Métaphysique du ḥijâb, – ou: ‘Toi, c’est moi!’


‘Le martyr d’al-Hallâj à Bagdad, en 922’

Bien sûr, les noms ne sont pas les choses. Ce qu’un nom nomme n’est jamais vraiment réel. Au contraire, tout nom voile ce qu’il est censé nommer, – il cache, bien plus qu’il ne révèle.

Al-Hallâj, martyr soufi, mort à Bagdad en l’an 922, avait développé une théorie sur le « voile du nom », ḥijâb al-ism. Le mot ḥijâb (حِجاب) possède une dimension philosophique. Il ne désigne pas ici le « voile » de la femme, lequel est plutôt appelé burqa‘ ou sitâr, en arabe classique. Pour Hallâj, il y a une nécessité qu’un « voile du nom » soit posé sur les choses, qu’un ḥijâb couvre d’un nom la face de tout ce qui est. C’est Dieu Lui-même qui est à l’origine de ce voile des noms porté sur les choses. Le voile est là pour le bien des hommes. Sans ce voile, la réalité parfaitement mise à nue, les aveuglerait, ou plutôt leur ferait perdre conscience d’eux-mêmes. Les hommes ont besoin qu’un voile soit posé sur tout ce qu’ils voient, et leur propre nature est elle-même recouverte, aux yeux de leur conscience, d’un « voile » dont ils n’ont pas même conscience.

Hallâj formule sa théorie ainsi : « Il les a revêtus (en les créant) du voile de leur nom, et ils existent ; mais s’Il leur manifestait les sciences de Sa puissance, ils s’évanouiraient ; et s’Il leur découvrait la réalité, ils mourraient. »i

Deux mille ans avant Hallâj, était déjà apparue l’idée juive que la mort est assurée pour tout homme qui voit Dieu face à faceii. Maintenant, avec Hallâj, on découvrait l’idée que la mort attend aussi l’homme qui voit, non pas ce Dieu terrible Lui-même, mais seulement le monde, et les choses, – sans leur voile.

Quel est la nature du ḥijâb posé sur le monde ? Hallâj pose cette question, et il y répond : « Le voile ? C’est un rideau, interposé entre le chercheur et son objet, entre le novice et son désir, entre le tireur et son but. On doit espérer que les voiles ne sont que pour les créatures, non pour le Créateur. Ce n’est pas Dieu qui porte un voile, ce sont les créatures qu’il a voilées. »iii Et Hallâj ne résiste pas ici à la joie d’un jeu de mots, presque intraduisible, mais pas complètement : « i‘jâbu-ka hijâbu-ka ». La langue arabe, friande d’allitérations et de paronomases, ne livre pas ses beautés d’emblée. Louis Massignon traduit cette formule, bien frappée, de la manière suivante : « Ton voile (hijâbu-ka), c’est ton infatuation ! (i‘jâbu-kaiv.

Le mot ‘infatuation’ comporte une nuance moralisante. L’homme fat, l’homme infatué de lui-même, plein de son orgueil, se rend par là aveugle à l’essence de la réalité qui l’entoure, alors que c’est elle qui, en réalité, le nanifie, en son immanence.

Après consultation de mes dictionnaires favorisv, je propose une autre nuance de traduction. Mot-à-mot : « Ton émerveillement, c’est ton voile ! ». La traduction du mot i‘jâb, إِءْجاب , par « émerveillement » est conforme à la leçon des dictionnaires. Une autre acception du mot i‘jâb est « admiration ». Ce mot provient de la racine verbale ‘ajiba, عَجِبَ, qui signifie « être étonné, être saisi d’étonnement à la vue de quelque chose ».

D’où vient alors la traduction proposée par Massignon ? Pourquoi traduire i‘jâb par « infatuation » ?

Massignon semble peut-être avoir eu en tête le mot ‘ujb ءُجْب , qui provient lui aussi de la même racine verbale ‘ajiba, bien qu’avec une phonétisation très différente de i‘jâb. Le mot ‘ujb signifie « fatuité, suffisance, admiration de soi-même », mais tant sa vocalisation que son acception sont très éloignées du mot i‘jâb.

Problématique du point de vue lexical et sémantique, la traduction de Massignon me paraît surtout teintée d’un fort pessimisme ontologique : l’homme, par sa « suffisance », par son « infatuation », serait censé avoir provoqué la pose d’un « voile » entre lui-même et le monde, et plus grave encore, entre lui-même et l’objet de sa recherche, le divin. L’homme fat s’admire lui-même, – comment pourrait-il s’émerveiller du divin ?

Je crois qu’il faut s’en tenir à la leçon des dictionnaires, et traduire i‘jâb non par « infatuation » mais par « émerveillement ». Dans sa recherche, il peut être donné à l’homme d’apercevoir un peu de la splendeur cachée, un peu de la gloire divine, et il en ressent de l’« émerveillement » (i‘jâb). Mais c’est alors qu’un voile (ḥijâb) est posé sur son esprit pour le protéger d’une trop grande lumière, et peut-être aussi pour l’inciter à poursuivre sa recherche.

L’émerveillement est, en soi, une merveille. Pourtant, il ne faut pas s’y arrêter. Cet émerveillement même, il faut maintenant le dépasser.

L’émerveillement est aussi un voile. Pourquoi ? Parce qu’il stupéfie et comble. Mais au-delà de ce voile de l’émerveillement, il y a un autre voile, celui de l’étonnement, qui incite, éveille, et met en marche.

Après son jeu de mots sur ḥijâb et i‘jâb, Hallâj doubla la mise, et joua à nouveau avec le verbe ‘ajibtu (« je m’étonne ») : ‘ajibtu minka wa minni. Mot à mot : « Je m’étonne de Toi et de moi. »

Nulle trace chez Hallâj de fatuité ou de vanité. Il y a seulement de l’étonnement, au sens le plus fort qui soit. L’âme de Hallâj est bouleversée par une intuition, double et fulgurante:

« Je m’étonne de Toi et de moi, – ô Vœu de mon désir !

Tu m’avais rapproché de Toi,

au point que j’ai cru que Tu étais mon ‘moi’,

Puis Tu T’es dérobé dans l’extase,

au point que tu m’as privé de mon ‘moi’, en Toi.

Ô mon bonheur, durant ma vie,

Ô mon repos, après mon ensevelissement !

Il n’est plus pour moi, hors de Toi, de liesse,

si j’en juge par ma crainte et ma confiance,

Ah ! dans les jardins de Tes intentions j’ai embrassé toute science,

Et si je désire encore une chose,

C’est Toi, tout mon désir ! »vi

Mais Hallâj ne s’arrête pas là.

Dans le cheminement du mystique soufi, il y a trois phases, l’ascèse du murîd, ‘celui qui désire Dieu’, la purification passive du murâd, ‘celui que Dieu désire’, et l’union proprement dite, quand le mystique devient mulâ‘, ‘celui à qui tout obéit’. Hallâj les décrit ainsi : « Renoncer à ce bas monde c’est l’ascèse du sens ; – renoncer à l’autre vie, c’est l’ascèse du cœur ; – renoncer à soi-même, c’est l’ascèse de l’Esprit. »vii Au dernier stade, l’esprit du mulâ‘ se mélange intimement avec l’Esprit divin. Il y a fusion complète, indiscernable, du moi (humain) avec le Toi (divin).

« Ton Esprit s’est emmêlé à mon esprit, tout ainsi

Que se mélange le vin avec l’eau pure.

Aussi, qu’une chose Te touche, elle me touche.

Voici que ‘Toi’, c’est ‘moi’, en tout.

(…)

Je t’appelle…non, c’est Toi qui m’appelle à Toi !

Comment aurais-je dit ‘c’est Toi !’ – si Tu ne m’avais dit ‘c’est Moi !’ ? »viii

_________

iSulamî, tabaqât ; Akhb., n°1. Cité par Louis Massignon. La passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj. Tome III. Gallimard. 1975, p. 183.

iiEx 33,20

iiiMs. Londres 888, f. 326 b. Cité par Louis Massignon. La passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj. Tome III. Gallimard. 1975, p. 184

ivLouis Massignon. La passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj. Tome III. Gallimard. 1975, p. 184

vJ’ai consulté le Dictionnaire arabe-français Larousse, ainsi que le Dictionnaire arabe-français de Biberstein-Kazimirski.

viLouis Massignon. La passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj. Tome III. Gallimard. 1975, p. 184 (Traduction légèrement modifiée).

viiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.48

viiiLouis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.49-50

Une réflexion sur “Métaphysique du ḥijâb, – ou: ‘Toi, c’est moi!’

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.