’a pourtant jamais goûté dans sa vie plus de calme et de repos ? Il ne sait où aller ni où s’arrêter. (…) Il méprise maintenant son travail d’autrefois, lorsque, simple ver, il formait peu à peu le tissu de sa coque. Des ailles lui sont venues : comment, pouvant voler, se contenterait-il d’aller pas à pas ! » Ibid. p.169
xviii« Vous avez souvent entendu dire que Dieu contracte avec les âmes des fiançailles spirituelles. (…) Cette comparaison, je l’avoue, est grossière. Mais je n’en sais point qui exprime mieux ma pensée que le sacrement de mariage. (…) Ici c’est l’amour qui s’unit à l’amour, et toutes ses opérations sont ineffablement pures, délicates, suaves. (…) Or, selon moi, l’union ne s’élève point jusqu’aux fiançailles spirituelles. » Ibid. p.189
xix« Tout se passe très vite, parce qu’il n’y a pas là à donner et à recevoir. Ce n’est qu’une vue de l’âme ; l’âme ne fait que voir d’une manière mystérieuse qui est son futur époux. Ce que les sens et l’intelligence ne lui apprendraient pas en des années et des siècles, elle le voit d’un regard. » Ibid. p.190
xx« Une âme qui prétend à être l’épouse d’un Dieu, et à qui ce Dieu s’st déjà communiqué par de si grandes faveurs, ne saurait, sans infidélité, s’abandonner au sommeil. » Ibid. p.195
xxi« Notre-Seigneur la réveille tout à coup comme par un éclair ou par un coup de tonnerre. » Ibid. p.216
xxxi« Ceci n’est pas comme un évanouissement où l’on est privé de toute connaissance, tant intérieure qu’extérieure. Ce que je sais, moi, des âmes ainsi ravies, c’est que jamais elles ne furent plus éveillées aux choses de Dieu. » Ibid. p.240
xxxiii« Quand l’âme est ainsi enlevée, Notre-Seigneur lui découvre, en des visions imaginaires, quelques-uns de ses secrets, des choses du ciel, par exemple ; ces visions-là, on peut les raconter, et elles demeurent tellement gravées dans la mémoire qu’on ne saurait jamais les oublier. Quand les visions sont intellectuelles, l’objet en est quelquefois si élevé, que les mots manquent pour le traduire. » Ibid. p.241
xxxiv« Moïse ne put pas dire tout ce qu’il avait vu dans le Buisson ; il dit seulement ce que Dieu lui permit d’en rapporter » Ibid. p.242
xxxvi« Dieu habite en nous et il doit y avoir quelque appartement privé. Malgré l’extase, Notre-Seigneur ne permet pas toujours que l’âme voie les secrets de cet appartement. » Ibid. p.244
xxxvii« Quelquefois pourtant il plaît à Dieu de la tirer de l’ivresse extatique pour lui montrer rapidement les merveilles du lieu ; et lorsqu’elle revient à elles, elle se souvient qu’elle les a vues. Mais elle ne peut rien dire de précis. » Ibid. p.245
xxxviii« Lorsque le ravissement se produit, Notre-Seigneur attire toute l’âme à lui, et la traite comme sa chose propre et son épouse. » Ibid. p.246
xxxix« En somme, cette grande extase passe vite. Après le ravissement, durant le reste du jour et quelquefois durant plusieurs jours, la volonté reste saisie, et l’entendement hors de soi ; l’âme est, ce semble, incapable de s’appliquer à autre chose qu’à aimer Dieu. » Ibid. p.249
xl« Je ne sais si j’ai donné quelque intelligence de ce qu’est un ravissement. Je dis quelque intelligence, car la donner pleine et entière est impossible. (…) A l’aide de ce que j’ai dit on pourra discerner les véritables ravissements de ceux qui sont faux et connaître la différence de leurs effets. Je dis ravissements faux, et non pas feints, parce que ceux qui les ont n’ont pas dessein de tromper, mais sont trompés. Comme, chez eux, les effets ne répondent pas à la faveur qu’ils croient avoir reçue, leurs prétendus ravissements deviennent un objet de risée. » Ibid. p.251
xli« Il y a une autre sorte de ravissement, que j’appelle, moi, le vol de l’esprit.(…) L’âme est emportée d’un mouvement si soudain et si rapide, l’esprit est enlevé à lui-même avec une telle vitesse qu’on éprouve, surtout dans les commencements un grand effroi. (…) Pensez-vous qu’une personne, dans le plein usage de sa raison, n’éprouve qu’un léger trouble, lorsqu’elle se sent ainsi enlever l’âme, et le corps quelquefois avec l’âme ? » Ibid. p.253
xlii« Avec la même facilité qu’un géant enlève une paille, le Fort des forts, notre grand Dieu, enlève l’esprit. (…) Ce grand Dieu supprime soudain toutes les digues. (…) Une vague se forme, énorme, impétueuse, qui soulève la petite nacelle de notre âme-papillon. » Ibid. p.254-255
xliii« Ce ravissement impétueux de l’esprit paraît véritablement séparer l’esprit du corps. Néanmoins la personne n’en meurt pas. » Ibid. p.257
xliv« Pendant que tout cela se passe, l’âme est-elle unie au corps ou en est-elle séparée ? Je ne sais ; du moins je en jugerais de rien. (…) L’âme, qui n’est pas plus distincte de l’esprit que le soleil de ses rayons, peut, en restant où elle est, pourvu seulement que le vrai soleil de Justice l’échauffe, lancer le meilleur de sa substance au-dessus d’elle-même. Je ne sais ce que je dis ; ce qui est vrai, c’est qu’avec la rapidité d’une balle de mousquet, il se produit dans l’âme un mouvement, que j’appelle un vol de l’esprit, faute d’un nom meilleur. Ce vol est sans bruit, mais il se fait sentir à l’âme d’une manière si manifeste que l’illusion sur ce point est absolument impossible. Autant que je puis en juger, l’âme est entièrement hors d’elle-même, et Dieu lui découvre alors des choses admirables. » Ibid. p.259
xlv« Il lui semble être tout entière dans une autre région, complètement différente de celle où nous sommes ; elle y voit une lumière si supérieure à la nôtre que, dût-elle passer sa vie à combiner divers éléments pour l’obtenir, elle n’y arriverait pas ; enfin elle se trouve en un instant instruite de tant de choses merveilleuses qu’elle n’aurait pu, avec tous ses efforts, s’en imaginer, en plusieurs années,, la millième partie. Cela n’est point une vision intellectuelle, mais imaginaire, dans laquelle on voit plus clairement des yeux de l’âme que nous ne voyons à présent des yeux du corps. On n’entend pas de paroles ; on comprend toutefois beaucoup de choses. » Ibid. p.258
xlix« Sa dureté n’empêche pas néanmoins que, lorsque Dieu l’embrase de son amour, il ne distille comme un alambic. » Ibid. p.268
l« Le divin Maître suspend toutes les puissances de l’âme, aidant ainsi sa faiblesse, afin que, ravie hors d’elle-même, elle puisse s’unir à son Dieu. » Ibid. p.304
li« L’âme est en oraison, elle jouit d’une entière liberté de ses sens, et tout à coup Notre-Seigneur la fait entrer dans une extase, où il lui découvre de grands secrets qu’elle croit voir en Dieu même. C’est une vision intellectuelle, qui fait connaître à l’âme de quelle manière toutes les choses se voient en Dieu, et comment elles sont toutes en lui. » Ibid. p.316
lii« A la moindre parole qui lui rappelle que la mort tarde à venir, soudain, sans savoir ni d’où ni comment, il lui vient un coup , et comme une flèche de feu. Je ne dis pas que ce soit une flèche ; mais quoi que ce puisse être, il est évident que notre nature n’y est pour rien. Ce n’est pas non plus un coup, bien que j’emploie le mot ; car la blessure qu’on reçoit est pénétrante. Et cette blessure n’est point faite à l’endroit où nous ressentons les blessures ordinaires, mais au plus profond et au plus intime de l’âme. » Ibid. p.322
liii« Quoique cette extase dure peu, les os du corps en demeurent disloqués. Le pouls est aussi faible que si l’on était sur le point de rendre l’âme, mais tandis que la chaleur naturelle manque et s’éteint, l’âme, au contraire, se sent tellement embrasée par le feu de son amour, qu’avec quelques degrés de plus, elle irait, selon ses désirs, se jeter dans les bras de Dieu. » Ibid. p.324
lvi« Bien que chacun de nous ait une âme (…) nous ne comprenons point les admirables secrets qu’elle renferme. » Ibid. p.336
lvii« Lorsqu’il plaît à Notre-Seigneur d’avoir compassion d’une âme qu’il s’est choisie pour épouse et qui souffre si fort du désir de le posséder, il veut, avant le mariage spirituel, la faire entrer dans cette septième demeure qui est la sienne. Car le ciel n’est pas son seul séjour ; il en a aussi un dans l’âme, séjour où il demeure lui seul et que l’on peut nomme un autre ciel. » Ibid. p.337
lviii« Nous devons nous représenter l’âme, non pas comme un coin du monde étroit et resserré, mais comme un monde intérieur, où se trouvent ces nombreuses et resplendissantes demeures que je vous ai fait voir ; il le faut bien, puisqu’il y a dans cette âme une demeure pour Dieu lui-même. » Ibid. p.339
lix« Dieu fait tomber les écailles des yeux de l’âme et il veut, dans sa bonté, que l’âme, d’une manière étrange mais réelle, voie et comprenne quelque chose de la grâce dont il daigne l’honorer. Dieu l’introduit donc dans sa propre demeure par une vision intellectuelle. » Ibid. p.340
lx« [Ces divines Personnes] sont dans l’intérieur de son âme, dans l’endroit le plus intérieur, et comme dans un abîme très profond ; cette personne, étrangère à la science, ne saurait dire ce qu’est cet abîme si profond, mais c’est là qu’elle sent en elle-même cette divine compagnie. » Ibid. p.341
lxi« Elle n’avait jamais vu le divin Maître se montrer ainsi dans l’intérieur de son âme. Il faut savoir que les visions des demeures précédentes diffèrent beaucoup de celles de cette dernière demeure ; de plus, entre les fiançailles et le mariage spirituel, il y a la même différence qu’ici-bas entre de simples fiancés et de vrais époux. » Ibid. p.346
lxii« Cette mystérieuse union se fait au centre le plus intérieur de l’âme, qui doit être l’endroit où Dieu lui-même habite. » Ibid. p.346
lxiii« Ce que Dieu communique à l’âme en un instant, est un secret de grâce si élevé, si délicieux aussi, que je ne sais à quoi le comparer. Il semble que Notre-Seigneur veuille en ce moment lui révéler la gloire du ciel par un mode sublime, dont n’approche aucune vision ni aucun goût spirituel. Tout ce que j’en puis dire, et tout ce que j’en comprends, c’est que l’âme, ou mieux l’esprit de l’âme, devient une même chose avec Dieu. » Ibid. p.347
lxiv« L’union est comme la flamme, la mèche et la cire qui ne forment qu’un seul cierge, mais qui peuvent également se diviser et subsister séparément. L’union du mariage spirituel est plus intime : c’est comme l’eau qui, tombant du ciel dans une rivière ou une fontaine, s’y confond tellement avec l’autre eau qu’on ne peut plus ni séparer ni distinguer l’eau de la terre et l’eau du ciel. » Ibid. p.348
lxv« Quand même elles auraient la certitude d’aller, au sortir de la prison du corps, jouir de la vue de Dieu, elles n’en seraient pas touchées ; la pensée de la gloire des saints ne leur dit rien, parce qu’elles ne désirent plus ni cette vue, ni cette gloire. Leur gloire à elles, c’est d’aider en quelque manière le divin Crucifié. » Ibid. p.359
lxvi« Dieu seul et l’âme jouissent l’un de l’autre dans un très profond silence. Il n’y a ici ni acte ni recherche de la part de l’entendement. Le Maître qui l’a créé le tient en repos ; mais il lui permet de voir, comme par une petite fente, ce qui se passe. » Ibid. p.363
lxvii« Ce qui me surprend, c’est que l’âme arrivée à cet état n’a presque plus de ces ravissements impétueux dont j’ai parlé ; les extases mêmes et les vols d’esprit deviennent très rares, et ne lui arrivent presque jamais en public, ce qui auparavant était très ordinaire. » Ibid. p.363
lxviii« La force surnaturelle, dont l’âme est pénétrée dans cette septième demeure, se communique aux puissances, aux sens, à tout ce château intérieur. » Ibid. p.376
Ne se contentant pas de douze dieux, les Grecs anciens adoraient également le « Dieu Inconnu » (Ἄγνωστος Θεός, Agnostos Theos ). Paul de Tarse s’avisa de la chose et décida d’en tirer parti, suivant ses propres fins. Il fit un discours sur l’agora d’Athènes :
« Athéniens, à tous égards vous êtes, je le vois, les plus religieux des hommes. Parcourant en effet votre ville et considérant vos monuments sacrés, j’ai trouvé jusqu’à un autel avec l’inscription : « Au Dieu inconnu ». Eh bien ! ce que vous adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l’annoncer.»i
Paul faisait preuve d’audace, mais pas de présomption, en affirmant ainsi implicitement l’identité du « Dieu inconnu » des Grecs et du Dieu unique dont il se voulait l’apôtre.
La tradition du ‘Dieu inconnu’ n’était certes pas une invention grecque. Elle remonte sans doute à la nuit des temps, et fut célébrée par plusieurs religions anciennes. On la trouve ainsi dans le Véda, plus de deux mille ans avant que Paul ne l’ait croisée lui-même, par hasard, dans les rues d’Athènes, et plus d’un millénaire avant Abraham. A cette époque reculée, les prêtres védiques priaient déjà un Dieu unique et suprême, créateur des mondes, appelé Prajāpati, littéralement le « Seigneur (pati) des créatures (prajā)».
Dans le Rig Veda, ce Dieu unique est aussi évoqué sous le nom क (Ka), dans l’hymne 121 du 10ème Mandala. En sanskrit, ka correspond aussi au pronom interrogatif « qui ? ».
Le Dieu Ka. Le Dieu « Qui ? ». Économie de moyens. Puissance d’évocation, subsumant tous les possibles, enveloppant les âges, les peuples, les cultures. C’était là peut-être une manière toute grammaticale de souligner l’ignorance des hommes quant à la nature du Dieu suprême, ou bien encore une subtile façon d’ouvrir grandes les portes des interprétations possibles à quiconque rencontrait subrepticement ce nom ambigu, – qui était aussi un pronom interrogatif.
En psalmodiant l’Hymne 121ii, les célébrants védiques reprenaient comme un refrain, à la fin des neuf premiers versets, cette mystérieuse formule:
कस्मै देवायहविषा विधेम
kasmai devāya haviṣā vidhema.
Mot-à-mot, on peut la décomposer ainsi :
kasmai = « à qui ? » (kasmai est le datif de ka, lorsque ce pronom est à la forme interrogative).
devāya = « à Dieu » (le mot deva, « brillant », « dieu », est aussi mis au datif).
haviṣā = « le sacrifice ».
vidhema = « nous offrirons ».
Une brève revue de traductions marquantes donnera une idée des problèmes rencontrés.
Dans sa traduction de ce verset, Alexandre Langlois, premier traducteur du Rig Veda en français, a décidé d’ajouter (entre parenthèses) un mot supplémentaire, le mot « autre », dont il a pensé qu’il permettait de clarifier l’intention de l’auteur de l’hymne:
« A quel (autre) Dieu offririons-nous l’holocauste ? »iii
John Muir propose simplement (et assez platement) : « To what god shall we offer our oblation? »iv (« A quel dieu offrirons-nous notre oblation? »)
Max Müller traduit en ajoutant également un mot, « who » (qui ?), redoublant « whom », (à qui ?): « Who is the God to whom we shall offer sacrifice? »v, soit : « Qui est le Dieu à qui nous offrirons le sacrifice ? »
Alfred Ludwig, l’un des premiers traducteurs du Rig Veda en allemand, n’ajoute pas de mot supplétif. En revanche il ne traduit pas le mot «ka », ni d’ailleurs le mot havis (« sacrifice »). Il préfère laisser au nom Ka tout son mystère. La phrase prend alors une tournure affirmative :
« Ka, dem Gotte, möchten wir mit havis aufwarten. » Soit en français: « À Ka, au Dieu, nous souhaiterions présenter le sacrifice. »
Un autre traducteur allemand de la même époque, Hermann Grassmann, traduit quant à lui : « Wem sollen wir als Gott mit Opfer dienen ? »vi, soit : «À qui, comme Dieu, devons-nous offrir le sacrifice? ».
Une traduction allemande datant des années 1920, celle de Karl Friedrich Geldnervii, change la tournure de la phrase en tirant partie de la grammaire allemande, et en reléguant le datif dans une proposition relative, ce qui donne:
« Wer ist der Gott, dem wir mit Opfer dienen sollen? », soit : « Qui est le Dieu à qui nous devons offrir le sacrifice ? ».
Les nombreuses traductions de ce célèbre texte peuvent être regroupées en deux types, celles qui s’attachent au sens littéral, et s’efforcent de respecter les contraintes très précises de la grammaire sanskrite. Les secondes visent surtout à pénétrer la signification profonde des versets en s’appuyant sur des références plus larges, fournies par des textes ultérieurs, comme les Brahmaṇas.
Max Müller, quant à lui, reconnaît dans la question ‘Kasmai devâya havishâ vidhema’ l’expression d’un désir sincère de trouver le vrai Dieu. Aux yeux du poète védique, ce Dieu reste toujours inconnu, malgré tout ce qui a déjà pu être dit à son sujet. Müller note aussi que seul le dixième et dernier verset de l’Hymne X,121 donne au Dieu son nom Prajāpati. Ne révéler ce nom qu’à la fin de l’hymne en identifiant Ka à Prajāpati peut paraître un peu étrange. Cela peut sembler naturel d’un point de vue théologique, mais ce n’est pas du tout approprié poétiquement, souligne Müller (« To finish such a hymn with a statement that Pragâpati is the god who deserves our sacrifice, may be very natural theologically, but it is entirely uncalled for poetically. »viii)
Il pense aussi que cette phrase en forme de ritournelle devait être familière aux prêtres védiques, car une formulation analogue se trouve dans un hymne adressé au Vent, lequel se conclut ainsi : « On peut entendre son ‘son’, mais on ne le voit pas – à ce Vâta, offrons le sacrifice »ix.
Müller ajoute encore : « Les Brâhmans ont effectivement inventé le nom Ka de Dieu. Les auteurs des Brahmaṇas ont si complètement rompu avec le passé qu’oublieux du caractère poétique des hymnes, et du désir exprimé par les poètes envers le Dieu inconnu, ils ont promu un pronom interrogatif au rang de déité »x.
Dans la Taittirîya-samhitâxi, la Kaushîtaki-brâhmanaxii, la Tândya-brâhmanaxiii et la Satapatha-brâhmanaxiv, chaque fois qu’un verset se présente sous une forme interrogative, les auteurs disent que le Ka en question est Prajapati. D’ailleurs tous les hymnes dans lesquels se trouvait le pronom interrogatif Ka furent appelés Kadvat, c’est-à-dire ‘possédant le kad – ou le « quid»’. Les Brahmans formèrent même un nouvel adjectif s’appliquant à tout ce qui était associé au mot Ka. Non seulement les hymnes mais aussi les sacrifices offerts au Dieu Ka furent qualifiés de ‘Kâya’,xv ce qui revenait à former un adjectif à partir d’un pronom…
Au temps de Pāṇini, célèbre grammairien du sanskrit, le mot Kâya n’était plus depuis longtemps un néologisme et faisait l’objet d’une règle grammaticale expliquant sa formationxvi. Les commentateurs n’hésitaient pas alors à expliquer que Ka était Brahman. Mais cette période tardive (deux millénaires après les premiers hymnes transmis oralement) ne peut suffire à nous assurer du bien-fondé de ces extrapolations.
Remarquons encore que du point de vue strictement grammatical, ka ne se met à la forme dative (kasmai) que s’il s’agit d’un pronom interrogatif. Si Ka est considéré comme un nom propre, alors, il devrait prendre au datif la forme Kâya. Est-ce à dire que kasmai dans l’hymne X,121 serait un solécisme ? Ou est-ce à dire que kasmai, par son datif, prouve que Ka n’est pas le nom de Dieu, mais un simple pronom ? C’est une alternative embarrassante…
Trouve-t-on des questions de grammaire comparables dans d’autres religions ?
Le Dieu « Qui ? » du Véda n’est pas rapports avec le Dieu unique de l’Avesta qui déclare dans les Yashts : « Ahmi yat ahmi » (« Je suis qui je suis »)xvii. Max Müller explique que Zarathushtra s’adressa ainsi au Dieu suprême : « Révèle moi Ton Nom, ô Ahura Mazda !, Ton Nom le plus haut, le meilleur, le plus juste, le plus puissant (…) ». Et Ahura Mazda répondit : « Mon Nom est l’Un, qui est en question, ô saint Zarathushtra ! »xviii. Le texte avestique dit : « Frakhshtya nâma ahmi », ce qui signifie « One to be asked by name am I », selon la traduction de Max Müllerxix. Je propose cet équivalent : « Je suis l’Un, dont un des noms est ‘Qui’ »…
Ces étranges formulations, tant védiques qu’avestiques, font irrésistiblement penser au Dieu de l’Exode, qui répondit à la question de Moïse lui demandant son Nom : אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה , ehyeh asher ehyeh, « Je suis qui je suis ».
La grammaire hébraïque ne distingue pas entre le présent et le futur. On pourrait donc comprendre également : « Je serai qui je serai. » Mais la question principale n’est pas là.
Dieu prononce ici trois mots.
D’abord, אֶהְיֶה, ehyeh, « Je suis ».
Ensuite, אֲשֶׁר, asher, « Qui ».
Et enfin, אֶהְיֶה, ehyeh, « Je suis », prononcé une seconde fois.
Les commentateurs de cette célèbre formule mettent tous l’accent sur le verbe אֶהְיֶה, ehyeh.
Je propose de considérer que c’est en réalité le mot אֲשֶׁר, asher, qui est au ‘centre’ du « Nom de Dieu ». Il est accompagné, à sa droite et à sa gauche par les deux noms אֶהְיֶה ehyeh, comme deux ailes éblouissantes…
Autrement dit l’essence intérieure de Dieu est tout entière dans ce « Qui ». Les deux noms « Je suis » représentent un attribut divin, celui de l’« être ».
L’essence est cachée dans le « Qui », l’existence et l’être (« Je suis ») l’accompagnent, et sont en sa Présence…
Pourquoi cette hypothèse ? Parce qu’elle offre l’occasion d’une curieuse comparaison entre une religion ancienne qui n’hésite pas à nommer son Dieu « Ka », ou « Qui ? », et une religion un peu moins ancienne, qui nomme son Dieu «Asher », « Qui ».
Poussons encore un peu la pointe. Quand Dieu dit à Moïse : « Je suis Qui je suis », je pense qu’il faut ajouter à cette phrase mystérieuse un peu du « ton », de l’« intonation » avec lesquels Dieu s’exprime. Il faut à l’évidence, dans cette situation extraordinaire, comprendre cette phrase rare comme étant une phrase exclamative !
xviiCf. Max Müller, Theosophy or Psychological Religion. Ed. Longmans, Green. London, 1895, p. 52
xviii« My name is the One of whom questions are asked, O Holy Zarathushtra ! ». Cité par Max Müller, Theosophy or Psychological Religion. Ed. Longmans, Green & Co. London, 1895, p. 55
Dante, poète prolixe en métaphores étincelantes, généreux peintre d’images frappantes, s’en trouva une fois à court. Faute d’une figure capable d’évoquer une certaine « expérience », il dut recourir à un néologisme, ‘trasumanar’, forgé pour l’occasion, au premier chant du Paradis.
« Trasumanar significar per verba non si poria; però l’essemplo basti a cui esperienza grazia serba ». i
« Qui pourrait exprimer, par des paroles, cette faculté de transhumaner ! Que cet exemple encourage celui à qui la grâce permettra de connaître, par l’expérience, une si haute félicité ! »ii
Comment traduire trasumanar en français, sinon par un autre néologisme ? ‘Transhumaner’ ferait-il ici l’affaire ?
Dans une autre traduction de ces vers, une expression composée a été préférée:
« Outrepasser l’humain ne se peut signifier par des mots ; Que l’exemple suffise à ceux à qui la grâce réserve l’expérience. »iii
Quelle était donc cette expérience d’outrepassement de l’humain ? Que recouvrait cette faculté de transhumaner ? A qui la grâce en était-elle réservée ?
Dante venait d’évoquer la vision dans laquelle il avait été plongé en compagnie de Béatrice. Les effets de sa contemplation étaient si profonds que les mots lui manquaient pour la décrire. Il avait dû, pour se faire mieux comprendre, la comparer à celle de Glaucus, « quand il goûta l’herbe, qui le fit dans la mer parent des dieux. »
Dante faisait là une brève et puissante allusion à un célèbre passage des Métamorphoses d’Ovide. Il y est question d’une herbe assez spéciale, dont la consommation entraîne une extase divine. Glaucus, qui en fit l’expérience, y raconte les circonstances qui la provoquèrent, la rencontre avec les Dieux qui s’ensuivit, et la manière dont ceux-ci purifièrent tout ce qu’il y avait de mortel en lui :
« Il est un rivage que d’un côté borne l’onde amère et de l’autre une riante prairie. Ni la génisse, ni la brebis, ni la chèvre au long poil, n’offensèrent jamais de leurs dents son herbe verdoyante (…) Le premier de tous les mortels je m’assis sur ce gazon. Tandis que je fais sécher mes filets, et que je m’occupe à ranger, à compter sur l’herbe les poissons que le hasard a conduits dans mes rets, et ceux que leur crédulité a fait mordre à l’appât trompeur, ô prodige inouï, qu’on prendrait pour une fable ! Mais que me servirait de l’inventer ! À peine mes poissons ont touché l’herbe de la prairie, ils commencent à se mouvoir, à sauter sur le gazon comme s’ils nageaient dans l’élément liquide; et, tandis que je regarde et que j’admire, ils abandonnent tous le rivage et leur nouveau maître, et s’élancent dans la mer.
« Ma surprise est extrême, et je cherche longtemps à expliquer ce prodige. Quel en est l’auteur ? Est-ce un dieu, ou le suc de cette herbe ? ‘Cependant, disais-je, quelle herbe eut jamais une telle vertu ?’ et ma main cueille quelques plantes de la prairie. Mais à peine en ai-je exprimé sous ma dent les sucs inconnus, je sens dans mon sein une agitation extraordinaire. Je suis entraîné par le désir et l’instinct d’une forme nouvelle. Je ne puis rester plus longtemps sur le gazon : ‘Adieu, m’écriai-je, terre que j’abandonne pour toujours !’ Et je m’élance dans là profonde mer.
« Les Dieux qui l’habitent me reçoivent et m’associent à leurs honneurs. Ils prient le vieil Océan et Téthys de me dépouiller de tout ce que j’ai de mortel. Je suis purifié par ces deux divinités. Neuf fois elles prononcent des mots sacrés, pour effacer en moi toute souillure humaine. Elles ordonnent que mon corps soit lavé par les eaux de cent fleuves, et soudain cent fleuves roulent leurs flots sur ma tête. Voilà ce que je puis te raconter de cet événement, ce dont je me souviens encore : tout ce qui suivit m’est inconnu. »iv
Glaucus rencontra en effet les Dieux, mais il ne put rapporter qu’une partie de ce qui se passa alors, du fait d’une sorte de défaillance de sa mémoire et d’une perte de connaissance (« tout ce qui suivit m’est inconnu »). En évoquant Glaucus, Dante donnait-il à entendre avoir fait lui-même une telle expérience, suivie d’un flottement comparable de sa conscience ? Cela semble être le cas, puisqu’il précise avoir été élevé par la lumière (divine), sans toutefois pouvoir affirmer ce que ressentait son âme quant à sa propre nature:
On peut conjecturer que Dante faisait aussi allusion à l’extase qui avait saisi S. Paul, ainsi qu’au doute qui s’ensuivit :
« Je connais un homme dans le Christ qui, il y a quatorze ans, fut ravi jusqu’au troisième ciel ; si ce fut dans son corps, je ne sais, si ce fut hors de son corps, je ne sais, Dieu seul le sait. »vi
Glaucus avait été métamorphosé en « parent des Dieux ». Paul avait été ravi au « troisième ciel ». Dante ne fut pas moins comblé. Il se vit élever par la « lumière » de l’« Amour qui gouverne le ciel ».
Le mot choisi par Dante pour transcrire cette élévation, trasumanar, contient l’idée d’un au-delà de la nature et de la conscience humaine, et peut-être même l’idée d’une possible métamorphose de l’essence de l’Homme.
Ce mot a récemment reparu sous une autre forme, celle du substantif « transhumanisme ». Certes, le contenu sémantique n’est plus le même. Le « transhumanisme » du 21ème siècle, qu’a-t-il de commun avec les visions de Glaucus, de Paul ou Dante ?
Il est probable que ce néologisme (déjà vieux de sept siècles), ‘trasumanar’, garde longtemps encore sa profonde force expressive, et que ce mot, ou les formes verbales qui lui seront associées dans toutes les langues, traverseront les millénaires. Il est également vraisemblable que les significations qui y seront attachées ne cesseront de changer, tout en gardant l’idée générale d’un « outrepassement » de la condition humaine actuelle.
Trasumanar a été et continue d’être une sorte de symptôme lexical. C’est le symptôme d’un désir de l’inconscient humain, actif, virulent, travaillant depuis des millénaires les fondements de la conscience. C’est un symptôme du désir permanent de dépassement, d’outrepassement. Le désir infini d’outrepasser ses limites. Toujours, l’homme cherchera à se dépasser, puis continuera de désirer outrepasser ce dépassement même.
Il y a un siècle environ, Pierre Teilhard de Chardin, alors qu’il était brancardier dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, confronté à l’horreur de tueries massives, cruelles et inutiles, symptômes d’une folie politique et aveugle, fut le premier à y lire un signe d’espérance. Il a vu, dans toute cette purulence, émerger dans la douleur les conditions de ce qu’il appela la « Noosphère », le monde de l’Esprit.
Il voyait émerger une nouvelle nappe de conscience et de vie, comme prémisse de la Noosphère toujours en genèse, dans l’histoire de l’humanité.
Après deux guerres mondiales, et en présence des menaces potentielles d’une troisième guerre mondiale, qui pourrait être à la fois nucléaire et terminale, on pourrait douter de l’optimisme de Teilhard, ou n’en considérer que la naïveté.
On pourrait aussi en admirer la prescience, et décider de mettre toutes ses forces, tout son esprit, toute son âme, au service de cette grande vision.
L’humanité est encore dans sa toute petite enfance, du moins si l’on en juge à l’échelle des temps géologiques. Elle a encore une longue route devant elle, doit-on croire.
Elle est, en essence, en perpétuelle transhumance. Elle a vocation à atteindre, un jour peut-être, des mondes inouïs, des niveaux de conscience dont nous n’avons aujourd’hui aucune idée. Tout ne fait que commencer. Le monde humain est encore effroyablement peu développé, sur les plans politique et social, à l’évidence, mais aussi religieux, philosophique et moral.
Il ne faut pas confondre le «trasumanar» dantesque, le « transhumanisme » moderne et les futures « transhumances » qui se préparent pour l’humanité dans l’avenir. Le « transhumanisme » est une idéologie matérialiste qui n’a rien à voir avec la métaphore métaphysique de la Divine Comédie.
Le « transhumanisme », dont Vernor Vinge ou Ray Kurzweil sont les prophètes, affirme que l’évolution technique et scientifique permettra bientôt l’apparition d’une « singularité », c’est-à-dire d’un basculement brusque vers une autre humanité, une humanité intellectuellement et organiquement « augmentée » par les technologies.
Ce « transhumanisme »-là est, à mon sens, platement réducteur. La science et la technique sont porteuses d’ouvertures considérables, mais il est naïf de croire qu’elles détermineront à elles seules les conditions de la transformation à venir de l’humanité, et la possibilité de son passage vers une nouvelle essence, une « transhumanité ». Il est d’ailleurs probable que la science et la technique seront plus des freins que des moteurs de la métamorphose des désirs de l’âme humaine. C’est dans l’âme, non dans le corps ou ses prothèses, que dort, encore inconscient, l’embryon de la transhumanité.
Pour le comprendre, revenons quelque peu en arrière. Il y a plus de quarante mille ans, au Paléolithique, de nombreuses grottes étaient déjà des sanctuaires cachés, profonds, difficiles d’accès. Elles étaient fréquentées par des artistes incomparables, mais aussi par des maîtres de la vision et de l’extase chamanique (si l’on prend ce mot dans un sens très large), des maîtres de la sortie de l’esprit hors du corps.
Certes, une pleine compréhension des peintures pariétales échappe encore aujourd’hui aux analyses les mieux informées. Mais si l’on considère l’ensemble des peintures du Paléolithique, dont la réalisation s’étale sans discontinuité sur une période de plus de trente mille ans, on peut avoir l’intuition d’une conscience active, d’un sens de la transcendance, d’un éveil de l’Homme à un Mystère qui le dépasse entièrement. L’Homme de Cro-Magnon était déjà un Homo Sapiens, et il était plus sage peut-être que l’homme moderne. Il était plus sage, peut-être, d’une sagesse dont le monde aujourd’hui n’a plus aucune idée.
Pendant trente mille ans d’expériences et de visions, dont la trace est conservée sur des parois profondes, l’âme humaine a acquis une immense mémoire, non pas oubliée, mais toujours à l’œuvre, secrètement, dans l’inconscient des peuples. Des trésors ont été découverts, millénaires après millénaires, par des générations d’Homo Sapiens, et ont été conservés et transmis, par le moyen de traditions cultuelles et culturelles, mais aussi sans doute à travers l’enrichissement du patrimoine génétique.
Demain, ce trésor archéo-biologique sera peut-être en partie identifiable.
Mais ce n’est pas le plus important.
Le matérialisme scientifique est, aujourd’hui encore, bien incapable d’expliquer l’apparition de la conscience humaine, qui reste un mystère absolu. Surtout, il est incapable de comprendre la nature de la sidération de la conscience, en tant qu’elle est plongée depuis l’Origine dans une sorte de clarté obscure, à la fois renvoyée vers son propre abîme, et confrontée aux mystères cosmiques et numineux qui l’enveloppent, et la submergent.
De la contemplation de cette sidération, multipliée à travers les âges, sous toutes ses formes, et de la puissance inchoative des mythes les plus anciens, les plus durables, comme celui du ‘Sacrifice’, naîtront demain les conditions d’une nouvelle épigenèse, les conditions d’une nouvelle transhumance de l’humanité tout entière.
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iDante Alighieri. La Divine Comédie. Paradis, Chant I, v. 70-72
iiDans la traduction d’Artaud de Montor. Ed. Garnier. Paris, 1879. Le traducteur note à propos de ‘transhumaner’ : « Cette expression, trasumanar, est très belle et très majestueuse. J’ai osé faire présent d’un mot à notre langue. »
iiiTraduction de Jacqueline Risset. Ed. Diane de Selliers, 1996
Dans la transe, qu’elle soit obtenue en « chevauchant » le tambour, ou stimulée par la consommation de plantes psychotropes, le chaman s’envole pour un voyage lointain – dans le monde des ancêtres disparus, ou vers des cieux si élevés, qu’y habitent les dieux, et l’Esprit même, ou ce qui en tient lieu. Il y a des extases difficiles, dangereuses, épuisantes. Aucune n’est aisée et plaisante. Il n’y en a jamais deux semblables, et elles engagent totalement l’être qui s’y soumet. Quelques-unes sont si extrêmes que l’on s’approche de la mort même. Il peut être donné à ceux qui sont allés jusqu’à ce seuil de la considérer seulement comme une nouvelle route, avec le risque d’aller alors bien au-delà. Le sentiment de la mort imminente peut aussi être compris comme le signal du retour nécessaire, de l’urgence pour la conscience de se déprendre de son élévation provisoire, et d’entamer sa lente et longue descente parmi les vivants.
L’extase est un voyage qui va bien au-delà de toute idée de voyage, elle va au-delà de la vie et de la mort, au-delà du soi et de la conscience. Ceux qui en reviennent ne peuvent jamais trouver les mots pour la dire. Sans doute ces mots n’existent-ils dans aucune langue humaine. Dans l’état d’extase, cela a été souvent décrit, la conscience semble s’extraire du corps et s’élever infiniment haut, franchissant les mondes, dépassant les cieux. Mais qui dirige ce vol de la conscience, qui sait la fin du voyage, ou son objet? La conscience, l’inconscient, quelque autre entité encore ? Ou la conjonction subjective de ces trois puissances ?
Sous l’influence d’une forte dose de psychotropes (plus la dose est forte, plus elle est dangereuse, et même potentiellement mortelle), après moult péripéties durant une « montée » de plusieurs heures, la conscience, arrivée à ce qu’il lui semble être le point extrême de l’extase, et dont elle saura plus tard, par d’autres récits comparables, qu’il est donné à peu de personnes de la vivre, – la conscience se trouve face à une révélation ‘ultime’, dont tout lui donne à croire qu’elle n’est pas dépassable. Elle fait face, si elle le peut, ou plutôt elle plonge, elle s’immerge entièrement dans ce qui pourrait être faiblement décrit comme une infinie boule d’amour et d’intelligence. En un regard, elle se voit ‘divinisée’, ou invitée à l’être, et la conscience s’enveloppe d’un brûlant brouillard, d’une nébuleuse infinie, qui l’illumine plus que des milliards de soleils assemblés en un point ne sauraient le faire. Mais ces pauvres métaphores verbales sont encore trop extérieures, trop phénoménales. Par leur maladroite surenchère, elles désignent surtout le vide de l’insaisissable saisissement.
Qu’est-ce qui est réellement révélé à ce moment, en fait? L’être de la Déité ? Cela même n’est point assuré, au fond. Peut-être n’est-ce que le voile de sa Présence ? Ce qui paraît de la Déité, pour aussi subjuguant que cela soit, n’est-il pas encore trop tissé d’impressions, trop nimbé d’images, certes ineffables, indicibles, mais, somme toute, passagères? L’infini n’est-il pas par essence infini ? Comment se pourrait-il conjoindre à une conscience éphémère, composée d’une succession d’instants finis ? Cela n’est pas explicable. Et à peine entrevue, la Déité s’absente. La vision se dissout.
Tout zénith désigne son nadir. La descente s’initie, nécessaire, irrévocable, et toutes les visions peu à peu se détissent, s’évanouissent, se résorbent, se diluent, dans une souvenance immensément émue mais confuse, et qui n’étreint plus que des limbes.
Après l’apex de l’extase, n’en revient-on pas toujours ? Ou plutôt, en revient-on jamais ? N’est-on pas dès lors transformé au plus profond de soi, pour toute la vie? Y a-t-il réellement une seule Vérité au bout du compte ? Ou celle-ci n’en annonce-t-elle pas d’autres, en puissance, infiniment ? Toute vérité, et même la plus absolue, n’est-elle qu’un artefact de l’esprit réfléchissant sur lui-même, par lui-même ? Toute vérité n’est-elle qu’une image de la réalité même, dont on ne peut jamais être assuré d’en avoir dévoilé l’essence finale ? N’en vient-on pas à douter de l’essence de cette réalité ‘ultime’, telle qu’elle apparaît, tant elle se donne aussi comme infiniment hors de portée de l’intelligence et de la conscience humaines ?
Ou encore, serait-il possible que cette Vérité, ou son voile, ne fasse qu’une sorte de signe, encourageant la conscience à entreprendre plus tard d’autres voyages, de futures recherches, de prochains approfondissements, selon d’autres angles, d’autres méthodes, plus conformes à son essence, et dont une unique extase, toute fondatrice qu’elle soit, fait seulement trembler le voile qui la vêt?
Dans l’expérience extatique, suivant les circonstances, les tempéraments, ou une grâce octroyée sans pourquoi ni raison, on peut connaître alternativement la félicité ou l’angoisse, l’émerveillement ou la terreur, la stupéfaction ou l’illumination, le bouleversement ou la plénitude. Rien dans l’extase n’est écrit ou déterminé. Chacun la vit à sa manière.
Dans le chamanisme, l’extase est l’essence même de l’expérience. Mais, point essentiel, il n’est pas du tout nécessaire d’être chaman pour faire cette expérience-là, ou d’autres, plus absolues encore.
De cela, l’on déduit que l’essence de l’extase n’est pas fondamentalement liée à la culture ou aux rites. Elle peut être offerte à tous, car elle est immanente à la nature la plus profonde de la réalité.
A travers elle, la voix des millénaires passés murmure, parle ou s’écrie, aujourd’hui encore, et continuera demain de faire résonner ses échos.
Les champignons chamaniques « parlent », dit-on. ‘Es habla‘, confirme le curandero mexicain.
Peut-être cette « parole », qui est aussi « vision », entretient-elle un lien mystérieux avec ce qu’ont représenté, dans d’autres cultures, d’autres langues, et en d’autres temps, le logos grec, le debar hébreu, ou la vāc védique ?
Dans la tradition védique, c’est le Soma même qui « parle ». Il parle comme un Dieu. D’ailleurs le Véda dit qu’il est un Dieu. Et sa voix (vāc) traverse les millénaires.
Des chercheurs, sans doute dominés par des instincts plus matérialistes et positivistes que spirituels ou spéculatifs, ont dépensé beaucoup de temps et d’énergie à tenter d’identifier de quoi était composé le Soma. Quelle plante était-elle broyée pour en exprimer le suc ? William Jones, en 1794, avait suggéré que le principe actif du Soma védique était la rue syrienne, ou Peganum harmala. Dans leur livre Haoma and Harmaline, David Flattery et Martin Schwartz confirment cette hypothèse.i
Mais d’autres plantes ont été identifiées comme de possibles candidates : l’Éphédra, le Cannabis sativa, une plante du genre Sarcostemma, une plante du genre Periploca, ou encore, l’Amanite tue-mouches, ou Amanita muscaria, un champignon encore utilisé dans le cadre de diverses cultures chamaniques, notamment en Sibérie.
On ne peut manquer de rapprocher l’usage putatif de ces plantes aux effets psychotropes dans les cérémonies védiques de l’emploi généralisé de plantes ou de champignons psychotropes dans la plupart des formes de chamanisme relevées par l’anthropologie contemporaine.
De nombreuses espèces de plantes sont encore utilisées par les chamans de par le monde. Parmi celles-ci, on peut citer le Datura, le Brugmansia,le Brunfelsia, la Coca (l’Erythroxylum coca), l’Anadenanthera peregrina, la Psychotria viridis (ou Chacruna en quechua), les graines de Sophora secundifolla ou de Macambo, la poudre de Virola, des tabacs comme la Nicotiana rustica, ou encore le champignon Stropharia cubensis (ou Psilocybe cubensis) qui pousse dans les excréments du bétail, ce qui lui vaut son appellation de ‘coprophile’. Malgré leur usage chamanique, il importe de noter que ces plantes ou ces fungi n’induisent pas nécessairement d’expérience extatique ou enthéogène, même si elles en ont la capacité.
Plus de deux cents espèces de champignons sont répertoriées comme hallucinogènes ou enthéogènes, dont les plus importantes sont les Psilocybes, l’Amanita muscaria (amanite tue-mouche) et le Claviceps purpurea (l’ergot de seigle, qui contient de l’acide lysergique dont est dérivé le LSD).
Leurs principes actifs les plus courants sont deux dérivés indoliques, la psilocybine et la psilocine. Ils sont présents dans les espèces de trois genres de champignons, les psilocybes, les strophaires et les panéoles.
La psilocybine fait partie des tryptamines, lesquelles forment un groupe de substances potentiellement psychotropes, hallucinogènes, et même enthéogènes. Les tryptamines ont une structure chimique est de type indoleii. Certaines tryptamines sont produites naturellement par le corps humain, comme la diméthyltryptamine (DMT), synthétisée par la glande pinéale, et la sérotonine (5-hydroxytryptamine ou 5-HT), que l’on trouve principalement dans le système digestif. Elles agissent comme neurotransmetteurs dans le système nerveux central. Dans le cerveau, la DMT joue un rôle essentiel quant à la régulation des humeurs, et est à l’origine des sentiments de plénitude et de contentement.
L’hypothèse a été faite que la psilocybine, en tant que principe puissamment psychotrope, a pu être impliquée dans le développement archaïque de la conscience chez Homo sapiens
Si le destin de l’homme est étroitement associé à celui de sa conscience, il est fort vraisemblable que ce que nous pensons ou ce que nous ressentons puisse aussi « s’incarner », au sens propre, par exemple sous forme de tryptamines. Réciproquement, toute modulation dans la régulation de ces molécules peut avoir un impact sur la conscience et la pensée.
D’un point de vue mythologique ou religieux, ce phénomène pourrait assez bien correspondre à ce qu’on a appelé l’incarnation du Logos.
L’incarnation du Logos est un archétype idéal, qui permet entre autres à la conscience qui s’en pénètre de dépasser les dualités tranchées de la matière et de l’esprit, du signe et de la chose, de l’existence et de l’essence.
Bien longtemps avant que Humphrey Osmond ait inventé le terme « psychédélique » en 1957, et que R. Gordon Wasson et Carl A.P. Ruck ne lui aient préféré le terme « enthéogène »iii, des termes fort anciens comme celui d’ »extase », ou des périphrases comme « l’élévation » ou « l’expansion » de la conscience étaient employées par nombre de cultures.
Quels que soient les termes qui seront employés dans l’avenir, pour en rendre compte, on ne peut douter que l’humanité, si elle veut garder l’espoir d’un avenir durable, devra accéder collectivement à une forte « expansion » de la conscience, y compris dans ses dimensions enthéogènes.
Jusqu’à quel point sera-t-il possible à Homo sapiens d’augmenter, d’étendre, d’élargir et d’élever sa conscience ? À partir de quand cela deviendra-t-il nécessaire et même urgent ?
Difficile de répondre. Il faudrait pouvoir être pleinement conscient aujourd’hui de ce qu’impliquerait demain un déficit systémique et collectif de conscience, quant à la possibilité de survie face à des catastrophes majeures, dont l’humanité aurait la principale responsabilité.
Nul doute cependant que l’avenir de l’humanité dépendra de sa capacité à faire émerger une nouvelle intensité de conscience, tant au plan individuel et que collectif.
Les indoles aux propriétés psychotropes ont vraisemblablement déjà été des agents de changement et d’évolution, pendant les millions d’années qui ont précédé la civilisation moderne. Ils ont aussi contribué à faire évoluer le patrimoine génétique de l’espèce humaine.
Si l’on pouvait prouver que la conscience humaine a progressivement émergé de développements neurologiques du cerveau en partie catalysés par les indoles, alors l’idée que l’on se fait du cerveau, de ses relations d’intrication et d’imbrication avec la nature, et de ses capacités ultérieures d’évolution, serait bouleversée.
Mais cette confirmation d’une intuition latente n’épuiserait en rien le véritable problème, celui que constitue la nature même de la prochaine phase d’évolution de la conscience, sans laquelle l’humanité courra vraisemblablement à sa perte.
Nécessitera-t-elle de nouvelles sortes d’interactions biochimiques entre le système neuronal et l’univers environnant, à l’exemple de celles qui ont façonné le cerveau d’Homo sapiens, et de bien d’autres hominidés et homininés avant lui ?
Ou bien requerra-t-elle essentiellement un travail de la conscience sur elle-même, en vue de se dépasser, en quelque sorte par ses propres forces, sans nécessité d’une « augmentation » biochimique ? Ou exigera-t-elle quelque combinaison de ces facteurs, un exhaussement de conscience doublé d’une nouvelle symbiose biochimique ?
On continuera certainement d’apprendre beaucoup de choses avec une analyse toujours plus approfondie de la confluence des conditions qui furent nécessaires pour que des organismes vivants, inconscients ou « proto-conscients », aient progressé vers la conscience, ou plutôt vers une infinie variété de formes de conscience, pendant des centaines de millions d’années.
Mais cela ne suffira pas. Jeter un regard, si profond soit-il, vers les abysses du passé, ne préjugera pas de la nécessité de forger des modes de compréhension nouveaux, d’élaborer de nouvelles textures de la conscience.
Malgré des millions d’années d’évolution et de transformation, culminant avec l’apparition d’Homo sapiens, il y a environ cent mille ans, et après le processus ultérieur d’évolution, ultra-rapide cette fois, lors des derniers millénaires, processus qui a pris la forme de recherches et d’inventions culturelles, philosophiques, religieuses, scientifiques, artistiques, le mystère de la conscience demeure intégral, et le défi qu’elle pose, quant à la compréhension de son essence, radical.
Il y a vingt ou trente mille ans, le rôle des tryptamines a pu se révéler déterminant pour catalyser chez Homo sapiens l’apparition d’une conscience plus aiguë de la nature des divers mondes, le monde de la réalité ici-bas, et celui d’une réalité autre, symbolique, invisible, immanente, mais bien présente, et qui reste aujourd’hui vivante dans d’innombrables cultures, philosophies, spiritualités.
La DMT, on l’a vu, fait partie intrinsèque du métabolisme neuronal, mais il est aussi le plus puissant des psychotropes produits par la nature, par des espèces végétales ou fongiques. L’extraordinaire facilité avec laquelle la DMT supprime les limites de la conscience et la transporte dans des dimensions impossibles à concevoir a priori, et qui lui paraissent ensuite indicibles a posteriori, est l’un des phénomènes les plus extraordinaires que la vie réserve à la conscience humaine.
C’est une sorte de « miracle » dont la conscience qui cherche doit prendre conscience. Et ce miracle est suivi d’un autre, de signe contraire, en quelque sorte. Il s’agit de la facilité avec laquelle les systèmes de régulation enzymatique du cerveau humain reconnaissent les molécules surnuméraires de la DMT au niveau des fentes synaptiques. Après seulement quelques centaines de secondes, ces enzymes peuvent les désactiver et les réduire en sous-produits du métabolisme ordinaire.
Le fait que la DMT soit à la fois la plus puissante de tous les indoles psychotropes, et qu’elle puisse être aussi aisément neutralisée, est une indication fort probable d’une très longue association symbiotique entre Homo sapiens et les indoles, symbiose qui a sans doute commencé ses effets dès les premiers hominidés et homininés.
Seule parmi les écoles de pensée dominantes du vingtième siècle, la psychologie jungienne a cherché à se confronter à certains des phénomènes spirituels qui entretiennent le plus de rapports avec ceux du chamanisme, dont l’archétype de l’extase. C.G. Jung a insisté sur le fait que les allégories et les emblèmes alchimiques étaient des produits de l’inconscient et pouvaient être analysés de la même manière que les rêves. Du point de vue de Jung, le fait de trouver les mêmes motifs dans les spéculations fantastiques des alchimistes et dans les rêves de ses patients constituait une confirmation de sa théorie de l’inconscient collectif et de l’existence d’archétypes universels.
Jung les voyait comme des éléments autonomes de la psyché, échappant au contrôle de l’ego.
Par un curieux effet de « synchronicité », terme que Jung forgea d’ailleurs avec Wolfgang Pauli, le début du 20e siècle fut aussi celui de la révolution de la physique quantique.
Dans cette nouvelle physique, l’observateur, dans son rôle subjectif, est inextricablement lié aux phénomènes observés. Sur le fond, cette idée rejoint les très anciennes découvertes chamaniques, lesquelles reposaient, en dernière analyse, sur la synergie exceptionnelle entre des molécules de tryptamine, largement disponibles dans la nature, et les pensées les plus hautes, les plus sublimes, qu’aient jamais pu atteindre des consciences humaines.
Grâce aux psychotropes, et pendant d’innombrables générations, Homo sapiens a découvert en lui-même que l’Esprit n’était pas une idée, mais qu’il était une réalité vivante, une réalité ontologique suprême, résidant intimement dans l’esprit humain, et le surpassant aussi infiniment.
Ce mystère-là, tel qu’il se laisse entrevoir au cœur de l’expérience induite par les tryptamines psychotropes et enthéogènes, n’est pas un mystère que les neurosciences pourront seules élucider.
L’avenir de l’Homme est dans l’esprit, et plus encore dans la conscience. Le seul espoir de survie de notre planète épuisée devra être trouvé en esprit par des esprits, en conscience par des consciences.
Une révolution, plus radicale que toutes celles déjà advenues, devra advenir, — dans nos consciences.
Chamans, mages, prophètes, sibylles, visionnaires, ont exploré les avant-postes du Mystère pendant des millénaires. Mais l’Histoire ne fait que commencer. Presque tout reste à découvrir. Il faut admettre notre ignorance abyssale concernant la nature de l’esprit et l’essence de la conscience, ainsi que leurs liens avec la manière dont le monde, le Cosmos, déploie son existence, et révèle son essence.
Avons-nous en nous-mêmes la capacité de changer notre propre esprit, de modifier notre conscience ? Pendant des dizaines de milliers d’années, les esprits, les intelligences et les consciences humaines ont pu évoluer, se transformer et se transcender, avec et non pas contre la nature, — cette nature qui, en des formes de vie apparemment élémentaires, des moisissures, des champignons, cachaient quelques-uns de ses secrets les plus grandioses.
Cette antique leçon ne doit jamais être oubliée. C’est celle de la symbiose des règnes fongique, végétal et animal, et à travers elles, la symbiose de l’Homme avec toutes les formes de vie.
Cette leçon assimilée, il restera à imaginer et à cultiver les nouvelles formes de symbiose qui attendent encore la conscience humaine, et par lesquelles elle sera amenée à se dépasser, ou s’outrepasser toujours plus.
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iDans ce livre, Flatterie et Schwartz concluent que le Peganum harmala, au moins à la fin de l’époque védique, fournissait le principe actif du haoma/soma. Le Peganum harmala contient de l’harmaline, une bêta-carboline différente dans son activité pharmacologique de l’harmine qui se trouve dans l’ayahuasca (décoction composée de Banisteriopsis caapi et dePsychotria viridis). L’harmaline est plus psychoactive et moins toxique que l’harmine. Le Peganum harmala peut donner lieu à des expériences extatiques, s’il est consommé à dose suffisante. Martin Schwartz rapporte aussi l’hypothèse de Harold Bailey selon laquelle l’étymologie des mots soma ethaoma (l’équivalent du soma dans la tradition avestique en Iran) ne se fonde pas, comme on le prétend habituellement, sur la racine indo-iranienne *sau-, « presser, écraser, moudre dans un mortier », à laquelle est ajouté le suffixe –ma. Il estime que le mot soma, qu’il orthographie sauma signifie en fait « champignon ». Cf. David Flattery et Martin Schwartz. Haoma and Harmaline. Part II. §186. University of California Press. Near Eastern Studies Vol. 21, 1989, p.117
iiL’indole est un composé organique doté de deux cycles aromatiques accolés, un cycle benzénique et un cycle pyrrole.
iiiR. Gordon Wasson,Albert Hofmann, Carl A.P. Ruck , The Road to Eleusis: Unveiling the Secret of the Mysteries,1978.
L’Osiris N. a été un humain, dont le nom n’importe plus. Pénétré de son néant face au Dieu qu’il invoque, sa conscience a oublié dans la mort jusqu’à son nom, mais il va découvrir qu’il est appelé à devenir le Dieu Osiris lui-mêmei…
Dans son De Mysteriis Aegyptiorumii, Jamblique explique que l’Égyptien, dans sa prière, « se couvrait de la divinité » et « revêtait le caractère d’un dieu ». Instruit par l’initiation, il prononçait les paroles sacrées qui exposaient les mystères divins, pour se les approprier.
D’où cette fière proclamation :
« Je suis hier et je connais demainiii. Je suis maître de renaître une seconde fois, mystère de l’âme créatrice des dieux et produisant les aliments pour ceux qui abordent à l’ouest du ciel, gouvernail de l’est, Seigneur des faces qui voient par son rayonnement, Seigneur de la résurrection sortant des ténèbres. Ô les éperviers sur leurs angles, qui écoutent les choses ! (…) Lui, c’est moi, et réciproquement. (…) Je m’approche du Dieu dont les paroles sont entendues par mes oreilles dans le Tiaou. (…) Je suis maître de l’âme qui m’enveloppe dans son sein. »iv
« L’éternité de la durée sera pour toi ! La récompense accordée, c’est l’agrandissement et l’amplification d’Osiris N., c’est d’arriver en paix, de prendre la bonne route vers le champs de l’alimentation. Osiris N. dit : j’y suis semblable au Dieu qui y est.»v
Dans son extase post-mortem, Osiris N. en vient à recouvrer toute sa conscience, et toute la mémoire du vivant qu’il était :
« Le mystère de mes formules me rend le souvenir, à moi qui n’étais plus rien. Je subsiste ; on me rend la dilatation du cœur et la paix. Je reçois les souffles, je suis en paix, en maître des souffles. (…) J’ai fait le vrai, je n’ai pas fait le mal.»vi
Qu’arrive-t-il après cette métamorphose, cette transformation, cette épiphanie ? Il advient un nouvel état de la conscience :
« L’Osiris N. dit : Je sers la triade divine. L’image divine, j’en viens. Je me dépouille de mes bandelettes, je me pare du vêtement de Ra au centre du ciel. Je sers les dieux. Je sers Ra au ciel. »vii
Conscient de la séparation de son âme et de son corps après la mort, N. supplie le Dieu de les réunir; il aspire à un nouveau niveau d’union de la conscience et du moi :
« Ô Dieu d’Héliopolis ! Ô coureur dans son temple ! Dieu grand, accorde que mon âme vienne à moi de tout lieu où elle est. Si elle tarde, amène-moi mon âme, en quelque lieu qu’elle soit. (…) Mon âme et mon intelligence m’ont été enlevées en tout lieu où j’ai été par tes affidés : qu’ils gardent le ciel pour mon âme. Si elle tarde, fais que mon âme voie mon corps. (…) L’âme ne se sépare pas de son corps, en vérité. »viii
La conscience d’Osiris N. interpelle le Dieu suprême, Toum (une autre forme d’Atoum), qu’il appelle son « père », et le prie de préserver son corps de la corruption des chairs, et de lui inspirer son souffle éternel :
« Salut à toi, mon père Toum. J’arrive, ayant fait embaumer ces miennes chairs. (…) Viens former mon corps en maître de mes souffles puisque tu es le Seigneur des souffles (…) accorde que je marche pour l’éternité, (…) étant celui qui ne périt pas. »ix
C’est à cette condition que l’âme glorifiée pourra revenir visiter sa momie laissée dans le monde d’en-bas. Elle voltigera au-dessus du corps momifié, à l’exemple d’Horus voletant au-dessus de son père Osiris.
Qu’il soit invoqué sous le nom de Ra, d’Osiris, de Toum ou d’Atoum, le Dieu suprême est le seul « Créateur du ciel et de la terre, Il a fait tous les êtres; les lois de l’existence dépendent de Lui. »x Il est « le Maître de ce qui existe et de ce qui n’existe pas, et le Seigneur des lois de l’existence. » Il est « Seigneur des êtres et des non-êtres »xi, « Celui qui existe par Lui-même », « Celui qui s’engendre Lui-même éternellement ».
Mais ce Dieu suprême est aussi celui qui, sous son nom d’Osiris, consent à se sacrifier sans cesse pour le salut éternel du monde. Il lui importe que l’homme prenne conscience de l’énormité du don divin, et qu’il ait conscience qu’il sera lui-même appelé à se métamorphoser en Osiris après sa mort, à condition d’en avoir en été jugé digne par les puissances divinesxii.
Le symbole par excellence du sacrifice divin est la mort d’Osiris, suivie du démembrement de son corps, et de l’éparpillement de ses membres dans toute l’Égypte et au-delà.
Ce sacrifice fut la condition de la naissance miraculeuse de l’Enfant Horus, le Fils d’Osiris et d’Isis, qui sera chargé de participer au gouvernement divin du monde, jusqu’au temps de la résurrection d’Osiris.
L’essence du sacrifice du Dieu n’est pas celui de sa vie propre, puisque sa nature est éternelle, et qu’étant « mort », il sera appelé à la « résurrection ». Son véritable sacrifice est essentiellement celui de sa nature singulière, – son unique conscience, et sa conscience d’être unique. Il sacrifie son unicité divine en engendrant éternellement un « Fils », qui est de même nature que lui, – un Dieu à la fois autre que Lui, et aussi Lui-même.
Par le sacrifice de la conscience du Dieu, en tant qu’elle est « unique », seront rendues possibles l’existence de la Création et la multiplicité des consciences vivantes. Par la Création, le Dieu unique lie de manière consubstantielle sa double nature de Dieu « unique » et de Créateur du « multiple », son essence de « Père » et de « Fils », d’« Engendreur » et d’« Engendré ».
De cette éternelle paternité, de cet éternel engendrement, de cet éternel sacrifice, – et de l’éternelle conscience sacrifiée qu’il implique, le Dieu tire une divine et ineffable félicité : «Il jouit en lui-même.»xiii Il faut entendre le mot « jouir » dans son sens le plus fort, ainsi qu’en atteste (fort graphiquement) l’étymologie des hiéroglyphesxiv de cette formule, dans le texte du Livre des Morts.
Dans sa jouissance, il perd sa conscience.
Une idée relativement analogue se trouve chez Maître Eckhart, qui lui donne cependant une portée plus large : « Dieu jouit de lui-même dans son œuvre. Mais dans la joie en laquelle il jouit de lui-même il jouit aussi de toutes les créatures – non en tant que créatures, mais en tant que Dieu : dans cette joie en laquelle il jouit de lui-même il jouit du monde entier. (…) Dieu est dans l’âme avec sa nature, son essence, sa divinité : et il n’est pourtant pas l’âme »xv
Dieu n’est pas l’âme, car il s’est essentiellement séparé, absenté, de l’être, par son sacrifice. Il a fait le sacrifice de son essence, le sacrifice de ne plus « être-le-seul-Être-Un », pour que puissent exister les myriades d’« êtres » et d’« âmes ». Il a fait le sacrifice de sa conscience divine, unique, en engendrant un autre Dieu, qui est aussi le Même, le « Dieu-Fils ». Il a fait le sacrifice de sa conscience « seule », pour créer la multiplicité des consciences dans la Création.
Le Dieu Un a donc sacrifié sa conscience doublement, en tant qu’elle était unique à être divine, et en tant qu’elle était divinement une.
De ce double sacrifice, on ne peut certes pas déduire que la religion de l’Égypte ancienne pourrait être définie comme un « polythéisme ». D’ailleurs, la croyance profonde à l’unité de l’Être suprême y est attestée par nombre de témoignages écrits ou lapidaires.
Au Musée égyptien de Berlin, une stèle de la dix-neuvième dynastie appelle le Dieu : « le seul Vivant en substance ». Une autre stèle, de la même époque, le nomme « seule Substance éternelle » et « seul Générateur dans le ciel et sur la terre, qui ne soit pas engendré. »
Ce Dieu Un, et seul, possède cependant deux personnes, celle de « Père » et celle de « Fils », celle de Générateur et d’Engendré. La stèle de Berlin déjà citée le nomme encore: « Dieu se faisant Dieu, existant par Lui-même; Être double, générateur dès le commencement. »
Dans le papyrus Harris, conservé au British Museum, un hymne de Ramsès III au Dieu Ammon, emploie des expressions analogues : « Être double, générateur dès le commencement; Dieu se faisant Dieu, s’engendrant Lui-même. »
La double figure du Père et du Fils n’est en rien contradictoire avec l’unité fondamentale du Dieu, décrite par la célèbre formule hiéroglyphique « ua en ua », littéralement « l’Un de l’Un », trouvée sur la pyramide votive du Musée de Leyde.xvi
Jamblique a traduit cette formule en grec : πρώτος τοῦ πρώτοῦ θεωῦ, protos tou protou theôu, (« le Premier du Premier Dieu ») qu’il applique à la seconde hypostase divine (Dieu le Fils)xvii.
Il est établi que le Dieu Un recevait différents noms dans les divers nomes d’Égypte, par exemple Phthah à Memphis, Ammon à Thèbes, Atoum à Héliopolis, Osiris à Abydos, Horus à Nekhen ou Hiérakonpolis.
Dans le Livre des Morts, le Dieu unique apparaît sous trois hypostases, qui ont pour noms Kheper, Atoum et Ra. Cette triple hypostase est symboliquement réunie dans la barque sacrée dont l’image figure au chapitre XVI du Livre des Morts.
Kheper signifie « être » et « engendrer ». C’est aussi le nom du scarabée, Kheper, qui était un des symboles du Dieu.
Atoum a pour racine tem qui dénote la négation. On peut interpréter ce nom comme signifiant « l’Inaccessible », « l’Inconnu ». A Thèbes, Atoum signifiait « le Mystère ». On dit qu’Atoum est « existant seul dans l’abîme », avant même l’apparition de la lumière. Atoum est aussi le prototype divin de l’homme, lequel devient un «Toum » après sa mort et sa résurrection.
Le nom divin Ra est employé pour dénoter l’essence même du Dieu, sa lumière, dont un autre nom encore est cette formule : « L’adoration de Ra et l’âme de Ra. »xviii
Les trois noms du Dieu distinguent ses hypostases, mais celles-ci sont appelées à fusionner.
Dans le Livre des Morts, Osiris « appelle » Ra et Ra vient. Alors Osiris et Ra s’unissent et fusionnent dans une complète égalité.
Si Ra est le Dieu qui est entré dans le temps et dans la lumière, après la Création, Osiris est le Dieu qui « est » avant l’origine, qui a précédé la lumière. Il est le Dieu du passé infini, intemporel. Il est le Créateur. Il incarne la loi des êtres et le principe du Bien.
Surtout, Osiris joue un rôle particulièrement mystérieux avec sa mort, puis avec sa résurrection.
Le Traité sur Isis et d’Osiris de Plutarque donne quelques éclaircissements sur le sacrifice du Dieu. Il montre toute la symbolique qu’il faut attacher à cette formule : « Le cœur d’Osiris est dans tous les sacrifices. »xix
On pourrait la gloser ainsi : le sacrifice (ou le cœur) originaire de la conscience divine est devenu la conscience (ou le cœur) de tous les sacrifices.
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iSeulement après que l’âme a été confrontée aux quatre esprits chargés du jugement. Elle leur adresse cette prière: « Ô Vous qui résidez sur le devant de la barque du soleil ! Vous qui apportez la justice au Seigneur universel ! Juges de mon châtiment ou de mon triomphe, vous qui réconciliez avec les dieux par le feu de vos bouches ! Vous qui recevez les offrandes des dieux et les dons destinés aux mânes ! Vous qui vivez de la justice, qui vous nourrissez d’une vérité sans détour et qui abhorrez les iniquités! Effacez toutes mes souillures, détruisez toutes mes iniquités ! Vous qui ne conservez aucune tache, accordez moi d’éviter Ammah, d’entrer dans Ra-Sta et de traverser les portes mystérieuses de l’Amenti. Donnez-moi donc les deux pains sacrés (Schensuet Peresu) comme aux autres esprits. » Les esprits répondent à l’âme suppliante : « Entre et sors, dans Ra-Sta ; traverse, viens ! Nous effaçons toutes tes souillures, nous détruisons toutes tes iniquités, etc. »
iiJamblique. Les Mystères d’Égypte. Trad. Édouard des Places. Édition des Belles Lettres, Paris, 1966
iiiDans une autre traduction : « Je suis hier et je connais le matin ». Cette formule est ainsi commentée par le Livre des morts: « Il l’explique : hier, c’est Osiris ; le matin, c’est Ra, dans ce jour où il a écrasé les ennemis du Seigneur universel, et où il a donné le gouvernement et le droit à son fils Horus. Autrement dit, c’est le jour où nous célébrons la rencontre du cercueil d’Osiris par son père Ra. » (Verset 5 du Chapitre XVII du Livre des morts.Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.44) Emmanuel de Rougé a commenté ce commentaire : « La formule me paraît exprimer l’unité du temps par rapport à l’être éternel ; hier et le lendemain sont le passé et le futur également connus de Dieu. La glose introduit pour la première fois le mythe d’Osiris. Elle donne Osiris comme le type du passé sans limites qui précède la constitution de l’univers, accompagnée par la victoire du soleil sur les puissances désordonnées. Ra est ici une véritable transfiguration d’Osiris, puisque Horus est appelé son fils. La seconde glose nous montre, au contraire, Osiris comme fils de Ra. » (Ibid.)
ivLe Livre des Morts des Anciens Égyptiens, d’après le Papyrus de Turin et les manuscrits du Louvre. Ch. LXIV, l. 1-84. Trad. Paul Pierret. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1882, p. 190-195
vLe Livre des Morts des Anciens Égyptiens, d’après le Papyrus de Turin et les manuscrits du Louvre. Ch. CIX, l. 10-11. Trad. Paul Pierret. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1882, p. 327-328
viLe Livre des Morts des Anciens Égyptiens, d’après le Papyrus de Turin et les manuscrits du Louvre. Ch. CIX, l. 15 et l.17. Trad. Paul Pierret. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1882, p. 329
viiLe Livre des Morts des Anciens Égyptiens, d’après le Papyrus de Turin et les manuscrits du Louvre. Ch. CX, l. 4. Trad. Paul Pierret. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1882, p. 333
viiiLe Livre des Morts des Anciens Égyptiens, d’après le Papyrus de Turin et les manuscrits du Louvre. Ch. LXXXIX, l. 1-7. Trad. Paul Pierret. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1882, p. 275-276
ixLe Livre des Morts des Anciens Égyptiens, d’après le Papyrus de Turin et les manuscrits du Louvre. Ch. CLIV, l. 1-5. Trad. Paul Pierret. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1882, p. 533-534
xLe Livre des morts.Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.75
xiLe Dieu unique des anciens Égyptiens est certes « créateur » (de tous les dieux, de tous les êtres, et de tous les mondes), mais loin de se « reposer » après avoir créé le monde, Il continue de se transformer et de s’engendrer Lui-même, en tant que principe divin. De même, Il désire rester toujours associé à Sa création, et impliqué dans son développement ultérieur. La création continue d’être impliquée dans un rapport avec le divin, rapport dont la nature peut varier, avec l’élévation du niveau de conscience général. L’auto-engendrement éternel du Dieu, ainsi que Son « association » avec Sa création, impliquent une forme de dualité ou de dialogue entre le Dieu et Lui-même, et implique aussi un rapport entre le Dieu et Sa création.Il y avait donc déjà dans l’Égypte ancienne cette intuition, assez élaborée, d’une « participation » immanente ou même d’une « alliance » transcendante du Dieu avec Sa création. Cette idée, fort ancienne puisqu’elle remonte aux premières dynasties égyptiennes, était déjà à cette époque reculée intrinsèquement révolutionnaire, et elle le reste de nos jours. Nous n’avons pas fini d’en considérer les retombées, historique, anthropologique, philosophique, théologique, eschatologique… L’idée de la participation divine dans la création implique en substance que le Dieu suprême ne reste pas « seul », dans Sa transcendance absolue, après avoir créé le monde et tous les êtres. Il ne reste pas « séparé », isolé, au-delà et en dehors de Sa création, mais Il renonce en quelque sorte à son statut suprême de divinité détaché de Tout, et Il s’incarne dans Sa propre création, et dans la conscience de l’homme. Ce faisant, Il s’humilie, pourrait-on dire, – si l’on se rappelle de la proximité étymologique entre homo et humus. Par la création, le Dieu suprême accorde aux êtres créés le fantastique don de l’être, mais aussi le don de participer à l’essence divine de son propre être, plus fantastique encore si l’on y réfléchit. Comme condition nécessaire de cette participation, le Dieu accorde aussi à Sa création et aux créatures, selon leurs capacités, une forme de liberté, essentielle, et surtout la conscience de leur rôle dans l’économie divine du salut. Cette liberté fondamentale, d’essence divine, est en relation et en cohérence avec le statut divin qui est attribué à l’essence de l’être. De par cette liberté, la Création en général et l’Homme en particulier ont une responsabilité active dans le devenir et dans la réalisation du projet divin. La Création fait partie du plan de Dieu, en ce qu’elle participe à Son éternel renouvellement, Son éternelle régénération. En donnant à Sa création une origine divine, de facto, Il lui donnait aussi vocation à se diviniser effectivement, toujours davantage, dans le long terme, par l’effet de sa propre liberté. Ce faisant, le Dieu Très-Haut a consenti à ce qu’il faut bien appeler un « sacrifice », le sacrifice de Sa sur-éminence, de Sa transcendance, en descendant dans le Très-Bas qu’est a priori la création, par rapport à Lui.
xiiL’idée du sacrifice du Dieu suprême pour le bénéfice de la Création n’est pas propre à l’Égypte ancienne. On la retrouve dans le Véda, avec le sacrifice du Dieu suprême, Prajāpati, « Seigneur des créatures ». Le Dieu primordial, le Créateur suprême, Prajāpati, s’est sacrifié pour que l’univers, ainsi que l’ensemble des créatures vivantes, puissent advenir à l’être. Prajāpati fait don de son Être aux êtres. Son sacrifice vide Prajāpati de toute sa substance. « Quand Il eut créé tous les choses existantes, Prajāpati sentit qu’il était vidé ; il eut peur de la mort. » (Satapatha Brāhamaṇa X,4,2,2)
xiiiVerset 7 du Chapitre XVII du Livre des morts.Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.45 .
xivLe mot comprend en particulier le hiéroglyphe de valeur phonétique met, représentant un phallus en érection, et éjaculant. Cf. E.A. Wallis Budge. An Egyptian Hieroglyphic Dictionary, Vol. I. Dover Publicatiobs, New York, 1920, p. cviii.
xvMaître Eckhart. Sermons-Traités. « De la sortie de l’esprit et de son retour chez lui ». Gallimard. 1942, p.117
xviEmmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, Note 3, p.75
xviiJamblique. Les Mystères d’Égypte. Trad. Édouard des Places. Édition des Belles Lettres, Paris, 1966
xviiiChapitre XVII du Livre des morts.Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860
xixVerset 29 du Chapitre XVII du Livre des morts.Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.63.
Le chamanisme n’est pas une « religion » au sens habituel du mot, un ensemble déterminé et transmissible de croyances et de rites.
Il s’agit d’abord d’une pratique, essentiellement individuelle, mais s’exerçant de façon privilégiée dans un cadre familial et tribal. Tournée vers l’appréhension et la mobilisation effective d’un monde de la surnature, la pratique chamanique catalyse aussi en retour, en ce monde-ci, de profondes transformations personnelles et collectives. Différents niveaux de réalité peuvent entrer en jeu, d’ordre physiologique, biologique, neurochimique, psychologique, linguistique, culturel et sociétal, se traduisant par des comportements physiques et des vécus extrêmes, et induisant aussi des représentations mentales et conceptuelles, dont certaines pourraient être qualifiées de cosmologiques, de philosophiques et de théologiques, pour autant que ces mots d’origine grecque puissent convenir, même approximativement, dans le contexte de cultures tout autres.
Pour le dire autrement, les pratiques chamaniques ouvrent des portes inattendues vers d’autres univers de conscience. Par leur nombre, leur ancienneté, leur universalité, elles dénotent l’effort réflexif des premières consciences humaines pour se saisir de quelques-uns des mystères objectifs de l’univers, mais aussi de leur propre mystère, celui de l’abysse subjectif que toute conscience porte en elle, de façon immanente.
L’expérience chamanique requiert, d’emblée, de toute personne qui la pratique, une « sortie du soi », littéralement une « extase » si l’on se rapporte au sens de ce mot en grec, et elle implique, concomitamment, une liaison active, dynamique, une capacité de synergie avec la totalité de la vie, telle qu’elle croît et s’étale sur cette planète, et aussi telle qu’elle peut se concevoir et être perçue peut-être, à travers l’univers entier, le cosmos total.
C’est un fait dûment observé historiquement (et, fort probablement, expérimenté depuis les temps longs de la Préhistoire) que les pratiques chamaniques, sous toutes les latitudes, ont pu bénéficier des puissantes propriétés psychotropes de diverses plantes et fungi alcaloïdes, et en subir la puissance nue, bouleversante, s’imposant de facto aux corps et aux cerveaux d’Homo sapiens, et avant lui, à ceux des lignées d’homininés et d’hominines dont il est issu.
C’est aussi un fait que des plantes alcaloïdes sont aujourd’hui couramment ingérées par toutes sortes de mammifères et de primates, comme cela a été fait depuis des millions d’années par nombre d’espèces d’hominoïdes et d’hominidés.
Les plantes alcaloïdes contiennent des molécules chimiquement actives, aux très diverses propriétés, analgésiques, calmantes, dormitives, mais aussi toniques, stimulantes, dopantes, et enfin, psychoactives et psychotropes… Des noms d’alcaloïdes comme la caféine, la nicotine, l’atropine, la morphine, la cocaïne ou l’ibogaïne, donnent une idée de la gamme, de la puissance et de la toxicité éventuelle des effets provoqués.
Le fait que des molécules issues de végétaux alcaloïdes soient actives, et même particulièrement efficaces, chez les animaux et les humains, implique une réceptivité spéciale de leurs systèmes nerveux et neuronaux vis-à-vis de ces molécules. On peut en induire une complémentarité biochimique entre les deux règnes, le végétal et l’animal, capable de produire de puissantes synergies, sans doute basées sur l’existence de structures communes, de résonances partagées, de vibrations fondamentales, comme celles observées dans ces composés organiques aromatiques hétérocycliques, les indoles.
C’est là un constat qui traverse les règnes et les espèces. Les champignons et les lichens, les vaches et les rennes, les primates et les humains partagent des formes analogues de réceptivité biochimique, et arborent des sensibilités (certes différenciées, mais biochimiquement comparables) à certaines réactions spécifiques au niveau intramoléculaire. Ces réactions moléculaires sont susceptibles d’entrer en résonance à des échelles de plus en grandes, jusqu’à s’imposer macroscopiquement dans les réseaux des hyphes chez les champignons, dans les systèmes nerveux des animaux ou à l’ensemble des synapses du cerveau des humains.
Partant du constat que des composés aromatiques de simples plantes alcaloïdes peuvent avoir un puissant impact sur les états de conscience de Homo sapiens, aujourd’hui, on est en droit de demander quel rôle ces plantes à effet psychotrope ont pu jouer, à la suite de leur consommation depuis des dizaines ou des centaines de milliers d’années, dans l’émergence des rites, des croyances, des cultes, des cultures, des langues et des religions?
Dans les commencements, plus ou moins par hasard, mais avec de fortes probabilités tout de même, compte-tenu de l’abondance relative de plantes alcaloïdes à effet psychotrope dans la nature, de vives fulgurations synaptiques, de brillantes illuminations extra-sensorielles, violentes mais ponctuelles ou transitoires, ont pu être biochimiquement initiées chez les homininés et les hominines, les pré-humains et les premiers humains, par le seul effet des molécules psychotropes sur les cellules neuronales du cerveau.
Par la suite, favorisés par l’accoutumance, par l’augmentation progressive de la consommation de plantes psychotropes en qualité comme en quantité, et surtout par l’adaptation, culturelle et cultuelle, à des chocs biochimiques irradiant les systèmes synaptiques, certes peu préparés a priori à les subir, mais capables a posteriori d’adaptation épigénétique, les premiers éclairs synaptiques relativement localisés dans tel ou tel lobe cervical, ont commencé à entrer en résonance, à se multiplier et à s’intensifier, jusqu’à s’étendre au cerveau tout entier et à provoquer des formes d’illumination de la conscience elle-même, et jusqu’à favoriser son émergence elle-même.
Une étape irréversible fut alors franchie : la conscience prit conscience d’elle-même, elle prit conscience de sa propre immanence, elle prit du même coup conscience de la naissance en elle du moi, qui restait à consolider, à enrichir et à adosser aux profondeurs du soi.
L’embrasement total de la conscience a été facilité par l’action des psychotropes, mais ne peut se réduire à leurs seuls effets, entre incendie et lumière.
Pour changer de métaphore, les réseaux de synapses et les facultés systémiques du cerveau humain ont dû nécessairement jouer leur propre partition dans cette symphonie générale, où la biochimie des psychotropes a pu donner un tempo initial à l’orchestre, et participer à l’éclat de ses cuivres, sur fond de percussions, mais où d’autres instruments, les cordes du mental et les bois du psychisme, devaient assurer, pour leur part, la progression des harmonies et le déploiement des thèmes mélodiques.
Les explosions des résonances synaptiques ont catalysé la genèse d’une conscience de plus en plus accomplie de la conscience par elle-même. Mais la conscience, on le suppute, ne peut être seulement un phénomène biochimique ou neuro-synaptique, c’est-à-dire un phénomène seulement matériel. En effet, les pointes les plus élevées atteintes par la conscience, les extases et les illuminations qu’elle est capable de vivre, selon de multiples et anciens témoignages, l’emmènent vers des mondes absolument séparés de la matière, et seulement constitués de pures énergies, de dépassements en devenir, de volontés en vol, d’initiations aux réalités de la surnature.
Les expériences d’illumination extatique, répétées par d’innombrables générations d’Homo sapiens, ont sans doute contribué à de nouvelles formes de développement épigénétique du cerveau. Par effet de rétroaction positive, elles ont tiré avantage de sa plasticité et de sa malléabilité intrinsèques, pour l’inciter à aller toujours plus loin dans cette quête extatique.
Elles ont engendré la possibilité d’états de conscience toujours plus ultérieurs, elles ont facilité des niveaux de conscience bien supérieurs, par des dépassements toujours plus audacieux, jusqu’à l’entrée (longtemps considérée impensable, et improbable) dans la transcendance même, — bien loin de la seule immanence des lichens, très loin de la sourde activité des levains et des levures, ou de la vibration des indoles, mais n’en perdant cependant pas le souvenir, ni l’antique ancrage.
Quel a été l’effet mondial, global, de cette promotion progressive d’hominidés foudroyés par la chime des alcaloïdes, puis d’humains « extasiés » par leur truchement, dans l’ordre implicite de la nature ?
L’exposition prolongée à l’expérience extatique, la rupture répétée des points de vue terrestres et des références quotidiennes, ont été des conditions de possibilité pour un accès soudain, brutal, envahissant, à l’extase, et, par elle, à un point de vue incluant une forme d’aperception de ce que l’on ne peut qu’appeler le Tout Autre.
Homo sapiens est apparu sur terre il y a environ 100 000 ans. Mais Homo abilis et Homo erectus, apparus il y a plus d’un million d’années, ont sans doute, comme les Primates d’aujourd’hui, su consommer eux aussi des alcaloïdes. Ce faisant, ces générations oubliées de proto-humains, et d’autres générations d’ancêtres plus oubliées encore, depuis des millions d’années, ont contribué à transformer, dissoudre, reformer, réformer, puis élever, exacerber, sublimer, transcender, ce qui tenait lieu de « proto- ego » chez les Hominoidea (Hominoïdés), les Hominidae (Hominidés), les Homininae (Homininés), les Hominini (Hominines)i, avant que se constitue enfin l’« ego » des Homo sapiensii, qui firent eux aussi l’expérience de l’extase, mais surent la nourrir et la cultiver davantage, l’approfondir par le langage, l’art et la religion…
L’utilisation de plantes psychotropes dans un contexte d’initiation chamanique peut, dans certains cas, dissoudre la structure nouée de l’ego en un sentiment indifférencié du soi, que la philosophie orientale appelle le Tao.
Mais cette dissolution de l’ego, si elle a lieu, peut n’être aussi que transitoire et relative. Elle peut donner alors naissance à une capacité analytique et critique aiguë, une capacité d’atteindre et de pénétrer intimement l’essence même de ce dont témoignent le fait religieux et les divers systèmes philosophiques qui lui sont associés.
R. Gordon Wasson fut certes pionnieriii lorsqu’il affirma, sur la base de travaux d’ethnobotanique et d’ethnomycologie initiés dès les années 1930, et publiés dans les années 1950, que la religion est née lorsque les premiers humains ont rencontré et apprivoisé la puissance des alcaloïdes hallucinogènes.iv
En cela il se montrait par avance en profond désaccord avec les thèses de Mircea Eliade. Celui-ci, dans son étude sur le chamanismev, parue plusieurs années après les travaux de R. Gordon Wasson, considérait ce qu’il appelait le chamanisme « narcotique » comme étant « décadent ». Des chamans qui ne peuvent pas atteindre l’extase sans psychotropes sont le symptôme, selon Eliade, que leur culture a perdu son authentique saveur, et qu’elle est probablement dans une phase terminale.
R. Gordon Wasson, s’appuyant sur des travaux datant de l’occupation du Mexique par les Espagnols comme ceux du père franciscain Bernardino De Sahagúnvi, rappelle que les Aztèques appelaient leurs champignons teo-nanácatl, la « chair de Dieu ». Il ne résista pas, bien sûr, à faire aussitôt un rapprochement, ou ce qu’il appela un « parallèle troublant », avec la conception chrétienne de l’Eucharistie, célébrant la mémoire de la Cènevii.
Il y a cependant une différence, note-t-il, entre la consommation du champignon, « chair de Dieu », et celle de l’hostie, « corps du Christ ». « Le chrétien orthodoxe doit accepter par la foi le miracle de la conversion du pain en chair de Dieu ; c’est ce que signifie la doctrine de la transsubstantiation. En revanche, le champignon des Aztèques est porteur d’une conviction propre : chaque communiant témoigne du miracle qu’il vit effectivement. Dans la langue des Mazatèques, les champignons sacrés sont appelés ‘nti šitho’. Le premier mot, nti, est une particule exprimant la révérence et l’affection. Le second élément signifie ‘ce qui jaillit’. »viii
Voulant en avoir le coeur net, R. Gordon Wasson a demandé à un Indien mexicain, illettré mais parlant espagnol, pourquoi les champignons sacrés étaient appelés ‘ce qui jaillit’.
« Sa réponse, époustouflante de sincérité et de sentiment, était empreinte de la poésie de la religion, et je la cite mot à mot telle qu’il l’a donnée :
‘El honguillo viene por si mismo, no se sabe de dónde, como el viento que viene sin saber de dónde ni porqué’. »ix
« Le petit champignon vient de lui-même, personne ne sait d’où, comme le vent vient, on ne sait d’où ni pourquoi. »
Les puissantes propriétés de ces champignons sacrés leur ont permis de recevoir, chez les Aztèques, la noble dénomination, aux connotations autant métaphysiques que mystiques, de « chair de Dieu ». Pourtant, le mystère de la transsubstantiation de la chair champignonnesque en visions divines n’a, somme toute, qu’une origine purement biochimique, du moins les esprits positivistes peuvent le penser.
Ayant été associé aux recherches en ethnomycologie de Gordon Wasson, et ayant voyagé avec lui sur le terrain au Mexique, le célèbre Dr Albert Hoffmann, de la firme pharmaceutique suisse Sandoz, réussit à isoler et identifier les principes actifs de ces champignons mexicains. Ils se révélèrent être la psilocybine et la psilocine, deux tryptamines de la famille des indoles.x On sait qu’Albert Hoffmann synthétisa aussi le LSD avec Arthur Stoll en 1938, à partir de l’ergot de seigle (Claviceps purpurea), un champignon qui affecte l’épi de céréales comme le seigle ou le blé, et dont on connaissait déjà les effets psychotropes au Moyen-âge, et certainement aussi depuis des temps bien plus reculés.
Dans une de ses publications sur les champignons hallucinogènes du Mexiquexi, R. Gordon Wasson estima que les ‘visions’ de William Blake n’étaient pas sans rapport avec celles provoquées par les champignons. Bien qu’il ne fût pas dans son intention d’affirmer positivement que William Blake connaissait les effets psychotropes des champignons, il ne put s’empêcher d’établir un lien avec le « récit poignant » que William Blake fit de ses ‘visions’ :
« Les prophètes décrivirent ce qu’ils ont vu en vision comme des hommes réels et existants, des hommes qu’ils ont vus avec leurs organes imaginatifs et immortels; les apôtres firent de même ; plus l’organe est clair, plus l’objet est distinct. Un Esprit et une Vision ne sont pas, comme le suppose la philosophie moderne, une vapeur trouble, ou un rien : ils sont organisés et minutieusement articulés au-delà de tout ce que peut produire la nature mortelle et périssable. Celui qui n’imagine pas selon des perspectives plus fortes et meilleures, et dans une lumière plus forte et meilleure que celle que son œil périssable peut voir, n’imagine pas du tout ».xii
Wasson commente ainsi ce texte de William Blake:
« Cela doit paraître énigmatique à celui qui ne partage pas la vision de Blake ou qui n’a pas pris le champignon. L’avantage du champignon est qu’il permet à beaucoup (sinon à tout le monde) d’accéder à cet état sans avoir à subir les mortifications de Blake et de S. Jean. Il vous permet de voir, plus clairement que ne peut le faire notre œil de mortel en perdition, des panoramas au-delà des horizons de cette vie, de voyager dans le temps, de pénétrer dans d’autres plans d’existence, et même (comme le disent les Indiens) de connaître Dieu. Il n’est pas étonnant que vos émotions soient profondément affectées et que vous sentiez qu’un lien indissoluble vous unit à ceux qui ont partagé avec vous l’agapé sacrée. »xiii
Puis Wasson élargit sa réflexion, et développe une théorie de l’extase et de la rencontre avec le Divin:
« Vous savez enfin ce qu’est l’ineffable, et ce que signifie l’extase. L’extase ! L’esprit remonte à l’origine de ce mot. Pour les Grecs, l’ekstasis signifiait la fuite de l’âme hors du corps. Pouvez-vous trouver un meilleur mot que celui-là pour décrire l’état d’extase ? Dans le langage courant, parmi les nombreuses personnes qui n’ont pas connu l’extase, l’idée d’extase semble amusante, récréative, et on me demande souvent pourquoi je ne prends pas de champignons tous les soirs. Mais l’extase n’est pas amusante. Votre âme même est saisie et secouée jusqu’à ce qu’elle tremble et frissonne. Après tout, qui choisira volontiers de ressentir une terreur à l’état pur, ou de flotter à travers cette porte là-bas qui mène dans la Présence Divine ? Le vulgaire ignorant abuse de ce mot, mais nous devons être conscient de son véritable sens, qui est terrifiant. … Lorsque l’homme émergea de son passé brutal, il y a des milliers d’années, il y eut un stade dans l’évolution de sa conscience où la découverte d’un champignon (ou était-ce une plante supérieure ?) aux propriétés miraculeuses fut une révélation pour lui, un véritable détonateur pour son âme, éveillant en lui des sentiments de crainte et de révérence, de douceur et d’amour, au plus haut degré dont l’humanité est capable, tous ces sentiments et ces vertus que l’homme a toujours considérés depuis comme l’attribut le plus noble de son espèce. Elle lui a fait voir ce que cet œil mortel en perdition ne peut voir. Comme les Grecs avaient raison d’entourer ce Mystère, cette absorption de la potion, de secret et de surveillance ! ».xiv
Dans un autre texte, R. Gordon Wasson rapporte que, selon les Indiens Nashua du Mexique, le champignon sacré « parle » (es habla). « Il parle de beaucoup de choses, de Dieu, du futur, de la vie et de la mort, et il peut aussi dire où se trouvent les choses qu’on a perdues. On voit toutes choses, et on voit aussi où Dieu est. »xv
Il est fort curieux que les métaphores de la « chair de Dieu » et de la « parole » puissent être ainsi attribuées aux champignons sacrés du Mexique.
Prenant un peu de recul, et cherchant à adopter un point de vue structurel, on peut voir se nouer une sorte de noeud serré entre le niveau moléculaire, immanent, objectif et en un sens « matériel », des indoles et des groupes aromatiques, le niveau organique et « existentiel » des lichens et des hyphes, des champignons et des plantes alacaloïdes, le niveau subjectif et « phénoménologique » s’exprimant dans la proto-conscience d’animaux et de primates et dans la conscience des humains, et enfin le niveau littéralement « surnaturel », essentiellement « spirituel », que ceux qui ne l’ont pas connu ne peuvent concevoir, et dont on ne peut rien dire de certain, sauf à s’en rapporter à des témoignages de toutes sortes, de toutes les époques et de tous les horizons culturels.
Mais leur lecture critique et synoptique incite à les faire converger, en somme, sur l’attestation de l’existence réelle et effective du Divin, dans toute sa puissance et son ineffabilité.
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iCf. les ouvrages de Michael Benton. Vertebrate Paleontology, (2000), Guillaume Lecointre et Hervé Le Guyader, La classification phylogénétique du vivant (2001), Colin Tudge, dans The Variety of Life, Oxford University Press (2000), pour une discussion technique sur ces classifications, résumée ici.
iiCf. Steven Mithen. The Prehistory of the Mind. A Search for the origins of art, religion and science. Thames and Udson, London, 1886. « The appearnce of Homo sapiens sapiens in the fossil record at 100.000 years ago. » (p.178)
iiiRoger Heim, du Muséum national d’histoire naturelle, écrit : « C’est à M. et Mme WASSON que revient le mérite d’avoir, les premiers parmi les Blancs, participé directement aux cérémonies indiennes, absorbé au moins deux des espèces de champignons sacrés — Psilocybe mexicana et caerulescens var. Mazatecorum —, éprouvé les étonnants symptômes que les auteurs espagnols des xvi e et xvii e siècles avaient signalés d’après les relations des indigènes, décrit en détail ces sensations. » in Roger Heim et R. Gordon Wasson. Les champignons hallucinogènes du Mexique. Archives du Muséum national d’histoire naturelle, Paris, 1958
ivR. Gordon Wasson. The Hallucinogenic Fungi of Mexico : An Inquiry into the Origins of the Religious Idea among Primitive Peoples. Botanical Museum Leaflets. Harvard University. Cambridge. 1961, p.142-144 . « Our own remote ancestors, perhaps 4,000 years ago, worshipped a divine mushroom. It seemed to us that this might explain the phenomenon of mycophilia vs. mycophobia, for which we found an abundance of supporting evidence in philology and folklore. (…) In the fall of 1952 we learned that the 16th century writers, describing the Indian cultures of Mexico, had recorded that certain mushrooms played a divinatory rôle in the religion of the natives (…) This Middle American cult of a divine mushroom, this cult of ‘God’s flesh’ as the Indians in pre-Columbian times called it, can be traced back to about B.C. 1500 (…)Thus we find a mushroom in the center of the cult with perhaps the oldest continuous history in the world. (…) I will give you the distinctive traits of this cult of a divine mushroom, which we have found a revelation, in the true meaning of that abused word, but which for the Indians is an every-day feature, albeit a Holy Mystery, of their lives ».
vMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968
viBernardino De Sahagún, Historia General de las Cosas de Nueva España . « Un champignon est appelé teo-nanácatl. Il pousse dans les endroits incultes, sous l’herbe. Le chapeau est rond, le pied est allongé. Par son âcreté, il fait mal, il fait mal à la gorge. Il enivre, donne des étourdissements, rend violent. Il soulage dans les fièvres et la goutte. Il ne faut en manger que deux ou trois. Il fait souffrir, cause de l’affliction, rend inquiet, incite à s’enfuir, effraye, pousse à se cacher. Celui qui en mange beaucoup voit beaucoup de choses. Il terrifie les gens, les fait rire. Il s’étrangle, se précipite d’endroits élevés, pleure, est épouvanté. Quand il le mange dans le miel, il dit : «Je mange des champignons, je me champignonise . » On dit du fanfaron, du vantard, du vaniteux : « Il se champignonise. »
viiDans l’Évangile de Luc : « Prenant du pain, il rendit grâces, le rompit et le leur donna en disant : ceci est mon corps livré pour vous; faites cela en mémoire de moi. » Il fit de même pour la coupe après le repas, disant : » Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ». » (Luc 22, 14-20) Dans l’Évangile de Matthieu : » Pendant qu’ils mangeaient, Jésus prit du pain; et, après avoir rendu grâces, il le rompit, et le donna aux disciples, en disant: Prenez, mangez, ceci est mon corps. Buvez en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’Alliance qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés. » (Matthieu 26, 26-27)
viiiR. Gordon Wasson. The Hallucinogenic Fungi of Mexico : An Inquiry into the Origins of the Religious Idea among Primitive Peoples. Botanical Museum Leaflets. Harvard University. Cambridge. 1961, p.146 .
ixR. Gordon Wasson. The Hallucinogenic Fungi of Mexico : An Inquiry into the Origins of the Religious Idea among Primitive Peoples. Botanical Museum Leaflets. Harvard University. Cambridge. 1961, p.147
xAlbert Hoffmann, The Chemistry of Natural Products, Aug. 18, 1960, Proceedings of the I.U.P.A.C. Symposium, Melbourne.
xiR. Gordon Wasson. The Hallucinogenic Fungi of Mexico : An Inquiry into the Origins of the Religious Idea among Primitive Peoples. Botanical Museum Leaflets. Harvard University. Cambridge. 1961, p.154
xiiThe Writings of William Blake ed. by Geoffrey Keynes, vol. III, p. 108
xiiiR. Gordon Wasson. The Hallucinogenic Fungi of Mexico : An Inquiry into the Origins of the Religious Idea among Primitive Peoples. Botanical Museum Leaflets. Harvard University. Cambridge. 1961, p.154
xivR. Gordon Wasson. The Hallucinogenic Fungi of Mexico : An Inquiry into the Origins of the Religious Idea among Primitive Peoples. Botanical Museum Leaflets. Harvard University. Cambridge. 1961, p.157
xv« The mushroom itself ‘is speech’, es habla, [Aurelio] would say, and it speaks of many things, of God, of the future, of life and death, and also it tells where to find things that are lost. One sees everything, one sees where God is also-.se ve todo; se ve donde está Dios tambien. » Valentina Pavlovna Wasson et R. Gordon Wasson. Mushrooms, Russia and History, Pantheon Books, New York, Vol. II, 1957,p.253
Les anciens Égyptiens honoraient les mystères d’Osiris, les Grecs vénéraient ceux de Delphes, d’Éleusis et de Samothrace. D’autres mystères ont été célébrés, ailleurs, à Sumer, en Transoxiane, dans le bassin de l’Indus, mais aussi, depuis des temps immémoriaux, lors de séances chamaniques, dans les toundras sibériennes, dans les forêts amazoniennes, dans les déserts nord-américains…
De par le monde, dans la suite des temps, des chamanes d’Asie centrale et du Nord, des sorciers africains, des prêtres védiques, des saints bouddhistes, des mystiques juifs, chrétiens ou soufis, et des «initiés» de toutes obédiences, ont vu, chacun selon sa voie et ses moyens, se déployer dans leur esprit des pans épars d’un voile vivant, découvrant ou révélant l’un des innombrables visages du Mystère.
Dans leur ferveur, pendant leur extase, ces prêtres, ces saints, ces mystes, ces élus, ces initiés, n’ont sans doute pas pu prendre toute la mesure de son essence, infinie, ineffable. Ce n’est en rien diminuer le mérite de leurs expériences que de dire qu’ils n’ont jamais eu, en somme, que de puissantes mais brèves illuminations de la conscience, élevant certes celle-ci fort haut en direction de l’Absolu, mais toujours à la condition d’un retour ultérieur à la réalité d’ici-bas. Ils ont dû, peut-être, convenir alors, dans leur for intime, qu’ils avaient en fait été confrontés, n’en pouvant mais, à un Infini réellement infini, un Infini vraiment vivant, un Infini se dépassant infiniment de lui-même, en lui-même, pour lui-même, toujours.
Aujourd’hui, les modernes, surtout « occidentaux », ne croient plus tellement au divin, ni à ses saints. Ils ont d’autres soucis, liés à une civilisation matérialiste, nominaliste, positiviste. Pour les alléger transitoirement, ce n’est pas qu’ils ne succombent pas d’ailleurs à l’attrait occasionnel ou addictif de l’herbe, du shit ou de la cocaïne. Mais ils ne pensent pas généralement avoir besoin de champignons chamaniques, ni de pratiques extatiques. Ils n’envisagent ni n’espèrent des visions divines, ou des révélations métaphysiques.
Mais si les modernes ne croient plus à l’extase, n’en auraient-ils pas en fait davantage besoin, plus que jamais ? Pour pallier leur manque de visions et leur absence de révélation, ne devraient-ils pas être tentés, au moins en théorie, d’en savoir plus sur ce que recouvrent des expériences plurimillénaires conduisant à des ravissements extatiques, ou encore ces transports chamaniques, parfois facilités par l’ingestion rituelle de traditionnelles substances psychotropes, lors de rigoureuses initiations. Ne devraient-ils pas chercher à en savoir plus, tenter de percevoir ce dont elles ont été, sont et seront capables, et surtout à quoi elles servent d’intermédiaires, — la révélation, ou même la présence, du Mystère?
Les bien-pensants, confits de certitudes, refusent a priori, instinctivement, la facilité (perçue) des extases « provoquées » et condamnent la « décadence spirituelle » qu’elles semblent dénoter et impliquer. Ils sont choqués que les barrières à l’entrée du grandiose Temple des mystères, l’accès à la source des commencements originaires et à la vision des fins dernières, puissent s’ouvrir si aisément lors de la « consommation » de telles ou telles plantes psychotropes.
Comment concevoir que des plantes naturelles, il est vrai « psychoactives », puissent initier quiconque, en quelques heures, apparemment sans mérite supposé, à ce dont toutes les religions, depuis l’aube des temps, ont tenté aussi d’approcher, précautionneusement, par leurs rites, leurs dogmes et leurs traditions ?
Quel inconcevable abaissement du « niveau » exigé pour entrer en présence de la divinité suprême ! Quelle subversive abolition des lois et des œuvres, que cet accès direct au plus haut des cieux !
Quel scandale, quelle folie, que ces (« soi-disant », disent-ils) visions de la lumière infinie et ces révélations des mystères cosmiques, dispensées de façon si gratuite, si imméritée, si aléatoire !
Comment se peut-il que de simples plantes, disposant certes de principes actifs (désormais dûment étudiés et même chimiquement reproductibles), de simples plantes répandues dans la nature, dans le monde entier, puissent si aisément faire naître dans les cerveaux l’indescriptible, l’ineffable, l’extase ?
Comment et pourquoi des plantes « naturelles » entretiennent-elles ce rapport de proximité, et même de causalité, avec l’obtention de ce que l’on pourrait appeler une profusion de « grâce naturelle » ?
C’est un fait que tout le monde « peut », sinon devenir chaman, du moins faire l’expérience de l’extase de type chamanique.
Il faut ici redire, avec Mircéa Eliade, que la ‘possession’ par les esprits, documentée scientifiquement par l’anthropologie, est un autre aspect du chamanisme, qui a son importance, mais qui ne semble pas en être le phénomène essentiel. La visée suprême du chaman est bien d’abandonner (provisoirement) son corps, puis de s’élever au « ciel », ou bien de descendre en « enfer », ces deux termes n’étant que de bien pauvres métaphores, aussi éloignées de la réalité vécue que le caniche qui aboie diffère de la constellation Canis Major (le « Grand Chien »).
On peut comprendre que le chaman qui entreprend son « voyage », lequel peut n’être pas sans danger, n’a aucun intérêt à se laisser ‘posséder’ par des esprits, des démons ou des âmes de morts. Il peut en recevoir une forme d’assistance, à la rigueur, mais il aspire plutôt à les maîtriser, ces esprits ou ces « daimon », à les dépasser complètement, à monter bien plus haut, toujours plus haut, pour atteindre quelque septième ou quelque neuvième ciel, et découvrir que ce ciel ultime, justement ne contient lui-même aucune limite, et s’ouvre encore.
Dans leurs transes, les chamans partent pour un voyage lointain – vers des cieux toujours plus ultimes, où ils disent,, à leur retour que « réside » un Dieu, le Dieu suprême. Peut-être faudrait appeler ce Dieu par des euphémismes, ou des attributs, comme le « Divin », le « Brillant », «le « Nom » (ha-Chem), ou seulement « Lui » (huwa), faute de meilleures expressions.
Pourquoi, d’ailleurs , une telle supra-entité « résiderait-elle » ici ou là? Car ce « Dieu », ce « Lui », n’est pas le Dieu d’un « lieu ». De plus, on peut arguer qu’il ne peut « résider », ou « demeurer », puisque toujours il « devient ».
Enfin, il n’est pas nommable. Il n’est ni « le Nom », ni « Lui », « Il » ou « Elle », ou « Cela ». Il n’est pas distinctement dicible, ni grammaticalement formulable, en quelque langue, « sacrée » ou non, que ce soit.
L’extase chamanique en elle-même, par laquelle on est amené à saisir une extrêmement petite part de cette réalité, essentiellement insaisissable par quelque grammaire que ce soit, n’est en soi ni agréable ni désagréable. Elle se situe sur un tout autre plan. La félicité ou la panique dans laquelle l’extase peut plonger « l’extatique » n’est qu’un à côté accessoire, secondaire, par rapport au fait même de l’extase, sa substance interne, par rapport à ce qu’elle révèle, et qui restera désormais marqué au fer rouge, pour toujours, au fond de la conscience, comme un absolu appel, une déchirure dissolvant toutes les apparences et les préconceptions.
Lorsqu’on est en état d’extase, l’âme semble fort loin du corps, elle se déplace rapidement et s’éloigne de ce monde-ci de plusieurs niveaux de réalité à la fois. Elle se sépare successivement de diverses épaisseurs de « cieux » : trois cieux (selon S. Pauli), sept (disent certains chamans) ou même neuf (dans certaines extases tibétaines et bouddhistes). Ces témoignages sont apparemment divergents, mais au fond convergent sur l’essentiel.
Qui contrôle le « vol » extatique ? Est-ce le « moi », avec sa conscience ? Est-ce le « Soi » et le « subconscient » ? Ou est-ce, de manière plus subtile, une combinaison de conscience alerte, de subconscience sapientiale, d’inconscience en veille souterraine, accompagnées de surcroit de la présence protectrice de quelques « puissances » psychiques, démoniques, angéliques?
Je ne saurais le dire, mais je penche pour la troisième hypothèse.
Ce qui est sûr, c’est qu’il ne fait certes pas nuit noire sous le soleil de ces cieux silencieux, si éblouissants.
On ne cesse, dans l’extase, de découvrir toujours davantage des réalités que l’on n’a jamais vues ou seulement imaginées. Malgré leur profond génie, Homère, Virgile, Dante ou Milton n’en ont rendu qu’une infime parcelle, une piètre part. Leurs mots sont presque vides de sens face à la plénitude du Sens. Mais au moins leurs mots, leurs images, sont présents, dans notre mémoire ou notre inconscient, et servent de phares et d’amers dans l’océan déchaîné de l’esprit, non pour dire ou exprimer ce qui est en soi indicible et ineffable, mais au moins pour permettre, pendant l’orage absolu, d’évoquer subliminalement comment le soi se rappelle être le « soi », avec son souvenir de ce qui fut vécu, l’expérience de ce qui se vit là et maintenant, et qui, désormais, fera aussi partie de tout ce qui se vivra, dans l’avenir.
La Vérité ultime contient cette incise que toute la vérité est toujours ouverte que ce qu’elle révèle.
Sa Voie est infinie, sa Vie vivifie toute vie, et elle se vivifie elle-même, comme un suc s’affine, un esprit se délie, une âme se délivre.
L’extase, l’émerveillement, la félicité, ce n’est jamais qu’un commencement, une renaissance, et tout reste à vivre, et cette vie en puissance n’aura pas de fin.
Tout cela, on le conçoit, est difficile à croire, et plus difficile encore à comprendre. Mais c’est un fait. Cela fait partie de la nature humaine, et tous, nous passerons par cette voie étroite, per angusta, innocents ou coupables, humbles ou orgueilleux, sages ou fous, et nous devrons vivre à nouveau, de cette vie nouvelle, qui n’a que peu de rapport avec la vie ici-bas, sauf peut-être, la vision, le désir, l’amour et le rêve.
Chacun des humains extatiques qui en ont fait l’expérience vit l’extase à sa manière, et jamais deux fois de la même façon. L’extase est l’essence même du chamanisme, comme elle l’est la lumière du yoga, l’illumination du bouddhisme, la révélation du mystique, l’incandescence du soufisme.
L’extase, le phénomène humain par excellence, ouvre et dévoile la voie, celle qui s’élève, elle révèle la voix, qui parle en vérité. Les Védiques l’appelaient वाच् (vāc), les Hébreux דְבַר (devar), les Grecs λόγος (logos). Mais ce ne sont là que des mots. La vraie voie, la vraie voix, les précèdent en silence.
The Rig Veda is the most ancient source from which to draw in an attempt to understand the state of the first conceptual representations of humanity by itself, more than four millennia ago. Religion and society, then, were in an infancy that did not exclude a profound wisdom, more original than what Greek and Roman antiquity were able to conceive later, and of which the Hebrew wisdom itself was a later heir.
The memory of the Veda, long unwritten and transmitted orally for thousands of years by pure thinkers and rigorous ascetics, bears witness to an intellectual and moral state of humanity in an age much earlier than the time of Abraham. When this prophet left Ur in Chaldea, around 1200 B.C., for his exile to the south, many centuries had already nourished the valleys of the Oxus and watered the Indus basin. Several millennia before him, time had sedimented layers of human memory, ever deeper. The Vedic priests celebrated the idea of a unique and universal deity long before the « monotheisms ». Melchisedec himself, the oldest prophetic figure in the Bible, is a newcomer, if we place him in the obscure sequence of times that preceded him.
This observation must be taken into account if we want to put an end to the drama of exceptions and the drifts of history, and understand what humanity as a whole carries within it, since the beginning.
Homo sapiens has always been possessed by multiple intuitions, immanent, of the Divine, and even, for some individuals of this species, by singular ‘transcendent’ visions that they have sometimes been able to share and transmit. We must try to grasp these intuitions and visions today, by questioning what remains of their memory, if we want to draw prospective lines towards the distant future that is looming in the dark shadow of the future.
The Hebrew Bible is a fairly recent document, and its price should not make us forget its relative youth. Its age goes back at most to a thousand years before our era. In contrast, the Veda is one or even two millennia older. This seniority, in fact rather short, should certainly not make us forget that it is itself based on much more remote memories, of which the Chauvet cave (~30 000 years) is only a simple marker, pointing out the mystery of the very origins of the Homo genus, as for the specific nature of its « consciousness ».
This is why it is important to consider what remains of the memory of the Veda, in order to try to draw more general lessons from it, and to try to understand the unity of the human adventure, in order to foresee its possible evolutions – so much so that the past is one of the forms in power of the future.
To illustrate this point, I would like to propose here a brief review of some of the symbols and paradigms of the Veda, to weigh and consider their potential universality.
Butter, oil and sacred anointings.
In those ancient times, melted butter (ghṛita) alone represented a kind of cosmic miracle. It embodied the cosmic alliance of the sun, nature and life: the sun, the source of all life in nature, makes the grass grow, which feeds the cow, which exudes its intimate juice, the milk, which becomes butter by the action of man (the churning), and finally comes to flow freely as sôma on the altar of the sacrifice to mingle with the sacred fire, and nourish the flame, engender light, and spread the odor capable of rising to the heavens, concluding the cycle. A simple and profound ceremony, originating in the mists of time, and already possessing the vision of the universal cohesion between the divine, the cosmos and the human.
« From the ocean, the wave of honey arose, with the sôma, it took on the form of ambrosia. This is the secret name of the Butter, language of the Gods, navel of the immortal. (…) Arranged in three parts, the Gods discovered in the cow the Butter that the Paṇi had hidden. Indra begat one of these parts, the Sun the second, the third was extracted from the sage, and prepared by rite. (…) They spring from the ocean of the Spirit, these flows of Butter a hundred times enclosed, invisible to the enemy. I consider them, the golden rod is in their midst (…) They leap before Agni, beautiful and smiling like young women at the rendezvous; the flows of Butter caress the flaming logs, the Fire welcomes them, satisfied. « i
If one finds in Butter connotations too domestic to be able to bear the presence of the sacred, let it be thought that the Priests, the Prophets and the Kings of Israel, for example, were not afraid to be anointed with a sacred oil, Shemen Hamish’hah, a « chrism », a maximum concentration of meaning, where the product of the Cosmos, the work of men, and the life-giving power of the God magically converge.
Hair and divine links
Hair is one of the oldest metaphors that the human brain has ever conceived. It is also a metonymy. The hair is on the head, on top of the man, above his very thoughts, links also with the divine sphere (this is why the Jews cover themselves with the yarmulke). But the hair also covers the lower abdomen, and announces the deep transformation of the body, for life, love and generation. Finally, the fertile earth itself is covered with a kind of hair when the harvest is coming. Here again, the ancient genius combines in a single image, the Divine, Man and Nature.
A hymn in the Veda combines these images in a single formula:
« Make the grass grow on these three surfaces, O Indra, the Father’s head, and the field there, and my belly! This Field over here, which is ours, and my body here, and the Father’s head, make it all hairy! »ii
But the hair has other connotations as well, which go further than mere metonymic circulation. The hair in the Veda also serves as an image to describe the action of God himself. It is one of the metaphors that allow to qualify him indirectly, as, much later, other monotheistic religions will do, choosing his power, his mercy, or his clemency.
« The Hairy One carries the Fire, the Hairy One carries the Soma, the Hairy One carries the worlds. The Hairy One carries all that is seen from heaven. The Hairy One is called Light. »iii
The Word, divinized.
More than five thousand years ago, the Word was already considered by the Veda as having a life of « her » own, of divine essence. The Word is a « Person, » says the Veda. The Word (vāc) is the very essence of the Veda.
« More than one who sees has not seen the Word. More than one who hears has not heard it. To this one She has opened Her body as to her husband a loving wife in rich attire. « iv
Is this not a foreshadowing, two thousand years earlier, of the Psalms of David which personify Wisdom as a figure, divine and « feminine », associated as a goddess with the unique God?
Thought, image of freedom
In the Veda, Thought (manas) is one of the most powerful metaphors that man has ever conceived for the essence of the Divine. Many other religions, millennia later, also celebrated the divine « Thought » and sought to define certain attributes of « her ». But, in the Veda, this original intuition, developed in all its emergent force, confirms Man in the idea that his own thought, his own faculty of thinking, has always been and remains in power the source of a radical astonishment, and the intimate certainty of a primary freedom.
« She in whom prayers, melodies and formulas rest, like the grapes at the hub of the chariot, she in whom all the reflection of creatures is woven, the Thought: may what She conceives be propitious to me! »v
The Infinite, so old and always young…
The idea of an « infinite », « hidden » God, on whom everything rests, was conceived by Man long before Abraham or Moses. The Veda attests that this idea was already celebrated millennia before these famous figures.
« Manifest, he is hidden. Ancient is his name. Vast is his concept. All this universe is based on him. On him rests all that moves and breathes (…) The Infinite is extended in many directions, the Infinite and the finite have common borders. The Guardian of the Vault of Heaven travels through them, separating them, he who knows what is past and what is to come. (…) Desireless, wise, immortal, self-born, satiated with vital sap, suffering no lack – he does not fear death who has recognized the wise Ātman, unaged, ever young. « vi
The Love of the Creator for the Created
The Bible, with the famous Shir ha-Chirim, the Song of Songs, has accustomed us to the idea that the celebration of love, with human words and crude images, could also be a metaphor for the love between the soul and God. This very idea is already found in the Veda, to describe the cry of love between the God and his creature, the human soul:
« As the creeper holds the tree embraced through and through, so embrace me, be my lover, and do not depart from me! As the eagle, in order to soar, strikes at the ground with its two wings, so I strike at your soul, be my lover and do not depart from me! As the sun one day surrounds the sky and the earth, so I surround your soul. Be my lover and do not depart from me! Desire my body, my feet, desire my thighs; let your eyes, your hair, lover, be consumed with passion for me! »vii
From this brief return to Vedic memory, and from these few allusions to much more ancient and immanent memories (going back to the origin of the Sapiens species), I conclude that a comparative anthropology of the culture of the depths and that a paleontology of the intuitions of the sacred is not only possible, but indispensable. They are necessary first of all to relativize at last the excessive claims of such or such late religious or philosophical traditions, unduly arrogating themselves specious privileges. Above all, they confirm the necessity and the fruitfulness of a research on the very essence of the human conscience, outside the current framework of thought, materialist, positivist, nominalist, and of which the crushed, wounded modernity suffers so much from the absence of recognition.
Les relations symbiotiques entre les espèces forment la substance même de la vie et en assurent la continuation dans ce monde, ou plutôt en facilitent l’adaptation et la transformation, tant sont multiples leurs types systémiquesi, tant sont diverses les fonctions qu’elles remplissent, et tant sont innovantes et adaptatives les solutions qu’elles produisent. Elles ont joué et jouent un rôle essentiel dans la coévolution des espèces. Ainsi, pour prendre l’exemple de l’endosymbiose, les végétaux et les eucaryotes n’ont acquis, respectivement, leurs chloroplastes et leurs mitochondries, que par des associations symbiotiques avec des bactéries. De même, le noyau de la cellule et ses organites viennent de bactéries symbiotiques.
Il y a une trentaine d’année, Terence McKenna a publié une thèse originale sur les communications symbiotiques entre plusieurs espèces animales, végétales et fongiques, par le truchement d’alcaloïdesii . Les alcaloïdes de certaines plantesiii, qui faisaient déjà partie du régime alimentaire des proto-humains, et qui continuent d’être consommées par les humains, pourraient bien avoir été, selon McKenna, des facteurs décisifs catalysant chimiquement l’émergence et les progrès de la conscience proprement humaine. Les puissants effets de ces alcaloïdes ont contribué au développement de l’imagination, facilité l’apparition du langage et incité à la constitution de pratiques proto-religieuses.
Lorsque Homo sapiensa émergé du long passé de ses lointains ancêtres, aux vies si courtes, si brutes et si brutales, il y a de cela une centaine de milliers d’années, l’évolution de sa conscience a sans doute dû beaucoup à sa (re)découverte des plantes dites « hallucinogènes », de leurs propriétés subversives, dérangeantes, transformatrices. Cela fut, on le conjecture, une véritable « révélation » , un puissant détonateur pour son esprit, éveillant en lui des sentiments de crainte et de respect, d’émerveillement et d’étonnement, au plus haut degré.
En généralisant cette idée, et en la poussant à ses limites, on pourrait faire l’hypothèse que ce qu’on appelle la « conscience », dans le contexte humain, est en fait un phénomène extrêmement général, universellement répandu. S’ouvrent alors des perspectives révolutionnaires quant à l’existence de multiples « nappes de consciences », de niveaux très différents, plus ou moins immanentes, et s’intriquant les unes avec les autres dans une méta-symbiose.
L’un des alcaloïdes de ces plantes ou de ces fungi, la psilocybine, se révèle être un puissant stimulant du système nerveux central de Homo sapiens, comme il l’a d’ailleurs été, depuis des millions d’années ,pour les hominidés et les homininés qui l’ont précédé.
De petites quantités de psilocybine, même prises par inadvertance, sont fortement psycho-actives, et entraînent par exemple une augmentation notable de la discrimination visuelle des mouvements et des formes. Comme l’acuité visuelle est très importante chez les chasseurs-cueilleurs, cela n’a pu manquer d’avoir un impact sur le succès de la chasse et de la cueillette des individus qui profitaient de cet avantage, contribuant à en rendre la consommation courante, et généralisée. Or, fait important, des doses juste un peu plus élevées de psilocybine se traduisent alors par la possibilité d’entrer en « transe », et, le cas échéant, de connaître de véritables « extases ». Ces pratiques qui sont sans doute apparues très tôt dans l’histoire longue des hominidés, des homininés et des diverses espèces du genre Homo, représentent une forme de symbiose, que l’on pourrait qualifier de « métaphysique », entre les propriétés chimiques des alcaloïdes de type indole et les capacités neurochimiques du cerveau de nombreuses espèces animales, affectant la plasticité neuronale et la neurogenèse .
La puissance et l’étrangeté des expériences mentales associées à la consommation par Homo sapiens de plantes riches en alcaloïdes est aujourd’hui bien documentée. Elles forment une vaste gamme, allant des hallucinations de diverses natures à des visions surnaturelles, des sorties extracorporelles et des errances en esprit jusqu’à des formes extrêmes de ravissements extatiques. Elles ont sans doute été de nature à favoriser, lorsqu’elles furent répétées générations après générations, pendant des centaines de milliers d’années, la multiplication des pratiques « proto-chamaniques », l’émergence de traditions rituelles, cultuelles, et de préoccupations « proto-religieuses ».
Celles-ci ont été progressivement constituées en croyances établies, transmissibles, collectivement formalisées et partagées en tant que « visions du monde », communes à des groupes tribaux, de plus en plus larges, ou des ensembles de peuples aux traditions analogues, de par le vaste monde.
Ces très anciennes traditions sont sans doute, en essence, assez analogues aux croyances et aux pratiques chamaniques actuelles, observées par les anthropologues contemporains dans nombre de peuples premiers.
C’est un fait établi que « l’intoxication » à la psilocybine produit un ravissement de la « conscience », dont l’ampleur, la hauteur et la profondeur sont absolument ineffables (donc difficilement compréhensibles pour qui n’en a pas fait l’expérience personnelle). En revanche, ceux qui, aujourd’hui encore, en ont pu faire l’expérience, peuvent mesurer la force de l’impact que des expériences comparables ont pu avoir sur l’esprit de nos lointains ancêtres, ces hominoïdes mangeurs de champignons.
Parmi les effets ressentis, selon nombre de témoignages de première main, on dénote l’accès à « l’Autre », transcendant, la connaissance de mondes surnaturels, et la vision de « cieux » surhumains.
Si, de nos jours, des religions monothéistes établies peuvent en toute impunité parler, de leur propre point de vue, de « visions », d’« apparitions », de phénomènes « surnaturels », de « miracles » divers, de manifestation d’« esprits divins », et de « révélations » quant à la nature même de ce monde et de celle de « l’au-delà », comment ne pas concevoir que des phénomènes analogues aient aussi pu bouleverser les cerveaux de nos lointains ancêtres (vierges de tout a priori culturel) ?
Le choc direct de ces expériences, de ces états modifiés de conscience, leur a sans doute était particulièrement violent, si l’on conçoit combien brutale a pu leur être la révélation de cette ‘surnature’, sans aucuns des nombreux filtres culturels, des moyens de mise à distance intellectuelle et d’analyse critique développés par les modernes.
La psilocybine (à l’instar d’une multitude d’autres produits psychoactifs naturels) peut donc être considérée comme ayant été, depuis l’aube des temps, un catalyseur de chocs profonds sur les cerveaux des hominoïdes, et, beaucoup plus tard, mais plus effectivement encore, comme un catalyseur du développement du langage et de la religion chez Homo sapiens.
On peut supputer que les hallucinogènes indoliquesiv ont joué un rôle décisif dans de la conscience humaine, comme ils l’ont sans doute aussi fait pour différentes sortes de consciences proto-humaines, et diverses sortes de « proto-consciences » non-humaines. Ces alcaloïdes indoliques sont à la fois physiologiquement actifs et psychoactifs. Ils peuvent interagir avec de nombreux systèmes de l’organisme. Certains indoles, comme la sérotonine, sont d’ailleurs endogènes au corps humain. De nombreux autres sont exogènes, présents dans la nature et dans les plantes qui peuvent faire partie de la diète alimentaire. Certains se comportent comme des hormones et régulent la croissance ou le taux de maturation sexuelle. D’autres influencent l’humeur et l’état de vigilance.
Dans toutes les familles de plantes supérieures, par exemple dans les légumineuses, on trouve des hallucinogènes de type tryptamine, notamment le DMT, la psilocine et la psilocybine. La psilocine et la psilocybine sont présentes dans les champignons. Le DMT est également présent de manière endogène dans le cerveau humain, mais en faible quantité. Pour cette raison, le DMT ne devrait peut-être pas être considéré a priori comme une drogue. L’intoxication au DMT reste la plus profonde et la plus spectaculaire, et elle est remarquable par sa brièveté, son intensité et sa non-toxicité.
Les bêta-carbolines, comme l’harmine et l’harmaline, peuvent être hallucinogènes à des niveaux proches de la toxicité. Elles sont importantes pour le chamanisme extatique et visionnaire car elles peuvent inhiber les systèmes enzymatiques du corps qui, autrement, abrègent les effets des hallucinogènes de type DMT. Les bêta-carbolines peuvent donc être utilisées en conjonction avec le DMT pour prolonger et intensifier les hallucinations visuelles. Cette combinaison est la base de la décoction hallucinogène ayahuasca ou yage, en usage en Amérique du Sud amazonienne.
Les substances de la famille de l’ibogaïne sont présentes dans deux genres d’arbres africains et sud-américains apparentés, Tabernanthe et Tabernaemontana. Le Tabernantheiboga est un petit arbuste à fleurs jaunes qui a une longue histoire d’utilisation comme hallucinogène en Afrique tropicale. Ses composés actifs ont une relation structurelle avec les bêta-carbolines. L’ibogaïne est aussi connue comme un puissant aphrodisiaque.
Enfin il faut citer les composés apparentés à l’ergot de seigle (lequel correspond à l’ivraie, mêlée aux récoltes de céréales, dans nos régions), qui ont des propriétés hallucinogènes comparables à celles du LSD.
Les alcaloïdes agissent le plus intensément dans les tissus qui sont les plus actifs dans le métabolisme général du corps humain.
D’ailleurs, dans les plantes où ils sont naturellement présents, ces alcaloïdes, y compris tous les hallucinogènes que l’on vient de citer, ne se comportent pas comme des produits « inertes », mais ils y jouent en permanence un rôle dynamique, fluctuant à la fois dans leur concentration et dans leur taux de décomposition métabolique. Ces alcaloïdes continuellement actifs dans la chimie du métabolisme, végétal ou fongique, sont essentiels à la vie et à la survie des plantes qui les produisent, mais ils y agissent d’une manière que nous ne comprenons pas encore.
Cependant, on peut peut-être la pressentir, car d’une certaine manière, ils continuent cette puissante activité symbiotique et métabolique dans le corps des humains qui les ingèrent.
Terence McKenna a émis l’hypothèse que certains de ces composés actifs se comportent comme des « exophéromones ». Ce néologisme définit des phéromones qui ne se limiteraient pas à transmettre des messages chimiques ou hormonaux entre individus d’une même espèce, mais qui pourraient franchir les frontières des espèces. Les exophéromones produits par les individus d’une espèce seraient ainsi capables d’affecter ou d’influencer les membres d’une autre espèce. Dans cette hypothèse, certains exophéromones agiraient d’une manière subtile, mais durable, et permettraient, à partir d’un petit groupe d’individus d’une espèce donnée, d’affecter plusieurs autres espèces différentes ou même un biome entier.
On pourrait généraliser cette idée d’une communication entre espèces, en considérant que la nature tout entière forme un ensemble organique, planétaire, qui régit et contrôle son propre développement par la diffusion de messages chimiques. La conception darwinienne de la nature implique un ordre impitoyable et aveugle qui favorise la « survie des plus forts », ceux qui sont capables d’assurer leur propre existence aux dépens de leurs concurrents, c’est-à-dire « le reste » de la nature. Pourtant, la plupart des biologistes évolutionnistes considèrent depuis longtemps que cette vision darwinienne classique de la nature est incomplète. Il est désormais généralement admis que la nature, loin d’être une guerre sans fin entre les espèces, encourage comme on l’a dit toutes sortes de symbioses, où toutes ont quelque chose à gagner dans des coopérations implicites, immanentes, ou explicites et délibérées.
D’une manière générale, la nature semble maximiser la coopération mutuelle, la complémentarité et la coordination des genres, des espèces et même des règnes (végétal, fongique, animal)… La meilleure stratégie qui puisse garantir, sur le très long terme, la reproduction et la survie d’une espèce particulière, c’est d’avoir su se rendre indispensable aux organismes des autres espèces avec lesquels elle partage le même environnement.
Si l’hypothèse que les alcaloïdes, et en particulier ceux qui ont des effets psychotropes, fonctionnent comme des messagers chimiques entre les espèces et même entre les règnes (végétal, fongique et animal), est bien avérée, alors on peut en déduire que la dynamique et la nature des relations entre espèces en seront essentiellement et durablement affectées.
En ingérant des plantes aux vertus psychotropes, d’abord involontairement ou instinctivement, et ensuite par accoutumance et plus ou moins consciemment, certaines espèces animales, qui y sont particulièrement sensibles, se trouvent d’emblée confrontées à des stimulations sensorielles, des perceptions radicales, induisant des réactions physiologiques puissantes.
On conçoit que ces sensations sans précédent et les comportements non programmés qu’elles induisent, de par leur surprenante différence, leur départ d’avec la norme, et de par leur force impactante, éclatante, peuvent alors propulser les espèces qui en font l’expérience, après de nombreuses générations, vers des états de « conscience » de plus en plus élevés.
On peut faire l’hypothèse que, dans le cas des primates, puis des hominidés et des homininés, les relations symbiotiques ainsi durablement établies avec des plantes psychotropes équivalent à un transfert continuel et significatif d’informations biochimiques, y compris au niveau génétique, et d’expériences en quelque sorte « acquises », d’une espèce à l’autre, et en l’occurrence, du règne (fongique ou végétal) au règne animal.
Dans le cas des « extases » chamaniques, ces relations inter-spécifiques peuvent projeter les chamans dans une conscience claire des sensations, des émotions et des « esprits » d’animaux (rennes, ours, baleines, renards, aigles…), mais aussi de plantes, de champignons (l’esprit de l’amanite tue-mouches par exemple…), ou encore d’entités pour nous inanimées…
Pour qui a consulté les nombreux rapports des anthropologues des chamanismes, il est avéré que les chamans les plus authentiques, font, à l’instar des mystiques ou visionnaires védiques, tibétains, bouddhistes, ou « occidentaux », des rencontres avec des formes ineffables de « transcendance », n’excluant pas la possibilité de rencontrer « l’Autre » absolu.
La conscience dans la transe chamanique, tout comme la conscience extatique, transportée par l’effet des alcaloïdes, portent en elles un certain savoir, celui que l’Autre transcendant fait partie du Tout, qu’il peut y être perçu en tant qu’être puissant, vivant et intelligent, tout comme la nature elle-même est aussi puissante, vivante et « intelligente » à sa façon. Cet Autre transcendant, cet Esprit suprême, ou ce Dieu créateur, se donnent à voir ou à pressentir dans la Nature, laquelle offre ses masques rassurants, l’espace, le temps et les relations de causalité ordinaires. Mais cet Autre, cet Être, ce Dieu, ne se limite certes pas à la Nature, ni à la Surnature, d’ailleurs.
D’un autre point de vue, c’est un fait d’expérience que l’extase chamanique ou alcaloïde porte en elle la conscience aiguë de l’union de tous les sens, et de leur fusion potentielle avec toute la mémoire du passé et même toute l’anticipation de l’avenir. Elle est le creuset du Mystère de l’Être, tel qu’il est donné à tout être humain de pouvoir le percevoir, en puissance.
Le principal effet synergique de la psilocybine et des autres psychotropes naturels semble finalement se situer essentiellement dans l’élévation de la conscience, et en conséquence, pour Homo sapiens, dans la nécessité du langage en tant qu’il est requis pour rendre compte de ce qui est théoriquement ineffable…
L’imagination est irrémédiablement excitée, la conscience réalise son besoin de nouvelles formes d’expression parce que ce qu’elle a vécu en son for intérieur échappe à tout schéma pré-établi. Elle se voit sommée de transformer l’usage du langage pour lui ouvrir bien d’autres perspectives, d’autres vues qui restent entièrement en dehors du visible, du sensible, du tangible.
Les psychotropes produisent soudainement des « pics » extrêmes de la conscience, désormais inoubliables, et dont l’ineffabilité même ne cesse de peser sur la manière dont le langage peut être, malgré tout, utilisé pour pallier le stress de l’indicible, et de l’incommunicable.
Cela est encore vrai à notre époque. Mais on conçoit que cela l’a été tout particulièrement chez les premiers humains, qui n’avaient pas encore la maîtrise du langage, et qui durent en concevoir les possibilités ab initio, certainement pour tenter de combler en eux le vide de leur nuit symbolique, que l’expérience de l’absolu mettait en pleine lumière.
Par l’impact de la transe et de l’extase, la conscience d’Homo sapiens, au moins chez quelques-uns de ses premiers explorateurs, est amenée à prendre conscience d’elle-même, puis à devenir pour elle-même, de façon permanente, irréductible, une « conscience de la conscience ». A partir de là, elle développe sa puissance rétroactive, sa capacité à réfléchir en elle-même, sur elle-même, par elle-même.
La conscience ayant subi une seule fois le choc de l’extase, est sommée de produire une réponse. Verbale, neuronale, comportementale, intellectuelle, spirituelle.
C’est une réponse en quelque sorte « immunitaire » qui est attendue. On sait que la clé du fonctionnement du système immunitaire est la capacité à reconnaître l’autre.
De façon étrangement analogue, le système immunitaire et la conscience « apprennent », « reconnaissent » et « se souviennent » de tout ce qui a priori est tout « autre » que ce qui leur semble être le « même », ce qui est représenté par la mémoire acquise.
Il n’y a sans doute pas de limite supérieure à la quantité et même à la qualité de « conscience » qu’une espèce comme Homo sapiens peut acquérir dans son appréhension propre de la réalité, puisque la découverte de quelque altérité que ce soit lui ouvre toujours à nouveau et toujours davantage des champs inouïs de recherche et d’apprentissage, des perspectives infiniment ouvertes…
La conscience de Homo sapiens est comme essentiellement ouverte a priori, elle incarne une attitude d’ouverture essentielle envers toute expérience nouvelle, immédiate, en s’en emparant et en la transformant, en la métamorphosant, a posteriori, par la réflexion, la mise à distance, l’évaluation, la critique, le dépassement et in fine la création de nouvelles voies encore, encore inouïes.
Plus les stimuli sensoriels ou psychiques sont puissants, plus l’obscurité sous-jacente, l’abîme environnant, alors révélés à la conscience lui paraissent profonds, larges, immenses, immarcescibles…
Aldous Huxley, en analysant ses propres expériences avec la mescaline, a écrit que nous devrions considérer la fonction du cerveau, du système nerveux et des organes des sens comme étant surtout à fonction « éliminatoire » plutôt que « productive ». La fonction du cerveau et du système nerveux est de nous protéger contre le risque d’être submergés et rendus confus par des masses de connaissances en grande partie inutiles et non pertinentes, en éliminant la plupart des perceptions et des souvenirs, inutiles à tel moment donné, et ne laissant émerger à la conscience que ce qui est susceptible d’être utile pratiquement, à court ou moyen terme.
Pourtant chacun d’entre nous est aussi en puissance un Esprit, non pas fait seulement pour « éliminer », mais pour s’élargir en théorie aux dimensions de l’Univers. Dans la mesure où nous sommes aussi des « vivants », notre affaire principale est aussi de vivre, et quoi qu’il arrive, de tenter de survivre à tout prix. Pour que la survie biologique soit possible, les possibilités intrinsèques de l’Esprit en puissance de s’« élargir » doivent être d’abord canalisées à travers les filtres réducteurs (des sens) et les fonctions d’interprétation et de synthèse du cerveau et du système nerveux. Ce qui sort de ce filtrage et de ces synthèses peut nous sembler n’être plus alors qu’un mince filet de conscience « réduite », mais au moins il nous aide à rester en vie dans notre environnement immédiat, sur cette planète.
Pour formuler et exprimer le contenu de cette conscience réduite, l’homme a inventé et élaboré sans fin des systèmes de symboles, parlé des langues, développé des philosophies et des visions du monde implicites ou explicites.
Chaque individu est, de ce fait, à la fois le bénéficiaire et la victime de la tradition linguistique, culturelle, dans laquelle il est né. Ce que, dans le langage de la religion, on appelle « ce monde ici-bas », n’est que l’univers de la conscience réduite, exprimée et, pour ainsi dire, pétrifiée par le langage. Les différents « autres mondes » avec lesquels l’être humain peut entrer en contact, par sérendipité, ou synchronicité, sont autant d’éléments de la conscience se voulant « totale », la conscience appartenant à l’Esprit qui se veut toujours plus « élargi » …
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iOn en relève cinq types généraux : le commensalisme, le mutualisme, la compétition, le parasitisme et la prédation.
iiTerence McKenna. The Food of the Gods. The Search for the Original Tree of Knowledge. A Radical History of Plants, Drugs and Human Evolution, Bantam New Age Books, 1992
iiiEn particulier les composés alcaloïde hallucinogènes tels que la psilocybine, la diméthyltryptamine (DMT) et l’harmaline,
ivLa caractéristique principale de ces hallucinogènes est structurelle : tous possèdent un groupe pyrrole à cinq côtés associé au cycle benzénique . Ces anneaux moléculaires rendent les indoles très réactifs chimiquement et sont donc des molécules idéales pour l’activité métabolique dans le monde de la vie organique.
« Tagurnaaq, femme de Palluq, une Iglulik qui a raconté les mythes de son peuple à Knud Rasmussen » (Intellectual Culture of the Iglulik Eskimos, Report of the Fifth Expedition, Vol. VII, No. 1, 1929)
Tel un prophète hébreu, un Moïse, un Élie, un Isaïe, ou tel un mystique chrétien comme Jean de la Croix, un soufi comme Husayn ibn Mansûr Hallâj, le chaman Yukaghir est en capacité d’interpeller directement le Créateur (Ayi’), qu’il nomme aussi « Grand-Père Créateur » (Ayi’ xai’ciek) ou encore « Créateur de la Lumière » (n-awa’ye ayi’), « Seigneur (kiyi’je) de la Terre », « Seigneur des herbes et des feuilles (ule’gen cān kiyi’je) » et « Seigneur de l’Océan ».
Afin d’exorciser un homme possédé, ou malade, souffrant de l’influence d’Esprits nocifs ou d’Invisibles malfaisants, et afin de prier en faveur de sa guérison, un chaman Yukaghir pourra adresser une invocation directe au Créateur Ayi’ et la conclure ainsi :
« Grand-Père Créateur de la Lumière, mon incantation vient à sa fin, rejette avec ta lumière le souffle de cet Invisible, elkuri’lioje-ru’kun, [l’Esprit du mal] ! Grand-Père Créateur, retire son souffle à cet Invisible, et prolonge la respiration de cet homme. »i
Chez les Yukaghir comme chez les Tchouktches, le chamanisme n’est pas à proprement parler seulement une affaire de chamans spécialisés, mais peut être pratiqué dans le cadre de simples cérémonies familiales, par n’importe quel membre de la famille. A l’époque où Waldemar Bogoras les a observés et étudiés, à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, près d’un tiers des Tchouktches prétendaient avoir des pouvoirs chamaniques et possédaient leur propre tambour. Pendant une même cérémonie, en plein jour et à la vue de tous, plusieurs personnes pouvaient tenter d’établir un lien avec les esprits. Ces praticiens d’un chamanisme de circonstance se distinguaient en somme fort peu des « vrais chamans » qui opéraient, quant à eux, la nuit, dans des conditions spéciales, celles de la tente « sombre »ii.
On les appelait « ceux qui sont avec l’esprit », eñe’ñilit, mot formé à partir de e’ñeñ qui signifie « l’esprit chamanique ».iii
Le mot e’ñeñ a une gamme d’acceptions large. Il peut désigner les esprits associés à divers animaux (oiseaux, loups, rennes, morses, baleines, etc.). Mais le Dieu des Chrétiens était aussi appelé E’ñeñ par ceux des Tchouktches qui étaient alors convertis au christianisme, – de même que les crucifix, les icônes et images de saints, etc. Ce terme était aussi employé pour désigner des entités qui nous paraissent inanimées, comme des icebergs, ou des outils domestiques (pots, marteaux, aiguilles). Le mot e’ñeñ pouvait être utilisé pour désigner toutes sortes de drogues et de produits thérapeutiques, y compris les pilules ou les médicaments du monde civilisé. Plus curieux, peut-être, les pots de chambre et leur contenu, l’urine et les excréments, étaient considérés comme des « esprits chamaniques ». Waldemar Bogoras rapporte le cas d’un vieil homme qui vit un renard en train de déféquer dans la toundra. Le renard s’enfuit et l’homme considéra ces excréments comme étant son propre « esprit ». Il rapporte aussi le cas d’un autre vieil homme qui chamanisait en appelant son pénis un « esprit ».iv
Les Tchouktches disent que pendant l’extase, le chaman « sombre » ou « coule ». « Après des chants très violents et des coups de tambour, il tombe dans une sorte de transe, pendant laquelle son corps est allongé sur le sol, inconscient, tandis que son âme visite les « esprits » dans leur propre monde et leur demande conseil. Le folklore tchouktche est rempli d’épisodes faisant référence à de telles transes chamaniques ; mais dans la vie réelle, elles se produisent très rarement, surtout à l’époque moderne, où les chamans sont beaucoup moins habiles qu’autrefois. Même le mot an-ña’arkin (« sombrer, couler »), dans l’explication des chamans modernes, fait simplement référence à l’immersion de l’officiant dans les profondeurs de l’extase chamanique, sans pour autant avoir une signification littérale. Dans les contes populaires, les chamans s’enfoncent dans les autres mondes, principalement dans le but de retrouver l’une des âmes disparues d’un patient qui réclame leur pouvoir pour son traitement. Dans les cas importants, même à l’heure actuelle, les chamans, lorsqu’ils traitent un patient aisé, prétendent au moins avoir sombré dans l’inconscience requise. À une ou deux reprises, j’ai eu l’occasion d’assister à un tel état, mais l’ensemble de la performance était d’un genre plutôt médiocre.»v
Mircéa Eliade a repris les observations de Bogoras et en a tiré des conclusions fort critiques:
« On a l’impression que la technique extatique est en décadence, les séances chamaniques se réduisant la plupart du temps à l’évocation des esprits et à des prouesses fakiriques. (…) Si les séances sont riches en phénomènes parapsychologiques, la transe proprement chamanique est devenue de plus en plus rare. Parfois, le chaman tombe à terre inconscient et son âme est censée quitter le corps pour aller demander conseil aux esprits. Mais cette extase n’a lieu que si le patient est assez riche pour bien la rémunérer. Et même en ce cas, d’après les observations de Bogoras, il s’agit d’une simulation : interrompant brusquement ses tambourinements, le chaman reste à terre, immobile. Sa femme lui couvre la figure avec une étoffe, rallume et se met à tambouriner. Au bout d’un quart d’heure, le chaman se réveille et donne des « conseils » au malade. La véritable quête de l’âme du malade se réalisait jadis dans la transe ; aujourd’hui elle est remplacée par la pseudo-transe ou par le sommeil, car les Tchouktches voient dans les rêves une prise de contact avec les esprits. (…) A ces quelques exemples , on mesure la décadence actuelle du chamanisme tchouktche.»vi
Ce jugement impitoyable sur la « décadence » du chamanisme est-il justifié ?
D’un côté, certes, il y a toujours eu des cas patents de fraude, dûment observés par les anthropologues qui ont pu assister à quelques séances de ‘guérison’, impliquant par exemple des opérations chirurgicales manifestement truquées (avec plaies ouvertes, effusion de sang, manipulation d’organes internes, et cicatrisation immédiate).vii Il est possible que des chamans, plus ou moins dénués de pouvoirs réels, ont cherché à faire illusion face aux demandes continues de prise en charge spirituelle et thérapeutique qui leur étaient faites au sein de leurs tribus.
Mais d’un autre côté, il faut considérer tout le poids symbolique d’une immense collection de traditions chamaniques, plurimillénaires, s’étendant par toute la terre, dans les cultures les plus diverses, et convergeant toutes vers la réaffirmation de contacts possibles, effectifs, avec un monde spirituel, et l’assurance d’une communication avec l’au-delà.
Il est fort possible que les traditions chamaniques les plus anciennes et les plus respectables se soient progressivement perdues, du fait de l’acculturation et du contact entre les peuples premiers et les peuples dits « civilisés », – contacts déjà fort avancés à la fin du 19e siècle. Les chamans les plus lucides étaient eux-mêmes déjà parfaitement conscients de ce phénomène, mais les meilleurs d’entre eux savaient aussi que l’ancienne tradition continuait de vivre en eux.
Knud Rasmussen, dans son analyse des séances de chamanisme des Iglulik et des Aivilingmiut auxquelles il assista au début du siècle dernier, résume la tension entre la décadence du chamanisme, alors déjà apparente, et sa glorieuse tradition passée, de la façon suivante :
« Tant que les chamans racontent ce qui s’est passé dans le passé, leur imagination est naturellement portée par tout ce que la distance dans le temps a rendu grand et merveilleux. Les anciens récits prennent de la couleur, et on nous répète que la génération dans laquelle nous vivons est devenue faible et incapable. Autrefois – ah, il y avait de vrais chamans alors ! Mais maintenant, tout n’est que médiocrité ; la pratique, les théories de tout ce que l’on devrait savoir peuvent encore être rappelées, mais le grand art, les vols vertigineux vers le ciel et vers le fond de la mer, tout cela est oublié. C’est pourquoi je n’ai jamais pu assister à une séance de chamanisme dont l’effet était vraiment impressionnant. Il pouvait y avoir une certaine atmosphère, mais surtout dans les scènes auxquelles tous prenaient part, et dans la foi et l’imagination des participants. Elles peuvent être étranges et palpitantes comme des scènes de vie indigènes, et même fascinantes. On voyait des êtres humains terrifiés et malheureux luttant contre le destin. On entendait des pleurs et des cris dans la nuit noire de la vie. Mais en dehors de l’effet ainsi produit par les acteurs et leur environnement, la manifestation de la magie en elle-même était toujours plus ou moins transparente, et chez ces tribus du moins, elle n’avait rien de la véritable élévation spirituelle qu’elles étaient elles-mêmes capables de transmettre, à partir de leurs anciennes traditions. Néanmoins, les chamans n’étaient jamais des idiots ou des personnes qui ne croyaient pas en leurs propres pouvoirs, et il était également très rare de rencontrer le moindre scepticisme parmi les auditeurs. Je fis un jour la connaissance d’un chaman très respecté du nom d’Angutingmarik; lorsque nous discutions de problèmes ou de théories, ses réponses m’ont souvent impressionné. Il ne manquait pas non plus d’estime de soi. Voici sa propre estimation de sa position : ‘En ce qui me concerne, je crois être un meilleur chaman que d’autres parmi mes compatriotes. Je me risquerai à dire que je ne me trompe presque jamais dans les choses que j’étudie et dans ce que je prédis. Et je me considère donc comme un chaman plus parfait, plus entraîné que ceux de mes compatriotes qui se trompent souvent. Mon art est un pouvoir qui se transmet par héritage, et si j’ai un fils, il sera chaman lui aussi, car je sais qu’il sera doté dès la naissance de mes pouvoirs spéciaux. pouvoirs spéciaux.’»viii
Si les fausses transes chamaniques, ces simulations organisées à des fins touristiques ou médiatiques, font désormais florès, et si, de nos jours, elles bénéficient indûment d’une forte exploitation commerciale, il n’empêche que de véritables transes chamaniques ont été expérimentées pendant des dizaines de millénaires, et qu’elles sont toujours possibles aujourd’hui. Des hommes de la plus haute valeur ont témoigné les avoir effectivement vécues, et elles ont été décrites et rapportées dans les traditions religieuses les plus solides.
En témoigne aussi, à sa façon, le trésor des mythes que les multiples chamanismes ont laissés en héritage.
Les multiples générations de chamanes n’ont pas créé ex nihilo la mythologie de leurs tribus. En revanche, ils l’ont intériorisée, ils l’ont vécue, ils l’ont explorée, ils l’ont utilisée comme guide dans leurs voyages vers la surnature, ils l’ont expérimentée en eux-mêmes lors de leurs transes extrêmes, et ils l’ont poussée aux limites, au risque de leur vie. Par leur puissance propre, ils ont su transformer les conceptions cosmo-théologiques qui imprégnaient leurs cultures en des expériences personnelles, uniques, extatiquesix.
De ces multiples expériences de l’extase découle un nouveau rapport aux mondes, celui d’en-bas, et celui d’en-haut. Un véritable chaman peut décider d’aller au Ciel, visiter le Pays des Morts, pour le simple plaisir (« for joy alone »)x. Là il s’entretient longuement avec les morts et, de retour sur terre, il raconte la vie des trépassés dans le ciel, il ajoute sa pierre au cairn de la mythologie universelle.
Le chaman « authentique » aime l’expérience extatique pour elle-même, malgré le danger qu’elle représente objectivement quand, loin d’être « simulée », elle franchit effectivement les frontières de la mort. Il peut expliquer son penchant pour la solitude, ses longues conversations avec ses esprits auxiliaires et son besoin de méditation, de quiétude, par sa connaissance unique, singulière, ineffable, incommunicable, de l’extase, et par la lumière intérieure qu’elle lui a révélée.
Le chaman « ressent le besoin de ces voyages extatiques car c’est surtout pendant la transe qu’il devient véritablement lui-même : l’expérience mystique lui est nécessaire en tant qu’elle est constitutive de sa propre personnalité. »xi
En dépit de ces authentiques déflagrations spirituelles, comparables à celles des plus grands visionnaires que l’humanité a connus, depuis que le monde est monde, les anthropologues occidentaux semblent parfois quelque peu partagés sur la véritable signification de ces extases, de ces transes, de ces séparations de l’âme et du corps, pourtant si familières aux chamanismes de tous horizons. Ils ne peuvent s’empêcher d’instiller un doute sur l’extase chamanique en général, en s’appuyant sur les cas avérés de fraude des pseudo-chamans qui l’ont en effet détournée de son sens en la simulant.
En particulier, ils laissent s’installer un fort soupçon sur la ‘qualité’ des transes chamaniques liées à l’ingestion de différentes sortes de psychotropes, pratiquée par nombre de peuples premiers, de par le monde, sous toutes les latitudes.
Après avoir noté que le mot iranien pour le chanvre, bangha, a eu une énorme diffusion en Asie centrale et en est venu à désigner dans les langues ougriennes le champignon chamanique par excellence, l’amanite tue-mouches, Agaricus muscarius, ou Amanita muscaria, Mircéa Eliade s’est livré à une critique aigre et acerbe de ces substances, qu’il appelle des « narcotiques » (terme fort incorrect, d’ailleurs, tant du point de vue pharmacologique que du point de vue de leur effet physiologique), et qui produisent selon lui des « intoxications ».
« Les narcotiques ne sont qu’un substitut vulgaire de la transe ‘pure’ (…) Les intoxications accusent une décadence de la technique chamanique. On s’efforce d’imiter par l’ivresse narcotique un état spirituel qu’on n’est plus capable d’atteindre autrement. Décadence, ou faut-il ajouter, vulgarisation d’une technique mystique ; dans l’Inde ancienne et moderne, dans l’Orient tout entier, on rencontre toujours un mélange étrange des ‘voies difficiles’ et des ‘voies faciles’ pour réaliser l’extase mystique ou telle autre expérience décisive. »xii
Or c’est un fait que l’une des traditions les plus anciennes de l’humanité, la védique, évoque l’ivresse de l’extase, laquelle n’est pas sans rapport avec la consommation rituelle du soma.xiii
« Les Extatiques (Munis), enveloppés par le vent, portent des vêtements teints de jaune. Ils suivent le cours rapide du vent et vont là où les dieux sont déjà allés.
Dans l’ivresse de l’extase nous sommes montés sur le char des vents. Vous, mortels, vous ne pouvez apercevoir que notre corps.
Le Muni, associé à l’œuvre sainte de chaque dieu, contemple toutes les variétés des formes, il vole à travers le monde de l’air.
Le Muni est le cheval du vent, l’ami du dieu de la tempête, il est aiguillonné par les dieux… »xiv
Une autre tradition, la tibétaine, nous a légué le Bardo Thödol, ou Livre des morts tibétain, lequel est organisé selon des conceptions fort semblables aux idées chamaniques. Les Bardo sont ces espaces intermédiaires de l’outre-monde, qu’il s’agit de traverser, pour s’en affranchir enfin. Le Bardo Thödol, expression tibétaine qui signifie littéralement « la libération par l’écoute dans les états intermédiaires », décrit les transformations de la conscience et des perceptions au cours des états intermédiaires qui se succèdent entre la mort et la renaissance. Pour tenter d’éviter la réincarnation, laquelle est censée prolonger la souffrance de l’être, le rituel funéraire tibétain vise à insérer l’âme du défunt dans son « effigie » symbolique pour faciliter son départ vers le Bodhisattva Avalokitesvara, « le Seigneur qui regarde d’en-haut ».
« L’effigie (ou name-card) figure le défunt agenouillé, les bras levés en un geste de supplication.xv On invoque son âme : ‘Que le mort dont l’effigie est fixée à cette carte vienne ici. Que la conscience de celui qui a quitté ce monde et est en passe de changer de corps se concentre sur cette effigie symbolique, qu’il soit déjà né dans l’une des six sphères ou qu’il erre encore dans l’état intermédiaire, où qu’il se trouve…’xvi. Si l’un de ses os est encore disponible, on le place sur le name-card. On s’adresse encore au défunt : ‘Écoute, ô toi qui erres parmi les illusions d’un autre monde ! (…) Cette effigie est le symbole de ton corps, cet os est le symbole de ta parole, ce bijou est le symbole de ton esprit… Ô toi, fais de ces symboles ta demeure !’xvii Le but du rituel est d’empêcher l’âme de s’incarner dans un des six mondes et de la forcer, au contraire, à atteindre la région d’Avalokitesvara. »xviii
Dans une autre tradition, celle de la Chine ancienne, on observe là encore d’étroits rapports avec les croyances chamaniques.
Les anciens Chinois voyaient le monde peuplé d’une foule de dieux, de déesses, d’esprits, de puissances ou d’influences, bonnes ou malignes, qu’il fallait se concilier, ou repousser, mais ils ne se donnèrent pas la peine de beaucoup philosopher ou de théoriser sur la nature des dieux et des esprits.
« Ils n’avaient même pas de terme général pour les désigner, et se contentaient d’accoler en une seule expression deux mots signifiant au propre les revenants et les esprits, kouei-chen, ou deux autres signifiant les esprits terrestres et célestes, k’i-chen. La croyance populaire semble avoir fait d’eux tout simplement des hommes plus puissants, mais non tout-puissants. »xix
Toutes les idées religieuses de la Chine antique restaient assez vagues, n’étant pas précisément formulées, et avaient peu de rapport avec le sentiment religieux lui-même et la pratique des cultes. Mais tous ces êtres ou ces puissances possédaient en commun un caractère sacré, le ling.
Les divinités qui apparaissent dans les textes chinois anciens étaient innombrables. Toutes les forces du monde physique étaient divinisées. Tout ce qui se rapportait à la vie humaine, à la société, avait aussi ses dieux.
« En tête de ce panthéon, se dressaient les trois grands objets du culte officiel, le Seigneur d’En-Haut, Chang-ti, dieu du ciel, le Souverain Terre, Heou-t’ou, dieu du sol de l’empire, et les Ancêtres royaux. Le Seigneur d’En-Haut, Chang-ti, ou, pour lui donner son titre rituel, le Seigneur d’En-Haut du Vaste Ciel, Hao-t’ien Chang-ti, est le chef de tous les dieux, et de tous les esprits, le maître des hommes et des dieux ».xx
Quant à la nature de l’âme humaine, l’affaire n’était pas plus simple. « Les Chinois anciens croyaient que l’homme a plusieurs âmes, qui, réunies chez le vivant, se séparaient à la mort pour suivre des destinées différentes : c’était ce qu’ils appelaient le kouei [guǐ] 鬼 et le chen [shén]神, ou de façon plus précise, le p’o [pò] 魄 et le houen [hún] 魂.xxi Le p’o venait le premier au moment de la conception, le houen se joignait à lui au moment de la naissance ; ensuite par l’usage des choses dont elles absorbaient les principes subtils tsing, elles se fortifiaient toutes deux. Ces choses nourricières, ce n’était pas seulement ce qui se mange, c’étaient aussi les charges qu’on a remplies, le sang de la famille à laquelle on appartient, etc. ; aussi les âmes d’un prince, d’un ministre et de leurs descendants avaient-elles plus de force que celles des gens du commun. Durant la vie, le houen quittait parfois le corps pour aller se promener : c’était le rêve pendant le sommeil; mais ces séparations ne pouvaient durer longtemps, ou bien c’était la mortxxii. Après la mort, le houen et le p’o menaient chacun une existence séparée, le p’o restant avec le cadavre, tandis que le houen s’en séparait aussitôt. Le houen montait au ciel, dans le domaine du Seigneur d’En-Haut ».xxiii
Pour se rendre « En-Haut », le chemin était compliqué et parsemé de dangers. Aussi l’âme houen avait-elle besoin d’un guide, d’un psychopompe, dont l’âme accompagnait celle du mort et lui montrait la voie. Ce psychopompe pouvait être le prêtre qui disait les prières avant et après l’enterrement, ou dans d’autres cas, un sorcier (hi) ou une chamane (wou), connaissant le chemin de la montée au ciel pour l’avoir souvent parcouru personnellement.
Le p’o restait, quant à lui, dans le tombeau avec le cadavre, et se nourrissait des offrandes. Quand les offrandes cessaient, il devenait méchant et dangereux : il hantait les vivants en tant que « revenant », ou « esprit » du trépassé (kouei). On les appelait li, et ils causaient des malheurs ou de maladies pour se venger sur les vivants de l’abandon où ils les laissaient.
Le p’o ne vivait pas très longtemps après la mort: attaché au cadavre il finissait par périr lui aussi. Les anciens pensaient que le p’o avait une survie de trois ans, le temps que le cadavre soit entièrement décharné. Mais le p’o des rois ou des princes pouvait survivre plus longtemps. L’âme du roi Siang de Hia, privée de sacrifices, volait encore au VIIe siècle, plus de mille ans après sa mort…
Dans le monde des p’o, comme chez les houen, la vie ressemblait à celle de ce monde, les princes restaient princes, ils avaient auprès d’eux leurs femmes, leurs ministres et leurs serviteurs qui leur restaient soumis.
Pour être certains de conserver dans l’autre monde le mode de vie qu’ils avaient eu en celui-ci, les morts emportaient leurs armes et leurs objets personnels, se faisaient suivre de femmes, de serviteurs, de chevaux: l’enterrement d’un prince ou d’un grand personnage s’accompagnait d’hécatombes d’hommes et de femmes qui étaient ensevelis vivants dans sa tombe, siun. Maspéro précise : « Pour les (funérailles des) Fils du Ciel, les victimes enterrées vives sont des centaines d’hommes, ou au moins des dizaines ; pour les princes et les grands-officiers, elles sont des dizaines ou au moins quelques hommes.»xxiv
Maspéro estime que « le monde céleste des houen, le monde souterrain des p’o, les kouei vivant dans le tombeau, faisaient dans l’esprit des Chinois un mélange assez confus ». L’important était moins de savoir où les âmes demeuraient après la mort que de les aider à passer au rang des Ancêtres pour s’en faire ainsi des protecteurs.
Les prêtres du culte officiel dans la Chine ancienne n’étaient pas à proprement parler les serviteurs des dieux, qui ne les avaient ni choisis ni initiés ; leur rôle se bornait à connaître les prières dont ils se transmettaient le texte de père en fils ou de maître à disciple, et à les réciter sans faute dans les cérémonies religieuses. Ce n’était pas eux qui faisaient « descendre » les dieux, lesquels ne se pliaient qu’à la seule « Vertu » du sacrifiant ; mais les prêtres contribuaient à la communication avec eux, et servaient d’intermédiaires.
Les sorciers ou les chamanes étaient bien différents du clergé officiel, aristocratique et administratif. Choisis par les dieux eux-mêmes, qui leur conféraient en quelque sorte directement leur pouvoir chamanique, les sorciers ou les chamanes pouvaient entrer en relations avec les dieux et les esprits par la transe : ils étaient appelés les « Possédés », ling–pao. L’esprit du dieu descendait en eux, en sorte que «le corps était celui de la sorcière, mais le cœur était celui du dieu »xxv.
On les distinguait par leurs spécialités : il y avait les simples médiums, tchou-tseu, les médecins, yi, les faiseurs de pluie, les exorcistes, fang-siang, etc.
Les esprits qui assistaient les sorciers et sorcières pendant les séances chamaniques n’étaient que leurs protecteursxxvi. Ils les aidaient à aller chercher les dieux et les esprits qui leur étaient associés, puis à communiquer avec eux.
Les sorcières avaient besoin de la musique des tambours et des flûtes pour danser et entrer en transe. Elles frappaient le tambour et jouaient de la flûte selon un rythme de plus en plus rapide jusqu’à ce que l’une d’elles entrât en transe, tenant à la main un bouton de fleur, orchidée ou chrysanthème suivant la saison. Lorsque, épuisée, elle tombait sur le sol, elle passait le bouton de fleur à une autre sorcière ou chamane qui entrait à son tour en transe.xxvii
L’esprit du dieu évoqué pendant ces séances descendait, acceptait les offrandes, assistait aux danses, parlait parfois par la bouche d’une sorcière, et s’en retournait à la fin de la cérémonie. Le dieu parti, les sorcières épuisées s’adressaient collectivement à leurs propres âmes, li houen, afin de rappeler celles qui avaient « oublié de revenir » et de rompre ainsi leur extase.
Maspéro ne manque pas de noter que « toute cette excitation, ce bruit, ces danses aux évolutions rapides et laissées à l’inspiration du moment, excitaient une sorte de dédain de la part des patriciens dont les cérémonies bien réglées se déroulaient avec plus de pompe : ils traitaient les sorcières de ‘femmes stupides’, ils déclaraient que leur culte était sans efficacité, qu’il consistait à ‘danser continuellement dans le palais’, mais que bien que ‘les danseuses voltigent et les flûtes chantent haut et clair, le Seigneur n’est pas favorable…, il fait descendre toutes les calamités’. »xxviii
Dans ses pratiques religieuses et cultuelles, le Japon antique connaissait aussi les sorcières et les chamanes, bien que leur rôle ait été historiquement censuré par les annalistes impériaux, sans doute pour les mêmes raisons qui les faisaient être méprisées en Chine. « Ce qu’on sait du comportement et du rôle de la sorcière dans le Japon antique, en dépit même du soin que les rédacteurs des Annales impériales ont apporté à faire le silence à son sujet et à parler uniquement de sa rivale, la prêtresse-vestale, la mi-ko, qui avait pris rang, elle, parmi les ritualistes de la cour du Yamato, autorise, en effet, à l’identifier à la fois à sa collègue coréenne, la muday, et aux chamanes féminines altaïques. La fonction essentielle de toutes ces sorcières a consisté à faire descendre (jap. or.os.u) une âme dans un support (poteau sacré ou tout autre substitut) ou à incarner cette âme pour servir de truchement entre elle et les vivants, puis à la renvoyer. »xxix
Les instruments de travail de la sorcière japonaise étaient les mêmes que ceux des chamanes de l’Altaï et de Sibérie, à savoir le tambour (jap. tsu.tsumi), les grelots (jap. su.zu , d’où le nom de famille Suzuki, arbre à grelots), le miroir (jap. kagami).
Contrairement à ce qu’affirme Charles Haguenauer à propos des sorcières japonaises dont le rôle principal serait, selon lui, de faire ‘descendre’ les esprits, Mircéa Eliade insiste sur le fait que « l’élément spécifique du chamanisme n’est pas l’incorporation des ‘esprits’ par le chaman mais l’extase provoquée par l’ascension au Ciel ou par la descente aux Enfers ; l’incorporation des esprits et la ‘possession’ par des esprits sont des phénomènes universellement répandus, mais ils n’appartiennent pas nécessairement au chamanisme stricto sensu. »xxx
Si cela a bien un sens de parler d’un chamanisme stricto sensu, alors que ce phénomène extrêmement répandu a sans doute une origine qui se confond avec l’apparition d’Homo sapiens, et qu’il remonte peut-être même bien au-delà, comme élément constitutif des proto-religions des homininés, il faut se résoudre à voir dans l’expérience extatique un « phénomène originaire »xxxi. Il faut la « considérer comme constitutive de la condition humaine et, par conséquent, connue par l’humanité archaïque dans sa totalité »xxxii. Par-delà l’aspect essentiel, central, de l’extase, les différentes formes « chamaniques » de culture et de religion n’ont fait que déployer des interprétations variées de l’expérience extatique, la valorisant plus ou moins selon les cas, ou selon les impératifs du moment…
Il reste aussi, que partout dans les contrées que nous venons d’évoquer, l’Asie centrale et septentrionale, le Tibet, la Chine, le Japon, et depuis les temps les plus anciens, est attestée la croyance en l’existence d’un Être suprême, résidant dans un « Ciel », accessible par l’ascension et l’élévation des « esprits chamaniques ». Même lorsque l’individu ou la collectivité à laquelle il appartient est confronté à « l’éloignement » apparemment irréductible de l’Être suprême (à la suite de catastrophes, d’épidémies, de guerres, de famines…), la possibilité de cette « montée au ciel », de cette « extase », semble rester toujours ouverte à qui sait la saisir, et à qui sait en tirer, contre toute attente, des grâces individuelles ou collectives.
L’idée d’une perte partielle ou totale des liens avec l’Être suprême est parfois signifiée dans des mythes qui font allusion à une époque primordiale et paradisiaque où les communications entre le Ciel et la Terre étaient alors faciles et accessibles à tout un chacun. Puis vint la « décadence » spirituelle…
Mais il reste, gravé au fond des âmes chamaniques depuis des centaines de milliers d’années, cet espoir insensé, toujours revivifié par des extases individuelles, que le lien avec le divin n’est jamais perdu.
Il faut poser comme hypothèse que, pendant l’histoire longue des hominidés, des homininés et des humains, il n’y a pas de solution de continuité quant à l’essence même de la révélation mystique. Toujours elle dure, à travers les temps, toujours elle se manifeste, à la fois immanente et transcendante, physique et spirituelle, biologique et métaphysique.
Grâce à leur capacité à voyager dans les mondes surnaturels, à les traverser pour y rencontrer des êtres non-humains ou surhumains (des dieux, des esprits, des ancêtres, etc.), les chamans et les chamanes de toutes les époques, de toutes les régions de la Terre, ont pu contribuer, d’une manière décisive, depuis des dizaines de millénaires, à la connaissance de la mort, à la révélation de sa raison d’être et à l’exploration de ses prolongements dans la vie.
Grâce à ces innombrables générations de découvreurs, le monde des morts est devenu en quelque sorte approchable, connaissable, et la mort elle-même a pu être valorisée comme une voie de passage unique et nécessaire vers un nouveau mode d’être, un nouveau monde dont on peut dire a minima qu’il est en essence ‘spirituel’.
Monde fabuleux où tout semble possible, où les morts reviennent à la vie et les vivants meurent pour ressusciter ensuite, où les lois de la nature sont abolies et où une certaine liberté surhumaine, ou méta-anthropique, est rendue présente, tangible, et s’exerce d’une manière éclatante, éblouissante, mais aussi sereine, paisible.
Il nous est difficile, à nous, modernes, d’imaginer les résonances que représenta, pendant des dizaines de millénaires, un tel spectacle sensible, intellectuel, spirituel, pour les communautés « premières » qui nous ont précédé.
Le miracle chamanique a fait disparaître, pour le bénéfice de l’humanité entière, et bien avant que les « monothéismes » se soient emparés de thèmes similaires, les barrières entre la vie et la mort, et il a grandement ouvert des voies radicales vers les mondes des dieux et des esprits.
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iWaldemar Jochelson, The Yukaghir and Yukaghirized Tungus, The Jesup North Pacific Expedition, Vol IX, Part 2, New York 1910, p.207
iiCf le chapitre « Tente sombre et tente claire », Charles Stépanoff. Voyager dans l’invisible. Les techniques chamaniques de l’imagination. Ed. La Découverte. 2019, pp.87 sq.
iiiWaldemar Bogoras, The Chukchee, 1907 Memoirs of the American Museum of Natural History, Vol. XI, p. 413 : « Shamanism among the Chukchee, as has been said before, is in large measure affiliated with the family ceremonials. Each family has one or more drums of its own, on which its members are bound at specific periods to perform; that is, to accompany the beating of the drum with the singing of various melodies. Almost always, on these occasions, one member at least of the family tries to communicate with « spirits », after the manner of shamans. Such a one will usually, with violent shouting and continuous exercise on the drum, work himself up to the highest pitch possible, and in this condition pretend that the « spirits » have entered his body. In proof of this, he acts in exactly the same way as do the shamans, – jumping about, twisting his body in the most violent contortions, and uttering gibbering sounds and unintelligible words supposed to be the voice and the language of the « spirits. » Oftentimes he essays soothsaying and foretelling the future, though such attempts do not usually receive much attention. All this is done in the outer tent, where all the ceremonials are performed, and mostly in the day-time. The acts of real shamanism, on the contrary, are for the most part performed in the sleeping-room, at night-time and in perfect darkness….It is fair to say that every Chukchee may play the shaman in all branches of the craft as far as his skill and inclination permit him to do so. Family shamanism, being quite simple and primitive, probably antedated the shamanism of individuals havink special skill and vocation, and the latter seems to have grown up based on the former. »
iv« I was told of an old man who met a fox defecating in the open. The fox ran away, and the old man took its excrement for his own « spirit. » Another old man, when practising shamanism, called his own penis as a « spirit. » » Waldemar Bogoras, The Chukchee, 1907 Memoirs of the American Museum of Natural History, Vol. XI, p. 300
vWaldemar Bogoras, The Chukchee, 1907 Memoirs of the American Museum of Natural History, Vol. XI, p. 441
viMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p. 208-209
vii » Pour montrer son habileté, U’puñe demanda à son fils, un garçon de quatorze ans, de se déshabiller complètement et de s’allonger sur le sol, l’abdomen vers le haut. Puis, après avoir joué du tambour, elle prit un couteau et, plaçant la pointe entre les deux premiers doigts de sa main gauche, elle le posa sur le haut de l’estomac du garçon et fit semblant de déchirer l’abdomen, tenant le couteau par le manche de la main droite et guidant la pointe tout le temps avec les doigts de la main gauche. On aurait dit que la chair était réellement ouverte. Des deux côtés, sous les doigts de U’puñe, coulaient de petits ruisseaux de sang rouge, qui augmentaient rapidement et ruisselaient sur le sol. Le garçon restait immobile, mais il gémissait faiblement une ou deux fois et se plaignait que le couteau avait touché ses entrailles. Enfin l’interprète retira ses mains, et nous vîmes sur l’abdomen du malade une plaie fraîche et pleine de sang. U’puñe, cependant, nous laissa très peu de temps pour examiner la blessure. Elle a fait semblant d’insérer ses deux pouces loin dans la plaie, ce qui la rendait encore plus naturelle. Pendant tout ce temps, elle marmonnait frénétiquement en secouant sa tête, qu’elle tenait assez près du corps du patient. Enfin, elle approcha son visage de la plaie et commença à la lécher rapidement, en grognant quelque chose qui devait représenter des incantations dans la manière de parler du ke’le. Après quelques instants, elle a relevé la tête, et nous avons vu le corps du garçon sain et entier, comme il l’était avant l’opération. D’après ce que j’ai compris, ce tour s’est déroulé de la manière suivante : Pendant l’opération, U’puñe nous a fait comprendre à plusieurs reprises qu’elle avait chaud, et alors sa fille lui apportait un morceau de neige de la grande bouilloire, où des quantités de neige et de glace -fondaient pour l’approvisionnement quotidien en eau. Il est tout à fait habituel pour tous les habitants de ces pays d’avaler de la neige et de la glace lorsqu’ils ont chaud. Certains de ces morceaux, cependant, devaient contenir du sang de phoque fraîchement congelé et enrobé de neige. À cette époque, il y avait une réserve de sang de phoque dans chaque maison indigène, car la chasse au phoque était en cours. Bien sûr, la neige et le sang ont fondu dans la bouche de l’interprète, qui a pu déverser le sang sur l’abdomen du patient, sans que les spectateurs ne s’en aperçoivent. Le garçon était émacié, et j’ai remarqué que sa peau était plissée sur toutes les articulations de son corps. Il avait probablement été entraîné, par l’exercice approprié de ses muscles, à former la peau de son abdomen en un pli vertical qui, lorsqu’il était rempli du sang de phoque de la bouche de U’puñe, ressemblait exactement à une blessure fraîche. Les enfants de U’puñe lui servaient d’assistants et devaient avoir reçu un entraînement spécial pour l’aider à exécuter ces tours. Deux ou trois fois, j’ai vu des chamans tchouktches exécuter des tours similaires sur leur propre corps, mais d’un genre plus simple. Par exemple, un chaman faisait semblant de planter un couteau dans sa propre poitrine. Cependant, il le faisait avec sa chemise en fourrure et, bien sûr, le couteau avait toute la place nécessaire pour se glisser sous son bras entre les amples plis du vêtement en fourrure. » Waldemar Bogoras, The Chukchee, 1907 Memoirs of the American Museum of Natural History, Vol. XI, p. 445 (ma traduction).
viiiKnud Rasmussen. Intellectual Culture of Iglulik Eskimos. Report of the Fifth Thule Expedition (1921-1924). Vol. VII. N° 1 Copenhagen, 1929, p.131-132
ixMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.216
xKnud Rasmussen. Intellectual Culture of Iglulik Eskimos. Report of the Fifth Thule Expedition (1921-1924). Vol. VII. N° 1 Copenhagen, 1929, p.129-131
xiMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.236
xiiMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.315
xiiiCf. les travaux de R. Gordon Wasson, Persephone’s Quest. Entheogens and the Origins of Religion, Yale University Press, 1986, et de Terence McKenna, Food of the Gods, The Search for the Original Tree of Knowledge. A radical History of Drugs, Plants and Human Evolution. Bantam, 1992
xxiHenri Maspéro. La Chine antique 1927, p.176. Dans une note, Maspéro précise ici: « Ces quatre termes ne sont pas superposables deux à deux : p’o et houen sont bien plus précis et presque techniques pour désigner les âmes humaines (houen est en ce sens un mot très ancien puisqu’on retrouve son parent dans les langues thai, k’uan ) ; les deux autres désignent toutes les manifestations spirituelles, et kouei, employé seul, paraît marquer particulièrement les manifestations extérieures de l’âme restée dans le tombeau. Il y a là des idées d’origine et de date très diverses, qui ont été plus ou moins bien amalgamées pour former la théorie classique. »
Pour mémoire, voici quelques-uns des termes chinois associés aux esprits et aux âmes que l’on trouve dans les dictionnaires chinois aujourd’hui :
神 shén : Dieu; âme, esprit, essence divine, être spirituel, le mystère, le vivant.
鬼 guǐ : esprit, esprit des morts, démon;
靈 líng, oulìng : forme traditionnelle de 灵 esprit, âme; monde spirituel, âme du mort.
魄 pò : âme, vigueur, corps, côté sombre de la lune
xxiiOn pourrait élargir cette séparation de l’âme et du corps aux pertes de conscience, pendant des comas profonds ou des catalepsies: « Je suis allé à la résidence du Seigneur d’En -Haut, et je m’y suis fort plu », racontait Kien-tseu de Tchao, à son réveil d’une catalepsie de cinq jours, «avec les cent génies je me suis promené dans la région centrale du ciel ; la musique Vaste comportait neuf airs, et dix mille attitudes de danse ; elle ne ressemble pas à celle des trois dynasties, ses mélodies sont émouvantes… » cité par H. Maspéro, ibid. Ce type d’expérience que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de NDE ou EMI, a aussi été rapportée par Platon qui évoqua le cas d’Er ,le Pamphilien, fils d’Arménios. Er revint à la vie douze jours après sa « mort », alors que son corps était sur le bûcher, et il raconta ce qu’on lui avait montré dans l’autre monde (Platon, République, 614 b)
xxiiiHenri Maspéro. La Chine antique 1927, p.176-177
xxvHenri Maspéro. La Chine antique 1927, p.196-197
xxviIls changeaient de noms suivant les pays : au Tsin c’était les Ancêtres des Sorcières, Wou-tsou jen, au Ts’in la Protectrice des Sorcières, Wou pao, au Tch’ou, la Première des Sorcières, Wou-sien.
xxvii« Pendant que s’accomplissent les rites, frappez le tambour à coups pressés ; passez-vous le bouton de fleur en vous succédant à la danse, que les jolies filles chantent en mesure ; au printemps tenant en main l’orchidée, en automne le chrysanthème, toujours et sans interruption depuis l’antiquité (il en fut ainsi). » cité par Henri Maspéro. La Chine antique 1927, p.198-199
xxviiiHenri Maspéro. La Chine antique 1927, p.199-200
xxixCharles Haguenauer. Origines de la civilisation japonaise. Tome 1. Ed. Klincksieck, Paris, 1956, p.169-170
xxxMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.388
xxxiMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.392
xxxiiMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.392
Le Tipitaka, c’est-à-dire les « Trois Corbeilles » (du pali ti, « trois » et pitaka « corbeille ») est une collection de textes fondamentaux (le « Canon pali ») formant la base doctrinale du bouddhisme theravāda. On y trouve un texte appelé « Les grands cadres de référence » (Maha-satipatthana Sutta), dans lequel on peut lire cette question : « Et comment fait un moine pour regarder en son entier l’esprit dans l’esprit? »
Une assez longue réponse est fournie que je résumerais ainsi : « Lorsque l’esprit a des illusions, il perçoit que l’esprit a des illusions. Lorsque l’esprit est sans illusions, il perçoit que l’esprit est sans illusions. Lorsque l’esprit est libéré, il perçoit que l’esprit est libéré. Lorsque l’esprit n’est pas libéré, il perçoit que l’esprit n’est pas libéré.»
Puis vient la conclusion :
« De la sorte il demeure observant intérieurement l’esprit dans l’esprit, ou extérieurement l’esprit dans l’esprit, ou à la fois, intérieurement et extérieurement l’esprit dans l’esprit. (…) Et il demeure indépendant, sans attachement à rien au monde. C’est ainsi qu’un moine observe l’esprit dans l’esprit. »
Témoignage utile, sans doute, mais au fond évasif. Il ne nous renseigne pas vraiment sur la nature de l’esprit, et moins encore sur celle de l’esprit qui serait capable d’observer l’esprit à l’œuvre, observant l’esprit.
Pour aller plus avant dans la recherche sur la véritable nature de l’esprit, il faudrait peut-être remonter plus avant que le bouddhisme, se rappelant que, depuis la plus haute antiquité, et de par le monde, les meilleurs et les plus anciens praticiens des choses liées aux ‘esprits’, ont sans aucun doute été les chamans.
Dans sa célèbre étude sur le chamanisme, Mircéa Eliade insiste pourtant sur le fait que les ‘esprits’ ou leur ‘possession’ ne sont pas l’objet essentiel de la quête chamanique.
« L’élément spécifique du chamanisme n’est pas l’incorporation des ‘esprits’ par le chaman, ou leur ‘possession’ par eux, mais l’extase provoquée par l’ascension au Ciel ou par la descente aux Enfers »i.
On est en droit de demander si c’est bien l’extase qui est provoquée par l’ascension au Ciel, ou bien si ce ne serait pas plutôt l’inverse ? L’expérience primale de l’extase, réservée au chaman accompli, est en effet la condition initiale et formelle de l’ascension.
Le concept d’ « ascension au Ciel », dûment répertorié dans une multitude de cultures autochtones, à toutes les époques, n’a pas dû se développer a priori, en dehors de tout cadre expérimental. Il a bien fallu que des expériences extatiques aient dominé les cerveaux de générations de chamans, pendant des dizaines ou même des centaines de milliers d’années, avant que les contenus de ces expériences accumulées, toutes singulières, toutes uniques et privilégiées, aient pu progressivement recevoir des éléments de formalisation, des débuts de conceptualisation, retenus et organisés par les traditions.
Dans la grotte de Lascaux, une extase chamanique est bien représentée, mais rien ne permet de dire qu’elle a pu alors être interprétée comme une « ascension au Ciel ». L’extase du chaman de Lascaux, symbolisée par son sexe en érection et la présence d’un oiseau, a été le fait brut, l’expérience explosive et indicible, dont on peut seulement inférer les implications, rétrospectivement.
La « montée au Ciel » (ou la « descente aux Enfers ») n’ont pu n’être que des conceptions plus tardives, des créations intellectuelles et des théorisations a posteriori, élaborées par ceux des chamans ayant « vu » ce qu’il y avait à voir, et ayant compris tout ce que l’on pouvait en tirer par la suite, du point de vue des grandes questions cosmologiques, ontologiques et théologiques, et ce que l’on pouvait en partager, avec les autres humains, ceux qui n’ont pas « vu », et qui sont restés sur Terre.
Les recherches anthropologiques sur le chamanisme, qui ont été multipliées depuis le 19e siècle, ont fini par converger sur cette leçon essentielle, à savoir que l’expérience extatique n’est pas contingente, locale, isolée, mais est bien un « phénomène originaire ». Il faut même la considérer comme « constitutive de la condition humaine et, par conséquent, connue par l’humanité archaïque dans sa totalité »ii.
Le caractère originaire et universel de cette expérience n’est en rien incompatible avec des modifications et des changements selon les différentes formes de culture et de religion dans lesquelles elle apparaît. Il reste à apprécier d’un point de vue anthropologique, ses degrés de légitimation et de valorisation dans chaque culture particulière, et finalement l’interprétation ultime qui y a été donnée en son sein. Celle-ci dépend certes pour une part de cet arrière-plan sociétal toujours présent, mais aussi de la manière spécifique, unique, dont elle est à chaque fois ressentie et vécue par des personnes particulières, singulières, les chamans, ces initiés, ces explorateurs hardis des mondes divins et ultra-humainsiii.
Dans toutes les contrées où le chamanisme a été et reste présent, en Asie centrale et septentrionale, comme dans le reste du monde, en Afrique, en Europe, en Amérique du Nord et du Sud, et ceci depuis les temps les plus anciens, est attestée dans les consciences chamaniques la notion d’un Être suprême, présent dans un lieu associé à l’idée d’un « Ciel ». L’existence de ce « Ciel » implique un symbolisme récurrent de l’ascension et de l’élévation du chaman. Ces notions d’ascension, d’élévation et de révélation gardent ensuite toute leur valeur symbolique, longtemps après avoir été une fois vécues, et même dans le cas d’un « éloignement » momentané ou d’une « absence » durable de cet Être suprême, par exemple du fait de « fautes » commises individuellement ou en groupe, ou plus grave, suite à des formes de « décadence » de la pratique chamanique, ou du fait de changements sociétaux considérables (guerres, épidémies, acculturations).
La diminution ou même la perte de la valeur religieuse et de l’actualité de l’idée d’un Être suprême, telle qu’on peut l’observer couramment comme dans nos sociétés modernes, n’est pas non plus un phénomène inconnu dans les sociétés premières. Elle y a été ressentie aussi, et elle a été parfois consignée et représentée dans des mythes qui font allusion à une époque primordiale et paradisiaque où les communications entre le Ciel et la Terre étaient faciles et accessibles à tout le monde. La disparition de ces liens privilégiés, et l’absence de l’Être suprême qui s’ensuit, sont souvent attribuées à des formes de décadence ou de déchéance spirituelle, affectant dans leur totalité des populations ayant perdu le contact direct avec le divin, à l’exception de quelques chamans qui en bénéficient encore, et qui peuvent en partager les fruits.
Les développements du fait religieux en Chine sont, à cet égard, particulièrement édifiants. La Chine, matérialiste et apparemment vidée de toute idée du divin, que l’on observe aujourd’hui, a connu d’autres temps, où l’extase mystique était un fait majeur de la vie culturelle et religieuse.
En Chine ancienne, on considérait que l’extase – qui provoquait les expériences de « vol magique », d’ »ascension au Ciel », de « voyage mystique », était la cause de la possession par les esprits (神 shén), et non pas comme le résultat de cette possession. Le chaman ou la chamane (en chinois, 巫 wu)iv était capable d’entrer en extase, et alors l’esprit, 神 shén, descendait en eux, ou à l’inverse c’est le chaman ou la chamane qui montaient en lui.
On disait d’une ‘sorcière’ (terme adopté par Henri Maspéro) ou d’une chamane en transe parlant au nom d’un shén : « ce corps est celui de la sorcière, mais l’esprit est celui du dieu. »v
Cette formule mérite d’être replacée dans son contexte, décrit par l’extrait plus détaillé que je livre ici :
« Ceux qui avaient des demandes à adresser aux dieux pour eux-mêmes devaient aller chercher des intermédiaires particuliers, les sorciers et les sorcières de classe diverse, médiums, médecins, faiseurs de pluie, exorcistes, etc., car ceux-ci, ayant des relations personnelles avec les esprits, allaient leur porter les demandes des suppliants. L’esprit descendait dans leur corps et s’en emparait : « Ce corps est celui de la sorcière, mais l’esprit est celui du dieu. » La sorcière se purifiait en se lavant le visage avec de l’eau où avaient bouilli des orchidées et le corps avec de l’eau parfumée à l’iris ; puis elle se vêtait des habits de la divinité qu’elle allait appeler. Les offrandes préparées, elle envoyait son âme chercher cette divinité et la ramenait en son propre corps ; et elle mimait le voyage, une fleur à la main, en une danse accompagnée de musique et de chants, au son des tambours et des flûtes, jusqu’à ce qu’elle tombât épuisée. C’était alors le moment de la présence du dieu qui répondait par sa bouche. Après son départ, la sorcière se relevait et « saluait ses propres âmes », afin de rappeler celles qui pouvaient avoir « oublié de revenir » au cours du voyage. les sorciers, choisis par le dieu lui-même dont ils étaient possédés, étaient bien plus souvent roturiers que nobles… »vi
Depuis l’antiquité la plus reculée, les chamanes chinoises n’ont donc pas cessé d’envoyer leur âme auprès du Dieu, — ou des dieux. Pour initier ce voyage, elles entraient en transe par des moyens divers, dont la danse extatique, au son du tambour et des flûtes, que l’on pourrait aussi qualifier de danse « bachique », ou « dionysiaque », si l’on veut faire un lien avec le contexte grec. La civilisation chinoise a conservé le souvenir de ces danses de transe dans un recueil de vers anciens, les Neuf Chants. On imagine que pour faciliter l’entrée en transe, les chamanes pouvaient aussi avoir ingéré des plantes ou des champignons psycho-actifs, ou « enthéogènes »vii, puisque ces pratiques sont, aujourd’hui encore, largement attestées dans toutes les formes de chamanisme.
Elles entreprenaient alors le voyage périlleux vers le Divin. L’ayant atteint, elles revêtaient la splendeur de la divinité qui prenait possession de leur esprit. Alors avait lieu l’union mystique, dont il est impossible de comprendre la nature pour qui ne l’a pas vécue. Quand elles tombaient enfin épuisées et inconscientes, c’est que le Dieu qu’elles étaient allées chercher jusqu’en l’élévation de son Ciel, avait consommé leur union; et pendant cette union, tout ce qu’elles faisaient et disaient équivalait à des actes et des paroles du Dieu lui-même.
Les Taoïstes chinois apprirent eux aussi à faire sortir les âmes de leur corps pour les envoyer parcourir le monde et jusqu’à la recherche des dieux au ciel. « L’un des termes par lequel les Taoïstes désignent l’extase, est l’« entrée d’un esprit » guiru ; ce terme ne s’explique que si l’extase taoïste descend de la possession des sorcières, car une telle expression s’applique fort mal à l’extase taoïste. La possession est bien conçue comme « l’entrée d’un esprit » chez les sorcières ; elle s’accompagne, semble -t-il, d’une idée d’union sexuelle, idée que j’ai déjà retrouvée très nette chez les sorcières jarai, dans la chaîne annamitique ; même s’il n’y a rien de pareil, l’esprit entre dans le corps de la sorcière, parle par sa bouche, agit par ses membres. Rien de tout cela dans l’extase taoïste : l’union mystique avec le Tao impersonnel devait nécessairement exclure toute trace d’érotisme, et l’idée même d’entrée d’un esprit est inadéquate : le Tao n’a pas à « entrer », il est déjà en nous comme en toute chose. Une autre expression désignant l’extase taoïste, « l’oubli » wang, est également empruntée aux sorcières : on la trouve dans un des Neuf Chants. C’est à peu près tout ce que nous savons des rapports entre la sorcellerie et les origines du Taoïsme. »viii
L’histoire de la croyance et de la mystique n’est pas un long fleuve tranquille, mais c’est un fleuve qui ne cesse de couler, toujours dans la même direction, vers une sorte d’océan, qui serait l’âme humaine, prise dans sa totalité. Dans cette histoire, bien plus ancienne que celle de l’Homo sapiens, puisque les homininés ont eux aussi eu leurs expériences mystiques, on observe d’étranges analogies, des similarités, des constantes structurelles, qui semblent pointer vers une réalité spirituelle effective, certes difficilement accessible, mais du moins permanente, traversant les époques et les mondes, et les surplombant.
Par exemple, la vision d’une « lumière intérieure » est l’une de ces constantes. Elle a joué et elle joue un rôle certain dans la mystique et la métaphysique indiennes, de même que dans la théologie mystique juive, ou la chrétienne, mais bien avant celles-ci, elle a aussi été présente dans toutes les différentes saveurs du chamanisme.
De même, la question du devenir de l’esprit ou de l’âme après la mort, qui a notoirement joué un rôle central dans l’ancienne religion égyptienne, puis dans pratiquement toutes les religions postérieures, a été effectivement explorée et élucidée par les chamans de toutes les époques et de toutes les cultures. Il faut même reconnaître que, par leur capacité à voyager dans les mondes surnaturels et à y rencontrer des êtres spirituels (l’Être suprême, mais aussi dieux, démons, esprits des morts, etc.), les chamans ont contribué d’une manière décisive à la connaissance de la mort par l’espèce humaine.ix
C’est ainsi que nombre de thèmes associés à la mythologie de la mort, et qui font maintenant partie du patrimoine de l’humanité, sont certainement dérivés des expériences extatiques, personnelles et singulières de chamans, siècles après siècles.
Grâce à leurs témoignages de première main, la convergence de leurs vécus, pendant d’innombrables générations, le monde de la mort et de l’au-delà a pu devenir, peu à peu, en quelque sorte ‘connaissable’, et la mort elle-même a pu être valorisée comme un passage nécessaire, effectif, et surtout réel, des êtres humains vers de nouveaux modes d’être, essentiellement spirituels, et peut-être éternels.
Dans ces outre-mondes fabuleux, dont peu de personnes vivant dans ce monde-ci sont revenues après les avoir en partie explorés, tout semble possible, les morts y reviennent à la vie, les « lois de la nature » y sont abolies et une « liberté » surhumaine s’y impose, souveraine, éclatante.
Comment le témoignage de la réalité de ces mondes-là ne peut-il être appelé une « bonne nouvelle » ?
Mais le monde d’aujourd’hui, écrasé par des litanies quotidiennes de « mauvaises nouvelles », semble avoir perdu tout goût pour des perspectives plus larges, pour une vision plus profonde, perdu son aspiration à l’élévation vers le supra-humain.
D’où l’importance actuelle du témoignage chamanique, en tant qu’il est détaché de toute connotation théologique spécifique, et notamment de tout lien avec les appareils idéologiques des grandes religions monothéistes.
De celles-ci, l’évident paradoxe, l’aporie manifeste, sautent aux yeux : adorant un même Dieu unique, elles n’ont certes pas su favoriser et valoriser l’unité entre elles, et, a fortiori, l’unité entre les hommes, qui s’imposaient dès lors…
Il est difficile aux « modernes » d’imaginer les puissantes résonances du spectacle du monde d’en-haut, tel qu’il a pu être décrit en live par les chamans, pour le bénéfice de leurs communautés « premières », et cela pendant des millénaires.
Les «extases» chamaniques ont fait effectivement et publiquement disparaître les barrières entre le rêve et la réalité immédiate, ouvrant des voies vers les mondes habités par les dieux, les morts et les esprits.
Il est très important de souligner ici que ces extases publiques, par de-là leurs similarités structurelles, leurs convergences symboliques, ont toujours été éprouvées par des personnes singulières. Les chamans ne sont pas des dogmatiques, des théoriciens, des idéologues. Ils ne sont pas dans l’abstraction. Ils sont dans l’ultra-réalité. Ce sont des témoins réels du Réel, des visionnaires absolus de l’Absolu, des mystiques singuliers du Mystère même.
« Chaque chamane se construit une personnalité remarquable, porteuse d’un univers singulier. »x
Cette singularité n’est pas réservée aux seuls chamans humains. Elle s’étend aussi aux chamans non-humains.
Les Tuva par exemple reconnaissent que des arbres ou des champignons, des écureuils ou des rennes, des montagnes ou des rochers peuvent aussi être de véritables « chamans ».
Ils attribuent à l’individu singulier une capacité à transcender les limites de sa propre espèce et à interagir avec des êtres d’autres mondes. Mais ceci est aussi vrai de tel animal singulier ou de tel arbre sortant de la norme, ceux-ci pouvant être eux aussi considérés comme « des intermédiaires privilégiés de relations entre les humains et les esprits. »xi
« Les Tuva mettent en question l’appartenance de l’individu insolite à son espèce et lui prêtent la faculté de se métamorphoser. Tout se passe comme si la classification de l’individu s’avérait fragile et peu significative au regard des propriétés riches et inattendues liées à son individualité singulière. (…) dans ce mode de raisonnement, on attribue plus de pouvoir causal à l’individualité (l’essence individuelle) qu’à la catégorie (l’essence d’espèce). »xii
De fait se crée alors la possibilité d’une communication chamanique entre les chamanes de différentes espèces ou même de différents règnes (humaines, animales, végétale, minérales…)
« Chaque espèce possède ses propres chamanes, et (…) la relation des chamanes humains avec les autres espèces se noue, surtout, avec les chamanes de ces espèces avec lesquelles il est allié. »xiii
Charles Stépanoff a montré que la diversité des discours des chamanes sur leurs propres pratiques exprime et traduit la singularité de leur personne même, la spécificité de leur « génie » propre. L’essentielle originalité de chaque chaman est une conséquence directe de leur essence même, de leur élection spécifique.
On naît chaman, on ne le devient pas.
C’est le Dieu lui-même qui, dans sa liberté vivante, choisit ses chamans.
Et de ce choix singulier, électif, découlent la possibilité de l’extase, la révélation, et ce qui s’ensuit. La « possession » par les esprits n’est que l’une des modalités, relativement secondaires, de l’élection, c’est-à-dire de la « descente » de l’esprit dans l’esprit du chaman.
C’est seulement dans cette « descente » que l’esprit peut véritablement « observer » l’esprit, et s’unir d’amour avec lui.
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iMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.338
iiMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.392
iiiLa ‘possession’ par les ‘esprits’ est une chose assez banale de par le monde. La véritable pierre de touche de l’initiation chamanique est la maîtrise de l’extase, et celle-ci implique des dangers réels pour le chaman. « Il y a une certaine « facilité » dans la « possession » qui contraste avec le caractère dangereux et dramatique de l’initiation et de la discipline chamanique » note Mircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.394, Note 1
ivCet idéogramme, 巫 , représente le lien 工 entre la terre et le ciel, créé par deux chamans qui dansent 从
vH. Maspéro. La religion chinoise dans son développement historique. p. 53-54. La Chine antique, Paris 1927, p.195 sq
viHenri Maspéro.La religion chinoise dans son développement historique. Édité par Paul Demiéville, dans les Mélanges posthumes sur les religions et l’histoire de la Chine, Bibliothèque de diffusion du Musée Guimet, Paris 1950.
vii« Qui génère la présence du Dieu en soi », selon le néologisme proposé par R. Gordon Wasson, in Persephone’s Quest. Entheogens and the Origins of Religion. Yale University Press, 1986
viiiHenri Maspéro.La religion chinoise dans son développement historique. Édité par Paul Demiéville, dans les Mélanges posthumes sur les religions et l’histoire de la Chine, Bibliothèque de diffusion du Musée Guimet, Paris 1950. p.29 (édition électronique des Classiques des sciences sociales, UQAM)
ixCf. Mircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.396
xCharles Stépanoff. Voyager dans l’invisible. Les techniques chamaniques de l’imagination. Ed. La Découverte. 2019, p.79
xiCharles Stépanoff. Voyager dans l’invisible. Les techniques chamaniques de l’imagination. Ed. La Découverte. 2019, p.81
xiiCharles Stépanoff. Voyager dans l’invisible. Les techniques chamaniques de l’imagination. Ed. La Découverte. 2019, p.81
xiii Eduardo Viveiros de Castro. Métaphysiques cannibales, PUF, 2009, p. 121 cit. Par Ch. Stépanoff in op.cit. p.81-82
Le chaman est « le grand maître de l’extase »i explique Mircéa Eliade. Il est le virtuose de la transe pendant laquelle son âme quitte le corps pour monter au Ciel ou descendre dans les Enfers, selon les cas. Il communique alors avec les morts, les démons, les « esprits » de la Nature, ou Dieu même.
L’expérience mystique des chamans a été observée dans tous les continents, sous toutes les latitudes. D’ailleurs, les vols extatiques, les ascensions célestes, les descentes aux Enfers ont été accessibles à l’humanité archaïque depuis des époques fort reculées. Bien avant Homo sapiens, les premiers hominidés en faisaient certainement l’expérience répétée. En témoigne le fait, que de nos jours encore, les grands animaux eux-mêmes (primates, rennes, éléphants, félins) connaissent régulièrement des formes de transes cataleptiques, en ingérant sciemment des plantes hallucinogènes, présentes dans leurs habitats.
Que se passe-t-il exactement pendant une (véritable) transe ?
« Un chaman est un homme qui a des rapports concrets, immédiats avec les dieux et les esprits : il les voit face à face, il leur parle, les prie, les implore. »ii
Les chamans ne voientpas seulement les esprits, ils participent à leur nature spirituelle, ils deviennent eux-mêmes des ‘esprits’, ils sont un esprit parmi ceux des morts.
Ayant pris part aux expéditions de Thulé de 1902 à 1904, Knud Rasmussen rapporte que chez les Eskimos Iglulik, le chaman Aua sent dans son corps et son cerveau une ‘lumière céleste’ qui émane en quelque sorte de son être entier ; bien qu’inaperçue des humains, cette ‘lumière’ est visible de tous les esprits de la terre, du ciel et de la mer.iii
L’expérience profondément mystique d’une ‘lumière intérieure’ est aussi rapportée par les Upaniṣad qui la nomment précisément de cette façon (antar jyotih), expression également reprise par le Livre des morts tibétain.
L’extase, qu’elle soit chamanique, védique ou lamaïque, peut n’être pas dépourvue de dangers, s’accompagnant alors d’accès de terreurs indicibles, et du sentiment d’une mort imminente, aux aguets.
« The methods of attaining magic power lay particular stress on the inexplicable terror that is felt when one is attacked by a helping spirit, and the peril of death which often attends initiation. »iv
Cette « inexplicable terror » est en fait assez aisément ‘explicable’, si l’on considère que le chaman affronte en personne les plus grands mystères qui soient, ceux qui touchent à la nature du divin, à l’essence même de l’esprit, de la vie et de la mort, et que, pour s’en approcher, il doive mettre en jeu sa vie même, pour les vivre pleinement au risque de la mort.
Le chaman est capable d’abandonner réellement la condition humaine. Il est capable, en un mot, de « mourir », dans un sens bien réel, accompli, bien que la plupart du temps, il soit aussi capable de revenir du monde des esprits, et de redescendre, épuisé, mais vivant, dans le monde des hommes.
L’extase est « l’expérience concrète de la mort rituelle, ou, en d’autres termes, du dépassement de la condition humaine, profane. Le chaman est capable d’obtenir cette ‘mort’ par toutes sortes de moyens, des narcotiques et du tambour à la ‘possession’ par des esprits. »v
Le chamanisme est sans aucun doute la plus ancienne ‘religion’ du monde. Mais les grandes religions monothéistes, qui n’ont jamais que deux ou trois millénaires d’existence, relatent des expériences similaires parmi leurs prophètes et autres élus.
Quand Moïse monta au ciel, les anges « tremblèrent », écrit Baruch Ben Neriah dans son Apocalypse. C’est alors que l’Éternel le combla de sa sagesse.
« Ceux qui avoisinent le trône du Très-Haut tremblèrent quand Il prit Moïse près de lui. Il lui enseigna les lettres de la Loi, lui montra les mesures du feu, les profondeurs de l’abîme et le poids des vents, le nombre des gouttes de pluie, la fin de la colère, la multitude des grandes souffrances et la vérité du jugement, la racine de la sagesse, les trésors de l’intelligence, la fontaine du savoir, la hauteur de l’air, la grandeur du Paradis, la consommation des temps, le commencement du jour du jugement, le nombre des offrandes, les terres qui ne sont pas encore advenues, et la bouche de la Géhenne, le lieu de la vengeance, la région de la foi et le pays de l’espoir. »vi
La Jewish Encyclopaedia (1906) estime que l’auteur de l’Apocalypse de Baruch était un Juif maîtrisant la Haggadah, mais qu’il connaissait aussi la mythologie grecque, les enseignements gnostiques et la sagesse venant de l’Inde. En témoigne l’allusion faite à l’oiseau Phénix, compagnon du soleil, image similaire au rôle de l’oiseau Garuda, compagnon du dieu Vishnou.
Aux premiers siècles de notre ère, les temps étaient propices à la recherche et à la fusion d’idées et d’apports venant de cultures et de pays divers.
Le judaïsme n’échappa pas à ces influences venues d’ailleurs.
Les éléments de la vie de Moïse, dont l’Apocalypse de Baruch rend compte, sont attestés par d’autres auteurs juifs, comme Philon et Josèphe, et avant eux par le Juif alexandrin Artanapasvii.
Or ces traits ne se retrouvent pas dans les Écritures bibliques. Ils s’inspirent en revanche de la Vie de Pythagore, telle que rapportée par la tradition alexandrine.
On peut aisément constater que la description de la descente de Moïse aux Enfers est calquée sur la descente de Pythagore dans l’Hadès. Isidore Lévy fait à ce propos le diagnostic suivant : « Ces emprunts du judaïsme d’Égypte aux Romans successifs de Pythagore ne constituent pas un fait superficiel de transmission de contes merveilleux, mais révèlent une influence profonde du système religieux des pythagorisants : le judaïsme alexandrin, le pharisaïsme (dont la première manifestation ne paraît pas antérieure à l’entrée en scène d’Hérode) et l’essénisme, offrent, comparés au mosaïsme biblique, des caractères nouveaux, signes de la conquête du monde juif par les conceptions dont la légende de Pythagore fut l’expression narrative et le véhicule. »viii
La fusion multi-culturelle de ce genre de thèmes se manifeste par les fortes proximités et analogies entre les légendes de Pythagore et de Zoroastre, et les légendes attachées par la littérature juive à Moïse, aux « voyages dans l’Autre Monde » et aux « visions infernales » qu’elle rapporte.
Ces légendes et ces récits sont manifestement empruntés dans tous leurs détails à la « katabase pythagorisante » dont Lucien et Virgile ont décrit les péripéties.
Le schéma de cette katabase a été reprise pour caractériser nombre de grandes figures du judaïsme :
Moïse est conduit à travers l’Éden et l’Enfer.
Isaïe est instruit par l’Esprit de Dieu sur les cinq régions de la Géhenne.
Élie est mené par l’Ange.
L’Anonyme du Darké Teschuba est accompagné par Élie.
Josué, fils de Lévi, est emmené par les Anges (ou par Élie).
Ces thèmes reproduisent celui du Visiteur de la Katabase de Pythagore.
Ces similitudes et influences trans-culturelles s’étendent aux visions divines et à la nature même de l’âme.
Dans la langue du Zend Avesta, qui correspond au texte sacré de l’antique religion de l’Iran ancien, la « Gloire Divine », celle-là même que Moïse a vu « de dos », est nommée Hravenô.
James Darmesteter, spécialiste du Zend Avesta, rapporte d’une manière détaillée la façon dont les Zoroastriens décrivaient la venue de leur prophète. Ce récit n’est pas sans évoquer d’autres naissances virginales, rapportées par exemple dans la tradition chrétienne:
« Un rayon de la Gloire Divine, destiné par l’intermédiaire de Zoroastre à éclairer le monde, descend d’auprès d’Ormuzd, dans le sein de la jeune Dughdo, qui par la suite épouse Pourushaspoix. Le génie (Frohar) de Zoroastre est enfermé dans un plant de Haoma que les Amshaspand transportent au haut d’un arbre qui s’élève au bord de la rivière Daitya sur la montagne Ismuwidjar. Le Haoma cueilli par Pourushaspo est mélangé par ses soins et par ceux de Dughdo à un lait d’origine miraculeuse, et le liquide est absorbé par Pourushaspo. De l’union de la dépositaire de la Gloire Divine avec le détenteur du Frohar, descendu dans le Haoma, naît le Prophète. Le Frohar contenu dans le Haoma absorbé par Pourushaspo correspond à l’âme entrée dans le schoenante assimilé par Khamoïs (=Mnésarque, père de Pythagore), et le Hravenô correspond au mystérieux élément apollinien »x.
L’être spirituel de Zoroastre possède deux éléments distincts, le Hravenô, qui est la partie la plus sublime, et même proprement divine, de l’esprit et le Frohar, principe immanent contenu dans le Haoma.
On peut en inférer que Hravenô et Frohar correspondent respectivement aux concepts grecs de Noos et de Psychè : « l’esprit » et « l’âme ». Les équivalents hébreux sont Néphesh et Ruah.
On voit clairement que, pendant plusieurs millénaires, et couvrant une aire géographique allant du bassin de l’Indus à la vallée du Nil, une intuition commune, partagée, a réuni les religions de l’Inde, de l’Iran, d’Israël, de l’Égypte, de la Grèce autour d’une même idée : celle de la « descente » sur terre d’un être « envoyé » par le Dieu, un Dieu différemment nommé suivant les langues et les cultures.
Quant aux chamans, on aura compris qu’ils n’ont pas attendu la visite de tels « envoyés », depuis les dizaines ou les centaines de milliers d’années de leur présence active sur cette terre… Ils ont choisi, quant à eux, une voie directe. Ils sont montés aux Cieux sans attendre, pour venir à l’aide de leurs tribus et leur transmettre des enseignements immémoriaux, touchant à la nature ultime de l’esprit, qu’il soit humain ou divin.
Sans doute le chamanisme a-t-il été, et continue d’être, une approche fondamentale du divin, à la portée de tous les peuples, sans exception, et à toutes les époques.
Il faut en conclure que les grandes religions monothéistes n’en ont certes pas le monopole, et qu’elles n’ont aucune précellence quant à la question du Mystère.
Elles ne sont que l’un des modes de son approche. Et rien n’assure qu’elles n’en gardent le privilège (tout relatif) à l’avenir.
Il est fort vraisemblable, et même sans doute inévitable, que, dans le futur, d’autres manières encore de révélation se fassent connaître parmi les hommes.
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i Mircéa Eliade. Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.21
ii Mircéa Eliade. Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.85
iiiKnud Rasmussen. Intellectual Culture of Iglulik Eskimos. Report of the Fifth Thule Expedition (1921-1924). Vol. VII. N° 1 Copenhagen, 1929
ivKnud Rasmussen. Intellectual Culture of Iglulik Eskimos. Report of the Fifth Thule Expedition (1921-1924). Vol. VII. N° 1 Copenhagen, 1929, p.121
v Mircéa Eliade. Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968, p.90-91
vi Baruch Ben Neriah, Apocalypse de Baruch . Ch. 59, 3-11. Texte écrit par peu après la seconde destruction du Temple, en 70 ap. J.-C.
viiArtapanas (ou Artapanus) était un historien juif qui vivait à Alexandrie entre le 3ème et le 2ème siècle avant notre ère. Son œuvre ne nous est pas parvenue, mais Eusèbe de Césarée et Clément d’Alexandrie en citent plusieurs extraits.
viii Isidore Lévy. La légende de Pythagore de Grèce en Palestine, 1927
ixCe nom avestique évoque évidemment le nom védique Puruṣa, qui est celui de la figure de « l’Homme », c’est-à-dire l’Homme-Dieu, présent dans le Véda et dans les Upaniṣad.
Il y a plus de 2300 ans, l’historien juif Artapanusi, vivant à Alexandrie sous les Ptolémée, a déclaré que Moïse et Hermès Trismégiste n’étaient qu’une seule et même personneii.
Cette thèse provocante était déjà alors sans doute sujette à controverse. Mais c’était surtout un symptôme piquant de la capacité des cultures à favoriser des relations symbiotiques avec leurs voisines.
Toujours, y compris maintenant, les idées les plus révolutionnaires, les plus stimulantes, sont possibles, quand règne la liberté de l’esprit de recherche.
Qu’il eût été ou non Moïse, Hermès Trismégiste était un personnage tout à fait remarquable. Près de deux mille ans avant Blaise Pascal, c’est Hermès qui a frappé cette fameuse formule, citée dans L’Asclépius: « Dieu, un cercle spirituel dont le centre est partout, la circonférence nulle part. »
Son Poimandrès ne manque pas non plus de m’émouvoir par son ampleur de vue, et la puissance prophétique de ses intuitions. Il commence ainsi :
« Je réfléchissais un jour sur les êtres; ma pensée planait dans les hauteurs, et toutes mes sensations corporelles étaient engourdies comme dans le lourd sommeil qui suit la satiété, les excès ou la fatigue. Il me sembla qu’un être immense, sans limites déterminées, m’appelait par mon nom et me disait : Que veux-tu entendre et voir, que veux-tu apprendre et connaître?
— Qui donc es-tu, répondis-je? — Je suis, dit-il, Poimandrèsiii, l’intelligence souveraine. Je sais ce que tu désires, et partout je suis avec toi. — Je veux, répondis-je, être instruit sur les êtres, comprendre leur nature et connaître Dieu. — Reçois dans ta pensée tout ce que tu veux savoir, me dit-il, je t’instruirai.
A ces mots, il changea d’aspect, et aussitôt tout me fut découvert en un moment, et je vis un spectacle indéfinissable.»
Il y avait certainement du divin en Hermès, tout comme en Moïse. Aujourd’hui, rares sont les hommes de cette trempe. Cela rend-il notre monde plus difficile à vivre ? Moins ouvert à la puissance des possibles?
On est en droit de le penser si l’on accepte la définition du philosophe selon Platon, qui y voit un « initié ».
« Voilà pourquoi est seule ailée la pensée du philosophe ; car ces réalités supérieures auxquelles par le souvenir elle est constamment appliquée dans la mesure de ses forces, c’est à ces réalités mêmes que ce qui est Dieu doit sa divinité. Or c’est en usant droitement de tels moyens de se ressouvenir qu’un homme qui est toujours parfaitement initié à de parfaites initiations, devient, seul, réellement parfait. Mais comme il s’écarte de ce qui est l’objet des préoccupations des hommes et qu’il s’applique à ce qui est divin, la foule lui remontre qu’il a l’esprit dérangé ; mais il est possédé d’un Dieu, et la foule ne s’en doute pas ! »iv
Aujourd’hui comme hier, ignorant les lazzis de la foule, le vrai philosophe, l’initié, reste en son for intime, de façon extérieurement indécelable, tranquillement « possédé » par le Dieu.
Rien de mieux, pour comprendre l’essence d’une époque, que de se pencher sur les formes de «possession» (divine), sur les manières de « délirer », qu’elle condamne, ou celles que, de bon gré ou non, elle reconnaît.
Dans le Poimandrès, Hermès décrit son transport dans un corps immortel, et l’extase de son âme.
Dans le Banquet, Platon relate l’immersion des âmes purifiées dans l’océan de la beauté divine. Dans l’Épinomis, il explique comment l’âme peut être unie à Dieu, vivant alors en lui et par lui, plutôt que par elle-même.
Il est difficile de ne pas être frappé par la distance entre l’expérience de ces penseurs anciens et celle de la plupart de nos intellectuels et autres publicistes, au début du 21ème siècle.
A l’évidence, rares sont aujourd’hui ceux qui peuvent se faire en conscience quelque idée de ce que fut pour Moïse, pour Hermès, ou pour Socrate, l’expérience de l’extase, et plus rares encore ceux qui peuvent témoigner l’avoir vécue aujourd‘hui.
Les intellectuels « modernes » ont presque complètement coupé les ponts avec ces expériences multimillénaires. On voit parader dans les médias des porte-paroles de la foi X, de la religion Y ou de la spiritualité Z, s’autoproclamant gardiens de quelques « lois divines », et infligeant sermons et homélies, lançant anathèmes ou fatwas.
Le large domaine du « sacré » forme de nos jours une scène bruyante, brouillée, confuse, souvent violente et même sanglante.
Cette confusion cache à la fois une cécité largement répandue dans ses acteurs, et une opacité accrue du sens qu’ils sont censés avoir trouvé.
Le vrai mystère gît toujours dans les profondeurs, et il est bien plus obscur que la nuit, ou l’absence de clarté, qui entoure le monde de toutes parts.
Marsile Ficin, l’un des penseurs de la Renaissance qui a le mieux résisté à la dessiccation « moderne », alors déjà en gésine, a décrit un phénomène intéressant, le parcours de l’esprit saisi par l’objet de sa recherche :
« En aimant ardemment cette lumière, même obscurément perçue, ces intelligences sont complètement embrasées par sa chaleur, et une fois embrasées, ce qui est le propre de l’amour, elles se transforment en lumière. Fortifiées par cette lumière, elles deviennent très facilement par l’amour la lumière même qu’elles s’efforçaient auparavant de suivre du regard. »v
Ficin semble parler d’expérience, et avoir vu cette lumière par lui-même. Il indique qu’il y a neuf degrés de contemplation possibles de Dieu. Trois sont en rapport avec sa bonté, trois sont relatifs à sa sagesse, et trois sont en lien avec sa puissance. Mais ces modes d’approche ne sont pas équivalents.
« Nous craignons la puissance de Dieu, nous cherchons sa sagesse, nous aimons sa bonté. Seul l’amour de sa bonté transforme l’âme en Dieu »vi, résume-t-il brièvement.
Mais pourquoi tous ces « degrés », demandera-t-on, s’il n’y en a qu’un d’efficace ?
Il y a des degrés parce que la montée est longue, ardue. Quant à la symbolique du nombre 9, elle est ancienne. Il se rencontre chez Virgile. « Le Styx, s’interposant neuf fois, les enferme ».vii
On trouve aussi l’idée que le Ciel comporte neuf sphères, selon certaines expériences chamaniquesviii. Bien d’autres exemples pourraient être cités.
A travers Marsile Ficin, qui les admirait, Hésiode, Virgile, Ovide, Hermès, Platon, vivaient encore au milieu de la Renaissance, et lui donnaient un air d’âge d’or, un âge pendant lequel les mystères pouvaient encore être contemplés, quoique de loin, et par procuration.
L’intelligence des hommes est petite et faible. Rêver aujourd’hui à nouveau d’un tel âge d’or, c’est croire à un possible saut, un immense bond, peut-être d’une autre nature, et selon d’autres voies, vers où, vers quoi ?
Vers une vision complètement renouvelée de la nature du mystère dans lequel nous sommes plongés.
Et même vers l’amorce d’un petit pas sur le chemin de sa compréhension un peu augmentée.
Le témoignage des grands anciens est précieux, à cet égard. Ils disent qu’une telle compréhension, fût-elle partielle, a été possible. Ils laissent entendre que cette expérience est toujours ouverte à quiconque entreprend ce voyage avec détermination. Il faut aussi compter sur les forces de la symbiose universelle pour aider à franchir les étapes difficiles qui attendent ces Argonautes. Orphée avait prévenu : « Impossible de forcer les portes du royaume de Pluton ; à l’intérieur se trouve le peuple des songes. »ix
Mais ces portes peuvent aussi s’ouvrir, comme par magie. Orphée a livré sa méthode : se fier à l’inspiration, c’est-à-dire aux Muses.x
Pour ceux qui auraient une sensibilité aux puissances immanentes, à la manière de Spinoza, ou dans l’esprit du shinto, on peut aussi invoquer la « substance universelle », la puissance propre à Pan :
« J’invoque Pan, substance universelle du monde, du ciel, de la mer profonde, de la terre aux formes variées et de la flamme impérissable. Ce ne sont là que des membres dispersés de Pan. Pan aux pieds de chèvres, Dieu vagabond, maître des tempêtes, qui fais rouler les astres et dont la voix figure les concerts éternels du monde, Dieu aimé des bouviers et des pasteurs qui affectionnent les claires fontaines, Dieu rapide qui habites les collines, ami du son, Dieu chéri des nymphes, Dieu qui engendres toutes choses, puissance procréatrice de l’univers. »xi
Pour ceux qui préfèrent se mettre en sûreté sous l’ombre de la Loi, Orphée a aussi concédé un signe :
« J’invoque la Loi divine, génie des hommes et des immortels ; déesse céleste, gubernatrice des astres, signe commun de toutes choses, fondement de la nature, de la mer et de la terre. Déesse constante, conservant les lois éternelles du ciel et lui faisant accomplir fidèlement ses immenses révolutions ; toi qui accordes aux mortels les bienfaits d’une vie prudente et qui gouvernes tout ce qui respire ; toi dont les sages conseils dirigent toutes choses selon l’équité, déesse toujours favorable aux justes, mais accablant les méchants de punitions sévères, douce déesse qui distribues les biens avec une délicieuse largesse, souviens-toi de nous et prononce notre nom avec amitié. »xii
Tous les moyens de navigation sont bons, pour qui connaît le cap. Mais sachons que le voyage ne fait jamais que commencer. Il n’a pas de fin. Il ne faut pas manquer d’imagination, d’espérance, de courage.
On en aura besoin pour franchir, le moment venu, ce pont « étroit comme un cheveu » qui relie ce monde avec les Cieux.xiii
La Katha Upaniṣad emploie une image plus coupante : « Il est malaisé de passer sur la lame effilée du rasoir, disent les poètes pour exprimer la difficulté du chemin ».xiv
Quel chemin ?
Celui qui mène au-delà de l’intelligence, puis au-delà du grand Soi.xv
Le chemin qui continue ensuite vers le non-manifestéxvi, et enfin, atteint l’Hommexvii.
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i Artapanus était un historien d’origine juive qui vivait à Alexandrie entre le 3ème et le 2ème siècle avant notre ère. Son œuvre ne nous est pas parvenue, mais Eusèbe de Césarée et Clément d’Alexandrie en citent plusieurs extraits.
x « Filles de Mnémosyne et de Jupiter foudroyant, ô Muses célèbres et illustres, déesses qui engendrez tous les arts, nourricières de l’esprit, qui inspirez de droites pensées, qui gouvernez avec sagesse les âmes des hommes et qui leur avez enseigné les sacrifices divins; Clio, Euterpe, Thalie, Melpomène, Terpsichore, Érato, Polymnie, Uranie et Calliope, venez avec votre mère auguste; venez auprès de nous et soyez-nous favorables, amenez-nous la Gloire toute puissante et la Sagesse. » Hymnes, LXXIII
xiiiCf. La vision de Saint Paul. C’est une image que l’on trouve aussi chez les mystiques arabes (Cf. Miguel Asin Palacios, La escatologia musulmana en la Divina Comedia. Madrid, 1943, p. 282, cit. In Mircéa Eliade. Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot.1968, p.376
xv« Le grand Soi (mahān ātmā) est le soi de l’intelligence (buddhi), le soi intérieur de la buddhi de tous les vivants en raison de sa parfaite grandeur. Il est le premier-né en dehors du non-manifesté, il a la nature de la conscience et de la non conscience (bodha-abodha), il est appelé le grand Soi, il est plus haut que l’intelligence. » (KaUB 1.3.11)
xvi« Le non-manifesté (avyakta) est le germe de tout l’univers, l’essence des noms et formes non-manifestés, la forme de la connexion de toutes les forces d’effet et de cause, il est nommé le non-développé, l’espace (ākāśa). » (KaUB 1.3.11)
xviiL’Homme, c’est Puruṣa : « Il est le plus subtil, du fait d’être cause de toutes les causes et le Soi intérieur de tout, il est une masse de pure conscience (cinmātraghana). » (KaUB 1.3.11)
Face à la sagesse originaire, immémoriale, éternelle, du Dieu un et suprême, la question se pose : que représente la conscience humaine ? Quel est son poids relatif ? S’est-elle un jour effondrée, par sa propre ‘faute’, et cette chute sans cesse ressassée est-elle la conséquence irréfléchie, imprévue, de quelque illusion originaire sur elle-même, une incapacité à connaître initialement son rang, sa nature et ses moyens?
Ou cette supposée ‘faute’ est-elle au contraire l’indication qu’une vie première, inchoative, initialement plongée dans une nuit profonde, habite les tréfonds de l’homme, mais gagne peu à peu une sorte de hauteur, d’où elle peut commencer à s’observer elle-même, d’un peu plus haut qu’elle-même, ne serait-ce que de ce point de vue auquel elle ne cesse de tenter de se hausser pour entr’apercevoir l’horizon ?
Dans la mythologie grecque, la figure d’Héraklès (nom qui signifie ‘la gloire d’Héra’, sans doute parce que l’épouse de Zeus finit par se réconcilier avec lui après l’avoir longtemps poursuivi de sa vindicte), fils de Zeus et de la mortelle Alcmène, pourrait être interprétée comme une métaphore de la conscience luttant contre les puissances des ténèbres, et s’efforçant par tous les moyens de monter vers la lumière supérieure. Les différents monstres qu’Héraklès combattit et vainquit représentent toutes les sortes de puissances négatives qui menacent la liberté humaine, dont la mort elle-même.
Du point de vue anthropologique, Héraklès est donc un prototype du Sauveur de l’humanité. Du point de vue de la mythologie grecque, il est un précurseur de Dionysos et, si on extrapole à l’univers sémitique, du Messie Jésus. A la différence de celui-ci, mais à la semblance de celui-là, Héraklès souffrit d’une « maladie sacrée » (morbus sacer, ἱερὰ νόσος) qui désignait chez les anciens l’épilepsie, expression qui pouvait aussi désigner l’expérience d’états extatiques de la conscience.
Sa mort fut paroxystique, et pourrait être qualifiée de « passion » (en quelque sorte crypto-christique). Ce moment ultime fut aussi celui de sa « transfiguration », pour reprendre le mot (Verklärten) que Schiller emploie dans son poème Das Ideal und das Leben.
Schiller y décrit comment Héraklès « se jeta vivant, pour délivrer ses amis, dans la barque du nautonier des morts. Tous les fléaux, tous les fardeaux de la terre, la ruse de l’implacable déesse les accumule sur les épaules dociles de l’objet de sa haine, jusqu’à ce que sa course s’achève… »i
Le sacrifice du Héros préparait l’envol du Dieu, mais devait d’abord s’achever dans les flammes de l’holocauste volontaire.
« … le Dieu, dépouillé du terrestre, Se sépare, embrasé, de l’Homme Et boit l’air léger de l’éther. Heureux de cet envol nouveau et inhabituel, Il s’élance vers le haut, tandis que de la vie terrestre Le rêve pesant sombre, et sombre, et sombre. Les harmonies de l’Olympe accueillent Le Transfiguré dans le palais Kronien, Et la Divinité aux joues de rose Lui tend la coupe en souriant. »ii
Héraklès se jette dans les flammes, il doit consumer totalement dans le feu tout ce qui est Homme en lui, pour enfin se transfigurer en Dieu. « Ce qui en lui est divin », τὸ ἐν αὐτῷ θεῖον, doit être purifié par le feu et sortir de la fournaise, comme l’or du creuset.
Par son sacrifice et sa mort, Héraklès fut divinisé. C’est le seul et unique fils de Zeus à avoir connu un tel destin, parmi tous les fils que Zeus engendra avec des mères mortelles.
Sa figure peut s’interpréter comme étant le symbole originaire d’un Dieu se sacrifiant pour libérer et sauver l’Homme.
La conscience humaine, on l’a dit, ne cesse de lutter contre des puissances ténébreuses, dont elle veut se libérer. Mais elle ne peut s’en affranchir que si elle renonce à tout ce qu’elle a été, pour enfin oser se surpasser. Héraklès montre la voie. Le sacrifice ultime est aussi la voie de la libération, l’accomplissement du surpassement, suivi de la « transfiguration ».
La conscience peut s’inspirer d’Héraklès comme modèle. Elle peut aussi s’inspirer du destin analogue d’une autre figure mythologique, Dionysos.
Dionysos, dans la mythologie grecque, apparut plus tard qu’Héraklès. Il était comme lui, fils de Zeus et d’une mortelle, Sémélé. Il connut lui aussi la folie divine, et le supplice (le démembrement et la dévoration par les Titans). Il fut cependant reconnu d’emblée comme Dieu sans avoir subi l’épreuve du feu, du fait sans doute de sa gestation dans la cuisse de Zeus, après la mort tragique de sa mère (dans le feu divin). Il n’eut pas à subir l’épreuve du feu, car, dès sa conception, c’est sa mère mortelle, Sémélé, qui avait été embrasée par la vision de la gloire de Zeus, jusqu’à sa consumation finale. Dionysos apparut aussi comme un Dieu extatique, dément, se plaçant hors de tous les canons habituels de la divinité (dont Apollon, par contraste notable, figurait la tranquille apogée). S’il ne brûla pas, il jeta cependant au feu ses propres enfants et ceux de son frère Iphiklès.
La conscience humaine ne cesse de se confronter à ses mythes, de quelques cultures qu’ils viennent et à leurs lointaines conséquences. Elle devra faire face au fait que l’un de ses ‘sauveurs’, Héraklès, a dû être consumé par les flammes, et qu’un autre, Dionysos, a failli être consumé dans le ventre de sa mère, et qu’il a été effectivement dépecé par les Titans. Quels destins tragiques pour des Dieux sauveurs ! La conscience humaine est en droit de s’interroger. Les Dieux ne se révèlent-ils pas ainsi en quelque sorte effectivement quoique passagèrement « mortels », même si dans cette « mort » subie, réelle ou symbolique, ils trouvent la voie de leur transfiguration.
Une question plus large, plus terrible, pouvait alors hanter la conscience humaine, bien avant que Nietzsche l’ait popularisée plus de deux millénaires plus tard, celle de la mort des Dieux.
Dans le Prométhée enchaîné, Eschyle (525-456 av. J.-C.) visa le Dieu suprême lui-même. Il fait prédire à Prométhée le déclin et l’obsolescence du grand Zeus même.
« Révère, prie, flatte le puissant du jour. Pour moi, Zeus me soucie moins que rien. Qu’il agisse, qu’il commande à son gré pendant ce court laps de temps ; il ne commandera pas longtemps aux Dieux. »iii
Et le Prométhée d’Eschyle affirme aussi l’humiliation à venir de Zeus.
« J’affirme que Zeus, si orgueilleux qu’il soit, sera humble un jour, vu le mariage auquel il s’apprête, mariage qui le jettera à bas du pouvoir et du trône et le fera disparaître du monde. Il verra alors s’accomplir de tout point la malédiction que lança contre lui son père Kronos, le jour où il tomba de son trône antique. »iv
Cette idée particulièrement subversive fut fameusement mise en scène par Plutarque avec l’annonce de la mort du grand Pan dans son traité De defectu oraculorum (« Pourquoi les oracles ont cessé ») :
« Comme ils étaient vers le soir auprès des îles Echinades , le vent tomba tout à coup , et le navire fut porté par les flots auprès des îles de Paxas . Tous les voyageurs étaient bien éveillés , et plusieurs même passaient le temps à boire, lorsque tout à coup on entendit une voix qui venait du côté des îles , et qui appelait Thamus avec tant de force, que tout le monde en fut surpris. Ce Thamus était un pilote égyptien que très peu d’entre les passagers connaissaient de nom. Il se laissa appeler deux fois sans répondre ; à la troisième, il répondit . Alors celui qui l’appelait , renforçant sa voix, lui dit : « Lorsque tu seras à la hauteur de Palodès , annonce que le grand Pan est mort . » Épitherse nous racontait que tous les voyageurs, effrayés, délibérèrent s’il fallait obéir à cet ordre , ou ne pas l’exécuter. Thamus déclara que si le vent soufflait lorsqu’il serait à la hauteur indiquée, il passerait sans rien dire ; mais que si le calme les retenait, il s’acquitterait de l’ordre qu’il avait reçu . Quand le vaisseau fut auprès de Palodès, le vent tomba, et le calme le surprit de nouveau . Alors Thamus monta sur la poupe du vaisseau , et le visage tourné vers la terre, il cria, comme il l’avait entendu, que le grand Pan était mort. A peine eut-il prononcé ces mots, qu’on entendit des gémissements comme de plusieurs personnes surprises et affligées. »v
Une malédiction transcendantale semble poursuivre les Dieux autant et même davantage que les hommes. Mais il faut se persuader que c’est cette malédiction même qui permet de fonder les royaumes divins et d’y inviter les humains.
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iF. Schiller, Poésies, « L’Idéal et la Vie » (Das Ideal und das Leben). Trad. Ad. Régnier. Hachette, Paris, 1859, p.298-299
ii«Schiller conclut ainsi Das Ideal und das Leben :
Bis der Gott, des Irdischen entkleidet,
Flammend sich vom Menschen scheidet
Und des Äthers leichte Lüfte trinkt.
Froh des neuen, ungewohnten Schwebens,
Fließt er aufwärts, und des Erdenlebens
Schweres Traumbild sinkt und sinkt und sinkt.
Des Olympus Harmonien empfangen
Den Verklärten in Kronions Saal,
Und die Göttin mit den Rosenwangen
Reicht ihm lächelnd den Pokal. »
Traduction Ad. Régnier, Hachette, Paris, 1859, p.298-299, adaptée et modifiée par mes soins.
iiiEschyle. Prométhée enchaîné. v. 938-943. Traduction du grec par Émile Chambry
ivEschyle. Prométhée enchaîné. v. 900-905. Traduction du grec par Émile Chambry
vPlutarque. Pourquoi les oracles ont cessé. Ch. 17. Traduction du grec par Ricard. Oeuvres morales de Plutarque. Tome II, Paris, 1844, p.313
Platon affirme que les plus anciens habitants de la Grèce, les Pélasges, ont donné à leurs premiers dieux le nom de ’coureurs’, θεούς, nom qui vient du verbe θέω, théo, ‘courir’. Ils voyaient en effet leurs dieux stellaires et planétaires ‘courir’ en permanence à travers le ciel.
« Les hommes qui, les premiers, ont vécu en Hellade n’ont connu d’autres dieux que ceux-là mêmes qui, maintenant, sont ceux de la plupart des Barbares : Soleil, Lune, Terre, Astres, Ciel. Aussi, du fait qu’ils les voyaient tous s’élancer dans une course sans fin, théonta, ils sont partis de cette propriété-là, propriété de ‘courir’, théïn, pour les dénommer ‘dieux’, théoï. »i
Le Cratyle est réputé abonder en étymologies un peu fantasques, servant par là la verve et l’ironie platoniciennes. Dans le cas du verbe θέω, théo, que l’on vient d’évoquer, celui-ci a en réalité deux significations fort différentes : ‘courir’ et ‘briller’.
La première acception (« courir; se précipiter; s’étendre, se développer ») est celle sur laquelle s’appuie Platon pour établir un lien entre le nom donné aux dieux par les Pélasges et la nature céleste et stellaire des puissances divines. Selon le dictionnaire étymologique de Chantraine, cette acception du verbe θέω est d’ailleurs liée étymologiquement au sanskrit dhavate, « couler ».
La seconde acception de θέω, théo, « briller », est également compatible avec la manière antique de se représenter l’essence divine. Elle se rapproche d’ailleurs aussi d’une autre racine sanskrite, dyaus, द्यौष्, qui est à l’origine du mot ‘dieu’, et du nom Zeus lui-même. Dans le Véda, le mot ‘dieu’ (deva) signifiait proprement le « Brillant ».
Dans le Cratyle, Platon a sans doute voulu mettre l’accent sur la capacité du divin à se mouvoir, plutôt que sur celle de briller.
J’aimerais un instant me consacrer cette idée du « mouvoir » divin, et la pousser à ses limites.
Le premier polythéisme fut cette religion astrale que Schelling avait nommé le ‘sabéisme’ en référence à l’idée de multitude que ce nom porte en lui.
« Cette religion astrale qui est reconnue universellement et sans conteste, comme la première et la plus ancienne de l’espèce humaine, et que je nomme Sabéisme, de saba, l’armée, et en particulier l’armée céleste, s’est identifiée par la suite avec l’idée d’un royaume d’esprits rayonnant autour du trône du suprême roi des cieux, qui ne voyait pas tant dans les étoiles des dieux, qu’inversement dans les dieux des étoiles. »ii
Le mot saba que Schelling évoque sans plus de précisions, est en fait le mot hébreu צָבָא, tsaba’, « armée ». Ce mot est effectivement employé dans la bible hébraïque pour dénoter les étoiles, tsaba ha-chamaïm, comme étant métaphoriquement « l’armée du ciel » (Jér. 33,22), expression qui s’applique pour désigner aussi le soleil, la lune et les astres (Deut. 4,19). Elle s’applique également aux anges considérés cette fois au sens propre comme constituant ‘l’armée du ciel’ (1 Rois 22,19). L’expression « les armées d’en-haut » צְבָא הַמָּרוֹם , tseba ha-marom, est employée par Isaïe, mais dans un sens fort paradoxal. Pour Isaïe, ces armées d’en-haut ne serviront pas in fine à YHVH pour punir les rois de la terre, mais seront elles-mêmes, tout autant que ces derniers, l’objet de son courroux : « En ce jour, YHVH châtiera les armées du ciel au ciel et les rois de la terre sur la terre. » (Is. 24,21).
Il reste cependant que, dans la Bible hébraïque, l’Éternel est bien appelé « YHVH des armées » (YHVH Tsebaoth), ou encore « Seigneur des armées » (Elohim Tsebaoth), et même « YHVH Seigneur des armées » (YHVH Elohim Tsebaoth).
La question demeure : de quelles armées s’agit-il, qui, quant à elles, échapperaient à la colère de YHVH ?
De tout cela, il ressort une sorte de continuité historique, et même en un sens philosophique, entre les considérations primitives des religions anciennes sur les « armées divines », et la manière dont celles-ci furent rassemblées plus tard sous l’autorité et la loi de YHVH dans la tradition hébraïque.
Dans le monde grec, Homère avec l’Iliade et l’Odyssée, et Hésiode avec sa Théogonie, ont mis en scène avec leur génie propre la vie intense, exubérante et multiple des Dieux, et notamment leurs combats internes, leur guerre contre les Titans.
Mais cette multiplicité apparente recouvre aussi un mystère. Le polythéisme homérique présente une autre face, moins apparente, mais bien réelle, celle de l’unité interne, compacte, du plérôme divin, lequel pointe implicitement et ésotériquement vers l’Un, sous la figure exotérique de la multiplicité.
L’unité du divin, en tant qu’il est appelé l’Un, a d’ailleurs été théorisée très tôt par des philosophes présocratiques, comme Héraclite, Parménide, Empédocle.
Héraclite a, par exemple, ces formules irréfutables: « L’Un, le seul sage, ne veut être appelé et veut le nom de Zeus »iii, et « Loi aussi, obéir à la volonté de l’Un. »iv
Il a aussi dit ceci, qui lui valut l’épithète d’Obscur :
Son ‘obscurité’ venait peut-être de sa haute conscience du caractère ésotérique des vérités touchant au divin :
« Le Logos, ce qui est, toujours les hommes sont incapables de le comprendre, aussi bien avant de l’entendre qu’après l’avoir entendu pour la première fois. »vi
Quant à lui, Parménide fut le premier philosophe peut-être à associer la Divinité à l’idée même de l’Être.
« Mais il ne reste plus à présent qu’une voie
Dont on puisse parler ; c’est celle du ‘il est’. »
Il affirme l’existence de l’être et réfute celle du non-être.
« Viens, je vais t’indiquer – retiens bien les paroles
Que je vais prononcer – quelles sont donc les seules
Et concevables voies s’offrant à la recherche.
La première, à savoir qu’il est et qu’il ne peut
Non être, c’est la voie de la persuasion,
Chemin digne de foi qui suit la vérité ;
La seconde, à savoir qu’il n’est pas, et qu’il est
Pour sa part, Empédocle, au premier livre de sa Physique, propose une analyse qui allie dialectiquement l’Un et le Multiple:
« Mon propos sera double. En effet, tantôt l’Un
Augmente jusqu’au point d’être seul existant
A partir du Multiple ; et tantôt de nouveau
Se divise, et ainsi de l’Un sort le Multiple. »viii
Bien avant les philosophes présocratiques, à l’époque archaïque, la conscience des hommes était sans doute elle-même encore complètement indivise, fondamentalement unifiée, et unitaire. L’idée même de multiplicité divine n’avait sans doute pas alors de sens, comparée à l’intuition immédiate de l’unité tout entière du monde, de l’unité intrinsèque du monde des hommes, de la nature et de l’esprit.
On vénérait par exemple en ces temps anciens des pierres brutes en guise d’images sacrées. Ce culte originaire du divin, le symbolisant sous la forme d’une matière informe mais ‘première’, lithique, inaltérable, correspondait à une sorte de conscience immanente, sourde, mais aurorale, de la présence divine comme forme unitaire, non encore divisée, éclatée, multipliée.
On peut ainsi poser qu’à l’origine, pour autant que cette formulation ait quelque valeur, la première religion des hommes fut nécessairement et profondément tournée vers l’intuition mêlée de l’Un et du Tout.
Ce n’est que bien plus tard que l’érection cultuelle et contemplative de sculptures individuées, détachées de la muraille des cavernes ou de la masse des montagnes, ainsi que la mise en scène d’idoles faites de mains d’hommes, qui fussent pleinement visibles, tangibles, correspondirent à une nouvelle étape de la conscience religieuse.
De par l’élévation publique de ces artefacts, on prit alors une conscience plus profonde de l’existence même du mystère, lui-même celé dans l’invisible.
Par là sans doute la conscience se fit aussi plus libre, parce qu’elle devint de plus en plus consciente de sa capacité à appréhender la nature mystérieuse de l’existence du divin, derrière l’apparence des symboles.
Elle se mit à considérer toujours plus attentivement la nature de ce mystère, et ce d’autant plus qu’elle l’avait placé en face d’elle, sous les espèces de symboles visibles, et donc en cela nécessairement impuissants à montrer ce qui, du mystère, restait toujours caché, celé, enfoui.
La conscience commença dès lors à se diviser, en tant qu’elle oscillait entre l’exotérisme du visible, accessible à tous, c’est-à-dire au commun des mortels, et l’ésotérisme de l’indicible, de l’ineffable, qu’il ne fut donné qu’à de rares initiés de concevoir et contempler.
Pour le reste des hommes, non initiés aux Mystères, les représentations visibles, naturellement, firent proliférer les images d’un divin multiplié dans sa présence ici-bas. Elles lui donnèrent autant de caractères spécifiques, singuliers, vernaculaires, correspondant aux multiples besoins et aux innombrables vicissitudes de l’existence humaine.
Ce n’est que bien plus tard qu’apparurent d’autres formes plus abstraites, plus hautes, et qui venaient enrichir la conception un peu limitée inhérente à la seule idée de « l’Un ». Ces conceptions n’étaient certes pas censées décrire l’essence de l’Un même, mais elles étaient pourtant associées avec l’Un, et ceci avant même que la Création du monde ne fût. Ces formes abstraites, ces puissances divines associées à l’Un, s’appelaient la Sagesse, l’Intelligence ou la Finesse. La Bible hébraïque les nomme respectivement : חָכְמָה , ḥokhmah, בִינוּ , binah, עָרְמָה , ‘ormah.
Elle proclame aussi que cette Sagesse, cette Intelligence, cette Raison, furent créées par Dieu avant toutes choses :
« YHVH m’a créée au commencement de ses voies » יְהוָה–קָנָנִי, רֵאשִׁית דַּרְכּוֹ: (Prov. 8,22).
De ceci l’on apprend qu’il fut donc un temps où YHVH a « commencé de se mouvoir ». Il y a eu alors, avant que le monde soit, un autre « commencement » (rechit), un commencement du « cheminement » ou de la « mouvance » (darakh) de YHVH.
Ainsi, tout au commencement de l’histoire de la conscience humaine, il y eut l’intuition de l’embrassement de l’Un et du Tout. Puis, tant dans l’aire égyptienne ou grecque ou védique que dans le monde hébraïque, succéda à l’intuition sourde de l’unité divine et immobile du Tout, une autre idée du divin, celle d’un divin en mouvement, en action, dans ce monde-ci, comme dans le monde d’en-haut (et d’en-bas).
De tout cela, je propose de retenir ici une idée surplombante, une méta-idée, celle du dépassement continu de la conscience humaine, tant dans ses rapports au divin que dans son rapport avec elle-même.
Il nous reste maintenant à approfondir cette idée de dépassement de la conscience. Il reste à voir comment, dans tous ses états, la conscience toujours s’efforce de s’abandonner, de se résoudre à la perspective de son nécessaire surpassement, et cela dès l’origine, dès la création, et ensuite continûment, au cours des âges.
La conscience humaine, en essence, doit s’abandonner en conscience à l’idée de son nécessaire et continuel surpassement.
La question que l’on pourrait se poser philosophiquement serait aussi de savoir ce que veut exactement dire : s’abandonner au surpassement.
Avant que la conscience puisse effectivement se surpasser, elle doit se mettre d’abord dans les conditions propres à un possible surpassement, elle doit se rendre en quelque sorte elle-même surpassable, elle doit s’apprêter à accueillir en elle la puissance supérieure de quelque nouvelle idée.
Pour conclure, je déduis de tout cela que l’histoire des religions, et plus précisément l’histoire du divin dans la conscience humaine, est bien loin d’être terminée, et ne fait seulement que commencer.
Les prochaines étapes peuvent paraître impossibles ou utopiques. Elles sont pourtant, je le crois, aussi claires que mille soleils.
Un jour, s’établira sans aucun doute, sur cette planète minuscule et surpeuplée, une religion véritablement universelle, s’adressant à tout homme, sans considération de nations, de races ou d’héritages antérieurs.
Pour reprendre la parole du Psalmisteix, et l’appliquant métaphysiquement, réellement et universellement, un jour l’on dira que dans la Sion (véritablement idéale), tout homme y sera né.
Un jour les matérialistes et les idéalistes, les théistes et les athées, les croyants et les incroyants, seront enfin réunis autour de cette même idée : la conscience humaine n’a pas fini et ne finira jamais de se surpasser.
L’idée d’un Dieu éminemment « plastique » a été mise en scène chez les Grecs et les Latins. Zeus ou Jupiter pouvaient prendre toutes les formes, humaines, animales, végétales, ou même aquatiques (les Métamorphoses d’Ovide et celles d’Apulée les décrivent avec verve).
Le christianisme a repris cette idée et l’a menée aussi loin que possible. Il a transformé l’idée même de métamorphose. Il a fait de la mort du Dieu, de son absence, de son évidement (c’est-à-dire de sa « kénose »), la preuve paradoxale de sa Vie, de sa Présence, et de sa Gloire.
La « kénose » du Dieu, comme plastique du vide et de l’absence, s’initie par son « incarnation » et se conclut par son « sacrifice ».
Il y a deux mille ans, l’idée de la kénose divine fut d’emblée vue comme « folie pour les Grecs, scandale pour les Juifs », selon la formule de Paul.
Pour les Grecs comme pour les Juifs, Dieu ne pouvait se concevoir que dans toute sa gloire, qu’elle soit l’apothéose olympienne, ou la révélation messianique.
Quelle folie, en effet, qu’un Homme se disant ‘fils de Dieu’, paraisse un court instant sur cette Terre, pour y témoigner brièvement de son essence indicible devant quelques disciples, — dans l’indifférence des foules, les railleries des puissants, et la haine des zélotes. Quel scandale qu’une telle figure autoproclamée de la Présence finisse par être mise à mort sous les crachats et les cris de haine.
Quelle folie, quel scandale, pour la Raison et pour la Tradition, qu’un Dieu infini, éternel, soit réduit à l’état de loque pantelante, agonisant sur le bois, au milieu de criminels et de cadavres putréfiés. Les esprits forts, sûrs de leur suffisance, s’esclaffent, et les esprits religieux, conscients de leur Loi, se détournent, méprisants.
Paul, pour exprimer l’essence de ce scandale, de cette folie, a choisi le mot « kénose », du grec kenoein (vider), afin d’évoquer l’idée d’un Dieu entièrement « vidé » de lui-même.
La kénose est un acte de libre effacement de la divinité, en faveur des hommes. Dieu se vide, s’absente, se retire. Il laisse les hommes seuls, face à leurs responsabilités.
Mais pourquoi cet acte, ce retrait, ce vide, cette absence? Pourquoi cette dépossession du Soi divin?
D’un point de vue philosophique, l’idée même d’une kénose divine témoigne de la possibilité d’un espace et d’un temps d’absolue vacuité, – une vacuité infinie, transcendantale. Dieu s’absente entièrement de sa présence au monde.
Or la kénose n’est pas seulement réservée au divin. Elle peut s’appliquer à l’homme lui-même. On conçoit en théorie que l’homme puisse lui aussi se vider absolument de lui-même. Le ‘soi’ n’est pas apriori une substance immuable; le ‘moi’ peut disparaître plus ou moins, et même entièrement, en tant que « sujet ».
Un philosophe allemand (Hegel) a d’ailleurs multiplié les figures rhétoriques de l’évidement et de la sortie du sujet (humain) hors de soi. La langue allemande est riche de telles métaphores : Ent-zweiung, Ent-fremdung, Ent-aüsserung. Ces formes d’auto-négation, d’auto-anéantissement et d’auto-aliénation, prennent d’autant plus leur force et leur puissance quand on considère qu’elles ont été initiées par le Dieu même qui a créé et empli le monde, le Dieu qui l’a enveloppé de sa pensée et de sa parole.
En recyclant philosophiquement un concept si éminemment théologique, Hegel, si l’on en croit C. Malabou, a voulu souligner l’essence « kénotique » de la subjectivité moderne.
Cependant, deux siècles après Hegel, on ne voit plus très bien ce que le sujet moderne (et occidental), de plus en plus déchristianisé, mais toujours fort plein de lui-même, peut encore avoir en lui de potentiel « kénotique », et de puissance d’évidement.
Une autre hypothèse me semble préférable . On pourrait arguer que le sujet moderne est, quant à l’esprit, déjà « vide », ou en voie avancée d’évidement.
Si cela était, il faudrait se résoudre cependant à concéder que des hommes à l’âme déjà évidée, baignant dans une humanité passive, elle-même en voie d’évidement, ne peuvent se comparer avec un divin décidément, volontairement et transcendantalement évidé, un divin par essence caché, « kénotique ».
L’évidement humain (s’il existe) ne serait qu’une pâle image de la kénose divine, christique, laquelle représente (selon Hegel) la «vérité absolue ».
Quand le Christ vit ses derniers instants, quand une angoisse infinie l’étreint à l’approche de la mort, quand il doute même radicalement de qui il est, Hegel pense qu’alors « il représente la négativité de Dieu se rapportant à elle-même ».
Le cri du Christ agonisant en témoigne. « Pourquoi m’as-tu abandonné? »… Faut-il croire que c’est à cet instant précis que s’exprime « la négativité de Dieu se rapportant à elle-même » ?…
L’épreuve de l’abandon final, l’expérience du Néant absolu, le Christ cloué sur la croix, ce n’est donc que cela! Du négatif se rapportant à du négatif?
Dieu doutant de lui-même, se niant lui-même, et niant dans le même temps sa propre négation: voici une série de figures « plastiques » par excellence.
Une question se pose. Comment l’Esprit absolu (divin) a-t-il pu se vider entièrement de Lui-même?
Pour tenter d’avancer en cette matière, et faute d’autre élément de comparaison, peut-être faut-il en revenir à l’Homme.
L’esprit de l’Homme, que les Grecs appelaient le νοὖς (noûs), peut certes « prendre » toutes les formes. Il peut prendre la mesure de toutes choses, pour les « comprendre ». Mais cet esprit peut-il prendre la forme d’une totale absence de formes? Peut-il prendre la forme du vide absolu?
« L’esprit, en puissance, est tout » affirme Hegel, dans sa Philosophie de l’esprit.
Mais ce « tout » peut-il être aussi le « rien »?
La plasticité biologique fournit peut-être une indication. L’épigenèse du cerveau du fœtus, dont la formation de la glande pinéale témoigne, se poursuit longtemps après la naissance, et peut-être jusqu’à la mort (et même au-delà selon certaines traditions tibétaines…).
Si le cerveau est fondamentalement, épigénétiquement, « plastique », alors les « idées » et les « concepts » qu’il peut élaborer doivent être eux-mêmes fondamentalement « plastiques », en quelque manière. Et l’esprit, qui se caractérise par son aptitude innée à recevoir des formes, mais aussi à les concevoir, doit être lui aussi éminemment « plastique ».
On peut en inférer que l’esprit étend cette capacité plastique à sa propre « forme », à son essence, qu’il peut déformer, reformer, réformer, transformer, par le développement de l’épigenèse, ou par le travail de la conscience.
La pensée, par nature, peut se prendre elle-même pour objet de pensée. Cette « pensée de la pensée », que les Grecs appelaient « noesis noêseos« , cette plasticité noétique, est la traduction philosophique de ce qui fut à l’origine une propriété neurobiologique primordiale.
La pensée peut donc se comparer à un être vivant; elle représente une sorte d’être indépendant de celui qui la pense. Dans sa vie propre, elle se prend elle-même comme la matière de futures transformations. La pensée se prend et se déprend elle-même librement. Hegel utilise le mot Aufhebung, qui peut se traduire par « déprise, dessaisissement ». Aufheben conjoint les sens de Befreien (libérer) et Ablegen (se défaire de).
Ce mouvement de déprise est réflexif. Il peut s’appliquer à lui-même. Il y a toujours la possibilité d’une relève de la relève, d’un dessaisissement du dessaisissement. Mais qui est le sujet de cette relève au second degré ? Qui décide de se dessaisir de son acte de dessaisissement, et pour en faire quoi ?
Autrement dit, et pour pousser l’idée plus loin encore, qu’est-ce qui pourrait être engendré par l’esprit qui se libère, et qui s’ouvre à l’infini de sa liberté absolue ?
L’expérience absolue du néant, du rien absolu, est, peut-on conjecturer, l’occasion d’un moment de pure liberté. Elle ouvre la voie vers un lieu sans lien avec rien.
Ce sentiment de néant, ce moment où domine absolument le rien, est l’occasion d’une nouvelle « genèse », où s’initient de nouvelles chaînes causales. A partir de cet unique moment, sans comment ni pourquoi, apparaissent désormais sans fin, d’infinis instants de liberté absolue.
La kénose a été le prix à payer pour que soient désormais possibles d’infinies libertés.
Une première définition de l’essence de la conscience pourrait mettre l’accent sur sa liberté d’être et de vouloir. La conscience de toute personne se fonde sur le sentiment de son autonomie intime, singulière. L’exercice de cette autonomie, de cette liberté, lui donne la preuve subjective, immédiate, tangible, de son existence propre, unique. En tant qu’elle exerce librement son vouloir en elle-même, par elle-même et pour elle-même, la conscience a conscience qu’elle existe, et qu’elle vit.
Comme elle existe et vit par elle-même, et pour elle-même, il serait possible d’en déduire qu’elle a aussi conscience d’être séparée, subjectivement et objectivement, de tout ce dont elle a conscience.
De plus, si la conscience est ontologiquement séparée de ce dont elle a conscience, de tout ce qui constitue le monde dans lequel elle est plongée, et notamment du corps auquel elle est associée, elle peut être amenée à penser qu’elle est incorporelle, distincte de toute la matière de son expérience.
Une seconde définition de l’essence de la conscience pourrait se fonder sur l’intuition du for intime.
La conscience prend paradoxalement d’autant mieux conscience d’elle-même qu’elle mesure la profondeur de son ignorance à propos de sa véritable nature. En se cherchant toujours, elle se sent saisie par l’allant de son propre mouvement, et en induit que son essence pourrait être de se chercher sans cesse toujours plus avant, et plus profondément.
N’est-ce pas en se perdant dans cette recherche qu’elle se trouve davantage elle-même ? La conscience de se perdre en se cherchant lui donne une meilleure idée de sa vraie nature (ouverte, et a priori illimitée).
Dans cette recherche incessante, il arrive qu’elle se perde, sans le vouloir ou sans le savoir, et qu’elle s’égare dans des profondeurs rarement atteintes, et dans lesquelles pourrait sembler même planer l’ombre des dieux.
Elle découvre à cette occasion et dans ces abîmes d’autres liens, d’autres enlacements, qui la relient à d’autres natures, d’autres essences, psychiques ou spirituelles.
Si, dans ces conditions, elle pense que « spontanée est l’étreinte multiforme qui l’a suspendue aux dieux »i, est-elle alors dans l’illusion ou dans la réalité?
La conscience se constitue par la découverte de sa propre singularité, unique, mais aussi en acquérant un aperçu de sa profondeur, abyssale.
Descartes, et sa philosophie du sujet fondée sur le doute, mais aussi la psychanalyse et la découverte des abysses de l’inconscient collectif comme sources vives de la conscience singulière, ont contribué à donner quelque matière pour une meilleure prise de conscience philosophique et psychologique de son essence.
On pourrait donc dire que, de ce point de vue, la conscience est une invention moderne.
Le mot « conscience » lui-même est plus moderne que classique. Il ne faisait pas partie du vocabulaire philosophique des Anciensii. Ils employaient plutôt des mots comme « âme » ou « esprit »…
Mais l’idée de l’âme telle que définie par Platon ou Aristote, par exemple, ou encore celle d’esprit, telle que comprise par les grandes religions du monde, ne sont pas réellement équivalentes à la notion de conscience telle qu’elle peut apparaître aujourd’hui.
Le sentiment de la liberté de la conscience (et de son autonomie) et la découverte de la puissance et de la profondeur psychique du for intime faisaient-ils partie du bagage philosophique et religieux des Anciens? On peut en douter.
Tant Platon qu’Aristote ne définissaient par l’âme comme conscience, puisque le mot même de « conscience » n’était pas dans leur vocabulaire.
Mais ils cherchaient à définir l’âme comme essence, à en mesurer la puissance rationnelle, la faculté de désirer, et à en percevoir la nature divine.
Dans le mythe d’Eriii, les âmes peuvent choisir librement un « modèle de vie ». Elles sont responsables du sort qu’elles s’allouent à elles-mêmes. Mais ce choix étant fait, le destin se déroule alors inéluctablement.
« Parole de la vierge Lachésis, fille de Nécessité. Âmes éphémères, voici le commencement d’un nouveau cycle qui pour une race mortelle sera porteur de mort. Ce n’est pas un démon qui vous tirera au sort, mais c’est vous qui choisirez un démon. Que le premier à être tiré au sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. De la vertu, personne n’est le maître ; chacun, selon qu’il l’honorera ou la méprisera, en recevra une part plus ou moins grande. La responsabilité appartient à celui qui choisit. Le dieu, quant à lui, n’est pas coupable. »iv
Mais comment et pourquoi ce choix initial se fait-il ? Est-il fait par l’âme en toute conscience de ses implications futures ? Platon l’affirme.
« Même pour celui qui arrive en dernier, il existe une vie satisfaisante plutôt qu’une vie médiocre, pour peu qu’il en fasse le choix de manière réfléchie et qu’il la vive en y mettant tous ses efforts. »v
Comment s’assurer que l’âme choisit en toute connaissance de cause, et qu’elle n’est pas aveuglée par son ignorance, ou par ses antécédents ?
L’âme peut-elle être pleinement consciente d’elle-même au moment précis où elle doit faire le choix qui déterminera précisément sa nature pour son nouveau cycle de vie?
On peut douter de sa capacité de précognition totale à cet instant crucial.
Plus vraisemblablement, toute âme choisissant une ‘vie’, qui servira aussi de ‘substance’, de ‘matière’ à partir de laquelle édifier sa ‘conscience’, affronte implicitement une grande part d’inconnu. Toute conscience se fonde sur une inconscience préalable.
Du mythe d’Er, on retiendra qu’en dépit de cette inconscience fondatrice, de ce non-savoir premier, toute âme a entretenu un rapport initial avec le divin, qui lui a donné la liberté du choix. Liberté incomplètement informée, sans doute, mais liberté, quand même, et surtout d’essence divine.
Dans Les Lois, Platon assimile explicitement les âmes à des Divinités. En l’occurrence il évoque celles des astres, mais l’idée se veut générale.
Il cite d’ailleurs la célèbre formule de Thalès (« Tout est plein de Dieux »): « Nous affirmerons que ces âmes sont des Divinités. Et peu importe si, immanentes à des corps, elles sont, en leur qualité d’êtres animés, la parure du ciel, ou si les choses procèdent de quelque autre façon. Y a-t-il quelqu’un qui, accordant tout cela, s’obstinerait à ne pas croire que tout est plein de Dieux ? »vi
Platon reprend à nouveau la formule dans l’Epinomis, en y associant l’idée que les âmes ont quelque chose de divin: « L’âme est quelque chose de plus ancien, et, à la fois, de plus divin que le corps…Tout est plein de Dieux, et jamais les puissances supérieures, soit manque de mémoire, soit indifférence, ne nous ont négligés !.. »vii
Son élève, Aristote, distingue dans l’âme deux entités, qui portent le même nom : νοῦς(noûs). L’un des deux noûs est périssable, et l’autre est immortel et éternel.
On peut traduire noûs par « intelligence », «esprit » ou encore « intellect ». En revanche, même dans les traductions savantes, ce mot n’est jamais traduit par « conscience ». Ce terme et cette acception seraient anachroniques dans le contexte de la Grèce de Platon et d’Aristote. Cependant les deux noûs portent en eux quelque chose qui relève de la conscience et de sa lumière.
Aristote utilise d’ailleurs cette métaphore de la lumière à propos de l’un des deux noûs. celui qui est ‘séparé’ (de la matière), et qui est capable de ‘créer’ :
« Il y a d’une part le noûs (l’esprit) capable de devenir toutes choses, d’autre part le noûs capable de les produire toutes, semblable à une sorte d’état comme la lumière : d’une certaine manière, en effet, la lumière elle aussi fait passer les couleurs de l’état de puissance à l’acte. Et ce noûs est séparé, sans mélange, et impassible, étant acte par essence. Toujours en effet, l’agent est supérieur au patient et le principe à la matière (…) Il ne faut pas croire que le noûs tantôt pense et tantôt ne pense pas. C’est lorsqu’il a été séparé qu’il est seulement ce qu’il est en propre, et cela seul est immortel et éternel. Mais nous ne nous en souvenons pas, car ce principe est impassible, tandis que le noûs passif est corruptible et que sans lui [le noûs éternel] il n’y a pas de pensée. »viii
Un peu plus loin, Aristote définit l’âme par ses deux facultés principales, d’une part « le mouvement local » et d’autre part, « la pensée, l’intelligence et la sensibilité».ix
Est-ce à dire que les deux formes de noûs possèdent à la fois pensée, intelligence, sensibilité ainsi que la capacité de mouvement local, ou bien doit-on penser que l’un des noûs est doté du mouvement local et que l’autre a pour attribut la pensée et l’intelligence ?
Ou bien faut-il présumer que l’un des deux noûs dispose de la pensée, de l’intelligence et de la sensibilité en tant qu’elles peuvent devenir toutes choses, c’est-à-dire en tant qu’elles peuvent se les assimiler conceptuellement et perceptuellement ? Et faut-il déduire parallèlement que l’autre noûs utilise les attributs de la pensée, l’intelligence et la sensibilité en tant que celles-ci peuvent l’aider à créer de tout autres choses ?
Le premier des deux noûs est ‘corruptible’, puisqu’il se mêle aux choses de ce monde en devenant semblables à elles.
Le deuxième noûs est d’essence divine, puisqu’il est ‘créateur’, ‘séparé’, ‘immortel’ et ‘éternel’.Ildoit être aussi ‘impassible’, pour pouvoir recevoir en lui toutes les formes intelligibles.
Aristote appelle ce deuxième noûs ‘l’intelligence de l’âme’ (ou le ‘noûs de l’âme’, τῆς ψυχῆς νοῦς, tès psukhès noûs), c’est-à-dire « ce par quoi l’âme raisonne et conçoit »x.
Le noûs de l’âme est, en puissance, capable de concevoir et de créer toutes choses. Il laisse cependant au premier noûs (le noûs corporel, périssable) le soin de mettre en acte ce qu’il conçu, d’actualiser les choses qu’il a créées, et de les faire devenir. Les faire devenir quoi ? Ce que les choses sont par essence et en puissance, à savoir la fin qu’elles doivent accomplir pour se réaliser elles-mêmes.
C’est d’ailleurs là le sens profond du mot un peu technique qu’Aristote utilise pour caractériser l’âme: ἐντελεχείᾳ, « entéléchie », que l’on peut décomposer en en-télos-ekheia : « ce qui possède en soi sa fin »
Aristote distingue l’âme humaine de l’âme des végétaux ou de l’âme des animaux, par le moyen de ses attributs essentiels, dont la capacité de connaissance, d’opinion, et le désir.
« La connaissance appartient à l’âme, ainsi que la sensation, l’opinion, et encore le désir. »xi
Ce sont des attributs du noûs, que n’ont ni les végétaux, ni les animaux. Pourtant, s’ils n’ont ni connaissances ni opinions, les plantes et les animaux à l’évidence « sentent » et peut-être même « désirent ». Cependant ces mots (sensation, désir) doivent s’entendre dans un autre sens.
Ce qui est crucial, c’est que, à la différence des plantes et des animaux, l’homme est conscient de sa sensation ou de son désir.
La sensation ou le désir (du corps) n’est pas de même nature que la conscience de la sensation ou du désir (qui relève du noûs, c’est-à-dire de la partie séparée, immortelle et éternelle de l’âme).
Une autre façon d’aborder la question de la conscience, sans la nommer comme telle, consiste à évoquer le sens commun, qui n’est pas un « sixième sens », mais qui perçoit les sensations perçues par les organes sensibles, et qui surtout rend la sensation consciente. Le sens commun est ce qui, chez Aristote, ressemble le plus au sens interne de la conscience.
« Puisque nous sentons que nous voyons et entendons, il faut que le sujet sente qu’il voit ou bien par la vue, ou bien par un autre sens. »xii,
Dans son propre Traité de l’âme, Jamblique note à propos de cette remarque d’Aristote que la sensation qui est propre à l’âme (ou plutôt au ‘noûs de l’âme’)porte le même nom que la sensation irrationnelle, qui est commune à l’âme et au corps. Le même mot s’applique à deux phénomènes complètement différents. Il ne faut pas les confondre.
Simplicius a lui-même commenté ce commentaire de Jamblique sur Aristote, et offre une définition de la conscience, plus proche de la conception moderne. Il pose que la conscience est « la faculté de se tourner vers soi-même », ce qui implique que la conscience peut aussi se percevoir elle-même. La conscience est consciente d’elle-même, elle se sait consciente.xiii
Lorsque l’âme s’unit au corps, le principe (divin) qui est en elle, et qui porte le nom de noûs, n’en souffre aucune diminution, aucune altération ; il n’y a aucune hybridation intime de sa nature avec la nature corporelle. Elle ne sort pas d’elle-même pour se mêler à la matière comme en une tourbe (qui serait alors sa tombe)….
Mais alors comment le corps, qui « participe » de l’âme par cette union, est-il agi par elle, si celle-ci est séparée de lui ? Comment s’effectue la participation de la vie corporelle à la vie de l’âme et réciproquement?
Comment l’âme éternelle et immortelle est-elle accrochée efficacement au corps corruptible et périssable ?
Aristote formule cette question ainsi : « Si l’intelligence (noûs) est simple (aploûs) et impassible (apathès) et si elle n’a rien de commun avec quoi que ce soit, au dire d’Anaxagore, comment pensera-t-elle, si penser, c’est subir une certaine passion ? Car c’est en tant qu’un élément est commun à deux termes que l’un, semble-t-il, agit et que l’autre pâtit. De plus, l’intelligence est-elle elle aussi intelligible ? » On a vu qu’Aristote trouve une solution au problème qu’il pose en distinguant deux sortes de noûs dans l’âmexiv.
Jamblique commente cette thèse des deux noûs ainsi :« L’Intelligence (noûs) est l’essence supérieure à l’âme; or Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable. »xv A son tour Simplicius commente et explique le commentaire de Jamblique :
« Le divin Jamblique entend par Intelligence en puissance et Intelligence en acte l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligence participée, soit l’Intelligence imparticipable».xvi
Qu’est-ce que cette « Intelligence imparticipable » ?
Le sens de cette expression est expliqué par Proclus, qui introduit une sorte de hiérarchie descendante: « L’Intelligence a une triple puissance : il y a l’Intelligence imparticipable, distincte de tous les genres particuliers; puis l’Intelligence participable, à laquelle participent les âmes des dieux et qui leur est supérieure ; enfin, l’Intelligence qui habite dans les âmes et leur donne leur perfection. »xvii
Quant à l’interprétation donnée par Jamblique du passage d’Aristote qui nous intéresse, elle a été longuement combattue par Simplicius:
«Dans notre Commentaire sur le livre XII de la Métaphysique, en suivant les idées exposées sur ce point par Jamblique conformément à la pensée d’Aristote, nous avons longuement expliqué, comme c’en était le lieu, ce qu’est l’Intelligence séparée des âmes ; nous avons fait voir qu’elle est l’essence première et indivisible, la vie parfaite et l’acte suprême; qu’elle offre l’identité de la chose pensée, de la chose pensante et de la pensée; qu’elle possède la perpétuité, la permanence, la perfection ; qu’elle détermine toutes choses et en est la cause. Il nous reste donc maintenant à dire ce qu’est l’Intelligence participée par nos âmes : car il y a une Intelligence particulière participée par chaque âme raisonnable… Aristote parle donc ici de l’âme raisonnable, mais non de l’Intelligence participée par elle au premier degré. On peut, comme nous l’avons dit, s’élever de cette intelligence inférieure [l’âme humaine, raisonnable] à cette Intelligence participée, dont la condition diffère de celle de l’âme : car l’âme, ayant son essence et sa vie déterminées par l’Intelligence participée, change et demeure tout à la fois, descend vers les choses du second degré et remonte à l’essence pure et séparée de la matière, tandis que l’Intelligence participée, demeurant toujours ce qu’elle est, détermine les divers états de l’âme; c’est ainsi que la puissance de la Nature, qui détermine les choses engendrées, peut, tout en restant indivisible et en demeurant ce qu’elle est, déterminer les choses divisibles et changeantes. ‘Mais, dit-il [dit Jamblique], l’Intelligence est l’essence supérieure à l’âme; or, Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable.’ Comment admettre cependant qu’Aristote, dans son Traité de l’Âme, ne parle point de la Raison, qui est la plus haute faculté de l’âme ?… Aristote appelle proprement Intelligence la Raison qui appartient à l’âme, parce que la Raison est immédiatement déterminée par l’Intelligence; il la regarde comme une faculté précieuse, parce qu’elle ne considère pas les choses sensibles en tant que sensibles, mais qu’elle contemple, soit les formes des choses sensibles en tant qu’elles peuvent être connues dans leur essence, soit les formes qui subsistent dans l’essence rationnelle, ou bien s’élève par elles aux formes intelligibles. Alors la Raison devient l’Intelligence en acte : car elle connaît les choses intelligibles et non les choses sensibles en tant que sensibles, telles que les perçoit la sensation ; dans ce dernier cas, elle est seulement l’Intelligence en puissance… Considérons maintenant comment nous pourrons concilier notre opinion avec celle du divin Jamblique, qui par Intelligence en puissance et Intelligence en acte entend l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligence qui détermine l’âme [l’Intelligence participée], soit l’Intelligence imparticipable, tandis que nous croyons que, dans la pensée d’Aristote, l’Intelligence en puissance et l’Intelligence en acte appartiennent à l’essence de l’âme, comme nous l’avons longuement expliqué ci-dessus en nous servant des termes mêmes d’Aristote. Nous ne voudrions pas contredire Jamblique : nous tâcherons donc de concilier, autant que nous le pourrons, son opinion avec la nôtre, etc. »xviii
Le passage d’Aristote dont Simplicius discute ici le sens est en réalité assez ambigu. Le fait est qu’il a donné lieu à des interprétations fort diverses; on en trouvera l’énumération dans Jean Philoponxix.
Selon les avis des commentateurs ultérieurs, l’opinion de Jamblique parait conforme à celle d’Alexandre d’Aphrodisie, et l’opinion de Simplicius se rapproche de celles de Plotin et de Plutarque d’Athènes…
Selon Jamblique, la vie du corps se nourrit de deux apports essentiels, venant de deux directions différentes.
D’un côté, la vie corporelle est « enlacée » à la matière, qui la soutient et la supporte.
D’un autre côté, il y a sans doute une autre forme d’« enlacement » entre la vie corporelle et la vie de l’âme.
« Lorsqu’enfin [ l’âme ] est arrivée dans le corps, ni elle-même ne pâtit, ni les concepts qu’elle donne au corps ; car ceux-ci également sont des formes simples et, d’une même espèce, n’admettant aucun trouble, aucune sortie d’elles-mêmes. (…) Ce qui participe de l’âme pâtit et n’a pas d’une façon absolue la vie et l’être, mais est enlacé à l’indéfini et à l’altérité de la matière… »xx
Le mot « enlacement » est la métaphore choisie par Jamblique pour tenter d’expliquer le paradoxe de l’union de deux essences si différentes, l’une divine, l’autre animale.
On pourrait employer aussi des métaphores comme « embrassade » ou « étreinte ».
Mais peut-il y a voir entre l’âme et le corps un contact sans altération, un effleurement sans pénétration ?
Il faut peut-être revenir aux métaphores initiales, dont les néo-platoniciens se sont nourris, celles décrites dans le Timée du divin Platon, qui décrit trois sortes d’âmes.
« Il est en nous trois sortes d’âme, ayant leurs trois demeures distinctes, et chacune se trouve avoir ses mouvements. »xxi
Le Dieu « constitua cet Univers : Vivant unique qui contient en soi tous les vivants, mortels et immortels. Et des êtres divins, lui-même se fit l’ouvrier ; des mortels, il confia la genèse à ses propres enfants et en fit leur ouvrage. Eux donc, imitant leur Auteur, reçurent de lui le principe immortel de l’âme ; après quoi, ils se mirent à tourner pour elle un corps mortel, ils lui donnèrent pour véhicule ce corps tout entier, et y édifièrent en outre une autre espèce d’âme, celle qui est mortelle. Celle-ci porte en elle des passions redoutables et inévitables. »xxii
L’âme a part au courage, elle est avide de dominer, et se loge entre le diaphragme et le cou, mais elle est docile à la raison, et elle est en mesure de contenir la force des appétits. En elle coule la source de ces désirs et de ces appétits.
Il y a aussi le cœur, qui est la source du sang, et qui tient la garde vitale.
Et enfin il y a le foie, qui est l’organe de la divination.
La divination relève de l’« enthousiasme », ἐνθουσιασμός (enthousiasmós), mot qui signifiait à l’origine inspiration ou possession par le divin ou par la présence du Dieu.
C’est aussi le propre de la transe de permettre l’accès à ces états spéciaux de l’esprit, qu’aujourd’hui encore, on tente de mettre en évidence avec l’aide des neurosciences et de leurs techniques d’imagerie.xxiii
Platon emploie déjà le mot de transe, mais distingue nettement l’état de la transe du retour ultérieur à la raison, qui permettra l’analyse (rationnelle) de l’expérience de la transe et des visions reçues. Et c’est à cette nécessaire analyse et interprétation raisonnée qu’il donne la primauté.
« Nul homme, dans son bon sens, n’atteint à une divination inspirée et véridique, mais il faut que l’activité de son jugement soit entravée par le sommeil ou la maladie, ou déviée par quelque espèce d’enthousiasme. Au contraire, c’est à l’homme en pleine raison de rassembler dans son esprit, après se les être rappelées, les paroles prononcées dans le rêve ou dans la veille par la puissance divinatoire qui remplit d’enthousiasme, ainsi que les visions qu’elle a fait voir ; de les discuter toutes par le raisonnement pour en dégager ce qu’elles peuvent signifier, et pour qui, dans l’avenir, le passé ou le présent, de mauvais ou de bon. Quant à celui qui a été à l’état de ‘transe’ et qui y demeure encore, ce n’est pas son rôle de juger de ce qui lui est apparu ou a été proféré par lui ; mais il dit bien, le vieux dicton : ‘faire ce qui est de lui, et soi-même se connaître, au bien sensé seul il convient’.»xxiv
Il y a là un indice précieux des capacités de l’homme à communiquer, en un sens, avec le divin.
« C’est un fait que, des biens qui nous échoient, les plus grands sont ceux qui nous viennent par le moyen d’un délire, dont assurément nous sommes dotés par un don divin. »xxv
« Le délire est une belle chose toutes les fois qu’il est l’effet d’une dispensation divine. »xxvi
L’âme raisonnable est donc un « daimon », c’est un génie protecteur que Dieu a donné à chacun. Elle est un principe qui habite en nous , au sommet du corps, et qui nous élève vers le ciel, « car nous sommes une plante non pas terrestre mais céleste. Et nous avons bien raison de le dire : c’est là haut, en effet, d’où est venue notre âme à sa première naissance, que ce principe divin accroche notre tête, qui est comme notre racine, pour dresser tout notre corps »xxvii.
Plus belle encore que la métaphore de l’enlacement, il y a celle de la conversation que le Soi peut entretenir avec le Soi.
« Dans leur unité, [les causes premières] embrassent en elles-mêmes l’ensemble des êtres. Littéralement, le Divin même s’entretient avec lui-même. »xxviii
Le Divin s’entretient avec lui-même, et il nous convie à participer à cet entretien.
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i« Notre nature a de son fonds la connaissance innée des dieux, supérieure à toute critique et à toute option, et antérieure au raisonnement et à la démonstration. (…) A dire vrai, ce n’est pas même une connaissance que le contact avec la divinité. Car la connaissance est séparée [de son objet] par une sorte d’altérité. Or, antérieurement à celle qui connaît un autre comme étant elle-même autre, spontanée est l’étreinte multiforme qui nous a suspendus aux dieux. (…) car nous sommes plutôt enveloppés de la présence divine ; c’est elle qui fait notre plénitude et nous tenons notre être même de la science des dieux. » Jamblique. Les mystères d’Égypte. I, 3. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.5
iiCicéron a employé le mot conscientia pour définir le sentiment par lequel on juge de la moralité de ses actions. Mais il s’agit là d’un aspect spécifique de la conscience en acte – le sentiment moral, la « bonne ou la mauvaise conscience » –, et non de l’appréhension de la conscience en tant que telle, de son « ipséité », de son caractère absolument unique et singulier.
x« Il faut donc que le noûs soit impassible, mais qu’il soit capable de recevoir la forme des objets, et qu’il soit, en puissance, tel que la chose, sans être la chose elle-même; en un mot, il faut que ce que la sensibilité est à l’égard des choses sensibles, l’intelligence le soit à l’égard des choses intelligibles. Il est donc nécessaire, puisqu’il pense toutes choses, qu’il soit distinct des choses, ainsi que le dit Anaxagore, afin qu’il les domine, c’est-à-dire afin qu’il les connaisse. Car s’il manifeste sa forme propre auprès d’une forme étrangère, il fait obstacle à celle-ci et l’éclipsera. Aussi n’a-t-il en propre aucune nature si ce n’est d’être en puissance. Ainsi donc, ce qu’on appelle l’intelligence de l’âme (τῆς ψυχῆς νοῦς, tès psukhès noûs), je veux dire ce par quoi l’âme raisonne et conçoit, n’est en acte aucune des choses du dehors, avant de penser. Voilà aussi pourquoi il est rationnel de croire que l’intelligence (le noûs)ne se mêle pas au corps ; car elle prendrait alors une qualité : elle deviendrait froide ou chaude, ou bien elle aurait quelque organe, comme en a la sensibilité. Mais maintenant elle n’a rien de pareil, et l’on a bien raison de prétendre que l’âme n’est que le lieu des formes ; encore faut-il entendre, non pas l’âme tout entière, mais simplement l’âme intelligente [ou le noûs de l’âme]; et non pas les formes en entéléchie, mais seulement les formes en puissance. » Aristote, De l’âme III, 3, 429a
xiii « L’homme est complet sous le rapport de la sensibilité; cela lui est commun avec beaucoup d’autres animaux. Mais, sentir que nous sentons, c’est le privilège de notre nature : car c’est le propre de la faculté rationnelle de pouvoir se tourner vers soi-même. On voit que la raison s’étend ainsi jusqu’à la sensation, puisque la sensation qui est propre de l’homme se perçoit elle-même. En effet, le principe qui sent se connaît lui-même dans une certaine mesure quand il sait qu’il sent, et, sous ce rapport, il se tourne vers lui-même et s’applique à lui-même… La sensation qui est nôtre est donc rationnelle : car le corps lui-même est organisé rationnellement. Cependant, comme le dit Jamblique, la sensation qui est nôtre porte le même nom que la sensation irrationnelle, sensation qui est tout entière tournée vers le corps, tandis que la première se replie sur elle-même. Sans doute, elle ne se tourne pas vers elle-même comme l’intelligence ou la raison : car elle n’est point capable de connaître son essence ni sa puissance, et elle ne s’éveille pas d’elle-même ; elle connaît seulement son acte et elle sait quand elle agit; or, elle agit quand elle est mise en mouvement par l’objet sensible. » Simplicius. Commentaire sur le Traité de l’Âme, f. 52, éd. d’Alde.
Michel Onfray affirme que « la civilisation judéo-chrétienne se trouve en phase terminale. »i
Le constat est impitoyable, définitif, sans appel : « Le judéo-christianisme a régné pendant presque deux millénaires. Une durée honorable pour une civilisation. La civilisation qui la remplacera sera elle aussi remplacée. Question de temps. Le bateau coule: il nous reste à sombrer avec élégance ».ii
Onfray utilise la métaphore du « naufrage ». Le bateau coule, il sombre. Il ne me semble pas que ce soit une bonne image pour dépeindre la « décadence ». Le naufrage est soudain, rapide, terminal. La décadence est longue, molle, indécise, et parfois elle engendre contre toute attente des renaissances.
L’hypothèse d’une possible « renaissance » mérite réflexion. L’histoire fourmille de périodes « décadentes ». Les renaissances sont plus rares, mais possibles. L’Occident chrétien a connu la chute de Constantinople (1453), mais la fermeture des routes commerciales vers l’Orient lui a ouvert celles de la circumnavigation, et celles d’un nouveau continent (1492), — mais aussi une voie vers la Renaissance.
Il ne faut pas non plus être trop optimiste. Toute Renaissance n’a qu’un temps, et les siècles futurs, personne n’en a idée. Tout peut arriver. Tout.
Il y a un siècle, Oswald Spengler a disserté avec quelque talent sur Le déclin de l’Occident, un livre en deux tomes publiés en 1918 et en 1922.
Au siècle précédent, Nietzsche avait puissamment éructé contre la « décadence » de la culture occidentale. Ayant la vue perçante, il en décelait d’ailleurs les prémisses chez Euripide, à l’origine selon lui de la « décadence de la tragédie grecque », signe annonciateur, révélateur, de ce qui allait suivre.
La métaphore de la décadence, on le voit, fleurit aisément, sous les plumes, à toute époque.
Ce qu’il me paraît intéressant de considérer, à propos de la décadence contemporaine, c’est ce à quoi elle pourrait donner naissance. Après l’écroulement général, quel renouveau possible ? Après l’obscurcissement des soleils trompeurs, une aube nouvelle est-elle concevable? Où trouver les forces, l’énergie, les ressources, les idées, pour inventer un autre monde et faire tenir ensemble les peuples?
Onfray, athée convaincu, et agressivement anti-chrétien, pense à ce sujet que l’islam a un rôle à jouer. « L’islam est fort, lui, d’une armée planétaire faite d’innombrables croyants prêts à mourir pour leur religion, pour Dieu et son Prophète. »iii
A côté de cette force, Onfray affirme que ce que dit Jésus n’est qu’« une fable pour les enfants ».
A Moscou, où je vivais dans les années 2003-2005, j’ai rencontré des Russes de tous les milieux. J’ai souvenir de conversations avec des vrais durs, du genre FSB ou ex-KGB, au parler brutal : « Vous les Occidentaux, me disaient-ils, vous êtes comme des enfants. » Dureté du ton, mais surtout mépris profond.
La Russie est-elle décadente ?
Les récents développements peuvent le donner à penser. La gent des services spéciaux ne s’est pas montrée spécialement compétente dans ses évaluations de la réalité des rapports de force. L’armée russe, dont on connaît la force, a surtout dévoilé ses faiblesses.
Ce qui me frappa surtout durant mon séjour de deux années à Moscou, c’est à quel point les Russes étaient fiers de leur histoire et de leur géographie. Presque tous les responsables (politiques, institutionnels, académiques) auxquels j’ai rendu visite affichaient dans leur bureau une immense carte de la Russie, avec ses onze fuseaux horaires. Cette carte géante, partout exhibée, incarnait plus qu’un sentiment d’orgueil national, elle symbolisait et symbolise une vision du monde, et un projet russe pour le monde. Alexandre Douguine, l’un des idéologues et géostratèges les plus influents dans les cercles de pouvoirs en Russie l’a théorisé depuis plus d’un quart de siècle.
Les Russes aiment à rappeler à leurs visiteurs européens qu’ils ont arrêté les invasions mongoles, battu Napoléon, résisté à Stalingrad, et traqué Hitler dans son bunker. Et ils aiment affirmer que leur pays a vocation à donner une réalité à l’utopie politique et philosophique d’une « Eurasie » mondialisée dont la Russie serait l’âme.
L’Occident, quant à lui, est condamné à la déchéance prochaine selon Onfray.
C’est possible. Certains signes sont inquiétants. Mais le monde change vite, et il rétrécit. Le trope de la décadence, car c’en est un, est peu original. Surtout, il ne suffit pas de la constater ou de la déplorer. Il faut penser aux coups d’après. Ce qui manque le plus aujourd’hui, ce sont les idées vraiment nouvelles.
Ce qui manque c’est le souffle, l’âme, non pas seulement à l’échelle de l’« Occident », ce mot usé dont se sert Onfray sans bien comprendre son essence, ni ce qu’il signifie dans la suite des siècles.
Ce qui manque c’est une vision commune, pour le plus grand bien de l’humanité tout entière.
Parfaite utopie?
En effet. Mais le monde a besoin d’un « grand récit », d’une vision globale, et d’idées universelles.
La planète Terre est surpeuplée, en état de compression accélérée. L’urbanisation massive, le changement climatique, l’appauvrissement phénoménal de la faune et de la flore mondiales méritent des actions de portée planétaire.
Cela a été souvent dit. Ce qui manque cependant c’est la vision politique et philosophique qui rendra ces actions possibles.
Les défis sont politiques, économiques, écologiques et sociaux. Ils paraissent écrasants. Et comment faire consensus avec tous les gouvernements populistes, autoritaires, anti-démocratiques, qui sèment le trouble dans les esprits? La démocratie elle-même n’est-elle pas menacée dans ses fondements? Qui ne mesure la médiocrité patente, hallucinante, de la plupart des politiciens de toutes obédiences, de tous acabits, sous toutes les latitudes? Pourquoi les véritables élites, intellectuelles, morales, ne sont-elles pas au pouvoir?
La 4ème révolution industrielle a commencé. Un chômage massif se profile à l’horizon proche. Il sera imputable à la robotisation à large échelle, aux applications ubiquitaires de l’intelligence artificielle, à des politiques déficientes, ou dévoyées, basées sans pudeur sur la désinformation ou le mensonge systématique, et des inégalités sidérales sur le plan économique et social.
Pour le pessimiste, toutes les composantes d’une guerre civile mondiale sont là, en puissance…
Peut-être… Sauf si une idée stupéfiante, supérieure, inouïe, émerge, une idée qui révèle une vision d’ensemble.
Hier, le socialisme, le communisme, l’idée d’égalité, de fraternité ou de solidarité ont pu faire rêver les « masses » pendant des siècles ou des décennies. D’un autre côté, le conservatisme, l’individualisme, le capitalisme, la liberté d’entreprendre, ont aussi joué leurs cartes dans le poker menteur mondial.
Que réserve l’avenir ? Toujours plus de conservatisme, de capitalisme et d’individualisme ? Ou même des formes ouvertement ‘fascistes’ de contrôle social ? On sait pourtant, aujourd’hui plus que hier, les limites, les dévoiements, les détournements et les dérives des anciens idéaux.
Les menaces montent, de tous côtés. Les anciennes idéologies ont échoué. Que faire ?
Il faut que l’humanité prenne conscience de sa nature et de sa force. Il faut qu’elle prenne conscience de son destin. L’humanité a vocation à se dépasser dans une nouvelle synthèse, un surgissement, une mutation. L’humanité a pour avenir l’édification d’une civilisation mondiale.
Le chômage généralisé qui sera provoqué par la révolution industrielle en cours, pourrait être, de ce point de vue, une excellente nouvelle. Il signalerait la fin du modèle actuel, la fin du capitalisme prédateur. On ne pourra pas faire l’impasse sur des milliards de gens sans emploi, bien que plus et mieux éduqués.
Le peuple mondial ne se laissera pas mourir de faim à la porte des banques et des ghettos ultra-riches. Forcément, il y aura une réaction. Par exemple, il exigera l’instauration d’un revenu universel,
Les énormes quantités de temps libéré par la « fin du travail » pourront dès lors être mobilisées pour faire tout ce que les machines, les algorithmes et les capitaux ne savent pas faire : mieux éduquer, bien soigner, librement inventer, réellement créer, humainement socialiser, durablement développer, évidemment aimer.
La promiscuité des peuples, et l’intrication des cultures et peut-être même des religions, fera naître – au forceps, certes, mais avec une issue heureuse – une nouvelle civilisation, de portée et de signification mondiale, intégrant tous les vivants, les humains et les non-humains.
Pour ce faire, nous devons faire émerger une nouvelle culture, et une nouvelle anthropologie, méta-philosophique, supra-religieuse et omni-linguistique.
Le bouddhisme, le judaïsme, le christianisme, l’islam, devront passer à un niveau de compréhension supérieur de leurs doctrines respectives, pour atteindre leur noyau essentiel, et en réalité déjà commun, immanent, le noyau unique du mystère du monde.
Tout cela va se passer dans les toutes prochaines décennies. N’en doutons-pas. Non pas que les hommes vont devenir plus sages. Mais la pression osmotique de la nécessité va dessiller les yeux, faire tomber les écailles, circoncire les esprits.
_________________
iMichel Onfray.Décadence. De Jésus au 11 septembre, vie et mort de l’Occident. Flammarion. 2017
In the Hebrew Bible, the word חָכְמָה, ḥokhmah, refers to a stealthy and mysterious entity, sometimes defined by the article (the ḥokhmah)i but more often undefined, usually as a singular and sometimes as a pluralii. She may ‘dwell’ in the minds of men or among peoples. We do not know where she comes from.iii She is said to have helped the Most High in his work of Creation.iv
Here is a brief anthology of her furtive appearances:
She brings life.v She makes the face glow.vi She is a torrent or a spring.vii She can be from the East or from Egypt.viii She can fill Joshuaix or Solomonx. She may be found in the humblexi and the oldxii, in the simple manxiii or in the righteousxiv.
She may come with knowledgexv or with powerxvi, or with intelligencexvii. But she is far better than strength.xviii
She may hide in a whisperxix, in a cryxx, or in secrecyxxi.
She can be called ‘friend’xxii, ‘sister’xxiii or ‘mother’ or ‘wife’. She makes one happy.xxiv She leads to royalty.xxv
She is ‘spirit’.xxvi She is bright, and she does not fade.xxvii Faster than any movement, she is infinitely mobile.xxviii She dwells in her own house, and he who dwells with her, is the only one God loves.xxix
She accompanies the angel of « Elohim », and also the Lord called « Adonai « xxxii.. She is in Thôtxxxiii, but it is YHVH who gives herxxxiv.. She shares the throne of the Lord.xxxv She is with Him, and she knows His works.xxxvi She was created before all things.xxxvii
It is through her that men were formed.xxxviii And it is she who saves them.xxxix
These snippets, these flashes, are only a tiny part of her infinite essence. But a simple letter, the smallest in the Hebrew alphabet, י, Yod, can understand and embody her (symbolically) in her entirety.
Yod is the first letter of the Tetragrammaton: יהוה. In the Jewish kabbalah, and perhaps for this reason, the Yod corresponds primarily to the sefira Ḥokhmahxl, ‘Wisdom’, which brings us to the heart of the matter.
The Tetragrammaton יהוה, an admittedly unspeakable name, can at least, in principle, be transcribed in Latin letters: YHVH. Y for י, H for ה, V for ו, H for ה. This name, YHVH, as we know, is the unpronounceable name of God. But if we write it with an interstitial blank YH VH, it is also the name of the primordial Man, – according to the Zohar which we will now recall here.
The commentary on the Book of Ruth in the Zohar does not bother with detours. From the outset, served by an immensely dense style, it plunges into the mystery, it leaps into the abyss, it confronts the primordial night, it explores the depths of the Obscure, it seeks the forgotten origin of the worlds.
The Zohar on Ruth, – a powerful wine, a learned nectar, with aromas of myrrh and incense. To be savored slowly.
« The Holy One blessed be He created in man YH VH, which is His holy name, the breath of the breath which is called Adam. And lights spread out in nine flashes, which are linked from the Yod. They constitute the one light without separation; therefore the body of man is called Adam’s garment. The He is called breath, and it mates with the Yod, it spreads into many lights that are one. YodHe are without separation, so ‘Elohim created man in his own image, in the image of Elohim he created him, male and female he created them… and he called them Adam’ (Gen 1:27 and 5:2). Vav is called spirit, and he is called son of Yod He; He [final] is called soul and he is called daughter. Thus there is Father and Mother, Son and Daughter. And the secret of the word Yod He Vav He is called Adam. His light spreads in forty-five flashes and this is the number of Adamxxli, mahxlii, ‘what is it?’ « xliii.
Cabalistic logic. Sacredness of the letter, of the number. Unity of the meaning, but multiplicity of its powers. Any idea germinates, and generates drifts, new shadows, nascent suns, moons alone. Thought never ceases its dream, it aspires to breath, to song, to hymn.
The letter connects heaven and earth. Literally: יה → יהוה and וה . By reading יה, the kabbalist guesses the inchoative, seminal and sexual role of י, – from which the lights of the sefirot will emanate. Let us summarize what the Zohar says: YHVH → YH VH → Adam → the Yod, י, the ‘breath of breath’ → Ḥokhmah , the ‘one light’ → from which the other ‘lights’ or sefirot emanate.
YHVH ‘creates in man YH VH’, that is, He creates in man two pairs יה and וה, respectively YH and VH, which will also be, symbolically, the name of the primordial Man, Adam, ‘YH VH’. These two pairs of letters can be interpreted symbolically, as metaphors of union and filiation: YH = Father-Mother, and VH = Son-Daughter.
It is indeed an ancient interpretation of the Kabbalah that the Yod, י, represents the male principle, and that the letter He, ה, represents the female principle. The Vav, ו, symbolizes the filial fruit of the union of י and ה. The second ה of the Tetragrammaton is then interpreted as the « Daughter », when associated with the Vav ו…
Human, carnal images, hiding another idea, a wisdom, divine, spiritual… A second set of metaphors is invoked here by the cabal, which explains: YH = Wisdom-Intelligence (Ḥokhmah-Binah) and VH = Beauty-Royalty (Tiferet-Malkhut). From Ḥokhmah, other sefirot emanate.
The Zohar further teaches us that Ḥokhmah, associated with י , the 1st letter of the Tetragrammaton, means the « breath of the breath », and is also called « Adam »…
Is this « Adam » the same as « the Adam » (הָאָדָם ha-‘adam), who was created after the creation of Heaven and Earth (Gen 2:7)? And what difference, if any, is there between « Adam », breath of breath, and « the Adam » of Genesis?
The Zohar asked this very question and answered it, in an opaque, concise, condensed style:
« What is the difference between Adam and Adam? Here is the difference: YHVH is called Adam, and the body is called Adam, what difference is there between the one and the other? Indeed, where it is said: ‘Elohim created Adam in his own image’, he is YHVH; and where it is not said ‘in his own image’, he is body. After it is said: ‘YHVH Elohim formed’ (Gen 2:7), that is, he formed Adam, he ‘made him’, as it is written: ‘YHVH Elohim made for Adam and his wife a robe of skin and clothed them with it’ (Gen 3:21). In the beginning there is a robe of light, in the likeness of the one above, after they stumbled, there is a robe of skin.xliv In this connection it is said: ‘All those who are called by my name, whom I have created for my glory, whom I have formed, and even whom I have made’ (Is 43:7)xlv. ‘I have created’ is Yod He Vav He, ‘I have formed’ is the robe of light, ‘and I have made’ is the robe of skin. »xlvi
The clues left by Scripture are thin, to be sure. But Isaiah, with a single sentence, illuminates the intelligence of the creation of Man. And he opens up infinite perspectives to our own understanding of the text which relates it.
Charles Mopsik commented on this key passage as follows: « The verse of Isaiah as read in the Zohar presents a progression of the constitution of man according to three verbs: the verb to create refers to Adam’s constitution as a divine name (the aforementioned four souls [breath of breath, breath, spirit, soul]), the verb to form refers to the constitution of his primordial body, which is a robe of light, and finally the verb to make refers to his constitution after the fall, where his body becomes a material envelope, a tunic of skin, which ‘wrath’, i.e., the Other side, the realm of impurity, borders in the form of the inclination to evil. « xlvii
The creation of Man, in Genesis, is described with three Hebrew, essential words: nechamah, ruaḥ and nefech. These words have several meanings. But to keep it simple, they may be translated respectively as « breath », « spirit » and « soul ».
So we learned that there were also, in the very first place, before anything was created, a « breath of breath ».
And the « breath of breath » was wisdom, י.
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i‘Ha–ḥokhmah’, like in וְהַחָכְמָה, מֵאַיִן תִּמָּצֵא ,Vé-ha-ḥokhmah, méïn timmatsa’, Job 28,12
ii It can be used as a feminine plural noun חָכְמוֹת, ḥokhmot, meaning then, depending on the translation, « wise women », or « wisdoms », or « Wisdom », as in חָכְמוֹת, בָּנְתָה בֵיתָהּ , « The wise women – or wisdoms – built his house » (Pv 9:1) or as חָכְמוֹת, בַּחוּץ תָּרֹנָּה , « The wise women – or Wisdom – shouted through the streets » (Pv 1,20)
iii וְהַחָכְמָה, מֵאַיִן תִּמָּצֵא Vé-ha-ḥokhmah, méïn timmatsa’ ? Job 28,12
iv« YHVH with Wisdom founded the earth, with understanding he established the heavens. » Pv 3,19
v« It is that wisdom gives life to those who possess it ». Qo 7,12
vi« The wisdom of man makes his face shine and gives his face a double ascendancy » Qo 8,1
vii« An overflowing stream, a source of wisdom » Pv 18,4
viii« The wisdom of Solomon was greater than the wisdom of all the children of the east and all the wisdom of Egypt » 1 Kings 5:10
ix« Joshua, son of Nun, was filled with the spirit of wisdom » Dt 34,9
xThe Proverbs are attributed to him, as is the Qohelet.
xlZohar. Midrash Ha-Neelam on Ruth, 78c. Translated from the Hebrew and Aramaic, and annotated by Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1987, p.83, note 136.
xliThe numerical value of the Tetragrammaton YHVH is 45, as is the numerical value of the word Adam.
xliiThe expression « What? » or « What? » (mah) also has 45 as a numerical value.
xliiiZohar. Midrash Ha-Neelam on Ruth, 78c. Translated from the Hebrew and Aramaic, and annotated by Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1987, p.82-83. (Ch. Mopsik translates nechama as ‘breath’ and nechama [of the] nechama as ‘breath of the breath’, which is a bit artificial. I prefer to translate nechama, more classically, by ‘breath’, and in its redoubling, by ‘breath of the breath’).
xlivZohar. Midrash Ha-Neelam on Ruth, 78c. Translated from the Hebrew and Aramaic, and annotated by Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1987, p.84
xlv כֹּל הַנִּקְרָא בִשְׁמִי, וְלִכְבוֹדִי בְּרָאתִיו: יְצַרְתִּיו, אַף-עֲשִׂיתִיו. The three verbs used here by Isaiah imply a progression of God’s ever-increasing involvement with man; bara’, yatsar, ‘assa, mean respectively: « to create » (to bring out of nothing), « to shape/form », and « to make/complete ».
xlviZohar. Midrash Ha-Neelam on Ruth, 78c. Translated from the Hebrew and Aramaic, and annotated by Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1987, p.84
In Sumer, six thousand years ago, hymns of joy were sung in honor of Inanna, the ‘Lady of Heaven’, the greatest of deities, the Goddess of love and war, of fertility and justice, of wisdom and sex, of counsel and comfort, of decision and triumph. the supreme Goddess, the Sovereign of peoples. Then for more than four millennia, in Sumer and elsewhere, people have prayed and celebrated Inanna, « joyful and clothed in love », under her other names, Ishtar or Astarte, Venus or Aphrodite, in all the languages of the time, from Akkad to Hellad, from Chaldea to Phoenicia, from Assyria to Phrygia, from Babylon to Rome… And during all these millenia, the holy marriage, the sacred union of Inanna and Dumuzii, was also sung on earth, with hymns and prayers.
The following sacred verses, testify to this, not without a strong charge of eroticism:
« The king goes with lifted head to the holy lap, Goes with lifted head to the holy lap of Inanna, [Dumuzi] beds with her, He delights in her pure lap. »ii
Or again, with this song, no less crude, and no less sacred: « Inana praises … her genitals in song: « These genitals, (…) this high well-watered field of mine: my own genitals, the maiden’s, a well-watered opened-up mound — who will be their ploughman? My genitals, the lady’s, the moist and well-watered ground — who will put a bull there? » « Lady, the king shall plough them for you; Dumuzid the king shall plough them for you. » « Plough in my sex, man of my heart! »…bathed her holy hips, …holy …, the holy basin ». »iii
The name of the god Dumuzi (or Dumuzid) is written 𒌉 𒍣 in the ancient Babylonian cuneiform characters. In Sumerian, these characters are read Dû-zi , Dum-zi, Dumuzi or Dumuzid, and in Akkadian Tammuz, a name that appears in the Bible, in the book of Ezekieliv. The character 𒌉, du or dum, means « son ». The character 𒍣, zi, means « life », « breath », « spirit ».
The Sumerian cuneiform « Zi«
Dû-zi or Dumuzid thus means ‘Son of Life’ – but given the ambivalence of the sign zi, it could also mean ‘Son of the Breath’, ‘Son of the Spirit’.
This interpretation of the name Dumuzi as ‘Son of Life’ is « confirmed, according to the Assyriologist François Lenormant, by the fragment of a bilingual hymn, in Accadian with an Assyrian translation, contained in tablet K 4950 of the British Museum, which begins as follows ‘Abyss where descends the lord Son of life, burning passion of Ishtar, lord of the abode of the dead, lord of the hill of the abyss.’v
Thus, from the etymology and if we are to believe the songs that celebrated them, the wedding of Inanna and Dumuzi was both divinely erotic and spiritual, – it was, in essence, very crudely and very holily, that of the Goddess « Lady of Heaven » and the God « Son of Life ».
But the love, even mystical, of Dumuzi, was not enough to satisfy the divine Inanna… One day she wished to leave the heights of Heaven, and to descend into that ‘unchanging land’, called Kur, or Irkalla, which for Sumer is the world below, the world of the dead.
To do this, he had to sacrifice everything.
The original Sumerian text which relates the descent of Inanna into the Underworld is available on the ETCSL website.
Here is a slightly modified version of the first verses, which have a repetitive, insistent, hypnotic form, and evoke, like a litany, all the elements of the loss, and the immensity of the sacrifice made by the Goddess to undertake her katabasis:
« From the heights of Heaven, she fixed her mind on the great Below. From the heights of Heaven, the Goddess fixed her mind on the great Below. From the heights of Heaven, Inanna fixed her mind on the great Below. My Lady left Heaven, she left Earth, she went down to the world Below. She gave up the en [priesthood], she gave up the lagar [another religious office], and she went down to the world Below. She gave up the E-ana of Unug [a temple, like the other sacred places that will follow], and went down to the world Below. She abandoned the E-muš-kalama of Bad-tibira, and descended into the world Below. She left the Giguna of Zabalam and went down to the world Below. She left the E-šara of Adab and went down to the world Below. She abandoned the Barag-dur-ĝara of Nibru, and descended into the world Below. She abandoned the Ḫursaĝ-kalama of Kiš, and descended into the world Below. She abandoned the E-Ulmaš of Agade, and descended into the world Below. She left the Ibgal of Umma and went down to the world Below. She left the E-Dilmuna of Urim, and went down to the world of Below. It abandoned the Amaš-e-kug of Kisiga, and descended into the world Below. She abandoned the E-ešdam-kug of Ĝirsu, and descended into the world Below. She abandoned the E-šeg-meše-du of Isin, and descended into the world Below. She abandoned the Anzagar of Akšak, and descended into the world Below. She abandoned the Niĝin-ĝar-kugde Šuruppag, and descended into the world Below. She abandoned the E-šag-ḫula in Kazallu, and descended into the world Below (…) »
Another Akkadian, shorter, version, of the descent of Inanna / Ishtar in this Underworld was translated into French for the first time by François Lenormantvi, in the 19th century.
The Babylonians and Assyrians represented the world Below as divided into seven successive circles, like, and as if by symmetry, the seven celestial spheresvii [revealed by the trajectories of the seven planets], which their astronomical science, multisecular and highly advanced, had been able to observe with acuity.
So Inanna passed through the gates of the seven circles of Hell one by one, and at each of these gates the infernal guardian stripped her, one after the other, of the precious ornaments with which she was adorned. Finally, at the seventh gate, she was also stripped of her great ceremonial robe, the pala, so that she was completely naked when she was finally placed in the presence of the queen of the funereal and chthonic realm, – who was also her elder sister, named Ereshkigal in Sumerian, and Belit in Akkadian, ‘the Lady of the Earth’.
Lenormant notes that to this name Belit, a mythological tablet corresponds the Semitic name of Allat, which is found later in Arab paganism. He points out that Herodotus also mentions the forms Alilat and Alitta of the name Allat. He deduces that this name served as the principal appellation of the divinity of the ‘feminine principle’, or rather, I might add, as the designation of the feminine principle of the Divinity, in several regions of Mesopotamia and Asia Minor.viii
The word allat is in fact the feminine form of the Arabic word ilah, ‘god, divinity’, which later gave the name of the God of monotheism, Allah, literally ‘the God’.
But let us return to the depths of Hell.
Ereshkigal, or Belit/Allat, on seeing Inanna/Ishtar arrive, was both very jealous and immediately suspicious. She was inflamed with anger and struck her with ailments and leprosy which seriously affected all parts of her body. According to another Sumerian account, Ereshkigal condemned Inanna to death, and killed her with a triple imprecation, casting a « death gaze », uttering a « word of fury » and uttering a « cry of damnation »:
« She gave Inanna a look: a murderous look! She pronounced against her a word; a furious word! She uttered a cry against her: a cry of damnation! »ix
Inanna’s death followed. Her corpse was hung on a nail.
But meanwhile, An, the god of heaven, and the gods of air and water, Enlil and Enki, were concerned about Inanna’s absence. They intervened and sent two ambiguous beings, Kalatur and Kurgara, to the depths of Hell to save her from death. By pouring ‘food of life’ and ‘water of life’ on Inanna, they resurrected her and brought her out of the realm of the dead, going backwards through the seven infernal gates. But there is an inflexible, unchangeable rule of the « Unchangeable Land »: every resurrection must be paid for with the life of a living person. So the demons who were pursuing Inanna tried to seize, for the price of her life, several of Inanna’s followers, first her faithful servant Ninšubur, then Šara, her servant, musician and psalmist, and finally Lulal, her bodyguard.
But Inanna absolutely refused to let the demons take hold of them. So the infernal beings went with her to the plain of Kul’aba, where her husband, the Shepherd-King and God Dumuzi, was.
« So they escorted her to the great Apple Tree Of the plain of Kul’aba. There Dumuzi was comfortably seated On a majestic throne! The demons seized him by the legs, Seven of them spilled the milk from the churn, While some shook their heads, Like the mother of a sick man, And the shepherds, not far away, Continued to play the flute and the pipe! Inanna looked at him with a murderous glance She pronounced a word against him; a furious word She shouted at him: a cry of damnation! « It’s him! Take him away! Thus she delivered to them the shepherd [king] Dumuzi. »x
As Ershkigal had done for her, Inanna looked upon Dumuzi with a deathly glance, she uttered a word of fury against him, she uttered a cry of damnation against him, but with a different result. While she herself had been « turned into a corpse » by Ereshkigal’s imprecations, Dumuzi is not « turned into a corpse » but only taken away, alive, into Kur’s Hell by the infernal judges. What interpretation can be given to the fact that Inanna delivers her love Dumuzi to the infernal demons, in exchange for her own life? Why this look of death, these words of fury, these cries of damnation against her? I propose three hypotheses: 1. During Inanna’s stay in Hell, and doubting that she would ever return, Dumuzi betrayed Inanna with other women or with other goddesses, or else, he renounced the ‘spiritual’ life for a ‘material’ one symbolized by the ‘majestic and comfortable throne’… Inanna, seeing him lounging around, listening to the flute and the pipe, seeming indifferent to his fate, gets angry and hands him over to the demons to let him know what she has experienced, in the Underworld. After all, is it not worthy of a God-King, named « Son of Life », to learn about death?
2. Inanna believed herself to be an ‘immortal goddess’, and divinely in love with the ‘Son of Life’. But after her experience in the hell of Irkalla, she discovered that she was a ‘mortal goddess’, and she realized that her love had died too : Dumuzi had done nothing for her, he had disappointed her by his indifference… It is indeed the God of water, Ea (or Enki) who saved her, and not Dumuzi. How could she not be furious against a god « Son of Life » who loved her, certainly, but with a love less strong than her own death, since he did not resist her? She also discovers that « love is as strong as death »xi. If not Dumuzi’s, at least her own. And perhaps sending Dumuzi to the Kingdom of the Dead will teach her a lesson?
3. Inanna represents here a figure of the fallen soul. Her revolt is that of the soul that knows itself to be mortal, that has fallen into Hell, and that revolts against the god Dumuzi. She is rebelling against a God who is truly a savior, for he is called the God of Life, but she has lost all confidence in him, because she believed that he had apparently not been able to overcome death, or at least that he had « rested » while another God (Enki) was busy sending Inanna « water and food of life ». In her revolt, Inanna delivers him to the infernal judges and condemns him to certain death, thinking no doubt: « Save yourself if you are a saving god! », mimicking with 3000 years in advance on the passion of Christ, those who mocked the God on the cross, at Golgotha. Inanna reveals, without knowing it, the true nature and divine destiny of Dumuzi, – that of being a misunderstood god, betrayed, mocked, « handed over » to be put to death and locked up in the hell of Irkalla, waiting for a hypothetical resurrection… The God ‘Son of Life’, this God who is ‘only Son’xii, ‘taken away before the end of his days’ and over whom funeral laments are pronounced, is none other than the luminous god, harvested in the flower of his youth, who was called Adonis in Byblos and Cyprus, and Tammuz in Babylon.
Dumuzi in Sumer, Tammuz in Akkad and Babylonia, Osiris in Egypt, Attis in Syria, Adonis in Phoenicia, Dionysus in Greece, are figures of the same archetype, that of the dead God, descended into the underworld and resurrected.
There is clearly a Christ-like aspect to this archetype. Hippolytus of Rome (170-235), a Christian author, proposes an interpretation that goes in this direction. For him, the pagan figure of Dumuzi, this sacrificial God, also known as Adonis, Endymion or Attis, can be interpreted as an abstract and universal principle, that of « the aspiration to life », or « the aspiration to the soul ».
« All beings in heaven, on earth and in the underworld yearn for a soul. This universal aspiration, the Assyrians call it Adonis, or Endymion, or Attis. When they call it Adonis, it is for the soul in reality that, under this name, Aphrodite [i.e. originally Inanna] burns with love. For them, Aphrodite is generation. Is Persephone or Korah [i.e. in the Sumerian myth, Ereshkigal] in love with Adonis: it is, he says, the soul exposed to death, because it is separated from Aphrodite, i.e. deprived of generation. Does the Moon become in love with Endymion and his beauty: it is, he says, that the beings superior (to the earth) also need the soul. Has the mother of the gods [Cybele] mutilated Attis, although she had him for a lover, it is because up there, the blessed nature of the beings superior to the world and eternal wants to make the masculine virtue of the soul rise towards her, because the man, he says, is androgynous. « xiii
Inanna (or Aphrodite) symbolically represents the very principle of « generation », or « creation », which animates all matter, and runs through every being and thing, – in heaven, on earth and in hell. Dumuzi (or Adonis), on the other hand, is the figure of the « spiration of the spirit », the spiration of the divine, which is present in the « aspirations of the soul », or in the « aspiration to the soul », and which can also be called the « desire for love ».
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iSamuel Noah Kramer, The Sacred Marriage: Aspects of Faith, Myth and Ritual in Ancient Sumer. Bloomington, Indiana: Indiana University. 1969, p.49
iiYitschak Sefati, Love Songs in Sumerian Literature: Critical Edition of the Dumuzi-Inanna Songs. Ramat Gan, Israel, Bar-Ilan University. 1998, p.105, cité par Johanna Stuckey inInanna and the Sacred Marriage.
v François Lenormant. Les premières civilisations. Tome II. Chaldée, Assyrie, Phénicie. Paris. Ed. Maisonneuve, 1874, pp. 93-95
vi François Lenormant. Textes cunéiformes inédits n°30, traduction de la tablette K 162 du British Museum, citée in François Lenormant. Les premières civilisations. Tome II. Chaldée, Assyrie, Phénicie. Paris. Ed. Maisonneuve, 1874, pp. 84-93
viiHippolytus of Rome, in his book Philosophumena, writes that Isis, when mourning Osiris, or Astarte/Venus, when mourning Adonis, « is clothed in seven black robes … [just as] nature is clothed in seven ethereal robes (these are the orbits of the planets to which the Assyrians give the allegorical name of ethereal robes). This nature is represented by them as the changing generation and the creation transformed by the inexpressible, formless being, which cannot be represented by any image, nor conceived by the understanding. » Hippolytus of Rome. Philosophumena, Or Refutation of all Heresies. Translated by A. Siouville. Editions Rieder. Paris, 1928, p.132-133
viii Cf. François Lenormant. Les premières civilisations. Tome II. Chaldée, Assyrie, Phénicie. Paris. Ed. Maisonneuve, 1874, p.84
ixJean Bottéro, Samuel, Noah Kramer. Lorsque les dieux faisaient l’homme. Éditions Gallimard, Paris, 1989, p. 276-290.
x Jean Bottéro, Samuel, Noah Kramer. Lorsque les dieux faisaient l’homme. Éditions Gallimard, Paris, 1989, p. 276-290.
In the 4th millennium B.C., in Sumer, Inanna embodied life, fertility, love, sex, war, justice and royal power, – but also the essence of femininity, the subversion of the forbidden, and the conjugation of opposites. Originally a local deity of Uruk, she gradually imposed herself throughout Mesopotamia, and as far as Assyria and Phoenicia, as the supreme deity, the Goddess par excellence. Over the millennia, her importance continued to grow in relation to the other divinities, transcending their specificities and particularities. In the 1st millennium BC, from the reign of Assurbanipal, the supremacy of Inanna, under her Akkadian name Ishtar, was such that she even took pre-eminence over the national god Ashur.
The etymological origin of the name Inanna can be explained phonetically by the Sumerian words nin, ‘lady’, and an ‘sky’, – ‘the Lady of Heaven’. Yet the name Inanna is never written using the cuneiform signs that represent the words nin, 𒊩𒌆 (SAL.TUG2), and an, 𒀭(AN). Inanna’s name is written using the single ideogram 𒈹, preceded by the generic sign 𒀭which was always attached in Sumer to the names of deities to designate their divine status. The cuneiform sign 𒈹 is in reality the later, and ‘horizontal’ transposition of the vertical symbol of the goddess, which figures a kind of totem pole in the most ancient representations of her name :
This symbol represents in a stylized way a pole decorated at its top with a woven crown of reeds, and wrapped with banners. These poles were placed on either side of the entrance to the temples dedicated to Inanna, and marked the limit between the profane and the sacred.
Curiously, around the same time, ancient Egypt used the hieroglyph nṯr to mean the word ‘God’, and this hieroglyph also graphically symbolizes a temple banner :
This hieroglyph obviously derives from the various forms of totem poles used near the entrance of Egyptian temples:
We can assume that the Sumerian symbol of Inanna and this Egyptian hieroglyph come from much more ancient sources, not without connection with the immemorial symbolism of the shamanic masts floating fabrics, foliage or feathers, and whose use is still observed today, throughout the world, in Asia, America, Europe and Africa…
« Shamanic posts in Dolgan. Katanga region. Photo by V.N. Vasiliev (1910) »
It seems to me that in this convergence of symbols of the divine, in Sumer, in ancient Egypt and even in contemporary shamanism, there is the living trace of a mode of representation of the divine, whose origin is to be found in the first confrontations of Homo Sapiens with the ‘mystery’, from the depths of the Paleolithic. The poles bearing crowns of reeds, garlands or banners, symbolized since ancient times the subliminal perception of the Divine, whose ‘presence’ they revealed by the aerial breaths of which they were animated.
In Akkadian, Inanna took the Semitic name of Ishtar, of which one finds already the trace in Akkad, in Babylonia and in Assyria, even before the reign of Sargon of Akkad, known as « Sargon the Great », (-2300 BC). Scholars have linked the name Ishtar with the name of another Semitic god, Attar, mentioned in later inscriptions in Ugarit, Syria, and southern Arabia.
The famous vase from the Uruk civilization (4000 to 300 B.C.), which was found among other cult objects from the Uruk III period, depicts a column of naked men carrying baskets, vessels, and various dishes, as well as a ram and goats, to a female figure facing a man holding a box and a stack of bowls (which represent the cuneiform sign EN, meaning « high priest. The female figure, on the other hand, is next to two symbols of Inanna, two poles with reed crowns. The main center of the cult of Inanna was the temple of E-anna, in Uruk. E-anna means ‘the House of Heaven’, E- An, 𒂍𒀭. The cult of Inanna was observed over a period of more than four millennia, first in Uruk and Sumer, then in Babylon, Akkad and Assyria, as Ishtar, and in Phoenicia, as Astarte, and finally later in Greece, as Aphrodite, and in Rome, as Venus…
Her influence declined irreparably between the 1st and 5th centuries of our era, following the progression of Christianity, but she was still venerated in the Assyrian communities of upper Mesopotamia until the 18th century…
In many mythical stories, Inanna is inclined to take over the domains of competence of other deities, stealing for example from Enki, the God of Wisdom, the ‘me’, that is to say all the inventions and achievements, abstract and concrete, of ‘civilization’, as we will see in a moment, or dislodging the God of Heaven, An, to take his place in the temple of E-anna, or exercising a superior form of divine justice, by destroying Mount Ebih, which had not wanted, in its arrogance as a mountain sure of its strength and durability, to prostrate itself at his feet.
Inanna was certainly not felt by the Mesopotamians to be a « Mother » goddess, a divine figure supposed to embody the maternal woman or the idea of motherhood. So who was she?
To give a first idea, it is not uninteresting to return to the original texts. The text Inanna and Enki published in the Sumerian Textual Corpus of Literature (ETCSL) collated by the University of Oxford i begins to describe the personality of Inanna by an allusion to the beauty of her genitals:
« She put the šu-gura, the desert crown, on her head. …… when she went out to the shepherd, to the sheepfold, …… her genitals were remarkable. She praised herself, full of delight at her genitals, she praised herself, full of delight at her genitals « ii .
Inanna has no complex about her sex. She proudly shows it off and claims her desires and needs explicitly:
» Inana praises … her genitals in song: « These genitals, …, like a horn, … a great waggon, this moored Boat of Heaven … of mine, clothed in beauty like the new crescent moon, this waste land abandoned in the desert …, this field of ducks where my ducks sit, this high well-watered field of mine: my own genitals, the maiden’s, a well-watered opened-up mound — who will be their ploughman? My genitals, the lady’s, the moist and well-watered ground — who will put an ox there? » « Lady, the king shall plough them for you; Dumuzid the king shall plough them for you. » « Plough in my genitals, man of my heart! »…bathed her holy hips, …holy …, the holy basin « .iii
Another fragment of the Oxford ETCSL text Inanna and Enki clarifies Inanna’s ambiguou intentions and feelings about Enki, who also happens to be her ‘father:
« I, Inana, personally intend to go to the abzu, I shall utter a plea to Lord Enki. Like the sweet oil of the cedar, who will … for my holy … perfume? It shall never escape me that I have been neglected by him who has had sex. » iv
Enki receives her very well, and invites her to drink beer. An improvised part of underground drinking follows, between the God and the Goddess.
« So it came about that Enki and Inana were drinking beer together in the abzu, and enjoying the taste of sweet wine. The bronze aga vessels were filled to the brim, and the two of them started a competition, drinking from the bronze vessels of Uraš. « v
The real goal of Inanna was to win this competition, to make Enki drunk and to see him collapse into ethylic sleep, so that she could at her leisure rob him of the most precious goods of civilization, the ‘me’. The ‘me’, whose cuneiform sign 𒈨 combines the verticality of the divine gift and the horizontality of its sharing among men, these me are very numerous. The text gives a detailed sample:
« I will give them to holy Inana, my daughter; may …not … » Holy Inana received heroism, power, wickedness, righteousness, the plundering of cities, making lamentations, rejoicing. « In the name of my power, in the name of my abzu, I will give them to holy Inana, my daughter; may …not … »
Holy Inana received deceit, the rebel lands, kindness, being on the move, being sedentary. « In the name of my power, in the name of my abzu, I will give them to holy Inana, my daughter; may …not … »
Holy Inana received the craft of the carpenter, the craft of the coppersmith, the craft of the scribe, the craft of the smith, the craft of the leather-worker, the craft of the fuller, the craft of the builder, the craft of the reed-worker. « In the name of my power, in the name of my abzu, I will give them to holy Inana, my daughter; may not .…… »
Holy Inana received wisdom, attentiveness, holy purification rites, the shepherd’s hut, piling up glowing charcoals, the sheepfold, respect, awe, reverent silence. « In the name of my power, in the name of my abzu, I will give them to holy Inana, my daughter; may not . »vi
Inanna in turn recites and recapitulates the entire list of these attributes obtained through cunning, and she adds, for good measure:
« He has given me deceit. He has given me the rebel lands. He has given me kindness. He has given me being on the move. He has given me being sedentary. »vii
Rich basket, conquered of high fight, after force sips of beer, for an ambitious goddess, plunged in the darkness of the abzu…
Reading these texts, imbued with a jubilant force, to which is added the astonishing variety of archaeological and documentary materials concerning Inanna, one can hardly be surprised at the multitude of interpretations that contemporary Sumer specialists make about her.
The great Sumer scholar Samuel Noah Kramer describes Inanna, rather soberly, as « the deity of love, – ambitious, aggressive and demanding ».viii
Thorkild Jacobsen, a scholar of Mesopotamian religions, writes: « She is depicted in all the roles that a woman can fill, except those that require maturity and a sense of responsibility: she is never described as a wife and helper, let alone as a mother.ix Sylvia Brinton-Perera adds: « Although she has two sons and the kings and people of Sumer are called her offspring, she is not a mother figure in the sense we understand. Like the goddess Artemis, she belongs to that « intermediate region, halfway between the state of a mother and that of a virgin, a region full of joie de vivre and an appetite for murder, fecundity and animality ». She represents the quintessence of the young girl in what she has of positive, sensual, ferocious, dynamic, eternally young virgin (…). She is never a peaceful housewife nor a mother subjected to the law of the father. She keeps her independence and her magnetism, whether she is in love, newly married or a widow « x. Tikva Frymer-Kensky adopts a point of view with resolutely feminist and gendered perspectives, – without fear of anachronism, more than five millennia later: « Inanna represents the undomesticated woman, she embodies all the fear and fascination that such a woman arouses (…) Inanna is a woman in a man’s life, which makes her fundamentally different from other women, and which places her on the borderline that marks the differences between men and women. Inanna transcends gender polarities, it is said that she transforms men into women and vice versa. The cult of Inanna attests to her role as the one who blurs the gender boundary (and therefore protects it).xi
Johanna Stuckey, a specialist in religious studies and women’s studies, takes up this point of view and, like Tikva Frymer-Kensky, uses the same word ‘frontier’ to describe her ambivalence: « Inanna is on the frontier of full femininity (…) Inanna was a woman who behaved like a man and basically lived the same existence as young men, exulting in combat and constantly seeking new sexual experiences.xii Moreover, Mesopotamian texts usually refer to her as ‘the woman’, and even when she ‘warriors’ she always remains ‘the woman’.xiii
From all this a curious image emerges, rich, complex, transcending all norms, all clichés. Inanna is unique and incomparable, she is the « wonder of Sumer », she is « the » Goddess par excellence, – one of her symbols is the famous eight-pointed starxiv 𒀭, which is supposed to represent originally the star of the morning and the one of the evening, Venus, but which will end up representing in the Sumerian language the very concept of ‘divinity’. Inanna is at the same time the daughter of the God of Heaven, An, or, according to other traditions, that of the Moon God, Nanna (or Sin, in Akkadian), the sister of the Sun God, Utu (or Shamash in Akkadian), and the very ambiguous wife of the God ‘Son of Life’ (Dumuzi, in Akkadian Tammuz) whom she will send to death in his place, but she is above all totally free, in love and fickle, aggressive and wise, warrior and benefactress, provocative and seeking justice, taking all risks, including that of confronting her father, the supreme God, the God of Heaven, An, to take his place. She is a feminine and unclassifiable divinity, going far beyond the patterns of the patriarchal societies of then and now.
She is both the goddess of prostitutes and the goddess of marital sexuality, but above all she embodies the (divine) essence of pure desire, she is the goddess of passion that leads unrestrainedly to sexual union and ecstasy, detached from any link with any socially recognized value.
Quite late, in the 17th century B.C., the Babylonian king Ammi-ditana composed a hymn celebrating Inanna/Ishtar, which is one of the most beautiful in all the literature of ancient Mesopotamia:
« Celebrate the Goddess, the most august of Goddesses! Honored be the Lady of the peoples, the greatest of the gods! Celebrate Ishtar, the most august of goddesses, Honored be the Sovereign of women, the greatest of the gods! – She is joyful and clothed in love. Full of seduction, venality, voluptuousness! Ishtar-joyous clothed with love, Full of seduction, of venality, of voluptuousness! – Her lips are all honey! Her mouth is alive! At Her aspect, joy bursts! She is majestic, head covered with jewels: Splendid are Her forms; Her eyes, piercing and vigilant! – She is the goddess to whom one can ask advice She holds the fate of all things in her hands! From her contemplation is born joy, Joy of life, glory, luck, success! – She loves good understanding, mutual love, happiness, She holds benevolence! The girl she calls has found a mother in her: She points to her in the crowd, She articulates her name! – Who is it? Who then can equal Her greatness?xv
The most famous myth that has established the reputation of Inanna, in the past and still today, is undoubtedly the story of her descent to Kur xvi, the underground and dark domain, the world below, to try to take possession of this kingdom beyond the grave at the expense of her elder sister Ereshkigal. We have two versions, one Sumerian, the other Akkadian.
Here is the beginning of the Sumerian version:
« One day, from heaven, she wanted to leave for Hell, From heaven, the goddess wanted to go to Hell, From heaven, Inanna wanted to go to Hell. My Lady left heaven and earth to descend to the world below, Inanna left heaven and earth to descend to the world below. She gave up her advantages to go down to the world below! To descend to the world below, she left the E-Anna of Uruk (…) She equipped herself with the Seven Powers, After having gathered them and held them in her hand And having taken them all, in full, to leave! So she wore the Turban, Crown-of-the-steppe ; Attached to her forehead the Heart-Catchers; Grabbed the Module of lazulite; Adjusted to the neck the lazulite Necklace; Elegantly placed the Pearl Couplings on her throat; Passed on his hands the golden Bracelets; Stretched on his chest the Breast-Cover [called] ‘Man! come! come!’ ; Wrapped his body with the pala, the royal Cloak, And made up his eyes with the Blush [called] ‘Let him come! Let him come’. » xvii
The Akkadian version is much darker, and Ishtar, much less coquettish than Inanna…
« In the Land of No Return, the domain of Ereshkigal, Ishtar, the daughter of Sin, decided to surrender! She decided to surrender, the daughter of Sin, To the Dark Abode, the residence of Irkalla, In the Abode from which never come out those who have entered it, By the way there is no return, In the Abode where the arrivals are deprived of light, subsisting only on humus, fed by earth, Slumped in darkness, never seeing the day, Clothed, like birds, in a garment of feathers, While dust piles up on locks and sashes. At the sovereign divinity of the Immense Earth, the goddess who sits in the Irkalla, In Ereshkigal, ruler of the Immense Earth, The goddess who dwells in the Irkalla, in this very house of Irkalla From which those who go there no longer return, This place where there is no light for anyone, This place where the dead are covered with dust, This dark abode where the stars never rise. « xviii
The affair turned into a disaster for Inanna/Ishtar (in the true, etymological, sense of the word disaster, the ‘fall of the star’…). Ereshkigal did not take kindly to his sister’s initiative in usurping his kingdom.
« When Ereshkigal heard this address, His face turned pale like a branch cut from a tamarisk tree, And, like a splinter of reed, her lips were darkened! What does she want from me? What else has she imagined? I want to banquet in person with the Annunaki (She must say to herself); To feed myself like them with murky water. »xix
Following Ereshkigal’s injunctions, Inanna/Ishatar is sentenced to death by the seven chthonic gods, the Anunnaki. She is executed, and Ereshkigal hangs her corpse on a nail.
But the God Enki, God of Water, (in Akkadian, Ea), mobilizes, and sends to her rescue two creatures explicitly presented as ‘inverts’, who will go and resurrect her with the water of life.
Some have seen this as an opportunity for a Christ-like interpretation.
« The soul, represented by Inanna, paid for its arrogance in claiming to conquer the netherworld. It ‘died’ in the material world, represented by the netherworld, but was purified and born again. The kurgarra and galaturra (…) correspond to the Gnostic ‛adjuvant’ (helper), or ‛appeal’ sent by the Father (…) to awaken the ‘sleeping’ soul. These adjutants console Ereshkigal in the midst of suffering, which, in reality, is the guilty face of Ishtar (= the fallen soul) who, at that moment, moans ‘like a woman about to give birth’. One of the adjutants pours on the body « the plant that gives life », and the other does the same with « the water that gives life ». The sprinkling of the water of life on Inanna’s body corresponds to the baptism which, in the Exegesis of the Soul, which deals with the Soul, is indispensable for the rebirth and purification of the soul. (…) Inanna, the impure soul, was saved and was able to return to her original state, thus showing the others the way to salvation. In other words, after being « awakened » by the « helpers », she could begin her gradual ascent from death to life, from impurity to purity. And yet, her rescue and resurrection could not have taken place without a savior, someone who could take her place. It is the duty of the good shepherd/king Dumuzi, Inanna’s husband, to play the role of this savior. According to Parpola, Dumuzi’s sacrifice explains why the king, the son of a god and therefore a god himself, had to die. He was sent to earth to be the perfect man, the shepherd, to set an example for his people and guide them on the right path. The king, like Dumuzi, died for the redemption of innocent souls, represented by Inanna. But as Inanna/Ishtar herself was resurrected from death, so too was her savior, Dumuzi the king and perfect man, promised resurrection. « xx
In a forthcoming article, I propose to study the relationship between Inanna and Dumuzi in greater detail by developing this allegory, – elaborated in Sumer over six thousand years ago, this allegory of the fallen soul, wanting to come out of death and seeking resurrection, begging the savior God, Dumuzi, 𒌉𒍣, the God « son of Life (𒌉 from or dumu, ‘son’ and 𒍣 zi, ‘life’ or ‘spirit’) to sacrifice himself for her. ..
viiiKramer, Samuel N. The Sumerians: Their History, Culture, and Character. University of Chicago, 1963, p. 153
ixThorkild Jacobsen. The Treasures of Darkness: A History of Mesopotamian Religion, 1976, p.141 , quoted by F. Vandendorpe, Inanna : analyse de l’efficacité symbolique du mythe, Univ. de Louvain 2010.
xSylvia Brinton Perera, Retour vers la déesse, Ed.Séveyrat, 1990, p. 30, quoted by F. Vandendorpe, Inanna: analysis of the symbolic effectiveness of the myth. Univ. of Leuven 2010
xiFrymer-Kensky,Tikva. In the Wake of the Goddesses: Women, Culture and the Biblical Transformation of Pagan Myth. NY, Free Press, 1992, p.25
xiiFrymer-Kensky,Tikva. In the Wake of the Goddesses: Women, Culture and the Biblical Transformation of Pagan Myth. NY, Free Press, 1992, p.29
xivNote that this star of Inanna is sometimes represented with only six branches, thus prefiguring, by more than two millennia, the Jewish symbol, the ‘Magen David’ or ‘Star of David’, which imposed itself late as a symbol of the Zionist movement at the end of the 19th century of our era.
xvHymn of Ammi-ditana from Babylon to Ishtar, My translation in English from the French translation by J. Bottéro, The oldest religion in the world, in Mesopotamia, Paris, 1998, p.282-285.
xviThe Mesopotamian netherworld had several Sumerian names: Kur, Irkalla, Kukku, Arali, Kigal and in Akkadian, Erṣetu.
xviiJean Bottéro and Samuel Noah Kramer. When the gods made man: Mesopotamian mythology. Gallimard, 1989, p.276-277
xviiiJean Bottéro and Samuel Noah Kramer. When the gods made man: Mesopotamian mythology. Gallimard, 1989, p. 319-325.
xixJean Bottéro and Samuel Noah Kramer. When the gods made man: Mesopotamian mythology. Gallimard, 1989, p. 320
xx Pirjo Lapinkivi, The Sumerian Sacred Marriage in the Light of Comparative Evidence, State Archives of Assyria Studies XV, Helsinki, University Press, 2004, p.192. Text quoted by F. Vandendorpe, Inanna: analysis of the symbolic effectiveness of the myth. Univ. of Leuven 2010